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Full text of "Voyage de la corvette l'Astrolabe éxécuté par ordre du roi, pendant les années 1826-1827-1828-1829"

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DUKE 

UNIVERSITY 

LIBRARY 


GIFT  OF 

s. 

A.   Wainwriaht 

IN  MEMORY  OF 

Dr. 

Edward   C.    Horn 

%M 


VOYAGE 


L'ASTROLABE. 


LE  VOYAGE  DE  L  ASTROLABE, 

19  VOLUMES  GRAND  IN-8°,  ÔOO  PLANCHES  OU  CARTES, 

se  compose  des  parties  suivantes  : 

première  JDiotston. 

Histoire  du  Voyage,  rédigée  par  M.  Dumont  d'Urville;  5  volumes  grand 
in-8,  papier  grand-raisin  superfin  ;  avec  plus  de  ioo  Vignettes  en  bois 
ou  en  taille-douce ,  5  Cartes  grand  in-folio ,  et  un  Atlas  de  au  moins 
240  Planches  lithographiées  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

Météorologie,  Magnétisme,  Température  de  la  Mer,  etc.,  Mémoire 
rédigé  par  M.  Arago,  de  l'Académie  des  Sciences;  1  volume  in-8. 

Deuïième  JEHnision. 

Botanique.  Texte  par  MM.  Lesson  jeune  et  A.  Richard;  1  volume  in-8; 
Atlas  de  80  Planches  au  moins  en  taille-douce,  la  plupart  coloriées,  sur 
demi-feuille  jésus-vélin. 

troisième  JDiuisioii. 

Zoologie,  rédigée  par  MM.  Quoy  et  Gaimard;  5  forts  volumes  in-8,  avec 
Atlas  de  200  Planches  au  moins,  gravées  en  taille-douce,  imprimées  en 
couleur ,  relevées  au  pinceau  ;  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

Quatrième  JDiobion. 

Partie  Entomologique  ,  rédigée  par  M.  Latreille ,  de  l'Académie  des 
Sciences;  1  volume  in-8,  avec  12  Planches  en  taille-douce,  imprimées 
en  couleur  et  relevées  au  pinceau,  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

Cinquième  Uioidion. 

Hydrographie.  Allas  d'environ  53  Cartes  ou  Plans,  gravés  par  les  soins 
du  gouvernement,  suivi  d'un  volume  de  texte,  rédigé  par  M.  Dumont 
d'Urville. 


imprimerie   de   .1.   tastu. 


VOYAGE 


LA   CORVETTE 


L'ASTROLABE 

(Êr  crutc  par  (Drï>rc  Du  Uot , 

PENDANT  LES  ANNÉES  1826-1827-1828-1829, 


SODS    I.F    CO«MA>DEMt>T 


DE  M.  J.  DUMONT  D'URVILLE, 

ariTHKE    DE    VAISSEAU. 
Pl'DLIL 

Par  (Driioruianrc  be  fia  fttûjcstc. 

HISTOIRE  DU  VOYAGE. 

TOME  DEUXIÈME. 

* 


PARIS 

J.  TASTU,  ÉDITEUR-IMPRIMEUR, 

»°    36,    RUE    DE    VAUGIKAR1>. 

1830 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2011  with  funding  from 
Duke  University  Libraries 


http://www.archive.org/details/voyagedelacorvet12dumo 


I, 


VOYAGE 


L'ASTROLABE 


CHAPITRE   XII. 


TP.AYIKSFE    T)E    I'ORT-.IVCKSON    A    LA    nAIE    TASMAN,     FT    SEJOUR     A    I.  ANSE 
DE    I.\\STROr.AISE. 


Le  pilote  arriva  à  sept  heures  du  matin,  on  leva  1826. 
l'ancre  à  l'instant,  et  la  corvette  fut  bientôt  sous  voiles.  *9  décembre. 
Nous  mîmes  en  panne  devant  l'îlot  Pinch-Gut  pour 
embarquer  le  grand  canot,  puis  nous  fîmes  route  pour 
sortir  de  la  baie.  Dès  huit  heures  quarante-cinq  mi- 
nutes nous  étions  par  le  travers  de  la  passe ,  et  le  pi- 
lote nous  quitta.  Comme  je  l'ai  déjà  dit,  ce  pilote,  dont 
le  nom  est  Richard  Siddins,  est  un  honnête  homme, 
très-intelligent  et  fort  serviable.  C'était  lui  qui,  lors 
de  notre  dernier  voyage ,  avait  déjà  fait  entrer  et 
sortir  cette  même  corvette,  alors  la  Coquille;  il  fut 
enchanté  de  lui  rendre  le  même  office  sous  sou  nou- 

TOME    II.  1 


2  "VOYAGE 

1826.  veau  nom  d'Astrolabe.  Siddins  avait  beaucoup  navi- 
Décembre.  gU£  jans  rOcéan-Pacifique,  et  avait  fait  notamment 
deux  ou  trois  voyages  aux  îles  Fidji,  pour  le  com- 
merce du  bois  de  sandal.  J'obtins  de  lui  quelques  ren- 
seignemens  utiles  louchant  la  navigation  à  faire  au 
travers  de  cet  archipel  si  dangereux  sous  toute  espèce 
de  rapports  ;  mais  il  ne  put  me  procurer  aucun  plan, 
ni  même  aucune  esquisse  propre  à  éclairer  ma  route 
dans  ce  labyrinthe.  Siddins  m'assura  qu'il  n'existait 
aucun  document  de  ce  genre,  qu'il  n'avait  d'autres 
guides  dans  ses  voyages  que  les  hommes  qui  y 
étaient  déjà  allés ,  et  il  me  déclara  en  outre  que 
r  Astrolabe  était  un  trop  grand  navire  pour  tenter 
de  pareilles  reconnaissances  avec  quelque  chance  de 
succès. 

Toutefois ,  je  quittai  les  côtes  de  la  Nouvelle-Hol- 
lande, et  me  dirigeai  vers  celles  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande ,  livré  aux  espérances  les  plus  flatteuses.  La 
campagne  de  V Astrolabe  allait  enfin  véritablement 
commencer,  car  les  travaux  importans  déjà  exécutés 
et  les  collections  considérables  déjà  recueillies  n'étaient 
à  nos  yeux  que  le  prélude  de  notre  vaste  entreprise. 
En  effet,  si  l'on  se  rappelle  les  instructions  qui  m'étaient 
données ,  aucun  des  points  de  la  Nouvelle-Hollande 
déjà  visités,  à  l'exception  de  Port-Jackson,  n'en  fai- 
sait partie.  Une  carrière  immense  se  déployait  à  nos 
regards  ,  et  nous  offrait  pour  objets  de  nos  efforts  les 
lieux  les  moins  connus  ,  les  côtes  les  plus  vaguement 
tracées  dans  tout   l'Océan-Pacifique.   Une  pareille 
perspective  était  bien  capable  d'enflammer  notre  zèle 


DE  L'ASTROLABE.  3 

et  de  tenir  sans  cesse  notre  enthousiasme  en  haleine.  1826. 
Toutes  les  personnes  de  l'étal-major,  sans  exception ,  Décembre, 
partageaient  ces  nobles  sentimens.  Les  maîtres  et  les 
officiers-mariniers  y  participaient  plus  ou  moins. 
Enfin ,  il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  gens  de  l'équipage 
qui,  séduits  sans  doute  par  la  douceur  du  service 
qu'ils  avaient  à  remplir,  par  les  soins  continuels  dont 
ils  étaient  l'objet ,  et  surtout  par  le  bonheur  qui  avait 
présidé  à  nos  premières  opérations ,  ne  parussent, 
s'attacher  à  leur  navire,  et  montrer  d'assez  bonnes 
dispositions. 

C'était  sous  d'aussi  heureux  auspices  que  nous  re- 
prenions la  mer.  Fondant  mon  opinion  sur  ce  que 
j'avais  lu  dans  les  divers  voyages  des  navigateurs 
qui  m'avaient  précédé,  et  surtout  sur  l'expérience  que 
j'avais  acquise  dans  l'heureuse  et  facile  campagne  de 
la  Coquille ,  je  pensais ,  tout  en  faisant  la  part  des 
chances  malheureuses,  que  nous  aurions  à  éprou- 
ver plus  de  jouissances  que  de  revers ,  et  qu'avec 
un  peu  de  persévérance  il  serait  facile  de  surmon- 
ter tous  les  obstacles  que  la  fortune  pourrait  nous 

susciter.  Espoir  trompeur!....   vaines  illusions! 

il  était  écrit  qu'elle  s'acharnerait  à  nous  poursui- 
vre en  tous  lieux,  qu'elle  nous  persécuterait  de 
toutes  les  manières ,  et  que  nous  ne  verrions  la  fin 
de  notre  tâche  qu'après  avoir  été  soumis  aux  plus 
cruelles  épreuves. 

Hors  du  port,  nous  trouvâmes  la  brise  du  sud  très- 
fraîche  et  la  houle  grosse  et  courte,  ce  qui  nous  fit 
embarquer  quelques  paquets  de  mer  ;  car  la  corvette 


4  VOYAGE 

i8a6.       très-chargée  s  élevait  plus  difficilement  qu'auparavant 
Décembre,     au-dessus  de  la  lame. 

La  brise  mollit  beaucoup  dans  la  soirée ,  et  resta 
au  S.  S.  E.,  au  S.  E.,  et  même  à  TE.  S.  E.,  durant 
les  deux  jours  suivans,  avec  une  forte  houle  du  sud 
qui  retardait  beaucoup  notre  marche. 
ai.  Aous  profitâmes  de  ce  temps  pour  mettre  notre 

artillerie  en  état  de  servir,  pour  réparer  les  filets 
d'abordage  et  les  placer ,  enfin  pour  exercer  de  nou- 
veau nos  marins  au  maniement  des  armes  à  feu. 
Les  accidens  survenus  à  presque  tous  les  Européens 
qui  avaient  eu  des  rapports  avec  les  peuples  de  la  Nou- 
velle-Zélande nous  commandaient  ces  précautions. 

Hier  à  midi,  les  observations  nous  avaient  déjà  fait 
découvrir  un  courant  de  vingt-quatre  milles  au  S.  E. 
dans  les  vingt-quatre  heures  précédentes  ;  et  de  hier  à 
aujourd'hui  midi,  il  n'a  pas  été  de  moins  de  soixante 
milles  au  S.  S.  E.;  quantité  énorme ,  et  dont  il  paraît 
difficile  d'expliquer  la  cause ,  eu  égard  à  la  houle  du 
sud  et  aux  vents  de  la  même  partie  qui  régnent  depuis 
la  veille  de  notre  départ  :  à  moins  qu'on  ne  suppose 
que  ces  courans  ne  soient  encore  le  résultat  des  vents 
violens  du  nord  qui  avaient  si  long-temps  soufflé  avant 
ceux-ci.  Ce  qu'il  y  a  de  non  moins  singulier,  c'est  que 
l'action  de  courans  aussi  violens  ne  se  fasse  nullement 
remarquer  à  la  surface  des  eaux  de  la  mer;  aucun 
clapotis,  aucun  mouvement  sensible  dans  les  ondes 
n'accompagne  en  apparence  un  déplacement  aussi 
rapide  de  leur  masse  entière.  Du  reste,  leur  effet  sur 
notre  route  en  nous  transportant  au  S.  E.  atténuait 


DE  L'ASTROLABE.  6 

d'aulant  l'immobilité  à  laquelle  les  calmes  ou  les  brises       1826. 
contraires  semblaient  condamner  notre  navire.  Décembre. 

Ces  vents  restèrent  les  mêmes  jusqu'au  25,  le  plus 
souvent  nous  permettant  à  peine  de  gouverner,  ac- 
compagnés d'ailleurs  d'un  temps  superbe  et  d'une 
température  délicieuse.  Combien  je  déplorais  la  fatalité 
qui  me  forçait  à  passer  dans  l'inactivité  d'aussi  belles 
journées  en  pleine  mer,  au  lieu  de  pouvoir  les  em- 
ployer fructueusement  au  mouillage  ou  le  long  des 
côtes  ! 

Le  courant  avait  encore  été  de  quarante  milles  à 
l'E.  S.  E.  du  21  au  22  ;  de  douze  milles  le  jour  suivant 
dans  la  même  direction,  puis  il  varia  en  divers  sens. 
Bien  que  les  eaux  de  l'Océan-Pacifique,  resserrées  dans 
ces  parages  en  une  espèce  de  canal  qui  sépare  la  Nou- 
velle-Zélande de  la  Nouvelle-Hollande,  semblent  pro- 
mettre au  naturaliste  une  scène  plus  animée  qu'à  de 
grandes  distances  des  côtes ,  ceux  de  V Astrolabe  y 
trouvèrent  peu  de  chose  à  moissonner.  Quelques  pé- 
trels bruns  et  des  albatros  chlororynques  venaient 
seulement  troubler  à  de  longs  intervalles  les  solitudes 
de  l'air,  et  celles  de  l'Océan  ne  l'étaient  guère  que 
par  les  baleines  qui  venaient  rarement  apparaître  à  sa 
surface. 

Le  beau  temps  cessa  ;  le  soir,  il  vint  de  la  pluie,  et  à        25. 
la  nuit  le  vent  fraîchit  considérablement  au  S.  E.  Il 
força  encore  le  jour  suivant  en  variant  au  S.  ;  à  la  nuit 
ce  fut  un  vrai  coup  de  vent  avec  de  fortes  rafales  et 
un  ciel  très-chargé. 

Cette  tempête  dura  quarante-huit  heures,  sans  in- 


6  VOYAGE 

i8a6.  terruption.  Quoique  nous  eussions  réduit  la  voilure  à 
Décembre.  ja  grande  voile  d  etai  de  cape  et  au  petit  foc,  la  corvette 
fatigua  beaucoup  par  suite  d'une  mer  très-dure  et  très- 
pesante.  Ces  deux  journées  de  navigation  furent  tristes 
et  maussades  au-delà  de  toute  expression.  En  de  tels 
momens,  le  physique  est  affaissé  par  les  secousses 
violentes  et  continuelles  qui  viennent  l'assaillir,  le 
moral  est  ébranlé ,  et  l'imagination ,  attristée  par  les 
sombres  images  qui  l'entourent,  cesse  même  de  nous 
offrir  ses  consolations  habituelles.  Ces  inconvéniens 
essentiellement  inhérens  à  la  nature  de  la  navigation , 
et  si  souvent  répétés,  surtout  dans  les  mers  australes, 
rendront  toujours  les  campagnes  sur  mer  bien  plus 
pénibles,  bien  plus  rebutantes  que  les  plus  longs 
voyages  par  terre. 

Les  trois  jours  suivans ,  quoique  la  fureur  du  vent 
se  fût  un  peu  apaisée,  il  fit  encore  très-mauvais 
temps.  Il  tombait  des  grains  de  pluie  fréquens ,  et  la 
mer  restait  grosse.  Loin  de  gagner  quelque  chose  en 
roule,  nous  tombions  continuellement  sous  lèvent  ;  et 
3o.  le  30  à  midi,  l'observation  des  latitudes  nous  apprit  que 
nous  étions  encore  à  trente  milles  plus  au  nord  que 
nous  ne  nous  estimions;  de  sorte  que  depuis  le  26  nous 
avions  réellement  perdu  plus  de  cent  milles  au  nord. 
C'est  ainsi  que  nous  vîmes  approcher  tristement 
le  terme  de  l'année  1 826 ,  et  que ,  dans  ces  parages , 
au  mois  de  décembre  qui  correspond  au  mois  de  juin 
chez  nous ,  nous  éprouvâmes  des  temps  comparables 
à  ce  que  l'hiver  nous  amène  de  plus  mauvais  dans  nos 
climats. 


DE  L'ASTROLABE.  7 

L'année  1827  parut  promettre  un  peu  d'adoucisse-  1827. 
ment  à  nos  ennuis.  Dès  le  1er  janvier  le  vent  mollit,  l  Jaavier- 
et  nous  pûmes  hasarder  un  peu  plus  de  toile  qu'il 
ne  nous  avait  été  possible  de  le  faire  depuis  long- 
temps ;  le  2  il  lit  beau  ,  et  les  zoologistes  recueillirent 
quelques  carinaires  vivantes  dont  les  coquilles  attei- 
gnaient huit  à  dix  lignes  de  longueur. 

Vers  deux  heures  après  midi ,  par  un  calme  parfait, 
le  thermométrographe  n°  7  fut  descendu  à  six  cent 
dix  brasses  tout-à-fait  à  pic ,  au  moyen  d'un  plomb  de 
vingt-sept  kilogrammes.  On  ne  trouva  point  de  fond. 
La  température,  qui  était  à  l'air  libre  de  18°,  G,  et  à  la 
surface  de  la  mer  de  19°,  4,  descendit  à  cette  profon- 
deur jusqu'à  5°,  6.  Déjà,  pendant  le  temps  qu'il  avait 
fallu  pour  ramener  le  cylindre  à  bord ,  le  mercure 
avait  remonté  de  cinq  ou  six  degrés ,  ce  qui  démontre 
de  nouveau  combien  les  expériences  faites  simplement 
sur  de  l'eau  puisée  à  de  grandes  profondeurs  étaient 
insuffisantes. 

Dès  le  lendemain ,  pour  avoir  des  données  compa-  4. 
ratives ,  à  sept  heures  trente  minutes  du  matin ,  par 
un  beau  calme ,  le  thermométrographe  fut  envoyé  à 
trois  cent  cinquante  brasses  avec  un  plomb  de  quinze 
kilogrammes.  Cette  fois,  le  mercure  arrêté  à  17°,  4  à 
l'air  libre ,  et  à  1 9°  à  la  surface  des  eaux  ,  ne  descendit 
qu'à  7°,  9  à  cette  distance  du  niveau  des  mers.  Cette 
expérience  achève  de  confirmer  ce  que  toutes  les  pré- 
cédentes annonçaient  déjà ,  savoir  :  que  le  refroidisse- 
ment des  couches  sous-marines  ne  suit  pas  une  simple 
loi  de  proportion ,  mais  bien  qu'il  tend  rapidement 


8  VOYAGE 

182-.       vers  la  limite  de  4  à  5°;    de  manière  qu'au-delà  de 
janvier.      quatre  ou  cinq  cents  brasses  ce  refroidissement  n'é- 
prouve que  des  variations  peu  sensibles. 

Bien  que  le  temps  fut  devenu  passable ,  le  vent  opi- 
niâtrement fixé  au  S.  et  S.  E.,  joint  aux  calmes  et  à  la 
houle ,  nous  retenait  pour  ainsi  dire  à  la  même  place. 
Depuis  dix-sept  jours  que  nous  avions  quitté  Port- 
Jackson,  nous  avions  à  peine  avancé  de  cent  trente 
lieues  en  ligne  directe ,  et  avec  des  circonstances  ordi- 
naires il  eût  fallu  dix  jours  au  plus  pour  exécuter  le 
trajet  que  nous  avions  à  faire.  Ce  relard  aussi  surpre- 
nant qu'imprévu  me  força  de  modifier  le  plan  d'explo- 
ration que  j'avais  conçu  pour  la  Nouvelle-Zélande. 
Quoique  mes  instructions  me  prescrivissent  simple- 
ment de  passer  par  le  détroit  de  Cook  ,  et  de  recon- 
naître quelques  portions  de  la  côte  N.  E.  de  l'île  sep- 
tentrionale ,  certain  que  les  travaux  de  Cook  n'avaient 
pu  être  que  fort  incomplets ,  et  jaloux  d'offrir  à  la  géo- 
graphie un  morceau  aussi  intéressant,  j'avais  le  dessein 
d'attaquer  la  Nouvelle-Zélande  à  la  baie  Chalky,  d'y 
faire  une  courte  relâche ,  puis  de  prolonger  toute  la 
côte  occidentale  de  Tavaï-Pounamou ,  dépasser  parle 
détroit  de  Cook,  et  de  reconnaître  toute  la  côte  orien- 
tale de  Ika-Na-Mawi  jusqu'au  cap  Nord  inclusivement. 
Mais  les  quinze  jours  que  nous  venions  de  consumer 
si  inutilement  à  lutter  contre  les  calmes,  les  vents  de- 
bout ,  les  courans  et  les  tempêtes ,  étaient  autant  de 
temps  enlevé  à  celui  qu'il  m'était  permis  de  donner  à 
cette  portion  de  ma  campagne.  En  conséquence,  je 
renonçai,  quoiqu  il  m'en  coûtât,  à  la  relâche  de  la  baie 


DE   L'ASTROLABE.  A 

Chalkv,  et  me  contentai  d'atterrir  sur  quelque  point      1827. 
de  la  Nouvelle-Zélande  plus  rapproché  du  détroit.  4  Janv,er- 

Enfin  le  4 ,  à  midi ,  le  vent  souffla  au  N.  O. ,  et  fraî- 
chit peu  à  peu  de  cette  partie  ;  nous  pûmes  gouverner 
au  S.  E.  Du  reste  ,  le  temps  ne  s'embellit  nullement , 
et  dès  le  surlendemain  nous  éprouvâmes  un  nouveau 
coup  de  vent  très-violent  du  N.  O.  qui  ne  dura  pas 
moins  de  cinquante-trois  heures ,  en  variant  successi- 
vement à  l'O.,  au  S.  O.,  au  S.,  et  revenant  enfin  au 
S.  O.  avec  une  mer  fort  grosse,  un  ciel  continuelle- 
ment chargé  et  des  torrens  de  pluie  II  est  encore  bon 
d'observer  que  le  baromètre  qui  n'avait  point  varie 
avec  les  vents  furieux  du  S.  ressentis  ces  jours  der- 
niers, descendit  au  contraire  d'une  manière  étonnante 
avec  ceux  du  N.  O.  Du  6  à  midi  jusqu'au  9  à  la  même 
heure,  le  mercure  resta  au-dessous  de  271'  7  ,  et  le  7 , 
entre  quatre  heures  et  demie  et  six  heures  du  soir,  il 
fut  stationnaire  entre  27p  O1  et  271'  21. 

Ces  temps  affreux  me  déterminèrent  enfin  ,  le  8  au  8. 
soir,  à  laisser  porter  à  l'E.  N.  E. ,  afin  d'approcher 
plus  promptement  la  cote.  INous  étions  déjà  par  43° 
environ  de  latitude  sud,  et  sans  doute,  avec  un  peu 
plus  d'opiniâtreté ,  il  m'eût  été  possible  d'atteindre 
les  régions  australes  de  la  Nouvelle-Zélande.  Mais  je 
ne  devais  point  perdre  de  vue  les  autres  objets  de 
ma  mission ,  et  le  temps  commençait  à  me  presser. 

Il  faisait  encore  assez  mauvais ,  nous  recevions  de        ro. 
fréquens  grains  de  pluie ,  et  il  régnait  une  grosse  houle 
du  S.  O.  ;  quand  des  nuées  de  pétrels  noirs  et  blancs, 
ft  surtout  l'apparition  de  quelques  sternes  nous  annon- 


10  VOYAGE 

1817.  cèrent  la  proximité  des  terres.  En  effet,  à  sept  heures, 
jauvier.  je  ja  distinguai  clairement  à  l'E.  S.  E.  et  au  S.  E. 
Comme  nous  en  étions  alors  de  trente  à  quarante  milles 
de  distance  au  moins ,  celle  du  S.  E.  se  montrait 
sous  la  forme  d'une  île  élevée  et  découpée  au  sommet. 
A  mesure  que  nous  en  approchions ,  elle  s'étendait 
de  plus  en  plus  ;  mais  sa  cime  restait  dentelée  en 
forme  de  scie  à  dents  aiguës  et  inclinées  vers  le  nord 
d'une  manière  très-singulière  et  très-uniforme  ,  et  elle 
semblait  toujours  séparée  des  terres  à  gauche,  de 
manière  à  faire  soupçonner  que  l'espace  intermédiaire 
pouvait  être  occupé  par  l'entrée  d'un  port. 

ÎNous  mîmes  le  cap  droit  sur  cette  partie  de  la  côte , 
et  à  midi  nous  n'en  étions  plus  qu'à  quatre  lieues.  Il 
nous  fut  facile  de  nous  convaincre  que  la  côte  était 
continue ,  et  que  notre  illusion  n'avait  été  occasionée 
que  parce  qu'elle  s'abaissait  sensiblement  dans  l'es- 
pace où  nous  soupçonnions  un  enfoncement.  Les  tra- 
vaux géographiques  furent  à  l'instant  commencés ,  et 
M.  Gressien  fut  chargé  de  relever  toute  l'étendue  de 
la  Nouvelle-Zélande,  comprise  depuis  la  terre  en  vue 
la  plus  au  sud,  située  par  42°  28'  S. , jusqu'au  cap 
Farewell.  La  sonde  indiqua  cent  brasses ,  fond  de 
sable  fin  et  vasard,  et  la  température  de  16°,  2,  à  l'air 
libre,  et  de  17°,  2,  à  la  surface,  n'était  plus  que  de 
13°,  2  à  cette  profondeur. 

Chacun  de  nous  ,  à  la  vue  de  ces  côtes  sauvages , 
de  ces  monts  sourcilleux  et  battus  par  les  vents  fou- 
gueux des  mers  Antarctiques ,  se  réjouissait  d'être 
enfin  parvenu ,  après  tant  de  fatigues ,  au  terme  de  ses 


DE  L'ASTROLABE. 


11 


vœux,  sur  un  théâtre  digne  de  ses  recherches.  Fiers 
de  marcher  sur  les  traces  des  Tasman  ,  des  Cook,  des 
Marion,  nous  aspirions  à  ajouter  à  la  science  de 
nouveaux  documens  sur  ces  contrées  encore  si  peu 
connues,  à  étudier  de  plus  près  les  divers  règnes  de  la 
nature,  et  surtout  à  observer  plus  scrupuleusement  les 
coutumes  bizarres  ,  les  institutions  extraordinaires 
qui  tendent  à  y  donner  à  l'espèce  humaine  un  carac- 
tère si  particulier. 

Dès  que  la  station  de  midi  fut  terminée,  nous  cin- 
glâmes au  N.  E.  et  N.  N.  E. ,  avec  un  vent  peu  assuré 
et  un  temps  nuageux ,  afin  de  prolonger  la  côte  à  cinq 
ou  six  milles  de  dislance.  Les  brumes  épaisses,  qui  en- 
veloppaient les  sommets  des  montagnes ,  nous  empê- 
chaient le  plus  souvent  d'en  bien  distinguer  les  ac- 
cidens.  Nous  vîmes  seulement  que  partout  le  bord  de 
la  mer  est  très-uniforme  et  s'élève  tout-à-coup  en 
mornes  escarpés,  inaccessibles,  boisés  et  dominés  à 
l'intérieur  par  des  montagnes  d'une  hauteur  considé- 
rable et  dont  plusieurs  sommets  se  divisent  en  pi- 
tons aigus.  Un  d'eux,  remarquable  par  cinq  pointes 
imitant  assez  bien  les  doigts   de  la  main  ouverte , 


1827. 

Janvier. 


12  VOYAGE 

1827.  reçut  le  nom  des  Cinq-Doigts  du  milieu ,  par  allusion 
janvier.      aux  Cinq-Doigts  de  Cook  près  la  baie  Dusky. 

A  trois  heures  et  demie  et  à  cinq  heures  du  soir , 
nous  trouvâmes  cinquante  et  quarante  brasses ,  sable 
fin  et  vasard,  à  moins  de  quatre  milles  de  la  côte.  A 
cinq  heures  dix  minutes,  la  brise  étant  tout-à-fait 
tombée,  nous  laissa  à  la  merci  d'une  houle  énorme  du 
S.  O.  et  vis-à-vis  d'une  côte  épouvantable  où  la  mer 
brisait  avec  une  fureur  sans  exemple.  Déjà  je  com- 
mençais à  faire  des  réflexions  assez  sérieuses  sur 
notre  situation,  quand  à  sept  heures  une  brise  fraîche 
du  J\T.  O.  nous  permit  de  serrer  le  vent  tribord  pour 
écarter  un  peu  la  terre. 

Au  moment  où  nous  prîmes  la  bordée  du  large ,  les 
montagnes  de  la  côte  se  trouvaient  interrompues  par 
un  ravin  large  et  profond  qui  devait  être  occupé  par 
une  rivière  ou  au  moins  par  un  torrent  remarquable. 
A  trois  ou  quatre  milles  de  cette  coupée  et  tout  au  plus 
à  trois  milles  de  la  mer,  s'élève  le  pic  des  Cinq-Doigts, 
tandis  qu'à  quinze  milles  dans  le  N.  N.  E.  nous  aper- 
cevions une  pointe  basse  qui  s'avançait  assez  loin  dans 
la  mer. 

Toute  la  nuit  le  vent  souffla  au  N.  O. ,  avec  de  pe- 
santes rafales,  un  temps  pluvieux,  un  ciel  chargé 
et  de  la  plus  sinistre  apparence.  En  outre  la  houle 
du  S.  O.,  que  nous  attaquions  précisément  debout, 
nous  occasionait  des  coups  de  tangage  très-rudes. 
Notre  position  déjà  bien  critique  sur  cette  côte  de  fer 
devint  encore  plus  inquiétante  vers  quatre  heures  du 
matin.  Alors  le  ciel  se  chargea  de  toutes  parts ,  la  pluie 


DE  L'ASTROLABE.  13 


182;. 


tomba  par  véritables  torrens ,  et  le  vent  souffla  grand 

frais  avec  des  rafales  furieuses  du  N.  O.  à  l'O.  N.  O.     Jamner- 

11  fallut  serrer  l'artimon  et  le  petit  hunier,  et,  tout  en 

nous  maintenant  au  plus  près  ,  il  nous  était  impossible 

de  ne  pas  perdre.  Durant  quelques  heures  j'éprouvai 

les  plus  vives  anxiétés,  car  si  le  vent  avait  passé  à 

l'O.  S.  O.  et  S.  O.  pour  régner  avec  la  même  force  et 

aussi  long-temps  que  nous  l'avions  eu  quelques  jours 

auparavant,  c'en  était  fait  de  la  corvette.  Forcée  par 

la  tempête  de  s'affaler  peu  à  peu  sur  la  cote,  elle  eut 

fini  par  s'y  jeter  et  s'y  briser  en  mille  pièces. 

Mais ,  à  ma  grande  satisfaction ,  sur  les  sept  heures  1  u 
et  demie  la  fureur  de  la  tempête  s'apaisa  ;  à  dix  heures 
le  vent  étant  devenu  maniable  et  ayant  varié  à  l'ouest, 
nous  virâmes  lof  pour  lof  et  forçâmes  de  voiles ,  le  cap 
au  N.  iji  N.  E.  et  au  N.  N.  E.  A  midi  et  demi  nous  re- 
vîmes les  terres  dentelées  en  scie  à  près  de  quarante 
milles  de  distance,  ce  qui  nous  prouva  que,  malgré  le 
vent  et  la  lame ,  nous  nous  étions  considérablement 
élevés  au  vent  de  la  terre  durant  la  nuit.  A  quatre 
heures  et  demie  nous  étions  sur  le  parallèle  et  à  douze 
milles  de  la  coupée  remarquée  la  veille  au  soir  ;  à  sept 
heures  du  soir  le  cap  Foul-Wind  nous  restait  au  N. 
E.  *l4  N.  à  douze  ou  treize  milles  de  distance  ,  comme 
une  pointe  basse  qui  s'avance  beaucoup  à  l'ouest  et  se 
termine  par  un  mondrain  aplati  :  devant  cette  pointe, 
le  rivage  s'abaisse  beaucoup ,  bien  que  la  chaîne  des 
montagnes  intérieures  demeure  aussi  imposante. 

Nous  continuâmes  à  courir  six  à  huit  milles  jus- 
qu'à onze  heures  un  quart,  où  nous  prîmes  les  amures 


11  VOYAGE 

,8a;.  à  tribord,  ayant  trouvé  soixante-cinq  brasses,  sable 
janvier,  vasard ,  et  ne  nous  faisant  qu'à  quatre  ou  cinq 
milles  du  cap  Foul-Wind.  Le  ciel ,  assez  beau  jusqu'à 
ce  moment ,  se  couvrit  ensuite ,  et  la  pluie  fut  pres- 
que continuelle  de  minuit  au  jour ,  avec  une  faible 
brise  de  N.  N.  O. 
12.  A  quatre  heures  ,  le  cap  Foul-Wind  se  remontra 

dans  l'E.  N.  E.  à  huit  milles  environ  ,  et  la  route  fut 
donnée  pour  en  passer  à  quatre  ou  cinq  milles.  Quand 
nous  en  fumes  près ,  nous  reconnûmes  que  la  pointe 
qui  le  dessine  est  un  terrain  bas ,  couvert  de  belles 
forets,  et  saillant  de  deux  ou  trois  lieues  en  mer.  A 
un  mille  et  demi  dans  le  nord  de  son  extrémité ,  sont 
situés  trois  rochers  nus ,  isolés  et  hauts  de  soixante 
à  quatre-vingts  pieds.  Nous  leur  donnâmes  le  nom  des 
Trois-Clochers ,  de  l'apparence  qu'ils  ont ,  vus  d'une 
certaine  distance.  Dès  que  nous  nous  trouvâmes  par 
leur  travers ,  à  neuf  heures  vingt-deux  minutes  du 
matin,  et  à  moins  d'une  lieue  de  distance,  la  cor- 
vette sillonna  des  eaux  très-fangeuses  et  jonchées  de 
troncs  d'arbres  ,  de  feuilles  et  de  débris  de  végétaux. 
Cela  dura  jusqu'à  quatre  heures  du  soir ,  l'espace  de 
dix-huit  milles  environ  ,  sans  que  nous  pussions 
apercevoir  au  large  la  limite  de  ces  eaux  décolorées. 
Quant  à  leur  cause  ,  il  y  a  tout  lieu  de  croire  qu'elle 
était  due  à  la  présence  d'une  rivière  ou  d'un  fort  tor- 
rent qui  déboucherait  sur  la  partie  septentrionale  de 
la  vallée  qui  forme  le  cap  Foul-Wind.  Nous  crûmes 
même  remarquer  une  coupée  par  41°  46'  S. ,  qui  pour- 
rait bien  être  l'embouchure  de  cette  rivière,  et  de  là 


DE  L'ASTROLABE.  15 

seraient  venus  ces  nombreux  débris  de  végétaux  et  1827. 
ces  eaux  bourbeuses  entraînées  par  le  torrent ,  à  la  Jatmer- 
suite  des  dernières  averses. 

Pendant  tout  ce  temps ,  la  sonde  rapporta  succes- 
sivement quatre-vingts ,  cinquante-trois,  Irente-cinq 
et  même  trente  brasses  ,  fond  de  sable  vasard  et  dur. 
Sans  doute ,  sur  toute  cette  partie  de  la  côte ,  les 
navires  pourraient  mouiller  à  l'abri  ,  tant  que  les 
vents  dépendraient  de  la  partie  de  Test.  Mais  pour 
le  faire  avec  une  certaine  sécurité ,  il  faudrait  avoir 
acquis  des  connaissances  locales  sur  la  marche  des 
vents  et  les  indices  qui  peuvent  annoncer  leur  durée 
et  leurs  changemens.  Jusque-là  il  serait  fort  impru- 
dent de  hasarder  un  tel  mouillage,  car  toute  l'ex- 
périence que  j'ai  acquise  en  trois  mois  de  séjour  sur 
ces  côtes  orageuses  ,  ne  m'a  que  trop  appris  combien 
on  doit  peu  y  compter  sur  le  temps  le  plus  beau  et 
la  brise  la  plus  favorable  en  apparence. 

En  outre ,  il  est  probable  que  si  l'espèce  humaine 
a  trouvé  moyen  de  pénétrer  sur  cette  côte  inhospi- 
talière ,  elle  a  dû  s'établir  aux  environs  du  cap  Foul- 
Wind ,  et  la  lunette  nous  faisait  apercevoir  des  sites 
agréables  et  de  belles  pelouses  susceptibles  de  cul- 
ture. Cependant  toute  notre  attention  ne  put  nous 
faire  découvrir  ni  cabane ,  ni  trace  d'habitans ,  ni 
même  nid  indice  de  feux. 

Au-delà  de  ce  promontoire ,  la  côte  se  relève  tout- 
à-coup  en  mornes  escarpés  dès  le  bord  de  la  mer , 
et  n'offre  pas  la  moindre  apparence  de  lisière  pra- 
ticable aux  pas  de  l'homme.  Un  peu  avant  la  nuit , 


16  VOYAGE 

l8.27        nous  passions  devant  un  espace  où  le  rivage  au  con- 
jnnvicr.      traire  semblait  plus  abaissé  et  couvert  de  grands  ar- 
bres ;  mais  d'épaisses  brumes  qui  le  couvrirent  de 
bonne  heure  nous  en  cachèrent  les  détails. 

La  sonde  donna  vingt- neuf  brasses  à  cinq  heures 
quarante-cinq  minutes,  et  quarante  à  sept  heures 
trente-cinq  minutes.  Le  suif,  chargé  d'un  peu  de  vase 
sur  les  bords  et  sec  dans  le  milieu ,  avec  de  fortes 
impressions  ,  indiquait  une  couche  légère  de  vase  sur 
un  fond  rocailleux.  Cette  conjecture  se  trouvait  en 
outre  confirmée  par  ce  qui  était  arrivé  constamment 
à  la  drague  des  naturalistes  ;  jetée  plusieurs  fois  à  la 
mer  avec  toutes  les  précautions  possibles  ,  elle  n'avait 
rien  rapporté  du  tout. 

A  la  nuit  le  vent  tomba  et  il  survint  des  grains. 
Dans  une  risée  fraîche  et  subite,  à  onze  heures  un 
quart ,  le  vent  sauta  au  N .  E. ,  puis  revint  bientôt 
au  N.  O.  où  il  demeura  ensuite  incertain  et  fort 
irrégulier.  Nous  passâmes  la  nuit  aux  petits  bords. 

l3  Cette  journée  fut  encore  très-peu  favorable  à  nos 

opérations ,  le  ciel  se  chargea  de  toutes  parts ,  des 
grains  subits  et  souvent  assez  violens  de  l'O.  N.  O. 
au  N.  O.  se  succédèrent  sans  interruption  depuis 
quatre  heures  jusqu'à  onze  heures  du  matin,  avec 
une  pluie  abondante  et  une  mer  très-grosse. 

Cependant  nous  forçâmes  de  voiles  pour  doubler 
la  pointe  des  Rochers  qui  est  un  gros  cap  émoussé, 
accompagné  de  quelques  rocs  à  sa  base ,  mais  fort 
rapprochés  de  terre.  A  plusieurs  milles  au  sud  de  cet 
endroit,    la   côte  est  Irès-roide,   haute  et  couverte 


DE  L'ASTROLABE.  17 

d'arbres ,  sans  apparence  de  port ,  de  calangues  ni 
d'habitans.  A  la  pointe  même  des  Rochers ,  un  filet 
blanc  qui  tranchait  sur  la  teinte  sombre  de  la  terre 
nous  indiqua  la  présence  d'une  cascade  dont  les 
eaux  se  précipitaient  verticalement  dans  celles  de 
l'Océan. 

Nous  l'avions  déjà  dépassée  de  quelques  milles  , 
quand,  à  la  station  de  trois  heures  et  demie  du  soir, 
la  sonde  rapporta  soixante  brasses ,  gros  sable ,  à 
une  lieue  et  demie  de  terre.  Ensuite  poussés  par  une 
belle  brise  d'ouest ,  nous  filâmes  rapidement  le  long 
de  la  terre  dont  l'aspect  devient  de  plus  en  plus 
agréable,  à  mesure  qu'on  se  rapproche  du  détroit.  Les 
montagnes  se  reculent  vers  l'intérieur ,  et  les  bords 
de  la  mer  se  dessinent  en  pente  plus  douce;  on  dis- 
tingue eà  et  là  de  belles  plages  et  de  jolis  bouquets 
de  bois ,  mais  aucune  trace  d'habitans. 

La  mer  elle-même  devient  beaucoup  plus  tran- 
quille, et  sa  teinte  fangeuse  annonce  partout  un  fond 
peu  considérable. 

Vers  six  heures ,  nous  crûmes  entrevoir  à  la  cote 
un  vaste  bassin ,  capable  d'offrir  un  bon  mouillage,  et 
je  me  flattais  de  l'espoir  d'y  entrer  le  lendemain  pour 
examiner  cette  partie  de  la  Nouvelle-Zélande.  En 
conséquence ,  je  serrai  la  côte  de  près  pour  mieux 
reconnaître  cette  ouverture.  Nous  n'en  passâmes 
guère  qu'à  deux  milles;  en  ce  moment,  M.  Gressien 
monta  sur  les  barres  pour  en  avoir  une  vue  plus 
exacte.  Il  s'assura  que  ce  bassin  était  en  effet  très- 
spacieux  ;  malheureusement  il  ne  communiquait  à  la 


1827. 

Janvier. 


18  VOYAGE 

«8a;.       mer  que  par  un  canal  étroit  et  en  outre  complètement 
janvier,      barré  par  des  brisans.  Il  me  fallut  donc  renoncer  à 
mes  espérances  sur  ce  point ,  et  nous  lui  laissâmes  le 
nom  de  Hâvre-Barré. 


A  sept  heures ,  nous  étions  arrivés  sur  le  parallèle 
du  cap  Farewell  et  à  trois  ou  quatre  milles  de  dis- 
tance. C'est  une  terre  d'élévation  médiocre ,  en  talus 
rapide  sur  le  rivage ,  et  là  nos  montres  nous  donnè- 
rent une  énorme  différence  avec  les  positions  de  Cook. 
Nous  trouvâmes  soixante  et  dix  brasses,  fond  de  sable 
et  vase. 

Le  temps  semblait  décidément  embelli  ;  la  nuit  fut 
tranquille  et  nous  la  passâmes  aux  petits  bords ,  avec 
une  jolie  brise  d'ouest. 
14.  A  trois  heures  du  matin  ,  je  gouvernai  sur  la  direc- 

tion où  je  présumais  que  devait  nous  rester  le  cap 
Farewell  ;  mais ,  au  point  du  jour ,  je  m'aperçus  que  le 
courant ,  dans  la  nuit ,  nous  avait  singulièrement 
portés  à  l'E.  N.  E.,  et  nous  étions  déjà  assez  avant 
dans  le  détroit.  Je  me  hâtai  de  rallier  la  côte ,  et 
bientôt,  favorisée  par  un  temps  charmant  et  une  jolie 


DE  L'ASTKOLABE.  19 

brise  d'ouest,  noire  corvette  glissait  légèrement  sur  i*»*« 
les  eaux  les  plus  tranquilles,  à  moins  d'un  raille  de  Janv,er« 
la  côte.  La  sonde  rapportait  assez  régulièrement  huit, 
dix  et  douze  brasses.  11  nous  était  facile  de  voir,  des 
barres  surtout,  que  la  terre  que  nous  prolongions 
n'était  qu'une  langue  très-étroite ,  avec  de  petites 
dunes  arrondies  et  quelques  touffes  d'arbrisseaux 
clairsemés.  Au-delà  régnait  un  vaste  bassin  que  bor- 
naient de  toutes  parts  de  hautes  montagnes,  dont 
quelques-unes  plus  reculées  vers  L'intérieur  étaient 
couvertes  de  neiges. 

Cette  plage  s'étend  l'espace  de  douze  à  quinze 
railles  presque  E.  et  O.,  et  se  termine  en  une  pointe 
étroite  et  fort  basse.  Déjà  je  m'apprêtais  à  gouverner 
au  sud  pour  la  serrer  de  près  et  donner  dans  la  baie 
Tasman ,  quand  nous  aperçûmes  un  brisant  qui  pro- 
longe cette  pointe  à  plus  de  cinq  milles  au  large. 
Presque  au  même  moment ,  la  brise  passa  au  sud  et 
finit  par  faire  place  à  un  calme  absolu.  Sans  doute,  la 
marée  ayant  aussi  reversé  changea  diamétralement 
la  direction  du  courant,  et,  en  deux  heures  de 
temps,  nous  eûmes  perdu  trois  ou  quatre  milles  à 
l'ouest.  Notre  proximité  de  la  côte  et  l'impossibilité 
de  gouverner  le  navire  commençaient  à  ni'inquiéter; 
déjà  même  je  m'apprêtais  à  mouiller  en  pleine  côte , 
quand,  à  onze  heures  trente  minutes,  la  brise  s'élant 
relevée  au  nord ,  nous  permit  de  remettre  le  cap  en 
route  en  forçant  de  voiles.  Après  avoir  contourné  à 
moins  d'un  mille  le  brisant  de  l'entrée,  nous  nous 
dirigeâmes  au  sud,  dans  l'enfoncement  que  Cook , 


?o  VOYAGE 

182:.  dans  son  second  voyage ,  avait  désigné  sous  le  nom  de 
janvin.      £ajc  je  Tasman. 

Les  relâches  de  ce  célèbre  navigateur  avaient  pro- 
curé des  notions  assez  étendues  sur  les  baies  de  l'Ami- 
rauté et  de  la  Reine-Charlotte.  Je  jugeai  donc  que 
nous  pourrions  rendre  plus  de  services  à  la  géogra- 
phie ,  en  conduisant  la  corvette  au  mouillage  de  la 
baie  Tasman,  qu'aucune  expédition  n'avait  encore  fait 
connaître. 

Depuis  le  matin,  M.  Guilbert  avait  succédé  à 
M.  Gressien  dans  l'exécution  des  travaux  hydrogra- 
phiques ,  et  il  fut  chargé  de  toute  la  partie  relative 
au  détroit  de  Cook.JNous  ferons  observer  ici  que  la 
tâche  de  l'officier  de  géographie  était  extrêmement 
pénible. 

Depuis  la  pointe  du  jour  jusqu'à  la  nuit  close ,  il 
restait  fixé  près  du  compas,  afin  de  ne  laisser  échapper 
aucun  relèvement  utile  à  son  travail ,  et  de  multiplier 
les  données  nécessaires  pour  atteindre  toute  la  préci- 
sion possible.  Rarement  il  quittait  son  poste  pour 
prendre  ses  repas  à  la  hâte ,  et  des  grains  violens 
pouvaient  seuls  l'en  écarter  momentanément.  Puis 
quand  il  avait  terminé  la  portion  de  côte  qui  lui  avait 
été  assignée ,  jusqu'au  temps  où  son  tour  devait 
revenir,  tous  les  instans  que  lui  laissait  le  service 
étaient  consacrés  à  en  dresser  la  carte,  genre  de  tra- 
vail qui ,  pour  être  moins  fatigant ,  n'en  était  ni  moins 
délicat,  ni  moins  assujettissant. 

En  avançant  vers  le  sud ,  nous  vîmes  que  le  vaste 
enfoncement  compris  entre  les  terres  du  cap  Farewell 


DE  L'ASTROLABE.  21 

d'une  part,  et  celles  du  cap  Stephens  de  l'autre,  et  1827. 
que  Cook  nomma  Baie  des  Aveugles  dans  son  pre-  Jauvier- 
mier  voyage,  se  divise  en  deux  bassins  très-dis- 
tincts ,  par  une  pointe  remarquable  que  j'ai  nommée 
Pointe  de  Séparation.  Le  bassin  de  l'ouest,  que  Cook 
appela  baie  du  Massacre ,  est  resté  assez  vaguement 
tracé  sur  notre  carte ,  attendu  qu'à  la  distance  où 
nous  passâmes  nous  ne  pûmes  guère  en  saisir  que 
l'ensemble. 

Au  contraire ,  le  bassin  méridional ,  auquel  j'ai  con- 
servé ,  d'après  Cook  dans  son  second  voyage  ,  le  nom 
de  Baie  Tasman  ,  devint  plus  particulièrement  l'objet 
de  notre  attention  ,  et  c'est  de  lui  seul  qu'il  sera  désor- 
mais question. 

Nous  poursuivions  notre  route  au  sud,  lorsqu'à 
quatre  heures  le  vent  sauta  subitement  au  S.  S.  E. , 
avec  apparence  de  mauvais  temps;  nous  en  fûmes 
quittes  pour  quelques  grains.  Mais  peu  jaloux  de  lou- 
voyer par  un  vent  contraire ,  je  profitai  d'un  bon  fond 
de  vase  molle  pour  laisser  tomber  l'ancre  par  vingt-six 
brasses,  afin  de  passer  la  nuit.  Elle  fut  belle,  et  au  15. 
calme  qui  dura  jusqu'à  une  heure  du  matin  ,  succéda 
une  petite  brise  du  sud  qui  augmenta  par  degrés  et 
souffla  avec  assez  de  force  au  point  du  jour. 

Au  mouillage  ,  une  vue  imposante  s'étendait  autour 
de  nous.  Deux  côtes  élevées  bordaient  la  baie  jusqu'au 
fond ,  et  celle  de  l'ouest ,  plus  rapprochée ,  nous 
offrait  la  verdure  la  plus  riante  et  d'agréables  forets. 
Le  fond  semblait  occupé  par  des  terres  plus  basses ,  à 
peine  visibles  et  que  dominait  au  loin  une  chaîne 


82  VOYAGE 

1827.       de  montagnes  blanehies  par  des  neiges  perpétuelles. 
janvier.  Comme  le  vent  ne  me  permettait  guère  de  m'avancer 

vers  le  fond  de  la  baie ,  et  que  j'étais  bien  aise  de  pro- 
curer à  M.  Guilbert  le  moyen  de  faire  une  station  sur 
la  pointe  de  Séparation ,  dont  nous  n'étions  éloignés 
que  de  deux  lieues ,  à  six  heures  j'y  envoyai  cet  officier 
dans  la  baleinière,  avec  MM.  Quoy ,  Gaimard  et 
Dudemaine.  La  brise  de  terre  cessa  à  dix  heures;  un 
intervalle  de  calme  eut  lieu  ,  et  à  onze  heures  et  demie 
le  vent  du  large  survint.  Impatient  d'en  profiter ,  je 
tirai  un  coup  de  canon  pour  rappeler  le  canot.  Bientôt 
nous  le  vîmes  déborder  de  la  pointe  ;  alors  nous-mêmes 
mimes  à  la  voile,  et  V Asholabe  cingla  doucement  le 
long  de  la  côte  pour  lui  donner  le  temps  de  nous 
rejoindre.  A  trois  heures  il  fut  de  retour  à  bord. 

M.  Guilbert  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  gravir  sur 
un  morne  pour  effectuer  sa  station,  et  il  n'avait  pas 
perdu  un  seul  des  instans  dont  il  avait  pu  disposer. 
Les  matelots  ,  en  rôdant  aux  environs,  avaient  décou- 
vert des  cases  abandonnées ,  dont  ils  avaient  enlevé 
divers  objets  à  l'usage  des  naturels.  Je  leur  adres- 
sai de  vifs  reproches  à  ce  sujet,  et  les  menaçai  de 
punir  sévèrement  par  la  suite  ceux  qui  se  permet- 
traient de  semblables  licences.  On  ne  peut  guère  dou- 
ter que  la  plupart  des  fâcheuses  querelles  qui  se  sont 
élevées  entre  les  Sauvages  et  les  Européens  n'aient 
dû  leur  origine  à  des  causes  de  cette  nature.  Comme 
il  m'était  impossible  de  renvoyer  ces  objets  à  terre,  je 
les  fis  déposer  à  la  masse  de  ceux  qui  devaient  former 
la  collection  du  Roi. 


DE  L'ASTROLABE.  23 


lH?.' 


Nous  prolongeâmes  une  bonne  partie  de  la  côte 
occidentale  à  deux  milles  de  distance  et  sur  un  fond  Jauvier- 
qui  décroissait  régulièrement  de  vingt-cinq  à  vingt, 
quinze  et  dix  brasses,  toujours  de  vase.  Après  avoir 
dépassé  deux  îlots ,  situés  sous  terre ,  la  côte  s'abaisse 
et  laisse  une  large  lisière  d'un  terrain  plus  bas,  sur 
laquelle  nous  distinguâmes  quelques  cabanes,  un  l'eu 
et  des  groupes  de  naturels  en  mouvement  aux  envi- 
rons. A  une  demi-lieue  au  sud  du  village,  s'élevait  un 
massif  considérable  d'arbres  énormes  au  port  élancé , 
au  feuillage  d'un  vert  sombre ,  semblable  à  celui  du 
cyprès,  et  que  je  soupçonnais  appartenir  au  genre  Po- 
docarpus.  Désormais  la  vallée  prenait  une  extension 
remarquable,  et  M.  Dudemaine,  en  vigie  sur  les 
barres  ,  distingua  clairement ,  à  un  mille  au  plus  de  la 
foret,  un  canal  étroit  qui  pénétrait  dans  les  terres. 
J'eusse  été  ravi  d'y  trouver  un  mouillage  assuré  pour 
la  corvette;  mais  déjà  la  sonde  ne  donnait  plus  que 
sept  brasses.  En  conséquence,  je  mis  en  panne,  et 
envoyai  M.  Lottin  sonder  dans  cette  direction.  A 
moins  d'un  mille  de  la  corvette ,  il  ne  trouva  plus  que 
quatre  brasses  et  demie.  Alors  je  lui  fis  le  signal  de 
revenir  à  bord  et  je  continuai  à  contourner  la  côte , 
me  dirigeant  au  S.  E.,  vers  un  cap  blanchâtre,  peu 
élevé  et  taillé  à  pic. 

Je  ne  doutai  pas  que  le  canal  qu'on  voyait  du  haut 
des  barres  serpenter  à  une  certaine  distance  dans  les 
terres,  ne  fût  le  cours  d'une  rivière  assez  considérable, 
alimentée  sans  doute  par  les  neiges  des  sommets  de 
l'intérieur. 


24  VOYAGE 


iSa- 


La  nuit  approchait,  et  je  désirais  trouver  un  fond 
janvier.  convenable  pour  mouiller ,  d'autant  plus  qu'il  n'était 
plus  que  de  six  à  sept  brasses  et  était  devenu  de  roche 
au  lieu  de  vase ,  ce  qui  nous  eût  offert  peu  de  sûreté 
pour  la  nuit.  En  conséquence,  je  serrai  lèvent  bâbord, 
et  à  huit  heures  dix  minutes  (nuit  close),  ayant  eu 
vingt-sept  pieds,  vase  et  gravier,  je  mouillai  l'ancre 
de  tribord  en  filant  vingt  brasses  du  câble.  Peu  de 
temps  après  ,  le  vent  tomba  et  la  nuit  fut  belle.  L'obs- 
curité nous  empêchait  d'apercevoir  le  fond  du  golfe,  et 
cependant  nous  avions  parcouru  près  de  vingt-huit 
milles  depuis  notre  dernière  station.  Ainsi  cette  baie, 
figurée  sur  la  carte  de  Cook  comme  un  petit  enfonce- 
ment de  quelques  milles  de  large  et  de  profondeur , 
venait  de  prendre  un  développement  immense.  Cette 
découverte  inattendue  nous  causa  a  tous  la  plus  vive 
satisfaction ,  et  nous  nous  félicitâmes  d'être  les  pre- 
miers à  donner  des  notions  plus  exactes  sur  ces  parages 
encore  inconnus. 
16.  En  jetant  les  yeux  autour  de  la  corvette ,  dès  que  le 

jour  me  permit  de  distinguer  les  objets ,  je  fus  surpris 
de  voir  que  nous  avions  réellement  atteint  le  fond  de  la 
baie ,  qui  se  termine  de  toutes  parts  au  sud  par  des 
terres  basses ,  souvent  dépouillées  et  en  apparence 
marécageuses.  Le  fond  manquait  à  une  assez  grande 
distance  du  rivage,  et  nulle  part  rien  n'annonçait  un 
mouillage  sûr  et  commode  pour  F  Astrolabe.  En  con- 
séquence ,  aussitôt  la  station  faite ,  l'ancre  fut  relevée, 
et  nous  courûmes  à  l'est  jusqu'à  trois  milles  et  demi 
de  la  côte  opposée.  Elle  ne  tarde  pas  à  se  relever  en 


DE  L'ASTROLABE. 


25 


mornes  élevés ,  escarpés  et  médiocrement  boisés.  Deux      1827, 
pirogues  ,  parties  du  fond  de  la  baie,  s'étaient  dirigées     Janv,er- 
vers  nous,  et,  comme  le  vent  était  très-faible,  elles  ne  Pi.  xxxv. 
tardèrent  pas  à  nous  rejoindre.  Je  mis  en  panne  et  leur 
hélai  de  venir  à  bord  dans  leur  langue  ;  les  naturels  se 
tinrent  long-temps  sur  leurs  pagaies  avec  un  air  de  dé- 
fiance ;  de  temps  en  temps,  l'un  deux  nous  adressait  une 
courte  harangue  ,  à  laquelle  mon  unique  réponse  était 
chaque  fois  :  Aire  mal  ki  le  pa/u,  e  oa  ana  matou 
(Venez  au  vaisseau,  nous  sommes  des  amis).  Las  enfin 


de  voir  mes  instances  inutiles,  je  fis  servir;  alors  ils  se 
décidèrent  à  accoster,  bientôt  même  ils  montèrent  à 
bord  sans  défiance.  Une  des  pirogues  portait  dix  na- 
turels et  l'autre  neuf;  la  moitié  de  ces  gens  paraissait 
être  d'un  rang  supérieur,  à  en  juger  d'après  leur  ta- 
touage, leurs  belles  formes  et  l'expression  distinguée 
de  leur  visage  ;  les  autres,  prives  de  tatouage,  aux 


PI.  XLH. 


H  VOYAGE 

18a;.       traits  communs  et  insigmhans ,  esclaves  sans  doute 
janvier.      ou  appartenant  à  la  basse  classe,  eussent  été  volon- 
tiers pris  pour  des  hommes  d'une  autre  race,  tant 
ils  semblaient  différer  des  chefs  au  premier  abord. 

Ces  sauvages  paraissaient  connaître  l'effet  des  armes 
à  feu ,  mais  très-peu  celui  du  fer  et  des  instrumens  de 
ce  métal,  car  ils  n'attachaient  de  véritable  prix  qu'aux 
étoffes.  Ils  n'avaient  apporté  avec  eux  aucune  sorte 
d'armes ,  et  leurs  nattes  étaient  toutes  en  jonc  ou  en 
PL  xli.  écorce  grossière  de  mouka  (  Phormium  tenax  ) ,  une 
seule  exceptée ,  d'un  tissu  fin  et  soyeux  ,  que  son  pos- 
sesseur livra  pour  une  mauvaise  chemise  de  toile  bleue 
usée ,  après  avoir  refusé  de  réchanger  pour  de  belles 
haches  et  même  pour  un  sabre. 

Après  quelques  essais ,  j'eus  bientôt  reconnu  que  le 
langage  de  ces  insulaires  était,  au  fond,  le  même  que 
celui  de  la  baie  des  Iles  ,  à  quelques  différences  près , 
qui  tenaient  plus  à  la  prononciation  qu'à  la  nature 
même  des  mots.  Ainsi  je  pus  me  faire  entendre  passa- 
blement d'eux  au  moyen  des  mots  que  j'avais  appris 
dans  le  vocabulaire  des  missionnaires. 

Durant  près  de  quatre  heures  que  le  calme  leur 
permit  de  passer  avec  nous,  ils  ne  cessèrent  de  se 
comporter  avec  la  plus  grande  probité  et  une  réserve 
admirable  pour  un  peuple  si  belliqueux  et  si  avanta- 
geusement traité  par  la  nature  sous  les  rapports  phy- 
siques. 

A  onze  heures ,  la  brise  se  développa  un  peu  au 
N.  N.  E.,  et  les  naturels  se  trouvaient  déjà  à  deux 
lieues  de  leur  village  qu'ils  nous  montrèrent  au  bord 


DE  L'ASTROLABE.  ïl 

de  la  mer  dans  un  site  agréable ,  et  qu'ils  nous  nommé-  is?.;. 
rent  Skoï-Tehai.  Ils  nous  firent  entendre  qu'ils  allaient  JamK>l 
nous  quitter,  mais  qu'ils  reviendraient  nous  voir  le 
jour  suivant  au  mouillage  avec  leurs  femmes.  En  effet, 
ils  s'en  allèrent  dans  leurs  pirogues,  mais  quatre  chefs 
me  demandèrent  à  rester  à  bord,  et  j'y  consentis  avec 
le  plus  grand  plaisir,  ravi  de  cette  preuve  étonnante 
de  leur  hardiesse  et  de  la  confiance  entière  que  nous 
leur  avions  inspirée  *. 

Je  ne  songeai  plus  qu'à  me  diriger  vers  le  mouillage 
que  j'espérais  rencontrer  sur  la  côte  occidentale  ,  entre 
la  terre  et  les  deux  îlots  près  desquels  nous  avions 
passé  la  veille.  Le  vent  avait  fraîchi  au  N.  IX .  E.  ;  il  me 
fallut  courir  des  bordées ,  par  un  fond  uniforme  de  dix 
à  quinze  brasses  vase.  A  cinq  heures  un  quart  du 
soir,  arrivé  à  un  mille  de  l'île  Adèle ,  j'expédiai  M .  Lot- 
tin  en  avant  pour  éclairer  ma  route.  A  six  heures,  je 
doublais ,  à  moins  d'une  demi-encàblure  de  distance  , 
la  pointe  N.  E.  de  l'île,  et  quelques  minutes  après  je 
laissai  tomber  l'ancre  au  milieu  de  l'anse  qui  reçut  n.  xxxvii. 
le  nom  de  notre  navire,  par  cinq  brasses  vase.  Celte 
fois,  nos  deux  chaînes  servirent  à  nous  af fourcher 
en  ce  port,  et  nous  nous  en  trouvâmes  fort  bien. 
La  facilité  de  leur  manœuvre  et  le  peu  de  place 
qu'elles  exigeaient  à  bord ,  nous  les  rendaient  déjà 
fort  utiles,  et  l'on  ne  tardera  pas  à  voir  qu'elles  nous 
devinrent  bien  autrement  précieuses. 

Qu'avec  délices  nous  jouîmes  encore  une  fois  du 

'inc:  note   i 


iaa- 


28  VOYAGE 

calme  et  du  repos,  après  les  tourmentes  que  nous 
janvier.  avions  éprouvées  dans  le  canal  de  la  Nouvelle-Zélande 
et  les  inquiétudes  inséparables  de  la  navigation  épi- 
neuse que  nous  faisions  depuis  huit  jours  le  long  de 
côtes  très-dangereuses  et  souvent  inconnues  !  Le  bassin 
où  reposait  notre  corvette,  abrité  de  toutes  parts  , 
nous  offrait  le  coup-d'œil  le  plus  pittoresque  et  pro- 
mettait à  nos  avides  regards  toutes  sortes  de  décou- 
vertes. Un  terrain  agréablement  accidenté,  quoique 
généralement  montueux ,  de  fraîches  et  sombres  fo- 
rêts ,  des  espaces  plus  éclaircis  recouverts  seulement 
de  hautes  fougères,  de  belles  plages  de  sable,  atti- 
raient tour  à  tour  notre  attention ,  et  nous  gémissions 
d'être  obligés  d'attendre  jusqu'au  lendemain  pour  sa- 
tisfaire notre  ardente  curiosité. 

De  leur  côté,  nos  hôtes  continuaient  à  être  fort 
contens  de  nous  et  ne  manifestaient  aucun  regret , 
aucune  crainte  sur  nos  intentions  à  leur  égard.  Cepen- 
dant tout  en  eux  nous  portait  à  croire  qu'ils  n'avaient 
jamais  eu  de  relations  immédiates  avec  les  Européens, 
mais  seulement  des  notions  confuses  transmises  par 
leurs  voisins,  ou  peut-être  par  des  guerriers  de 
leur  tribu  qui  les  avaient  rencontrés  dans  leurs  voya- 
ges. Ils  nous  répétaient  souvent  que  leurs  pirogues 
reviendraient  le  lendemain  avec  des  femmes ,  comme 
si  cela  devait  être  d'un  puissant  intérêt  pour  nous.  Ils 
nous  expliquèrent  aussi  que  des  voisins ,  armés  de 
fusils ,  venaient  souvent  du  N.  O.  pour  les  piller  et  les 
exterminer,  et  ils  les  redoutaient  singulièrement;  sou- 
vent ils  nous  demandaient  si  nous  n'allions  pas  les  tuer 


DE  L'ASTROLABE.  29 

et  les  manger,  témoignant  ouvertement  le  plaisir  qu'ils      182:- 
en  éprouveraient.   Ils  cultivent  la  pomme  de  terre ,     Janvier- 
mais  n'ont  point  de  cochons  qu'ils  ne  connaissent  que 
de  nom,  Poaaka.  Pour  lit,  je  leur  fis  donner  une 
voile,  dans  laquelle  ils  s'enveloppèrent,  et  ils  dormi- 
rent dans  la  chaloupe  d'un  sommeil  excellent. 

Le  lendemain  de  bonne  heure,  tous  les  travaux  17. 
commencèrent  à  la  fois.  MM.  Jacquinot  et  Lottin 
allèrent  établir  leur  observatoire  sur  une  petite  plage 
de  sable  auprès  de  laquelle  se  trouvaient  quelques 
cases  abandonnées.  MM.  Guilbert  et  Dudemaine 
commencèrent  le  plan  de  l'anse  de  l'Astrolabe,  et 
une  corvée  fut  envoyée  au  bois. 

Vers  huit  heures  du  matin,  trois  pirogues  arrivè- 
rent le  long  du  bord,  contenant  environ  quarante 
personnes.  Deux  de  ces  pirogues  étaient  celles  que 
nous  avions  vues  la  veille,  la  troisième  contenait  de 
nouvelles  figures.  Les  sauvages  n'amenèrent  cette  fois 
que  trois  femmes  qui  restèrent  cachées  sous  des  nattes 
tant  que  les  pirogues  furent  près  du  navire  ,  et  qui,  à 
terre  ,  s'enfuyaient  dans  les  fougères  lorsqu'on  voulait 
approcher  d'elles. 

Ces  insulaires  restèrent  assez  long-temps  près  de 
la  corvette  ,  occupés  à  échanger  des  nattes  ,  du  chan- 
vre de  leur  pays  et  divers  objets  pour  des  bagatelles 
d'Europe.  Kn  général,  ils  déployèrent  beaucoup  de 
douceur  et  même  de  bonne  foi  dans  leurs  marchés  ,  et 
on  n'eut  vraiment  qu'à  se  louer  de  leur  conduite. 
Quand  ils  eurent  fini ,  ils  gagnèrent  la  plage  de  l'obser- 
vatoire ,  tirèrent  leurs  pirogues  à  terre  et  s'établirent 


96  VOYAGE 

is,:.       dans  les  cases  voisines.  Il  me  fut  très-agréable  de  les 
janvier.      vojr  se  fîxer  près  de  nous  ;  rien  ne  pouvait  mieux  nous 

pi.  xxxviii.  démontrer  leur  confiance  et  la  sincérité  de  leurs  inten- 
tions. En  outre  ,  ainsi  placés  sous  la  volée  même  de  nos 
canons  ,  le  moindre  attentat  de  leur  part  eût  été  suivi 
d'un  châtiment  prompt  et  sévère. 

Après  m'ètre  assuré  des  dispositions  pacifiques  des 
naturels  et  avoir  d'ailleurs  tout  préparé,  s'ils  en  té- 
moignaient d'autres,  pour  les  réprimer  promptement, 
je  descendis  à  neuf  heures  et  demie,  suivi  de  M.  Les- 
son  et  du  matelot  Simonet,  à  la  plage  qui  porte  le 

pi.  xxxix.  nom  d'Aiguade  sur  notre  carte.  En  effet,  la  première 
chose  que  j'y  remarquai  avec  joie,  fut  un  joli  ruisseau 
de  l'eau  la  plus  limpide  qui  venait  en  serpentant  dans 
le  sable  se  décharger  à  la  mer,  et  où  notre  chaloupe 
pouvait,  à  marée  haute,  faire  toute  notre  eau  avec 
la  plus  grande  facilité. 

Le  terrain  environnant  est  très-inégal,  montueux 
et  difficile  à  pratiquer.  Au  premier  abord ,  je  fus  frappé 
du  rôle  que  jouaient,  dans  la  végétation  d'un  climat 
déjà  si  éloigné  de  la  ligne ,  des  fougères  de  toute  espèce 
identiques  avec  celles  des  tropiques ,  ou  du  moins  par- 
faitement analogues.  Les  espèces  ligneuses  et  même 
arborescentes  habitent  en  foule  les  ravins  humides, 
tandis  que  des  coteaux  tout  entiers  sont  occupés  par 
celle  dont  la  racine  fournit  une  substance  alimentaire 
aux  habitans  de  ces  régions.  Les  phanérogames  y  sont 
très-peu  variées  par  rapport  aux  fougères  ;  la  saison 
étant  trop  avancée,  peu  d'entre  elles  offraient  des 
fleurs  ou  des  fruits.  C'est  ce  qui  avait  lieu  surtout  pour 


DE  L'ASTROLABE.  81 

les  arbres,  dont  plusieurs  se  faisaient  remarquer  par  1S27. 
l'élégance  de  leurs  formes  comme  par  la  beauté  et  la  Janvicr- 
solidité  de  leur  bois.  Parmi  les  plantes  parasites ,  j'ai 
observé  de  beaux  Epidendrum  ou  Dendrobium  ;  au- 
cune lige  de  P/iO???u'u??i  ne  s' est  présentée  âmes  regards. 
Aucune  espèce  d'insectes  coléoptères,  autre  qu'une 
cicindèle  sabulicole,  aucun  papillon  diurne,  ne  vient 
animer  la  scène.  Il  y  a  cependant  bon  nombre  d'oi- 
seaux :  j'en  tirai  de  sept  à  huit  espèces,  et  j'en  vis 
plusieurs  autres  que  je  ne  pus  atteindre.  Il  est  di- 
gne de  remarque  qu'ils  sont  tous  farouches,  à  l'ex- 
ception d'un  mouchcrolle  qui  est  d'une  familiarité 
excessive. 

Dès  qu'on  s'arrête  dans  quelque  partie  d'un  bois, 
on  est  sûr  de  voir  paraître  au  moins  un  ou  deux 
de  ces  oiseaux  autour  de  soi.  Ils  vous  considèrent 
en  silence  et  comme  avec  curiosité;  si  vous  restez 
vous-même  immobile,  ils  poussent  la  confiance  jusqu'à 
venir  se  percher  sur  votre  canne  ou  sur  le  canon  de 
votre  fusil.  Le  beau  merle  à  cravate  (  Certhia  circin- 
nata  de  Forster)  est  commun  dans  ces  bois.  Un  rat 
fut  l'unique  quadrupède  que  j'aperçus. 

Le  ciel  s'est  couvert  sur  les  quatre  heures  après- 
midi;  bientôt  la  pluie  est  tombée  et  a  été  continuelle 
jusqu'à  minuit.  Le  temps  est  resté  chargé,  et  la  pluie  a        is. 
recommencé  au  jour  pour  durer  jusqu'à  midi. 

Une  nouvelle  pirogue  est  arrivée,  et  ceux  qui  la 
montaient  se  sont  réunis  aux  autres.  Ils  viennent  de 
temps  en  temps  à  bord  pour  continuer  leurs  marchés 
aussi  paisiblement  qu'à  l'ordinaire,  et  s'en  retournent 


32  VOYAGE 

1827.       à  terre  sous  leurs  huttes ,  quand  ils  ont  fini  ou  que  la 
Janvier.      pluie  les  contrarie. 

Quoiqu'elle  tombât  alors  assez  abondamment,  dès 
sept  heures  et  demie  du  matin ,  je  me  fis  débarquer 
sur  la  plage  qui  suit  immédiatement  celle  de  l'observa- 
toire du  côté  du  sud,  et  accompagné  de  Simonet  seul, 
je  m'acheminai  vers  l'intérieur.  Après  avoir  suivi 
quelque  temps  un  ruisseau  considérable,  qui  coule 
au  fond  d'un  ravin  occupé  par  de  grandes  fou- 
gères ligneuses  et  de  beaux  arbres ,  je  gravis  pénible- 
blement  au  sommet  des  mornes  qui  dominent  la  côte. 
Dès  qu'on  est  arrivé  à  cinquante  ou  soixante  toises  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  le  sol  est  très-sec  et  pres- 
que entièrement  revêtu  par  la  fougère  comestible ,  dont 
les  tiges  rameuses  et  entrelacées  forment  des  fourrés 
très-épais,  souvent  hauts  de  cinq  ou  six  pieds  et  presque 
impénétrables.  Quelques  Leplospermum  et  deux  ou 
trois  autres  espèces  d'arbustes  se  présentent  çà  et  là 
en  ces  lieux.  Point  d'oiseaux,  point  d'insectes,  pas 
même  de  reptiles  ;  cette  absence  complète  de  tout  être 
animé ,  ce  silence  absolu ,  a  quelque  chose  de  solennel 
et  de  lugubre.  En  parcourant  ces  mornes  solitudes  , 
on  se  croirait  transporté  à  cet  âge  du  monde  où  la 
nature,  après  avoir  produit  les  êtres  du  règne  végétal , 
attendait  encore  les  décrets  du  pouvoir  éternel  pour 
mettre  au  jour  les  races  animées.  Pour  compléter 
l'illusion ,  on  ne  rencontre  pas  même  de  traces  hu- 
maines sur  ces  hauteurs  ;  sans  doute  les  naturels  sont 
peu  jaloux  de  quitter  leurs  rivages  nourriciers  pour 
s'égarer  dans  ces  tristes  et  stériles  déserts. 


Janvier. 


DE  L'ASTROLABE.  83 

En  dépit  du  mauvais  temps  et  de  la  fatigue  que  18*7. 
j'éprouvais  à  parcourir  un  terrain  si  tourmenté,  après 
avoir  atteint  le  sommet  d'un  monticule  élevé  dans  le 
S.  O.  du  mouillage,  je  fus  bien  dédommagé  de  mes 
peines  par  la  vue  complète  de  la  baie  Tasman  et  par 
la  découverte  d'un  second  bassin  situé  sous  mes  pieds 
et  qui  me  parut  offrir  un  mouillage  non  moins  sur  que 
L'anse  de  l'Astrolabe,  dont  il  n'est  séparé  que  par  un 
isthme  de  cinq  à  six  cents  toises  seulement  de  largeur. 
Trois  beaux  torrens  s'y  déchargent,  une  jolie  lisière 
d'un  terrain  uni  règne  dans  une  partie  de  son  étendue, 
et  dans  le  sud  une  calangue  complètement  fermée  à  la 
boule  extérieure  annonce  le  havre  le  plus  paisible  et 
le  plus  commode  pour  de  petits  bàtimens.  Enfin  ,  une 
immense  forêt  de  grands  arbres  ,  dont  plusieurs  ne 
sauraient  manquer  d'être  utiles  a  la  construction ,  oc- 
cupe le  fond  des  ravins  par  où  débouchent  les  torrens. 
Sur-le-champ ,  je  me  promis  de  reconnaître  moi-même 
et  de  faire  lever  le  plan  de  ce  joli  bassin  ,  pour  savoir 
s'il  possédait  effectivement  les  avantages  qu'il  pro- 
mettait. 

31  on  œil,  parcourant  successivement  tous  les  détails 
de  la  baie  Tasman ,  put ,  de  la  station  culminante  où 
je  m'étais  placé,  s'assurer  que,  dans  toute  sa  partie 
méridionale,  elle  n'offre  aucun  accident ,  aucune  anse 
propre  à  servir  d'abri  aux  vaisseaux.  Je  reconnus  le 
beau  massif  de  Podocaipus ,  près  du  village  de 
l'ouest ,  nommé  par  les  naturels  Maï-Tehai;  un  peu 
plus  loin  ,  la  coupée  découverte  par  M.  Dudemaine 
dessinait  parfaitement  son  cours  sous  la  forme  du  lit 

TOME    H.  S 


34  VOYAGE 

1827.  d'une  rivière  bien  avant  dans  les  terres ,  en  même 
janvier.  temps  que  ses  eaux  fangeuses  communiquaient  leur 
teinte  à  celles  de  la  baie ,  à  plus  de  quatre  ou  cinq 
milles  du  rivage.  Au  S.  E. ,  une  île  file  Pépin)  située 
sur  la  cote  annonçait  un  canal  et  peut-être  un  abri  entre 
elle  et  la  terre.  Plus  au  nord  et  directement  du  côté 
de  la  baie  opposé  à  celui  où  je  me  trouvais ,  une  coupée 
profonde  me  faisait  déjà  soupçonner  une  communica- 
tion de  la  baie  Tasman  avec  celle  de  l'Amirauté.  Enfin, 
au  N.  E. ,  la  terre  se  composait  de  monts  déchirés 
qui  se  terminent  au  cap  que  Cook  nomma  Stephens. 

Après  avoir  erré  près  de  huit  heures  au  travers  de 
ces  coteaux  sauvages  et  avoir  entièrement  contourné 
la  crête  de  la  montagne  ,  je  redescendis  au  rivage  par 
les  bois  qui  dominent  la  plage  de  l'Aiguade,  et  je  fus 
de  retour  à  bord  vers  quatre  heures  du  soir,  enrichi 
de  plusieurs  espèces  nouvelles  de  plantes  et  d'oiseaux. 
Au  nombre  de  ceux-ci  se  trouvaient  deux  perroquets 
bruns  de  la  Nouvelle-Zélande  {Psittacus  nesto?-), 
oiseau  curieux  et  rare ,  même  dans  sa  patrie. 

Le  grand  canot  a  fait  dans  la  journée  trois  voyages 
consécutifs  à  Faiguade ,  et  ce  genre  de  travail  a  pu 
s'exécuter  avec  tant  de  célérité  que  l'eau  qui  nous 
manquait  a  été  de  suite  complétée.  Le  temps  a  encore 
été  pluvieux  dans  la  soirée  ;  à  la  nuit ,  il  sest  éclairci , 
et  la  journée  suivante  a  été  passable. 
i<>  Dès  huit  heures ,  je  suis  parti  dans  la  baleinière 

pour  visiter  la  baie  dont  j'ai  déjà  parlé ,  et  que  je  dési- 
gnerai désormais  sous  le  nom  d'Anse  des  Torrens.  Je 
serrai  la  côte  du  nord  de  notre  mouillage,  qui  offre 


DE  L'ASTROLABE.  35 

constamment  cinq  à  huit  brasses  de  fond  à  moins  1827. 
d'une  longueur  de  navire  des  rochers  même  du  rivage.  Janvier- 
Seulement  il  faut  veiller  à  un  écueil  isolé  distant  de 
deux  encablures  au  plus  de  la  pointe  N.  E.  de  l'entrée, 
et  sur  lequel  M.  Guilbert  ne  trouva  que  dix  pieds  à 
marée  haute.  Du  reste,  ce  n'est  qu'un  plateau  de 
roches  de  dix  à  douze  toises  de  diamètre,  et  entre 
ce  plateau  et  la  terre  il  y  a  un  passage  sur  avec  vingt, 
trente  et  quarante  pieds  ,  fond  de  gravier.  Après  avoir 
suivi  la  côte  l'espace  d'un  miile  ,  nous  nous  trouvâmes 
à  la  pointe  sud  du  havre  des  Torrens,  formée  par  une 
chaîne  étroite  de  roches  qui  s'étend  à  deux  cents  toises 
environ  de  la  terre.  Une  disposition  semblable  a  lieu 
sur  la  pointe  du  N.  E.  ;  il  en  résulte  (pie  l'entrée  du 
bassin  est  par  là  réduite  à  moins  d'un  demi-mille  de 
large,  et  l'intérieur  en  est  mieux  abrité.  Aussi  la  mer 
y  est-elle  parfaitement  calme;  je  trouvai  partout,  et 
M.  Guilbert  après  moi ,  un  bon  iond  de  vase  diminuant 
de  quarante-cinq  à  vingt-cinq  pieds ,  depuis  l'entrée 
jusqu'au  petit  morne  qui  domine  la  presqu'île  inté- 
rieure. A  toucher  les  côtes  presque  partout,  on  ne 
trouve  pas  moins  de  vingt  à  vingt-cinq  pieds  d'eau. 
Je  recommanderais  surtout  la  calangue  du  sud ,  où 
les  navires  de  notre  dimension  et  au-dessous  trouve- 
raient le  meilleur  mouillage  du  monde  par  dix-huit  à 
vingt  pieds  ,  devant  une  belle  plage ,  dominée  par  un 
coteau  en  pente  assez  douce. 

Au-delà  de  la  presqu'île  intérieure  règne  une  es- 
pèce d'arrière-baie  qui,  à  marée  haute,  forme  un  vaste 
bassin  de  deux  à  trois  cents  toises  de  diamètre,  mais 

3' 


30  VOYAGE 

i8^:.  qui  assèche  en  grande  partie  à  marée  basse,  de  ma- 
janvier.  njere  à  ne  conserver  qu'un  chenal  de  quatre  ou  cinq 
pieds  de  profondeur ,  formé  par  les  eaux  réunies  des 
trois  torrens  qui  viennent  s'y  décharger.  Je  remontai 
le  cours  de  deux  d'entre  eux  à  un  ou  deux  milles  de 
distance  :  bien  qu'ils  fussent  l'un  et  l'autre  peu  pro- 
fonds ,  leurs  eaux  se  trouvaient  à  ce  point  aussi  abon- 
dantes qu'à  leur  embouchure.  Seulement  comme  cela 
arrive  presque  toujours  dans  les  îles  de  l'Océanie ,  le 
cours  de  ces  torrens  se  resserre ,  leur  pente  devient 
rapide,  et  d'énormes  blocs  qui  barrent  à  chaque  instant 
leur  lit  finissent  par  arrêter  les  efforts  du  voyageur  le 
plus  déterminé. 

Au  bord  même  de  la  mer,  on  trouve  des  arbres  d'une 
hauteur  et  de  dimensions  admirables  qu'il  serait  très- 
facile  d'exploiter.  La  petite  lisière  de  terrain  plat  qui 
règne  le  long  de  la  plage  et  qui  a  été  formée  évidem- 
ment par  les  atterrissemens  des  torrens,  semble  d'une 
prodigieuse  fertilité,  et  l'on  trouverait  probablement 
dans  les  coteaux  voisins  des  terrains  susceptibles  de 
culture.  Il  n'est  pas  douteux  que  ce  point  serait  con- 
venable à  un  petit  établissement.  Les  plantations  plus 
considérables  ne  pourraient  avoir  lieu  que  sur  les 
bords  de  la  rivière  de  Maï-Tehai  et  dans  les  plaines 
d'alentour. 

MM.  Quoy  et  Lottin  qui  s'étaient  rendus  à  l'anse 
des  Torrens  par  terre ,  en  traversant  l'isthme  qui  sé- 
pare ce  havre  de  celui  de  l'Astrolabe,  vinrent  nous  re- 
joindre vers  onze  heures.  Nous  parcourûmes  ensemble 
la  petite  vallée  dont  je  viens  de  parler;  nous  y  trou- 


DE  L'ASTROLABE.  37 

vàmes  quelques  cases  où  les  naturels  avaient  laissé  1S27. 
quelques-uns  de  leurs  ustensiles,  et  à  l'entour  des  plan-  Janvler 
tations  de  pommes  de  terre.  Sans  doute  ce  sont  des 
stations  où  les  habitans  de  Maï-Tehai  ou  de  Skoï-Tehai 
viennent  s  établir  momentanément  pour  s'occuper  de 
la  pèche,  ou  passer  le  temps  de  la  récolle  des  pommes 
de  terre.  ÎNous  sommes  rentrés  lous  ensemble  à  bord 
à  quatre  heures  et  demie  du  soir. 

MM.  Guilbert  et  Dudemaine  terminèrent  dans  la 
soirée  le  plan  détaillé  de  l'anse  de  l'Astrolabe ,  et  les 
sondes  nombreuses  dont  il  est  accompagné  ne  laissent 
rien  à  désirer  à  ce  travail. 

Le  temps  resta  nébuleux  avec  de  faibles  brises.  De  20. 
cinq  a  dix  heures  du  malin  ,  il  tomba  de  l'eau,  puis  il 
lit  assez  beau.  Je  n'avais  que  peu  de  jours  à  consacrer 
à  ce  mouillage ,  et  je  ne  voulais  pas  perdre  un  instant; 
dès  neuf  heures  j'étais  à  terre  avec  31.  Lesson  et  Si- 
monet  sur  la  grande  plage  au  sud  du  mouillage.  C'est 
l'endroit  le  plus  agréable  et  le  plus  riche  en  oiseaux  de 
loule  la  côte.  Une  bande  étroite  et  sablonneuse,  cou- 
verte seulement  de  plantes  herbacées ,  occupe  le  bord 
de  la  mer  ;  elle  est  environnée  par  une  immense  et  pro- 
fonde forêt  d'un  accès  assez  facile  ;  un  beau  torrent  la 
traverse  dans  toute  son  étendue,  roulant  ses  eaux 
abondantes  sur  un  lit  formé  d'énormes  blocs  de  gra- 
nit ;  sur  divers  points  de  son  cours ,  il  offre  de  belles 
cascades  au  bruyant  murmure,  aux  flots  écumans. 
De  frais  et  délicieux  ombrages  retentissent  du. chant 
varié  des  oiseaux ,  et  cette  image  renaissante  de  la  vie 
contraste  vivement  avec  Je  silence  funèbre  que  j'avais 


38  VOYAGE 

1827.  observé  sur  les  collines  voisines  ,  à  peine  distantes  de 
janvier.  deux  à  trois  milles.  La  nature  de  ces  lieux ,  l'aspect 
des  torrens  et  des  forêts  me  rappelait  parfaitement  di- 
vers sites  de  la  Nouvelle-Guinée  près  de  Dorei ,  et  la 
ressemblance  surprenante  des  fougères  me  fripait  de 
plus  en  plus.  L'absence  presque  complète  des  insectes 
me  ramenait  seule  sur  les  plages  de  Tavai-Pounamou  : 
en  effet  dans  toute  ma  course ,  je  n'en  remarquai  qu'un 
seul  de  couleur  rouge  que  je  ne  pus  saisir  et  que  je  pris 
pour  un  hyménoptère.  Je  ne  compte  pas  quelques 
petites  espèces  insignifiantes  de  locustes,  criquets  et 
cicadaires,  habitantes  des  herbes  de  la  plage.  Nous 
fîmes,  Simonet  et  moi,  une  chasse  copieuse  d'oiseaux, 
dont  nous  rapportâmes  plus  de  quarante  individus 
de  diverses  sortes,  entre  autres  une  grosse  colombe 
aux  brillans  reflets,  deux  glaucopes  à  pendeloques 
et  plusieurs  beaux  philédons  à  cravate. 

J'avais  renvoyé  le  canot ,  comptant  me  rendre  faci- 
lement par  terre  devant  la  corvette ,  en  suivant  la  côte. 
Mais  quand  il  s'agit  du  retour,  nous  n'éprouvâmes 
que  trop  combien  les  naturels  fréquentent  peu  ces 
âpres  rivages.  La  mer  en  montant  avait  recouvert 
presque  entièrement  la  bande  étroite  et  rocailleuse  que 
j'avais  vue  à  sec  le  matin  ;  il  nous  fallut  cheminer  pé- 
niblement au  travers  des  ravins  et  des  monticules  es- 
carpés et  hérissés  de  broussailles  qui  se  succédaient 
alternativement.  A  mi-chemin,  nous  traversâmes  une 
pointe  avancée  en  passant  sous  une  voûte  naturelle 
de  plus  de  cent  pas  de  long  qui  règne  dans  toute  son 
épaisseur  :  mais  le  morne  suivant  nous  offrit  des  dif- 


DE  L'ASTROLABE.  V.) 

ficultés  inouïes,  il  fallut  le  gravir  presque  à  pic ,  nous  is-.»7. 
accrochant  de  notre  mieux  à  de  faibles  arbrisseaux  J«i^ét. 
ou  à  de  fragiles  tiges  de  fougère ,  et  courant  à  chaque 
instant  le  risque  d'être  précipités  sur  les  pointes  tran- 
chantes des  rochers,  si  ces  frêles  appuis  nous  eussent 
manqué.  Enfin ,  après  des  fatigues  excessives  et  de 
véritables  dangers,  nous  arrivâmes  à  la  plage  de  l'ob- 
servatoire où  nous  trouvâmes  un  canot  qui  nous  porta 
à  bord  de  la  corvette. 

Peu  après  minuit,  la  pluie  commença  à  tomber  par  ai. 
torrens  et  fut  ensuite  continuelle  jusqu'à  deux  heures 
du  matin.  Au  mouillage ,  nous  n'eûmes  que  de  faibles 
brises  du  S.  E.,  et  le  plus  souvent  calme  :  mais  la  mer 
s'était  soulevée,  et  même  dans  notre  anse  si  bien  abritée 
nous  eûmes  un  peu  de  houle  et  un  ressac  assez  con- 
sidérable sur  tous  les  points  de  la  cote.  J'en  conclus 
qu'un  coup  de  vent  de  sud  régnait  sans  doute  en  ce 
moment  hors  du  détroit,  et  je  m'estimai  heureux  d'a- 
voir au  moins  échappé  à  celui-ci.  Cela  me  détermina 
aussi  à  remettre  notre  appareillage  au  lendemain , 
d'autant  plus  que  M.  Jacquinol  avait  encore  une 
observation  à  faire  pour  conclure  la  marche  des 
montres. 

Sans  doute  notre  relâche  sera  trouvée  bien  courte; 
elle  me  le  paraissait  à  moi-même.  Si  je  n'eusse  con- 
sulté que  les  vœux  des  naturalistes  dont  les  collec- 
tions s'enrichissaient  chaque  jour  des  matériaux  les 
plus  intéressans,  si  je  n'eusse  écouté  que  mon  propre 
désir,  j'aurais  du  moins  parcouru  les  plaines  du  fond 
de  la  baie   où  mes  regards  se  reportaient   involon- 


Janvier. 


40  VOYAGE 

tairement,  et  visité  les  insulaires  dans  leur  propre 
village;  mais  je  ne  pouvais  oublier  mes  instructions  : 
les  travaux  hydrographiques  se  trouvaient  terminés, 
notre  eau,  notre  bois  étaient  remplacés,  et  d'autres 
points  de  la  Nouvelle-Zélande  réclamaient  également 
notre  attention.  Un  plus  long  séjour  n'eût  pu  se  jus- 
tifier et  pouvait  nuire  à  la  suite  de  nos  opérations. 

A  deux  heures  après  midi,  le  ciel  s'étant  un  peu 
éclairci ,  je  suis  allé,  avec  plusieurs  officiers  ,  faire  une 
dernière  promenade  à  la  grande  plage.  Mais  le  mau- 
vais temps  avait  relégué  les  oiseaux  dans  leurs  re- 
traites, et  on  n'a  pu  en  tuer  qu'un  petit  nombre.  En 
outre ,  les  arbrisseaux  encore  tout  chargés  de  la  pluie 
qu'ils  venaient  de  recevoir  arrosaient  complètement 
ceux  qui  voulaient  pénétrer  dans  les  bois.  Ainsi  nous 
sommes  retournés  de  bonne  heure  à  bord  ,  pour  faire 
nos  préparatifs  de  départ. 

Les  sauvages  ont  continué  de  nous  visiter  de  temps 
en  temps  ,  et  leur  conduite  a  toujours  été  sans  re- 
proche. Leurs  chefs  m'ont  offert  des  femmes  à  plu- 
sieurs reprises,  et  ont  paru  surpris  de  mes  refus.  11  est 
vrai  que,  plus  galans  ou  plus  courageux,  trois  de  nos 
jeunes  officiers,  bravant  la  vermine,  la  puanteur  et  la 
saleté ,  se  rendaient  chaque  soir  sous  leurs  cases , 
pour  passer  la  nuit  avec  les  belles  Zélandaises  qui 
avaient  enfin  cédé  aux  vœux  ou  plutôt  aux  cadeaux 
de  leurs  adorateurs. 

Ces  naturels  sont  incontestablement  bien  inférieurs 
pour  l'industrie  comme  pour  les  moyens  intellectuels 
à  ceux  de  l'île  du  Nord,  dont  ils  ne  sont  probablement 


DE  L'ASTROLABE.  41 

que  des  colonies.  Un  sol  plus  ingrat,  un  climat  plus  1827. 
rigoureux  et  de  plus  grandes  privations  ont  empêché  Janv,ei- 
l'espèce  humaine  de  prendre  ici  le  même  développe- 
ment et  de  se  former  en  tribus  puissantes  comme  on 
la  trouve  sur  Ika-Na-Mawi.  Ils  m'ont  paru  ignorer 
lout-à-fait  le  chant  national  du  pihe  et  les  autres  chan- 
sons de  la  grammaire  de  M.  Kendall.  Leur  pronon- 
ciation est  aussi  beaucoup  plus  défectueuse ,  et  ils 
n'articulent  presque  jamais  IV  dans  les  mots  :  ainsi  ils 
disent  koeo  pour  korero  ,  parler  ;  taïnga  pour  fa- 
ringa,  oreille ,  etc.  ;  souvent  il  en  est  de  même  du  dy 
ce  qui  rapproche  beaucoup  leur  idiome  de  celui  des 
Taïtiens  *. 

Le  mouillage  de  l'anse  de  l'Astrolabe  dans  la  baie 
Tasman  est  sans  contredit  un  des  meilleurs  en  ces  pa- 
rages par  la  sécurité  dont  un  bâtiment  à  l'ancre  peut 
y  jouir ,  son  facile  accès  et  sa  libre  sortie ,  les  res- 
sources qu'il  offre  pour  1  aire  de  l'eau  et  du  bois,  enlin 
par  l'excellent  poisson  qu'il  peut  fournir  chaque  jour 
en  abondance.  Nous  le  quittâmes,  tous  bien  porlans, 
complètement  ravitaillés  et  enrichis  d'une  incroyable 
quantité  d'objets  nouveaux.  J'ai  déjà  fait  observer 
que  l'anse  des  Torrens  ne  lui  cède  sous  aucun  rap- 
port et  offrirait  en  outre  un  espace  à  la  côte  plus 
dégage  et  mieux  approprié  aux  travaux  à  exécuter 
dans  une  longue  relâche  ou  à  la  suite  d'avaries  qu'il 
faudrait  réparer  **. 


1  oyez  notes  >  el   I 

Voyez  note  ',. 


4  2  VOYAGE 

i8a7.  On  sait  que  ce  fut  le  navigateur  hollandais  Abel 

janvier.  Tasman  qui  découvrit  la  Nouvelle-Zélande ,  et  qui  le 
18  décembre  1642  mouilla  le  premier  dans  la  grande 
baie  de  son  nom.  Le  lendemain  de  son  arrivée,  les  sau- 
vages tuèrent  quatre  hommes  de  l'équipage  d'un  de  ses 
canots,  ce  qui  l'engagea  à  quitter  cet  endroit,  en  lui 
laissant  le  nom  de  baie  des  Meurtriers.  En  jetant  les 
yeux  sur  notre  carte,  il  est  difficile  d'assigner  au  juste 
l'endroit  où  Tasman  pouvait  être  mouillé.  Si  sa  lati- 
tude 40°  50'  S.  était  exacte,  ce  devait  être,  comme 
je  l'ai  indiqué,  devant  un  petit  ruisseau  situé  à  quatre 
milles  et  demi  au  sud  de  la  pointe  Séparation.  11 
pourrait  se  faire  aussi  que  les  vaisseaux  de  Tasman 
eussent  doublé  cette  pointe  et  se  fussent  en  effet  ar- 
rêtés dans  la  baie  que  nous  avons  continué  de  dési- 
gner, d'après  Cook,  sous  le  nom  de  baie  du  Massacre. 
Alors  il  faudrait  en  conclure  qu'elle  creuse  plus  au 
sud  que  nous  ne  l'avons  figuré ,  et  nous  devons  con- 
venir qu'elle  l'a  été  sans  documens  suffisans.  Ce  bassin 
demande  une  nouvelle  exploration ,  et  on  ne  peut  se 
dissimuler  que  c'est  celui  qui  doit  offrir  les  meilleurs 
mouillages  ,  puisque  la  mer  du  large  ne  peut  y  entrer 
d'aucun  côté. 

Il  résulte  des  observations  de  M.  Jacquinot,  que 
notre  observatoire ,  dans  l'anse  de  l'Astrolabe ,  était 
situé  par , 

4o°   58'  22"  latitude  méridionale. 
1700  35'  i5"  longitude  orientale, 
par  la  moyenne  des  marches  d'arrivée   «l   de  dépari   des  deu.v  montres , 
n.  38  (Motel),  et  n.  S 3  (Berthoud). 


DE  L'ASTROLABE.  43 

Pour  des  motifs  que  nous  exposerons  dans  la  partie  hydrographique,  nous  jg2- 
avons  adopté  pour  longitude  définitive  une  moyenne  entre  la  précédente  et  janvier 
celles  qu'on  déduirait  des  résultais  obtenus  dans  les  deux  derniers  voyages  de 
Cook,  par  les  astronomes  Wales  et  Rayley.  Notre  observatoire  dans  l'anse 
de  l'Astrolabe  se  trouve  ainsi  établi  par  1700  45'  3o"  longitude  :  c'est  à  cette 
position  que  se  trouvent  immédiatement  assujetties  celles  de  tous  les  autres 
points  du  Détroit  de  Cook. 

Déclinaison  de  l'aiguille  aimantée,  1  40  a 5'  N.  E. 


i  i  VOYAGE 


CHAPITRE  XIII 


TRAVERSEE    DE    1.  ANSE    DE   1.  ASTROLABE    A    LA    BAIE    HOLA-HOIA. 


1827.  Une  bonne  partie  de  la  nuit,  le  vent  souffla  avec 

22  janvier.  force.  ;}  y  eut  aussi  des  grains  de  pluie  abondante.  A 
deux  heures  du  matin,  le  vent  cessa  tout-à-coup,  mais 
l'eau  continua  de  tomber  jusqu'à  cinq  heures  où  la  brise 
s'établit  au  sud.  Aussitôt  la  dernière  ancre  fut  levée, 
et  la  corvette  appareilla.  En  voyant  nos  dispositions 
de  départ ,  les  naturels  s'embarquèrent  en  masse  dans 
une  de  leurs  pirogues  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fans  au  nombre  de  trente  pour  nous  faire  une  dernière 
visite  et  obtenir  encore  quelques  bagatelles  de  notre 
part.  Leurs  cris  perpétuels  nous  assourdissaient,  tan- 
dis qu'en  se  jetant  élourdiment  sous  les  pas  des  mate- 
lots ,  ils  nous  gênaient  beaucoup  pour  la  manœuvre. 
J'endurai  cependant  leur  présence  importune  jusqu'au 
bout,  afin  de  leur  laisser  une  opinion  favorable  du 
caractère  de  leurs  hôtes.  Heureusement  la  pluie  finit 
par  nous  en  débarrasser  ,  et  nous  restâmes  en  calme  à 


DE  L'ASTROLABE.  45 

deux  milles  au  plus  de  terre.  Les  sauvages  profitèrent  1S27. 
encore  de  cette  circonstance  pour  faire  une  courte  Janvier- 
apparition  le  long  du  bord  vers  onze  heures.  Enfin , 
au  moyen  d'une  faible  brise  du  nord  au  N.  I>.  O.  ,  je 
m'acheminai  lentement  vers  la  coupée  que  j'avais 
remarquée  sur  la  cote  orientale.  A  trois  heures  qua- 
rante-cinq minutes  du  soir,  et  à  la  distance  de  quinze 
milles  environ,  cette  coupée  ne  se  dessinant  plus  pour 
moi  que  comme  une  baie  peu  profonde,  je  m'étais 
déterminé  «à  serrer  le  vent  jusqu'au  N.  E.  1ji  E.,  vers 
une  autre  ouverture  bien  plus  prononcée.  Cependant , 
une  heure  après  ,  le  premier  enfoncement  prenant  un 
nouvel  aspect,  et  M.  Guilbert  croyant  y  découvrir 
l'existence  d'un  canal ,  je  laissai  porter  dessus  pour 
m'en  rapprocher  etm'épargner  par  la  suite  des  regrets 
tardifs. 

A  sept  heures  quarante  minutes  du  soir,  nous  étions 
par  le  travers  de  cette  baie  et  à  moins  d'une  lieue  des 
deux  pointes.  De  là  nous  pûmes  nous  convaincre 
qu'elle  ne  contenait  aucun  canal  praticable  à  notre 
navire.  Du  reste  cette  baie  à  laquelle  j'ai  laissé  le  nom 
de  baie  de  Croisilles ,  doit  offrir  un  vaste  et  bon 
mouillage  pour  tous  les  vents  du  S.,  de  l'E.  et 
même  du  N.  O. ,  à  cause  de  quelques  îles  situées  près 
de  la  pointe  du  nord  et  qui  doivent  l'abriter  parfaite- 
ment de  ce  côté.  Près  de  nous,  la  côte  était  très- 
raide  de  toutes  parts  et  le  fond  se  soutenait  à  vingt-cinq 
brasses.  11  était  trop  tard  pour  chercher  un  mouillage 
convenable  ;  en  conséquence ,  je  remis  le  cap  au  large 
pour  y  passer  la  nuit  ;  mais  à  peine  eûmes-nous  changé 


if,  VOYAGE 

1S2;.  d'amures,  que  nous  tombâmes  en  eaime  plat ,  tout-à- 
jaamtr.  fyfa  j,  ja  ,nerc[  du  courant  et  d'une  houle  assez  lourde. 
C'est  ainsi  que  nous  passâmes  la  nuit  entière  ,  à  moins 
de  trois  milles  de  terre,  en  proie  à  la  plus  vive  inquié- 
tude et  redoutant  d'être  entraînés  malgré  nous  à  la 
ente.  La  sonde  jetée  régulièrement  toutes  les  demi- 
heures  nous  rapportait  constamment  vingt-cinq  bras- 
ses, fond  de  vase.  Mais  je  reculais  à  mouiller  jusqu'à 
l'extrémité ,  car  je  craignais  d'être  surpris  à  l'ancre  par 
un  vent  forcé  du  N.  O.,  qui  nous  eût  laissés  presque 
sans  ressource. 
23.  Vers  quatre  heures  du  matin ,  nous  reconnûmes 

que  nous  avions,  malgré  nos  soins  ,  beaucoup  appro- 
ché la  terre,  et  nous  en  étions  à  moins  d'une  demi- 
lieue.  Vainement  je  fis  armer  les  avirons  de  galère  et 
manœuvrai  pour  profiter  des  risées  les  plus  légères  ;  la 
houle  continua  de  nous  jeter  de  plus  en  plus  à  la  côte, 
et  à  huit  heures  dix  minutes ,  malgré  ma  répugnance 
et  tous  les  efforts  que  nous  avions  tentés ,  il  ne  me 
resta  pas  d'autre  parti  à  prendre  que  de  mouiller  par 
vingt  brasses.  Nous  n'étions  pas  alors  à  plus  de  cinq 
cents  toises  des  rochers  du  rivage  sur  lesquels  la  mer 
déferlait  avec  violence. 

Il  existe  une  différence  étonnante  entre  l'aspect  de 
la  cote  occidentale  de  la  baie  Tasman  et  celui  de  sa 
cote  orientale.  Celle-ci,  battue  par  les  tourmentes  de 
l'ouest ,  n'offre  qu'une  terre  escarpée ,  souvent  dé- 
pouillée et  presque  toujours  inabordable.  Elle  nous 
rappelait  le  ton  triste  et  monotone  de  celle  que  nous 
avions  prolongée  depuis  les  Cinq-Doigts  jusqu'au  cap 


DE  L'ASTROLABE.  47 

des  Rochers.   D'ailleurs  la  houle   d'ouest  y   paraît      1827. 
presque  permanente  et  en  rend  la  navigation  maussade     3myivr- 
et  dangereuse ,  autant  qu'elle  est  douce  et  sûre  le  long 
de  la  rive  opposée. 

De  huit  à  neuf  heures,  une  pirogue,  montée  par 
deux  naturels ,  se  montra  à  l'entrée  de  la  haie  de  Croi- 
silles,  puis  elle  disparut.  Nous  étions  tellement  fati- 
gués de  notre  position  ,  que  nous  n'y  prêtâmes  qu'une 
attention  légère. 

Dès  neuf  heures  un  quart ,  je  profitai  d'un  joli  frais 
de  N.  O.  pour  appareiller  en  hâte  et  conduire  le 
navire  vers  le  canal  que  j'avais  observé  la  veille  dans 
le  N.  N.'  E.  et  qui  me  semblait  établir  une  communi- 
cation entre  la  baie  Tasman  et  la  baie  de  l'Amirauté. 
INous  prolongeâmes  la  côte  à  moins  de  deux  milles  de 
distance,  bien  que  la  brise  fût  incertaine  et  m'eût  me- 
nue <;  diverses  fois  de  me  laisser  à  la  merci  de  la  houle. 
A  quatre  heures  cinquante  minutes  après  midi,  nous 
étions  parvenus  vis-à-vis  l'entrée  du  canal,  et  je  don- 
nais dedans  à  toutes  voiles  ,  quand  la  vigie  des  barres 
annonça  que  la  passe  était  barrée  par  des  brisans  dont 
nous  n'étions  plus  qu'à  deux  ou  trois  encablures.  A 
l'instant  31 .  Guilbert  s'élança  dans  la  hune  et  confirma 
ce  rapport.  Il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre  ;  sur1 
le-champ,  toutes  les  voiles  furent  carguées,  et  l'ancre 
de  bâbord  fut  mouillée  par  dix-sept  brasses,  à  mi- 
chenal  environ  et  à  un  mille  au  plus  de  chacune  des 
deux  pointes.  Le  venl  menaçait  de  fraîchir  au  N-,  O. , 
et  la  houle  ayant  beaucoup  grossi,  je  fis  sur-le-champ 
filer  cinquante  brasses  du  câble. 


VOYAGE 

MM.  Lottin  et  Gressien  furent  expédiés  dans  deux 
canots  pour  prolonger  chacun  de  leur  côté  les  deux 
bords  du  canal,  en  reconnaître  les  dangers  et  s'assurer 
si  la  passe  pouvait  effectivement  nous  conduire  dans 
la  baie  de  l'Amirauté. 

Ils  furent  près  de  quatre  heures  dans  leurs  recher- 
ches, et,  à  leur  retour,  ils  m'apprirent  qu'à  l'exception 
du  brisant  qui  se  prolongeait  à  une  bonne  distance 
de  la  pointe  du  N.  O. ,  le  chenal  leur  avait  paru  très- 
sain  dans  toute  son  étendue.  Ils  ne  pouvaient  cepen- 
dant garantir  qu'il  fût  encore  praticable  dans  sa  partie 
ia  plus  élroite,  au  lieu  même  où  il  débouche  dans  la 
baie  de  l'Amirauté.  M.  Lottin,  qui  s'en  était  approché 
de  plus  près,  l'avait  trouvé  presque  entièrement  barré 
par  des  roches  à  peine  saillantes. hors  de  l'eau;  il  y 
régnait  en  outre  un  courant  très-violent,  accompagné 
de  remoux  et  de  tourbillons  qui  avaient  failli  entraîner 
son  canot  sur  les  brisans ,  et  ce  n'était  qu'avec  une 
peine  extrême  qu'il  avait  pu  se  tirer  de  ce  pas  périlleux. 
Cette  passe  était  éloignée  d'une  lieue  et  demie  de  notre 
mouillage,  et,  au  retour,  le  courant  avait  beaucoup 
contrarié  ces  deux  officiers  ;  aussi  les  canotiers  élaienl- 
ils  exténués  de  fatigue. 

Je  m'attendais  à  voir  le  vent  tomber  à  la  nuit  comme 
de  coutume  ;  il  n'en  fut  rien  ;  au  contraire ,  il  fraîchit 
rapidement  au  N.  O.  A  neuf  heures  ,  quand  les  canots 
rentrèrent,  il  était  déjà  si  fort  et  avait  soulevé  une  si 
grosse  houle  qu'on  eut  beaucoup  de  peine  à  les  hisser 
sans  les  briser.  De  dix  à  onze  heures,  il  ventait  grand 
Irais,  la  mer  étail  devenue  très-grosse;  la  corvette 


DE  L'ASTROLABE. 


49 


tanguait  avec  une  extrême  violence  sur  son  câble ,  et 
dans  les  coups  les  plus  forts ,  la  lame ,  sautant  par- 
dessus le  navire ,  couvrait  en  entier  le  gaillard  d'avant. 
Nous  courions  le  risque  de  sancir  à  lame.  A  onze 
heures  ,  je  fis  filer  jusqu'à  soixanle-et-dix  brasses  du 
câble,  et  quelques  minutes  après,  ayant  chassé  sensi- 
blement, nous  mouillâmes  l'ancre  de  tribord  ,  avec  la 
grosse  chaîne  achetée  à  Port-Jackson  ,  enfilant  encore 
vingt  brasses  du  câble  pour  la  faire  travailler. 


1827. 

Janvier. 


Notre  position  était  extrêmement  critique,  car  si 
la  chaîne  et  le  câble  ne  pouvaient  nous  soutenir,  la 
corvette  allait  se  briser  sur  une  côte  de  fer  dont  nous 
n'étions  pas  éloignés  de  plus  de  trois  ou  quatre  enca- 
blures. La  mer  y  brisait  avec  une  telle  fureur,  que 
s'entr'ouvrir  et  s'y  réduire  en  morceaux  n'eût  été  pour 
P Astrolabe  que  l'affaire  de  quelques  minutes,  flïen 
certainement  personne  de  l'équipage  n'eût  échappé  à 
cette  catastrophe  :  il  est  même  douteux  que  la  cote 

TOME    II.  i 


VOYAGE 

(8s*.       en  cùl  pu  conserver  quelque  vestige,  tant  la  destruc- 
7amar.      tjon  <(„  n;ivire  eût  été  complète. 
,.,.  Toute  vive  quelle  était  déjà,  notre  anxiété  devint 

plus  grande  encore  ,  quand ,  à  deux  heures  qua- 
rante-cinq minutes,  voyant  que  nous  chassions  de 
nouveau ,  nous  reconnûmes  que  le  cable  de  bâbord 
«■tait  coupé.  Nous  filâmes  à  l'instant  soixante  brasses 
de  la  chaîne  qui  était  devenue  notre  unique  ressource, 
et  nous  étalingâmes  un  câble  neuf  sur  l'ancre  de  veille 
à  tribord,  toute  prête  à  mouiller  en  cas  de  besoin. 
Mais  la  chaîne  seule  nous  soutint.  D'ailleurs  le  vent 
mollit  tout-à-coup ,  la  houle  s'apaisa ,  et  le  temps 
s'embellit  comme  par  enchantement.  Quiconque  s'est 
trouvé  en  pareille  situation  doit  sentir  de  quel  fardeau 
nous  fûmes  soulagés. 

À  peine  le  jour  commençait  à  poindre  que  nous 
nous  occupâmes  de  haler  à  bord  le  bout  du  câble  cassé: 
il  avait  été  coupé  à  douze  brasses  de  l'étalingure,  et  en 
outre  fortement  ragué  en  plusieurs  autres  endroits. 
Ceci  nous  prouva  que  le  fond  était  semé  de  rochers 
tranchans ,  et  nous  nous  félicitâmes  de  ce  que  cet 
accident  n'avait  pas  eu  lieu  au  fort  du  mauvais  temps. 

Le  grand  canot  porta  deux  grelins  sur  l'orin  de 
l'ancre,  afin  de  la  sauver.  A  huit  heures  nous  virâmes 
sur  la  chaîne ,  et  quand  l'ancre  vint  au  niveau  de  l'eau, 
nous  reconnûmes,  avec  autant  de  surprise  que  de  re- 
gret, qu'une  de  ses  pattes  était  cassée ,  ce  qui  avait  été 
au#si  occasioné  sans  doute  par  la  nature  du  fond.  Ainsi 
durant  plusieurs  heures  le  salut  de  l'Astrolabe  n'avait 
pour  ainsi  dire  tenu  qu'à  un  fil  !.. . 


DE  LASTROIATÏE.  51 


1027. 


Nous  virâmes  ensuite  sur  l'ancre  du  cable  coupé, 
en  avant  soin  de  renforcer  l'orin  par  un  solide  maillon.     Jan>'ier- 
Celte  précaution  nous  fut  utile ,  car  à  peine  l'ancre 
approchait-elle  de  la  surface  de  la  mer  que  l'orin  rom- 
pit, et  sans  le  maillon  l'ancre  était  perdue. 

A  neuf  heures  dix  minutes  ,  nous  commençâmes  à 
faire  route  sous  petite  voilure,  pour  donner  dans  le 
canal  de  communication  des  deux  haies  :  nous  lais- 
sâmes près  de  nous  ,  à  bâbord ,  deux  roches  sous  l'eau 
fort,  dangereuses  ,  puis  nous  nous  trouvâmes  dans  un 
bassin  d'une  eau  paisible  et  qui  n'offrait  alors  aucune 
apparence  de  courant.  Comme  la  brise  dépendait  tou- 
jours de  l'ouest ,  je  serrais  la  bande  occidentale  à  deux 
cents  toises  de  distance  ,  pour  me  maintenir  au  vent. 

Notre  navigation  dans  ce  chenal  étroit  et  encaissé , 
entre  deux  chaînes  de  montagnes  élevées ,  avait  quel- 
que chose  d'imposant.  D'un  côté  des  forets  épaisses  , 
de  l'autre  des  taillis  ou  seulement  de  hautes  fougères  ; 
derrière  nous  les  côtes  de  la  baie  Tasman  s'enfuyant 
à  l'horizon  ;  devant  nous  les  îles  et  les  îlots  de  la  baie 
de  l'Amirauté  ,  apparaissant  par  le  travers  de  la  passe 
comme  par  un  tube  d'optique,  et  grandissant  graduel- 
lement à  nos  yeux  :  tel  était  le  spectacle  extraor- 
dinaire dont  nous  aurions  pu  jouir,  si  les  soucis  du 
navire  n'étaient  venus  nous  en  empêcher. 

Parvenu  à  quatre  cents  toises  environ  de  la  passe  , 
je  vis  qu'elle  était  presque  complètement  barrée  par 
des  rochers  à  fleur-d'eau  ,  et  je  fus  obligé  d'envoyer 
M.  Gressien  pour  la  reconnaître  de  plus  près ,  tandis 
que  j'avançais  lentement  sous  une  très-faible  voilure. 

4' 


VOYAGE 

is2-.  Après  avoir  fait  quelques  sondes  et  examiné  la  passe, 
jarni.r.  cet  0flpicjer  revint  m'annoncer  qu'elle  était  praticable 
quoique  trèsrétrécie ,  et  que  le  grand  fond  était  du 
côté  de  la  rive  de  l'est;  mais  que  le  courant  commen- 
çait à  entrer,  et  que,  sans  une  forte  brise ,  il  serait  dif- 
ficile de  le  refouler.  Toutefois  je  voulus  tenter  l'aven- 
ture ,  je  fis  servir  en  augmentant  de  voiles,  et  la  cor- 
vette n'était  plus  qu'à  une  encablure  de  la  passe,  quand 
la  barre  se  souleva  tout-à-coup  en  nappe  écumante ,  et 
les  eaux  se  précipitèrent  dans  le  bassin  par  tourbillons 
d'une  violence  incroyable.  A  l'instant  la  corvette  obéit 
à  l'action  du  courant  qui  la  renvoya  rapidement  dans 
l'intérieur  du  bassin  des  Courans ,  en  la  faisant  pi- 
rouetter plusieurs  fois  sur  elle-même. 

J'aimais  mieux  sans  doute  la  voir  repoussée  dans  le 
bassin,  qu'entraînée  sur  les  brisans  de  la  passe;  mais 
je  fus  contrarié  autant  que  surpris  quand  je  m'aper- 
çus que  le  courant,  au  lieu  de  la  maintenir  vers  le 
milieu  du  canal,  la  portait  droit  à  la  côte  sur  un  morne 
(pointe  des  Tourbillons)  qui  nous  restait  précisément 
au  sud.  Ainsi  en  deux  ou  trois  minutes,  avant  que  les 
ancres  pussent  être  dégagées ,  l'avant  du  navire  n'était 
plus  qu'à  quelques  brasses  des  rochers  de  la  côte. 
11  allait  être  lancé  sur  la  pointe  de  toute  la  vitesse 
du  courant.  Pour  amortir  du  moins  la  violence  du 
coup,  je  fis  agir  obliquement  le  grand  canot  sur  la 
touline,  et  au  même  instant  l'ancre  enfin  dégagée 
tomba.  Quoiqu'à  pic  elle  nous  soutint  à  flot.  Pour- 
tant elle  n'eût  pas  empêché  la  .corvette  de  talon- 
ner, si  le  tourbillon  dans  lequel' elle  se  trouvait  ne 


DE  L'ASTROLABE.  .53 

l'eût  encore  fait  pirouetter  deux  ou  trois  fois  sur  elle-  1827. 
même  en  la  maintenant  par  un  fond  de  sept  à  huit  Janvier, 
brasses,  à  quelques  pieds  seulement  des  rochers,  de 
manière  à  les  effleurer  sans  les  toucher  d'aucune  fa- 
çon. Il  était  alors  midi  précis  ;  M.  Jacquinot  était  des- 
cendu dans  le  grand  canot  pour  mieux  observer  la 
hauteur  méridienne  du  soleil ,  à  cause  de  la  dépres- 
sion ;  et  tous  ces  mouvemens  furent  si  instantanés  que 
cet  officier  ne  s'en  aperçut  que  quand  tout  fut  terminé. 

Sur-le-champ  l'ancre  moyenne  fut  embarquée  dans 
le  grand  canot  pour  aller  la  mouiller  au  large  à  la  lon- 
gueur d'un  grelin  :  mais  quoique  fortement  armé 
et  remorqué  en  outre  par  la  yole,  le  canot,  entraîné 
par  le  courant,  put  à  peine  porter  l'ancre  à  trente  ou 
quarante  toises.  Cependant,  dès  que  nous  eûmes  le 
bout  du  grelin  ,  nous  virâmes  dessus ,  en  traînant 
après  nous  la  grosse  ancre  qui  par  bonheur  avait  lâché 
prise.  Vers  une  heure  après  midi,  nous  nous  trou- 
vâmes à  long  pic  de  l'ancre  moyenne  et  a  vingt  brasses 
de  la  cote. 

Jaloux  de  donner  à  chacun  de  nos  collaborateurs  le 
moyen  d'employer  utilement  son  temps  ,  je  fis  mettre 
sur-le-champ  sur  la  plage  voisine  les  naturalistes  et  le 
peintre  de  l'expédition,  ainsi  que  MM.  Guilbert  et 
Paris.  Ces  deux  derniers  gravirent  séparément  la  cime 
de  deux  mornes  ,  qui  dominaient  à  la  fois  les  baies  de 
Tasman  et  de  l'Amirauté  ,  pour  se  procurer  une  vue 
exacte  de  leurs  détails,  et  prendre  des  relèvemens 
utiles  a  la  géographie  du  détroit.  En  agissant  ainsi 
j'avais  un  double  but  :  celui  d'utiliser  le  zèle  et  les 


VOYAGE 

182;.  momens  de  personnes  dont  la  présence  à  bord  était 
janM.r.  jnutjl(.  aux  manœuvres  que  nous  avions  à  faire, 
surtout  d'étourdir  les  matelots  sur  les  dangers  que 
nous  pouvions  courir,  en  leur  prouvant  que  les  tra- 
vaux se  poursuivaient  comme  dans  les  circonstances 
les  plus  heureuses  de  notre  navigation.  C'est  la  marche 
que  j'ai  constamment  suivie,  et  je  crois  quelle  était 
indispensable,  surtout  avec  des  êtres  aussi  pusillani- 
mes que  l'étaient  la  plupart  de  nos  matelots. 

Tandis  que  nos  compagnons  s'occupaient  utilement 
à  terre ,  à  bord  nous  redoublions  d'efforts  pour  re- 
mettre la  corvette  en  sûreté.  Le  grand  canot  ayant  re- 
pris deux  grelins  et  une  ancre  à  jet ,  partit  pour  aller 
la  mouiller  le  plus  au  large  possible;  mais  toujours 
maîtrisé  par  le  courant  qui  l'entraînait  avec  force  vers 
la  baie  Tasman,  il  ne  put  guère  la  porter  qu'à  une 
encablure  de  terre  ;  nous  virâmes  donc  en  dérapant 
l'ancre  bâtarde ,  et  le  courant  nous  lit  engager  celle-ci 
avec  la  grosse  qui  était  encore  à  la  traîne.  Les  câbles, 
les  grelins  et  les  orins  s'entortillèrent  si  bien,  qu'il 
fallut  un  temps  considérable  et  beaucoup  de  travail 
pour  mettre  en  ordre  ce  brouillamini.  Enfin,  à  qua- 
tre heures  tout  fut  prêt,  et  nous  pûmes  laisser  re- 
tomber l'ancre  moyenne  avec  la  petite  chaîne  par 
vingt  et  une  brasses ,  gravier  et  coquilles ,  à  une  bonne 
encablure  de  la  côte.  Puis  l'ancre  à  jet  fut  relevée. 

Ce  ne  fut  qu'alors  que  l'équipage  qui  travaillait  sans 
interruption  depuis  quatre  heures  du  matin,  et  n'avait 
eu  qu'un  quart  d'heure  de  repos  pour  déjeuner,  put 
prendre  son  dîner.  En  celle  occasion  je  remarquai 


DE  L'ASTROLABE.  55 

que  ces  matelots,  naturellement  paresseux  et  gron-      1827. 
deurs  dans  les  mauvais  temps  ordinaires,   s'étaient     Janm'r- 
montrés  actifs,   soumis  et  même  assez  résignés  dans 
les  dangers  que  nous  venions  de  courir.  Cette  obser- 
vation me  fit  plaisir  en  me  montrant  ce  dont  ils  étaient 
capables  dans  les  momcns  décisifs. 

Dans  la  soirée,  on  s'occupa  de  dégager  le  pont,  qui 
était  plus  encombré  de  cables,  de  chaînes  et  de  gre- 
lins, qu'il  ne  l'avait  jamais  été,  et  à  tout  préparer  poul- 
ies manœuvres  qu'il  nous  restait  à  exécuter  pour  nous 
tirer  du  bassin  des  Courans. 

Pendant  ce  temps ,  accompagné  de  M.  Guilbert  qui 
était  revenu  de  son  excursion ,  je  m'embarquai  dans 
la  baleinière  pour  aller  visiter  la  passe.  Ce  que  je  pus 
en  voir  cette  fois  me  persuada  qu'il  eût  été  très-impru- 
dent de  s'y  risquer  avant  de  la  bien  connaître,  ainsi 
que  la  portion  de  mer  au-delà  dans  la  baie  de  l'Ami- 
rauté, et  il  était  impossible  pour  le  moment  de  sonder 
ni  l'une  ni  l'autre.  La  marée  avait  reversé  et  le  cou- 
rant portait  désormais  dans  la  baie  de  l'Amirauté: 
mais  son  action  était  trop  irrégulière ,  et  la  mer  tour-  . 
billonnait  d'une  manière  effrayante.  La  pointe  du 
N.  O.  se  prolongeait  en  une  chaîne  de  roches  à  fleur 
d'eau,  qui,  en  fermant  aux  trois  quarts  la  passe,  arrê- 
tait les  eaux  dans  leur  cours,  et  formait  une  barre 
presque  perpétuelle  dans  la  seule  partie  libre.  L'effet 
de  cette  contraction  dans  leur  masse  se  faisait  sentir 
dans  notre  bassin ,  et  son  niveau  était  plus  élevé 
que  celui  des  eaux  de  la  baie  de  l'Amirauté.  Dans 
la  baleinière  il  fallait  toute'  la  force  de  six  hommes 


06  VOYAGE 

[t„.  pour  surmonter  l'effet  du  courant  hors  de  son  lit, 
jaanar.  ^  l'on  peut  juger  quelle  devait  être  son  impétuo- 
sité dans  sa  vraie  sphère  d'action.  Il  y  avait  lieu 
de  croire  que  le  moment  de  la  basse  mer  devait 
être  le  plus  favorable  pour  tenter  ce  passage  :  mais 
alors  le  courant  était  contraire ,  et  le  secours 
d'une  brise  favorable  et  bien  établie  devenait  indis- 
pensable. Presque  à  toucher  la  barre,  et  contre  la 
pointe  de  l'est,  je  trouvai  vingt,  vingt-cinq  et  jusqu'à 
quarante  brasses  sans  fond.  Une  foule  de  cormorans 
perchés  sur  les  arbustes  de  la  rive  opposée  étaient  les 
uniques  gardiens  de  ce  bassin. 

Nous  passâmes  la  nuit  sur  notre  ancre  moyenne , 
et  quarante-deux  brasses  de  chaîne.  Il  lit  calme  jus- 
qu'à minuit ,  puis  le  ciel  se  chargea  ;  il  vint  des  rafales 
25.       du  N.  au  N.  O.,  et  la  pluie  fut  continuelle  pendant 
quelques  heures. 

M.  Guilbert  employa  la  journée  entière  à  lever  le 
plan  du  bassin  où  nous  nous  trouvions ,  et  il  résulta 
de  son  exploration  que  partout  il  y  a  un  fond  régulier 
de  vingt  à  vingt-cinq  brasses,  gravier  et  coquilles, 
presque  à  toucher  terre,  excepté  en  quelques  endroits 
où  l'on  trouve  de  la  vase.  • 

Je  partis  moi-même  à  dix  heures  du  matin  avec 
M.  Gressien  pour  aller  de  nouveau  examiner  la  passe 
ou  du  moins  ses  abords.  La  marée  était  presque  basse, 
et  je  reconnus  avec  plaisir  que  la  mer  ne  brisait  que 
faiblement  sur  les  rochers  ,  malgré  les  tourbillons  qui 
régnaient  encore.  Je  me  hasardai  à  sonder  au  beau 
milieu  de  la  passe  où  je  trouvai  grand  fond  ,  et  sans 


DE  L'ASTROLABE.  57 

nous  en  apercevoir,  le  courant  nous  emporta  rapide-  1827. 
ment  dans  la  baie  de  l'Amirauté.  Un  moment  je  fus  '"■">■■ 
inquiet  de  la  manière  dont  nous  pourrions  rentrer  dans 
le  bassin  des  courans  ,  à  cause  de  la  barre  redoutable 
que  la  marée  contraire  allait  y  rétablir.  Enfin ,  je  pris 
mon  parti,  certain  que  nous  pourrions  toujours  y  re- 
venir par  terre  en  traversant  la  presqu'île ,  et  qu'après 
tout  nous  en  serions  quittes  pour  sacrifier  le  canot. 

Dès-lors  je  m'avançai  avec  confiance  à  un  demi- 
mille  dans  la  baie  de  l'Amirauté  dont  le  bassin  me  parut 
très-sûr  et  beaucoup  moins  barré  d'iles  et  d'ilôts  à  son 
ouverture  que  Cook  ne  l'avait  figuré.  A  la  plage  nous 
vîmes  quelques  villages  de  naturels,  et  même  une 
pirogue  en  mer,  dont  j'aurais  volontiers  attendu  la 
visite  :  mais  il  était  essentiel  de  ne  pas  perdre  un  temps 
précieux  pour  l'objet  que  je  m'étais  proposé  ;  je  re- 
tournai donc  en  bâte  à  la  passe  où  je  trouvai  la  mer 
parfaitement  calme.  C'était  le  moment  précis  où  le 
courant  se  trouvait  étale ,  et  pendant  le  séjour  que 
nous  avons  été  obligés  de  faire  dans  ce  bassin ,  nous 
avons  observé  que  cela  durait  rarement  plus  d'un 
quart  d'heure.  C'était  pour  nous  une  chose  tout-à-fail 
extraordinaire  de  pouvoir  circuler  paisiblement  avec 
notre  canot  dans  cet  espace  que  nous  avions  vu  sans 
cesse  occupé  par  des  tourbillons  impétueux  et  une 
barre  menaçante.  J'en  profitai  pour  le  sonder  avec 
soin.  Je  reconnus  que  toute  la  partie  du  N.  O.  était 
effectivement  barrée  par  des  rochers  à  fleur  d'eau  alors 
entièrement  à  découvert ,  et  qu'en  outre  quelques 
roches  isolées  à  huit  ou  <li\  pieds  sous  l'eau  prolon- 


58  VOYAGE 

• 

1S2-.       geaient  encore  cetle  chaîne.  Ainsi  la  seule  partie  pra- 
jmnm.      ticable  se  réduisait  à  trente  ou  quarante  toises  de  lar- 
geur, près  de  la  pointe  du  S.  E.;  duresle ,  cette  pointe 
était  aussi  acore  qu'un  quai ,  et  pouvait  être  accostée 
à  toucher  sans  aucun  danger. 

De  ce  moment  je  résolus  d'y  faire  passer  l'Astro- 
labe au  premier  vent  favorable ,  par  la  double  consi- 
dération que  ce  trajet  nous  épargnerait  un  tour  long  et 
désagréable ,  et  qu'il  nous  procurerait  en  même  temps 
le  moyen  de  faire  la  géographie  exacte  de  la  baie  de 
l'Amirauté.  J'appelai  M.  Guilbert  que  je  vis  à  quelque 
distance  sur  la  route  du  bord,  et  l'invitai  à  se  rendre 
en  hàle  à  la  passe ,  pour  y  profiter  du  calme  afin  de 
placer  ses  sondes.  Mais  déjà  le  courant  commençait  à 
reverser  dans  notre  bassin  ,  et  il  lui  devint  impossible 
même  d'approcher  de  la  passe ,  malgré  tous  les  efforts 
de  ses  canotiers. 

De  là  ,  je  me  portai  sur  une  plage  de  l'île  peu  éloi- 
gnée de  la  passe ,  où  je  restai  une  heure  à  me  pro- 
mener et  à  cueillir  des  plantes.  De  nouveau  je  fus 
frappé  de  la  ressemblance  qui  existe ,  pour  le  ton 
général,  entre  la  végétation  de  cette  partie  du  monde 
et  celle  de  la  Polynésie.  D'un  autre  côté,  on  ne  peut 
disconvenir  que  la  Nouvelle-Zélande  reproduit  plu- 
sieurs des  espèces  de  l'Australie,  malgré  la  différence 
qu'offrent  entre  elles  au  premier  coup-d'œil  les  Flores 
de  ces  deux  contrées.  Cette  double  observation  conduit 
naturellement  à  penser  que  la  Nouvelle-Zélande,  mal- 
gré sa  haute  latitude ,  présente  un  système  de  vé- 
gétation intermédiaire  entre  celle  de  la  Polynésie  et 


DE  L'ASTROLABE.  59 

celle  de  la  Nouvelle-Hollande,  une  sorte  de  transition       18*7. 
de  Tune  à  l'autre.  Janvier- 


Cet  endroit  m'offrit  plusieurs  touffes  de  phor- 
înium,  et,  bien  que  sa  station  favorite  soit  le  bord 
des  torrens,  je  l'ai  vu  croître  avec  vigueur  sur  les 
roches  maritimes  presque  nues.  Près  de  la  grève,  pi.  xliii. 
une  jolie  cascade  roule  ses  eaux  à  travers  les  ro- 
chers et  les  débris  des  arbres  qui  ont  succombé  à 
l'action  des  vents  ou  des  siècles,  et  fournirait  facile- 
ment aux  besoins  d'une  flotte  entière. 

De  retour  à  bord ,  vers  une  heure ,  j'envoyai  le 
grand  canot  élonger  une  ancre  à  jet  a  deux  encablures 
au  large,  vers  le  milieu  du  chenal  :  puis  nous  nous 
halâmes  dessus,  après  avoir  relevé  l'ancre  moyenne, 
et  nous  venions  de  mouiller  celle-ci  à  la  place  de  l'au- 
tre, quand  le  vent  s'étant  élevé  au  N.  O.  amena  des 
rafales  chargées  de  pluie ,  et  fît  chasser  l'ancre.  Cin- 
quante brasses  déchaîne  furent  filées ,  et  la  corvette 
s'arrêta  à  une  encablure  environ  du  rivage.  Ainsi  tout. 


M  VOYAGE 

18a;.       notre  travail  de  la  journée  se  trouva  inutile,  et  nous 
Umm  <■      ne  fûmes  pas  plus  avancés  qu'auparavant. 

A  la  nuit,  le  vent  força;  il  souffla  grand  frais  avec 
des  rafales  ,  de  la  pluie ,  des  éclairs  et  du  tonnerre. 
Pour  ménager  la  petite  chaîne  qui  travaillait  beaucoup, 
et  ne  pas  tomber  à  la  côte,  il  fallut  mouiller  une  ancre 
de  poste  avec  la  grosse  chaîne ,  et  nous  filâmes  trente 
brasses  de  celle-ci. 
26.  Le  vent  s'apaisa  à  minuit  :  au  point  du  jour,  on 

se  remit  au  travail.  La  grosse  ancre  et  la  moyenne 
furent  relevées  ;  puis  on  se  hala  sur  une  ancre  à  jet 
mouillée  à  trois  encablures  au  vent  par  vingt  et  une 
brasses.  Nous  restâmes  sur  quatre-vingts  brasses  de 
grelin ,  attendant  un  instant  favorable  pour  mettre 
à  la  voile.  A  neuf  heures ,  je  crus  l'avoir  rencontré 
dans  le  jusant  et  une  jolie  brise  d'O.  S.  O.,  qui 
s'annonça  d'une  manière  décidée.  Le  grelin  et  l'ancre 
à  jet  furent  vivement  enlevés ,  la  misaine  et  les  huniers 
appareillés  à  l'instant  ;  mais  à  peine  finissions-nous 
notre  abattée  que  le  vent  en  mollissant  sauta  du  sud 
au  nord.  Alors  le  courant,  nous  prenant  par  le  tra- 
vers, nous  entraîna  encore  une  fois  à  une  demi-enca- 
blure du  malheureux  cap  des  Tourbillons.  Une  ancre 
à  jet  ne  put  nous  soutenir ,  et  il  fallut  ajouter  l'ancre 
moyenne  avec  la  chaîne. 

Nous  nous  touames  ensuite  sur  trois  aussières  élon- 
gées  au  large ,  et  qui  nous  éloignèrent  à  peine  d'une 
encablure  de  terre.  Cette  dernière  manœuvre  fut  ré- 
pétée ;  mais  nous  fûmes  tellement  contrariés ,  qu'à 
cinq  heures  du  soir  il  fallut  nous  contenter  de  laisser 


DE  L'ASTROIABE.  61 

tomber  l'ancre  de  poste  à  une  encablure  et  demie  1S27. 
de  la  côte.  Nous  avions  consumé  treize  heures  dans  Ja,lvier- 
des  travaux  accablans  et  continuels ,  élongé ,  mouillé, 
et  relevé  une  foule  d'ancres  et  de  grelins,  et  nous 
étions  moins  avancés  qu'en  commençant  la  journée. 
A  peine  les  canots  chargés  de  porter  les  ancres  et 
les  grelins  se  trouvaient-ils  à  une  certaine  distance 
du  navire ,  que  le  courant  les  entraînait  au  sud  avec 
une  violence  irrésistible,  et  les  plus  longues  touées 
se  réduisaient  à  un  demi-càble  ou  un  câble  au  plus. 
Dans  ce  funeste  bassin ,  le  supplice  des  Danaïdes 
se  renouvelait  pour  nous  ;  il  semblait  qu'un  malin 
génie  se  plût  chaque  jour  à  détruire  en  un  instant  le 
fruit  de  nos  plus  longs  efforts. 

Depuis  quelques  jours ,  je  souffrais  assez  vivement 
de  douleurs  de  côté,  et  les  fatigues  successives  de 
la  journée  n'ont  pas  contribué  à  les  apaiser.  Toute 
la  nuit  il  a  régné  une  forte  brise  de  N.  O.  et  O.  N.  O. 
avec  des  rafales  et  un  temps  clair.  Nos  chaînes  déjà 
bien  éprouvées  nous  rassurent,  autrement  notre  po- 
sition ne  serait  pas  sans  inquiétude. 

A  cinq  heures  et  demie  du  matin,  je  sautai  dans  la  27. 
yole ,  et  j'allai  chercher  un  endroit  propre  à  recevoir 
une  ancre  à  jet  à  quatre  encablures  au  vent  du  navire, 
afin  de  nous  haler  vers  l'autre  côté  de  la  baie,  et  nous 
placer  définitivement  en  appareillage  avec  les  vents 
régnans.  A  mon  extrême  surprise,  en  sondant  à  deux 
ou  trois  cents  toises  de  la  passe,  je  trouvai  que  tout 
cet  espace  était  occupé  par  un  banc  de  sable  recouvert 
seulement  par  quinze ,  douze ,  et  même  onze  pieds 


82  \  OYAGE 

181G.  d'eau  à  marée  basse.  Au-delà  le  fond  reprenait  su- 
j.M.vi. t.  bilement  vingt-deux  et  vingt  quatre  brasses  et  formait 
un  canal  étroit  le  long  de  l'île.  La  présence  de  ce 
banc  me  prouva  que  la  passe  était  encore  plus  dan- 
gereuse que  je  ne  pensais,  à  approeber  avec  un  navire 
d'un  aussi  fort  tirant  d'eau  qu'était  le  notre;  mais 
d'un  autre  côté  je  fus  ravi  de  la  découverte ,  en  ce 
que  le  haut -fond  m'offrait  un  point  d'appui  assuré 
pour  les  ancres  à  jet  que  je  voudrais  y  porter. 

Dès  que  je  fus  de  retour  à  bord,  j'envoyai  en  effet 
le  grand  canot  mouiller  une  ancre  à  jet  vers  ce  banc, 
et  il  rapportait  vers  le  bord  le  bout  de  trois  aussières 
dont  il  était  muni.  J'expédiais  en  même  temps  de  la 
corvette  la  baleinière  avec  deux  autres  aussières  pour 
joindre  à  celles  du  canot ,  tandis  que  nous  virions  sur 
notre  ancre.  Mais,  par  une  nouvelle  fatalité,  au  mo- 
ment même  où  les  embarcations  s'approchaient  l'une 
de  l'autre ,  le  courant  qui  jusqu'alors  avait  été  modéré 
et  nous  avait  permis  d'exécuter  les  premières  opéra- 
tions ,  le  courant  rentra  avec  violence  dans  la  baie 
Tasman,  et.  entraîna  rapidement  les  canots  chacun 
de  leur  côté.  Toute  tentative  ultérieure  devenait  inu- 
tile pour  le  moment  :  ainsi  nous  restâmes  à  pic  sur 
notre  ancre  ;  du  bord  on  haîa  la  baleinière  avec  ses 
aussières ,  et  je  (is  donner  l'ordre  au  grand  canot  de 
rembarquer  les  siennes  pour  se  tenir  à  pic  sur  son 
ancre. 

A  onze  heures  et  demie,  le  courant  régnant  encore 
avec  la  même  force,  et  craignant  que  le  temps  de 
l'étalé  ne  fût  trop  court  pour  exécuter  notre  mouve- 


DE  L'ASTROLABE.  B3 

ment,  j'expédiai  M.  Lottin  vers  le  grand  canot  avec  182?. 
l'ordre  de  relever  l'ancre  à  jet,  et  de  mouiller  pins  près  JanYier- 
de  la  corvette,  de  manière  à  pouvoir  rapporter  à  bord 
le  bout  des  trois  aussières.  Cette  manœuvre  fut  exé- 
cutée avec  succès.  A  une  heure  et  demie  nous  eûmes 
le  bout  des  aussières  :  la  grosse  ancre  fut  relevée ,  et 
nous  virâmes  sur  l'ancre  à  jet. 

A  trois  heures,  nous  laissâmes  retomber  l'ancre  de 
poste  par  cinq  brasses  et  demie ,  gravier  et  coquilles, 
sur  les  acores  du  banc ,  et  à  cinq  cents  toises  de  cha- 
cune des  rives  du  chenal.  Nous  conservâmes  le  bout 
du  grelin  à  bord,  et  nous  nous  trouvâmes  enfin  en 
position  d'appareiller  au  premier  vent  favorable. 

Le  soir,  accompagné  de  plusieurs  officiers,  j'allai  de 
nouveau  visiter  la  côte  de  l'île.  Je  voulus  pénétrer  dans 
l'intérieur,  mais  les  fourrés  et  la  pente  trop  rapide  du 
terrain  m'eurent  bientôt  rebuté.  De  la  pointe  des 
Récifs,  j'examinai  encore  attentivement  la  passe,  et 
me  promis  de  la  franchir  le  jour  suivant,  si  le  temps, 
le  permettait.  En  revenant  a  bord  ,  notre  canot  fut 
inopinément  enveloppé  par  les  tourbillons  écumans 
de  la  passe ,  et  nous  eûmes  quelque  peine  à  nous  en 
dégager.  Toutefois ,  en  cette  occasion  nous  éprou- 
vâmes que  leur  aspect  était  encore  plus  effrayant  que 
leur  effet  n'était  dangereux ,  du  moins  en  manœu- 
vrant convenablement. 

Dans  la  journée,  quelques  naturels  venant  de  la 
baie  de  l'Amirauté  s'avancèrent  jusqu'aux  récifs  de  la 
passe ,  et  communiquèrent  avec  nos  gens ,  mais  ils 
ne  voulurent  point  venir  à  bord.  Lorsque  nous  en- 


CA  VOYAGE 


1817. 


trames  dans  le  bassin  des  Courans ,  nous  avions  re- 
j.niM. t.  marqué  près  de  la  presqu'île  Lebrun  un  petit  village  ; 
lorsque  M.  Guilbert  se  trouvait  sur  le  sommet  du 
mont  qui  domine  les  deux  baies ,  il  en  avait  aperçu 
un  autre  sous  ses  pieds  du  côté  de  la  baie  de  l'Ami- 
rauté. Aucun  des  habilans  de  ces  deux  villages  ne  se 
montra  à  nos  regards ,  bien  qu'ils  ne  pussent  ignorer 
notre  présence;  les  tribus  de  ces  cantons  ne  connais- 
sant probablement  les  Européens  que  de  tradition, 
personne  parmi  eux  n'osa  se  hasarder  à  faire  avec 
nous  une  plus  ample  connaissance. 

Dans  la  soirée  et  la  nuit ,  l'éternel  vent  d'O.  souf- 
fla encore  avec  fureur  et  par  violentes  rafales.  Cette 
fois  notre  position  était  encore  plus  précaire  que  les 
nuits  précédentes  ;  car,  si  nous  eussions  chassé ,  le 
vent  nous  poussait  directement  sur  les  récifs  de  la 
passe,  et  là  notre  sort  ne  pouvait  être  douteux. 
28.  Je  vis  enfin   arriver  le  jour  qui  s'annonça  sous 

.d'heureux  auspices,  et  me  présagea  un  vent  favorable. 
Afin  de  ne  négliger  aucune  des  précautions  qui  étaient 
en  mon  pouvoir,  dès  quatre  heures  et  demie  je  me  ren- 
dis à  la  pointe  du  S.  E.  de  la  passe,  et  je  gravis  jusqu'à 
la  cime  du  morne  qui  la  domine.  Ce  ne  fut  pas  chose 
aisée,  eu  égard  à  l'escarpement  du  terrain  et  aux  four- 
rés impénétrables  de  fougères  qui  le  revêtent  à  une 
certaine  hauteur.  J'en  vins  pourtant  à  bout ,  et  de  ce 
mamelon  ma  vue  plongeant  sur  la  passe  me  démontra 
qu'elle  était  praticable  avec  de  grandes  précautions*. 
Pourtant  je  ne  me  dissimulais  pas  que  cette  entreprise 
pouvait  avoir  des  suites  funestes.  En  reportant  mes  re- 


DE  L'ASTROLABE.  65 

gards  sur  la  corvette ,  je  ne  pus  m'empêcher  de  songer  1827. 
involontairement  que  cette  machine  encore  si  bien  or-  JaQvier- 
ganisée,  si  imposante,  et  destinée  à  parcourir  une  si 
longue  carrière,  serait  dans  quelques  instans,  parle 
seul  effet  de  ma  volonté ,  exposée  à  trouver  sa  perte 
contre  les  rochers  situés  à  mes  pieds.  Dix  officiers, 
un  équipage  entier,  habitans  de  cette  cité  flottante 
devenue  leur  véritable  patrie,  n 'allaient-ils  pas  dans 
quelques  heures  se  trouver  réduits  à  chercher  leur 
salut  sur  une  rive  stérile  et  inhospitalière,  pour  y 
traîner  une  existence  misérable,  et  peut-être  y  périr 

sans  revoir  leurs  païens  et  leurs  amis? De  pareilles 

réflexions  ébranlèrent  un  moment  ma  résolution  : 
mais  elle  se  raffermit  bientôt,  et  je  ne  retournai  à 
bord  que  décidé  à  tenter  la  fortune. 

A  sept  heures,  l'ancre  à  jet  fut  relevée  et  mouillée 
plus  près  du  navire ,  par  six  brasses  ;  peu  après ,  la 
brise  paraissant  établie  et  modérée  à  l'O.  S.  O.,  la  mer 
étant  en  outre  étale ,  je  me  décidai  à  appareiller  sur- 
le-champ  afin  d'être  plus  maître  de  ma  manœuvre. 
Nous  avions  pris  le  grelin  par  l'arrière ,  ce  qui  nous 
faisait  présenter  l'avant  en  route ,  et  nous  mettait  ainsi 
à  même  de  recevoir  de  suite  le  vent  dans  les  voiles  en 
dérapant;  ce  qui  fut  exécuté  avec  une  grande  célérité. 
Au  même  instant,  l'artimon  ,  le  foc  d'artimon  ,  la  mi-  , 
saine  et  le  petit  hunier  furent  appareillés ,  et  durant 
quelques  minutes  nous  gouvernâmes  très-bien  ;  mais 
au  moment  où  nous  allions  donner  dans  la  passe, 
le  vent  tomba,  et  le  courant  arrivant  avec  impétuo- 
sité nous  fit  venir  sur  bâbord.  En  vain  je  fis  à  l'instant 

TOME    II.  5 


GC,  VOYAGE 

1S9.7.  mettre  toute  la  barre  au  vent,  et  carguer  toutes  les 
janvier.  v0iles  de  l'arrière  afin  de  rallier  la  côte  de  droite  à  la 
toucher  pour  ainsi  dire,  comme  cela  était  nécessaire. 
La  corvette  n^obéit  point,  et,  maîtrisée  par  le  courant, 
elle  ne  put  éviter  d'être  emportée  sur  les  roches  qui 
terminaient  les  récifs  et  sur  lesquelles  je  savais  qu'il  ne 
se  trouvait  que  dix  à  douze  pieds  d'eau.  Bientôt  V As- 
trolabe touche  deux  fois  ;  le  premier  choc  fut  léger, 
pi.  xl.  mais  la  seconde  fois  un  craquement  lugubre  et  général 
accompagné  d'une  secousse  prolongée ,  d'une  pause 
sensible  dans  la  marche  de  la  corvette  et  d'une  forte 
inclinaison  sur  bâbord  ,  pouvait  justement  faire  re- 
douter qu'elle  ne  restât  sur  la  roche  et  ne  s'y  défonçât. 
L'équipage,  en  ce  moment,  poussa  involontairement 
un  cri  d'épouvante.  Ce  nesl  lien,  nous  sommes  parlés , 
m'écriai-je  à  haute  voix  pour  le  rassurer.  En  effet, 
le  courant,  continuant  d'entraîner  le  navire,  l'empêcha 
de  rester  sur  la  roche  fatale  ;  en  outre ,  la  brise  se  ré- 
tablit, nous  pûmes  gouverner,  et  bientôt  libres  de 
toutes  craintes  nous  voguâmes  à  pleines  voiles  dans 
les  eaux  paisibles  de  la  baie  de  l'Amirauté.  Nous  en 
fûmes  quittes  pour  quelques  fragmens  de  la  contre- 
quille  que  le  choc  détacha ,  et  qui  vinrent  flotter  dans 
le  remoux  du  navire. 

Tout  entier  à  la  manœuvre  du  moment ,  il  ne  me 
fut  pas  possible  de  m'occuper  de  ce  qui  se  passait  au- 
tour de  moi.  Mais  ceux  de  mes  compagnons  qui  pu- 
rent y  prêter  plus  d'attention  m'ont  assuré  que  ce  fut 
alors  un  spectacle  bien  imposant  que  de  voir  l'Astro- 
labe ,  d'abord  inclinée  comme  prête  à  s'engloutir  dans 


DE  L'ASTROLABE.  67 

les  tourbillons  qui  l'entouraient,  se  relever  ensuite  1827. 
avec  grâce  et  s'avancer  noblement  au  milieu  des  eaux  Janvier- 
devenues  plus  paisibles. 

Pour  consacrer  le  souvenir  du  passage  de  V Astro- 
labe ,  je  laissai  à  ce  dangereux  détroit  le  nom  de 
Passe  des  Français  :  mais,  à  moins  d'un  cas  urgent,  je 
ne  conseillerais  à  personne  de  le  tenter,  encore  fau- 
dra il -il  avoir  une  brise  bien  établie  et  presque  sous 
vergue.  Du  reste,  les  cartes  et  les  plans  que  M.  Guil- 
bert  a  levés  et  dressés  de  toute  cette  partie  du  détroit 
en  faciliteront  considérablement  la  navigation  à  ceux 
qui  nous  suivront  dans  les  mêmes  lieux. 

A  neuf  heures ,  nous  mimes  en  panne  pour  faire 
une  station ,  par  trente  et  une  brasses,  vase  molle; 
nous  embarquâmes  et  saisîmes  à  poste  tous  nos  ca- 
nots. Alors  nous  contemplâmes  tout  à  notre  aise  le 
beau  bassin  où  nous  nous  trouvions.  Il  mérite  certai- 
nement tous  les  éloges  que  Cook  en  a  faits,  et  je  re- 
commanderais surtout  un  joli  petit  havre  ,  à  quelques 
milles  au  sud  de  l'endroit  où  mouilla  ce  capitaine. 
Protégé  par  une  pointe  avancée  (Pointe  Bonne)  contre 
les  houles  et  les  vents  du  nord  ,  il  doit  offrir  un  excel- 
lent abri  pour  tous  les  vents.  Je  regrettai  sincèrement 
que  le  temps  qui  me  pressait  ne  me  permit  point  de 
lui  consacrer  quelques  jours,  d'autant  plus  qu'un  vil- 
lage de  naturels  situé  précisément  en  face  me  pro- 
mettait une  nouvelle  scène  d'observations  intéres- 
santes. 

Notre  navigation  par  la  passe  des  Français  venait 
d'établir  positivement  l'existence  comme  île  de  toute 

5* 


68  VOYAGE 

fSa:.  la  partie  de  terre  qui  se  termine  au  cap  Slephens  de 
janvier.  Cook .  Elle  se  trouve  divisée  de  la  masse  de  Tavaï-Pou- 
namou  par  le  bassin  des  Courans.  Haute  et  montueuse 
dans  toute  son  étendue ,  sa  côte  est  triste ,  escarpée  et 
sauvage  sur  la  bande  de  l'ouest  qui  regarde  la  baie  Tas- 
man  ;  mais  son  aspect  est  beaucoup  moins  repoussant 
du  côté  de  la  baie  de  l'Amirauté  :  il  y  a  même  quelques 
sites  gracieux.  Cette  île  a  vingt  milles  du  nord  au  su<J, 
et  un  peu  moins  de  huit  de  l'est  à  l'ouest.  Les  officiers 
de  l' Astrolabe,  empressés  de  perpétuer  la  mémoire  de 
leur  capitaine ,  ont  voulu  que  son  nom  fût  attaché  à 
cette  partie  des  découvertes  du  voyage ,  et  il  n'a  pas 
cru  devoir  se  refuser  à  cette  marque  d'estime  de  la  part 
de  ses  braves  compagnons.  La  dénomination  d'île 
d'Urville  pourra  donc  rester  à  cette  terre  jusqu'à 
l'époque  où  l'on  connaîtra  le  nom  qu'elle  a  reçu  de  ses 
habitans  *. 

La  comparaison  de  notre  carte  avec  celle  que  dressa 
Cook  pour  le  détroit ,  montrera  combien  ses  travaux 
laissaient  à  désirer.  Sans  doute  les  nôtres  seront  loin 
d'être  complets,  mais  nous  offrirons  du  moins  un 
cadre  exact  pour  y  renfermer  les  détails  qui  résulte- 
ront de  nouvelles  reconnaissances.  Les  îles  de  l'Ami- 
rauté ont  reçu  une  configuration  toute  différente,  et  un 
groupe  plus  reculé  vers  l'est  prit  le  nom  d'îles  Gai- 
mard.  Il  nous  fut  impossible  de  voir  le  terme  d'un 
canal  situé  au  S.  O.  de  celles-ci,  et  qui  paraît  s'en- 
foncer assez  avant  dans  les  terres. 

*    Voyez  notes  5  et  6. 


DE  L' ASTROLABE.  69 

Accompagnés  par  une  jolie  brise  d'ouest  ei  favorisés  (897. 
par  le  courant,  nous  nous  somme%  rapidement  avancés  Janvier, 
dans  le  détroit  de  Cook.  A  midi  précis  ,  nous  passions 
par  le  méridien ,  et  à  moins  d'un  mille  au  nord  des 
récifs  des  îles  Gaimard  ;  deux  heures  après ,  nous  ran- 
gions à  moins  d'une  demi-lieue  les  dangereux  brisans 
<lu  cap  Jackson.  Laissant  sur  bâbord  l'île  de  l'entrée, 
nous  passâmes  devant  l'ouverture  de  la  baie  de  la 
Reine-Charlotte,  asile  accoutumé  de  Cook  dans  ses 
voyages.  Dans  cette  partie  du  détroit,  nous  eûmes  de 
fréquentes  alertes ,  causées  par  des  bandes  longitudi- 
nales où  les  eaux  de  la  mer  étaient  entièrement  décolo- 
rées et  agitées  par  de  forts  remoux  semblables  à  ceux 
qui  sont  formés  par  des  brisans.  Pourtant,  comme  la 
sonde ,  envoyée  dans  un  de  ces  endroits  jusqu'à  trente- 
cinq  brasses  ,  n'indiqua  point  de  fond ,  je  conjecturai 
que  ces  apparences  n'étaient  dues  qu'aux  courans  du 
détroit ,  peut-être  aussi  aux  effets  de  la  mer  passant 
tout-à-coup  de  profondeurs  immenses  à  des  fonds 
beaucoup  moindres,  quoique  considérables  encore. 

Au  moment  où  nous  doublions  le  cap  Koamaro,  de 
grands  feux,  allumés  sans  doute  par  les  naturels,  se 
firent  tout-à-coup  remarquer  près  de  sa  pointe.  Les 
rochers  des  Frères  furent  serrés  de  près  ,  et  à  quatre 
heures  du  soir  nous  fîmes  une  station  sous  les  terres 
escarpées  qui  régnent  au  sud  du  cap  Koamaro.  A  un 
mille  des  brisans  ,  nous  n'eûmes  point  de  fond  par 
quatre-vingt  quinze  brasses. 

Depuis  la  station  du  matin ,  c'est-à-dire  en  sept 
heures  de  temps   environ,   nous   avions  réellement 


70  VOYAGE 

1827.  parcouru  quarante-deux  milles  de  chemin  ,  tandis  que 
janvier.  \e  iocn  ne  nous  en  af  ajt  donné  que  vingt-huit  environ. 
Cotait  la  preuve  que  nous  avions  été  aidés  par  un  fort 
courant.  Enhardi  par  ce  succès,  je  me  proposais  de 
pousser  dans  la  soirée  jusqu'à  la  baie  Cloudy  et  de 
mouiller  à  son  entrée;  nous  devions  le  lendemain 
y  pénétrer  tout-à-fait,  visiter  ce  point  encore  inconnu, 
nous  assurer  surtout  si  cette  baie  ne  communique 
point  avec  celle  delà  Reine- Charlotte,  par  quelque 
canal  intérieur,  comme  je  suis  disposé  à  le  croire. 

Malheureusement,  au  plus  fort  de  mes  espérances, 
'  le  vent  m'abandonna  tout-à-coup ,  vers  cinq  heures 
du  soir  et  à  deux  milles  environ  d'un  morne  escarpé , 
dont  la  terre  aride  et  dépouillée  s'échappe  en  longs 
éboulemens  jusqu'à  la  mer.  A  sa  base,  une  petite  anse 
semblait  communiquer  par  un  chenal  étroit  et  obstrué 
de  rochers  avec  la  baie  de  la  Reine-Charlotte ,  dont 
les  eaux  calmes  se  distinguaient  parfaitement  du  som- 
met des  mâts.  De  grands  feux  se  montrèrent  aussi  sur 
la  pointe  gauche  de  cette  coupée.  Avides  de  nous  voir, 
il  est  probable  que  les  sauvages  employaient  ce  moyen 
pour  nous  attirer  chez  eux. 

Nous  restâmes  une  heure  dans  un  calme  profond , 
puis  je  me  hâtai  de  profiter  d'une  petite  brise  de  N.  O. 
pour  écarter  la  terre  et  me  mettre  dans  une  position 
convenable  pour  passer  la  nuit.  Nous  nous  trouvions 
dans  la  partie  la  plus  resserrée  du  détroit,  et  je  savais 
ce  que  Cook  avait  écrit  de  la  violence  des  courans  que 
les  marées  y  occasionent.  A  huit  heures  du  soir,  c'est- 
à-dire  à  l'entrée  de  la  nuit ,  j'avais  réussi  à  me  placer 


DE  L' ASTROLABE.  71 

à  cinq  milles  de  la  cote  occidentale  (près  le  cap  Koa-  1827. 
inaro  )  et  à  huit  milles  de  celle  du  nord  (  près  le  cap  Janvier. 
Poli-Wero).  Alors  je  mis  le  cap  à  TE.  N.  E.,  sous 
petites  voiles ,  pour  écarter  doucement  la  côte.  Vers 
dix  heures  la  brise  fraîchit  beaucoup ,  la  houle  se  fit 
sentir,  et  le  courant  qui  nous  entraînait  sensiblement 
sur  les  terres  de  l'île  septentrionale  nous  força  à 
manœuvrer  souvent  et  à  redoubler  de  vigilance.  Heu- 
reusement nous  avions  un  beau  clair  de  lune ,  et  les 
marins  savent  quel  avantage  ils  retirent  de  cette  bien- 
faisante lumière  dans  les  nuits  où  la  navigation  devient 
épineuse. 

Le  reste  de  la  nuit ,  il  souffla  une  forte  brise  du  nord, 
avec  des  rafales  et  une  mer  assez  dure  travaillée  par 
l'effet  des  courans.  Dès  trois  heures  et  demie  du  malin,  29. 
reconnaissant  très-bien  toutes  les  terres  du  détroit ,  je 
serrai  le  vent  à  l'O.  S.  O. ,  en  forçant  de  voiles ,  pour 
tenter  de  donner  dans  la  baie  Cloudy.  A  six  heures  un 
quart,  nous  n'étions  plus  qu'à  quatre  ou  cinq  lieues 
de  son  entrée;  mais  depuis  le  matin  le  courant  nous 
rejetait  hors  du  détroit ,  et  je  restai  convaincu  que  ce 
ne  serait  qu'avec  une  peine  extrême  que  je  pourrais 
réussir  dans  mon  projet,  à  supposer  toutefois  qu'il  fut 
exécutable ,  tant  que  le  vent  resterait  de  la  même 
partie. 

En  conséquence,  renonçant  à  mes  premiers  des- 
seins ,  je  me  bornai  à  faire  une  station  près  du  cap 
Campbell ,  dont  nous  n'étions  plus  qu'à  cinq  milles  , 
puis  à  rallier  la  côte  d'Ika-Na-Mawi,  afin  de  recon- 
naitre  la  partie  du  rivage  à  l'ouest  du  cap  Palliser. 


72  VOYAGE 

1827.  Le  cap  Campbell  est  formé  par  des  terres  d'une  hau- 

Janvier.  tear  modérée  qui  se  terminent  en  pointe  basse.  Un 
peu  plus  avant  dans  l'intérieur  s  élève  un  piton  cou- 
ronné de  neige ,  qui  est  une  excellente  reconnais- 
sance pour  l'entrée  du  détroit  avec  des  vents  de  sud. 
La  côte  en  dehors  fuit  au  S.  O.  et  paraît  très-élevée. 
Durant  la  station,  nous  n'eûmes  point  de  fond  à  cent 
brasses. 

A  six  heures  trente-cinq  minutes,  nous  fîmes  servir 
et  portâmes  sur  la  cote  du  nord.  A  mon  grand  regret, 
le  vent  ne  nous  permettait  point  de  gagner  un  grand 
enfoncement  entre  le  cap  Poli-Wero  et  le  cap  Toura- 
Kira ,  où  se  trouvent  des  îles  rapprochées  de  terre  qui 
doivent  offrir  d'excellens  mouillages.  Je  me  contentai 
donc  de  me  diriger  vers  la  vaste  baie  comprise  entre 
les  caps  Toura-Kira  et  Kawa-Kawa.  A  midi  nous  n'é- 
tions plus  qu'à  deux  milles  du  premier,  et  de  là,  la  baie 
dont  nous  ne  découvrions  pas  encore  le  fond  nous 
présentait  l'aspect  le  plus  séduisant.  Point  de  roches, 
point  de  dangers  apparens  ;  des  côtes  saines  et  élevées, 
accompagnées ,  au  bord  de  la  mer,  d'une  lisière  de 
terrain  uniforme ,  nous  promettaient  quelque  bon 
mouillage. 

Pleins  de  confiance ,  nous  nous  avancions  sur  une 
mer  très-calme ,  avec  un  temps  délicieux  et  une  douce 
brise  de  N.  O. ,  quand  à  midi  un  quart  une  pirogue 
que  nous  observions  depuis  quelque  temps  le  long  de 
la  côte,  approcha  du  bord.  Sur  mon  offre,  les  natu- 
rels qui  la  montaient ,  au  nombre  de  six ,  accostèrent 
la  corvette  avec  hardiesse,  lis  n'avaient  avec  eux  ni 


DE  L'ASTROLABE.  73 

armes,  ni  objets  d'échange,  et  leur  chef,  s'étant  avancé 
droit  à  moi ,  s'informa  sur-le-champ  s'il  y  avait  des  Zé- 
landais  à  bord.  Tangata  maod't  hi  te  kaïpoake'.  Sur 
ma  réponse  négative,  il  me  demanda  la  permission 
d'v  rester  lui-même,  ce  que  je  lui  accordai  sans  peine, 
pensant  que  ce  serait  seulement  pour  quelques  mo- 
mens,  pour  la  journée  au  plus.  Puis  je  m'occupai 
de  la  manœuvre  sans  faire  plus  d'attention  à  ces 
sauvages. 

Une  heure  après  environ,  je  fus  bien  surpris  de  voir 
la  pirogue  partir  avec  quatre  hommes  seulement, 
tandis  que  les  deux  autres  restaient  à  bord.  Le  chef 
était  un  de  ceux-ci;  et  comme  je  lui  montrais  sa  piro- 
gue cjui  s'éloignait,  il  m'expliqua  qu'elle  allait  chez  lui 
chercher  des  provisions  ,  qu'elle  reviendrait  le  lende- 
main, et  qu'en  attendant  il  voulait  demeurer  avec  nous. 
Lui  ayant  objecté  que  nous  pourrions  quitter  la  baie 
sans  donner  aux  siens  le  temps  de  revenir,  il  parut 
décidé  à  me  suivre  partout  où  je  voudrais  le  conduire. 
Alors  les  officiers  qui  avaient  observé  le  départ  de  la 
pirogue,  m'apprirent  que  ses  compagnons,  après  avoir 
quelque  temps  conféré  avec  lui ,  avaient  pris  congé  de 
leur  chef  les  larmes  aux  yeux ,  et  par  le  grand  salut 
d'étiquette,  l'attouchement  du  nez  (sàongui).  Lui- 
même  n'avait  pu  s'empêcher  de  laisser  échapper  quel- 
ques larmes  ,  et  je  lui  en  fis  la  remarque  :  il  s'essuya 
sur-le-champ  les  yeux,  et,  s'efforçant  de  prendre  un  air 
riant,  il  me  dit  que  ce  n'était  rien,  et  qu'il  était  très- 
content.  Ce  naturel,  qui  me  parut  âgé  de  trente  à 
frente-deux  ans,  était  un  bel  homme,  et  ne  manquait 


1827. 

Janvier. 


74  VOYAGE 

18*7.  pas  d'une  certaine  dignité  ;  son  caractère  était  sérieux 
janvier.  et  réfléchi,  ses  traits  avaient  même  quelque  chose  de 
triste.  Il  m'apprit  que  son  nom  était  Tehi-Nouï,  et 
qu'il  était  rangalira-nouï  et  même  ariki,  c'est-à-dire 
PL  lui.  premier  chef  et  grand-prêtre  de  son  canton,  qu'il  ap- 
pela Tera-Witi.  Son  compagnon,  Koki-Hore,  plus 
jeune,  plus  gai  et  plus  insouciant,  avait  des  traits  plus 
ouverts  et  plus  agréables  :  son  visage  était  mieux  tatoué, 
cependant  il  convenait  lui-même  qu'il  n'était  point  ran- 
gatira ,  et  il  semblait  s'être  volontairement  dévoué  à 
partager  la  fortune  de  son  chef.  Décidé  comme  je  l'é- 
tais alors  à  mouiller  dans  cette  baie,  je  réfléchis  qu'il 
leur  serait  facile  de  s'en  aller,  s'ils  venaient  à  changer 
d'avis  dans  la  nuit,  et  je  ne  fis  point  d'efforts  pour  rap- 
peler la  pirogue  qui  était  déjà  loin  de  nous. 

Nous  avions  dépassé  le  cap  Toura-Kira  de  quatre 
ou  cinq  milles  en  prolongeant  la  côte  N.  O.  de  la  baie, 
et  souvent  sondé,  sans  trouver  fond,  par  cinquante 
brasses.  Ce  ne  fut  qu'à  trois  heures  un  quart  que  nous 
commençâmes  à  avoir  un  fond  de  sable  fin  et  noir  par 
dix-neuf  brasses.  A  cette  distance,  il  nous  fut  aisé  de 
reconnaître  que  cette  baie  n'était  qu'un  vaste  enfonce- 
ment entièrement  ouvert  au  sud,  et  dépourvu  d'au- 
cune sorte  d'anse  ou  d'abri  propre  à  devenir  un  mouil- 
lage assuré.  En  conséquence  à  quatre  heures  je  pris  le 
parti  de  laisser  tomber  la  grosse  ancre  pour  nous 
servir  durant  la  nuit. 

Des  deux  côtés,  les  terres  sont  élevées,  abruptes 
et  dominées  par  des  montagnes  plus  hautes  encore, 
tandis  que  le  fond  de  la  baie  n'offre  qu'une  plage  unie 


DE  L'ASTROLABE.  75 

el  très-basse;  ce  n'est  qu'à  une  grande  distance  que  i8*$« 
l'œil  retrouve  des  terres  un  peu  plus  hautes.  Cet  as-  Janvier- 
pect  me  faisait  déjà  soupçonner  que  la  plage  du  fond 
n'était  qu'un  isthme  suivi  d'un  bassin  plus  au  nord  :  ce 
soupçon  se  trouva  confirmé  par  le  rapport  de  M .  Lottin, 
qui  des  barres  de  perroquet  aperçut  distinctement  l'eau 
au-delà  de  la  bande  qui  terminait  la  baie.  A  quelque 
distance  de  la  mer  on  voyait  briller  des  feux  immenses 
qui  annonçaient  évidemment  la  présence  des  naturels. 
A  peine  mouillé,  je  m'embarquai  dans  la  balei- 
nière avec  MM.  Quov  et  Guilbert,  pour  reconnaître  la 
nature  de  ces  lieux,  et  j'emmenai  Koki-Hore  pour 
nous  présenter  sous  des  auspices  de  paix  à  ses  com- 
patriotes. Nous  conservâmes  sept  brasses  de  fond  jus- 
qu'à une  demi-encàblure  et  quatre  brasses  à  moins  de 
cinquante  pieds  du  rivage  :  mais  nous  eûmes  le  regret 
de  voir  qu'un  ressac  énorme  brisait  partout  à  la  côte , 
et  ne  nous  laissait  aucun  espoir  d'y  aborder  avec  le 
canot.  Nous  la  côtoyâmes  plus  de  trois  milles  sans 
trouver  un  seul  endroit  où  il  fui  possible  d'accoster 
sans  un  danger  imminent.  Partout  la  plage  est  formée 
par  des  galets  plus  ou  moins  gros,  el  bordée  par  des 
falaises  à  pic  et  peu  élevées.  Au-delà  régnent  des  col- 
lines entrecoupées  de  petits  vallons  recouverts  seule- 
ment de  fougères  ou  de  broussailles.  Autant  que  nous 
pouvions  en  juger  du  canot ,  tout  ce  sol  me  parut  tra- 
vaillé par  l'action  des  volcans  ;  il  me  rappelait  par  l'as- 
pect, la  couleur  et  les  accidens,  ce  que  j'avais  jadis  ob- 
servé sur  certaines  îles  de  la  Grèce,  comme  Melos, 
beranos  et  Santorin.  .1  éprouvais  un  vif  sentiment  (\v 


IS27- 

Janvier. 


76  VOYAGE 

dépit  de  voir  l'accès  de  cette  côte  singulière  interdit  à 
nies  efforts.  Un  moment  j'eus  l'envie  de  me  lancer  à  la 
plage  au  travers  des  lames  qui  déferlaient  avec  fureur, 
et  mes  deux  compagnons  étaient  disposés  à  m'imiter. 
Mais  je  réfléchis  à  la  difficulté  du  rembarquement  ;  en 
outre  les  naturels  pouvaient  venir  nous  joindre,  et  je 
ne  devais  pas  oublier  que  leur  audace  et  leurs  pré- 
tentions se  trouvent  d'ordinaire  excitées  par  l'impru- 
dence des  Européens.  Nous  étions  beaucoup  trop 
éloignés  de  la  corvette  pour  en  recevoir  de  prompts 
secours  en  cas  de  besoin;  tout  bien  considéré,  je  re- 
nonçai à  mes  desseins  sur  cette  côte  inabordable ,  et 
nous  la  quittâmes  devant  un  torrent  situé  précisément 
au  nord  de  notre  mouillage,  et  dont  le  lit  avait  ou- 
vert une  coupée  très-remarquable  dans  les  falaises. 
Pour  rappeler  l'inutilité  de  nos  tentatives ,  nous  impo- 
sâmes à  ce  triste  bassin  le  nom  de  baie  Inutile. 

Nos  deux  hôtes  parurent  peu  contrariés  de  ce  que 
nous  n'avions  pas  pu  mettre  pied  a  terre  ;  ils  nous  in- 
diquaient clairement  que  derrière  le  cap  Poli-Wero 
nous  rencontrerions  un  meilleur  mouillage  ,  où  nous 
pourrions  nous  procurer  des  patates,  mais  point  de  co- 
chons, attendu  que  cet  animal  ne  commence  à  paraître 
que  plus  loin  au  nord.  Ils  me  renouvelèrent  la  prière 
instante  de  les  garder  à  bord  :  vainement  je  leur  ré- 
pétai que  nous  serions  très-long-temps  absens  et  que 
probablement  ils  ne  reviendraient  jamais  chez  eux  : 
cela  parut  leur  être  indifférent  et  ne  les  détourna 
nullement  de  leur  projet.  Cependant  ils  ne  laissaient 
pas  de  nous  témoigner  quelquefois  la  crainte  que 


DE  L'ASTROLABE.  77 

nous  n'eussions  l'envie  de  les  manger,  et  ce  ne  fut  i8a7. 
qu'après  leur  avoir  lémoigné  toute  noire  horreur  pour  Jvtrkr. 
une  pareille  idée  qu'ils  se  rassurèrent  complètement. 
On  doit  convenir  qu'avec  de  pareilles  appréhensions 
il  fallait  un  courage  peu  ordinaire  de  la  part  de  ces 
deux  insulaires  pour  venir  se  livrer  ainsi  à  la  merci 
d'étrangers  dont  ils  ne  connaissaient  nullement  les 
vraies  intentions.  Je  leur  fis  donner  des  alimens  et 
des  toiles  pour  leur  servir  de  lit;  j'étais  décidé  à 
les  garder  à  bord ,  quitte  à  les  déposer  à  la  première 
cote  où  il  leur  plairait  par  la  suite  d'élire  leur  domi- 
cile. Leur  présence  pouvait  m'ètre  doublement  utile, 
d'abord  pour  lier  connaissance  avec  les  naturels  chez 
lesquels  nous  aborderions  ,  puis  pour  nous  donner 
en  langue  du  pays  les  noms  des  principaux  points  de 
la  côte  *. 

A  la  nuit ,  les  feux  aperçus  se  sont  montrés  plus 
nombreux ,  plus  étendus  et  plus  éloignés  que  nous 
ne  l'avions  jugé  d'abord.  Ils  devinrent  même  telle- 
ment actifs  et  permanens  que  je  crus  quelque  temps, 
avec  d'autres  personnes,  qu'ils  pouvaient  appartenir 
à  quelque  volcan  ,  persuadé  que  les  sauvages  ne  pou- 
vaient en  allumer  d'aussi  grands,  et  qu'ils  passeraient 
la  nuit  à  dormir  plutôt  qu'à  les  entretenir.  Cependant 
comme  ils  embrasent  souvent  de  grands  espaces  de 
terrain  qui  continuent  de  brûler  durant  plusieurs 
jours  ,  il  est  plus  vraisemblable  que  ces  feux  n'é- 
taient dus  qu'à  des  incendies  de  cette  dernière  na- 

'    J'oyez  note  7. 


78  VOYAGE 

18*9.       ture.  Quoi  qu'il  en  soir.,  ils  parurent  et  disparurent 
.Limier.      alternativement  plusieurs  fois  dans  la  nuit,  et  le  joui- 
su  ivant  il  restait  encore  une  grosse  fumée  très-visible. 
3o.  Comme  je  ne  me  dissimulais  point  toute  1  étendue 

du  danger  que  nous  avions  à  courir  dans  cette  baie , 
si  tout-à-coup  nous  eussions  été  surpris  par  les  bour- 
rasques du  sud ,  si  fréquentes  par  ces  latitudes ,  dès 
cinq  heures  et  demie  du  matin  ,  je  m'empressai  de  lever 
l'ancre  et  de  profiter  d'une  petite  brise  de  nord ,  pour 
nous  éloigner  de  ce  dangereux  cul-de-sac.  Nous  pro- 
longeâmes à  deux  ou  trois  milles  de  distance  la  côte 
orientale  de  la  baie  Inutile.  Elle  court  assez  unifor- 
mément du  nord  au  sud  sans  offrir  plus  de  ressources 
que  celle  de  l'ouest.  Un  peu  après  neuf  heures ,  nous 
eûmes  quelque  temps  calme  plat  ,  puis  des  brises 
folles  et  variables  du  N.  au  N .  E. ,  qui  nous  permirent 
à  midi  de  dépasser  les  roches  aiguës  qui  terminent  le 
cap  Kaw  a-Kawa  (cap  Palliser  de  Cook).  Il  est  formé 
par  des  montagnes  considérables  entassées  confusé- 
ment, fortement  déchirées,  dont  la  plupart  se  terminent 
en  pitons  aigus  et  séparés  par  des  ravines  taillées  pres- 
que à  pic.  Celte  constitution  géologique,  qui  annonce 
un  sol  tourmenté  par  de  grands  déchiremens  de  la  na- 
ture ,  se  fait  remarquer  le  long  de  la  côte  au  nord  du 
cap  Kawa-Kawa  jusqu'à  une  grande  distance.  Cepen- 
dant une  bande  de  terre  basse,  d'un  mille  de  large 
environ ,  borde  assez  régulièrement  la  mer  et  semble 
susceptible  de  recevoir  des  habitans.  Aussi  distinguâ- 
mes-nous un  feu  sous  le  cap  et  même  un  autre  à  cinq 
ou  six  milles  au  nord. 


DE  L'ASTROLABE.  79 

En  quittant  définitivement  le  détroit  de  Cook,je  1827. 
ne  pus  m'empècher  de  témoigner  ma  surprise  des  Janvier- 
erreurs  qui  s'étaient  glissées  dans  cette  partie  des  tra- 
vaux de  ce  grand  homme.  Ses  configurations  étaient 
fort  inexactes,  et.  les  erreurs  en  longitude  du  premier 
voyage  se  sont  élevées  à  un  degré  et  quelquefois  plus. 
La  correction  de  quarante  minutes  qu'il  indique  dans 
son  second  vovage,  rectifie,  il  est  vrai,  quelques  posi- 
tions ;  mais,  sur  d'autres  points,  elle  laisse  encore  sub- 
sister des  erreurs  de  quinze  à  vingt  minutes  dans  les 
positions  relatives.  C'est  ce  qui  se  fera  voir  plus  clai- 
rement dans  la  discussion  de  ces  points ,  pour  la 
partie  hydrographique* 

Hors  du  détroit,  nous  trouvâmes  une  grosse  houle 
de  N.  E.,  et  nous  fûmes  obligés  de  serrer  le  plus 
près  bâbord ,  avec  une  faible  brise  de  nord  très-va- 
riable. A  deux  heures  quarante  minutes  du  soir,  nous 
n'eûmes  plus  de  fond  à  cinq  ou  six  milles  de  la  cote 
par  cinquante  brasses. 

Au  cap  Kawa  -  Kawa  s'est  terminée  la  lâche  de 
M.  Guilbert ,  et  le  reste  du  travail  géographique  à  exé- 
cuter sur  la  INouvelle-Zélande  est  confié  aux  soins  de 
M.  Lottin.  Mon  intention  est  de  reconnaître  toute 
la  côte  orientale  de  l'île  Ika-Na-Mawi,  si  le  temps  me 
le  permet,  et  de  ne  m'arrèter  qu'au  cap  Nord. 

Hier  et  aujourd'hui,  dans  la  baie  Inutile,  notre 
navire  s'est  trouvé  souvent  entouré  de  grandes  fu- 
cacées  flottantes  à  la  surface  des  eaux  :  j'en  ai  recueilli 
quelques  échantillons  que  j'ai  fait  sur-le-champ  des- 
siner par  le  jeune  Lauvergne,  mon  secrétaire. 


80  VOYAGE 

,><,-.  Ce  matin,  nos  deux  passagers  étaient  encore  de 

janvier.  bonne  humeur  et  semblaient  disposés  à  nous  suivre 
au  bout  du  inonde.  Cependant  leur  gaieté  semblait  les 
abandonner  à  mesure  que  notre  vaisseau  cheminait 
hors  de  la  baie.  Quand  nous  doublâmes  le  cap  Kawa- 
Kawa,  ils  devinrent  rêveurs  et  mélancoliques,  Tehi- 
ÎNouï  surtout  qui  demanda  bientôt  à  retourner  chez 
lui  [hou ta).  Il  versa  quelques  larmes  quand  je  lui  an- 
nonçai que  cela  était  devenu  impossible.  Toutefois  ils 
consentirent  à  répondre  à  quelques  questions  que  je 
leur  adressai ,  et  j'appris  d'eux ,  à  n'en  pouvoir  douter, 
que  l'île  méridionale  (  du  moins  la  partie  qu'ils  con- 
naissent) porte  indifféremment  le  nom  de  Kaï-Ko- 
houraiou  de  Tavaï-Pounamou ,  et  que  celle  du  nord 
s'appelle  réellement  Ika-Na-Mawi.  Le  district  qui 
comprend  la  côte  depuis  le  cap  Poli-Wero  jusqu'au 
cap  Kawa-Kawa  se  nomme  Tera-Witi,  et  celui  où  se 
trouve  le  canal  de  la  Reine-Charlotte,  Totara-Nouï. 
Au  lieu  des  noms  de  Tera-Witi  et  Palliser  donnés 
par  Cook ,  ils  me  donnèrent  ceux  de  Poli-Wero  et 
Kawa-Kawa  que  je  restituai  sur  notre  carte  aux  caps 
qui  doivent  les  porter,  persuadé  qu'il  serait  ridicule 
de  ne  pas  adopter  les  désignations  appliquées  à  ces 
points,  depuis  des  siècles  peut-être,  par  des  peuplades 
aussi  nombreuses  et  aussi  intelligentes  que  celles  de 
la  Nouvelle-Zélande. 

La  montagne  de  neige  voisine  du  cap  Campbell  est 
le  mont  Tako,  et  nos  deux  sauvages  me  dirent  que 
c'était  dans  les  environs  que  se  trouvait  le  pounamou , 
ce  jade  vert  dont  ils  font  leurs  ornemens  et  leurs  ins- 


Janvier. 


DE  L'ASTROLABE.  81 

trumens  les  plus  précieux.  —  A  diverses  reprises  ils 
m'expliquèrent  qu'il  y  avait  du  pounamou  et  point  de 
cochons  sur  Tile  méridionale  ,  tandis  qu'au  contraire 
on  trouvait  des  cochons  et  point  de  pounamou  sur 
celle  du  nord. — Le  chant  du  Pihe  leur  parait  inconnu, 
bien  qu'ils  en  répétassent  exactement  les  mois  après 
moi,  qu'ils  parussent  les  comprendre  et  même  les  écou- 
ter avec  satisfaction.  —  Ils  ont  donné  à  la  chaîne  de 
hautes  montagnes  qui  se  dirigent  du  cap  Poli-Wero 
vers  le  nord ,  le  nom  de  Waï-Terapa.  —  Tehi-Nouï 
laisse  dans  son  pays  trois  femmes  et  quatre  en  fans. 

INous  avons  déjà  dit  qu'au  large  du  cap  Kawa-Kawa 
nous  trouvâmes  la  mer  grosse,  et  nos  deux  Zélandais 
en  souffrirent  cruellement  :  ce  qui  acheva  de  les  ren- 
dre tristes  et  grondeurs.  Ils  déploraient  sans  doute 
amèrement  leur  funeste  manie  de  voyage  et  soupi- 
raient après  leurs  foyers. 

La  nuit  se  passa  sous  petite  voilure;  au  point  du        3t. 
jour,  nous  courûmes  des  bordées  pour  nous  élever 
le  long  de  la  cèle.   Favorisés  par  le  courant ,   qui 
portait  évidemment  au  N.  E. ,  nous  gagnâmes  plus 
que  nous  n'eussions  pu  l'espérer. 

A  mesure  que  nous  avançons  vers  le  nord ,  les  mon- 
tagnes de  la  côte  sont  moins  escarpées,  moins  tour- 
mentées, et  prennent  des  formes  plus  adoucies  :  du 
reste,  on  n'aperçoit  pas  la  moindre  coupée  dans  les 
terres,  pas  le  moindre  accident  qui  puisse  offrir  un 
abri,  même  temporaire;  partout  la  mer  brise  avec 
force  au  rivage. 

.l'en  suis  vraiment  contrarié,  car  je  serais  bien  aise 

TOME    II.  6 


8J  VOYAGE 

182;.  de  nie  débarrasser  de  nies  deux  hôtes  devenus  fort 
janvier.  ennuyeux.  Tourmentés  à  la  fois  par  le  mal  de  mer  et  le 
regret  du  pays,  ils  n'ont  plus  gardé  de  retenue  et  se 
sont  abandonnés  à  toute  leur  douleur.  Tehi-Nouï  par- 
ticulièrement est  de  l'humeur  la  plus  maussade  et  se 
plaint  continuellement.  Il  voulait  absolument  que  je 
le  ramenasse  chez  lui  (Houta).  Dans  ce  but,  il  em- 
ployait d'abord  les  caresses  ,  les  prières  et  les  suppli- 
cations, puis  les  promesses  qu'il  jugeait  le  plus  de 
nature  à  me  séduire.  Voyant  que  je  ne  me  rendais 
point  à  ses  instances  réitérées  pour  le  reconduire  à 
houta,  il  se  livra  à  toute  sa  colère,  et  employant  les 
termes  les  plus  méprisans  de  sa  langue,  il  me  traita  de 
kaore  rangatira,  tangata  itiiti,  tangata  wari{$d& 
gentilhomme,  homme  de  rien,  esclave).  Il  me  parla 
beaucoup  aussi  d'un  nommé  Kapane,  sans  doute  quel- 
que capitaine  baleinier  qui  avait  visité  sa  tribu ,  qu'il 
me  disait  être  son  ami,  dont  il  me  vantait  la  puissance 
et  du  ressentiment  duquel  il  me  menaçait  parfois.  Ce 
pauvre  homme  me  faisait  vraiment  pitié,  et  j'eusse 
bien  voulu  accéder  à  ses  vœux  ;  mais  je  n'avais  pas  de 
temps  à  perdre  et  la  côte  n'était  pas  accessible. 

Plus  sage  et  plus  résigné ,  Koki-Hore  endurait  son 
mal  en  patience  et  ne  disait  mot.  Seulement  m'ayant 
représenté  qu'ils  avaient  froid ,  et  moi  lui  ayant  fait 
comprendre  qu'ils  pouvaient  aller  se  chauffer  au  feu  de 
la  cuisine,  il  me  répondit  qu'il  le  pouvait  sans  danger, 
lui  qui  n'était  pas  gentilhomme,  mais  que  cela  était  dé- 
fendu à  Tehi-Nouï  qui,  en  sa  qualité  de  rangatira  et 
d'ariki,  était  Icipoa-tapoii  (sacré  au  plus  haut  degré),  et 


DE  L'ASTROLABE.  83 

que  s'il  se  chauffait  au  feu  commun  de  nos  gens,  son  1S27. 
Atoua  (Dieu)  le  tuerait.  Pour  mieux  me  le  confirmer,  il  Janv,cl- 
serrait  tendrement  son  chef  dans  ses  bras  et  paraissait 
désolé  à  la  seule  idée  de  le  perdre  ;  il  avait  constam- 
ment pour  lui  les  plus  grands  égards  et  ne  se  départit 
jamais  vis-à-vis  de  lui  des  sentimens  d'un  serviteur 
fidèle,  affectionné  et  respectueux.  Sous  tous  les  rap- 
ports, Koki-Hore  était  beaucoup  plus  intéressant  que 
Tehi-Nouï,  et  je  regrettais  vivement  que  celui-ci  fût 
avec  lui,  car  il  se  serait  certainement  accoutumé  à 
nous  et  aurait  même  pu  vivre  heureux  à  bord.  Au  pre- 
mier beau  temps ,  je  compte  accoster  la  terre  et  les  v 
déposer  l'un  et  l'autre. 

Dans  l'après-midi,  nous  avons  vu  un  bon  nombre 
d'albatros ,  de  pétrels  bruns  au  ventre  blanc ,  de  petites 
sternes,  de  fous  à  tète  fauve,  ainsi  que  des  dauphins  à 
ventre  blanc.  Vers  neuf  heures  du  soir,  à  huit  milles 
de  la  côte,  nous  n'eûmes  point  de  fond  par  cent 
brasses.  Toute  la  nuit,  il  y  eut  calme  ou  de  folles  brises 
de  la  partie  du  nord,  avec  une  petite  pluie  presque 
continuelle.  Nous  la  passâmes  aux  petits  bords  sous 
les  huniers. 

Au  jour,  nous  nous  sommes  trouvés  à  douze  milles  1  février. 
de  la  côte,  peu  loin  de  l'endroit  désigné  sous  le  nom  de 
Pointe  Plate  sur  la  carte  de  Cook  (Tehouka-Korc  de 
nos  Zélandais  ).  La  terre,  médiocrement  élevée,  des- 
cend ici  en  pente  douce  jusqu'à  la  mer  et  doit  être  bien 
peuplée ,  car  nous  avons  vu  plusieurs  feux  à  la  côte. 
Une  petite  brise  de  N.  N.  E.  le  matin  varia  au  S.  E. 
vers  midi,  et  me  permit  enfin  de  me  rapprocher  de 

6* 


84  VOYAGE 

1827.  terre.  A  trois  heures  et  demie  du  soir,  nous  faisons 
Février.  notre  station  à  trois  lieues  environ  de  la  pointe  Gastle 
de  Cook ,  par  soixante  et  quinze  brasses ,  fond  de 
sable  vasard  et  coquilles.  C'est  un  gros  morne  taillé  à 
pic  sur  ses  flancs ,  ressemblant  un  peu  à  une  fortifica- 
tion ,  et  près  duquel  au  nord  se  trouve  un  rocher 
noir,  plat  et  alongé,  qui  forme  une  petite  île  sous  la 
côte. 

Les  terres  voisines  ont  encore  un  aspect  assez  agréa- 
ble, mais  on  n'aperçoit  aucun  mouillage  praticable. 
Les  coteaux  sont  bien  boisés,  et  sur  les  sommets  de 
l'intérieur  on  distingue  des  arbres  qui  doivent  être 
d'une  élévation  prodigieuse,  eu  égard  à  l'angle  sous 
lequel  ils  se  montrent,  malgré  leur  éloignement. 

Les  deux  naturels,  toujours  attristés,  sont  restés 
couchés  presque  toute  la  journée  dans  le  grand  canot , 
les  yeux  languissamment  fixés  sur  la  pointe  de  Kawa- 
Kawa  qu'ils  voyaient  fuir  derrière  eux ,  et  répétant 
souvent  le  mot  Houta  du  ton  le  plus  dolent.  Tehi- 
Nouï,  oubliant  son  rang  et  sa  dignité,  s'est  lamenté  de 
la  manière  la  plus  pileuse.  C'était  un  singulier  spec- 
tacle que  de  voir  ce  sauvage  qui,  sur  le  champ  de 
bataille ,  eût  sans  doute  affronté  la  mort  sans  sour- 
ciller, vaincu  par  la  douleur,  s'abandonner  à  toute 
son  affliction,  et  pleurnicher  d'un  ton  plaintif  comme 
aurait  fait  un  enfant  boudeur  auquel  on  a  refusé 
quelque  chose.  Cependant ,  il  se  consola  un  peu 
dans  la  soirée  et  soupa  de  bon  appétit.  L'aliment  que 
ces  hommes  préfèrent  à  tout  autre  est  le  pain  trempé 
dans  le  café,  et  le  matin  ils  font  régulièrement  la 


182' 


DE  L'ASTROLABE.  85 

revue  des  gamelles  pour  avaler  ce  que  les  matelots 

Ont  laissé.  lévrier, 

Durant  la  nuit,  il  s'éleva  une  petite  brise  de  S.  S.  O., 
qui  à  onze  heures  varia  et  fraîchit  à  l'O.  N.  O.  ;  nous 
restâmes  en  panne.  Un  feu  brillait  dans  le  S.  O.  et  une 
longue  houle  de  N.  E.  régnait  encore.  A  quatre  heures  i. 
du  matin ,  nous  limes  servir  au  nord ,  et  la  brise 
d'ouest  nous  porta  rapidement  vers  le  cap  Topolo- 
Polo  (  cap  Tum-Again  de  Cook) ,  où  elle  nous  quitta 
vers  les  dix  heures,  à  sept  milles  de  terre,  pour  nous 
laisser  en  calme  et  livrés  à  un  courant  qui  nous  repor- 
tait au  large. 

C'est  ici  le  cas  de  remarquer  que  la  nature  des  cou- 
rans,  depuis  le  cap  Kawa-Kawa  jusqu'au  cap  Topolo- 
Polo,  a  été  tout-à-fait  irrégulicre.  Cette  raison,  jointe 
au  défaut  de  latitude  observée  près  du  premier  de  ces 
points ,  a  rendu  la  construction  de  celte  partie  de  côte 
très-difficile.  Nonobstant  tous  les  soins  qu'a  pris 
M.  Lottin  pour  approcher  le  plus  possible  de  la 
vérité,  nous  ne  pouvons  nous  dissimuler  que  la  carte 
qu'il  a  dressée  n'offre  pas,  dans  cette  portion,  toute 
la  précision  désirable  ,  et  qu'elle  aurait  besoin  de 
nouvelles  rectifications. 

Le  cap  Topolo-Polo  est  formé  par  une  pointe  mé- 
diocrement élevée  que  surmonte  un  morne  arrondi, 
et  de  nature  évidemment  volcanique,  ainsi  que  l'at- 
testent ses  lianes  décharnés,  sillonnés  verticalement 
de  larges  bandes  blanchâtres,  et  son  sommet  échan- 
cré  en  forme  de  cratère  éteint.  Tout  ceci,  joint  à 
une  tache  blanche  peu  éloignée  dans  le  sud,  le  rend 


86  VOYAGE 

1827.  facile  à  reconnaître;  d'ailleurs  c'est  le  seul  point  de 
Février.  ja  c£te  véritablement  saillant  depuis  le  détroit.  Au 
nord  le  rivage  continue  d'être  très-raide,  quoique 
assez  peu  élevé,  et  l'on  voit  la  chaîne  des  hautes 
montagnes  de  l'intérieur  se  prolonger  en  suivant  une 
direction  parallèle  à  la  côte.  A  sept  heures  et  à  midi , 
quatre-vingt-quinze  brasses  de  ligne  ne  trouvèrent 
point  le  fond. 

Presque  toute  l'après-midi  s'est  passée  en  calme  ou 
souffles  légers  et  variables  ,  avec  un  temps  superbe  et 
une  longue  houle  de  N.  E.  qui  parait  permanente  sur 
cette  bande  de  la  Nouvelle-Zélande ,  comme  celle  du 
S.  O.  l'est  sur  sa  côte  occidentale.  Au  soir,  une  petite 
brise  d'ouest  nous  a  permis  de  courir  encore  huit 
milles  au  nord ,  puis  nous  avons  mis  en  panne  pour  ne 
pas  perdre  de  vue  les  points  de  la  journée.  Les  terres 
hautes  dans  le  voisinage  du  cap  Kidnappers  commen- 
cent a  se  découvrir. 

Nos  deux  compagnons,  fatigués  de  gémir  inutile- 
ment, ont  enfin  pris  le  parti  de  se  taire.  Nous  avons 
même  remarqué  qu'aujourd'hui  Koki-Hore  était  plus 
affecté  de  son  voyage,  tandis  que  Tehi-JNouï  s'était 
tranquillisé  et  semblait  même  à  demi  content  de  son 
sort. 
3.  La  brise  mollit  par  degrés,  et  à  minuit  nous  eûmes 

presque  calme.  Le  vent  ne  se  rétablit  qu'à  cinq  heures 
et  demie  du  matin  au  S.  O.  et  O.  où  il  ne  tarda  pas  à 
augmenter.  Nous  étions  alors  à  quelque  distance  au 
sud  de  Black-Head;  nous  eûmes  bientôt  rallié  la  côte, 
et  nous  la  prolongeâmes  à  trois  ou  quatre  milles  de 


DE  LASTKOLABE.  87 

distance  depuis  ce  point  jusqu'au  cap  Mala-Mawi  (cap       18-27. 
Kidnappas  de  Cook).  Elle  est  médiocrement  élevée,     *^ner- 
mais  son  escarpement  et  sa  nudité  lui  donnent  un  as- 
pect triste  et  sauvage.  Ce  n'est  qu'en  se  rapprochant 
du  cap  Mata-Mawi  que  l'on  entrevoit  de  nouveau  quel- 
ques vallons  verdoyans. 

A  dix  heures  dix  minutes  du  matin  ,  nous  rangions 
rapidement  à  une  demi-lieue  environ  l'île  Stérile  de 
Cook  ,  dont  le  vrai  nom  est  Motou-Okoura.  Ce  n'est 
qu'un  rocher  escarpé ,  nu  et  éloigné  d'un  mille  au  plus 
de  terre.  \]\vpâ  (ou  forteresse)  considérahle  en  occupe 
la  cime,  et  doit  se  trouver  dans  une  position  inexpu- 
gnable. On  voit,  en  outre,  quelques  cases  disséminées 
sur  la  pente  de  l'îlot.  A  la  lunette  nous  distinguâmes 
aisément  les  habitans  en  mouvement  sur  leur  forte- 
resse, et  occupés  à  nous  regarder  passer  attentive- 
ment. Comme  sur  les  autres  points  de  la  cote,  ils 
avaient  eu  soin  d'allumer  un  grand  feu  au  sommet 
pour  attirer  nos  regards. 

Une  pirogue  bien  armée  se  détacha  de  Motou- 
Okoura,  et  vogua  avec  vigueur  à  notre  rencontre.  On 
m'avait  rapporté  qu'à  cet  aspect  nos  deux  naturels 
avaient  poussé  des  cris  de  joie  ;  charmé  de  pouvoir 
leur  offrir  les  moyens  de  sortir  de  leur  captivité,  je 
m'empressai  de  mettre  en  panne.  Déjà  la  pirogue  n'était 
plus  qu'à  une  encablure  du  bord ,  et  je  leur  annonçai 
qu'ils  étaient  maîtres  de  saisir  cette  occasion  pour  des- 
cendre à  terre  :  quelle  fut  ma  surprise  de  les  voir  l'un 
et  l'autre,  à  cette  proposition,  se  désoler,  couvrir 
leur  visage  et  se  rouler  par  terre  avec  toutes  les  mar- 


88  VOYAGE 


1027. 


ques  du  désespoir,  déclarant  avec  énergie  qu'ils  vou- 
Février.  laient  absolument  rester  à  bord  !  Alors  ils  m'apprirent 
que  les  habitans  d'Okoura  étaient  leurs  ennemis,  et 
que,  s'ils  tombaient  en  leur  pouvoir,  ils  ne  pouvaient 
manquer  d'être  mis  à  mort  et  dévorés.  Ils  nous  invi- 
taient de  la  manière  la  moins  équivoque  à  tirer  sur  eux 
et  à  les  tuer.  Les  premiers  transports  de  nos  hôtes  ne 
provenaient ,  à  ce  que  je  sus  bientôt ,  que  de  la  persua- 
sion où  ils  étaient  que  nous  allions  combattre  et  exter- 
miner ces  nouveaux  venus ,  et  de  l'espoir  du  repas 
délicieux  qui,  suivant  leurs  idées,  allait  devenir  le 
prix  de  la  victoire. 

On  sent  bien  que  je  n'étais  pas  disposé  à  satis- 
faire les  appétits  singuliers  de  mes  deux  compagnons. 
J'eusse  été  au  contraire  flatté  de  communiquer  paisi- 
blement avec  les  habitans  du  rocher  Okoura,  pour 
connaître  leurs  dispositions  ,  et  me  former  une  idée  de 
leurs  ressources.  Mais  le  temps  me  pressait ,  je  vou- 
lais profiter  du  vent  favorable ,  et  chercher  avant  la 
nuit  un  lieu  propre  à  mouiller  la  corvette  dans  la  vaste 
baie  d'Hawke. 

En  conséquence  ,  sans  attendre  davantage  ceux  de 
la  pirogue  qui ,  par  une  fausse  manœuvre ,  étaient 
restés  assez  loin  derrière  nous,  je  forçai  de  voiles; 
après  avoir  suivi  de  très-près  l'espace  de  huit  à  dix 
milles  une  jolie  grève  qui  règne  depuis  l'île  Okoura  jus- 
qu'au cap  Mata-Mawi,  nous  nous  trouvâmes  a  midi  à 
quatre  ou  cinq  milles  au  sud  de  celle-ci. 

Le  cap  Mata-Mawi ,  pointe  méridionale  de  la  baie 
d'Hawke  ,  est  très-remarquable  par  sa  coupe  étroite, 


DE  L'ASTROLABE.  80 

angulaire ,  taillée  à  pic  et  complètement  dépouillée  de  1827. 
verdure.  Il  en  est  de  même  des  deux  rochers  qui  Tac-  Fevner- 
compagnent  ;  ils  ne  sont  que  des  fragmens  détachés 
de  la  masse  du  cap  :  vus  du  sud  ils  ressemblent  à  des 
cônes  un  peu  inclinés  ,  tandis  qu'aperçus  du  nord  ils 
ont  plutôt  l'air  de  pyramides  quadranguIaires.Des  ro- 
ches à  fleur  d'eau  forment  un  brisant  qui  s'étend  à 
près  d'un  demi-mille  au  large. 

Depuis  l'île  Okoura  les  eaux  de  la  mer  avaient  pris 
une  teinte  évidemment  moins  pure  ;  cependant  nous 
trouvâmes  soixante-cinq  et  soixanle-neuf  brasses  à 
une  lieue  de  terre  au  plus.  Lorsque  nous  nous  trou- 
vâmes par  le  travers  du  cap,  la  couleur  fangeuse  des 
eaux  se  prononça  tellement  qu'elle  formait  une  ligne 
de  démarcation  très-remarquable ,  et  semblait  annon- 
cer un  haut-fond.  Pourtant  à  cinquante  brasses  nous 
ne  le  trouvâmes  point,  et  j'en  conclus  que  cette  déco- 
loration complète  devait  plutôt  s'attribuer  aux  eaux 
des  rivières  et  des  lorrens  qui  doivent  se  décharger 
au  fond  de  cette  grande  baie. 

D'une  heure  à  deux  ,  nous  donnâmes  dans  ce  vaste 
bassin  avec  une  jolie  brise  d'O.  et  O.  S.  O.  et  une 
belle  mer  qui  me  promettait  une  navigation  agréable 
et  sûre  le  long  de  ces  côtes  mal  connues.  Mais  à  deux 
heures  le  vent  sauta  subitement  à  l'E.,  et  vint  ren- 
verser toutes  mes  espérances ,  car  la  prudence  m'obli- 
geait désormais  à  me  tenir  à  une  plus  grande  distance 
de  terre.  Ainsi,  nous  en  prolongeâmes  la  plus  grande 
étendue  à  six  à  huit  milles  de  distance ,  par  quarante, 
trente-quatre  et  vingt-quatre  brasses ,  fond  de  sable 


90  VOYAGE 

1827.       vasard ,  et  sur  une  mer  aussi  unie  que  celle  du  port  le 
Février.      mieux  fermé. 

Nous  avons  cru  voir  une  île  assez  étendue,  située  le 
long  de  la  côte,  qui  aurait  échappé  aux  recherches  de 
Cook ,  mais  qui  pourrait  bien  n'être  qu'une  presqu'île. 
Il  y  a  tout  lieu  de  présumer  qu'entre  elle  et  la  côte  il 
doit  y  avoir  de  bons  mouillages. 

Dans  le  sud-ouest,  la  baie  d'Hawke  nous  laissait  voir 
de  beaux  paysages  parsemés  de  bouquets  d'arbres,  et 
sur  ses  bords  de  grands  bassins  d'une  eau  paisible, 
mais  qui  n'offriraient  peut-être  pas  assez  de  fond  poul- 
ies navires  d'une  certaine  grandeur,  eu  égard  aux 
atterrissemens  des  torrens.  Sur  trois  ou  quatre  plans 
divers  disposés  en  amphithéâtre  le  sol  s'élève  gra- 
duellement jusqu'aux  hautes  montagnes  de  l'intérieur, 
et  dans  toute  la  Nouvelle-Zélande  cette  partie  est  sans 
contredit  celle  qui  m'a  offert  l'aspect  le  plus  riche 
et  le  plus  attrayant.  Ces  contrées  doivent  être  bien 
peuplées,  ainsi  que  l'annoncent  les  nombreuses  fu- 
mées que  nous  voyons  s'élever  sur  plusieurs  points. 
Plus  au  nord  la  côte  se  relève  en  falaises  escarpées 
dont  les  flancs,  battus  des  vents  et  sapés  par  les  Ilots 
de  la  mer,  flattent  peu  les  yeux  du  navigateur,  bien 
que  le  fond  doive  s'y  mieux  soutenir  qu'auprès  des 
plages  plus  abaissées  au  niveau  de  la  mer. 

Ce  soir,  nos  deux  sauvages  étaient  de  bonne  hu- 
meur, et  m'ont  de  nouveau  déclaré  qu'ils  voulaient 
rester  à  bord  et  aller  en  Europe  pour  voir  Kapane.  Il 
est  vrai  que ,  débarrassés  du  mal  de  mer,  ils  ont  re- 
trouvé tout  leur  appétit ,  et  cette  nouvelle  disposition 


DE  L'ASTROLABE.  91 

du  physique  a  beaucoup  influé  sur  leur  moral.  Jus-  iSaf. 
qu'au  cap  Mala-Mawi ,  leurs  connaissances  de  la  côte  Fcvner- 
avaient  été  positives,  et  ils  m'ont  donné  avec  préci- 
sion les  noms  des  différens  points  en  vue  :  au-delà  ils 
ont  d'abord  hésité,  puis  ils  sont  franchement  conve- 
nus qu'ils  n'y  connaissaient  plus  rien.  Les  habitans 
d'Okoura  sont  alors  leurs  ennemis  les  plus  éloignés  , 
et  leurs  notions  géographiques  se  sont  arrêtées  au  cap 
Mata-Mawi.  Il  en  résultera  que  les  noms  suivans  jus- 
qu'à Houa-Houa  seront  encore  ceux  de  Cook,  sauf 
un  petit  nombre  qui  me  furent  communiqués  par  les 
peuples  de  ce  dernier  lieu. 

A  sept  heures  du  soir,  le  vent  ayant  refusé  jusqu'au 
N.  E.,  je  suis  resté  pour  la  nuit  sous  les  deux  huniers 
seuls  ,  deux  ris  pris,  courant  de  petites  bordées  sous 
la  côte.  A  neuf  heures  ,  le  vent  a  subitement  repris  à 
l'O.,  et  j'ai  mis  en  panne.  A  dix  heures  et  à  minuit, 
nous  avions  quarante-trois  et  cinquante  brasses  ,  vase 
molle.  La  brise  a  beaucoup  fraîchi  avec  des  rafales, 
un  temps  couvert  et  des  éclairs  vifs  et  fréquens. 

Au  point  du  jour  (quatre  heures),  reconnaissant  les        4. 
points  de  la  veille  ,  j'ai  fait  servir  et  gouverner  au  N. 
IN.  E.,  vers  un  enfoncement  considérable,  indiqué  par 
Cook  au  nord  de  la  baie  d'Hawke,  et  contre  la  pres- 
qu'île Tera-Kako. 

Mais  le  ciel  se  chargea  de  la  manière  la  plus  ef- 
frayante, et  nous  présagea  une  violente  bourras- 
que du  S.  O.  En  conséquence,  je  fis  carguer  les  basses 
voiles ,  et  serrer  le  perroquet  de  fougue  et  le  petit  hu- 
nier, pour  ne  conserver  que  le  grand  hunier,  deux  ris 


m  VOYAGE 

1827.  pris  et  le  petit  foc.  Cette  manœuvre  était  à  peine  exé- 
Fcvrier.  cutée  que  le  grain  éclata  subitement  à  l'O.  S.  O.;  le 
vent  souffla  durant  une  heure  avec  une  violence  épou- 
vantable ,  accompagné  d'une  pluie  abondante  et  très- 
froide.  Deux  bords  au  plus  près  remplirent  ce  temps; 
à  six  heures  vingt-cinq  minutes ,  le  ciel  s'étant  éclairci 
de  nouveau ,  M.  Lottin  reprit  la  suite  de  son  travail, 
et  tAst)  olabe  poursuivit  sa  route. 

Vers  neuf  heures ,  nous  doublions  à  moins  d'une 
lieue  au  sud  les  récifs  de  Tea-Houra,  île  arrondie,  de 
moyenne  hauteur  et  escarpée  de  toutes  parts.  Sa  cime 
offre  un  plateau  occupé  par  des  buissons  ou  des  herbes 
seulement ,  et  j'y  remarquai  quelques  palissades  qui 
annoncent  que  cet  endroit  est  quelquefois  visité  et  ha- 
bité par  les  naturels.  Tea-Houra  n'est  séparé  de  la 
presqu'île  Tera-Kako  que  par  une  passe  étroite  qui 
nous  a  semblé  presque  entièrement  barrée  par  des  ro- 
ches à  fleur  d'eau. 

Nous  avons  prolongé  à  moins  de  quatre  milles  de 
distance  la  côte  orientale  de  cette  presqu'île  dont  la 
crête  offre  par  son  élévation  et  sa  coupe  horizontale 
la  continuation  parfaite  de  Tea-Houra.  A  midi  nous 
avions  dépassé  le  cap  Table  qui  n'en  est  qu'une  pointe. 
Dès-lors  nous  revîmes  très-distinctement  de  ce  côté  la 
langue  de  terre  basse  qui  paraît  séparer  les  eaux  de  la 
baie  d'Hawke  de  celles  du  large.  Cette  langue  se  ter- 
minait à  gauche  par  une  presqu'île  élevée  dont  l'aspect 
me  donnait  lieu  de  conjecturer  qu'il  pourrait  exister 
entre  elle  et  Tera-Kako  un  canal  étroit,  il  est  vrai, 
mais  suffisant  pour  faire  une  île  de  cette  dernière. 


DE  L'ASTROLABE.  93 

C'eût  été  un  fait  assez  curieux  à  vérifier,  mais  auquel 
nous  ne  pouvions  songer,  poussés  comme  nous  l'é- 
tions alors  par  une  brise  très-forte  de  l'O.  qui  nous 
faisait  filer  cinq  à  six  nœuds  sous  la  misaine  seule.  Une 
brume  générale ,  jointe  à  ce  vent  forcé ,  couvrait 
les  terres;  elle  s'unissait  aux  colonnes  de  fumée  pro- 
duites par  les  grands  feux  que  les  naturels  allumaient 
presque  de  mille  en  mille,  pour  nous  annoncer  leur 
présence.  Du  reste,  un  sillage  rapide  et  régulier  nous 
permettait  de  tracer  des  bases  certaines  et  étendues, 
et  de  donner  plus  de  précision  aux  opérations  hydro- 
graphiques. 

Nous  doublions  à  deux  heures  du  soir  le  cap  Young- 
Nicks,  mémorable  pour  avoir  été  le  premier  point  de 
la  Nouvelle-Zélande  aperçu  par  l'illustre  Cook;  nous 
passâmes  promptement  devant  l'ouverture  de  la  baie 
Taone-Roa  dont  nous  ne  distinguâmes  que  confusé- 
ment les  terres  du  fond.  A  quatre  heures,  par  trente- 
cinq  brasses ,  nous  fîmes  une  station  à  quatre  lieues 
environ  du  cap  Gable. 

On  sait  que  ce  nom  lui  fut  donné  par  Cook,  à  cause 
de  sa  ressemblance  avec  la  partie  du  mur  d'une  maison 
comprise  entre  les  deux  toits.  C'est  en  effet,  quand 
on  le  voit  précisément  de  face,  la  forme  exacte  qu'il 
affecte ,  c'est-à-dire  celle  d'une  section  verticale  et 
triangulaire,  blanchâtre  et  tout-à-fait  dénudée,  dans 
un  monticule  alongé  en  forme  de  toit ,  tandis  que  ses 
deux  flancs  sont  revêtus  de  verdure. 

La  côte  qui  avait  conservé  un  aspect  sauvage,  depuis 
l'île  Tea-Houra  jusqu'à  la  pointe  S.  O.  de  Taone-Roa, 


1S27. 
Février. 


94  VOYAGE 

1827.  au-delà  de  ce  point  avait  repris  une  teinte  moins  sévère. 
Février.  Les  alentours  du  cap  Gable  sont  particulièrement 
agréables ,  et  il  y  a  des  sites  dont  une  culture  bien 
entendue  ferait  sans  doute  de  fertiles  campagnes.  Là 
les  fumées  se  montrèrent  encore  en  plus  grand  nombre 
que  partout  ailleurs,  preuve  infaillible  d'une  popula- 
tion plus  nombreuse. 

Près  du  cap,  nous  prîmes  un  dauphin  à  ventre 
blanc ,  très-curieux  par  son  museau  étroit  et  pointu , 
comme  celui  du  gavial. 

Vers  six  heures  du  soir ,  nous  approchions  de  la 
baie  Tolaga  de  Cook,  et  je  comptais  la  doubler  avant 
la  nuit,  quand  la  brise,  qui  avait  déjà  beaucoup  molli, 
tomba  entièrement,  et  la  corvette  resta  immobile  à 
trois  ou  quatre  milles  de  la  côte.  A  sept  heures  du  soir, 
nous  crûmes  voir  un  petit  schooner,  qui  filait  d'abord 
le  long  de  terre ,  reprendre  tout-à-coup  le  large  et 
disparaître ,  manœuvre  dont  je  ne  pus  me  rendre 
compte  qu'en  supposant  que  ce  navire  avait  des  motifs 
qui  lui  rendaient  notre  visite  peu  agréable. 

A  huit  heures ,  deux  pirogues  que  nous  voyions 
depuis  quelque  temps  pagayer  vers  nous ,  accostè- 
rent le  long  du  bord  sans  aucune  défiance  et  comme 
des  gens  accoutumés  à  voir  des  Européens.  Ils  nous 
vendirent  des  cochons  ,  des  pommes  de  terre  et  quel- 
ques objets  de  curiosité  pour  des  haches,  des  cou- 
teaux et  autres  bagatelles.  Quarante-cinq  jours  s'é- 
taient écoulés  depuis  notre  départ  de  la  Nouvelle- 
Hollande  ,  et  nos  provisions  fraîches  étaient  épuisées 
depuis  long-temps.  On  peut  juger  avec  quel  plaisir 


DE  L'ASTROLABE.  95 

celles-ci  furent  accueillies ,  surtout  quand  on  nous  eut  18*7. 
appris  que  les  cochons  étaient  abondans  à  Tolaga ,  et  Flvllcl- 
qu'on  nous  les  céderait  au  plus  bas  prix.  Terangui 
Waï-Hetouma  ,  chef  des  Zélandais  qui  étaient  venus 
nous  visiter  et  qui  s'annonça  pour  être  l'un  des  princi- 
paux rangatiras  du  canton ,  voulait  renvoyer  ses 
pirogues  à  terre  pour  chercher  des  cochons  et  des 
pommes  de  terre,  et  passer  la  nuit  avec  nous.  Je  ne 
pouvais  être  que  très-satisfait  de  cette  preuve  de  con- 
fiance, mais  redoutant  pour  ce  naturel  le  sort  de  ceux 
de  Tera-Witi,  je  m'y  refusai,  et  le  contraignis,  quoique 
à  son  grand  regret ,  à  se  rembarquer  dans  sa  pirogue. 
Je  lui  promis  du  reste  qu'il  nous  retrouverait  le  len- 
demain matin  au  même  endroit. 

Tehi-Nouï  et  Koki-Hore  paraissaient  désormais  rési- 
gnés de  bon  cœur,  car  une  ration  copieuse  de  chair  de 
dauphin  dont  on  les  avait  gratifiés ,  les  avait  mis  dans 
l'enchantement  par  la  perspective  du  régal  qu'ils  se 
proposaient  pour  le  lendemain  ;  et  le  soir,  un  requin 
qui  fut  aussi  capturé  leur  valut  un  supplément  qui 
combla  leur  ivresse.  Séduits  par  cette  abondance  ,  ils 
semblèrent  peu  disposés  à  acquiescer  au  désir  que 
j'avais  de  les  voir  rester  ici;  Koki-Hore  particulière- 
ment ne  goûtait  pas  du  tout  cette  proposition. 

Toute  la  nuit ,  il  ne  régna  qu'une  faible  brise  d'ouest 
avec  un  temps  superbe.  A  dix  heures  du  soir,  nous 
restâmes  en  panne  par  cinquante-trois  brasses,  sable 
vasard. 

Dans  la  matinée,  la  brise  ayant  passé  au  N.  N.  O.,        5. 
et  ne  nous  permettant  plus  de  prolonger  la  côte,  je  me 


96  VOYAGE 


182- 


décidai  à  mettre  à  profit  ce  contre-temps  pour  faire 
Février.  une  petite  station  à  Tolaga.  A  sept  heures  trente  mi- 
nutes ,  nous  gouvernâmes  vers  la  baie ,  et  à  onze 
heures  l'Astrolabe  laissa  tomber  l'ancre  précisément 
au  même  point  où  V Endeavour  mouilla  cinquante-cinq 
ans  auparavant. 

Les  naturels  étaient  venus  au-devant  de  nous  de 
bonne  heure,  mais  je  ne  permis  qu'à  un  petit  nombre 
de  monter  à  bord.  Arrivés  au  mouillage,  nous  fûmes 
bientôt  environnés  de  pirogues  pleines  d'insulaires  qui 
vinrent  commercer  avec  l'équipage.  Quoique  turbu- 
lens  et  bruyans  dans  leurs  marchés,  ils  montrèrent 
beaucoup  de  bonne  foi ,  et  nous  ne  pûmes  que  nous 
féliciter  des  conditions  de  nos  échanges.  Le  prix  cou- 
rant d'un  gros  cochon  était  une  grande  hache  ;  une 
petite  hache  valait  un  jeune  pourceau.  Pour  de 
méchans  couteaux ,  des  hameçons  et  autres  bagatelles , 
nous  obtînmes  des  pommes  de  terre  à  profusion.  On 
peut  juger  quelle  ample  provision  de  vivres  frais  nous 
fîmes  pour  l'équipage  et  nos  tables. 
pi.  xlv  et  Sur-le-champ  j'expédiai  MM.  Jacquinot  et  Lottin  à 
xl vi.  l'anse  de  l'Aiguade  de  Cook,  pour  observer  la  latitude 
et  la  longitude.  A  une  heure,  M.  Paris  partit  pour 
sonder  les  acores  de  la  passe.  Les  naturalistes  et  le 
peintre  descendirent  aussi  à  terre  pour  vaquer  à  leurs 
travaux.  Pour  moi,  je  restai  à  bord  avec  les  autres 
officiers  pour  surveiller  les  mouvemens  des  naturels  , 
précaution  que  je  jugeai  plus  nécessaire  ici  que  partout 
ailleurs,  tant  à  cause  de  leur  nombre  que  de  leur 
force  physique  et  de  leurs  dispositions  turbulentes. 


DE  L'ASTROLABE.  97 

Déjà  peu  s'en  était  fallu  que  je  ne  me  fusse  attiré  i8a7. 
l'animosité  d'un  de  ces  redoutables  sauvages ,  et  c  était  Fev|,|Pr- 
ce  que  je  voulais  éviter  à  tout  prix,  surtout  à  cause  des 
personnes  que  la  nature  de  leurs  travaux  obligeait 
daller  à  terre.  Ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  tant  que 
nous  étions  sous  voiles,  j'avais  repoussé  toutes  les 
pirogues  qui  s'approchaient  du  navire ,  et  n'avais 
permis  qu'au  seul  Waï-Hetouma ,  qui  se  disait  premier 
rangatifa  de  l'endroit,  de  monter  à  bord,  avec  un 
autre  naturel  qu'il  m'avait  présenté  comme  un  de  ses 
proches  parens.  Il  est  bon  de  remarquer  que  ce  chef, 
qui  paraissait  avoir  reçu  tous  ses  insignes  à  en  juger  par 
le  tatouage  complet  de  sa  figure ,  était  un  homme  paisi- 
ble, doux  et  fort  honnête,  et  qu'il  avait  applaudi  à 
ma  résolution  de  ne  laisser  monter  à  bord  personne 
autre  que  lui-même  et  son  compagnon.  La  plupart  de 
ceux  qui  se  présentèrent  obtempérèrent  de  suite  à  la 
défense  qui  leur  fut  faite ,  bien  qu'avec  une  répugnance 
visible  ;  mais  il  en  vint  un  qui  ne  voulut  point  obéir  à  la 
sentinelle  et  ne  céda  qu'en  frémissant  de  rage  à  l'ordre 
péremptoire  que  je  lui  intimai  moi-même;  il  me  fut 
même  aisé  de  voir  que  de  sa  pirogue  il  proférait  des 
menaces  contre  moi.  A  sa  haute  taille,  à  son  maintien  pi.  lui. 
altier,  et  à  l'air  de  soumission  de  ceux  qui  l'entou- 
raient ,  je  me  doutai  que  c'était  un  chef.  En  outre , 
une  fille  de  sa  pirogue  qui  parlait  un  anglais  corrompu 
mêlé  de  zélandais,  ne  cessait  de  me  répéter,  avec  une 
volubilité  extraordinaire,  que  Shaki  *,  son  patron, 

Nous  empruntons  des  Anglais  la  forme  sh  pour  représenter  ici ,  et  dans 
TOME  ir.  7 


98  VOYAGE 


1827. 


était,  un  grand  chef,  ami  des  Anglais ,  et  que  c'était  mal 
Fumer.  ^  moj  jg  ne  pas  |e  recevoir.  Sans  doute  ,  je  pouvais 
me  moquer  de  ses  menaces  pour  moi-même;  mais  j'ai 
expliqué  les  motifs  qui  devaient  me  porter  à  ménager 
tous  ces  sauvages  et  surtout  les  chefs.  Ainsi  j'appelai 
Waï-Hetouma  et  lui  demandai  quel  était  ce  nouveau 
venu  si  exigeant.  Il  convint  qu'en  effet  Shaki  était  un 
grand  chef,  et  même  j'eus  bientôt  lieu  de  croire  qu'il 
était  supérieur  à  Waï-Hetouma  pour  le  rang  ou  du 
moins  pour  l'influence.  Alors  je  fis  signe  à  Shaki  de 
monter  à  bord ,  je  lui  expliquai  amicalement  que  je  ne 
savais  pas  qu'il  fût  un  rangatira  distingué ,  et  je  lui  fis 
même  quelques  cadeaux  qui  achevèrent  de  le  ramener 
entièrement.  De  ce  moment,  nous  devînmes  les  meil- 
leurs amis  du  monde ,  et  il  fut  un  des  derniers  à  quitter 
la  corvette  dont  il  ne  bougea  pas  un  instant.  Ce  naturel, 
qui  semblait  à  peine  âgé  de  trente  ans ,  avait  au  moins 
cinq  pieds  huit  pouces ,  ses  formes  étaient  athlétiques 


tout  le  cours  de  l'ouvrage,  un  son  intermédiaire  en  quelque  sorte  entre  celui 
du  j  et  du  ch  en  français.  Nous  leur  empruntons  également  le  w  pour  rendre 
le  son  de  la  diphtongue  ou  au  commencement  des  syllabes.  Enfin ,  nous 
ferons  observer  que,  dans  tous  les  mots  appartenant  aux  langues  sauvages, 
les  diverses  lettres  de  l'alphabet,  consonnes  ou  voyelles,  doivent  toujours 
être  prononcées  à  peu  près  comme  nous  le  pratiquons  pour  le  latin.  Cependant 
les  syllabes  gue  et  gui  doivent  se  prononcer  comme  dans  les  mots  français 
guérir  et  guidon.  Du  reste ,  il  est  digne  de  remarque  que  le  son  sh  ne  se 
rencontre  jamais  au  milieu  des  mots  ;  il  n'est  même  qu'accidentel  au  commen- 
cement, et  ne  provient  que  de  la  collision  d'une  voyelle  avec  une  autre 
voyelle  aspirée  et  initiale.  Ainsi ,  pour  écrire  ici  dans  les  règles ,  il  faudrait 
e  Haki,  e  Hongui,  e  Houraki,  etc.,  au  lieu  de  Shaki,  Shongui,  Shouraki,  etc. 
Lors  de  la  discussion  des  langues  de  l'Océanie,  nous  nous  étendrons  plus 
longuement  sur  ce  singulier  cas  de  prononciation. 


DE  L'ASTROLABE.  99 

et  son  air  tout-à-fait  belliqueux.  Il  me  dit  avoir  vu  plu-      1827. 
sieurs  Anglais  et  avoir  été  le  compagnon  d'armes  de     Ftv,ici 
Pomare   de   Mata-Ouwi,  ce  conquérant  célèbre  de 
la  Nouvelle-Zélande.  Le  nom  de  Shongui-Ika  lui  était 
aussi  connu ,  mais  il  convenait  qu'il  ne  l'avait  jamais  vu. 

Malgré  mes  précautions ,  on  voit  en  cette  occasion 
combien  il  s'en  fallut  peu  que  je  ne  me  fisse  un  en- 
nemi implacable  de  Sbaki.  De  retour  à  terre  il  se  fût 
peut-être  vengé  sur  les  officiers  ou  les  naturalistes  de 
V Astrolabe  de  ce  qu'il  eût  regardé  comme  un  affront 
sanglant  fait  à  sa  dignité  :  c'est  ce  quia  dû  arriver  sou- 
vent aux  Européens ,  surtout  chez  des  peuples  aussi 
irritables ,  aussi  vindicatifs  que  ceux  de  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  où  les  chefs  sont  tous  indépendans ,  et  très- 
jaloux  les  uns  des  autres.  Ce  dernier  sentiment  qui 
rend  la  position  des  Européens  encore  plus  délicate, 
est  porté  à  l'excès  chez  ces  naturels  :  ils  voudraient 
tous  profiter  exclusivement  des  avantages  qu'ils  atten- 
dent des  visites  des  étrangers ,  et  sont  désespérés  de 
voir  leurs  voisins  y  participer.  Nous  en  eûmes  une 
preuve  bien  extraordinaire  tandis  que  nous  étions  au 
mouillage  de  Houa-Houa. 

A  mesure  qu'il  arrivait  de  nouvelles  pirogues,  les 
premières  venues  me  harcelaient  pour  me  déterminer 
à  faire  feu  dessus,  et  à  tuer  ceux  qui  les  montaient; 
cependant,  au  moment  où  ceux-ci  arrivaient  le  long 
du  bord,  les  autres  allaient  aussitôt  leur  parler  et 
les  accueillir  comme  des  personnes  de  connaissance. 
Ainsi ,  il  était  évident  que  la  crainte  seule  de  voir  les 
arrivans  partager  nos  faveurs  et  nos  échanges  pouvait 


100  VOYAGE 

1827.  leur  inspirer  une  demande  aussi  inhumaine.  Je  ne  fai- 
Femer.  gajs  ^onc  qUe  r[re  Je  ce  manége  singulier,  quand  tout- 
à-coup  un  mouvement  général,  une  sorte  de  murmure 
confus  s'éleva  du  milieu  des  naturels  ;  ils  jetèrent  des 
regards  inquiets  hors  du  navire,  et  bientôt  je  m'aperçus 
que  leur  trouble  était  occasioné  par  l'arrivée  d'une 
pirogue  montée  de  sept  à  huit  hommes  seulement, 
parmi  lesquels  deux  semblaient  d'un  rang  supérieur. 
Cette  fois ,  nos  hôtes  me  prièrent ,  me  supplièrent  avec 
instance  de  tuer  les  nouveaux  venus  ;  ils  allèrent  jus- 
qu'à me  demander  des  fusils  pour  tirer  eux-mêmes 
dessus ,  en  un  mot  ils  employèrent  tous  les  moyens 
possibles  pour  exciter  mon  courroux  contre  ces  étran- 
gers. Loin  de  me  rendre  à  ces  vœux  sanguinaires  ,  je 
me  plus  à  accueillir  amicalement  ceux  qui  en  étaient 
l'objet,  et  à  leur  assurer  qu'ils  seraient  bien  reçus. 
Ils  parurent  hésiter  quelque  temps,  et  à  travers  le 
désir  évident  qui  les  sollicitait  de  monter  à  bord  se 
lisait  une  nuance  visible  d'inquiétude  et  de  soupçon. 
Cependant  la  conduite  des  autres  insulaires  à  leur 
égard  avait  diamétralement  changé-,  convaincus  que 
je  ne  voulais  point  me  rendre  à  leurs  prières ,  ils  pri- 
rent à  l'égard  des  nouveaux  venus  un  air  très-respec- 
tueux; Shaki  lui-même,  jusqu'alors  si  fier,  et  le  plus 
empressé  à  me  faire  tirer  sur  eux ,  Shaki  changea 
tout-à-coup  de  ton  :  il  devint  modeste  et  silencieux , 
il  poussa  la  déférence  jusqu'à  aller  offrir  à  deux  natu- 
rels de  la  pirogue  redoutée  quelques  grandes  haches 
qu'il  n'avait  acquises  qu'avec  beaucoup  de  peine,  et 
auxquelles  il  semblait  tenir  presque  autant  qu'à  son 


DE  L'ASTROLABE.  101 

existence.  Cette  manœuvre  fut  suivie  par  tous  ceux  1827. 
qui  Savaient  pas  eu  le  temps  de  cacher  assez  bien  ce  Fé*rier- 
qu'ils  avaient  reçu  de  nous. 

Les  deux  chefs  s'étaient  enfin  décidés  à  monter  à 
bord,  et  j'examinais  attentivement  leurs  faces  complè- 
tement tatouées  et.  leur  attitude  guerrière  et  farouche. 
Chez  aucun  INouveau-Zélandais  je  n'avais  encore  ob- 
servé ce  double  caractère  à  un  degré  aussi  prononcé, 
pas  même  chez  le  terrible  Hihi  de  Waï-Mate.  Je  m'ap- 
prêtais à  les  interroger,  après  avoir  capté  leur  bienveil- 
lance par  quelques  cadeaux ,  lorsque  je  les  vis  tout-à- 
coup  me  quitter  brusquement,  sauter  dans  leurs  piro- 
gues ,  et  pousser  au  large.  Ayant  cherché  à  connaître 
la  raison  de  cette  retraite  précipitée ,  j'appris  que  les 
naturels  qui  se  trouvaient  déjà  à  bord ,  et  Shaki  à 
leur  tète ,  avaient  insinué  aux  compagnons  de  ces  deux 
chefs  que  mon  intention  étant  de  les  tuer,  leur  vie 
n'était  pas  en  sûreté  sur  le  navire.  Voulant  à  tout  prix 
les  en  chasser,  ces  rusés  sauvages  n'avaient  pas  imaginé 
de  meilleur  moyen  que  ce  mensonge,  et  il  avait  réussi. 
Dépilé  de  cette  supercherie,  et  inquiet  des  suites 
qu'elle  pourrait  avoir,  je  grondai  ceux  qui  l'avaient 
inventée ,  je  me  hâtai  de  désabuser  les  étrangers  et  les 
engageai  à  revenir  à  bord.  Ils  parurent  ajouter  foi  à  mes 
protestations;  mais  voyant  qu'ils  avaient  été  trompés, 
ils  entrèrent  dans  une  fureur  épouvantable  contre  les 
naturels  du  bord,  et,  bien  que  ceux-ci  fussent  trois 
ou  quatre  fois  plus  nombreux,  les  autres  les  défièrent 
par  les  paroles  et  les  gestes  les  plus  outrageans ,  et  je 
voyais  qu'ils  les  provoquaient  à  descendre  à  terre  pour 


102  VOYAGE 

1827.       leur  rendre  raison  de  leur  insulte.  Ceux  du  bord, 
Février.      mornes  et  confus ,  proférèrent  à  peine  quelques  pa- 
roles. 

Du  reste,  les  étrangers  ne  voulurent  point  accoster 
de  nouveau  ,  et  ils  me  demandèrent  des  haches  d'un 
ton  d'autorité;  je  leur  répondis  avec  modération  que 
s'ils  apportaient  des  cochons  à  bord ,  ils  en  auraient 
autant  qu'ils  voudraient.  Sur  cela  ils  s'éloignèrent  sans 
autre  communication  avec  nous  :  j'en  éprouvai  un  re- 
gret sincère,  car  j'eusse  été  bien  aise  de  les  ques- 
tionner et  de  connaître  au  juste  la  raison  de  leur  supé- 
riorité sur  nos  premiers  hôtes. 

Ma  première  conjecture  fut  qu'ils  appartenaient  à 
une  tribu  ennemie  :  mais  ils  s'étaient  présentés  en  trop 
pelit  nombre  pour  avoir  osé  défier,  comme  ils  le  firent, 
les  autres  Zélandais  réunis  à  bord.  En  outre,  ceux-ci 
nièrent  constamment  que  les  hommes  de  la  pirogue 
fussent  leurs  ennemis  ,  ils  finirent  même  par  affirmer 
que  c'étaient  au  contraire  des  amis  et  des  parens  à  eux . 
Du  reste,  il  m'élail  aisé  d'apercevoir  que  mes  ques- 
tions à  cet  égard  ne  leur  plaisaient  point  ;  le  plus  sou- 
vent ils  les  éludaient,  surtout  Shaki  qui  faisait  tout 
son  possible  pour  détourner  la  conversation  sur  tout, 
autre  sujet. 

Par  suite  de  ce  que  je  connaissais  déjà  des  mœurs 
et  de  la  constitution  politique  de  ces  peuples ,  voici 
l'opinion  qui  me  parut  la  plus  probable.  Comme  sur 
tous  les  autres  points  de  la  Nouvelle-Zélande ,  les  na- 
turels de  Houa-Houa  vivent  en  petites  peuplades  in- 
dépendantes ,  sous  la  direction  ou  plutôt  sous  la  pro- 


DE  L'ASTROLABE.  103 

tection  de  leurs  chefs  particuliers.  Sans  doute  ceux  1827. 
qui  arrivèrent  les  premiers  à  bord  n'appartenaient  qu'à  Fcvner- 
des  tribus  faibles  et  sans  crédit ,  tandis  que  ceux  de 
la  dernière  pirogue  provenaient  de  quelque  tribu  puis- 
sante et  commandée  peut-être  par  quelque  ariki  re- 
douté, comme  Shongui  à  la  baie  des  Iles  et  Poro  sur 
la  partie  nord  d'Ika-Na-Mawi.  Les  premiers,  craignant 
de  voir  leurs  voisins  leur  enlever ,  par  leur  crédit  et 
leur  opulence,  les  trésors  de  l'Europe,  et  voulant  les 
écarter,  tentèrent  de  s'en  défaire  en  nous  engageant  d'a- 
bord à  faire  feu  dessus ,  ensuite  en  leur  persuadant  à 
eux-mêmes  que  mon  in  tention  était  de  les  détruire.  Ainsi 
s'explique  l'arrogance  des  étrangers ,  comme  la  pa- 
tience surprenante  avec  laquelle  les  autres  écoutèrent 
leurs  reproches  et  leurs  provocations.  Chez  ces  peu- 
ples, ainsi  que  partout  ailleurs,  un  allié  trop  puissant 
est  souvent  plus  à  craindre  qu'un  ennemi  qu'on  pour- 
rait combattre  à  armes  égales. 

La  seule  tète  préparée  qui  parut  ici  [riioko  ?nokaï) 
fut  apportée  dans  cette  pirogue,  et  achetée  par  l'agent 
comptable  pour  quelques  grains  de  verre  de  couleur  : 
elle  était  bien  préparée,  bien  conservée,  et  avait  ap- 
partenu à  quelque  personnage  distingué.  Il  est  fâ- 
cheux qu'elle  n'ait  point  été  apportée  en  France ,  car 
elle  donnait  très-bien  le  beau  type  de  ce  peuple  et  les 
traits  d'un  tatouage  complet. 

Ici  le  Pihe  commence  à  être  connu,  quoique  Shaki 
ne  pût  m'en  réciter  que  quelques  strophes  qu'il  re- 
prenait uniformément  et  souvent  vingt  à  trente  fois 
de  suite.  Mais  Ptau-Tangui,  jeune  fille  très-éveillée 


1827- 


104  VOYAGE 

de  douze  à  treize  ans,  et  qui  s'était  singulièrement 
Février.  attachée  à  moi ,  le  récitait  presque  en  entier,  tel  qu'on 
le  trouve  dans  la  Grammaire  des  Missionnaires.  L'un 
et  l'autre  s'accordèrent  à  me  confirmer  que  c'était 
la  prière  adressée  au  grand  Atoua  du  ciel,  quand  les 
vivres  sacrés  lui  étaient  offerts  sur  le  champ  de 
bataille. 

La  jeune  Rau-Tangui  paraissait  intimement  tenir 
à  Shaki,  mais  il  me  fut  impossible  de  savoir  si  elle 
n'était  que  son  esclave  ou  si  elle  était  sa  sœur.  Leurs 
réponses  à  mes  questions,  variant  à  chaque  instant 
dans  ces  deux  sens ,  me  laissèrent  constamment  dans 
l'incertitude  à  ce  sujet.  Avec  les  adoptions  en  usage 
chez  eux ,  il  serait  possible  que  l'un  et  l'autre  eut  lieu 
en  même  temps ,  et  qu'en  effet  le  père  de  Shaki  eût 
épousé  l'une  de  ses  prisonnières,  mère  de  Rau-Tangui. 
Cette  petite  fille  était  extraordinairement  vive  ;  son 
corps  était  sans  cesse  en  mouvement  et  son  imagi- 
nation était  tout  aussi  mobile,  car  on  la  voyait  rire, 
puis  bientôt  après  pleurer ,  et  souvent  faire  l'un  et 
l'autre  presqu'au  même  instant.  Plusieurs  de  ses  com- 
pagnes prodiguèrent  leurs  faveurs  indistinctement  aux 
officiers  et  aux  matelots  moyennant  toutes  sortes  de 
bagatelles.  Mais  il  était  bon  d'être  sur  ses  gardes; 
car  ces  belles,  fidèles  à  leurs  anciennes  habitudes, 
non  contentes  des  tributs  volontaires  qu'on  leur  accor- 
dait ,  y  ajoutaient  tout  ce  qu'elles  pouvaient  dérober. 
Ainsi  l'un  de  nos  galans  chevaliers  vit  à  sa  grande 
désolation  disparaître  tout-à-coup  sa  montre ,  et  ne  la 
retrouva  qu'entre  les  mains  de  l'honnête  Shaki ,  car 


DE  L'ASTROLABE.  105 

c'est  ordinairement  au  chef  suprême  que  finit  par  re-       i8a7. 
tourner  la  propriété  absolue  de  ces  objets.  Février. 

Nos  deux  voyageurs  de  Tera-Witi  ont  fait  connais- 
sance avec  les  hàbitans  de  Houa-Houa,  et  Tehi-Nouï 
parait  décidé  à  rester  avec  eux  ;  je  me  suis  empressé  de 
l'affermir  dans  cette  résolution,  en  lui  accordant, 
sur  sa  demande ,  une  gargousse  de  poudre  afin  d'en 
gratifier  le  rangatira  qui  le  prendrait  sous  sa  protec- 
tion et  lui  fournirait  une  pirogue  pour  retourner  chez 
lui.  En  effet ,  après  les  fusils  {pou)  plus  précieux  pour 
eux  que  l'or  et  les  diamans  chez  nous ,  la  poudre  est 
l'objet  le  plus  essentiel  à  leurs  yeux. 

Koki-Hore  paraît  peu  satisfait  de  cette  détermina- 
lion  et  préférerait  rester  à  bord  ,  mais  l'honneur  lui 
prescrit  de  suivre  la  fortune  de  son  chef. 

Toute  la  journée  il  avait  fait  à  peu  près  calme,  et  je 
m'attendais  à  passer  tranquillement  la  nuit  au  mouil- 
lage, quand  à  six  heures  du  soir,  dans  une  légère 
risée  d'O.  N.  O. ,  nous  vîmes  que  notre  ancre  chas- 
sait. Vingt  brasses  de  chaîne  que  nous  filâmes 
à  l'instant  ne  pouvant  nous  arrêter,  j'en  conclus  que 
notre  ancre  était  surjalée.  Nous  approchions  rapide- 
ment les  brisans  de  Mouï-Tera  (île  Sporing  de  Cook), 
et  je  ne  me  souciais  pas  de  mouiller  une  seconde  ancre, 
dans  la  crainte  d'exposer  notre  câble  à  s'engager  avec 
la  chaîne  au  changement  de  marée.  Je  me  décidai 
donc  à  mettre  à  la  voile  et  à  sortir  de  la  baie.  Au 
même  instant,  nos  deux  canots  revenaient  de#terre, 
et  le  parti  que  je  prenais  était  sans  doute  le  phfs  sûr. 

11  restait  à  bord  une  quinzaine  de  naturels,  dont 


106  VOYAGE 

1827.  cinq  à  six  femmes ,  qui  avaient  laissé  partir  leurs  pi- 
Février.  rogues,  dans  l'intention  de  passer  la  nuit  avec  nous. 
Ils  éprouvèrent  d'abord  de  grandes  inquiétudes ,  et 
furent  tourmentés  par  la  crainte  que  nous  ne  voulus- 
sions les  emmener.  Je  m'empressai  de  les  rassurer  en 
leur  expliquant  la  raison  qui  me  forçait  à  quitter  le 
mouillage  si  brusquement  :  alors  ils  reprirent  leur 
confiance  première ,  ils  nous  donnèrent  des  représen- 
tations de  leurs  danses,  et  passèrent  gaiement  la  nuit 
pi.XLViii.  abord. 

Shaki,  Rau-Tangui  et  deux  autres  rangatiras  me 
donnèrent  de  la  manière  la  plus  précise  les  noms  des 
diverses  parties  de  la  côte,  depuis  le  cap  Gable  (  Pa- 
Noaï-Tera)  jusqu'au  cap  Est  {PVaï-Apou).  L'île  Spo- 
ring  est  Mouï-Tera ,  et  l'île  Blanche ,  sur  la  droite  de 
la  baie  en  entrant ,  est  Motou-Heka.  Il  est  digne  de 
remarque  que  les  noms  de  Tolaga  et  Tegadou  leur  sont 
parfaitement  inconnus  :  mais  il  est  depuis  long-temps 
avéré  que  Cook ,  si  plein  de  sagacité  d'ailleurs  ,  avait 
très-peu  d'aptitude  à  saisir  les  noms  des  peuples  qu'il 
visitait,  et  surtout  à  les  représenter  par  l'écriture.  Le 
vrai  nom  de  la  baie  Tolaga  ou  du  moins  du  district  qui 
l'environne  est  Houa-Houa,  et  c'est  celui  que  nous 
avons  adopté.  Sur  l'île  Mouï-Tera  nous  pûmes  con- 
templer tout  à  notre  aise  ces  arcades  singulières 
formées  par  la  nature  ou  par  l'effet  des  flots,  qui 
jadis  attirèrent  l'attention  de  Cook  et  de  ses  com- 
pagnons. 

Je  fegrettai  sincèrement  d'avoir  été  contraint  de 
quitter  si  promptement  cet  endroit,  car  je  me  promet- 


DE  L'ASTROLABE. 


107 


tais  beaucoup  de  plaisir  à  y  faire  quelques  excursions.       i  Sa7. 
A  en  juger  par  le  récit  de  Gook  et  de  son  compagnon     **■»"■ 


Banks,  le  pays  d'alentour  est  très-pittoresque;  en 
outre ,  les  naturels  de  ce  canton ,  tout  entiers  encore  à 
leurs  habitudes  primitives ,  et  à  peine  influencés  par 
leurs  rapports  avec  les  Européens ,  étaient  pour  moi 
un  sujet  précieux  d'étude  et  d'observations. 

C'est  ici  que  j'obtins  les  premiers  renseignemens 
positifs  sur  la  nature  du  kiwi ,  au  sujet  d'une  natte 
garnie  de  plumes  de  cet  oiseau  ,  et  qui  est  un  des  pre- 
miers objets  de  luxe  de  ces  naturels.  Suivant  eux,  le 
kiwi  serait  un  oiseau  de  la  grosseur  d'un  petit  dindon, 
mais ,  comme  l'autruche  et  le  casoar,  privé  de  la  faculté 
de  voler.  Ces  animaux  sont  communs  aux  environs  du 
mont  Ikou-Rangui.  C'est  la  nuit,  aux  flambeaux  et  avec 
des  chiens,  qu'on  leur  fait  la  chasse.  Il  est  probable 
que  ces  oiseaux  appartiennent  à  un  genre  très-voisin 
des  casoars ,  et  je  crois  qu'il  a  déjà  reçu  de  quelques 
auteurs  le  nom  ftJpteryx. 

M.  Quoy  me  rapporta  une  feuille  d'une  espèce  de 
palmier  que  j'avais  déjà  observé  dans  la  baieTasman. 


108  VOYAGE 

i8a7.  Malheureusement  il  ne  portait  ni  fruits  ni  fleurs, 
lévrier.  ei  je  j^  pU  reconnaître  à  quel  genre  il  apparte- 
nait ;  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  je  suis  disposé 
à  croire  qu'il  doit  être  voisin  du  Zamia  ou  Seafor- 
thia  de  l'Australie.  C'est  le  même  végétal  sans  doute 
que  Cook  désigna  sous  le  titre  de  chou-palmiste,  car 
il  n'y  a  point  de  véritables  aréquiers  dans  ces  pa- 
rages. 

La  latitude  qui  a  résulté  des  observations  de 
MM.  Jacquinot  etLottin  s'est  trouvée  de  38°  22'  32"S., 
ce  qui  ne  diffère  que  de  8"  de  celle  trouvée  par  Cook , 
et  la  longitude  en  est  de  1 7  6°  5'  35"  E. 

Quoique  nous  n'ayons  pu  tenir  en  ce  mouillage ,  je 
ne  l'en  regarde  pas  moins  comme  fort  bon,  tant  qu'il 
n'y  a  pas  d'apparence  de  vents  du  N.  à  l'E.  Seulement 
il  faudrait  mouiller  à  une  encablure  ou  deux  plus  à 
l'ouest ,  vers  le  fond  de  la  baie.  Ce  qui  m'en  avait  em- 
pêché fut  le  double  désir  d'être  plus  en  appareillage,  et 
en  même  temps  plus  à  portée  de  secourir  nos  gens  à 
l'observatoire ,  si  cela  eût  été  nécessaire  *. 
6.  Une  légère  brise  de  N.  O.  régna  toute  la  nuit,  et 

nous  la  passâmes  paisiblement  en  panne ,  par  trente- 
cinq  brasses ,  fond  de  sable  vasard.  Dès  quatre  heures 
cinquante  minutes ,  j'expédiai  les  deux  petites  embar- 
cations sous  les  ordres  de  MM.  Lottin  et  Dudemaine**, 
pour  aller  mesurer  une  base  dans  la  baie  de  Houa- 
Houa ,  le  seul  élément  qui  manquât  encore  au  premier 


Voyez  notes  8  el  9. 
Voyez  note  10. 


DE  L'ASTROLABE.  109 

de  ces  officiers  pour  en  dresser  le  plan.  En  même  1827. 
temps ,  je  fis  porter  à  terre  onze  des  naturels  dont  Février- 
nous  restions  chargés  ;  dans  ce  nombre  se  trouvaient 
Tehi-Nouï  et  Koki-Hore  qui  prirent  enfin  congé  de 
nous ,  et  à  qui  je  fis  remettre  une  quantité  de  poudre 
double  de  celle  que  je  leur  avais  promise.  En  les 
voyant  partir  je  fis  des  vœux  sincères  pour  leur  heu- 
reux retour  :  s'ils  étaient  destinés  à  revoir  leur  pa- 
trie ,  j'étais  sûr  qu'ils  oublieraient  bientôt  leurs  en- 
nuis à  bord,  et  qu'ils  se  rappelleraient  avec  plaisir 
les  amitiés  et  les  bons  traitemens  qu'ils  y  avaient 
éprouvés. 

Il  ne  resta  plus  sur  le  navire  que  Shaki,  Rau- 
Tangui  et  deux  autres  chefs  que  j'étais  bien  aise  de  re- 
tenir en  mon  pouvoir  jusqu'au  retour  des  deux  canots. 
Sur  ces  entrefaites  ,  un  grand  nombre  de  pirogues  ar- 
rivèrent le  long  du  bord ,  chargées  de  provisions  ,  et  („ 
les  naturels  commercèrent  paisiblement  et  avec  une 
grande  bonne  foi.  Il  y  eut  beaucoup  de  cochons ,  de 
pommes  de  terre  et  de  chanvre  de  phormium  acheté  a 
très-bon  compte.  Vers  onze  heures  ,  les  embarcations 
rentrèrent  à  bord,  et  je  me  hâtai  de  gagner  le  large 
pour  me  débarrasser  des  naturels  dont  les  cris  et  le 
bavardage  avec  les  matelots  commençaient  à  m'ex- 
céder.  Nous  nous  quittâmes  fort  bons  amis,  quoi- 
qu'ils fussent  très-affligés  de  voir  que  je  ne  voulais 
point  retourner  à  HouaJloua. 

J'ai  observé  que  le  terme  de  New-Zealander^ow.- 
veau-Zélandais  en  langue  anglaise)  est  déjà  employé 
dans  ce  district  :  seulement  au  lieu  de  Nouï-Tirem, 


110  VOYAGE 

T827.  comme  le  prononcent  les  naturels  de  la  baie  des  Iles, 
i.vrier.  jjs  disent  N ouï-Tirangui ,  ce  qui  donne  à  ce  mot  une 
forme  encore  plus  indigène.  Le  mot pakeha  leur  sert 
aussi  à  désigner  tous  les  blancs  qu'ils  nomment  égale- 
ment Iouropi  (Européen).  Je  n'ai  point  observé  qu'ils 
eussent  de  dénomination  spéciale  pour  désigner  les 
Anglais.  Ils  emploient  le  terme  Arikiyovx  un  grand 
chef,  et  celui  de  Tohanga  (prophète)  leur  paraît  in- 
connu. 


DE  L'ASTROLABE.  111 


CHAPITRE  XÏV. 


TRAVERSEE   DE    I.A    BAIE   HOITA-HOUA   JUSQC  AU    HETART   DE    f.A    BAIE    WAXGARI. 


Nous  n'eûmes  guère  que  de  faibles  brises  du  N.  au  1S27. 
N.  E.  entremêlées  de  calmes  qui  ne  nous  permirent  Fevner- 
pas  de  faire  beaucoup  de  chemin.  Aussi,  à  trois 
heures  du  soir,  une  grande  pirogue  qui  depuis  long- 
temps se  dirigeait  vers  nous ,  finit  par  nous  atteindre. 
Le  principal  personnage  monta  à  bord,  et  m'aborda 
avec  une  aisance  et  même  une  grâce  qui  me  prouvè- 
rent qu'il  était  habitué  à  traiter  avec  des  Européens. 
Il  m'apprit  qu'il  se  nommait  Oroua ,  et  qu'il  était  ran- 
gatira  rahi  du  pâ  de  Toko-Malou,  vraisemblablement 
le  Tegadou  de  Cook.  Ce  chef  conservait  la  connais- 
sance par  tradition  du  passage  de  ce  navigateur  dans 
son  pays,  à  Houa-Houa  et  à  Taone-Roa. 

Je  fis  dîner  avec  moi  Oroua  qui  parut  très-flatté  de 
cette  faveur,  et  se  comporta  avec  la  plus  parfaite  dé- 
cence. A  ma  demande ,  il  me  récita  très-exactement  la 
dernière  moitié  du  Pihe.   Nous  parlâmes  beaucoup 


112  VOYAGE 

i82:.  des  divers  chefs  de  la  baie  des  Iles ,  et  il  me  parut  fort 
Février.  au  courant  des  guerres  qui  divisent  les  peuples  du 
nord.  Après  le  repas,  il  me  pria,  me  conjura  d'aller 
mouiller  au  moins  vingt-quatre  heures  chez  lui.  Pour 
m'y  déterminer,  il  alla  jusqu'à  m'offrir  gratuitement 
deux  beaux  cochons.  Je  le  remerciai  poliment,  et  les 
lui  fis  payer  pour  le  compte  de  l'équipage.  Sa  pirogue 
contenait  plus  de  vingt  de  ces  animaux  :  mais  comme 
nous  venions  d'en  acheter  aux  naturels  de  Houa-Houa 
tout  autant  que  nous  avions  pu  en  loger,  personne 
ne  se  présentait  pour  ceux-ci.  Cependant,  les  com- 
pagnons d'Oroua  avaient  tant  d'envie  de  s'en  défaire, 
pour  n'être  pas  obligés  de  les  remporter,  qu'ils  finirent 
par  les  céder  pour  des  couteaux. 

A  cette  occasion  je  pus  juger  combien  le  caractère  du 
marin  peut  devenir  exigeant  et  déraisonnable.  Depuis 
un  moment  j'examinais  un  des  maîtres  suspendu  le 
long  du  navire ,  et  engagé  dans  une  discussion  très- 
animée  avec  un  naturel ,  au  sujet  d'un  marché  de  co- 
chon. Le  maître  tenait  à  la  main  deux  petits  couteaux 
dont  l'un  neuf  avait  bien  valu  six  liards ,  et  l'autre 
n'était  qu'une  vieille  lame  ajustée  à  un  morceau  de 
bois  ,  tout  au  plus  propre  à  décrotter  des  souliers.  En 
retour  de  ces  deux  objets,  le  sauvage  lui  présentait  un 
cochon  de  soixante  à  soixante-dix  livres,  mais  le 
maître  s'emportait  contre  lui  en  invectives  dans  son 
patois  provençal  qu'heureusement  l'autre  n'entendait 
pas.  Surpris  de  la  colère  du  maître,  je  lui  demandai 
s'il  n'était  pas  content  de  son  marché.  Non ,  comman- 
dant, reprit-il  en  me  montrant  un  cochon  de  quatre- 


DE  L'ASTROLABE.  113 

vingt-dix  a  cent  livres,  cest  ce  cochon-là  que  je  de- 
mande,  et  le  coquin  ne  veut  me  donner  que  Vautre 
qui  est  trop  petit.  Puis ,  voyant  que  le  naturel  ne 
voulait  point  lui  livrer  le  gros  cochon ,  il  se  retira  en 
grommelant,  et  garda  ses  deux  couteaux  dont  il  n'eut 
peut-être  pas  un  œuf  par  la  suite. 

Les  sauvages  se  montrèrent  plus  difficiles  au  sujet 
de  leurs  nattes ,  car  ils  ne  voulurent  recevoir  en 
échange  que  des  étoffes  ou  des  couvertures,  et  ils 
avaient  bien  raison. 

A  sept  heures,  Oroua,  voyant  que  je  ne  voulais  point 
me  rendre  à  ses  supplications ,  suivit  mon  conseil  et 
se  mit  en  route  pour  rejoindre  ses  foyers ,  après 
avoir  demandé  et  obtenu  quelques  feuilles  de  papier 
et  des  balles,  car  il  ajouta  que  les  habitans  de  cette 
côte  étaient  exposés  à  des  combats  fréquens  et  meur- 
triers. Il  m'avait  témoigné  le  désir  de  passer  la  nuit 
à  bord,  mais  instruit  par  ce  qui  m'était  arrivé  à 
l'égard  de  nos  voyageurs  de  Tera-Wili ,  et  peu  jaloux 
de  m'exposer  à  emmener  et  à  nourrir  une  vingtaine  de 
ces  naturels ,  je  m'y  refusai  positivement  et  le  ren- 
voyai chez  lui.  Pour  nous,  après  avoir  encore  couru 
cinq  à  six  milles  au  N.  E.  '/4  N.,  nous  restâmes  en 
panne,  par  cinquante  et  soixante  brasses,  fond  de 
vase. 

Dès  que  le  jour  vint  nous  montrer  la  côte,  nous 
reconnûmes  que  nous  étions  à  huit  à  neuf  milles  au 
large  de  la  baie  de  Toko-Malou,  et  nous  profitâmes 
d'une  petite  brise  d'O.  N.  O.  et  d'O.  S.  O.  pour  nous 
avancer  vers  le  cap  Est  ou  Waï-Apou, 


Février. 


114  VOYAGE 

1S27.  Le  rivage,  en  général  haut  et  montueux  depuis  la 

,,uir-  haie  Houa-Houa ,  au-delà  de  celle  de  Toko-Malou 
s'abaisse  et  Aient  tomber  à  la  mer  en  pente  plus  douce. 
La  contrée  environnante  présente  à  l'œil  du  navigateur 
de  rians  bocages,  de  jolies  vallées  et  deux  ou  trois  pas 
considérables.  Un  d'eux  surtout  situé  au  milieu  d'un 
espace  dégagé  d'arbres  à  une  lieue  environ  de  la  mer, 
par  sa  teinte  blanchâtre,  par  ses  cases  alignées  et  dispo- 
sées en  amphithéâtre,  me  rappelait  assez  bien  les  petites 
villes  de  l'archipel  grec.  Ce  rapprochement  involontaire 
du  berceau  de  la  haute  civilisation  européenne  avec 
ces  plages  sauvages  voisines  de  nos  antipodes,  faisait 
naître  en  moi  une  foule  de  réflexions  sur  les  destinées 
des  peuples  et  sur  les  causes  imprévues  qui  peuvent 
tout-k-coup  les  faire  sortir  du  néant  pour  jouer  à  leur 
tour  un  rôle  brillant  sur  la  scène  du  monde.  Je  me  rap- 
pelais les  Gaulois  ,  brigands  si  méprisés  par  les  Grecs 
policés  ;  les  Bretons ,  sorte  de  sauvages  dont  Rome 
dédaigna  la  conquête  aux  temps  les  plus  brillans  de 
son  empire.  Vingt  siècles  ont  suffi  pour  les  élever  au 
premier  rang  des  nations.  Les  uns  viennent  de  faire 
trembler  l'Europe  au  bruit  de  leurs  armes ,  et  les  au- 
tres aujourd'hui  dominent  le  monde  entier  par  l'in- 
fluence de  leurs  richesses  et  la  toute-puissance  de  leurs 
vaisseaux.  Plus  récemment  encore,  les  Russes  dont  le 
nom  était  à  peine  connu  il  y  a  moins  de  deux  siècles, 
sortis  comme  par  miracle  de  l'obscurité  où  ils  étaient 
plongés,  ne  forment-ils  pas  déjà  une  puissance  formi- 
dable? Et  les  Américains  du  nord  ,  heureux  et  fiers 
affranchis  d'Albion,  dont  l'existence  comme  nation 


DE  L'ASTKOIABE.  115 


182- 


date  à  peine  d'un  demi-siècle  ;  pour  peu  qu'ils  conser 
vent  leur  simplicité ,  leur  sagesse  et  leur  industrie  ,  ne     Flvr" 
les  verra-t-on  pas  sous  peu  de  temps  disputer  aux 
Anglais  l'empire  des  mers  ! 

Si,  comme  tout  porte  à  le  croire,  l'Australie  est 
destinée  à  devenir  le  siège  d'un  grand  empire ,  il  est 
impossible  que  la  Nouvelle-Zélande  ne  suive  pas  son 
impulsion  ,  et  ses  en  fans ,  civilisés  et  confondus  avec 
la  postérité  de  l'Angleterre,  deviendront  eux-mêmes 
un  peuple  puissant  et  redoutable.  Tout  semble  leur 
présager  particulièrement  de  hautes  destinées  sur  mer. 
Comme  la  Grande-Bretagne,  la  Nouvelle-Zélande  en- 
vironnée de  toutes  parts  des  eaux  de  l'Océan  ,  et  pour- 
vue d'excellens  ports,  possède  en  outre  des  forets  ca- 
pables de  produire  les  plus  beaux  bois  de  mâture  et  de 
construction,  un  végétal  dont  la  fibre  est  propre  à  fa- 
briquer les  meilleurs  cordages  ,  et  un  sol  susceptible 
de  se  prêter  à  toutes  les  cultures  des  climats  tempérés. 
H  n'est  donc  pas  douteux  que  ses  habitons  ne  fassent 
des  progrès  très-rapides  vers  la  civilisation ,  dès  que 
les  Européens  ouïes  Australiens  voudront  s'en  donner 
sérieusement  la  peine,  ou  dès  qu'il  s'élèvera  parmi  eux 
un  génie  supérieur  qui  puisse  devenir  le  législateur  de 
ses  concitoyens  et  les  réunir  en  un  corps  de  nation. 

Alors  ces  cotes  désertes  ou  peuplées  seulement  de 
quelques  pas  isolés  présenteront  des  cités  florissantes; 
ces  baies  silencieuses  ou  traversées  de  temps  en  temps 
par  de  frêles  pirogues ,  seront  sillonnées  par  des  na- 
vires de  tous  les  rangs.  Et  dans  quelques  siècles ,  si 
la  presse  n'était  pas  là  désormais  pour  constater  par 

8' 


Février. 


116  VOYAGE 

ses  indestructibles  moyens  les  faits  et  les  découvertes 
des  temps  modernes ,  les  futurs  académiciens  de  la 
Nouvelle-Zélande  ne  manqueraient  pas  de  révoquer 
en  doute  ou  du  moins  de  discuter  péniblement  les 
narrations  des  premiers  navigateurs ,  quand  ils  les 
verraient  parler  des  déserts,  des  sauvages  de  leur 
patrie ,  et  surtout  de  l'absence  complète  de  tous  les 
animaux  utiles  à  l'homme  sur  cette  grande  terre. 

Au-delà  de  la  chaîne  qui  borde  cette  partie  de  côte, 
à  douze  milles  dans  l'intérieur  environ ,  et  géant  véri- 
table au  milieu  des  montagnes  secondaires  qui  l'envi- 
ronnent, s'élève  le  mont  Ikou-Rangui  dont  la  cime  élan- 
cée domine  toute  cette  partie  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Nous  avons  continué  de  le  voir  durant  plusieurs  jours 
et  de  tous  les  côtés  du  cap  Est.  Une  fois  nous  l'avons 
visiblement  distingué  à  plus  de  vingt  lieues  de  distance, 
et  c'est  une  excellente  reconnaissance  pour  cette  partie 
de  la  côte.  Malgré  son  élévation  qui  doit  être  prodi- 
gieuse ,  il  ne  nous  a  point  offert  de  neige ,  ce  qui  tient 
sans  doute  à  son  isolement. 

En  se  rapprochant  du  cap  Est ,  la  côte  est  bordée 
par  une  belle  plage  de  sable;  mais  cet  espace  doit  être 
peu  habité  ,  car  nonobstant  un  beau  temps  ,  une  mer 
parfaitement  calme  et  notre  proximité  de  la  terre , 
nous  ne  distinguâmes  aucune  pirogue  à  flot.  A  trois 
heures  et  quart,  nous  fîmes  une  station,  par  vingt-six 
brasses  ,  sable  vasard ,  à  une  lieue  au  sud  de  l'île  Est 
dont  le  vrai  nom  est  Houana-Hokeno.  Distante  d'un 
mille  au  plus  du  cap ,  ce  n'est  qu'une  masse  arrondie, 
de  peu  d'étendue,  escarpée  de  tous  côtés  et  qui  semble 


DE  L'ASTROLABE.  117 

se  réunir  au  cap  par  une  chaîne  de  brisans  en  partie  1827. 
submergés  ,  de  sorte  que  le  passage  entre  les  deux  ne  Février. 
doit  pas  être  praticable.  Le  cap  lui-même  n'est  qu'un 
morne  en  forme  de  cône  écrasé ,  de  cinquante  à 
soixante  toises  d'élévation ,  qui  ne  tient  au  reste  de  la 
grande  terre  que  par  une  langue  plus  basse,  de  sorte 
qu'on  le  prendrait  aussi  pour  une  île  à  une  certaine  dis- 
tance. Du  reste ,  à  droite  et  à  gauche  le  sol  est  couvert 
d'arbres  et  annonce  une  belle  végétation. 

A  peine  eûmes-nous  doublé  le  cap  que  la  mer,  jus- 
qu'alors parfaitement  calme,  parut  agitée  par  une 
houle  d'O.  assez  forte  et  suffisante  pour  détruire  en 
grande  partie  le  peu  de  vitesse  que  nous  eussions  pu 
recevoir  d'une  faible  brise  d'O.  qui  continua  de  se 
làire  sentir  toute  la  nuit.  Au  coucher  du  soleil ,  les 
terres  furent  enveloppées  d'une  brume  épaisse  qui 
fut  de  peu  de  durée.  La  sonde  rapporta  à  dix  heures 
du  soir  quatre-vingts  brasses  ,  fond  de  vase ,  puis  elle 
cessa  de  trouver  le  fond. 

Toute  la  journée,  de  faibles  risées  mêlées  de  calme  s. 
et  accompagnées  d'un  temps  charmant  nous  retinrent 
à  dix  ou  douze  milles  au  nord  du  cap  Est,  sans  qu'il 
nous  fût  possible  de  nous  rapprocher  de  terre.  A 
midi ,  nous  commençâmes  à  distinguer  deux  grandes 
pirogues  qui  se  dirigeaient  vers  nous  ,  et  à  deux  heures 
l'une  d'elles  montée  par  vingt-un  naturels  arriva 
près  du  bord.  Tous  ces  sauvages,  exténués  par  la 
longue  course  qu'ils  venaient  de  faire  ,  étaient  en  gé- 
néral laids  ,  noirs  ,  et  l'eau  de  mer  qui  les  avait  sou- 
vent baignés  en  entier,  avait,  en  s'évaporant,  déposé 


118  VOYAGE 

1827.  sur  leur  peau  une  croûte  saline,  pulvérulente  et  blan- 
Fémer.  châtre,  qui  leur  donnait  l'aspect  de  lépreux.  Ils  appor- 
taient quelques  cochons  et  des  patates;  mais  ils  se  re- 
fusèrent obstinément  à  rien  accepter  en  échange  autre 
que  des  fusils ,  et  ils  ne  voulurent  pas  même  accoster 
le  long  du  bord.  Cette  défiance  nous  étonna,  et,  comme 
au  fond  nous  n'avions  besoin  de  rien ,  nous  cessâmes 
bientôt  de  faire  attention  à  eux. 

Le  maître-voilier  tua  un  fou  à  tète  fauve  et  deux 
alcyons  ;  le  bot  fut  mis  à  la  mer  pour  aller  les  ramasser. 
Depuis  que  nous  étions  près  du  cap  Est,  les  fous  ne 
cessèrent  de  voltiger  autour  de  la  corvette ,  et  depuis 
le  matin,  malgré  le  beau  temps,  les  pétrels  de  tem- 
pête se  montrèrent  en  foule  dans  notre  sillage ,  bien 
qu'on  n'en  eût  pas  vu  un  seul  les  jours  précédens. 
ÎXous  nous  demandions  en  riant  si  ces  oiseaux  par  leur 
apparition  justifieraient  aussi,  dans  ces  parages  si  op- 
posés à  ceux  de  l'Europe ,  l'opinion  vulgaire  des  ma- 
rins  

Une  seconde  pirogue  arriva  sur  ces  entrefaites ,  et 
imita  la  manœuvre  de  la  première;  mais  dans  une 
troisième  qui  la  suivait  de  près  ,  un  chef  d'une  belle 
taille  et  revêtu  d'une  couverture  de  laine  accosta  la 
corvette  sans  hésiter,  monta  à  bord  ,  et  ayant  sur-le- 
champ  demandé  quel  était  le  rangatira  rahi ,  il  me 
salua  avec  aisance ,  et  m'annonça  tout  de  suite  qu'il 
était  Shaki,  fils  de  Pomare,  et  chef  de  Waï-Tepori,  et 
qu'il  nous  apportait  des  cochons  pour  échanger  contre 
des  fusils  et  de  la  poudre.  Je  lui  répondis  qu'il  était  le 
bien- venu,  qu'il  aurait  de  la  poudre,  mais  point  de 


DE  L'ASTROLABE.  119 

fusils,  parce  qu'ils  nous  étaient  nécessaires  pour  notre 
propre  défense.  Cela  parut  le  contrarier,  mais  il  prit 
son  parti  sur-le-champ  ,  et  les  marchés  ne  tardèrent 
pas  à  s'animer.  Plusieurs  nattes  neuves  lurent  ache- 
tées. M.  Sainson  en  eut  cinq  belles  pour  un  mauvais 
fusil  dédiasse ,  et  M.  Bertrand  s'en  procura  une  pour 
un  pistolet ,  ou  plutôt  pour  un  reste  de  pistolet.  J'a- 
chetai moi-même  six  cochons,  dont  deux  moyens  et 
quatre  très-petits,  pour  trois  litres  de  poudre.  Ici  les 
désirs  des  naturels  pour  obtenir  des  couvertures  de 
laine  (qu'ils  nommaient  para-  ikel ,  corruption  de 
l'anglais,  blanket)e,n  échange  de  leurs  marchandises 
se» montrèrent  plus  vifs  que  partout  ailleurs  ;  par  mal- 
licur  personne  ne  s'était  nanti  de  ces  sortes  d'objets. 

Faisons  observer  en  passant  que  tous  les  naturels 
que  nous  avons  vus  jusqu'ici  sur  la  cèle  delà  Nouvelle- 
Zélande  s'accordent  h  prononcer  Astrolabe  Atoramou, 
etd'Urville  Touuii.  Certes  sous  ces  nouvelles  formes 
il  serait  difficile  de  reconnaître  les  noms  primitifs. 

Shaki  de  Waï-Tepori  m'a  confirmé  les  noms  de 
Waï-Apou  et  Houana-Hokeno  pour  le  cap  Est  et  l'île 
du  même  nom.  Le  cap  qui  suit  immédiatement  à  l'ouest 
est  Wareka-Heka;  vient  ensuite  la  baie  de  Waï-Te- 
pori, puis  celle  que  Cook  nomma  baie  d'Hicks.  Enfin 
la  pointe  la  plus  saillante  au  nord,  entre  le  cap  Est  et 
le  cap  Runaway,  est  celle  qui  doit  porter  le  nom  de 
Wanga-Parawa. 

Ce  rangatira  n'épargna  non  plus  ni  prières  ni  pro- 
messes pour  me  déterminer  à  aller  mouiller  à  Waï- 
Tepori  ,  près  de  son  pà  ,  affirmant  que  nous  y  Irouve- 


1827. 
Février. 


1  20  VOYAGE 


iSi; 


rions  quantité  de  cochons  ,  de  pommes  de  terre ,  de 
Février.  nattes  et  de  femmes  à  notre  service.  Je  crois  en  effet 
que  nous  eussions  été  bien  reçus ,  et  il  n'y  a  pas  de 
doute  qu'un  navire  trouverait  aujourd'hui  beaucoup 
plus  de  ressources  sur  cette  partie  de  la  côte  que  dans 
les  parages  situés  plus  au  nord ,  ruinés  par  les  guerres 
continuelles  des  habitans ,  ou  épuisés  par  les  relâches 
fréquentes  des  baleiniers  anglais  ou  américains. 

Shaki  ne  quitta  le  bord  qu'à  quatre  heures,  après 
avoir  vendu  tous  ses  cochons.  Son  exemple  décida 
ceux  des  deux  autres  pirogues ,  et  ils  finirent  aussi  par 
céder  ces  animaux  pour  de  la  poudre. 

À  cinq  heures  ,  je  profitai  du  calme  prolongé  pour 
envoyer  le  thermométrographe  à  trois  cent  soixante 
brasses  de  profondeur  verticale.  Le  résultat  de  cette 
expérience  fut  que  la  température  des  eaux  de  la  mer 
qui  était  de  1 9°,  6  à  leur  surface,  n'était  plus  qu'à  7°, 
7  à  cette  profondeur. 

Au  calme  qui  avait  eu  lieu  toute  la  journée ,  succéda 
un  vent  du  IX.  O.  qui  commença  à  neuf  heures,  fraî- 
chit graduellement,  et  dès  dix  heures  et  demie  nous 
obligea  à  prendre  le  second  ris  des  huniers. 
9.  Dès  quatre  heures  du  matin  il  soufflait  grand  frais 

avec  de  violentes  rafales.  La  mer  s'était  promptement 
soulevée  en  lames  courtes ,  mais  creuses  et  très-fati- 
gantes. Il  fallut  tout  serrer  et  rester  à  la  cape  sous  le 
petit  foc  seul ,  dans  la  crainte  de  voir  toute  autre  voile 
emportée  par  le  vent,  tant  il  était  devenu  furieux.  De 
quatre  à  huit  heures  il  soufflait  par  tourbillons  ,  et  la 
surface  des  eaux  ne  formait  qu'une  nappe  de  pous- 


DE  L'ASTROLABE.  151 

sière  blanche;  la  corvette  était  cruellement  tourmentée      182;. 
par  la  houle ,  et  la  baleinière  menaçait  d'être  emportée     Fcvr,cr- 
par  chacune  des  lames  qui  venaient  briser  contre  les 
flancs  du  navire. 

Ensuite  le  vent  passa  a  l'O .  S .  O . ,  et  les  lames  deve- 
nues plus  longues  devinrent  aussi  moins  dangereuses. 
Du  reste  le  coup  de  vent  souffla  toute  la  journée  avec 
une  force  égale.  Le  ciel  resta  clair,  et  nous  continuâmes 
long-temps  de  voir  les  terres  du  S.  au  S.  O.  Mais  la 
dérive  qui  nous  entraînait  dans  le  N.  E. ,  et  la  brume 
qui  s'éleva  finirent  par  nous  dérober  la  vue  de  la 
cote. 

Au  coucher  du  soleil ,  le  ciel  se  couvrit ,  et  la  tem- 
pête s'apaisa.  A  dix  heures  une  petite  pluie  acheva  de 
faire  tomber  le  vent.  Mais  la  houle  qui  était  restée  très- 
grosse  continua  de  nous  secouer  horriblement. 

Le  vent  ne  nous  laissa  pas  long-temps  respirer.  Dès  i«. 
deux  heures  du  matin  il  reprit  au  S.  O.  avec  une  nou- 
velle violence ,  et  de  plus  accompagné  par  intervalles 
de  grains  de  pluie.  A  midi  le  ciel  se  chargea  subite- 
ment ,  et  notamment  dans  le  sud  où  le  tonnerre  gronda 
au  loin  ;  une  demi-heure  après  le  vent  sauta  tout-à- 
coup  dans  cette  partie  en  continuant  de  souffler  grand 
frais  par  rafales  et  tourbillons.  Une  mer  affreuse  s'é- 
leva de  cette  direction ,  et  ses  lames  se  croisant  à  angle 
droit  avec  celles  du  jour  précédent,  occasionèrent  des 
clapotis  et  des  remoux  qui  fatiguèrent  la  corvette  plus 
qu'elle  n'avait  encore  fait.  On  eut  dit  qu'elle  se  déliait 
dans  toutes  ses  parties*,  et  quelques  pièces  de  l'arrière 
ayant  cédé,  les  armoires  de  ma  chambre  furent  inon- 


122  VOYAGE 

1S27.       dées,  ce  qui  endommagea  considérablement  mes  li- 
levnei.      Vres ,  mes  effets  et  les  cartes  de  la  mission. 

Sans  doute  en  arrivant  vent  arrière  et  fuyant  devant 
la  lame ,  nous  eussions  évité  une  grande  partie  de  ces 
tourmens.  Mais  je  tenais  à  ne  pas  abandonner  l'explo- 
ration que  j'avais  entamée  ;  pour  cela  il  fallait  tenir  le 
travers  au  vent ,  et  m'écarter  le  moins  possible  de  la 
côte.  Nous  ne  portions  que  le  petit  foc  sous  cette  allure, 
et  la  fureur  de  la  tempête  fut  telle  qu'en  certaines 
bourrasques  le  navire  naturellement  mou  devenait  ar- 
dent sous  cette  unique  voile,  et  fila  quelquefois  jus- 
qu'à cinq  nœuds. 

Les  tourmentes  et  les  averses  furent  continuelles 
jusqu'à  trois  heures  après  midi.  Alors  le  ciel  se  déga- 
gea un  peu  ,  et  le  coup  de  vent  s'apaisa  vers  la  fin  du 
jour.  La  mer  resta  cependant  excessivement  grosse. 

1 1.  Au  jour  le  vent  avait  bien  diminué  ,  et  à  huit  heures 
il  ne  soufflait  plus  que  modérément  de  la  partie  du  sud, 
avec  un  très-beau  temps.  Malheureusement  une  mer 
énorme  et  irrégulièrement  tourmentée  nous  prenait 
droit  de  l'avant ,  amortissant  notre  aire ,  et  nous  per- 
mettait à  peine  de  filer  deux  nœuds.  A  midi ,  nos  ob- 
servations nous  ont  fait  connaître  que,  malgré  tous  nos 
soins ,  les  courans  et  la  dérive,  depuis  soixante  et  douze 
heures,  nous  avaient  entraînés  de  plus  de  cent  milles 
auN.N.  E. 

1 2.  La  brise  qui  avait  repris  à  l'ouest  dans  la  soirée ,  dès 
minuit ,  soufflait  fortement  de  cette  partie  avec  des 
houles  croisées  très-pénibles.  Cependant  je  manœuvrai 
de  manière  à  me  mettre  en  position  de  doubler  le  cap 


DE  L'ASTROLABE.  12 3 

Wanga-Parawa,  pour  peu  que  le  vent  variât  au  nord.  1827. 
Au  contraire  à  trois  heures  et  demie  du  soir,  il  sere-  ltv,K1- 
mit  à  souffler  tempête  de  l'O.  N.  O.,  avec  des  ra- 
fales et  une  mer  excessivement  creuse  et  pesante. 
Nous  nous  vîmes  contraints  de  reprendre  la  cape  sous 
le  petit  foc  et  la  voile  d'étai  de  cape.  Durant  toute  la 
nuit ,  la  mer  se  souleva  de  plus  en  plus ,  et  parfois 
des  lames  dune  hauteur  énorme  imprimaient  à  la  cor- 
vette des  handes  effrayantes.  Aujourd'hui  j'admire 
comment  nos  petites  embarcations  suspendues  aux 
flancs  du  navire  ne  furent  point  emportées  par  ces  im- 
menses nappes  deau. 

Ce  ne  fut  que  dans  la  matinée  du  jour  suivant  que         i5. 
ce  coup  de  vent  s'apaisa.  Un  moment  vers  cinq  heures 
nous  revîmes  très-distinctement  la  cime  d'Ikou-Ran- 
gui ,  distante  alors  de  soixante  à  soixante-dix  milles 
pour  le  moins. 

A  sept  heures  quarante  minutes  ,  le  vent  qui  souf- 
flait encore  avec  force  tomba  subitement  pour  faire 
place  à  une  brise  du  S.  E.  qui  s'annonça  de  manière  à 
nous  faire  redouter  une  nouvelle  tempête  de  cette  par- 
tie. Cette  fois  nous  en  fumes  quittes  pour  la  peur  ;  la 
brise  même  faiblit  au  point  de  ne  pouvoir  nous  faire 
gouverner  au  travers  des  houles  qui  nous  ballottaient 
horriblement.  Du  reste  le  ciel  s'éclaircit  complète- 
ment, et  nous  jouîmes  du  temps  le  plus  délicieux. 

Nous  avions  encore  perdu  plus  de  trente-six  milles 
à  l'E.  S.  E.  dans  les  vingt-quatre  heures  dernières,  el 
je  reconnus  avec  douleur  qu'avec  des  vents  continuel- 
lement opposés  et  forcés,  des  romans  contraires  el 


124  VOYAGE 


lS*~-       une  mer  si  peu  maniable,  il  nous  serait  impossible  de 


.Fcvrier 


poursuivre  notre  reconnaissance.  Malgré  le  cruel  re- 
gret que  j'en  éprouvais ,  je  fus  vivement  tenté  de  cesser 
notre  travail  au  cap  Est,  et  de  profiter  du  premier 
souffle  favorable  pour  nous  rendre  à  la  baie  des  Iles. 

Déjà  mes  compagnons  et  moi  nous  venions  d'ap- 
prendre par  une  pénible  expérience  quelle  différence 
immense  il  y  avait  à  exécuter  de  faciles  campagnes 
comme  celles  de  l'  V farde  et  de  la  Coquille ,  au  travers 
de  mers  ouvertes ,  sans  exploration  suivie ,  sans  même 
une  seule  station  hydrographique  ;  ou  bien  à  pour- 
suivre avec  constance  un  travail  géographique  sur  des 
côtes  périlleuses  et  souvent  inconnues ,  et  à  lutter, 
pour  remplir  le  but  de  ses  instructions ,  contre  les  élé- 
mens  conjurés.  Malheureusement  c'est  un  genre  de 
mérite  obscur  et  en  général  peu  apprécié  ;  mais  il  est 
du  moins  à  l'épreuve  du  temps  et  des  caprices  de 
l'homme,  comme  celui  qui  rend  à  la  navigation  et  à 
la  géographie  les  plus  éminens  services. 

La  nuit  fut  belle,  et  je  sériai  le  vent  tribord  autant 
que  me  le  permirent  les  éternelles  houles  d'ouest,  aux- 
quelles venait  se  joindre  insensiblement  une  lame  im- 
mense du  nord ,  dont  l'apparition  m'étonna  autant 
*4.  qu'elle  m'inquiétait.  A  trois  heures  et  demie  du  matin  , 
ne  m'estimant  plus  qu'à  dix  à  douze  milles  du  cap 
Wanga-Parawa,  je  mis  en  panne  pour  attendre  le  jour. 

Quand  il  parut,  je  ne  fus  pas  médiocrement  désap- 
pointé de  me  voir  encore  à  une  distance  considérable 
dans  l'est  du  cap  Waï-Apou.  Le  courant  avait  à  peu 
près  détruit  toute  notre  route  de  la  nuit;  comme  la 


DE  L'ASTROLABE.  125 

brise  resta  toute  la  matinée  faible  et  variable  de  l'O.  l8a„e 
au  S.  O.  et  au  S. ,  loin  de  gagner,  nous  ne  fîmes  que  Février, 
perdre  de  plus  en  plus. 

Lasse  enfin  de  nous  être  contraire ,  à  onze  heures  la 
brise  s'établit  au  S.  E. ,  et  ne  tarda  pas  à  fraîchir  et  h 
nous  faire  filer  huit  à  neuf  milles.  Bientôt  nous  eûmes 
rejoint  le  cap  Waï- A  pou;  nous  prolongeâmes  ensuite 
toute  la  partie  de  côte  comprise  entre  ce  point  et  le  cap 
Runaway  à  deux  ou  trois  milles  de  distance.  La  baie 
d'Hicks  qui  est  profonde  doit  offrir  un  bon  abri  contre 
tous  les  vents,  ceux  du  N.  E.  exceptés;  sa  pointe 
du  N.  O.  est  bordée  de  rochers  à  fleur  d'eau.  A  trois 
heures  vingt  minutes  du  soir,  nous  fîmes  une  station 
à  deux  milles  au  nord  de  cette  pointe,  et  nous  ne  trou- 
vâmes point  de  fond  h  quatre-vingts  brasses. 

Toute  cette  étendue  de  côte  est  généralement  élevée, 
montueuse  et  couverte  de  bois  ;  cependant  elle  offre 
au  rivage  une  lisière  habitable  et  sans  doute  habitée , 
bien  que  nous  n'ayons  observé  que  un  ou  deux  feux. 

Immédiatement  au  sud  du  cap  Runaway,  la  côte 
offre  un  enfoncement  assez  profond,  mais  qui  ne  pour- 
rait être  utile  que  dans  un  cas  de  nécessité  contre  les 
vents  du  nord  au  sud  par  l'est.  Le  cap  Runaway  n'est 
lui-même  qu'un  morne  arrondi,  bien  tranché,  et  qui 
ne  tient  à  la  terre  que  par  un  isthme  très-étroit.  La 
terre  fuit  ensuite  directement  au  S.  O.,  pour  former 
une  des  côtes  de  la  vaste  baie  d'Abondance  de  Cook. 

A  sept  heures  du  soir,  nous  venions  de  reconnaître 
à  l'ouest  l'île  Blanche  qui  n'apparaissait  que  par  inter- 
valles au  travers  des  torrens  de  fumée  dont  elle  était 


126 


VOYAGE 


Février. 


enveloppée.  Nous  les  attribuâmes  aux  incendies  des 
naturels  ,  et  ce  fut  seulement  lors  de  notre  passage  à 
la  baie  des  Iles  que  nous  apprîmes  des  missionnaires 
que  celte  ilenomméepar  les  naturels  Poubia-I-Wakadi, 
n'est  qu'un  petit  volcan  en  combustion  perpétuelle.  Si 
j'avais  été  alors  informé  de  ce  fait ,  j'aurais  manœuvré 
de  manière  à  reconnaître  de  près  l'ile  Blanche,  et 
même  à  la  visiter,  si  le  temps  l'eût  permis.  Grâce  à  ce 
relard,  nous  eussions  évité  peut-être  l'une  des  plus 
terribles  épreuves  qui  aient  menacé  V Astrolabe  durant 
toute  sa  campagne. 


A  sept  heures  un  quart  du  soir,  nous  restâmes  en 
panne  par  quatre-vingt-dix  brasses  fond  de  vase,  à 
sept  milles  à  l'ouest  du  cap  Runaway.  Le  vent  con- 
tinua de  souffler  durant  la  nuit  au  N.  E. ,  bon  frais 
avec  des  rafales  et  une  houle  immense  du  nord.  Cette 
houle  extraordinaire  était  d'un  mauvais  augure  à  mes 
yeux  ;  cependant  je  me  décidai  à  poursuivre  mes  recon- 
naissances; il  m'en  coùtaittrop  d'interrompre  un  travail 
aussi   important;    j'espérais    d'ailleurs  que   le    vent 


DE  L'ASTROLABE.  127 

resterait  assez  long-temps  à  l'est  pour  me  permettre      i*»$. 
de  quitter  la  baie  d'Abondance  avant  qu'il  vînt  à  varier.     Fl'vr,,T- 

En  conséquence,  dès  quatre  heures  du  matin,  i5. 
pour  ne  pas  perdre  de  temps ,  je  fis  porter  prompte- 
ment  au  sud.  A  cinq  heures ,  nous  pûmes  reconnaître 
tous  les  points  de  la  côte ,  bien  qu'elle  fût  enveloppée 
d'une  brume  totale.  Nous  laissâmes  l'île  Blanche  à 
quatre  ou  cinq  lieues  sur  tribord.  Le  ciel  s'obscurcis- 
sait de  plus  en  plus,  et,  la  houle  persistant,  je  coupai 
droit  vers  Motou-Hora.  Toute  la  côte  orientale  de  la 
baie  d'Abondance  est  haute  et  généralement  uniforme  ; 
à  la  distance  à  laquelle  nous  en  passâmes,  rien  n'indi- 
quait qu'on  pût  y  trouver  aucun  mouillage  de  quelque 
intérêt. 

Tout  le  fond  de  la  baie ,  depuis  cette  côte  jusqu'à 
une  pointe  un  peu  plus  haute  qui  s'avance  vers  Motou- 
Hora,  offre  un  terrain  presque  de  niveau  avec  les 
eaux  de  la  mer  et  qui  s'élève  par  divers  plans  succes- 
sifs jusqu'aux  montagnes  de  l'intérieur. 

A  midi,  nous  n'étions  qu'à  deux  ou  trois  milles  au 
S.  E.  de  Motou-Hora;  c'est  une  île  très-haute quoiqu'à 
peine  longue  d'une  demi-lieue  sur  un  mille  de  large. 
Sa  partie  du  S.  E.  s'élève  en  un  cône  immense  et  très- 
régulier,  bien  boisé  et  d'un  aspect  imposant.  Comme 
Cook ,  nous  avons  trouvé  que  le  canal  qui  la  sépare  du 
confinent  avait  cinq  à  six  milles  de  largeur.  Ce  canal  me 
donna  trente-sept  et  trente-trois  brasses,  sable  vasard. 

Le  ciel  se  chargea  de  plus  en  plus,  il  tomba  une 
pluie  fine ,  et  la  brume  nous  fit  perdre  de  vue  le  mont 
Edgccumbe,  autre  cône  semblable  à  celui  de  Motou- 


128  VOYAGE 


182- 


Hora ,  haut  de  deux  cents  toises  peut-être  et  remar- 
i  évrier.  quable  surtout  par  sa  position  isolée  au  milieu  d'un 
pays  fort  bas,  accident  de  sol  très-rare  à  la  Nouvelle- 
Zélande. 

Il  n'y  eut  point  de  latitude  et  ce  fut  la  première  fois 
depuis  le  cap  Palliser.  On  entendait  la  mer  briser  avec 
une  fureur  extrême  le  long  de  la  plage  de  sable  qui 
borde  la  côte  devant  le  mont  Edgecumbe. 

Après  midi,  la  brise,  qui  avait  été  tout  le  matin 
molle  et  variable  au  S.  E.  et  à  l'E.  S.  E ,  passa  à 
l'E.  N.  E.,  et  fraîchit.  La  pluie  augmenta  en  même 
temps,  de  sorte  qu'à  partir  d'une  heure,  ce  ne  fut 
plus  qu'une  averse  continuelle  qui  gêna  considérable- 
ment les  opérations  de  M.  Lotlin.  Cependant  il  pour- 
suivit tous  ses  relèvemens ,  et  je  ne  voulus  pas  encore 
abandonner  notre  exploration. 

Nous  donnâmes  dans  le  canal  formé  entre  Motou- 
Hora  et  la  terre.  A  cinq  à  six  milles  à  l'ouest  de  cette  île 
nous  reconnûmes  les  îlots  et  les  brisans  indiqués  par 
Cook  et  qui  rendent  la  navigation  de  cette  côte  très- 
périlleuse  ;  elle  le  devenait  doublement  pour  nous ,  en 
raison  des  circonstances. 

Ici  la  carte  de  Cook  est  défectueuse,  et  je  regrettai 
vivement  qu'un  temps  aussi  mauvais  me  privât  des 
moyens  de  la  rectifier  avec  toute  la  précision  désirable. 
Je  prolongeai  la  plage  à  deux  milles  au  plus,  autant 
pour  ne  pas  la  perdre  de  vue  que  pour  ne  pas  trop  me 
rapprocher  des  écueils  qui  s'étendent  parallèlement  à 
sa  direction.  D'abord  très-basse  à  la  suite  du  mont 
Edgecumbe  dans  une  étendue  de  six  à  huit  milles ,  elle 


DE  L'ASTROLABE.  129 

se  relève  brusquement  en  falaise  escarpée  ,  d'une  mé-       ,S2-. 
diocre  hauteur  et  bordée  à  sa  base  par  une  bande     Fétàe*. 
étroite  de  galets  sur  lesquels  la  mer  brisait  avec  impé- 
tuosité. 

De  quatre  heures  à  six  heures  je  prolongeais  à  un 
mille  et  demi  au  plus  cette  grève  sauvage,  en  forçant 
de  voiles  malgré  le  mauvais  temps ,  dans  l'espoir  de 
pouvoir  distinguer  l'île  Plate  de  Cook  avant  la  nuit. 
Dans  ce  cas  j'eusse  reconnu  notre  position ,  et  notre 
manœuvre  eût  pu  devenir  plus  assurée;  mais  à  six 
heures  onze  minutes  du  soir,  n'ayant  rien  découvert 
et  le  ciel  prenant  un  aspect  de  plus  en  plus  sinistre, 
je  vis  que  je  ne  pouvais,  sans  une  haute  imprudence, 
tarder  à  reprendre  le  large.  Après  avoir  fait  serrer 
la  grande  voile  et  prendre  le  bas  ris  aux  huniers ,  je 
serrai  le  vent  tribord ,  pour  écarter  directement  la 
terre. 

En  effet,  notre  position  sur  cette  terre  inhospita- 
lière était  tout-à-fait  critique  ;  si  le  vent  eût  sauté  au 
nord,  notre  perte  devenait  presque  inévitable.  Quoi- 
que la  lame  qui  venait  du  N.  E.  fût  prodigieusement 
haute,  et  que  nous  la  prissions  presque  droit  debout, 
la  corvette  se  comporta  bien  et  continua  de  filer  cinq 
nœuds  jusqu'à  huit  heures,  où  les  rafales  devinrent 
très-pesantes ,  accompagnées  d'un  déluge  de  pluie  et 
d'une  mer  de  plus  en  plus  mauvaise.  La  prudence  me 
força  à  serrer  la  misaine,  le  petit  hunier  et  le  foc  d'ar- 
timon, pour  rester  à  la  cape  sous  le  grand  hunier  et 
le  petit  foc  seuls.  Ce  fut  sous  cette  voilure  que  nous 
passâmes  la  nuit ,  quoique  j'eusse  tout  lieu  de  craindre 

TOME    II.  [) 


130  VOYAGE 

iBag,  de  ne  pouvoir  doubler  l'île  qui  devait  nous  restera 
Février.  très-peu  de  distance  sous  le  vent.  Mais  comme  nous 
tombions  inévitablement  sur  Me  Plate  de  Cook,  sur 
les  brisans  de  Motou-Hora  ou  à  la  côte  sur  l'autre 
bord,  je  préférai  continuer  sur  celui  qui  m'offrait  au 
moins  quelques  chances  de  salut. 
,6.  Au  jour,  c'est-à-dire  vers  cinq  heures  du  matin,  je 

comptais  reconnaître  l'île  Haute  que  nous  devions 
avoir  doublée  à  deux  ou  trois  milles  au  plus  dans  l'est, 
ou  au  moins  l'île  Mayor  qui  vient  plus  au  N.  N.  O. 
Mais  le  temps  était  si  mauvais  et  les  rafales  tellement 
chargées  de  pluie  et  de  brume,  que  notre  horizon  ne 
s'étendait  pas  à  une  encablure  de  la  corvette. 

Pourtant  à  six  heures  notre  position  s'empira 
encore.  Le  vent  varia  au  N.  E.  et  N.  N.  E.,  en 
soufflant  par  véritables  tourbillons ,  et  la  mer  devint 
affreuse.  Mon  estime  me  plaçait  fort  près  de  l'île 
Mayor,  et  je  voulus  au  moins  prendre  l'autre  bordée 
avant  qu'il  nous  devînt  impossible  de  manœuvrer. 
Durant  l'évolution  même ,  le  vent  continua  de  varier 
au  nord  ,  en  augmentant  toujours  de  violence.  Ce  fut 
bientôt  un  ouragan  furieux,  les  lames  s'élevèrent  à  une 
hauteur  effrayante ,  en  même  temps  qu'elles  restaient 
assez  courtes ,  et  parla  même  plus  dangereuses.  Long- 
temps immobile  et  sourd  à  sa  barre ,  le  navire  resta  en 
travers  exposé  comme  un  roc  à  toute  la  fureur  des 
flots,  bien  que  le  grand  hunier  fût  en  ralingue  et  le 
foc  bordé  au  vent.  Enfin  une  lame  plus  puissante  le 
faisait  abattre,  quand  l'écoute  du  foc  échappant 
aux  mains  de  ceux  qui  la  tenaient,  cette  voile,  quoi- 


DE  L'ASTROLABE.  131 

que  entièrement  neuve,  fut  à  l'instant  déchirée.  On  1827. 
réussit  néanmoins  h  la  halerbas  et  à  la  sauver.  L'As-  Féwfc*-. 
trolabe  continua  son  évolution  et  resta  en  travers  sur 
l'autre  bord,  sous  le  grand  hunier  seul,  et  la  barre 
toute  au  vent.  Situation  périlleuse  s'il  en  fut,  en  ce 
que  nous  pouvions  engager  à  tout  instant ,  sans  voile 
capable  de  nous  faire  arriver,  et  probablement  en  ce 
cas  nous  ne  nous  serions  point  relevés  ! 

Je  m'empressai  de  faire  hisser  un  coin  de  la  voile 
d'étai  de  cape  ,  et  travailler  à  serrer  le  grand  hu- 
nier. En  ce  moment  même  les  deux  poulies  d'écoute 
manquèrent  à  la  fois,  la  ralingue  de  fond  fut  déchirée, 
et  la  secousse  fut  si  violente  que  je  crus  que  la  mâture 
venait  à  bas. 

La  tempête  qui  soufflait  par  tourbillons  du  N.  au 
N-  E.,  et  la  fureur  des  lames  nous  menaçaient  à  chaque 
instant  de  cette  catastrophe.  Aussi  hésitais-je  à  envoyer 
nos  marins  sur  les  vergues,  et  à  exposer  leur  vie  à  un 
danger  aussi  imminent;  pourtant  exaltés  parle  péril 
même,  et  stimulés  par  leurs  officiers,  ils  s'élancèrent 
avec  courage  dans  les  mâts,  serrèrent  le  grand  hunier 
tant  bien  que  mal ,  et  remplacèrent  le  foc  déchiré  par 
un  autre,  bien  qu'ils  fussent  submergés  complètement 
quand  les  paquets  de  mer  venaient  déferler  sur  le 
beaupré. 

Dès-lors  je  fus  tranquille  sur  le  compte  de  la  mâ- 
ture; mais  la  perte  de  la  corvette  n'en  était  pas  moins 
assurée,  si  le  mauvais  temps  continuait  seulement 
toute  la  journée.  Dans  ce  cas  mon  unique  ressource 
était  de  reculer  de  tout  mon  pouvoir  l'instant  fatal , 

9* 


132  VOYAGE 

1827.  et  de  faire  en  sorte  que  la  corvette  pût  aller  s'échouer 
Février.  sur  ]es  plages  basses  dans  l'est  de  la  baie  d'Abon- 
dance, en  évitant  les  côtes  escarpées  de  sa  partie  occi- 
dentale. Ce  parti  offrait  du  moins  une  chance  de  salut 
pour  la  vie  de  quelques-uns  d'entre  nous,  c'était  beau- 
coup alors  qu'une  telle  espérance.  Ceux  de  nos  com- 
pagnons échappés  au  naufrage  pouvaient  rendre  té- 
moignage de  ce  que  nous  avions  fait  jusqu'à  ce  mo- 
ment, et  quelques  amis  des  sciences  auraient  peut- 
être  applaudi  à  nos  efforts  et  plaint  notre  destinée — 

Durant  quatre  heures  entières  cet  affreux  désordre 
de  la  nature  nous  laissa  dans  une  situation  désespérée. 
La  violence  du  vent,  la  fureur  des  vagues  et  l'obs- 
curité dont  nous  étions  enveloppés  nous  réduisaient 
à  la  plus  triste  inactivité  et  à  l'ignorance  la  plus  com- 
plète sur  notre  position.  Seulement  nous  savions  que 
nous  étions  entourés  de  dangers  de  toutes  parts,  et 
nous  sentions  qu'il  ne  fallait  que  quelques  secousses 
plus  fortes  pour  abattre  notre  mâture. 

Enfin  vers  dix  heures  et  demie,  les  paquets  de 
brume  que  l'ouragan  chassait,  horizontalement  com- 
mencèrent à  s'éclaircir,  le  zénith  se  dégagea  peu  à  peu, 
le  coup  de  vent  devenu  plus  régulier  n'était  plus  accom- 
pagné de  ces  bourrasques  contre  lesquelles  toute  espèce 
de  précaution  serait  inutile.  En  un  mot ,  l'espoir  vint 
ranimer  mon  courage  presque  anéanti ,  et  je  pressentis 
que  nous  pourrions  échapper  à  tous  les  dangers  qui 
nous  avaient  menacés ,  dès  que  le  vent  et  la  mer  nous 
permettraient  d'augmenter  de  voiles  et  de  gouverner, 
dès  que  surtout  j'aurais  pu  reconnaître  ma  position. 


DE  L'ASTROLABE.  133 

A  onze  heures  et  demie ,  l'horizon  seul  était  encore  1S27. 
couvert  d'un  rideau  de  brume  impénétrable  jusqu'à  la  Fevnei- 
hauteur  de  vingt  à  trente  degrés,  et  le  vent  soufflait 
grand  frais  au  N.  N.  O.  ,  assez  régulier.  Alors  je 
descendis  dans  ma  chambre ,  et  j'y  passai  huit  à 
dix  minutes  pour  changer  de  vètemens  et  jeter  un 
coup -d'oeil  sur  la  carte.  En  ce  moment  mon  es- 
time ine  plaçait  à  quelque  distance  de  toute  terre. 
En  reparaissant  sur  le  pont  et  jetant  les  yeux  tout 
autour  du  navire ,  je  restai  confondu  en  découvrant 
un  affreux  brisant  qui  me  paraissait  occuper  toute 
la  bande  de  dessous  le  vent  et  distant  d'un  mille 
au  plus. 

Jusqu'alors  la  brume  nous  en  avait  dérobé  l'aspect, 
et  personne  ne  l'avait  encore  aperçu.  Mon  premier  soin 
fut  de  demander  si  le  brisant  ne  nous  dépassait  pas  de 
l'avant  :  dans  ce  cas  j'étais  prêt  à  virer  lof  pour  lof; 
mais  je  sentais  que  cette  manœuvre  lente  et  incertaine 
ne  pouvait  nous  laisser  presque  aucun  espoir  de  salut. 
La  vigie  répondit  qu'il  ne  s'étendait  qu'à  deux  ou  trois 
quarts  sous  le  vent  :  au  même  instant  j'aperçus  par  le 
travers ,  et  à  une  encablure  au  plus,  un  jet  de  brisant 
que  nous  dépassions  à  peine.  Le  péril  ne  pouvait  être 
plus  imminent,  et  il  n'y  avait  plus  à  hésiter.  Malgré  la 
force  du  vent  et  au  risque  de  nous  engloutir  sous  une 
voilure  forcée,  je  fis  larguer  toute  la  toile  possible,  ri.  xliv. 
Cette  manœuvre  fut  exécutée  avec  une  admirable  cé- 
lérité :  grâce  à  l'activité  des  officiers  et  de  l'équipage , 
en  quelques  minutes,  au  lieu  d'un  chélif  coin  de  la 
voile  d'élai ,  la  corvette  offrit  les  deux  basses  voiles  > 


134  VOYAGE 

1S27.  l'artimon,  le  toc  d'artimon,  le  petit  foc  et  les  deux 
Fémer.      huniers  au  bas  ris. 

Parfois,  il  est  vrai,  cette  vaste  étendue  de  toile, 
frappée  par  un  vent  impétueux ,  imprimait  au  navire 
une  bande  effrayante  ;  suspendu  sur  la  pente  d'une 
lame  escarpée ,  il  plongeait  son  plat-bord  dans  l'eau, 
tandis  que  la  quille  devait  au  contraire  se  montrer  en 
entier  au-dessus  des  flots.  Toutefois  notre  solide  cor- 
vette subit  avec  honneur  cette  nouvelle  épreuve,  au- 
cune avarie  n'eut  lieu  ;  à  midi  précis  nous  avions  laissé 
derrière  nous  les  terribles  récifs  qui  pouvaient  deve- 
nir le  tombeau  de  V Astrolabe ,  si  l'horizon  ne  se  fût 
éclairci  que  quelques  minutes  plus  tard. 

Un  tel  spectacle,  horrible  pour  nous  dans  ce  mo- 
ment critique ,  eut  été  sans  doute  admirable  pour  un 
observateur  à  l'abri  de  ses  dangers.  Ce  récif  était 
formé  par  des  tètes  de  roches  peu  enfoncées  au-des- 
sous de  la  surface  de  la  mer.  Les  ondes,  descendant 
avec  vitesse  du  haut  de  leurs  masses  mobiles,  venaient 
se  précipiter  contre  ces  pointes  menaçantes ,  et  s'y 
réduire  en  monceaux  d'écume,  pour  se  relever  l'ins- 
tant d'après  en  gerbes  arrondies,  d'une  blancheur 
éblouissante,  et  qui  atteignaient  souvent  quarante  à 
cinquante  pieds  de  hauteur.  Des  deux  côtés  une  vaste 
nappe  d'eau  s'élevait  et  s'abaissait  majestueusement  et 
à  de  longs  intervalles. 

Au  moment  même  où  nous  passions  si  près  de  cet 
écueil ,  la  décoloration  des  eaux  et  leur  mouvement 
irrégulier  me  prouvèrent  que  nous  étions  sur  un  petit 
fond ,  et  qu'à  chaque  instant  un  choc  fatal  pouvait  dé- 


DE  L'ASTROLABE.  t&5 

cider  de  noire  sort.  Mais  je  gardai  cette  observation 
pour  moi,  et  ne  voulus  pas  même  envoyer  la  sonde. 
C'eût  été  une  précaution  inutile  et  qui  n'eût  servi  qu'à 
augmenter  l'effroi  de  l'équipage  déjà  assez  intimidé. 

Comme  je  l'ai  déjà  dit,  ce  fut  à  midi  précis  Que  nous 
échappâmes  à  ce  péril ,  l'un  des  plus  grands  sans 
doute  qu'un  navire  ait  jamais  couru.  Cependant  nous 
n'étions  pas  encore  sans  inquiétudes ,  et  notre  situa- 
tion surtout  devenait  des  plus  menaçantes  si,  comme 
le  pensaient  quelques  officiers  ,  ces  brisans  étaient  les 
mêmes  que  ceux  que  nous  avions  observés  la  veille 
près  de  Motou-Hora.  En  ce  cas ,  nous  étions  à  peine  à 
six  ou  sept  milles  de  la  côte,  et  en  quelques  heures 
nous  y  tombions  infailliblement  *. 

Mais  ce  n'était  point  mon  opinion;  j'étais  sur  de 
m'ètre  élevé  davantage  au  nord,  et  je  persistais  à  pen- 
ser que  durant  la  nuit  nous  avions  du  passer  au  vent 
de  l'île  Haute.  En  effet  la  vue  de  l'île  Mayor,  que  nous 
ne  tardâmes  pas  à  apercevoir  dans  le  N.  O.,  et  de  l'île 
Haute  au  sud,  vint  confirmer  cette  conjecture.  Tou- 
tefois par  précaution  je  continuai  à  porter  le  plus  de 
voile  possible  et  à  serrer  le  vent  au  plus  près  bâbord. 

Dans  l'après-midi,  le  vent  et  la  mer  s'apaisèrent 
sensiblement.  Dès  quatre  heures ,  la  brise  était  mo- 
dérée ,  les  lames  adoucies  avaient  cessé  de  déferler, 
et  la  corvette  s'élevait  sans  efforts  sur  leurs  cimes. 

Enfin,  à  six  heures  du  soir,  nous  reconnûmes  par- 
faitement les  îles  Blanche  et  Mayor.  Nos  relèvemens, 

l'oyez  nolP>  i  i  cl   19.. 


1827. 

levi  ier. 


136  VOYAGE 

l8a7-  joints  aux  observations  de  la  latitude  et  de  la  longi- 
Kvner.  tucje  ^  termjn£renl  ma  longue  inquiétude  et  me  prou- 
vèrent que  nous  étions  hors  de  danger.  M.  Jacquinot, 
infatigable  à  poursuivre  les  observations  astronomi- 
ques qm  étaient  devenues  ses  attributions  spéciales  , 
s'était  effectivemeut  procuré,  à  midi  et  à  trois  heures 
du  soir,  des  hauteurs  du  soleil  qui  lui  avaient  donné 
le  moyen  de  conclure  notre  position  pour  midi.  Mais 
la  hauteur  des  lames  et  la  violence  du  roulis  atté- 
nuaient beaucoup  la  confiance  que  je  devais  accorder 
à  leurs  résultats  ;  ce  ne  tut  qu'à  la  vue  des  deux  îles 
que  je  viens  de  nommer  que  je  fus  complètement 
rassuré. 

Si  l'on  réfléchit  aux  circonstances  de  cette  naviga- 
tion depuis  trente-six  heures,  on  sentira  aussi  que 
notre  travail ,  relativement  à  la  baie  d'Abondance ,  ne 
méritera  pas  la  même  confiance  que  sur  les  autres 
parties  de  la  Nouvelle-Zélande.  Hier,  à  midi,  la  lati- 
tude nous  a  manqué,  et  nous  avons  dû  recourir  à 
celle  de  Cook  pour  Motou-Hora.  En  outre,  le  temps 
affreux  que  nous  avons  eu  depuis  hier  au  soir  ne  nous 
a  permis  aucune  observation  suivie. 

Malgré  la  peine  que  M.  Lottin  s'est  donnée  pour 
s'écarter  le  moins  possible  de  la  vérité  dans  cette 
partie  de  sa  carte ,  on  doit  donc  la  regarder  comme 
presque  hypothétique ,  et  il  faudra  une  nouvelle  re- 
connaissance pour  la  mettre  au  niveau  des  autres 
parties  de  ce  grand  travail.  Quoique  je  sois  fort 
disposé  à  croire  que  nous  avons  dû  passer  la  nuit  der- 
nière à  très-peu  de  distance  au  vent  de  l'ile  Haute , 


DE  L'ASTROLABE.  137 

j'avoue  que  je  n'ai  aucune  preuve  de  ce  fait.  Aussi  les  '827* 
iles  Plate  et  Haute  et  la  partie  de  la  côte  correspon- 
dante ne  figurent  sur  notre  carte  que  d'une  manière 
systématique.  Le  brisant  qui  manqua  devenir  si  fu- 
neste à  F  Astrolabe  n'est  lui-même  indiqué  que  par 
approximation. 

Durant  le  coup  de  vent  furieux  que  nous  venons 
d'essuyer ,  l'indication  du  baromètre  s'est  encore  trou- 
vée inutile.  Le  mercure  est  descendu  ,  il  est  vrai,  mais 
au  fort  de  l'ouragan,  et  il  eût  été  un  peu  tard  alors 
pour  prendre  les  précautions  nécessaires.  L'énorme  et 
sourde  lame  observée  près  de  quarante-huit  heures  à 
l'avance,  était  un  indice  beaucoup  plus  assuré,  et 
par  la  suite  je  ne  manquerai  pas  d'y  avoir  égard.  Du 
reste,  ces  affreuses  bourrasques  du  N.  N.  E.  sont  bien 
connues  des  naturels  qui  leur  donnent  le  nom  de  ma- 
rangai-nouï.  Ils  en  redoutent  les  effets,  et,  pour  s'y 
soustraire,  ils  se  réfugient  dans  leurs  cavernes  ou  se 
tapissent  dans  leurs  huttes.  C'est  aussi  pour  éviter  de 
les  voir  emportées  par  ces  terribles  tourbillons  qu'ils 
ont  soin  de  donner  à  celles-ci  si  peu  d'élévation  ,  et  de 
les  abriter  autant  qu'il  est  possible  par  des  rochers  ou 
des  arbres  situés  dans  leur  voisinage. 

Rassuré  sur  noire  position  actuelle ,  à  sept  heures 
du  soir,  je  réglai  la  voilure  pour  la  nuit  et  j'allai  me 
jeter  sur  ma  couchette.  Exténué  de  fatigue,  j'avais  le 
plus  grand  besoin  de  repos  et  j'eus  bientôt  fermé  les 
yeux.  Je  sommeillais  à  peine  depuis  un  quart-d'heure, 
quand  on  vint  m'éveiller  de  la  part  de  M.  Guilbert  qui 
me  taisait  avertir  qu'on  venait  encore  de  découvrir  un 


138  VOYAGE 

i8a:.  brisanl  au  vent,  distant  de  quatre  ou  cinq  milles  du 
Février.  navire.  Toute  inquiétante  que  fût  cette  nouvelle ,  je 
me  contentai  de  recommander  à  M.  Guilbert  de  ne  pas 
venir  au  vent  du  N .  N.  O.  et  de  redoubler  de  vigilance. 
En  effet,  je  me  sentais  si  accablé,  que  je  n'eus  point  le 
courage  de  monter  sur  le  pont  ;  je  pensais  d'ailleurs 
qu'en  cet  état  ma  présence  n'y  serait  d'aucune  utilité. 
Bientôt  on  eut  perdu  de  vue  ce  prétendu  danger ,  car 
tout  me  porte  à  croire  que  ce  ne  fut  effectivement 
qu'un  effet  de  lumière  réfléchie  sur  les  flots  de  la  mer, 
et  qui  leur  donnait  l'apparence  de  brisans ,  comme  cela 
arrive  fréquemment. 

A  Svdney,  M.  Marsden,  en  me  pariant  de  ses  voya- 
ges à  la  rivière  Tamise,  m'avait  raconté  que  du  som- 
met des  monts  Moe-Hao  qui  séparent  ce  golfe  de  celui 
de  l'Abondance ,  il  avait  aperçu  à  la  hauteur  de  la  baie 
Mercure,  et  à  quarante  milles  de  distance,  une  île 
volcanique  dont  il  avait  très-bien  distingué  les  tour- 
billons de  flamme  et  de  fumée.  Le  témoignage  des  natu- 
rels lui  avait  en  outre  confirmé  l'existence  de  ce  volcan 
isolé  sur  les  flots  de  l'Océan.  Jaloux  d'en  assurer  la 
1 7.  position  géographique ,  je  courus  long-temps  dans  la 
matinée  au  N .  N .  E.  dans  l'espoir  de  le  rencontrer  au 
lieu  qui  m'était  indiqué.  Ma  recherche  fut  inutile,  et  je 
crus  alors  que  ce  renseignement  de  M.  Marsden  n'avait 
aucun  fond  de  vérité  et  ne  devait  son  origine  qu'à 
quelque  conte  fabriqué  par  les  sauvages.  Ce  ne  fut 
qu'en  apprenant  un  mois  plus  tard,  à  la  baie  des  Iles, 
de  la  bouche  des  missionnaires  de  Pahia,  que  Pouhia- 
1-Wakadi  (île  Blanche  deCook)  était  un  véritable  vol- 


DE  L'ASTROLABE.  189 

can,  que  je  reconnus  la  vérité  du  récit  de  M.  Mars-       ii>-:. 
den.  Il  n'y  avait  d'erreur  que  sur  la  dislance  de  cette     icvncr- 
île  à  la  côte  qui  était  presque  du  double;  mais  l'île  est 
fort  haute,  et  M.  Marsden  se  trouvait  lui-même  sur 
une  montagne  fort  élevée,  ce  qui  explique  le  fait. 

Vers  huit  heures  un  quart  du  matin,  la  sonde, 
envoyée  à  cent  soixante  et  dix  brasses,  ne  trouva 
point  le  fond.  Le  thermométrographe  descendit,  dans 
cette  expérience,  de  18°  ,  (>  qu'il  marquait  à  la  sur- 
face des  mers  à  10°,  4  h  cette  profondeur. 

La  journée  fut  belle  ;  mais  le  vent,  établi  à  l'ouest , 
nous  réduisit  à  courir  des  bordées  pour  nous  rappro- 
cher des  terres  de  la  baie  Mercure.  A  midi ,  nous 
primes  celle  du  sud,  et  au  coucher  du  soleil  nous 
reconnûmes  distinctement  le  piton  de  l'île  Touhoua 
(île  Mai/or)  dans  le  S.  S.  O.  et  à  huit  à  dix  lieues 
de  distance.  Au-delà  et  aux  bornes  de  l'horizon  comme 
une  ligne  de  brume  légère ,  se  distinguaient  aussi  les 
montagnes  élevées  de  la  côte. 

Aujourd'hui  j'ai  acquis  la  triste  conviction  du  peu 
de  confiance  que  j'avais  à  fonder  sur  les  marins  de 
l'Astrolabe ,  si  des  circonstances  forcées,  des  mal- 
heurs imprévus  me  réduisaient  à  ne  pouvoir  leur  pro- 
curer leur  ration  accoutumée.  Nos  dernières  commu- 
nications avec  les  naturels  nous  avaient  procuré  du 
porc  frais  et  des  pommes  de  terre  d'excellente  qualité 
et  en  abondance.  Depuis  huit  jours,  les  matelots  rece- 
vaient malin  et  soir  de  la  viande  fraîche,  et,  ayant 
égard  au  vil  prix  qu'elle  avait  coulé,  j'avais  augmenté 
la  ration.  Aujourd'hui,  pour  économiser  les  légumes 


140  VOYAGE 

l8a.  (ne  sachant  pas  trop  où  je  pourrais  m  en  procurer  de 
Février.  nouveau) ,  on  leur  avait  distribué  par  mon  ordre  des 
pommes  de  terre ,  à  raison  de  trois  cents  grammes  par 
individu,  au  lieu  de  cent  vingt  grammes  de  légumes. 
Qu'en  est-il  résulté?  Des  plaintes  générales  *.  J'en  ai 
été  peu  surpris,  et  comme  il  n'y  avait  point  nécessité 
absolue,  j'ai  renoncé  à  cette  mesure  de  précaution. 
Mais  il  m'a  été  pénible  de  voir  combien  l'esprit  de  nos 
marins  était  mauvais.  J'éprouve  les  tristes  conséquen- 
ces de  l'indifférence  qui  fut  apportée  au  port  à  la  for- 
mation de  l'équipage.  O  Bougainville,  La  Pérouse, 
d'Entrecasleaux  ,  que  vous  fûtes  mieux  partagés  !  Les 
matelots  qu'on  vous  donna  se  montrèrent  dignes  de 
participer  à  de  pareilles  entreprises  ;  ils  endurèrent 
avec  courage  les  privations  les  plus  pénibles  ;  c'étaient 

des  hommes Mais  c'est  un  maFsans  remède  et  sur 

lequel  le  meilleur  est  de  fermer  les  yeux.  D'ailleurs, 
les  officiers  sont  excellens,  les  maîtres  paraissent  bons, 
et,  dans  l'équipage,  on  peut  compter  jusqu'à  cinq  ou 

six  hommes  de  confiance Avec  ces  élémens  et  de 

la  persévérance,  un  capitaine  peut  encore  aller  loin. 
l8.  Dès  que  le  jour  a  paru,  nous  avons  reconnu  l'île 

Touhoua  et  en  outre  les  deux  «principaux  Aldermans. 
Les  calmes  et  les  folles  brises  d'ouest  ont  continué  de 
s'opposer  à  notre  marche.  Toutefois ,  à  six  heures  du 
soir,  nous  étions  parvenus  sur  le  méridien  de  la  pointe 
orientale  de  Touhoua  et  à  dix  milles  à  l'est  du  groupe 
des  Aldermans.  Ceux-ci  sont  un  amas  confus  de  dix  à 

*    l'oyez  noie  i3. 


DE  L'ASTROLABE.  14 1 


Nous  continuâmes  de  courir  au  plus  près  bâbord, 
et  vers  midi  nous  passâmes  à  trois  lieues  d'un  groupe 
d'îles  situé  devant  la  baie  Mercure  (Witi-Anga)  dont 
l'entrée  ne  se  dessina  qu'imparfaitement  à  nos  regards. 


189.7. 

Février. 


douze  rochers  arides  et  dépouillés ,  dont  deux  ou  trois 
méritent  à  peine  le  nom  d'îlots. 

Les  côtes  d'Ika-Na-Mawi  se  montrent  dans  un  éloi- 
gnement  de  sept  ou  huit  lieues  ,  sous  la  forme  d'une 
chaîne  élevée,  peu  accidentée,  et  dont  l'uniformité 
n'est  rompue  que  par  la  présence  de  quelques  pitons 
plus  aigus. 

Le  thermométrographe  envoyé  de  nouveau  vers  une 
heure  après  midi,  par  cent  cinquante  brasses  de  pro- 
fondeur, ne  trouve  point  de  fond,  et  le  mercure  ne  des- 
cend cette  fois-ci  que  de  5°,  3.  Il  avait  marqué  à  la 
surface  de  la  mer  19°,  5. 

Le  vent  d'O.  persista  et  nous  continuâmes  à  fou-  r9 
voyer.  Aux  angles  horaires  du  malin,  vers  huit  heures 
et  demie,  nous  relevions  les  Aldermans  au  sud  à  dix- 
huit  milles  environ.  A  cette  distance,  le  plus  oriental 
de  ces  îlots  se  présente  sous  la  forme  singulière  d'une 
aiguille  très-aiguë  et  fort  déliée. 


li?  VOYAGE 

i32:.       Cependant  M.  Lottin  traça  avec  soin  le  plan  des  îles 
Février.      qui  bordent  la  côte  en  ces  parages  :  un  groupe  en- 
tier laissé  sans  désignation  par  Cook  a  reçu  plus  tard 
le  nom  de  iï  Haussez ,  en  souvenir  de  l'intérêt  que  ce 
ministre  a  paru  prendre  aux  travaux  de  l'Astrolabe. 

Contrarié  par  l'éternel  vent  d'O.  et  pressé  par  le 
temps  ,  je  renonce  au  mouillage  de  Witi-Anga ,  et  di- 
rige la  corvette  vers  la  rivière  Tamise  (baie  Shouraki). 
Dans  la  crainte  de  perdre  un  moment  je  me  décide 
même  à  contourner  l'ile  de  la  Barrière  (île  Otea)  par 
l'est,  ce  qui  rendra  d'ailleurs  notre  exploration  plus 
complète. 

Du  reste,  la  température  quoiqu'un  peu  fraîche  (le 
thermomètre  se  maintenant  entre  1 7  et  1 8°)  est  déli- 
cieuse ,  la  mer  est  aussi  calme  que  la  surface  d'un 
étang,  et  la  navigation  est  douce.  Aussi  l'équipage 
n'offre  plus  un  seul  malade,  et  l'on  ne  se  douterait 
guère  que  V Astrolabe  cingle  à  peu  près  sur  les  anti- 
podes du  détroit  de  Gibraltar. 
ao#  Au  point  du  jour,  la  terre  qui  n'avait  cessé  d'être 

en  vue  toute  la  nuit,  s'est  montrée  à  moins  de  deux 
lieues  au  vent  très-distinctement,  et  l'île  entière  d'Otea 
s'est  développée  dans  toute  son  étendue.  Elle  est  for- 
mée par  une  chaîne  de  montagnes  élevées,  sillonnées 
par  des  ravins  profonds  et  généralement  stériles.  Une 
petite  île  située  sur  la  partie  N.  E.  d'Otea,  dont  nous 
n'avons  passé  qu'à  deux  milles  et  demi ,  offre  cet 
aspect  aride  au  plus  haut  degré.  Sur  la  côte  entière 
d'Otea  nous  n'avons  remarqué  aucun  indice  d'habitans 
ni  d'habitations;  aucune  fumée  même  n'a  signalé  la 


DE  L'ASTROLABE.  148 

présence  d'un  être  appartenant  à  l'espèce  humaine.       *»->- 


Février. 


o? 


A  midi,  nous  étions  précisément  à  TE.,  et  à  moins 
d'une  lieue  de  la  pointe  nord  d'Otea.  De  ce  côté,  cette 
île  est  terminée  par  une  presqu'île  dépouillée  de  ver- 
dure, d'une  teinte  rembrunie  et  dont  les  flancs  battus 
par  la  mer  ont  quelque  chose  de  lugubre  et  d'impo- 
sant. Elle  est  en  outre  accompagnée  de  quelques  ro- 
chers aigus  qui  affectent  les  formes  les  plus  bizarres  , 
et  dont  quelques-uns  sont  fort  déliés  au  sommet.  C'est 
ce  qui  nous  a  fait  donner  à  cette  partie  d'Otea  le  nom 
de  Pointe  des  Aiguilles.  En  ce  moment  la  sonde  a  in- 
diqué soixante-quinze  brasses  ,  vase  jaune  et  dure. 

A  mesure  que  nous  dépassions  la  Pointe  des  Ai- 
guilles ,  nous  découvrions  successivement  les  nom- 
breuses îles  dispersées  à  l'entrée  de  la  baie  Shouraki, 
coup-d'œil  qui  produisait  l'effet  le  plus  pittoresque 
et  le  plus  animé.  Ici  le  travail  de  Cook  était  encore 
fort  inexact ,  et  une  nouvelle  exploration  était  in- 
dispensable. 

Avec  le  vent  d'O .  N .  O.  qui  régnait,  je  me  flattais  déjà 
de  pouvoir  doubler  la  pointe  nord  d'Otea ,  et  de  péné- 


144  VOYAGE 

,  ^ .  t  rer  clans  la  baie  Shouraki  par  lecanal  que  formententre 
Février,  elles  les  îles  Otea  etShoutourou.  Un  grain  assez  noir 
qui  se  forma  dans  le  S.  O.  m'en  empêcha ,  et  je  repris 
bâbord.  A  une  heure  et  demie,  le  grain  éclata  avec 
impétuosité,  mais  il  fut  de  peu  de  durée.  Bientôt  le 
ciel  s'éclaircit  de  nouveau;  toutefois  le  vent  s'était 
rétabli  au  S.  S.  O.;  il  fallut  me  tenir  au  large  des  îles  , 
après  avoir  reconnu  la  Poule  et  les  Poussins  avant  la 
nuit.  A  onze  heures  du  soir,  un  météore  très-lumi- 
neux brilla  d'un  vif  éclat  dans  l'est  durant  quelques 
secondes. 
2I  Quand  il  a  fait  jour,  nous  avons  bientôt  reconnu 

toutes  les  terres  de  la  veille ,  et  en  même  temps  que  le 
courant  nous  avait  fait  dériver  de  huit  à  dix  milles  au 
nord.  Aussi,  avons-nous  commencé  à  entrevoir  les  îles 
Tawiti-Rahi  [Pauvres  Chevaliers  de  Cook)  et  les  som- 
mets déchiquetés  de  Tewara  {Bream-Head),  quoique 
distans  les  uns  et  les  autres  de  près  de  vingt-cinq 
milles. 

A  midi  nous  passions  à  six  milles  au  nord  des  îlots, 
en  apparence  inhabités ,  de  Moko-Hinou.  La  brise 
ayant  varié  au  S.  E.  et  même  à  l'E.  S.  E.,  je  condui- 
sais la  corvette  sous  toutes  voiles  vers  le  havre  de 
Wangari  où  je  comptais  jeter  l'ancre  avant  la  nuit. 
Malheureusement ,  au  moment  où  nous  arrivâmes  par 
le  méridien  de  la  pointe  orientale  du  groupe  de  Moro- 
Tiri  (et  il  était  déjà  quatre  heures  et  demie),  la  brise 
mollissant  beaucoup  nous  permit  à  peine  de  filer  plus 
d'un  nœud.  Il  m'était  impossible  de  reprendre  le 
large,  et  je  me  décidai  à  gagner  comme  je  pourrais  le 


DE  L'ASTROLABE.  145 

mouillage  de  Wangari ,  avec  la  sonde  à  la  main.  Nous       1827. 
prolongeâmes  à  moins  d'une  demi-lieue  de  distance  la     B'éOTier' 
chaîne  étroite  et  sourcilleuse  des  îles  Moro-Tiri.  Sur 
leurs  rives  désertes  on  n'entendait  que  le  bruit  mono- 
tone des  flots  venant  mourir  à  la  plage,  et  les  cris 
d'épouvante  de  quelques  oiseaux  de  mer. 

Jusqu'à  minuit  nous  eûmes  successivement  qua- 
rante-huit ,  quarante-cinq  ,  trente-huit ,  trente-cinq  , 
trente-deux  et  trente  brasses,  gravier  et  coquilles.  Il 
nous  fallut  manœuvrer  à  chaque  instant  pour  profiter 
des  moindres  souffles  ,  et  ne  pas  accoster  la  terre  de 
trop  près  dans  la  position  resserrée  où  nous  nous  trou- 
vions. A  minuit ,  le  fond  décrut  progressivement  à 
vingt-neuf,  vingt-six  et  vingt-deux  brasses.  A  quatre 
heures  et  demie  du  matin,  par  dix-sept  brasses,  je  restai  11. 
en  panne  le  grand  hunier  sur  le  màt;  et  à  six  heures, 
ayant  reconnu  la  cote  à  moins  de  trois  milles,  je  fis 
servir  pour  faire  route  vers  le  cap  Rodnev.  Bientôt  le 
ciel ,  jusqu'alors  assez  beau ,  se  chargea  beaucoup 
dans  l'est,  une  forte  houle  de  cette  partie  se  souleva,  et 
parut  nous  présager  un  retour  complet  de  mauvais 
temps.  Instruit  par  une  récente  expérience,  je  ne  ju- 
geai pas  à  propos  de  m'exposer  à  la  fureur  du  vent 
sur  une  plage  ouverte  et  sans  abri  :  il  me  parut  plus 
prudent  de  l'attendre  dans  un  mouillage  où  je  serais  à 
couvert. 

En  conséquence ,  je  fis  gouverner  vers  le  fond  de 
la  baie  de  Wangari  où  je  comptais  mettre  V Astrolabe 
à  l'abri  du  cap  Tcwara.  Par  malheur  nous  étions  tom- 
bés déjà  trop  sous  le  vent  :  un  banc  se  présenta  sur 

TOME    IC.  tO 


IS27. 


14Q  VOYAGE 

noire  route ,  et  force  nous  fut  de  laisser  tomber  l'ancre 
lévrier.      ^  l'ouvert  de  la  baie  dans  un  point  mal  abrité  contre  le 
vent  régnant. 

A  peine  étions-nous  mouillés ,  que  le  ciel  s'étant 
chargé  de  toutes  parts ,  le  vent  souffla  avec  force  du 
S.  E.,  accompagné  d'une  pluie  abondante,  et  soule- 
vant une  forte  houle.  Néanmoins  nous  ne  tardâmes 
pas  à  distinguer  une  longue  pirogue  de  guerre  qui 
s'était  détachée  du  fond  de  la  baie  ,  et  s'avançait  vers 
nous  de  toute  la  vigueur  de  ceux  qui  la  montaient , 
car  ils  manœuvraient  avec  une  extrême  habileté.  Il 
pi.  xlix.  n'était  pas  sans  intérêt  de  voir  cette  longue  et  frêle 
embarcation  surgir  et  disparaître  alternativement  au 
travers  d'une  lame  assez  creuse.  Les  naturels  por- 
taient tous  le  costume  national  de  la  Nouvelle-Zélande, 
c'est-à-dire  des  nattes  en  mouka  [phoimium  te?iax) 
plus  ou  moins  grossières  ,  à  l'exception  d'un  seul  indi- 
vidu proprement  vêtu  d'habiliemens  anglais.  Je  le 
pris  d'abord  pour  quelque  déserteur  établi  parmi  ces 
insulaires ,  d'autant  plus  qu'il  accosta  la  corvette  sans 
hésiter,  monta  à  bord,  demanda  le  rangatira  rahi, 
et  s'avança  vers  moi  d'un  air  fort  délibéré.  Ce  ne  fut 
qu'en  l'entendant  parler,  et  examinant  de  plus  près  ses 
traits  à  demi  tatoués ,  que  je  le  reconnus  pour  un  véri- 
table insulaire. 

Bientôt,  au  moyen  d'un  langage  mi-anglais  ,  mi- 
zélandais,  qu'aidaient  souvent  des  gestes  significatifs, 
je  parvins  à  connaître  que  mon  hôte  se  nommait 
Rangui.  Il  était  fils  de  Tekoke,  premier  chef  de  la 
tribu  de  Pahia ,  sur  la  baie  des  Iles,  que  j'avais  eu 


DE  L'ASTROLABE.  Ul 

occasion  de  visiter  quatre  ans  auparavant.  Il  se  disait       1827. 
avec  orgueil  compagnon  de  Pomare ,   et ,  bien  qu'il     Fcvrier- 
s'efforçât  de  cacher  une  partie  de  la  vérité  ,  je  soup- 
çonnai bien  vite  qu'il  se  trouvait  encore  en  ce  moment 
engagé  dans  quelque  expédition  militaire  contre  les 
peuplades  de  la  baie  Shouraki. 

L'un  de  ses  lieutenans  nommé  Nataï,  décoré  d'un 
tatouage  assez  régulier,  attira  notre  attention  :  l'habile 
pinceau  de  M.  de  Sainson  a  fidèlement  reproduit  les 
traits,  le  moka  (tatouage)  et  le  caractère  de  figure 
de  ce  guerrier  zélandais.  pi.  xliii. 

Rangui  me  fit  comprendre  qu'il  avait  résidé  quelque 
temps  à  Port-Jackson  où  il  avait  acquis  ses  manières 
semi-européennes.  Pour  achever  de  me  convaincre, 
il  me  déploya  avec  beaucoup  de  gravité  un  chiffon  de 
papier  que  je  pris  d'abord  pour  quelque  certificat  de 
capitaine  baleinier.  En  effet,  c'était  bien  un  certificat, 
mais  au  nom  de  deux  individus  de  Sydney  qui  attes- 
taient avoir  hébergé  Rangui  quelques  jours*  chez  eux, 
ajoutant  que  celui-ci  leur  avait  promis  en  retour  de  leur 
envoyer  des  lances,  des  coquilles  et  autres  objets  cu- 
rieux de  son  pays.  Ces  deux  messieurs  invitaient  en 
conséquence  tous  les  capitaines  entre  les  mains  des- 
quels ce  papier  viendrait  à  tomber,  à  rappeler  soi- 
gneusement cette  promesse  au  porteur.  Cette  plai- 
sante invitation  m'amusa  beaucoup,  et  je  pensai  que 
ceux  qui  la  verraient  songeraient  à  en  tirer  parti  pour 
eux-mêmes  plutôt  que  pour  les  deux  camarades  de 
Port-Jackson.  Du  reste,  je  remis  à  Rangui,  d'un  air 
très-sérieux ,  son  écrit ,   comme  si  sa  teneur  m'eut 


148  VOYAGE 


18?:. 


donné  d'utiles  renseignemens  sur  son  compte ,  et  il 
Février.      parut  très-satisfait. 

Après  avoir  examiné  un  moment  le  temps ,  notre 
navire  et  notre  mouillage,  avec  autant  d'aplomb  qu'eût 
pu  faire  le  pilote  le  plus  expérimenté ,  il  me  déclara 
que  nous  étions  fort  mal  placés ,  qu'il  allait  faire  très- 
mauvais  ,  et  que  notre  navire  périrait  certainement  si 
nous  ne  changions  pas  de  position.  En  même  temps  il 
m'indiquait  le  fond  de  la  baie ,  en  m'assurant  que  nous 
y  serions  parfaitement  en  sûreté ,  et  déployait  toute 
son  éloquence  pour  me  persuader  de  m'y  rendre.  Sans 
doute  il  avait  raison,  je  le  savais  bien  ;  et  plus  que  lui 
j'eusse  désiré  pouvoir  conduire  la  corvette  à  l'abri  de 
la  presqu'île  Tewara  :  mais  le  temps  qui  régnait  ne  me 
permettait  pas  de  tenter  aucun  mouvement.  Te  Ran- 
gui ,  qui  ne  pouvait  comprendre  mes  raisons ,  s'épuisait 
en  démonstrations  pour  me  faire  quitter  ce  mouillage , 
et  y  joignait  les  menaces  les  plus  énergiques  d'un  pro- 
chain naufrage.  Voyant  enfin  qu'il  ne  pouvait  me  dé- 
terminer, il  l'envoya  sa  pirogue  et  ses  gens  à  terre  et 
resta  seul  avec  moi. 

Sur  le  désir  que  je  lui  témoignai,  il  me  donna  avec 
intelligence  et  complaisance  les  noms  en  langue  du 
pays  de  toutes  les  terres  et  îles  voisines,  que  j'ai  subs- 
titués comme  à  l'ordinaire  à  ceux  de  Cook.  Sur  des 
côtes  occupées  par  un  peuple  doué  d'autant  de  saga- 
cité ,  et  qui  n'avait  pas  laissé  un  îlot ,  un  rocher,  un 
coin  de  terre  sans  lui  assigner  une  dénomination,  il 
devenait  bizarre  pour  le  navigateur  de  ne  voir  figurer 
que  des  noms  anglais ,  souvent  d'assez  mauvais  goût. 


DE  L'ASTROLABE.  lii) 

Il  esl  beaucoup  plus  intéressant  pour  lui  de  retrouver  1827. 
]es  noms  des  naturels.  Du  moins  est-il  certain  d'être  Féw*«Pi 
entendu  de  ceux-ci ,  et  de  pouvoir  se  faire  indiquer  le 
lieu  où  il  compte  diriger  son  navire  ,  la  tribu  qu'il  dé- 
sire visiter.  Sans  doute  c'est  pour  lui  un  devoir  sacré 
que  de  respecter  les  noms  imposés  par  le  premier  dé- 
couvreur à  des  lieux  inhabités  ;  mais  partout  ailleurs 
je  pense  que  ceux  des  indigènes  doivent  prévaloir  dès 
qu'ils  sont  une  fois  connus  ;  il  vient  d'ailleurs  un  temps 
où  ces  noms  sont  pour  le  pays  les  seuls  vestiges  du  lan- 
gage que  parlaient  ses  primitifs  habitons. 

Immédiatement  après  avoir  mouillé ,  j'envoyai 
M.  Paris  pour  sonder  tout  autour  du  navire  du  N.  O. 
au  S.  O. ,  et  déterminer  la  limite  des  cinq  brasses.  Le 
résultat  de  son  opération  fut  qu'il  y  avait  fond  presque, 
à  toucher  la  côte.  Comme  nous  en  étions  à  plus  de 
deux  milles  de  distance,  cette  certitude  me  rassura  en 
me  faisant  voir  qu'en  cas  d'accident,  nous  aurions 
beaucoup  de  chasse. 

Le  temps  menaçait  de  plus  en  plus  ;  à  onze  heures 
je  tentai  d'appareiller  pour  m'avancer  un  peu  plus  dans 
la  baie;  mais  notre  cabestan,  naturellement  mauvais, 
laissait  glisser  la  tournevire  à  chaque  secousse  vio- 
lente que  la  lame  imprimait  à  cette  dernière.  Je  crai- 
gnis que  cette  manœuvre  ,  au  lieu  de  nous  être  avan- 
tageuse, ne  nous  devînt  funeste  ;  ainsi  je  me  décidai  à 
garder  notre  poste,  d'autant  plus  que  l'ancre  avait 
tenu  bon ,  quoique  nous  n'eussions  encore  que  qua- 
rante brasses  de  chaîne  à  l'eau. 

Le  temps  s'étant  un  peu  amélioré  vers  trois  heures, 


1,0  VOYAGE 

1827.       j'expédiai  M.  Lotliii  vers  le  fond  de  la  baie  pour  en 

Février.      lever  le  plan.  Il  revint  sur  les  cinq  heures  et  demie , 

après  avoir  reconnu  un  excellent  mouillage  et  l'entrée 

d'un  beau  canal  qui  doit  être  l'embouchure  de  la  rivière 

Wangari. 

Te  Rangui  a  passé  joyeusement  la  journée  à  bord , 
et  se  décide  à  y  passer  aussi  la  nuit.  Mais  rien  n'a  pu 
le  déterminer  à  nous  accompagner  au  fond  de  la  baie 
Shouraki.  L'idée  seule  de  communiquer  avec  les  habi- 
tans  de  cette  contrée  a  semblé  lui  causer  une  véritable 
terreur.  Ni  prières ,  ni  promesses  n'ont  pu  vaincre  sa 
répugnance ,  pas  même  l'offre  d'un  fusil ,  appât  si 
puissant  sur  l'esprit  du  Nouveau-Zélandais.  Il  m'a  ap- 
pris que  Temarangai,  chef  distingué  dans  ces  cantons, 
habitait  les  bords  du  Wangari  ;  il  a  ajouté  qu'il  allait 
lui  annoncer  notre  arrivée ,  et  l'inviter  à  nous  apporter 
des  cochons,  si  nous  voulions  seulement  l'attendre 
trois  ou  quatre  jours. 

Toute  la  nuit ,  la  houle  a  été  très-forte ,  la  brise  fraî- 
che et  inégale ,  et  le  ciel  chargé.  V Astrolabe  roulait 
bord  sur  bord,  mais  sans  trop  fatiguer. 
23.  Sur  les  cinq  heures  du  matin,  voyant  que  le  vent 

et  la  houle  ne  me  permettaient  pas  d'appareiller,  j'ai 
voulu  mettre  à  profit  ce  retard  forcé  pour  visiter  la 
baie ,  l'entrée  de  la  rivière  et  l'établissement  de  Rangui. 
Suivi  de  MM.  Quoy,  Lottin,  Lauvergne  et  de  Rangui, 
je  me  suis  dirigé  avec  la  baleinière  vers  la  pointe  de 
sable  située  au  N.  N.  O.  de  notre  mouillage. 
PL  xl.  Sur  notre  route ,  nous  avons  rencontré  les  trois  pi- 

rogues de  Rangui  qui  se  rendaient  à  bord.  La  plus 


DE  L'ASTROLABE. 


151 


grande,  ornée  sur  l'avant  et  sur  l'arrière,  de  plumes 
et  de  touffes  de  poil ,  offrait  le  long  de  son  plat-bord  , 
une  suite  de  sculptures  en  bas-reliefs,  peintes  en  rouge, 
souvent  enrichies  d'incrustations  de  nacre,  le  tout 
exécuté   dans  le   meilleur    goût  zélandais.    Rangui 


1827. 

Février; 


adressa  quelques  mots  à  ses  guerriers;  puis  il  per- 
sista à  m'accompagner  dans  mon  excursion,  malgré 
l'offre  que  je  lui  fis  de  le  déposer  sur  ses  pirogues.  Un 
banc  considérable  qui  s'étend  à  près  d'un  mille  de  la 
plage  de  sable  rétrécit  l'entrée  de  la  baie  de  Wangari 
de  manière  à  ne  lui  laisser  qu'un  demi-mille  de  lar- 
geur. Son  intérieur  offre  un  excellent  mouillage,  on  y 
est  abrité  de  toutes  parts  ,  et  le  vent  du  sud  qui  pour- 
rait seul  y  pénétrer  ne  peut  y  amener  de  houle  à  cause 
de  la  configuration  des  terres  voisines.  Le  long  de  la 
terre  haute,  vers  le  nord,  on  trouve  dix  à  douze  brasses 
jusqu'à  loucher  la  côle. 

L'entrée  de  la  rivière  elle-même  a  un  demi-mille 
d'ouverture ,  et  s'étend  ensuite  en  un  vaste  bassin  de 


152  VOYAGE 

1827.  deux  ou  trois  milles  de  large,  où  des  navires  comme  le 
Février.  nôtre  pourraient  sans  doute  entrer.  Nous  avons  dé- 
barqué près  de  la  pointe  du  nord ,  et  j'ai  gravi  avec 
M.  Lottin  jusqu'à  la  cime  d'un  petit  morne  qui  domine 
à  la  fois  le  bassin  extérieur  et  le  bassin  intérieur.  De  ce 
point,  ma  vue  pouvait  errer  à  son  gré  sur  les  sommets 
ombragés  de  Tewara ,  que  surmontent  des  pitons  dé- 
charnés et  souvent  disposés  comme  les  doigts  de  la 
main ,  sur  les  plages  basses  et  sablonneuses  qui  bor- 
daient du  côté  opposé  le  canal  situé  à  mes  pieds ,  et 
surtout  sur  le  vaste  et  paisible  bassin  des  eaux  du 
Wangari,  environnées  de  toutes  parts  d'une  végétation 
robuste.  De  riantes  îles  s'élèvent  à  sa  surface,  et  le 
cours  de  la  rivière  disparaît  au  travers  des  montagnes 
situées  au  couchant. 

Probablement ,  comme  tous  ceux  qui  ont  été  re- 
connus jusqu'à  ce  jour  dans  ces  îles,  ce  fleuve,  malgré 
l'aspect  imposant  de  son  embouchure ,  n'est  qu'une 
large  crique  d'eau  salée  aboutissant  bientôt  à  un  tor- 
rent plus  ou  moins  volumineux ,  qui ,  dans  les  cha- 
leurs et  à  basse  mer,  n'offre  souvent  qu'un  filet  d'eau. 
Cette  disposition  des  rivières  de  la  Nouvelle-Zélande, 
si  conforme  en  apparence  à  ce  qui  a  lieu  dans  la  Nou- 
velle-Hollande, tient  pourtant,  suivant  moi,  à  une 
cause  toute  différente.  A  la  Nouvelle-Zélande,  je  l'at- 
tribuerais tout  naturellement  à  l'extrême  irrégularité 
du  sol ,  à  la  hauteur  des  montagnes ,  et  surtout  au 
peu  de  largeur  des  îles  dont  se  compose  cette  terre  et 
qui  ne  permet  point  aux  cours  d'eau  d'atteindre  un 
volume  considérable  avant   de  s'épancher  dans   la 


DE  L'ASTROLABE.  153 

mer.  Il  est  inutile  de  prouver  que  la  même  raison  ne       18*7. 
serait  point  admissible  pour  le  continent  australien.         ll'vril'r 

Tout  en  admirant  la  beauté  de  la  scène  qui  nous 
environnait  et  la  vigueur  de  la  végétation ,  je  m'éton- 
nais du  silence  qui  régnait  de  tous  côtés  et  de  l'absence 
de  toute  créature  humaine  sur  un  sol  aussi  fertile. 
Mais  je  me  rappelai  les  habitudes  belliqueuses  des 
Zélandais  et  surtout  les  guerres  d'extermination  que 
les  peuples  du  Nord  viennent  déclarer  chaque  année 
aux  malheureuses  tribus  de  la  baie  Shouraki.  En 
effet,  en  rôdant  aux  environs,  j'eus  bientôt  décou- 
vert, au  travers  des  broussailles  qui  recouvraient  le 
sol ,  les  débris  épars  de  nombreuses  cases.  Un  village 
avait  naguère  occupé  cette  éminence ,  et  ses  habitans 
avaient  été  détruits  ou  s'étaient  enfuis  vers  l'intérieur, 
afin  de  se  soustraire  aux  fureurs  des  tribus  de  la  baie 
des  Iles,  guidées  successivement  par  Koro-Koro, 
Pomare,  Shongui,  etc. 

Ici ,  malgré  la  circonstance  la  plus  favorable  aux 
recherches  entomologiques ,  un  soleil  piquant  après 
une  longue  pluie ,  j'eus  occasion  de  remarquer  de 
nouveau  la  disette  singulière  de  diverses  espèces  d'in- 
sectes sur  le  sol  de  la  Nouvelle-Zélande.  Point  de  co- 
léoptères, ni  de  lépidoptères,  seulement  quelques 
orthoptères,  hémiptères  et  diptères,  comme  locustes, 
criquets,  punaises  et  mouches,  etc.  Les  oiseaux 
étaient  plus  nombreux,  mais  très-farouches.  D'ex- 
cellentes huîtres  recouvraient  les  rochers ,  et  de 
larges  fucacées  tapissaient  les  intervalles  que  ceux-ci 
laissaient  entre  eux  au  fond  de  la  iner  près  du  rivage. 


154  VOYAGE 

1827.  Dès  que  M.  Lottin  eut  terminé  son  travail,  qui 

1  evner.  dura  une  heure  environ,  je  m'acheminai  vers  la  station 
de  Rangui,  qui  s'était  établi  dans  une  petite  plaine 
sous  les  flancs  mêmes  de  la  presqu'île  Tewara  et  à 
l'abri  de  tous  les  vents.  Un  rapide  coup-d'œil,  jeté 
sur  son  établissement,  m'eut  bientôt  convaincu  qu'il 
n'était  que  temporaire;  ce  n'était  qu'un  camp  volant 
dans  lequel  ce  rangatira  s'était  placé  avec  sa  troupe 
comme  en  vedette,  en  attendant  le  reste  de  l'armée. 
Deux  ou  trois  huttes  en  branchages  servaient  de  ten- 
tes ;  une  grande  quantité  de  corbeilles ,  remplies  de 
racines  de  fougères  [Nga  doua)\  nombre  de  poissons 
suspendus  à  l'air  pour  sécher,  et  dont  la  plupart,  à 
demi  corrompus ,  exhalaient  une  odeur  infecte ,  des 
paquets  de  lances  et  quelques  fusils  couverts  de  nattes  ; 
voilà  quel  était  le  bagage  de  ces  aventuriers.  Point  de 
cochons ,  aucune  apparence  de  terre  cultivée ,  seule- 
ment un  beau  coq  dont  je  fis  l'emplette. 

Comme  ils  s'étaient  presque  tous  rendus  à  bord,  il 
ne  restait  à  la  garde  du  camp  qu'un  homme  ,  deux  ou 
trois  femmes  et  quelques  enfans. 

Ayant  questionné  Rangui  d'une  manière  plus  précise, 
après  quelques  faux-fuyans  ,  il  finit  par  m'avouer  qu'il 
conduisait  en  effet  l'avant-garde  de  l'expédition  mili- 
taire dirigée  cette  année  par  les  peuplades  de  la  baie 
des  lies  contre  ceux  de  Waï-Kato,  dont  ils  avaient 
juré  la  ruine.  11  attendait  de  jour  en  jour  l'arrivée  des 
autres  chefs  ses  alliés  pour  s'avancer  vers  le  sud.  11 
fut  ravi  d'apprendre  que  je  devais  aller  mouiller  à 
Paroa  ;  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes  quand  je  lui 


DE  L'ASTROLABE.  155 

dis  que  je  verrais  son  père  Tekoke ,  et  il  m'en  exprima 
sa  joie  par  toutes  sortes  de  témoignages  d'amitié. 
Etrange  réunion ,  chez  ces  sauvages ,  d'affections  si 
tendres  avec  les  mœurs  les  plus  féroces  ! 

Comme  je  jugeai  que  le  temps  allait  me  permettre 
de  mettre  à  la  voile ,  je  dissuadai  Rangui  de  revenir 
avec  nous  ,  et  pris  congé  de  lui.  A  mi-chemin ,  je  ren- 
contrai les  trois  pirogues  qui  retournaient  à  terre. 
Déjà  je  me  félicitais  d'être  débarrassé  de  ces  hôtes  si 
importuns  au  moment  d'un  appareillage,  quand,  à  mon 
arrivée,  je  fus  tout-à-fait  contrarié  d'apprendre  que 
six  d'entre  eux  étaient  restés  à  bord.  Sur-le-champ , 
je  les  fis  rembarquer  dans  la  baleinière  et  jeter  à  terre 
sur  le  point  le  plus  voisin.  Toutefois  ce  mouvement 
entraîna  un  retard  de  deux  longues  heures  ,  et  il  était 
midi  précis  quand  nous  appareillâmes. 


1S27. 

Février. 


15G  VOYAGE 


CHAPITRE  XV. 


EXPLORATION    DE    i.A    BAIE    SUOIJRAKI,    DIXOU VERTE    DU    CANAJ. 
DE    7,'aSTROLAUE. 


1S27.  Nous  gouvernâmes  au  S.  E.  !/4  E.  avec  une  jolie 

Février.  petite  brise  de  nord,  en  prolongeant  la  côte  à  deux  ou 
trois  milles  au  large.  Depuis  le  mouillage  jusqu'au  cap 
Papaï-Outou  qui  forme  la  pointe  méridionale  de  la 
baie  Wangari,  la  côte  est  basse  et  nue  et  ne  se  relève 
qu'auprès  du  cap  où  elle  devient  en  même  temps  un 
peu  boisée.  Au-delà,  ce  n'est  qu'une  suite  de  dunes 
uniformes  et  presque  dépouillées  jusqu'à  quatre  ou 
cinq  milles  du  cap  Tokatou-Wenoua  (cap  Rodney  de 
Cook).  Alors  la  terre  se  relève  encore  et  prend  un 
aspect  moins  triste.  Sur  notre  gauche  ,  nous  laissâmes 
les  sommets  élevés  de  Moro-Tiri ,  Taranga  et  le  rocher 
Toutourou ,  semblable  à  un  coin  de  mire  isolé,  et 
sans  apparence  de  verdure. 

A  sept  heures  du  soir ,  nous  passions  précisément 
entre  le  cap  Tokatou-Wenoua  et  la  haute  île  Shou- 


DE  I/ASTROLABE.  157 

tourou  ,  à  moins  d'une  demi-lieue  du  premier  et  en-       i8?.:. 
viron  à  dix  milles  de  l'autre.  Février. 

La  pointe  de  Tokatou-Wenoua  n'est  pas  elle-même 
bien  élevée ,  et  ce  n'est  qu'à  quatre  à  cinq  milles  dans 
l'intérieur  qu'elle  est  surmontée  par  un  piton  de  cent 
cinquante  toises  environ  de  hauteur. 

La  sonde  qui,  toute  L'après-midi,  avait  indiqué  trente- 
deux  et  trente-trois  brasses,  descendit  à  quarante  près 
du  cap,  bien  que  la  distance  à  la  côte  fût  deux  fois 
moindre.  Après  l'avoir  dépassé,  son  indication  rede- 
vint uniforme  et  de  trente-une  à  trente-trois  brasses  , 
comme  auparavant  ,  jusqu'à  mi-chenal  entre  la  grande 
terre  et  Shoutourou.  La  nuit  fut  très-belle ,  et  nous  la 
passâmes  paisiblement  en  panne. 

Dès  quatre  heures  du  matin  je  gouvernai  à  l'O.  S.  •.>.'.. 
O.  pour  nous  rapprocher  du  cap  Tokatou-Wenoua. 
Quand  le  jour  nous  permit  de  reconnaître  les  terres, 
je  vis  que  le  courant  nous  avait  entraînés  durant  la 
nuit  de  six  à  sept  milles  vers  le  cap  Moe-Hao  (cap  Col- 
ville  de  Cook).  Je  manœuvrai  pour  suivre  la  côte 
d'aussi  près  qu'il  me  serait  possible ,  car  mon  intention 
était  de  m'en  foncer  dans  les  îles  de  l'ouest  que  Cook 
n'avait  vues  qu'à  la  hâte  et  d'une  manière  fort  vague , 
tant  je  tenais  à  compléter  le  travail  de  ce  grand  navi- 
gateur. 

Quoique  le  vent  fût  devenu  très-mou,  à  huit  heures 
nous  passâmes  vis-à-vis  d'une  pointe  très-avancée, 
terminée  par  quelques  îlots ,  et  derrière  laquelle  doit 
se  trouver  un  excellent  mouillage.  Un  instant  après , 
un  écueil  à  fleur  d'eau  se  montra  sur  l'avant  du  na- 


158  VOYAGE 

1S27.  vire  :  nous  en  passâmes  à  quatre  cents  toises,  tandis 
Fevner.  qUe  ^j  Giùlbert  allait  le  reconnaître.  Ce  n'est  qu'un 
petit  plateau  peu  étendu  et  qui  n'offre  point  de  danger, 
ayant  tout  à  l'enlour  dix-sept  brasses  d'eau. 

Nous  cinglâmes  ensuite  devant  un  vaste  enfonce- 
ment qui  doit  contenir  plusieurs  îles  ,  baies  et  canaux. 
Vers  deux  heures ,  nous  donnions  à  pleines  voiles 
entre  une  île  située  sur  bâbord  (Tiri-Tiri-Matangui) 
et  une  presqu'île  sur  la  droite  qui  ne  tient  à  la  grande 
terre  que  par  un  isthme  fort  étroit.  Dans  ce  canal  qui 
a  deux  ou  trois  milles  de  largeur,  le  fond  décroissait 
régulièrement  de  vingt  à  dix-sept  brasses.  Ensuite 
nous  nous  trouvâmes  dans  un  golfe  spacieux  sur  la 
bande  occidentale  de  la  baie  Shouraki,  où  nous 
fûmes  obligés  de  courir  des  bordées  pour  nous  élever 
dans  le  S.  O. 

Ce  beau  bassin  a  dix  à  douze  milles  d'étendue  en 
tout  sens.  Au  S.  E.  il  est  bordé  par  une  chaîne  d'îles 
médiocrement  élevées  et  bien  boisées;  àl'O.  par  une 
côte  uniforme ,  taillée  à  pic  ,  triste  et  stérile  ;  au  N.  N. 
O.  un  large  canal  parait  s'enfoncer  dans  les  terres  : 
mais  je  préférai  diriger  mes  recherches  vers  une  autre 
ouverture  dans  le  sud  ,  qui  devait,  suivant  mon  calcul, 
me  rapprocher  de  la  côte  opposée  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande ,  et  réduire  à  très-peu  de  chose  la  largeur  d'Ika- 
Na-Mawi  sur  ce  point.  Je  n'étais  pas  même  éloigné  de 
penser  qu'il  pouvait  exister  ici  un  canal  qui  partagerait 
cette  terre  en  deux  îles. 

Nous  n'avons  remarqué  aucune  trace  d'habitans , 
seulement  deux  ou  trois  fumées  fort  loin  dans  l'inté- 


DE  L'ASTROLABE.  159 

rieur.  On  ne  peut  douter  que  cette  extrême  dépopu-      i»a^ 
lation  ne  provienne  des  ravages  de  la  guerre.  Fewiw* 

La  brise  ayant  beaucoup  molli  et  varié  à  l'O.  S.  O., 
dans  la  soirée,  nous  laissâmes  tomber  l'ancre  par 
douze  brasses ,  vase  molle ,  à  quatre  milles  de  la 
côte.  En  peu  d'inslans  l'équipage  pécha  à  la  ligne  une 
immense  quantité  de  beaux  poissons  et  de  la  chair 
la  plus  exquise.  Dans  l'après-midi,  un  petit  squale 
marteau  avait  quelque  temps  suivi  la  corvette. 

Le  branlebas  se  fait  à  cinq  heures,  et  quelques  mi-  ->.5. 
nutes  après  l'Astrolabe  est  sous  voiles.  Le  vent  fixé 
au  S.  S.  O.  nous  réduisait  encore  à  louvoyer,  et  je 
prévis  qu'il  nous  faudrait  une  bonne  partie  de  la  jour- 
née pour  atteindre  la  passe  du  sud.  Afin  de  mettre 
ce  temps  à  profit ,  je  sautai  dans  la  baleinière  avec 
MM.  Lottin,  Gaimard  et  Lesson,  pour  aller  explorer 
les  canaux  intérieurs ,  laissant  la  corvette ,  sous  la 
conduite  de  M.  Jacquinot ,  s'avancer  à  petites  bordées 
vers  la  passe.  A  la  distance  d'une  demi-lieue  environ, 
nous  prîmes  plaisir  à  voir  l  Astrolabe  sillonnant  les 
eaux  tranquilles  d'un  bassin  environné  de  terre  de 
tous  côtés  :  son  corps  légèrement  balancé  sur  la  sur- 
face des  flots ,  ses  voiles  doucement  enflées  par  une 
brise  légère ,  contrastaient  vivement  avec  le  silence 
absolu  de  la  nature.  Perdue  comme  un  point  sur  l'im- 
mensité des  mers,  la  niasse  d'un  navire  reprend  toute 
son  importance  dès  qu'elle  est  rapprochée  d'objets 
qu'on  puisse  lui  comparer.  L'effet  que  ce  spectacle 
produit  est  peut-être  plus  frappant  encore  pour  le  na- 
vigateur qui,  renfermé  dans  cette  demeure  flottante, 


l<;  ii  VOYAGE 

i.sa;.       en  trouve  d'ordinaire  les  dimensions  rétrécies  en  raison 
1 .  vricr.      (je  }a  g£ne  qU'i]  y  éprouve. 

Au  bout  de  deux  heures  nous  donnâmes  dans  la 
passe  qui  avait  excité  notre  curiosité.  Sur  la  gauche 
se  trouve  une  île  (Rangui-Toto)  basse  à  ses  extrémités, 
surmontée  d'un  piton  au  centre,  et  dont  la  végétation 
très-active  contraste  d'une  manière  singulière  avec  la 
nudité  des  terres  qui  occupent  la  rive  opposée.  Nous 
nous  trouvâmes  ensuite  dans  un  beau  bassin  intérieur 
qui  nous  offrit  régulièrement  six  à  huit  brasses 
d'eau ,  et  se  divisait  bientôt  en  deux  canaux  :  l'un  se 
dirige  vers  l'est,  et  nous  ne  pouvions  en  distinguer 
l'extrémité*,  l'autre  qui  courait  à  l'ouest  nous  sem- 
blait borné  par  des  terres  à  deux  ou  trois  lieues  de 
distance. 

INous  pénétrâmes  dans  celui-ci ,  et  débarquâmes  sur 
sa  rive  droite.  Tandis  que  M.  Lottin  faisait  une  station 
géographique  sur  le  sommet  d'un  piton  que  dès  la 
veille  nous  avions  remarqué  de  très-loin ,  je  jetais  un 
coup-d'œil  sur  la  campagne  d'alentour.  Recouverte  en 
abondance  par  des  plantes  herbacées  ,  il  n'y  croissait 
que  des  buissons  et  point  d'arbres.  Déjà  les  chaleurs 
semblaient  avoir  détruit  une  grande  partie  des  végé- 
taux ,  et  ce  sol  quoique  assez  fertile  en  apparence  me 
parut  privé  d'eau  douce ,  car  je  ne  pus  y  découvrir 
qu'une  mare  d'eau  saumâtre.  Les  oiseaux  y  étaient 
fort  rares  :  nous  ne  pûmes  tirer  que  quelques  espèces 
de  rivage;  nous  devons  noter  cependant  une  caille 
analogue  à  celle  d'Europe.  Le  long  de  cette  plage 
nous  éprouvâmes  une  chaleur  à  laquelle  nous  n'étions 


iSa- 


DE  V ASTROLABE.  161 

plus  accoutumés  depuis  notre  arrivée  sur  les  côtes  de 

la  Nouvelle-Zélande.  Février- 

A  midi  et  demi ,  nous  nous  sommes  rembarques , 
pour  traverser  le  bras  de  mer,  et  nous  avons  mis  pied 
à  terre  sur  la  rive  du  sud.  Au  bord  de  l'eau  nous  trou- 
vâmes un  village  abandonné  ,  composé  de  plus  de  cent 
cabanes  ;  mais  nous  vîmes  que  ce  n'était  que  des  huttes 
en  simples  branchages  ,  construites  seulement  pour 
servir  momentanément  d'abris  aux  naturels  dans  leurs 
grandes  parties  de  pêche  ou  lors  de  leurs  excursions 
militaires. 

Toujours  préoccupé  de  l'idée  que  la  mer  devait  se 
retrouver  à  une  très-petite  distance  au  sud ,  je  résolus 
de  franchir  l'isthme  étroit  qui  nous  en  séparait ,  ou  du 
moins  d'atteindre  un  monticule  éloigné  de  deux  lieues 
environ ,  du  sommet  duquel  j'espérais  découvrir  les 
deux  mers.  Je  pris  Simonet  avec  moi,  et  MM.  Loti  in 
et  Gaimard,  à  qui  je  communiquai  mon  projet,  voulu- 
rent m'accompagner.  Celte  société  m'était  aussi  utile 
qu'agréable  :  car  au  travers  de  ces  solitudes  inconnues 
on  court  le  risque  d'être  rencontré  à  chaque  instant 
par  des  sauvages  dont  les  intentions  peuvent  être 
suspectes.  Du  reste,  je  plaçais  ma  confiance  sur  ce 
que  je  n'emportais  rien  qui  pût  exciter  leur  cupidité. 
Simonet  seul  avait  un  mauvais  fusil,  et  je  l'aurais 
cédé  promplement  pour  peu  que  je  me  fusse  vu  serré 
de  trop  près  ou  par  une  troupe  nombreuse. 

Nous  fûmes  d'abord  favorisés  par  un  petit  sentier 
bien  battu  qui  se  dirigeait  précisément  vers  l'endroit 
où  je  voulais  aller.   Long-temps  même  je  crus  qu'il 


102  VOYAGE 

1 827.  allait  nous  conduire  à  quelque  habitation.  Durant  une 
février.  heure  environ  ,  nous  cheminâmes  au  travers  de  co- 
teaux couverts  de  hautes  fougères,  d'arbrisseaux  et 
quelquefois  de  bois  taillis  ,  coupés  par  des  ravines  où 
coulaient  des  ruisseaux  d'une  eau  très-fraîche.  A 
noire  grand  regret,  notre  sentier  s'effaça  peu  à  peu 
et  finit  par  disparaître  aux  approches  d'un  petit  bois 
plus  touffu  que  les  autres.  Toutefois,  comme  nous  n'é- 
tions plus  qu'à  deux  milles  de  l'éminence  que  je  vou- 
lais atteindre ,  nous  tentâmes  de  poursuivre  notre 
route.  Mais  après  une  demi-heure  d'efforts  inouïs , 
de  fatigues  extraordinaires  qui  nous  permirent  à  peine 
d'avancer  de  deux  cents  pas ,  nous  nous  trouvâmes 
dans  un  lieu  si  marécageux ,  si  enlacé  de  fougères , 
broussailles  sèches  et  arbrisseaux,  qu'il  nous  devint 
impossible  de  poser  un  pied  devant  l'autre.  Dans  une 
tentative  qu'il  fit  pour  pénétrer  plus  avant,  M.  Gai- 
mard  fit  une  chute  et  faillit  se  blesser  dangereuse- 
ment*. D'ailleurs  il  ne  suffisait  pas  d'aller,  il  eût  fallu 
revenir,  tâche  encore  plus  difficile  quand  nos  forces 
auraient  été  épuisées.  Quoiqu'il  m'en  coûtât,  je  voyais 
la  nécessité  de  nous  en  retourner,  ce  que  nous  exécu- 
tâmes d'un  pas  plus  modéré.  Les  véroniques  ligneu- 
ses, les  leptospermes,  les  épacridées,  quelques  cypé- 
racées,  et  surtout  la  fougère  comestible,  forment  la 
principale  végétation  de  ces  déserts.  Aucune  trace  de 
culture  ne  s'offrit  à  nos  regards.  Outre  le  sentier  que 
nous  suivions,  nous  n'observâmes  d'autres  vestiges 

*    forez  note  14- 


DE  L'ASTROLABE.  163 

du  passage  de  l'homme  que  quelques  arbres  abattus 
et  divers  espaces  de  terrain  fraîchement  remues  pour 
arracher  des  racines  de  fougère  [nga  doua) ,  une  des 
bases  principales  de  la  nourriture  des  habilans  de  ces 
régions. 

Des  hauteurs  voisines,  nous  remarquâmes  que  le 
canal  où  se  trouvait  notre  canot  débouquait  à  l'ouest 
dans  un  vaste  bassin  qui  s'étendait  indéfiniment  au 
nord.  Il  est  très-probable  que  celui-ci  doit  communi- 
quer avec  le  canal  que  nous  avions  observé  la  veille 
au  soir  dans  le  N.  N.  O.  de  noire  mouillage.  Tout  in- 
dique qu'en  ces  parages  l'île  Ika-?va-Ma\vi  est  morcelée 
par  une  foule  de  canaux  et  de  criques  qui  doivent 
former  des  baies  et  des  havres  meilleurs  les  uns  que 
les  autres. 

Vers  trois  heures  et  demie,  nous  quittâmes  cet 
endroit ,  et  une  heure  après  nous  étions  de  retour  à 
bord.  Profilant  de  la  marée  qui  lui  était  favorable, 
M.  Jaequinot  avait  amené  la  corvette  à  l'entrée  de  la 
passe,  entre  l'île  Rangui-Toto  et  les  terres  de  Taka- 
Pouni.  Dès  que  la  baleinière  fut  hissée,  je  fis  servir 
les  amures  à  tribord,  décidé  à  donner  de  suite  dans  le 
canal  oriental.  Poussé  par  un»  jolie  brise  de  S.  O.,  je 
doublai  rapidement  au  vent  l'île  Rangui-Toto.  A  cinq 
heures  trente-cinq  minutes  ,  au  moment  où  nous  dé- 
passions sa  pointe  méridionale  à  moins  de  trois  cents 
toises  de  distance,  la  sonde  qu'on  jetait  alternative- 
ment des  deux  bords  et  sans  discontinuer,  diminua 
rapidement  de  six  à  cinq,  cinq  et  demie  et  même 
moins  de  quatre  brasses.   Inquiet,   j'allais  virer  de 

1  r 


I  8  -J!  7  . 

Février 


164  VOYAGE 

1827.  bord  ,  malgré  des  brisans  qui  nous  cernaient  de  près 
revner.  dans  le  sud ,  quand  le  jet  suivant  nous  donna  six 
brasses ,  puis  le  fond  augmenta  successivement  jus- 
qu'à huit  brasses.  Cependant ,  à  six  heures  et  demie , 
je  me  voyais  entouré  de  terres  de  toutes  parts  et  le 
canal  s'était  beaucoup  resserré.  Craignant  de  tomber 
dans  un  lieu  moins  favorable  pour  mouiller,  et  ne 
voulant  pas  aller  plus  loin ,  je  laissai  tomber  l'ancre  de 
tribord  par  huit  brasses  ,  fond  de  vase.  Vingt  brasses 
de  chaîne  à  la  mer  suffirent  pour  nous  mettre  à  l'abri 
de  toute  inquiétude.  La  nuit  fut  très-douce  ,  et  je  pus 
enfin  goûter  un  repos  parfait  *. 
26.  Dès  cinq  heures   du  matin ,   impatient  de  pour- 

suivre nos  découvertes,  avec  une  petite  fraîcheur  de 
S.  O.  accompagnée  d'un  temps  charmant,  je  remis  à 
la  voile  pour  avancer  dans  le  canal  où  nous  avions  pé- 
nétré. Mais  le  vent ,  après  avoir  varié  au  S.  et  S.  E., 
tomba  tout-à-fait  à  sept  heures  et  demie ,  et  nous 
laissa  en  calme  plat.  Au  même  instant ,  trois  pirogues 
que  nous  observions  depuis  long-temps  ,  et  qui  étaient 
parties  de  la  plage  du  sud ,  arrivèrent  le  long  du  bord. 
Bientôt  j'appris  qu'elles  appartenaient  à  Rangui ,  chef 
puissant  de  cette  côte  :  Un-même,  revêtu  d'une  tunique 
écossaise,  se  trouvait  dans  la  plus  grande  de  ces  em- 
barcations. Sur  mon  invitation  il  monta  à  bord  sur-le- 
champ  et  sans  défiance ,  s'avança  vers  moi  d'un  pas 
grave  et  assuré,  et  me  proposa  le  salut  d'étiquette 
(shongui).  J'exigeai  que  tous  ses  guerriers  restassent 

*    Voyez  note  1 5. 


DE  L'ASTROLABE.  165 

dans  leurs  pirogues,  et  ne  permis  qu'à  lui  et  h  son       !827. 
frère  et  compagnon  d'armes,  Tawiti,  de  monter  sur  la     Février. 
corvette,  ce  qui  ne  parut  lui  causer  aucune  répu- 
gnance. 

Te  Kangui ,  dont  la  taille  atteignait  cinq  pieds  neuf  pi.  i,xxi. 
pouces,  était  un  fort  bel  homme  dans  toute  l'étendue  du 
mol;  sa  démarche  était  noble  et  imposante,  et  les  traits 
de  son  visage,  quoique  ornés  déjà  de  sillons  nom- 
breux, marques  de  son  rang,  respiraient  un  air  de 
calme ,  de  confiance  et  de  dignité  remarquables.  Nous 
ne  tardâmes  pas  à  être  ensemble  le  mieux  du  monde  , 
et  dans  le  cours  de  la  longue  conversation  qui  eut  lieu 
entre  lui  et  moi ,  voici  les  principaux  renseignemens 
que  je  pus  saisir. 

Les  naturels  de  Shouraki  se  trouvent  engagés  dans 
des  guerres  continuelles  avec  les  peuples  du  nord,  qui 
viennent  chaque  année  ravager  leur  territoire.  —  Les 
armes  à  feu  donnent  un  immense  avantage  à  ceux-ci , 
et  Rangui  témoignait  le  plus  vif  désir  d'en  obtenir  pour 
sa  tribu.  —  Un  an  s'était  à  peine  écoulé  depuis  qu'il 
avait  combattu  à  coups  de  fusil  contre  le  redoutable 
Pomare.  —  Après  avoir  échangé  plusieurs  balles,  Po- 
mare  avait  enfin  succombé  ;  comme  de  coutume ,  son 
corps  avait  été  dévoré  sur  le  champ  de  bataille  ,  et  sa 
tète  préparée  en  moJw-mokaï  était  conservée  dans  le 
pâ  de  Waï-Kato,  principale  forteresse  de  la  ligue  des 
peuples  de  la  baie  Shouraki.  —  Je  pouvais  en  devenir 
maître  pour  quelques  livres  de  poudre  ;  il  ne  s'agissait 
que  d'attendre  quatre  ou  cinq  jours,  temps  rigoureu- 
sement nécessaire  pour  envoyer  un  messager  chercher 


If,  fi  VOYAGE 

1837,  cette  tète  à  Waï-Kato....  Cette  proposition  était  assu- 
Février.  rément  séduisante  pour  moi ,  et  j'aurais  été  jaloux 
de  rapporter  en  Europe  la  dépouille  dernière  d'un 
guerrier  devenu  si  fameux  dans  ces  régions  antarcti- 
ques. Malheureusement  l'exploration  de  la  Nouvelle- 
Zélande  n'était  pour  la  campagne  qu'une  opération 
du  second  ordre,  et  mes  instructions  me  prescrivaient 
de  me  l'endre  entre  les  tropiques. 

Rangui  etTawiti,  empressés  de  satisfaire  à  mes  ques- 
tions ,  me  donnèrent  en  outre  les  noms  des  districts  , 
des  canaux  et  des  îles  dont  nous  étions  environnés. 
Cest  ainsi  que  les  noms  suivans  vinrent  figurer  sur 
notre  carte,  savoir  :  Rangui-Toto  pour  l'île  volcanique 
située  au  N.  O.  du  mouillage,  Taka-Pouni  pour  la 
plage  opposée ,  Waï-Tamata  pour  le  canal  de  l'ouest , 
Waï-Mogoïa  pour  un  canal  au  sud,  et  Waï-Roa  pour 
un  troisième  situé  à  l'est.  On  me  confirma  que  le 
Waï-Tamata  ne  communiquait  point  avec  la  mer  oc- 
cidentale; mais  on  me  répéta  à  diverses  reprises  et 
d'une  manière  positive ,  qu'en  suivant  le  cours  du 
Waï-Mogoïa  on  pouvait  arriver  en  un  endroit  séparé 
seulement  par  une  marche  très-courte  des  bords  du 
Manoukao ,  grand  port  situé  sur  la  cote  ouest  de  la 
Nouvelle-Zélande. 

Ce  renseignement  me  parut  si  important  que  je 
conçus  à  l'instant  le  projet  d'en  vérifier  l'exactitude. 
Aussitôt  je  proposai  à  Rangui  de  rester  à  bord  avec 
Tawiti ,  tandis  que  j'enverrais  quelques-uns  de  nos 
officiers  à  Manoukao,  sous  l'escorte  de  ses  guerriers. 
Tl  y  consentit  de  si  bonne  grâce  et  d'un  air  si  ouvert, 


DE  L'ASTROLABE.  167 

que  je  ne  pensai  pas  qu'il  y  eut  le  moindre  danger  pour  1827. 
mes  compagnons.  En  conséquence  je  laissai  retomber  *«*■""• 
l'ancre  à  très-peu  de  distance  de  l'endroit  où  nous 
avions  passé  la  nuit  :  puis  à  dix  heures  la  baleinière 
partit  sous  les  ordres  de  M.  Lottin ,  qu'accompa- 
gnaient MM.  Guilbert,  Gaimard ,  Bertrand  et  Fa- 
raguet.  Un  guide  donné  par  Rangui  était  chargé 
de  les  conduire  et  de  les  faire  respecter  au  nom  de 
ce  chef. 

M.  Lottin  avait  ordre  de  s'avancer  jusqu'à  Manou- 
kao  afin  de  reconnaître  la  mer  occidentale  ,  mais  en 
combinant  ses  opérations  de  manière  à  être  de  retour 
au  canot  avant  la  nuit.  La  plus  grande  circonspection 
dans  leurs  rapports  avec  les  naturels  leur  était  re- 
commandée à  tous.  Trop  de  catastrophes  funestes  ,  à 
dater  d£  la  découverte  de  Tasman  ,  jusqu'à  l'enlève- 
ment du  Boydh.  "Wangaroa,  avaient  tristement  signalé 
le  passage  des  Européens  en  ces  parages ,  pour  me 
permettre  d'être  parfaitement  tranquille  sur  les  dispo- 
sitions de  ces  peuples  aussi  faciles  à  irriter  que  bar- 
bares dans  leurs  vengeances. 

En  même  temps  ,  j'envoyai  la  yole  ,  sous  les  ordres 
du  maître  d'équipage ,  faire  du  bois  sur  une  petite  île 
voisine ,  nommée  Koreha.  Son  sommet  en  forme  de 
cratère  et  les  pierres  ponces  trouvées  à  sa  base  attes- 
tent que  son  origine  est  également  volcanique ,  bien 
qu'elle  soit  aujourd'hui  presque  entièrement  recou- 
verte d'épais  tapis  d'une  herbe  très-verte. 

Rangui  déjeuna  avec  moi  et  se  comporta  fort  dé- 
cemment à  table;  puis  il  renvoya  tous  ses  gens  avec 


1 68  VOYAGE 

i8j:.       leurs  pirogues  à  terre,   restant  seul  à   bord   avec 
Février.      Tawiti.  Parmi  diverses  choses  qu'il  me  raconta ,  voici 
celles  que  je  notai  avec  plus  de  soin. 

Il  n'avait  connaissance  que  de  trois  navires  venus 
avant  nous  dans  ce  même  endroit ,  savoir  :  le  Koro- 
man  (Coromandel  ,  capitaine  Downie)  ;  le  Pateriki 
(sans  doute  ,  suivant  ce  que  j'ai  soupçonné  depuis  ,  le 
Saint- Patrick  que  montait  M.  Dillon);  enfin  le  Loui- 
siarm  que  je  supposai  un  navire  américain.  —  Ce  der- 
nier avait  échoué  et  manqua  périr  en  voulant  passer 
par  le  canal  de  Pakii.  —  Le  district  de  Tamaki  qui 
avoisine  les  bords  du  Mogoïa  reconnaît  pour  chefs 
principaux  Rangui,  Kaïwaka  et  Tawiti,  tandis  que 
Manoukao  est  sous  les  ordres  d'un  grand  rangatira 
nommé  Toupaïa ,  que  mes  deux  hôtes  appelaient  leur 
père.  —  Sans  doute  ce  n'était  qu'un  titre  de  .respect 
ou  d'adoption,  puisqu'ils  m'expliquèrent  un  peu  plus 
tard  que  leur  véritable  père  était  Houpâ,  chef  puis- 
sant, naguère  établi  près  de  l'embouchure  du  Waï- 
Kahourounga  (rivière  Tamise} ,  mais  qui  avait  suc- 
combé avec  une  foule  de  ses  guerriers  à  une  épi- 
démie crueile  qu'ils  attribuaient  à  la  colère  du  Dieu 
des  Anglais.  —  Dans  leurs  idées  superstitieuses  , 
c'était  l'apparition  de  M.  Marsden  parmi  eux  et  l'in- 
tercession de  ce  tohunga  ou  prophète  puissant,  qui 
leur  avaient  valu  ce  terrible  fléau  ;  mais  ils  ne  pou- 
vaient assigner  aucun  motif  spécieux  à  cette  ab- 
surde opinion.  On  sait  d'ailleurs  que,  durant  tout  son 
voyage  dans  ces  contrées  ,  M.  Marsden  vécut  dans  la 
plus  parfaite  intelligence  avec  ces  peuples.  Quoi  qu'il 


DE  L'ASTROLABE.  169 

en  soit ,  regardant  désormais  ces  lieux  comme  dévoués  1 8a7- 
à  la  vengeance  céleste  ,  les  enfans  de  Houpâ  et  leurs 
compagnons  frappèrent  leurs  antiques  demeures  d'un 
éternel  tapou,  et  vinrent  s'établir  plus  au  nord  delà  rive 
gauche  du  golfe  Shouraki.  —  Toute  cette  cote  prend 
le  nom  de  Ware-Kawa,  tandis  que  celle  de  Test  retient 
plus  particulièrement  celui  de  Shouraki.  Waï-Kato, 
situé  à  trois  ou  quatre  journées  de  distance  vers  le 
S.  S.  E.  et  l'arsenal  de  ces  insulaires,  est  commandé 
par  Kanawa  et  défendu  par  mille  guerriers  ,  qui  sur- 
le-champ  se  mettraient  en  marche ,  dès  qu'on  aurait 
des  nouvelles  de  l'arrivée  de  Shongui  à  la  baie  Shou- 
raki. —  Rangui  me  raconta  la  mort  misérable  de  Hihi, 
l'un  des  plus  redoutables  compagnons  de  Shongui , 
qui  s'était  noyé  l'année  précédente  dans  le  bassin 
même  où  nous  étions  mouillés.  Sa  pirogue  avait  cha- 
viré dans  un  grain  violent,  et  son  corps  était  devenu  la 
pâture  des  poissons  ,  destinée  la  plus  funeste  pour  un 
guerrier  dans  les  idées  de  ce  peuple.  —  31  on  hôte  sur- 
tout ne  cessait  de  répéter  avec  emphase  qu'il  avait  tué 
et  mangé  Pomare,  montrant  avec  orgueil  sa  tunique 
écossaise,  comme  trophée  de  sa  victoire,  exuvias 
indutus  Achillis...  A  l'entendre,  il  préparait  le  même 
sort  à  Shongui,  dès  (pie  cel  ui-ci  oserait  se  mesurer  avec 
lui.  —  Cependant  quand  je  vins  à  parler  par  hasard 
de  Rangui  de  Pallia ,  que  j'avais  rencontré  à  Wangari , 
la  jactance  de  mon  héros  diminua  tout-à-coup  pour 
faire  place  à  une  inquiétude  très-marquée  et  qui  avait 
quelque  chose  de  comique.  Il  s'informa  à  diverses  re- 
prises des  forces  de  cet  ennemi,  de  ses  projets,  et  sur- 


170  VOYAGE 

i9»j*  tout  demanda  plus  de  vingt  t'ois  de  suite  s'il  n'allait 
Février.  pas  arrjver  incessamment.  Tout  annonçait  que  cette 
nouvelle  l'agitait  cruellement  et  qu'il  était  vivement 
tourmenté  de  savoir  son  ennemi  déjà  si  près  de  lui. 
Ayant  voulu  connaître  quelle  serait  ma  conduite  dans 
le  cas  où  Rangui  qu'il  surnommait  avec  mépris  Touke 
pour  le  distinguer  de  lui-même  ,  viendrait  à  paraître 
près  de  la  corvette ,  je  lui  répondis  qu'étant  égale- 
ment l'ami  de  tous  les  Zélandais ,  je  ne  lui  ferais  aucun 
mal,  mais  que  je  ne  souffrirais  point  non  plus  qu'au- 
cun de  mes  hôtes  fût  attaqué  ou  même  insulté  sur 
mon  vaisseau.  J'ajoutai  que  tant  que  lui  Rangui  de 
Tamaki  et  les  siens  seraient  sous  ma  protection,  il 
ne  pouvait  leur  arriver  rien  de  fâcheux.  Cette  pro- 
messe lui  fit  plaisir  et  parut  calmer  un  peu  les  vives 
inquiétudes  qu'il  éprouvait.  —  Le  sentier  que  nous 
avions  suivi  long-temps  la  veille  conduisait  aussi  à 
Manoukao ,  bien  qu'il  fut  interrompu  en  certains  en- 
droits. —  Kaï-Para,  résidence  de  Moudi-Panga,  chef 
célèbre  de  ces  régions  ,  n'est  éloignée  que  de  trois 
jours  de  Tamaki,  et  ce  rangatira  valeureux,  qui  avait 
si  long-temps  résisté  avec  succès  à  Shongui ,  a  enfin 
succombé  sous  les  coups  de  celui-ci ,  et  lui  a  servi  de 
pâture  ainsi  qu'à  ses  guerriers.  —  Kapou-Hoka,  dont 
Touaï  me  montra  quelques  années  auparavant  la  tête 
préparée  à  Paroa  ,  était  frère  ou  cousin  aîné  de  Ran- 
gui. —  En  définitif,  je  crus  comprendre  que  Kanawa, 
chef  de  Waï-Kato  ,  était  toupouna  ou  grand-père  de 
Rangui  et  père  de  Tawiti ,  d'où  il  s'ensuivrait  que 
celui-ci  serait  l'oncle  et  non  le  frère  de  Rangui.  En 


DE  L'ASTROLABE.  171 

général    les    litres   de    frère ,    oncle  ou   neveu  ,    et      18*7. 
même  cousin ,  sont  souvent  confondus  chez  ces  peu-     Féwtap' 
pies,  et  les  adoptions,  aussi  fréquentes  parmi  eux 
qu'elles  l'étaient  chez  les  anciens  Romains,  ajoutent 
encore  à  cette  confusion. 

Rangui  n'a  pu  me  désigner  que  six  principaux  airs 
de  vents,  savoir  :  N. ,  moudi;  N.  E. ,  marangaï;  E. , 
tonga;  S.,  hawa-ourou ;  O.,  tou-araki;  et  N.  ().,  kau- 
raki.  Il  m'a  récité  en  entier  le  fameux  chant  du  Pihe, 
et  a  été  fort  étonné  de  me  le  voir  répéter  après  lui,  en 
le  lisant  dans  la  grammaire.  Ce  chef  portait  en  guise 
de  sceptre  une  côte  de  baleine  sculptée  qu'il  nommait 
patou-waïroa  et  dont  j'ai  fait  l'acquisition ,  ainsi  que 
d'un  beau  manteau  garni  en  poil  de  chien  de  diverses 
couleurs  appartenant  à  Tawiti.  Ce  dernier  avait  amené  ri.  lvii. 
sa  femme  avec  lui ,  elle  portait  dans  ses  bras  un  enfant 
qui  paraissait  aussi  tendrement  chéri  du  père  que  de 
la  mère.  Comme  nous  l'avions  vu  en  d'autres  endroits, 
les  esclaves  ou  filles  du  peuple  prodiguaient  leurs 
faveurs  au  premier  venu  pour  la  moindre  bagatelle, 
tandis  que  les  femmes  mariées  étaient  inaccessibles. 
Pour  éprouver  jusqu'où  pouvaient  s'étendre  leurs 
scrupules  touchant  la  fidélité  conjugale,  M.  Gaimard 
fit  toutes  sortes  d'offres  à  Tawiti  pour  obtenir  les 
faveurs  de  sa  femme;  ce  rangatira  lut  sourd  h  toutes 
les  séductions,  même  à  l'offre  d'un  fusil  ordinaire, 
se  contentant  de  répondre  chaque  fois  :  tapou  [sacré 
ou  défendu).  Seulement  quand  le  docteur  vint  à  offrir, 
en  plaisantant,  un  fusil  h  deux  coups,  le  chef  sauvage, 
incapable  de  résister  à  une  offre  si  séduisante  ,  se  con- 


172  VOYAGE 

i8a7.  tenta  de  pousser  sa  femme  entre  les  bras  de  l'étranger, 
Février.  tandis  qu'il  tendait  l'autre  main  pour  recevoir  le  fusil. . . 
Avant  de  juger  trop  sévèrement  ces  enfans  de  la  na- 
ture ,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'à  leurs  yeux  une  arme 
de  cette  espèce  est  aujourd'hui  d'un  plus  grand  prix 
que  ne  le  serait  aux  yeux  d'un  Européen  une  clef  de 
chambellan,  un  bâton  de  maréchal,  ou  même  un 
porte-feuille  de  ministre. 

Comme  je  l'avais  déjà  observé  à  la  baie  des  Iles ,  la 
femme  de  Tawiti  montrait  la  plus  grande  répugnance 
à  se  défaire  d'une  dent  de  requin  qu'elle  portait  à  l'o- 
reille. L'unique  raison  qu'elle  opposait  à  mes  refus  était 
que  cette  dent  lui  venait  d'un  étranger  [tangata  ké]  ;  ré- 
ponse qui  m'avait  été  souvent  faite  à  Paroa.  Il  faut  con- 
venir que  ces  naturels  tiennent  singulièrement  aux 
souvenirs  d'amitié  qui  leur  ont  été  laissés  ,  si  toutefois 
ce  n'est  point  l'effet  d'un  sentiment  superstitieux. 

Sur  les  cinq  heures ,  les  pirogues  sont  revenues  à 
bord ,  apportant  une  immense  quantité  de  beaux  pois- 
sons. Les  insulaires  les  ont  cédés  aux  matelots  pour 
des  bribes  de  biscuit,  et  ont  toujours  montré  une 
grande  probité  dans  leurs  marchés.  La  yole  a  apporté 
deux  charges  de  bois  qui  se  fait  facilement  sur  l'île 
Koreha. 

La  baleinière  est  rentrée  à  bord  à  sept  heures  un 
quart  du  soir,  avec  tous  nos  voyageurs.  Après  avoir 
remonté  la  rivière  Mogoïa ,  l'espace  de  trois  ou  quatre 
milles ,  ils  ont  mis  pied  à  terre  sur  les  bords  d'un  isthme 
étroit  qu'ils  ont  traversé,  et  se  sont  ensuite  trouvés 
sur  les  bords  du  bassin  de  Manoukao.  Ils  n'ont  eu  qu'à 


DE  L'ASTROLABE.  173 

se  louer  des  procédés  des  naturels,  et  ont  été  reçus  ,82T. 
par  eux  avec  tous  les  honneurs  imaginables.  Je  ren-  Février. 
verrai  au  récit  de  M.  Lottin*  touchant  les  détails  de 
cette  intéressante  excursion,  et  les  fruits  qu'il  a  pu  re- 
tirer de  son  exploration  :  du  reste  il  est  maintenant 
constant  que  l'île  Ika-Na-Mawi  en  cette  partie  se  trouve 
réduite  à  une  langue  de  terre  très-étroite. 

Cette  découverte  peut  devenir  d'un  grand  intérêt 
pour  les  établissemens  qui  auront  lieu  h  la  baie  Shou- 
raki ,  et  cet  intérêt  augmentera  encore  si  de  nouvelles 
reconnaissances  peuvent  démontrer  que  le  port  de 
Manoukao  estsusceptible  de  recevoir  des  navires  d'une 
certaine  dimension  ;  car  un  pareil  établissement  se 
trouverait  alors  à  la  portée  des  deux  mers  orientale  et 
occidentale. 

Toupaïa  ,  le  principal  chef,  ne  devait  venir  à  bord 
quelelendemain;  mais  Inaki,  ra?igatira  para  parao** , 
qui  avait  reçu  ces  messieurs  à  Manoukao,  les  avait  ac- 
compagnés à  leur  retour.  C'était  un  homme  d'une  taille 
moyenne  ,  mais  très-bien  pris  dans  toutes  ses  propor- 
tions, dont  la  figure  était  expressive,  l'altitude  fière  et 
l'air  vraiment  belliqueux. 

Il  me  parut  tout-a-fait  indépendant  de  Rangui ,  qui 
de  son  côté  affectait  de  le  traiter  avec  hauteur.  Celui-ci 
ne  cessait  de  me  répéter  qu'Inaki  lui  était  bien  infé- 
rieur pour  le  rang,  et  qu'il  n'était  que  rangatira  para 


*    T'oyez  notes  16  et  17. 

**  Titre  qui  parait  répondre  à  celui  de  premier  lieutenant  du  chef  princi- 
pal ,  et  surtout  conférer  les  fonctions  de  chef  des  guerriers. 


174  VOYAGE 

1827.  parao ,  convenant  du  reste  que  c'était  un  guerrier  très- 
Fevner.  brave.  J'en  conclus  que,  comme  en  tant  d'autres  pays 
du  globe,  Inaki,  quoique  inférieur  à  Rangui  pour  la 
naissance ,  avait  peut-être  acquis  par  sa  bravoure  et  ses 
exploits  le  droit  de  commander  aux  guerriers  de  Ma- 
noukao.  Il  me  fît  hommage  de  son  bâton  de  comman- 
dement, sculpté  à  son  extrémité  ,  incrusté  en  nacre  et 
enrichi  de  plumes  précieuses. 

Te  Rangui,  étant  devenu  tout-à-fait  mon  hôte,  cou- 
cha dans  ma  chambre ,  tandis  que  Inaki  et  Tawiti 
étaient  traités  sur  le  même  pied  par  les  officiers.  Rangui 
s'était  étendu  fort  tranquillement  sur  son  matelas  et  se 
préparait  à  dormir  honnêtement ,  quand  il  entendit 
dans  la  chambre  voisine  (le  carré  des  officiers)  ses 
deux  compagnons  occupés  à  négocier  l'introduction 
de  quelques  femmes  qui  leur  avaient  été  demandées. 
Mon  rangatira  me  demanda  alors  avec  empressement 
si  je  n'en  désirais  point;  sur  ma  réponse  négative,  il  se 
tut  en  poussant  un  soupir  :  puis  saisissant  le  moment 
où  il  me  supposa  endormi ,  il  s'esquiva  tout  douce- 
ment de  ma  chambre  ,  et  alla  prendre  une  part  très- 
active  aux  négociations  galantes  de  ses  deux  compa- 
gnons ,  afin  sans  doute  de  participer  aux  profits  qui 
devaient  leur  en  revenir. 
a7.  Dès  cinq  heures  un  quart  du  matin,  désirant  pro- 

fiter d'une  petite  brise  de  S.  S.  O.,  pour  reprendre 
notre  travail ,  je  fis  hisser  les  huniers ,  et  une  demi- 
heure  après  nous  faisions  route  à  l'E.  S.  E.  vers 
Pakii. 

Nos  nobles  amis  Rangui,  Tawiti  et  Inaki ,  avant  de 


DE  L'ASTROLABE.  175 

nous  quitter,  nous  promirent  positivement  de  revenir  i8ay. 
nous  voir  à  Shouraki.  Au  moyen  d'un  petit  ruban  ,  je  Ftvrier- 
suspendis  au  cou  de  Rangui  et  d'Inaki  des  médailles 
de  l'expédition  en  signe  de  protection  et  d'amitié  ,  té- 
moignage auquel  ils  parurent  très-sensibles.  Rangui, 
m'ayant  prévenu  que  le  passage  de  Pakii  n'était  pas  sain 
et  qu'il  fallait  en  prendre  un  autre  entre  les  îles  ,  m'of- 
frit un  de  ses  esclaves  {koukï)  pour  me  servir  de  pilote, 
assurant  que  cet  homme  connaissait  parfaitement  toutes 
les  localités.  Tout  en  témoignant  au  chef  ma  reconnais- 
sance pour  cette  marque  d'attention  ,  on  sent  bien  que 
j'étais  peu  disposé  à  placer  une  grande  confiance  dans 
les  connaissances  nautiques  d'un  pareil  individu,  qui 
après  tout  ne  pouvait  avoir  piloté  que  des  pirogues  ti- 
rant deux  ou  trois  pieds  d'eau. 

A  l'instant  même  où  les  chefs  s'embarquaient 
dans  leurs  pirogues,  il  arriva  une  petite  aventure 
propre  à  faire  connaître  le  caractère  de  ces  peuples. 
J'ai  déjà  dit  que  durant  tout  le  temps  que  la  corvette 
était  restée  mouillée  devant  la  rivière  Mogoïa,  non- 
seulement  Rangui  et  les  autres  rangatiras  s'étaient 
comportés  avec  beaucoup  de  décence,  mais  encore 
leurs  sujets  avaient  commercé  le  long  du  bord  avec 
une  bonne  foi  digne  d'éloges.  Comme  je  mettais  à  la 
voile,  on  vint  m'averlir  qu'un  des  naturels  venait 
d'enlever  un  plomb  de  sonde  laissé  négligemment  à  la 
traîne  dans  les  porte-haubans.  Pris  sur  le  fait,  il  le 
rendit  sans  aucune  résistance  et  se  hâta  de  s'esquiver. 
Alors ,  m'adressant  à  Rangui ,  je  lui  dis  à  haute 
voix  et  d'un  ton  sévère  qu'il  était  indigne  d'honnèles 


'    176  VOYAGE 

1S27.  P,'ens  de  commettre  de  pareils  larcins,  et  que  nous  châ- 
Février.  tierions  les  voleurs  sans  pitié.  Ce  reproche  et  cette 
menace  parurent  l'affecter  profondément  ;  il  s'excusa 
en  alléguant  que  ce  crime  avait  été  commis  à  son  insu 
par  un  étranger,  par  un  esclave.  Puis  d'un  air  soumis , 
il  me  demanda  si  je  n'allais  pas  le  punir  pour  cette 
action.  Je  lui  répondis  qu'il  n'en  serait  rien  pour  cette 
fois,  et  lui  souhaitai  le  bonjour  amicalement,  pour 
m'occuper  uniquement  de  la  manœuvre.  Un  instant 
après  ,  le  bruit  de  coups  frappés  avec  force  et  de  cris 
pitoyables  partant  de  la  pirogue  de  Rangui  attirèrent 
de  nouveau  mes  regards  de  ce  côté.  Alors  je  vis  Ran- 
gui et  Tawiti  frappant  à  coups  redoublés  avec  leurs 
pagaies  sur  un  manteau  qui  semblait  recouvrir  un 
homme.  Mais  il  me  fut  facile  de  distinguer  que  les 
deux  chefs  astucieux  ne  frappaient  que  sur  un  des 
bancs  de  la  pirogue.  Après  avoir  joué  quelque  temps 
cette  farce,  la  pagaie  de  Rangui  se  brisa  entre  ses 
mains  ,  l'homme  fit  semblant  de  tomber  par  terre ,  et 
Rangui,  m'interpellant,  me  dit  qu'il  venait  d'assommer 
le  voleur,  et  me  demanda  si  j'étais  satisfait.  Je  lui 
répondis  affirmativement ,  riant  en  moi-même  de  la 
ruse  de  ces  sauvages ,  ruse  au  reste  dont  il  s'est  trouvé 
souvent  des  exemples  chez  beaucoup  de  peuples 
plus  avancés  en  civilisation. 

On  saura  que  Rangui  et  ses  compagnons  m'avaient 
souvent  demandé  avec  instance  du  plomb  pour  faire 
des  balles,  objet  que  je  n'avais  pu  leur  accorder, 
puisque  nous  en  avions  à  peine  suffisamment  pour 
notre  usage.  Sans  doute  ,  il  fut  impossible  à  ce  chef 


DE  L'ASTROLABE.  177 

de  résister  à  la  tentation  d'en  posséder  une  si  grosse       1827. 
masse  à  la  fois  ,  et  c était  par  ses  ordres  que  la  sonde     FiVr,PI' 
avait  été  enlevée.  Voyant  le  larcin  découvert ,  il  n'avait 
pas  hésité  à  le  laisser  sur  le  compte  de  l'esclave,  et  il 
résolut  d'apaiser  ma  colère  par  un  simulacre  de  satis- 
faction. 

Le  vent  faible  et  variable  ne  me  permit  d'avancer 
que  très-lentement  par  un  fond  de  cinq  ou  six  brasses , 
le  long  de  la  belle  île  de  Waï-Heke.  En  approchant  de 
la  passe,  j'envoyai  M.  Guilbert  sonder  le  canal  Pakii, 
et  bientôt  le  pavillon  rouge  qu'il  hissa  m'annonça  qu'il 
avait  trouvé  moins  de  quatre  brasses  ;  alors  je  me 
déterminai  à  donner  dans  un  canal  situé  sur  bâbord  et 
que  mon  pilote  Makara  m'assura  être  praticable  pour 
notre  corvette. 

Ce  nouveau  canal  na  guère  plus  d'une  demi-lieue 
de  large  et  se  trouve  encore  resserré  par  un  îlot 
(Takoupou)  situé  vers  son  milieu.  Je  passai  par  le 
bras  du  nord  à  moins  de  deux  encablures  de  ce  rocher, 
et  n'ayant,  durant  long-temps,  que  qualre  brasses 
d'eau  sous  la  quille,  ce  qui  ne  laissait  pas  que  de  me 
causer  quelque  inquiétude.  Bientôt  le  fond  remonla  à 
sept  ou  huit  brasses ,  la  brise  s'établit  plus  fraîche  à 
l'ouest,  et  nous  blâmes  rapidement  sur  des  canaux 
inconnus,  dont  une  A'égétation  riante  décorait  les 
bords,  et  qui  nous  offraient  à  chaque  instant  les 
plus  agréables  effets  de  perspective.  C'est  ainsi  que 
nous  naviguâmes ,  durant  deux  heures  environ ,  au 
travers  d'iles ,  tantôt  hautes ,  accidentées  et  cou- 
vertes de  magnifiques  forets,   tantôt   plus  basses  et 


178  VOYAGE 

i8a7.       tapissées   seulement   d'une   verdure  plus   modeste. 
Février.  jj  n'Y  a  pas  fie  d0llie  qU'on  ne  trouvât  facilement  au 

travers  de  ces  agréables  îles ,  les  lieux  les  plus  conve- 
nables pour  former  des  établissemens.  Je  remarquai 
particulièrement  ,  sur  la  rive  de  Waï-Heke  ,  des 
stations  qui  me  parurent  admirablement  propres  à 
une  semblable  destination.  Il  est  inutile  de  répéter 
quici  j'étais  encore  désolé  d'avoir  quitté  ces  beaux 
sites  sans  pouvoir  les  explorer  plus  attentivement , 
sans  y  prélever  un  nouveau  tribut  sur  toutes  les  pro- 
ductions de  la  nature.  Mais  le  temps  me  talonnait,  et 
d'autres  travaux  nous  appelaient  loin  de  ces  côtes. 

Je  dois  dire  que  notre  guide  Makara  déploya,  dans 
cette  navigation  délicate ,  un  sang-froid  ,  une  attention 
et  une  intelligence  qui  eussent  vraiment  fait  honneur 
à  plus  d'un  pilote  européen.  11  ne  m'arriva  pas  une 
fois  de  le  trouver  en  défaut  dans  ses  indications ,  et 
c'était  un  spectacle  aussi  nouveau  qu'intéressant  pour 
nous  de  voir  un  sauvage,  un  antropophage  nous 
tenir  lieu,  dans  ces  canaux  solitaires,  du  pilote  le  plus 
attentif  et  le  plus  dévoué.  11  me  donna  les  noms  des 
îles  et  des  terres  voisines  avec  beaucoup  de  complai- 
sance. Si  j'avais  été  en  état  de  mieux  comprendre  sa 
langue ,  je  ne  doute  pas  que  je  n'eusse  reçu  de  lui  une 
foule  d'autres  détails  fort  importans. 

Tout  en  nous  pilotant ,  il  me  rapporta  que  c'était 
bien  le  dieu  des  blancs  qui  avait  tué  Houpà  et  les  an- 
ciens habitans  de  Shouraki.  Quand  je  lui  demandai 
quel  était  ce  dieu  des  blancs  ,  il  me  désigna  la  montre 
de  l'habitacle ,  et  ce  n'était  pas  la  première  fois  que  des 


DE  L'ASTHOIARE.  179 

naturels  avaient  à  nos  yeux  accordé  les  honneurs  di-  1827. 
vins  à  cette  machine  singulière  et  si  fort  au-dessus  de  F^vrier- 
la  sphère  intellectuelle  d'un  pauvre  sauvage. 

A  trois  heures  du  soir  enfin,  nous  rentrâmes  dans 
le  hassin  de  la  baie  Shouraki ,  un  peu  au  sud  de 
l'endroit  que  Cook  désigna  sous  le  nom  d'îles  de 
l'Ouest.  D'une  voix  unanime,  nous  décernâmes  le 
nom  de  notre  navire  au  beau  canal  que  nous  venions 
de  parcourir  dans  toute  son  étendue  et  d'explorer 
avec  tant  de  succès.  Si  on  voulait  l'estimer,  à  partir 
de  File  Tiri-Tiri-Matangui  où  commencent  effective^ 
ment  nos  découvertes,  le  canal  de  l'Astrolabe  n'aurait 
pas  moins  de  cinquante  milles  de  long;  mais  en  lui 
donnant  seulement  pour  origine  l'île  de  Rangui-Tolo, 
où,  resserré  entre  deux  rives  très-rapprochées,  il  peut 
offrir  en  tout  temps  les  meilleurs  mouillages  du  monde 
aux  navires  de  toutes  les  dimensions ,  à  partir  de  ce 
point,  dis-je,  il  présente  encore  un  développement 
de  près  de  trente  milles  de  côtes,  sans  y  comprendre 
la  branche  du  "Waï-Tamata ,  dont  nous  n'avons  pu 
assigner  l'étendue  réelle.  Il  n'est  pas  douteux  qu'un 
jour  ces  canauxjouerontleroleleplus  important  dans 
la  navigation  ,  lorsque  la  colonie  de  la  INouvelle-Galles 
du  Sud  aura  pris  le  développement  dont  elle  est  sus- 
ceptible. Les  travaux  de  V Astrolabe ,  jusqu'alors  dé- 
daignés ,  reviendront  dans  la  mémoire  des  hommes , 
comme  ceux  de  M.  d'Entrecasteaux  qui  déjà  intéres- 
sent une  colonie  entière ,  établie  sur  les  lieux  que  ce 
navigateur  trouva  naguère  complètement  déserts. 

A  un  mille  au  large  de  l'endroit  où  le  canal  de  l'As- 


180  VOYAGE 

1827.  trolabe  débouque  dans  la  baie  Shouraki,  gît  un  rocher 
Février.  [s0\^  ^  tout-à-fait  nu  ,  sauvage  et  habité  par  des  my- 
riades de  cormorans.  Les  habitans  lui  ont  donné  le 
nom  de  Tara-Kaï  (de  tara,  cormoran  ,  et  haï,  vivre). 
Nous  fîmes  une  station  près  de  ce  rocher,  par  treize 
brasses  sable  et  vase,  puis  nous  poursuivîmes  notre 
route  au  sud  avec  de  faibles  brises  de  S.  O.  qui  passè- 
rent au  S.  à  six  heures  du  soir,  et  nous  contraignirent 
à  laisser  tomber  l'ancre  par  dix  brasses ,  à  moins  d'une 
demi-lieue  des  côtes  de  Ware-Kawa ,  et  près  d'un  cap 
assez  remarquable ,  nommé  Waï-Mango. 


28.  La  nuit  fut  belle  et  tranquille.  Le  jour  suivant,  dès 

six  heures  du  matin ,  l'astrolabe  avait  remis  à  la  voile, 
et  je  tentai  de  m'avancer  vers  la  bouche  du  Waï-Ka- 
hourounga.  Mais  la  brise  qui  régnait  d'abord  à  l'E.  S. 
E.,  varia  successivement  au  S.  E.,  S.  et  même  S.  S. 
O.;  ainsi,  renonçant  au  projet  de  m'avancer  davan- 
tage vers  le  fond  de  la  baie ,  a  huit  heures  et  demie,  je 
laissai  retomber  l'ancre  par  huit  brasses  vase ,  à  deux 
milles  environ  de  la  côte ,  et  à  sept  milles  et  demi  de 
l'embouchure  de  la  rivière.  Du  mouillage  nous  distin- 
guions parfaitement  les  deux  pointes  de  l'entrée  ;  mais 


DE  L'ASTROLABE.  181 

le  fond  de  la  baie  qui  n'est  sans  doute  qu'une  plaine  1S27. 
d'alluvion  ,  est  occupé  par  un  terrain  si  bas  que  ce  Fî'vrier- 
n'était  que  des  hunes  qu'on  pouvait  distinguer  claire- 
ment les  immenses  forets  de  podocarpus  qui  en  cou- 
vrent une  grande  partie.  Dès  que  la  corvette  fut 
mouillée ,  j'expédiai  M.  Loltin  sur  la  côte  voisine  pour 
faire  une  station  géographique ,  et  en  même  temps 
pour  y  déposer  notre  fidèle  pilote  Makara.  Quoique 
appartenant  à  la  classe  des  esclaves  ou  kouki ,  ce 
garçon  mérita  par  sa  conduite  à  bord  toute  notre  es- 
time. En  le  quittant ,  je  le  gratifiai  d'un  paquet  de  pou- 
dre ,  d'une  grande  hache  et  de  quelques  autres  baga- 
telles qui  le  rendirent  le  plus  heureux  des  hommes.  Il 
n'épargna  ni  instances  ni  promesses  pour  me  détermi- 
ner a  attendre  ses  chefs  qui  allaient  revenir,  me  disait- 
il,  de  \Yaï-Kato  avec  d'immenses  provisions  de  co- 
chons, de  pommes  de  terre  et  de  patates.  Autant  et 
plus  que  lui  j'eusse  désiré  prolonger  mon  séjour  dans 
ces  intéressans  parages,  mais  le  temps  me  pressait ,  et 
V Astrolabe  avait  à  visiter  une  foule  d'autres  lieux  que 
la  Nouvelle-Zélande. 

En  conséquence ,  dès  que  le  canot  fut  de  retour  à 
bord ,  nous  remîmes  à  la  voile ,  et  je  me  dirigeai  sur 
la  côte  de  Shouraki  pour  la  prolonger  de  près.  Elle 
est  beaucoup  plus  élevée,  et  surtout  plus  abrupte  que 
celle  de  Ware-Kawa,  et  le  terrain  n'est  nullement 
propre  à  la  culture.  INous  ferons  observer  ici  qu'à  l'en- 
droit où  débarqua  M.  Lottin  il  ne  trouva  au  rivage 
que  des  galets  sur  lesquels  la  mer  brisait  avec  force, 
et,  un  peu  au-delà,  des  marais  impraticables  et  jonchés 


1527. 

Février. 


182  VOYAGE 

de  phormium .  En  général ,  cette  partie  de  la  baie  Shou- 
raki  ne  vautnullement,  pour  le  coup-d'œil  et  la  fertilité 
apparente  du  sol,  les  rives  du  canal  de  l'Astrolabe. 

A  six  heures  vingt  minutes ,  le  vent  ayant  passé  au 
IN.  N.  E.,  et  le  courant  reportant  vers  le  fond  de  la 
baie,  nous  mouillâmes  par  quinze  brasses  vase,  à 
deux  milles  de  la  terre.  Toute  la  journée  nous  ne  re- 
marquâmes qu'un  grand  feu  sur  la  côte  Shouraki,  et 
aucune  pirogue  ne  se  dirigea  vers  nous ,  ce  qui  nous 
prouva  que  la  tribu  qui  habite  ce  district  devait  être 
pauvre  et  peu  nombreuse. 

Il  souffla  toute  la  nuit  un  vent  d'E.  assez  frais  dont 
nous  profitâmes  dès  cinq  heures  vingt  minutes  du 
matin  pour  continuer  notre  route  en  suivant  la  côte  à 
deux  ou  trois  milles  de  distance,  de  manière  à  en  saisir 
tous  les  détails.  A  midi,  nous  faisions  une  station  par 
le  parallèle  de  la  plus  septentrionale  des  îles  de  l'Est 
de  Cook,  îles  Waï-Hao,  Waï-Mate,  Fapa-Roa  et 
Motou-Kawao  en  langue  du  pays.  Ces  îles  doivent 
offrir  d'excellens  mouillages ,  ainsi  que  divers  enfon- 
cemens  assez  marqués  le  long  de  la  côte.  Celle-ci 
s'élève  partout  et  rapidement  en  montagnes  escarpées 
et  couvertes  d'arbres.  Le  sommet.  Moe-Hao  qui  do- 
mine le  cap  du  même  nom  (cap  Colville  de  Cook)  est 
surtout  remarquable  par  son  élévation.  Tout  ce  ter- 
rain nous  sembla  inhabité,  et  nous  ne  vîmes  point 
d'autre  feu  que  celui  dont  j'ai  déjà  parlé. 

Nous  avions  un  temps  charmant  et  une  mer  très- 
douce  ,  mais  la  brise  qui  était  faible  ne  nous  permit 
d'avancer  que  lentement.  Toutefois,  nous  réussîmes 


DE  L'ASTROLABE.  183 

à  nous  élever  au  nord  du  canal  formé  par  le  cap  Moe-  1837. 
Hao  et  l'île  Otea  :  nous  passâmes  à  cinq  milles  de  l'îlot  RIars- 
de  la  passe  ,  et  à  six  heures  du  soir  nous  étions  par- 
venus presque  à  mi-chenal  entre  Shoutourou  et  Otea. 
Le  calme  nous  surprit  dans  cette  position,  et  nous 
fûmes  obligés  de  passer  la  nuit  entière  à  veiller  ces 
deux  terres ,  et  à  faire  tous  nos  efforts  pour  éviter  de 
tomber  sur  Tune  ou  sur  l'autre. 

Toutes  les  fois  que  nous  restons  en  calme ,  l'équi- 
page prend  aussitôt  à  la  ligne  une  quantité  étonnante 
de  beaux  poissons  appartenant  à  l'espèce  dorade  uni- 
colo?e,  et  qui  sont  un  mets  délicieux.  C'est  le  même 
poisson  que  Cook  nomma  brème  de  mer;  il  parait  être 
prodigieusement  abondant  en  ces  parages.  Lors  de 
notre  mouillage  devant  la  rivière  Mogoïa ,  les  naturels 
de  Ta  maki  en  chargèrent  leurs  pirogues  dans  l'espace 
de  quelques  heures.  Aujourd'hui  l'équipage  en  eut 
bientôt  pris  par  centaines,  et  il  y  en  eut  assez  pour 
que  chaque  plat  pût  en  saler  une  ample  provision. 

A  deux  heures  après  minuit,  nous  reconnûmes  que  2. 
le  courant  nous  avait  beaucoup  rapprochés  de  la  côte 
de  Shoutourou ,  puis  il  nous  reporta  vers  le  détroit  de 
Moe-Hao.  Au  jour,  le  calme  persista,  et  force  nous 
fut  de  rester  encore  dans  la  même  position.  Le  canal 
qui  sépare  les  deux  îles  de  Shoutourou  et  d'Otea  a 
sept  à  huit  milles  de  largeur,  et  paraît  fort  sain  ,  avec 
un  fond  régulier  de  trente  brasses. 

Shoutourou  s'élève  rapidement  de  tous  côtés  en 
un  mont  conique  d'une  hauteur  très-considérable,  et 
de  manière  à  être  vu  facilement  de  toutes  les  parties 


184  VOYAGE 

1837.  de  la  baie  Shouraki.  Un  ressac  assez  violent  règne 
Mars-  tout  à  l'entour  et  la  rendrait  difficile  à  accoster  pour  de 
petites  embarcations.  Il  en  est  de  mèmed'Otea,  dont  la 
côte  est  encore  plus  escarpée,  déchirée, -et  souvent  en- 
tièrement dépouillée  de  verdure  ;  cependant  les  navires 
trouveraient  probablement  quelque  abri  entre  les  peti- 
tes îles  situées  près  de  la  grande.  A  deux  ou  trois  milles 
au  sud  du  cap  O.  d'Otea,  que  nous  avons  nommé  cap 
Krusenslern ,  gît  un  petit  groupe  de  rochers  nus , 
isolés,  et  qui  de  loin  nous  offraient  l'apparence  de 
pirogues  à  la  voile,  ce  qui  nous  a  engagé  à  leur  en 
donner  le  nom. 

Une  petite  brise  de  S.  O.  s'étant  enfin  élevée  dans 
la  soirée  ,  nous  en  avons  profité  pour  continuer  notre 
3.  route  au  nord.  A  minuit,  parvenu  à  trois  milles  en- 
viron à  l'est  des  îles  Moko-Hinou ,  je  mis  en  travers 
pour  attendre  le  jour.  Puis  je  gouvernai  au  plus  près 
de  l'ouest  possible ,  afin  de  rallier  la  côte  près  de 
Wangari ,  et  reprendre  la  suite  des  explorations  ter- 
minées quelques  jours  auparavant  près  de  ce  point. 
Mais  le  vent  se  maintint  à  l'O.,  et  je  fus  réduit  toute 
la  journée  à  courir  des  bordées  pour  rapprocher  la 
côte. 

Sur  les  six  heures  et  demie  du  soir,  nous  virâmes 
de  bord  à  six  milles  au  S.  E.  des  îlots  Tawiti-Rahi 
{Pauvres  Chevaliers  de  Cook).  Vus  de  ce  côté,  ils 
semblent  se  composer  d'une  île  d'un  mille  environ  de 
diamètre,  arrondie ,  rocailleuse  et  escarpée  sur  ses 
bords ,  et  de  trois  ou  quatre  rochers  isolés  ,  plus  voi- 
sins de  terre ,  escarpés  et  tout-à-fait  nus. 


DE  L'ASTROLABE. 


18. 


Le  vent  fraîchit  beaucoup  dans  la  nuit,  et  nous  la 
passâmes  aux  petits  bords  afin  de  ne  pas  interrompre 
notre  reconnaissance. 

Dès  que  nous  pûmes  entrevoir  la  terre  ,  nous  fîmes 
servir  en  forçant  de  voiles,  et  le  vent  ayant  adonné 
jusqu'au  S.,  nous  pûmes  doubler  les  îles  Tawiti-Rahi 


isj.7. 
Mars. 


au  vent.  A  la  station  de  huit  heures  et  demie  du 
malin,  nous  nous  trouvions  à  trois  ou  quatre  milles 
au  sud  des  îles  méridionales  de  ce  groupe;  et,  vu 
de  ce  côté,  l'un  de  ces  rochers  nous  offrait  l'appa- 
rence d'une  aiguille  très -déliée.  Malgré  la  brume, 
nous  distinguions  aussi  toute  l'étendue  de  côte  qui 
vient  au  nord  du  cap  Wangari.  Elle  est  médiocrement 
élevée ,  mais  partout  âpre  ,  escarpée ,  et  même  sapée 
sur  ses  bords  par  les  flots  de  la  mer. 

Vers  onze  heures  et  demie  du  matin ,  sous  la  terre 
et  dans  le  S.  S.  O.,  nous  distinguâmes  une  flottille  de 
vingt  à  trente  pirogues  qui  s'avançaient  vers  le  sud. 
Nous  ne  pûmes  douter  qu'elles  ne  portassent  les  guer- 
riers de  la  baie  des  Iles.  Ils  allaient  ouvrir  leur  cam- 
pagne de  l'année  contre  les  malheureuses  tribus  de  la 


1827. 
Mars. 


186  VOYAGE 

baie  Shouraki,  et  joindre  à  Wangari  le  détachement 
de  Rangui.  Dans  l'affreux  espoir  de  dévorer  les  corps 
de  leurs  ennemis,  et  de  s'emparer  de  leurs  dépouilles, 
ils  bravaient  sur  leurs  frêles  pirogues  les  dangers  de 
la  mer  et  d'une  navigation  hasardeuse ,  pour  aller  atta- 
quer des  tribus  que  la  nature  avait  séparées  d'eux  par 
une  immense  barrière ,  tant  il  est  vrai  que  sous  tous 
les  degrés  de  latitude ,  à  tous  les  degrés  de  civilisation, 
la  race  humaine  est  la  même ,  susceptible ,  aux  deux 
extrémités  du  diamètre  de  la  terre,  des  mêmes  pas- 
sions et  des  mêmes  fureurs.  Au  même  instant  nous 
vîmes  s'élever  sur  les  cimes  du  cap  Wangari  d'épaisses 
fumées ,  signaux  de  reconnaissance  adressés  sans 
doute  à  leurs  compagnons  d'armes  par  les  guerriers 
de  Rangui. 

A  midi  précis  ,  nous  fîmes  une  station  à  une  demi- 
lieue  à  l'ouest  de  la  plus  méridionale  des  îles  Tawiti- 
Rahi.  Alors  nous  pûmes  reconnaître  que  l'île  du  nord, 
qui  est  la  plus  grande,  était  réellement  divisée  en  deux 
par  un  canal  fort  resserré.  Le  rocher  du  sud  se  mon- 
trait alors  sous  la  forme  très-régulière  d'une  tour 
immense,  arrondie  et  tout-à-fait  dépouillée.  Le  flot 
qui  passait  sous  notre  corvette  allait  expirer  l'instant 
d'après,  avec  un  mugissement  lugubre,  sous  les  flancs 
de  cette  citadelle  de  la  nature ,  et  chacun  de  nous 
épiait  avec  une  inquiète  attention  si  quelque  roc  in- 
visible ne  viendrait  pas  se  présenter  sur  notre  route. 

Le  vent  très-faible  et  très-mou  à  l'E.  et  à  l'E.  S.  E. 
m'empêcha  de  prolonger  la  côte  d'aussi  près  que  je 
l'eusse  désiré ,  de  peur  de  ne  pouvoir  doubler  le  cap 


5  mars. 


DE  L'ASTROLABE.  187 

Rakau-Manga-Manga.  Cependant  nous  passâmes  à  1827. 
moins  de  deux  lieues  de  la  presqu'île  de  Molou-Aro, 
facile  à  reconnaître  par  un  piton  très-élevé  qui  la 
domine  à  cinq  milles  dans  l'intérieur.  Au  sud  de  cette 
presqu'île  on  voit  plusieurs  petites  îles  près  du  rivage, 
et  au  nord  la  côte  se  redresse  en  falaises  élevées,  de 
l'aspect  le  plus  triste  et  le  plus  sauvage.  Le  cap 
lui  -  même  est  accompagné  de  quelques  îlots  qui 
affectent  ordinairement  la  forme  de  coins  à  sommets 
aigus,  et  dont  l'arête  verticale  est  tournée  vers  le  large. 
Le  principal  de  ces  îlots  a  reçu  le  nom  de  Kokako , 
de  l'asile  qu'il  offre  à  certains  oiseaux  de  mer  ainsi  ap- 
pelés. 

Depuis  quelques  jours ,  la  surface  des  eaux  est  jon- 
chée de  magnifiques  fucacécs  dont  je  conserve  des 
échantillons  desséchés,  et  que  je  fais  sur-le-champ 
figurer  par  mon  secrétaire. 

Dans  l'après-midi ,  nous  nous  trouvions  à  huit 
milles  à  lest  du  cap  Rakau-Manga-Manga,  et  je  pou- 
vais conduire  V Astrolabe  au  mouillage  de  la  haie  des 
lies  avec  la  conscience  d'avoir  rempli  mes  instructions 
touchant  la  Nouvelle-Zélande  :  mais  je  me  rappelais 
(jue  la  Coquille,  en  venant  à  ce  mouillage,  n'avait  abso- 
lument rien  vu  de  cette  côte  ;  je  crus ,  en  outre ,  qu'il  y 
aurait  quelque  mérite,  et  que  les  marins  nous  sauraient 
gré  de  poursuivre  jusqu'au  cap  Nord  la  reconnais- 
sance que  nous  avions  entamée.  Ce  parti,  d'ailleurs, 
nous  offrait  le  moyen  de  lier  nos  travaux  en  ce  point 
avec  ceux  de  M.  d'Entrecasteaux.  Je  me  décidai  donc 
à  terminer  la  partie  N.  E.  dTka-Na-Ma\vi,  comme 


1 88  VOYAGE 

1827.       nous  avions  déjà  traité  sa  côte  de  l'E.  et  du  S.  E. 

Mars  Toute  la  nuit  je  profitai  d'une  brise  assez  fraîche  du 

S.  au  S.  S.  O.,  accompagnée  d'un  temps  couvert, 

pour  m'avancer  vers  l'O.,  tellement  qu'à  la  naissance 

6.  du  jour  nous  nous  trouvâmes  à  sept  ou  huit  milles  des 

îles  Motou-Kawa  et  Panaki  (îles  Cavallcs  de  Cook). 

Tandis  que  M.  Lottin  poursuivait  ses  opérations 
sur  la  côte ,  je  cherchais  à  rallier  le  plus  rapidement 
possible  le  cap  Nord.  Par  malheur,  la  brise  mollit,  et 
dès  midi  nous  pûmes  à  peine  gouverner.  Cependant 
nous  commencions  à  découvrir,  du  haut  des  mâts,  les 
hauteurs  du  cap  Nord  ,  à  la  distance  de  trente  à  trente- 
six  milles.  Par  le  travers  se  montraient  les  deux  pointes 
de  la  vaste  baie  d'Oudoudou  (baie  Lauriston  de  Sur- 
ville), et  plus  au  nord  l'œil  ne  pouvait  saisir  que  le 
mont  Ohoura  (mont  Camelào,  Cook)  remarquable  par 
son  isolement  au  milieu  des  dunes  de  sable  qui  unis- 
sent en  cet  endroit  la  partie  méridionale  d'Ika-Na- 
Mawi  à  la  presqu'île  du  Nord. 

D'immenses  paquets  de  belles  fucacées  couvrent  sou- 
vent les  flots  de  la  mer,  et  l'on  voit  beaucoup  de  fous  et 
de  gros  marsouins  bruns.  La  température  se  maintient 
assez  régulièrement  entre  dix-huit  et  vingt  degrés. 
C'est  la  plus  favorable  à  l'homme  de  mer;  aussi  l'équi- 
page entier  se  porte  à  merveille ,  et  l'on  ne  se  douterait 
guère  que ,  depuis  plus  de  trois  mois ,  il  n'a  pour  ainsi 
dire  pas  eu  un  seul  jour  de  véritable  repos. 

Des  calmes  et  des  brises  à  peine  sensibles  nous 

7.         arrêtèrent  durant  la  soirée  et  la  nuit.  Aussi ,  dès  que 

nous  pûmes  distinguer  la  terre,   nous  vîmes   que, 


DE  L'ASTROLABE.  189 

malgré  nos  efforts,  nous  n'avions  approché  le  cap       is*;. 
Nord  que  de  huit  à  dix  milles  au  plus.  Mars 

Nous  filâmes  cent  brasses  de  ligne  à  huit  heures  et  à 
midi  sans  trouver  fond.  A  cette  dernière  heure  ,  nous 
nous  trouvions  à  huit  milles  de  terre  ,  et  le  cap  se  pré- 
sentait sous  la  forme  d'un  morne  arrondi,  s'abaissant 
en  pente  douce  sur  la  gauche  et  réuni  aux  hauteurs 
de  la  presqu'île  par  une  langue  de  terre  fort  basse , 
d'où  s'élevaient  nombre  de  feux.  Tout  l'espace  compris 
entre  la  péninsule  entière  et  le  mont  Ohoura  se  com- 
pose de  terres  fort  peu  élevées ,  bordées  à  la  mer  par 
des  dunes  d'une  blancheur  si  éblouissante  que  l'œil 
est  fatigué  de  les  contempler. 

Au  moyen  d'un  léger  souffle  de  la  partie  de  l'est, 
V Astrolabe  s'avança  doucement  sur  le  méridien  du 
cap  Nord  ou  Otou.  Sur  les  deux  heures  du  soir,  trois 
ou  quatre  pirogues ,  qui  s'étaient  détachées  des  envi- 
rons du  cap ,  accostèrent  le  bord  et  nous  vendirent 
des  poissons ,  des  hameçons  et  des  lignes.  Les  naturels 
qui  les  montaient  étaient  en  général  laids,  mal  faits, 
d'une  couleur  très-sombre ,  d'une  saleté  dégoûtante. 
Toutefois  ils  se  comportèrent  décemment  et  me  don- 
nèrent volontiers  les  noms  des  divers  points  de  la  côte 
en  vue. 

C'est  ainsi  que  j'appris  que  le  cap  Nord  ou  Otou 
était  terminé  à  lest  par  la  petite  île  Moudi-Molou  ,  qui 
s'y  réunit  par  une  chaîne  de  rochers  à  fleur  d'eau.  Le 
cap  qui  vient  après  Otou  se  nomme  Otahe,  et  le  der- 
nier, au  N.  O.,  le  cap  Maria-Van-Diemen  deTasman, 
est  le  fameux  Reinga,  véritable  Ténare  des  Nouveaux- 


190  VOYAGE 

1827.  Zélandais ,  dernier  terme  de  leur  monde  connu  ;  c'est 
Mars.  j^  qQe  }es  ames  (ies  morts,  les  Waïdouas  ,  viennent  se 
rendre  de  tous  les  points  d'Ika-Na-Mawi  pour  prendre 
leur  dernier  essor  vers  la  gloire  ou  les  ténèbres  éter- 
nelles. La  presqu'île  où  se  trouve  le  cap  Nord  porte  le 
nom  de  Moudi-Wenoua  (dernière  terre),  et  reconnaît 
pour  chef  Shongui-Kepa ,  qui  réside  à  Pakohou  sous 
les  flancs  du  cap  Otou. 

A  quatre  heures  du  soir,  nous  fîmes  une  station  à 
deux  milles  et  précisément  au  nord  de  ce  promontoire 
par  soixante  et  dix  brasses,  sable  vasard.  De  toutes 
parts  ses  flancs  sont  escarpés ,  sapés  par  la  lame ,  et  sa 
cime  se  termine  en  une  espèce  de  plateau  uni.  Otahe 
offre  un  aspect  à  peu  près  semblable ,  et  Reinga  se  ter- 
mine par  un  rocher  en  forme  de  coin ,  qui  est  le  véri- 
table point  de  départ  des  Waïdouas  *. 

Peu  après ,  les  naturels  nous  quittèrent.  L'un  d'eux 
seulement ,  rangatira  subalterne  nommé  Pako ,  solli- 
cita la  faveur  de  nous  accompagner  à  la  baie  des  Iles  , 
où  il  avait,  disait-il,  beaucoup  d'amis.  Comme  à  l'or- 
dinaire ,  j'y  consentis  pour  me  procurer  les  noms  de  la 
côte  en  langue  du  pays.  Pako  semblait  un  homme  doux 
et  fort  complaisant,  quoique  peu  agréable  dans  ses 
manières  ,  et  quant  au  physique  bien  inférieur  à  tous 
les  chefs  que  nous  avions  vus  jusqu'à  ce  moment  sur 
cette  terre.  Il  connaissait  parfaitement  les  îles  Ma- 
nawa-Tawi  (îles  des  Bois  de  Tasman),  dont  il  m'indiqua 
sur-le-champ  legissement.  Il  y  possédait  même,  ajouta- 

*    Voyez  notes  18  et  19. 


DE  L'ASTROIARE.  191 

t-il,  des  esclaves  qui  cultivaient  des  champs  de  patates.  1827. 
Les  habitans  de  Moudi-Wenoua  sont  en  paix  avec  tous  Mars# 
ceux  de  la  baie  des  Iles,  à  l'exception  de  Shongui-Ika, 
dont  ils  ne  parlaient  qu'avec  horreur,  et  qui  serait  tué, 
assuraient-ils ,  s'il  tombait  en  leur  pouvoir.  Les  co- 
chons sont  nombreux  sur  ce  point ,  et  les  naturels 
apportèrent  quelques  pastèques  ,  dont  ils  paraissaient 
faire  un  grand  cas,  car  ils  ne  voulaient  les  céder  que 
pour  de  la  poudre. 

Au  coucher  du  soleil ,  les  sommités  de  Manawa- 
Tawi  furent  un  instant  visibles  dans  l'ouest  du  compas, 
aux  bornes  de  l'horizon.  Nous  devions  alors  en  être 
éloignés,  d'après  M.  d'Entrecasteaux ,  de  quarante 
milles  environ. 

Toute  la  nuit,  il  fit  calme  avec  une  belle  mer  et  une 
température  délicieuse.  La  journée  suivante ,  nous 
n'eûmes  encore  que  de  faibles  brises  variables  en  tous 
sens,  qui  nie  forcèrent  de  rester  à  six  ou  sept  milles 
du  cap  JXord  ;  les  observations  astronomiques  furent 
répétées  pour  mieux  fixer  sa  position.  Profitant  du 
calme,  d'innombrables  troupes  de  marsouins  à  long 
museau,  de  fous  à  tète  fauve,  de  pétrels,  d'alcyons,  et 
quelques  requins  avides  ,  de  grande  taille ,  se  jouaient 
à  la  surface  des  ondes.  Ce  nest  jamais  que  le  long  des 
cotes  et  par  un  beau  temps  que  l'Océan  peut  offrir  ces 
scènes  animées ,  ces  espèces  de  luttes  d'agilité  entre 
les  familles  aériennes  et  celles  qui  vivent  sous  les 
eaux. 

Notre  hôte  Pako  parait  fort  content  de  sa  navigation. 
Surtout  il  est  ravi  de  la  promesse  que  je  lui  donne 


192  VOYAGE 

1827.  d'aller  mouiller  à  Paroa  et  non  à  Kidi-Kidi.  Il  déteste 
Mars.  jes  habitans  de  cette  tribu ,  Waï-Kato  seul  excepté ,  qui 
est  son  ami  particulier.  Il  m'a  raconté  en  outre  que 
Shongui  étant  allé  attaquer  ceux  de  Wangaroa  avait 
reçu  une  balle  qui  lui  avait  traversé  la  gorge ,  et  qu'il 
venait  de  succomber  aux  suites  de  cette  blessure.  J'a- 
joute peu  de  foi  à  cette  nouvelle ,  qui  aurait  dû  être  con- 
nue des  babitans  du  Sbouraki,  et  surtout  de  Rangui- 
Touke  et  de  ses  compagnons  ,  alliés  de  Shongui.  Mon 
hôte  m'apprit  en  outre  que  le  chef  de  Wangaroa  se  nom- 
mait Père,  et  que  la  houle  seule  [wara)  avait  pu  empê- 
cher Shongui-Kepa  de  venir  aujourd'hui  me  rendre 
visite  à  bord. 
9.  Nous  sommes  encore  restés  en  calme  toute  la  nuit , 

de  sorte  qu'à  neuf  heures  du  matin  nous  nous  retrou- 
vons presque  au  même  point  que  le  7  à  midi ,  à 
huit  milles  au  S.  E.  de  Moudi-Motou.  Ces  circons- 
tances m'empêchent  d'accoster  la  plage  de  Sandy-Bay 
et  de  me  présenter  à  l'entrée  des  baies  de  Nanga-Ounou 
et  Oudoudou,  comme  je  le  projetais.  Ce  serait  une 
manœuvre  imprudente  avec  des  vents  qui  ne  permet- 
tent point  de  gouverner ,  et  dans  des  parages  comme 
ceux-ci,  où  les  plus  furieuses  tempêtes  succèdent 
presque  instantanément  au  temps  le  plus  beau  en  ap- 
parence. 

Une  pirogue ,  montée  par  huit  à  dix  naturels ,  ac- 
costa la  corvette.  Ils  apportaient  six  beaux  cochons 
qu'ils  échangèrent  avec  joie  pour  un  mousqueton.  Les 
provisions  acquises  à  si  bon  compte  vers  le  cap  Waï- 
Apou  étaient  épuisées  depuis  quelques  jours,  et  ce 


DE  L'ASTHOLARE.  193 

renfort  de  vivres  frais  pour  l'équipage  eut  à  nos  yeux  1827. 
un  grand  prix ,  car  je  prévoyais  déjà  qu'à  la  baie  des  Mars- 
Iles  nous  trouverions  peu  de  ressources  en  ce  genre. 

Les  insulaires  qui  nous  ont  visités  aujourd'hui  sont 
aussi  laids  ,  aussi  malpropres  que  ceux  que  nous 
vîmes  il  y  a  deux  jours.  Sous  prétexte  d'aller  prendre 
des  cochons  et  des  patates  à  terre,  pour  revenir  nous 
les  vendre,  notre  ami  Pako  me  demanda  la  permis- 
sion de  descendre  avec  ses  compatriotes.  Je  ne  pou- 
vais la  lui  refuser,  mais  je  soupçonnai  fort  que ,  déjà 
ennuyé  de  la  lenteur  de  notre  navigation  ,  il  était  bien 
aise  de  saisir  cette  occasion  pour  retourner  chez  lui. 

Nous  trouvâmes  quatre-vingt-dix  et  soixante- 
quinze  brasses ,  sable  vasard  ,  à  trois  heures  et  demie 
et  à  six  heures  du  soir.  Lors  de  cette  dernière  sonde, 
nous  n'étions  qu'à  six  milles  au  nord  des  petites  îles 
voisines  de  la  pointe  Kari-Kari  (pointe  Knuckle  de 
Cook)  qui  forme  la  partie  orientale  de  la  baie  Nanga- 
Ounou.  Cette  baie  s'enfonce  considérablement  au  sud 
où  elle  est  terminée  par  des  terres  peu  élevées  ,  et 
formerait  un  bassin  excellent ,  si  la  mer  du  Nord  n'y 
entrait  directement. 

Comme  si  les  vents  étaient  conjurés  contre  notre  10. 
navigation  ,  ils  continuent  de  rester  très-mous  et  va- 
riables de  l'E.  S.  E.  à  l'E.  N.  E.,  c'est-à-dire  dans 
une  direction  diamétralement  opposée  à  la  route  que 
nous  avons  à  faire.  Nous  sommes  donc  réduits  à  cou- 
rir des  bordées  devant  la  pointe  Kari-Kari.  Le  soir, 
nous  avons  viré  à  une  lieue  de  terre  environ  ;  vers 
neuf  heures,  il  y  eut  un  souffle  de  veut  du  nord,  dont 

TOME    II.  l3 


19i  VOYAGE 

i.sa7.      j'ai  profité  pour  m'avancer  durant  la  nuit  de  neuf 

Mars-       milles  à  l'est. 

ii.  En  conséquence,  quand  le  jour  a  paru ,  nous  nous 

sommes  trouvés  à  cinq  milles  au  large  et  précisément 
devant  l'entrée  de  la  vaste  baie  d'Oudoudou  (baie 
Laariston  de  Surville  et  Doablless  de  Cook).  Cette 
baie  n'offre  qu'un  vaste  enfoncement  tout-à-fait  ouvert 
aux  vents  du  N.  E.  et  environné  vers  le  fond  de  terres 
basses  dont  on  pouvait  apercevoir  la  majeure  partie 
des  hunes. 

J'ai  voulu  me  diriger  vers  la  pointe  du  S.  E.;  mais 
la  houle  et  le  vent  d'est  m'ont  encore  contrarié.  Un 
moment  même  le  temps  a  pris  une  mauvaise  appa- 
rence et  le  ciel  s'est  beaucoup  chargé  dans  le  nord. 
Puis  il  s'est  éclairci  et  nous  en  avons  été  quittes  pour 
courir  de  nouveau  d'ennuyeuses  bordées  contre  la 
brise  incertaine  du  N.  E. 

Toutefois  à  quatre  heures  nous  pûmes  faire  une 
station  à  six  milles  et  à  l'est  de  l'île  Didi-Houa  qui  gît 
précisément  en  face  et  à  moins  de  trois  milles  de 
l'entrée  de  Wangaroa.  Celte  entrée  est  extrêmement 
étroite,  et  à  la  distance  où  nous  nous  en  trouvions  , 
nous  pûmes  à  peine  la  distinguer  ;  mais  les  mission- 
naires de  la  baie  des  Iles  m'assurèrent  qu'en  s'enfon- 
çant  dans  les  terres ,  elle  s'élargit  en  un  vaste  bassin 
où  toutes  sortes  de  navires  peuvent  trouver  d'excel- 
lens  mouillages.  Malgré  la  réputation  de  férocité 
qu'ont  acquise  les  naturels  de  cette  tribu ,  j'aurais 
essayé  de  conduire  l'Astrolabe  dans  cette  baie  cu- 
rieuse, si  je  n'en  avais  été  détourné  par  la  même  raison 


DE  LASTROLA.BE.  t95 

qui  déjà  m'avait  tant  de  fois  arrêté  dans  mes  desseins       is?7. 
le  long  de  cette  terre.    Ce  qui  diminue  du  reste  les      Mars 
dangers  de  l'entrée  de  Wangaroa  ,  c'est  qu'on  as- 
sure qu'entre  Didi-Houa  et  la  côte  on  trouve  partout 
bon  fond  pour  laisser  tomber  l'ancre  et  attendre  le 
vent  et  la  marée  favorables  pour  entrer. 

Didi-Houa  se  compose  de  deux  ilôts  escarpés ,  dé- 
nudés, d'une  hauteur  médiocre,  et  de  deux  milles 
d'étendue  du  S.  E.  au  N.  O.  La  passe  du  S.  E.  me  pa- 
rait préférable  à  l'autre,  l'île  se  prolongeant,  de  ce  der- 
nier côté  en  un  brisant.  Didi-Houa  est  une  excellente 
reconnaissance  pour  les  navires  qui  veulent  se  rendre 
à  Wangaroa,  de  quelque  côté  qu'ils  viennent.  D'un 
côté  les  îles  Molou-Kawa  et  Panaki ,  de  l'autre  l'en- 
trée de  la  vasle  baie  d'Oudoudou  seront  très-propres 
à  leur  signaler  l'approche  de  Didi-Houa. 

A  six  heures  du  soir ,  ne  me  trouvant  qu'à  cinq 
milles  du  groupe  des  îles  Motou-Kawa  et  Panaki  [Ca- 
valles  de  Cook),  je  pris  les  amures  à  tribord  et  les  gar- 
dai long-temps ,  à  cause  de  la  houle,  des  vents  de  N. 
N.  E.  et  du  courant  qui  auraient  pu,  malgré  moi , 
me  forcer  sur  la  côte  entre  les  îles  et  la  terre.  Ce  ne 
fut  qu'à  minuit  que  je  remis  le  cap  à  l'est ,  le  vent 
ayant  varié  au  nord.  Au  jour,  je  vis  que  nous  avions  '2. 
considérablement  gagné  au  nord  et  que  par  consé- 
quent nous  nous  trouvions  de  beaucoup  au  vent  des 
îles  Motou-Kawa  et  Panaki.  Ainsi  je  laissai  porter  de 
manière  à  les  ranger  à  quatre  ou  cinq  milles  ,  pour  en 
faire  la  géographie  détaillée. 

Grâce  à  une  belle  brise  du  nord  ,  nous  avançâmes 


19G  VOYAGE 

1827.  rapidement  vers  la  baie  des  Iles.  A  huit  heures  du 
Mars.  matin  nous  fîmes  encore  une  station  par  quatre-vingt- 
quinze  brasses,  sable  vasard  ;  à  dix  heures  nous  don- 
nions dans  la  baie.  Au  même  instant  un  navire  anglais 
courait  des  bordées  pour  sortir.  En  passant  près  de 
lui,  nous  lûmes  le  nom  iïAsia  écrit  sur  sa  poupe,  et 
à  son  tirant  d'eau  nous  conjecturâmes  que  ce  devait 
être  un  baleinier  dont  la  pèche  était  à  peu  près  termi- 
née. Plus  heureux  que  nous ,  il  allait  bientôt  revoir 
sa  patrie,  tandis  que  nous  n'étions  encore  qu'au  début 
d'une  longue  et  dangereuse  expédition  !... 

Sur  la  Coquille  on  n'avait  pu  voir  ni  fixer  le  brisant 
qui  faillit  devenir  si  funeste  au  célèbre  Cook.  Nous  le 
distinguâmes  parfaitement  à  une  demi-lieue  sous  le 
vent,  car  la  mer  brisait  dessus  avec  force  :  M.  Lottin 
put  donc  le  placer  avec  précision  sur  sa  carte.  Je  pas- 
sai à  moins  d'un  demi-câble  de  la  pointe  S.  O.  de 
Motou-Aroliia  ,  et  je  me  dirigeai  vers  le  mouillage  de 
Manawa  ,  plein  de  confiance  dans  un  croquis  du  plan 
levé  en  1824  à  bord  de  la  Coquille ,  qui  indiquait 
quinze  pieds  pour  le  moindre  fond  sur  la  route  du 
mouillage.  A  midi  vingt  et  une  minutes  ,  la  corvette 
s'arrêta  tout-à-coup  sur  un  banc  qui  doit  barrer  en 
partie  l'entrée  de  la  baie  Manawa  et  n'offre  en  cet  en- 
droit que  onze  pieds  et  demi  d'eau.  Du  reste  il  faut 
qu'il  soit  très-étroit,  car  notre  arrière  comme  notre 
avant  flottaient  sur  un  fond  de  quinze  à  seize  pieds. 

Jeter  le  grand  canot  et  la  chaloupe  à  l'eau,  élonger 
une  ancre  à  jet  de  l'arrière ,  virer  sur  le  grelin  et  nous 
remettre  à  flot ,  furent  à  peine  l'affaire  d'une  demi- 


DE  L'ASTROLABE.  197 

heure.  C'est  assez  dire  quelle  activité  fut  déployée  1827. 
en  cette  occasion  ,  où  tout  le  monde  sans  distinction  Mais* 
mit  également  la  main  à  l'œuvre!...  L'ancre  à  jet  fut 
ensuite  relevée ,  et  je  me  dirigeai  lentement  vers  le 
mouillage ,  tandis  que  deux  canots  éclairaient  la  route 
pour  éviter  un  nouvel  accident.  Après  que  la  sonde 
eut  long-temps  encore  annoncé  trois  brasses  et  demie 
et  quatre  brasses  d'eau,  nous  pûmes  enfin  laisser  tom- 
ber l'ancre  par  six  brasses ,  sable  vasard.  Une  heure 
après,  la  corvette  fut  affourchée  N.  E.  et  S.  O.  avec 
cent  brasses  de  chaque  chaîne ,  presqu'au  même  en- 
droit où  sous  le  nom  de  Coquille  elle  se  trouvait  trois 
ans  auparavant  *. 

*    Voyez  note  20. 


198  VOYAGE 


CHAPITRE  XVI. 


SE.TOUR    DANS   LA    BAIE    DES    U.ES 


1827.  A  notre  grande  satisfaction  d'abord,  aucune  piro- 

Mars.  gUe  jetait,  venue  nous  déranger  durant  les  opérations 
importantes  et  pressées  qu'avait  nécessitées  notre 
échouage  ;  mais  notre  surprise  augmenta ,  quand  nous 
vîmes  cet  isolement  durer  long-temps  encore  après 
notre  mouillage.  Lors  du  séjour  de  la  Coquille  en 
cette  baie,  nous  n'avions  cessé  d'avoir  des  relations 
journalières  avec  les  habilans  du  pâ  voisin,  et  j'y  avais 
pour  ma  part  laissé  de  nombreuses  connaissances. 
Nous  ne  savions  à  quoi  attribuer  cette  réserve  singu- 
lière, quand  après  avoir  examiné  attentivement  le  vil- 
lage à  l'aide  des  lunettes  ,  nous  nous  assurâmes  qu'il 
était  lui-même  abandonné  entièrement  et  toutes  ses 
cases  à  demi  ruinées.  Nous  en  conclûmes  que  le  pà  de 
Kahou-Wera  naguère  occupé  par  une  population  si 
active  avait  cessé  d'exister.  La  fortune  n'avait  pas 
mieux  respecté  ses  humbles  toits  que  les  palais  brillans 


DE  L'ASTROLABE. 


199 


de  tant  de  cités  florissantes  dont  il  ne  nous  reste  plus 
que  les  noms ,  et  soudain  je  me  rappelai  involontaire- 
ment ces  beaux  vers  du  protégé  de  Mécène  : 


1S27. 

Mars. 


Pallida  mors  icquo  puisât  pede 

Pauperum  tabernas 
Regumquc  turres.... 


CVt. 


Le  long  d'une  petite  anse  au  sud  de  Motou-Doua , 
nous  distinguâmes  quatre  grandes  pirogues  échouées 
sur  la  plage  ;  deux  se  remplirent  de  monde  ,  poussè- 
rent au  large  et  se  dirigèrent  évidemment  de  notre 
côté.  Puis  au  bout  de  quelques  instans,  par  une  raison 
que  nous  ne  pûmes  deviner,  elles  reprirent  le  chemin 
de  l'île,  et  ceux  qui  les  montaient  descendirent  de 
nouveau  à  terre. 

Enfin  sur  les  cinq  heures  du  soir,  je  remarquai  une 
embarcation  à  la  voile  qui  doublait  la  pointe  Tapeka , 
pour  s'avancer  vers  la  corvette.  Au  premier  moment, 
je  soupçonnai  qu'elle  était  expédiée  par  les  mission- 


200  VOYAGE 

18*7.  naires  de  Pahia  ;  mais  lorsqu'elle  arriva  à  bord  ,  il  se 
Mars.  trouva  qu'elle  était  montée  par  King-Harey*,  ranga- 
tira  de  Korora-Reka  qui  me  reconnut  de  suite,  et  par 
le  neveu  du  fameux  Pomare  de  Mata-Ouwi.  Le  pre- 
mier a  débuté  par  me  solliciter  de  la  manière  la  plus 
pressante ,  d'aller  mouiller  devant  son  village  ,  répé- 
tant sans  cesse  que  nous  étions  fort  mal  à  Paroa  et 
que  nous  ne  pourrions  nous  procurer  ni  cochons  ni 
patates.  Puis  ,  voyant  qu'il  ne  pouvait  m'ébranler,  il 
s'est  mis  h  me  demander  coup  sur  coup  des  fusils,  de 
la  poudre,  des  haches  ,  du  pain  ,  etc.,  en  un  mot  tout 
ce  qui  lui  a  passé  par  la  tête.  Ses  demandes  ne  furent 
point  écoutées  ,  mais  je  lui  annonçai  qu'il  pourrait  ob- 
tenir tous  ces  articles ,  s'il  nous  envoyait  les  vivres 
dont  nous  avions  besoin.  Il  me  fit  de  belles  promesses, 


*  J'ignorais  alors  que  ce  chef  fût  ce  même  Moïangui  si  fameux,  dans  les  an- 
nales de  la  Nouvelle-Zélande ,  par  son  voyage  en  Angleterre  avec  M.  Savage , 
et  dont  M.  Marsden  a  souvent  fait  mention  dans.ses  Mémoires.  Cependant 
j'avais  été  frappé  de  son  affectation  singulière  à  imiter  les  manières  européen- 
nes ,  de  son  ton  presque  courtisan  et  de  sa  facilité  à  s'exprimer  en  anglais.  Si 
j'eusse  été  instruit  que  je  parlais  à  Moïangui,  je  lui  aurais  adressé  un  plus 
grand  nombre  de  questions  et  je  me  serais  peut-être  procuré  par  sa  bouche  des 
renseignemens  curieux  sur  les  vrais  motifs  des  guerres  actuelles  entre  les  ha- 
bitans  de  la  baie  des  Iles  et  ceux  de  Shouraki.  Mais  j'avais  lu  jadis  que  ce  na- 
turel avait  été  banni  de  Korora-Reka  pour  cause  de  vol,  par  l'ariki  tara,  et 
je  le  croyais  encore  à  Pa-lka-Nake,  pi  es  Wangari ,  où  il  s'était  réfugié.  Ce 
n'a  été  qu'à  mon  retour  en  France,  et  en  lisant  le  récit  de  M.  Dillon ,  que  j'ai 
appris  que  Moïangui  avait  pris  le  nom  de  King-Charley,  que  les  naturels  pro- 
noncent par  corruption  King-IIarey,  et  qu'il  était  revenu  à  Korora-Reka. 
Sans  doute  il  avait  dû  son  rappel  d'exil  à  sa  parenté  avec  Kicg-Jorri  (King- 
Georges),  rangatira  rahi  de  Korora-Reka,  et  dont  la  mère  était  la  sœur  de 
Moïangui. 


DE  L' ASTHOLA.BE.  201 

mais  je  vis  facilement  qu'il  n  avait  guère  plus  le  pou- 
voir que  la  volonté  de  les  remplir.  Alors  je  lui  adressai 
diverses  questions,  et  je  tirai  à  peu  près  de  ses  ré- 
ponses les  résultats  suivans. 

La  tribu  de  Shongui,  qui  depuis  long-temps  avait 
juré  la  ruine  de  celle  de  Paroa,  a  profité  de  la  mort  de 
Touaï  arrivée  l'année  dernière,  pour  mettre  son  projet 
à  exécution.  Après  ce  chef,  il  ne  s'en  est  trouvé  aucun 
qui  fût  capable  de  soutenir  la  dignité  des  guerriers  de 
Kahou-Wera,  et  ceux  de  Kidi-Kidi  sont  venus  à  main 
armée  leur  signifier  qu'ils  eussent  à  évacuer  leur  pâ. 
Ils  se  soumirent  à  cette  cruelle  condition;  personne 
ne  fut  tué ,  mais  les  propriétés  furent  pillées,  et  les 
membres  de  cette  malheureuse  tribu  sont  aujourd'hui 
dispersés  parmi  ceux  de  leurs  voisins  qui  ont  consenti 
à  leur  donner  un  asile.  —  Du  reste,  Shongui  n'était 
point  mort,  comme  me  l'avaient  affirmé  les  habitans 
de  Moudi-Wenoua,  mais  très-souffrant  de  ses  blessu- 
res àWangaroa  où  il  était  alors.  —  La  tribu  de  Wan- 
garoa  a  été  complètement  exterminée  après  une  défense 
très-opiniàtre.  —  La  flotte  que  nous  avons  rencon- 
trée près  de  Wangari  était  effectivement  celle  de  King- 
Jorri  de  Korora-Reka  qui  allait  faire  la  guerre  à  Kaï- 
Waka  et  à  Rangui  sur  les  bords  du  Shouraki.  —  Un 
sauvage  ajoutait  que  les  missionnaires  de  Wangaroa 
avaient  quitté  leur  établissement ,  ainsi  que  ceux  de 
Kidi-Kidi,  et  que  tous  les  Européens  se  trouvaient  en 
ce  moment  réunis  à  Pahia,  au  nombre  de  quarante 
environ.  Ces  nouvelles  annonçaient  que  de  grands 
troubles  avaient  eu  lieu  dans  le  pays,  ce  qui  m'en- 


1827. 

Murs. 


IÎJ27- 


202  VOYAGE 

gagea  à  redoubler  de  prudence  dans  nos  relations  avec 
Mars.       |es  insulaires. 

Wetoï ,  neveu  de  Pomare,  était  un  jeune  et  beau 
garçon  de  vingt  à  vingt-cinq  ans  ,  dont  l'extérieur  an- 
nonçait un  caractère  sociable  et  des  dispositions 
douces  et  bienveillantes.  Le  léger  tatouage  qui  ornait 
ses  traits  prouvait  qu'il  n'avait  encore  pris  que  peu  de 
part  aux  combats.  Il  m'était  triste  de  songer  que  le 
point  d'honneur  militaire  tout-puissant  sur  l'esprit  de 
ces  malheureux  sauvages  devait  anéantir  dans  ce  jeune 
homme  toutes  ces  heureuses  qualités ,  ou  le  condam- 
ner, s'il  les  conservait,  à  subir  le  mépris  de  ses  compa- 
triotes et  par  suite  à  renoncer  aux  droits  de  sa  nais- 
sance. 

A  la  nuit  nos  hôtes  nous  ont  quittés  et  n'ont  laissé  à 
bord  qu'un  enfant  de  dix  à  douze  ans  qui  a  demandé  à 
y  rester. 
l3#  Toute  la  matinée,  nous  avons  eu  un  très-mauvais 

temps.  Une  pluie  abondante  a  été  accompagnée  de 
fortes  rafales  du  N.  O.,  et  tout  semblait  présager  un 
coup  de  vent  violent.  La  chaloupe  a  fait  néanmoins 
deux  voyages  à  l'eau ,  à  l'aiguade  située  au  fond  de  la 
pi.  l.  baie.  Moi-même  vers  midi ,  voyant  le  vent  s'apaiser  et 
tourner  au  sud,  je  me  suis  décidé  à  rendre  visite  aux 
missionnaires  de  Pahia  ,  pour  obtenir  sans  retard  les 
renseignemens  indispensables  à  notre  sécurité,  tou- 
chant les  dispositions  des  naturels  envers  les  Euro- 
péens. 

Vers  une  heure  après  midi ,  je  m'embarquai  avec 
M.  Gressien  dans  la  baleinière.  Jusqu'à  la  pointe  Ta- 


DE  LASTKOLABE.  203 

peka  nous  avançâmes  sans  beaucoup  de  peine;  mais       1827, 
en  doublant  cette  pointe  ,  une  boule  très-dure  et  fort      Mars* 
creuse  jointe  au  vent  contraire  nous  opposa  les  plus 
grands  obstacles.  Sans  la  marée  qui  était  pour  nous, 
jamais   nous  n'eussions  franchi  les  trois  milles  que 
nous  avions  à  faire  jusqu'à  Pahia.  Là ,  nous  fûmes  ac- 
cueillis poliment  par  les  missionnaires,  dont  l'établis- 
sement me  parut  fort  embelli  depuis  la  visite  que  j'y 
avais  faite  quatre  ans  auparavant.  Ils  avaient  surtout 
formé  des  jardins  nombreux  et  bien  tenus ,  où  crois-     ri.  lvi. 
saient  avec  succès  plusieurs  de  nos  productions  d'Eu- 
rope ,  telles  que  plantes  potagères ,  arbres  fruitiers  et 
grains  divers. 

Cependant  M.  Williams  (Henri)  possédait  seul  une 
petite  maison  à  l'européenne;  son  frère  et  M.  Davis 
leur  collègue ,  plus  récemment  établis  sur  ces  plages 
reculées,  n'avaient  encore  pour  habitation  que  des 
cases  à  la  mode  du  pays ,  formées  de  simples  treillis 
et  tapissées  par  des  feuilles  de  typha  ,  qui  pour  l'u- 
sage remplacent  à  la  Nouvelle-Zélande  les  feuilles  de 
canne  à  sucre  si  utiles  aux  insulaires  des  tropiques. 

Les  missionnaires  me  confirmèrent  la  vérité  du 
récit  qui  m'avait  été  fait  par  King-Harey  au  sujet  des 
habitans  de  Kahou-Wera.  Ils  avaient  perdu  depuis 
plus  de  deux  années  leur  chef  Touaï,  que  j'avais 
particulièrement  connu;  Touao  son  cousin,  qui  lui 
avait  succédé,  n'avait  ni  les  talens  ni  le  crédit  né- 
cessaires pour  faire  respecter  son  peuple  ;  en  outre , 
il  ne  restait  plus  de  la  famille  de  Koro-Koro  que 
deux  frères  et  un  fils  incapables  par  leur  âge  ou  par 


Mars. 


204  VOYAGE 

leurs  infirmités  de  conduire  la  tribu  aux  combats. 
De  tout  temps  les  peuples  de  Kidi-Kidi  s'étaient 
montrés  jaloux  de  l'influence  que  ceux  de  Paroa 
avaient  acquise  sous  la  sage  conduite  de  Koro-Koro, 
et  souvent  ils  avaient  médité  leur  perte.  Après  la 
mort  deTouai,  ne  voyant  aucun  chef  capable  de  main- 
tenir le  rang  de  leurs  rivaux  ,  ils  n'eurent  garde  de 
laisser  échapper  une  aussi  belle  occasion  de  consom- 
mer leur  ruine.  Les  napouïs  ,  les  rangatiras  les  plus 
opulens  et  les  plus  influens  de  Kidi-Kidi,  demandèrent 
à  Shongui  la  permission  d'accomplir  ce  projet ,  et  elle 
leur  fut  accordée.  Ils  marchèrent  sur  Kahou-Wera  avec 
les  guerriers  de  Waï-Male,  et  la  résistancene  fut  ni  lon- 
gue ni  opiniâtre.  Il  y  eut  à  peine  deux  ou  trois  indivi- 
dus tués,  et,  cédant  à  la  loi  du  plus  fort,  le  reste  des 
habitans de  Paroa  fut  dispersé  parmi  les  tribus  voisines. 
C'est  ainsi  que  ce  pâ,  si  florissant  sous  les  lois  de 
Koro-Koro  et  dont  la  position  semblait  inexpugnable, 
est  devenu  tout-à-coup  un  désert  et  n'a  laissé  aux 
lieux  qu'il  occupait  qu'un  amas  confus  de  cases  à  demi 
détruites. 

Shongui  a  été  très-grièvement  blessé  à  la  poitrine , 
à  la  gorge  et  au  bras,  par  plusieurs  coups  de  feu  qu'il 
a  reçus  dans  ses  combats  contre  les  naturels  de  Wan- 
garoa.  Il  a  définitivement  exterminé  cette  tribu  ;  le  ter- 
rain qu'elle  occupait  est  devenu  sa  conquête,  et  c'est 
là  qu'il  attend  aujourd'hui  la  guérison  de  ses  blessures. 
Quand  bien  même  il  en  réchapperait,  ce  qui  est  fort 
douteux,  il  n'y  a  nulle  apparence  qu'il  puisse  jamais 
prendre  part  à  de  nouveaux  combats. 


DE  L'ASTROLABE.  205 

Les  naturels  de  Wàngaroa  se  distinguaient  par  des  i8s7. 
dispositions  féroces  et  turbulentes ,  et  avaient  déployé  Mars# 
de  tout  temps  une  grande  animosité  contre  les  Euro- 
péens. C'est  par  eux  que  fut  détruit,  en  1809,  l'équi- 
page entier  du  Bot/ ri ;  ils  s'étaient  emparés ,  il  y  a 
moins  de  deux  ans,  d'un  petit  schooner  [le  Mercury), 
dont  les  marins  se  sauvèrent  dans  un  canot  a  la  baie 
des  Iles.  Enfin,  si  l'on  doit  en  croire  les  traditions 
aujourd'hui  accréditées  dans  le  pavs ,  eux  seuls  furent 
les  auteurs  de  la  funeste  catastrophe  qui  causa  la  fin 
déplorable  de  Marion  et  de  ses  compagnons  en  1772. 

Les  missionnaires  de  Wàngaroa,  abandonnant  leur 
établissement,  s'en  étaient  retournés  à  Port-Jackson. 
Ceux  de  Kidi-Kidi  et  de  Pahia  avaient  aussi  expédié 
vers  ce  port  leurs  effets  les  plus  précieux  ,  et  s'atten- 
daient de  jour  en  jour  à  être  contraints  de  quitter  leur 
résidence,  et  de  chercher  leur  salut  dans  une  prompte 
retraite.  En  effet,  les  sauvages  s'étaient  promis  de  les 
dépouiller  complètement  de  leurs  propriétés,  si  Shon- 
gui  venait  à  périr  de  ses  blessures  ;  en  pareille  circons- 
tance ,  l'existence  même  de  ces  Européens  eût  pu  se 
trouver  sérieusement  compromise.  Maintenant  ils  pla- 
cent toute  leur  confiance  dans  le  petit  schooner  qu'ils 
ont  construit  et  équipé  à  la  baie  des  Iles ,  et  qui,  dans 
un  danger  imprévu  ,  leur  offrirait  sur-le-champ  un  re- 
fuge assuré. 

Tekoke ,  chef  suprême  de  Pahia  et  père  de  Rangui- 
Touke,  que  j'avais  vu  à  Wangari,  venait  de  partir  avec 
tout  son  monde  pour  rejoindre  son  fils.  Presque  tous 
les  guerriers  de  la  baie  des  Iles ,  au  nombre  de  deux 


1827- 
Mars. 


20G  VOYAGE 

mille  environ,  avaient  suivi  la  même  destination. 
Tout  annonçait  une  campagne  sanglante  et  destructive 
pour  les  misérables  habitans  de  la  baie  Shouraki. 

Taï-Wanga ,  l'un  de  ces  naturels  que  nous  ramenâ- 
mes sut  la  Coquille  de  Port-Jackson  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande, vivait  avec  les  missionnaires  de  Pahia.  Sur  sa 
figure  tatouée  et  dans  tous  ses  gestes,  je  vis  briller  la 
satisfaction  et  l'orgueil  qu'il  éprouvait  en  voyant  que 
je  me  souvenais  de  lui  et  que  je  lui  adressais  quelques 
mots  d'amitié. 

J'appris  que  mon  ami,  M.  Cunningham,  était  re- 
parti depuis  deux  mois  pour  Port-Jackson.  Il  s'était 
trouvé  à  la  Nouvelle-Zélande  dans  la  vraie  saison  de 
l'inflorescence  des  plantes ,  qui  aurait  ainsi  lieu  en 
octobre  ,  novembre  et  décembre  ;  mais  il  s'était  plaint 
du  peu  de  variété  des  espèces  ;  fait  qui  m'a  frappé  moi- 
même  dans  mes  nombreuses  excursions.  Ce  natura- 
liste s'était  avancé  vers  le  sud  jusqu'à  l'île  volcanique 
Pouhia-I-Wakadi  (ile  Blanche  de  Cook),  et  avait 
visité  une  petite  baie  nommée  Tauranga  ,  située  direc- 
tement au  sud  de  l'île  Mayor,  dont  les  rives  sont  peu- 
plées et  bien  cultivées.  Aujourd'hui ,  les  habitans  de  la 
baie  des  Iles  ,  dans  leurs  pirogues ,  poussent  quelque- 
fois leurs  invasions  jusqu'en  ces  contrées  éloignées. 

Aidé  par  Taï-Wanga ,  qui  avait  parcouru  toutes  ces 
plages  dans  ses  expéditions  militaires,  M.  Williams 
me  confirma  l'exactitude  de  plusieurs  noms  de  lieux 
en  langue  du  pays  que  j'avais  déjà  consignés;  il  m'en 
donna  en  outre  un  grand  nombre  d'autres  que  je  n'a- 
vais pas  encore  pu  me  procurer.  Malgré  toutes  mes 


DE  L'ASTROLABE.  207 

questions ,  je  n'ai  pu  obtenir  de  désignation  générale  et       1827. 
collective  pour  le  territoire  qui  environne  la  baie  des      Mars- 
Iles.  II  est  probable  qu'il  n'en  existe  pas ,  chaque  tribu 
ne  reconnaît  que  le  nom  qui  lui  est  propre  ;  et  il  faut 
s'en  tenir  pour  la  baie  à  celui  qui  lui  fut  imposé  par 
l'immortel  Cook. 

L'établissement  que  la  Société  d'agriculture  avait 
voulu  former  sur  les  bords  de  la  rivière  Shouki-Anga, 
n'a  pas  eu  de  suites  ;  il  a  été  abandonné  après  avoir 
occasioné  une  dépense  de  plus  de  vingt  mille  pounds  de 
frais  préliminaires. 

Les  missionnaires  m'ont  assuré  que  nous  n'avions 
rien  à  craindre  de  la  part  des  naturels  qui  redoutent 
singulièrement  l'effet  du  canon.  Toutefois,  je  veillerai 
à  ce  qu'il  n'y  ait  entre  eux  et  nos  matelots  que  le  moins 
de  rapports  possible  à  terre  ;  car  c'est  la  source  iné- 
vitable des  querelles  et  des  malheurs  divers  qu'ont 
éprouvés  les  navigateurs  qui  ont  visité  ces  peuples. 
Quoiqu'il  soit  presque  impossible  de  déterminer  d'où 
proviennent  les  premiers  torts,  il  v  a  lieu  de  croire 
que  les  Européens  n'ont  pas  toujours  été  sans  repro- 
ches ,  ou  du  moins  que  leur  conduite  n'a  pas  toujours 
été  assez  circonspecte. 

Je  me  promenai  quelque  temps  dans  l'établissement, 
et  les  missionnaires  me  firent  voir  en  détail  leurs  plan- 
tations ,  leurs  constructions,  et  surtout  leurs  ateliers 
situés  dans  une  petite  esplanade  au  bord  de  la  mer. 
A  ce  sujet ,  ils  me  racontèrent  que  dans  une  tempête 
furieuse  du  nord ,  qui  avait  eu  lieu  peu  de  temps  au- 
paravant, la  houle  énorme  qui  était  entrée  dans  la  rade 


208  VOYAGE 

1827.  s'était  soulevée  à  une  hauteur  inconnue  jusqu'alors, 
Mars-  et  qu'après  avoir  submergé  une  partie  de  ces  ateliers  , 
elle  était  parvenue  jusqu'à  la  porte  des  maisons,  au 
grand  étonnement  des  naturels.  En  recherchant  en- 
semble la  date  de  ce  phénomène,  nous  reconnûmes 
a.  qu'elle  répondait  précisément  au  jour  de  l'ouragan 
mémorable  qui,  un  mois  auparavant,  dans  la  baie 
d'Abondance  nous  avait  mis  à  deux  doigts  de  notre 
perte.  Ainsi  ce  coup  de  vent  sortait  des  circonstances 
habituelles,  même  pour  ces  parages  où  ils  sont  d'or- 
dinaire si  furieux.  Cette  observation  suffira  pour  en 
donner  une  idée  à  ceux  qui  ont  fréquenté  les  côtes 
de  la  Nouvelle-Zélande. 

Les  missionnaires  me  promirent  de  se  charger  de 
mon  courrier  pour  l'Europe  ,  et  de  l'expédier  par  un 
navire  baleinier  qu'ils  attendaient  sous  deux  mois  et  qui 
devait  se  rendre  directement  en  Angleterre.  Après  les 
avoir  remerciés ,  je  pris  congé  d'eux ,  vers  six  heures 
du  soir,  et  cette  fois  ,  favorisés  par  le  vent ,  le  courant 
et  une  belle  mer,  nous  fûmes  rapidement  ramenés  vers 
notre  corvette. 

L'héritier  de  Pomare  coucha  à  bord,  ainsi  que  plu- 
sieurs femmes  de  ses  esclaves  qui  trafiquèrent  de  leurs 
charmes  avec  les  Français  galans  de  l' Astrolabe. 
Comme  nous  l'avions  déjà  remarqué  sur  la  Coquille, 
ces  malheureuses  rapportaient  en  général  à  leur  patron 
le  produit  de  leurs  faveurs ,  et  ne  gardaient  pour  elles 
que  le  biscuit  ou  les  vivres  qu'elles  pouvaient  se  pro- 
curer par-dessus  le  marché.  Ce  commerce  dura  pen- 
dant tout  notre  séjour  à  Paroa.  Malgré  les  inconvé- 


DE  L'ASTROLABE.  209 

niens  et  le  dégoût  qu'il  entraine  à  certains  égards,  je       1827. 
ne  crus  point  devoir  m'y  opposer  ouvertement,  tant      Mars 
pour  laisser  goûter  un  moment  à  nos  marins  l'oubli 
de  leurs  maux  passés  et  de  leurs  longues  privations, 
que  pour  conserver  en  ma  puissance  une  utile  garantie 
contre  les  complots  des  naturels. 

.lavais  toujours  eu  envie  de  me  procurer  une  de  ces 
fameuses  tètes  (  moko  mokaï),  préparées  par  le  pro- 
cédé particulier  aux  peuples  de  ces  contrées,  dans  l'in- 
tention de  l'offrir  au  musée  de  Caen,  déjà  si  riche  sous 
plusieurs  rapports,  grâce  ati  goût  éclairé  et  à  1  émula- 
tion de  mes  honorables  compatriotes.  Cette  occasion 
ne  s  était  présentée  qu'une  seule  fois  ,  et  l'on  a  vu  que 
M.  Bertrand  m'avait  alors  prévenu.  D'ailleurs  je  n'osais 
m'en  ouvrir  le  premier  avec  les  chefs  que  je  rencon- 
trais ,  dans  la  crainte  que  la  cupidité  ne  les  portât  à 
sacrifier  sans  pitié  quelqu'un  de  leurs  esclaves  pour 
préparer  sur-le-champ  sa  tête  et  me  l'apporter;  ce  qui 
est  arrivé  plus  d'une  fois.  Wetoï  vint  me  montrer  avec 
mystère  une  de  ces  tètes,  qu'à  son  tatouage  compliqué 
je  jugeai  avoir  appartenu  à  un  personnage  distingué. 
A  cela  près  d'une  forte  déchirure  sur  la  joue  gauche, 
occasionée  par  une  blessure,  elle  se  trouvait  alors  en 
bon  état,  et  je  témoignai  à  Wetoï  le  désir  d'en  de- 
venir possesseur.  Long-temps  il  exigea  en  échange 
un  mousquet  que  je  ne  pouvais  lui  donner.  Enfin ,  la 
vue  d'une  robe  bien  chamarrée,  qui  excita  vivement  les 
désirs  de  sa  femme  présente  à  notre  marché,  et  l'affec- 
tion sincère  que  Wetoï  semblait  lui  porter,  le  détermi- 
nèrent, et  la  tète  en  question  resta  en  mon  pouvoir. 

TOME    ir.  l4 


210  VOYAGE 

1827.  Comme  je  témoignai  à  Wetoï  l'envie  de  connaître 

Mars.  l'histoire  de  cette  tète ,  il  me  raconta  qu'elle  avait  ap- 
partenu à  un  rangatira  puissant  des  bords  du  Waï- 
Tamata,  nommé  Hou,  qu'il  avait  lui-même  tué  un  mois 
auparavant.  Ce  Hou  était  le  père  du  noble  et  fameux 
guerrier  Inaki ,  dont  plusieurs  Anglais  m'avaient 
parlé  avec  éloges ,  et  qui  périt  si  malheureusement 
quelques  années  auparavant  sous  les  coups  du  féroce 
Shongui.  Dans  les  orbites  des  yeux  ,  et  au  lieu  de  la 
résine  que  les  naturels  employaient  jadis ,  ils  avaient 
coulé  de  la  cire  rouge  quife  s'étaient  procurée  par  les 
Européens  ,  et  dont  ils  font  un  grand  cas ,  tant  à  cause 
de  sa  facile  liquéfaction  ,  que  de  son  poli ,  de  sa  belle 
couleur  et  de  son  odeur.  J'ai  rapporté  cette  tête  en 
France  ,  et  selon  mon  projet  j'en  ai  fait  hommage  au 
musée  de  Caen  où  elle  se  trouve  aujourd'hui  ;  mais 
l'humidité  qu'elle  a  si  souvent  éprouvée  à  bord  l'a 
beaucoup  dégradée.  Dans  cet  état  elle  ne  peut  donc 
donner  qu'un  faible  exemple  des  étonnans  résultats 
qu'obtiennent  les  Nouveaux-Zélandais  dans  les  prépa- 
rations qu'ils  emploient  pour  conserver  les  dernières 
dépouilles  de  leurs  chefs. 

Un  moment  après  ,  Wetoï  me  présenta  le  frère  de 
Pako ,  jeune  homme  de  bonne  mine ,  alors  en  visite  à 
Korora-Reka  ;  il  fut  enchanté  d'apprendre  que  son 
frère  était  venu  à  bord,  et  surtout  que  j'eusse  été 
content  de  lui.  Une  autre  connaissance  que  je  fus  plus 
flatté  de  faire,  fut  celle  du  fils  de  Moudi-Panga,  qui 
me  fut  aussi  présenté  par  Wetoï.  Moudi-Panga  était 
ce  sage  et  belliqueux  chef  de  K  aï-Para ,  que  les  récils 


DE  L'ASTROLABE.  211 

de  M.  Marsden  avaient  représenté  sous  des  couleurs  1827. 
si  intéressantes ,  et  qui  sut  résister  si  long-temps  avec  Ma,s 
honneur  aux  armes  meurtrières  de  Shongui  et  de 
ses  compagnons.  C'était  ce  guerrier  célèbre  et  malheu- 
reux dont  l'histoire  m'avait  suggéré  la  première  idée 
d'un  petit  ouvrage  d'imagination  sur  les  Nouveaux- 
Zélandais  ,  et  dont  quelques  traits  m'avaient  servi  de 
cadre  pour  le  caractère  de  mon  héros.  Dans  un  com- 
bat livré  trois  ans  auparavant ,  il  avait  succombé  sous 
les  coups  de  Tepouna ,  chef  de  Rangui-Hou.  Quand  je 
témoignai  à  Wetoï  mon  étonncment  de  voir  le  fils  de 
Moudi-Panga  au  milieu  des  habitans  de  la  baie  des 
lies ,  et  pour  ainsi  dire  à  la  merci  de  ses  plus  cruels 
ennemis,  je  lui  demandai  si  c'était  à  titre  d'esclave.  Il 
repoussa  vivement  ce  soupçon ,  comme  injurieux  à  sa 
réputation  ,  et  répliqua  que  ce  jeune  rangatira  vivait  à 
Mata-Ouwi  chez  lui  sous  le  double  titre  de  parent  et 
d'ami.  Suivant  les  lois  de  la  guerre,  le  père  avait  du 
succomber  sous  les  coups  de  Tepouna,  mais  la  vie  et  la 
liberté  du  fils  n'en  étaient  pas  moins  à  l'abri  de  toute 
atteinte  dans  la  baie  des  Iles.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce 
jeune  chef  dont  l'aspect  annonçait  une  trentaine  d'an- 
nées ,  offrait  l'extérieur  le  plus  agréable,  une  figure  à 
la  fois  douce ,  grave  et  spirituelle.  Autant  qu'il  est 
possible  de  juger  du  moral  par  le  physique  et  surtout 
par  les  manières,  il  est  très-probable  qu'avec  des  soins 
et  de  l'éducation  on  eût  pu  faire  de  ce  jeune  homme 
un  sujet  distingué,  car  tout  en  lui  annonçait  d'heu- 
reuses dispositions  et  une  véritable  intelligence.  Au 
nom  de  son  père,  je  lui  fis  quelques  présens   qu'il 

i4* 


212  VOYAGE 

1827.       reçut  avec   tous   les  indices  d'une  vive  reconnais- 
Mars,       sance. 

AYetoï  me  quitta  de  bonne  heure  avec  tous  ses  guer- 
riers ,  en  m'annonçant  qu'il  partait  le  lendemain  pour 
la  baie  Shouraki  où  l'appelaient  les  lois  de  l'honneur  et 
ses  devoirs  de  chef.  Il  laissa  à  bord  toutes  ses  esclaves, 
en  ayant  soin  de  les  recommander  à  ma  bienveillance 
et  à  celle  des  officiers. 

Peu  après,  j'ai  reçu  la  visite  de  MM.  Williams  et 
Davis  à  qui  j'ai  montré  la  route  que  nous  avions  tenue 
le  long  de  la  côte.  Ils  en  ont  paru  très-surpris ,  ainsi 
que  des  détails  que  je  leur  ai  donnés  touchant  nos 
communications  avec  les  naturels.  Au  sujet  des  arbres 
que  j'avais  observés  dans  labaieTasman  et  au  fond  de 
la  baie  Shouraki,  la  conversation  est  tombée  sur  les 
bois  de  construction  de  cette  partie  du  monde.  Les 
missionnaires  m'ont  assuré  que  le  meilleur  était  le  bois 
de  koudi.  D'après  la  description  que  je  leur  ai  donnée, 
ils  ont  pensé  que  celui  dont  je  parlais  était  le  kaï- 
katea ,  habitant  des  lieux  marécageux  ,  arbre  très- 
élevé  ,  très-droit  et  d'un  bel  aspect ,  mais  dont  le  bois 
est  beaucoup  trop  léger  et  trop  cassant  pour  cire  em- 
ployé avec  succès,  soit  pour  les  constructions,  soit 
pour  la  mâture.  Ces  messieurs  ajoutèrent  que  les  deux 
espèces  croissaient  en  abondance  dans  les  forêts  de 
Kawa-Kawa,  et  s'offrirent  fort  obligeamment  à  m'y 
conduire,  si  j'étais  curieux  de  les  examiner  moi-même. 
Malgré  les  occupations  dont  j'étais  accablé,  cette  offre 
me  parut  si  séduisante  que  je  l'acceptai  avec  empres- 
sement ;  je  leur  promis  d'aller  les  prendre  le  lende- 


1327. 


DE  L'ASTROLABE.  213 

main  matin  au  soleil  levant.  Ils  m'assurèrent  qu'ils  ne 
connaissaient  aucune  carte  de  la  Nouvelle-Zélande  Mars 
postérieure  à  celle  de  Cook  ;  les  découvertes  acciden- 
telles faites  par  quelques  navires  n'ont  point  été  pu- 
bliées ,  et  le  chirurgien  Fairfold  seul  s'est  occupé  de 
donner  une  esquisse  du  plan  de  la  haie  des  Iles  ; 
c'est  celui  dont  ils  se  servent  aujourd'hui. 

La  chaloupe  a  encore  fait  deux  voyages  à  l'eau,  et 
on  a  commencé  à  couper  du  bois.  Ces  travaux  ont  été 
favorisés  par  le  calme  et  un  assez  beau  temps. 

Dès  trois  heures  du  matin  ,  accompagné  de  *5. 
MM.  Lotlin,  Gaimard  et  Lauvergne,  je  m'embarquai 
dans  le  grand  canot ,  et  je  me  dirigeai  vers  Pahia.  Une 
jolie  brise  de  S.  E.  nous  poussa  prompt  ement  près  de 
Tapeka  ;  ensuite  à  l'aviron,  et  favorisés  par  la  marée ,  » 
nous  atteignîmes  facilement  l'ilot  situé  devant  l'em- 
bouchure du  Waï-ïangui.  Le  jour  commençait  à  peine 
à  poindre ,  et  nous  fûmes  étonnés  d'entendre  un  mur- 
mure confus  de  voix  qui  semblaient  partir  du  sein  des 
flots.  Un  moment  après ,  nous  aperçûmes  un  grand 
nombre  de  pirogues  ,  les  unes  immobiles ,  les  autres 
en  mouvement,  qui  couvraient  les  rives  de  file.  J'appris 
plus  tard  que  ces  pirogues  formaient  un  détachement 
de  la  flotte  entière  de  la  baie  des  Iles,  qui  avait  tenté 
de  sortir  la  veille,  mais  qu'une  brise  contraire  avait 
forcée  de  rentrer.  Comme  les  Grecs  en  Aulide,  ces 
insulaires  attendaient  des  vents  plus  propices,  et 
peut-être  pour  ressembler  de  tous  points  aux  vain- 
queurs de  Troie ,  il  ne  manquait  à  leurs  héros  qu'un 
Homère.  Il  est  sûr,  du  moins  ,  que  le  sacrifice  d'une 


i8a7- 


2U  VOYAGE 

jeune  fille  leur  eût  peu  coûté  pour  se  rendre  les  dieux 
Mars.       favorables. 

Au  même  instant ,  à  travers  la  brume ,  et  tel  qu'une 
ombre  légère ,  un  schooner  courait  des  bords  dans  la 
rade  pour  atteindre  le  mouillage.  Ce  navire  était  le 
Herald,  que  les  missionnaires  avaient  construit  à 
Pahia,  et  qui  revenait  en  ce  moment  de  Port-Jackson 
où  il  avait  fait  un  voyage.  On  pouvait  être  ému  de  ce 
contraste  :  ainsi  ce  petit  navire ,  faible  parcelle  de  la 
civilisation  européenne ,  monté  seulement  par  quel- 
ques Anglais  paisibles,  ne  servait  que  des  projets 
pieux  et  pbilanlropiques  ;  tandis  que  ces  longues  pi- 
rogues, dernier  effort  de  l'industrie  sauvage,  allaient, 
surchargées  de  guerriers  avides  de  sang ,  porter  le  fer 
.  et  la  flamme  sur  des  plages  voisines. 

Il  était  cinq  heures  un  quart  quand  nous  arrivâmes 
à  Pahia.  M.  H.  Williams  nous  dit  qu'une  indisposi- 
tion qui  était  survenue  à  sa  femme  l'empêcherait  de 
nous  accompagner;  il  nous  donna  pour  guide  son 
frère,  M.  W.  Williams,  qui  fit  preuve  à  notre  égard 
de  la  plus  grande  complaisance ,  mais  dont  la  société 
ne  pouvait  nous  offrir  les  mêmes  avantages  :  car,  plus 
récemment  établi  dans  ces  contrées,  il  était  encore  loin 
d'avoir  acquis  le  même  usage  de  la  langue  et  les  mêmes 
connaissances  locales  que  son  frère. 

Nous  fîmes  route  vers  l'embouchure  du  Waï-Kawa. 
Dans  l'étendue  de  trois  ou  quatre  milles ,  cette  rivière 
offre  un  superbe  bassin  de  plus  d'un  mille  de  largeur, 
et  sur  ses  bords  se  dessinent  parfois  des  sites  agréables 
et  de  jolis  vallons  qui  sembleraient  susceptibles  de  cul- 


DE  L'ASTROLABE.  215 

ture.  M.  Williams  me   fit  remarquer  le  village  de      1827. 
Shiomi,  résidence  de  Toï-Tapou  qui  a  su  joindre  à  son      Mais- 
titre  de  rangatira  l'influence  du  tohunga  ou  du  pro- 
phète le  plus  renommé  et  le  plus  accrédité  de  tous  les 
environs. 

Le  lit  du  fleuve  se  détourne  brusquement  sur  la 
gauche,  et  les  rives  qui  s'élèvent  le  forcent  à  s'en- 
caisser et  à  se  resserrer  davantage.  Bientôt  il  s'élargit 
de  nouveau  pour  former  un  second  bassin;  ici  une 
branche  du  fleuve  lui  arrive  du  S.  E.,  tandis  que  l'au- 
tre découle  du  S.  O.  Cette  dernière  seulement  con- 
serve le  nom  de  Kawa-Kawa,  et  à  cinq  ou  six  milles 
de  Pahia  ,  n'offre  plus  que  l'apparence  d'une  belle  et 
tranquille  rivière  de  trente  à  quarante  toises  de  large. 
Chemin  faisant  nous  rencontrâmes  de  nombreuses 
bandes  de  canards  déjà  tellement  instruits  des  effets 
des  armes  à  feu ,  qu'il  nous  fut  impossible  d'en  tirer 
un  seul.  De  temps  en  temps  des  pirogues  voguaient  à 
quelque  distance  du  canot  :  mais  les  insulaires  de  ces 
lieux  sont  également  si  familiarisés  avec  les  visites 
des  Européens,  que  notre  apparition  excitait  à  peine 
leur  attention  ;  le  plus  souvent  ils  passaient  le  long  du 
canot  sans  se  détourner  de  leur  route.  Leurs  projets 
de  guerre  absorbaient  toutes  leurs  facultés ,  et  M.  Wil- 
liams m'apprit  que  la  plupart  de  ces  pirogues  étaient 
occupées  à  porter  des  vivres  pour  les  guerriers  en 
partance. 

Enfin,  le  fleuve  n'est  plus  qu'un  torrent  peu  pro- 
fond ,  et  dont  le  cours  est  même  souvent  embarrassé 
par  des  troncs  d'arbres ,  des  pirogues  coulées  à  fond, 


216  VOYAGE 

i8a7.  et  des  plantes  fluviatiles.  Nous  nous  arrêtâmes  à  une 
Mais.  petite  distance  des  premières  maisons  du  village ,  et 
nous  mîmes  pied  à  terre.  Un  petit  nombre  de  naturels 
vinrent  nous  recevoir  au  bord  de  la  rivière,  et  paru- 
rent satisfaits  de  nous  voir  en  la  compagnie  de  leur 
missionnaire.  Celui-ci  m'apprit  que  nous  étions  sur  un 
morceau  de  terrain  acheté  au  nom  de  la  société,  et  où 
M.  Davis  devait  s'établir  avec  sa  famille.  M.  Davis 
était  cultivateur  de  profession ,  et  par  son  exemple  il 
comptait  inspirer  aux  naturels  quelque  goût  pour  les 
travaux  de  l'agriculture. 

Dès  que  nous  eûmes  mangé  un  morceau  à  la  hâte  , 
je  priai  M.  Williams  de  me  conduire  aux  forêts  où  je 
pourrais  observer  les  arbres  que  je  désirais  connaître. 
Nous  traversâmes  le  village  de  Kawa-Kawa  qui  me 
parut  contenir  une  centaine  de  cases  très-bien  cons- 
truites; elles  sont  disposées  dans  une  belle  et  riche 
vallée  arrosée  par  les  eaux  de  deux  torrens ,  et  soi- 
gneusement plantée  en  patates,  pommes  de  terre, 
maïs,  pastèques  et  citrouilles.  On  me  fit  voir  les  mai- 
sons, les  champs,  les  femmes  et  les  en  fan  s  deTeKoke, 
chef  de  la  tribu ,  et  de  Rangui-Touke  son  fils. 

L'inviolable  tapou  établi  sur  les  champs  de  kou- 
maras  (ou  patates  douces)  jusqu'à  une  certaine  époque 
de  leur  crue  ,  nous  contraignit  à  faire  de  longs  et  en- 
nuyeux circuits  avant  d'arriver  aux  bois  en  question. 
Vainement  M.  W.  Williams  s'était  flatté  que  son  in- 
fluence pourrait  nous  soustraire  à  ces  ridicules  entra- 
ves ,  vainement  il  employa  près  des  naturels  toute  sa 
logique  pour  leur  démontrer  que  nous  autres  étrangers 


DE  L'ASTROLABE.  217 

et  hommes  blancs  ne  pouvions  être  raisonnablement  as-  1827. 
sujettis  à  ces  réglemens.  Ils  furent  sourds  à  toutes  ses  Mars' 
raisons,  et  lui  répondirent  constamment  que  les  kou- 
maras  étaient  tapou-tapou  ,  que  l'atoua  se  fâcherait  et 
les  ferait  périr  s'ils  souffraient  qu'on  en  approchât, 
et  que,  dans  tous  les  cas,  à  leur  retour  Te  Koke  et 
Rangui  les  tueraient.  Il  fallut  bien  nous  rendre  à 
d'aussi  puissantes  raisons,  et  chaque  fois  qu'un  champ 
de  koumaras  se  présentait  sur  notre  route,  nous  étions 
forcés  de  faire  un  long  détour  pour  ne  pas  le  souiller 
par  notre  contact ,  et  je  crois  même  par  notre  simple 
regard. 

Cet  exemple  de  la  profonde  superstition  des  Nou- 
veaux-Zélandais  me  rappelait  en  outre  combien  Cook, 
et  même  les  savans  qui  l'accompagnaient,  étaient  dans 
l'erreur  quand  ils  avancèrent  que  ce  peuple  paraissait 
peu  soumis  à  l'influence  des  prêtres  et  de  la  religion. 
Il  m'expliquait  en  même  temps  quelle  pouvait  avoir 
été  la  source  de  plusieurs  des  malheurs  éprouvés  par 
les  Européens  sur  ces  plages ,  malheurs  qu'on  avait 
uniquement  attribués  au  caractère  féroce  des  insu- 
laires, tandis  qu'ils  n'étaient  peut-être  dus  qu'à  des 
préjugés  religieux  aussi  profondément  enracinés  dans 
leurs  cœurs  que  grossiers  et  incompréhensibles  pour 
un  étranger.  Qu'au  temps  de  Cook  ou  de  Marion 
un  matelot  eut  eu  la  fantaisie  d'approcher  d'un 
champ  de  koumaras  ou  de  tout  autre  terrain  con- 
sacré, l'insulaire  n'eût  pas  manqué  de  le  repousser. 
Le  blanc  se  croyant  insulté  sans  motif  pouvait  avoir 
recours  à  des  voies  de  fait;  et  de  là  des  querelles 


218  VOYAGE 

1827.       dont  il  est  facile  de  deviner  les  dangereuses  con- 

Mars-       séquences. 

Quant  à  nous ,  instruits  des  opinions  de  nos  hôtes, 
nous  sûmes  les  respecter ,  tout  en  les  maudissant  ; 
nous  fîmes  tous  les  détours  que  nos  guides  jugèrent 
convenables.  Par  cette  raison  nous  traversâmes  plu- 
sieurs fois  la  rivière  qui  n'est  plus  qu'un  torrent  sou- 
vent guéable.  Enfin,  nous  parvînmes  aune  vallée  très- 
humide  que  les  eaux  de  la  rivière  doivent  submerger 
complètement  au  temps  des  pluies.  Elle  était  pres- 
que entièrement  couverte  d'immenses  kaï-kateas ,  et  je 
reconnus  au  premier  coup-d'œil  que  ce  devait  être 
une  espèce  de  podocarpus.  C'est  un  fort  bel  arbre 
dont  le  port  et  le  feuillage  rappellent  assez  bien  le  cy- 
près, mais  qui  atteint  de  bien  plus  grandes  dimen- 
sions. 

De  là,  nos  guides,  avec  de  nouveaux  circuits  ,  nous 
menèrent  vers  le  terrain  du  Koudi.  Sur  une  petite 
éminence  j'examinai  quelque  temps  de  fort  belles 
huttes  construites  avec  un  soin  extrême  et  ornées  de 
sculptures  bizarres,  mais  d'un  travail  remarquable 
pour  ces  régions.  Ces  cases  sont  destinées  à  servir 
de  magasins  pour  les  patates  de  la  récolte  prochaine, 
et  se  nomment  doua-koumara.  C'est  pour  ce  genre 
d'édifice  que  le  Nouveau-Zélandais  réserve  tout  le 
goût,  tout  le  luxe  qu'il  peut  déployer.  Les  habitations 
des  chefs  eux-mêmes  ne  marchent  qu'en  seconde  li- 
gne; sans  doute  parce  que  les  unes  sont  utiles  à  la 
communauté  entière,  tandis  que  les  autres  ne  sont  que 
des  objets  d'intérêt  particulier.   Peut-être  est-ce  là 


DE  LASTKOLABE.  219 

une  des  preuves  les  plus  irrécusables  de  l'esprit  vrai-       1827. 
ment  républicain  de  ces  peuplades.  Mars- 

Après  avoir  gravi  un  coteau  couvert  d'arbrisseaux 
et  de  bautes  fougères  ,  nous  entrâmes  dans  le  lit  d'un 
torrent  peu  considérable  qu'ombrageaient  diverses  es- 
pèces d'arbres  de  la  plus  grande  taille.  Encore  une  fois 
j'admirai  combien  le  ton  général  de  la  végétation ,  et 
surtout  des  fougères,  me  rappelait  celle  des  tropiques, 
principalement  de  la  petite  île  d'Ualan,  malgré  un  inter- 
valle de  mille  lieues  terrestres  ,  en  latitude  seulement. 

Quatre  ou  cinq  naturels  nous  suivaient  en  babillant 
gaiement,  et  témoignant  de  tout  leur  pouvoir  leur 
empressement  à  m'ètre  agréables.  Il  suffisait  que  je  ma- 
nifestasse le  désir  d'avoir  un  échantillon  de  plante,  de 
pierre  ou  d'insecte ,  pour  les  voir  à  l'instant  se  préci- 
piter, le  recueillir  et  me  le  présenter  en  souriant.  Ils 
répétaient  à  chaque  instant  le  nom  de  Marion,  et  me 
le  donnaient ,  supposant  probablement  que  je  devais 
être  un  de  ses  enfans.  Ils  m'assurèrent  que  c'était  aux 
environs  de  ces  mêmes  forets  que  cet  infortuné  navi- 
gateur avait  envoyé  couper  les  mâtures  dont  il  avait  eu 
besoin.  Du  reste  ,  il  n'était  pas  douteux  que  les  habi- 
tans  de  Kawa-Kawa  n'eussent  eu  de  fréquens  rap- 
ports avec  lui  et  ses  compagnons  ;  la  mémoire  de  Ma- 
rion paraissait  leur  être  chère,  et  ils  repoussaient  avec 
horreur  le  soupçon  d'avoir  trempé  dans  son  assassinat. 

Sur  un  des  flancs  de  la  colline ,  au  milieu  de  plu- 
sieurs autres  espèces ,  on  me  montra  le  koudi ,  qui 
donne  le  bois  par  excellence  de  toute  la  Zélande ,  au 
jugement  des  naturels ,  comme  à  celui  des  mission- 


220  VOYAGE 

1827.  naires.  Ceux-ci  l'emploient  dans  leurs  constructions 
Mars.  jg  tout  genre  ^  ei  |es  autres  en  l'ont  leurs  plus  belles 
pirogues  de  guerre.  C'est  un  arbre  superbe ,  de  forme 
pyramidale,  qui  atteint  jusqu'à  cent  cinquante  et  cent, 
quatre-vingts  pieds  de  hauteur,  et  dont  le  tronc  s'élève 
quelquefois  jusqu'à  cent  pieds  sans  porter  une  seule 
branche.  Nos  contrées  d'Europe  n'offrent  pas  de  plus 
belles  pièces  de  bois  pour  la  mâture  de  nos  vaisseaux. 
A  mon  grand  regret,  il  me  fut  impossible  de  constater 
son  genre  ,  à  défaut  de  parties  caractéristiques  ;  il  y  a 
tout  lieu  de  supposer  néanmoins  qu'il  doit  beaucoup  se 
rapprocher  des  Araucaria. 

M.  Williams  me  fit  ensuite  remarquer  le  dimou , 
arbre  admirable  pour  sa  taille ,  son  port  et  son  feuil- 
lage. Il  atteint,  me  dit-on,  des  dimensions  encore  plus 
considérables  que  le  précédent;  mais  son  bois  a  le 
défaut  d'être  trop  lourd ,  ce  qui  le  rend  peu  propre  aux 
besoins  de  la  marine.  Ses  branches  retombent  vers  la 
terre  comme  celles  du  mélèze  et  du  casuarina,  et  ses 
feuilles  menues,  sétiformes  et  pointues,  semblent  le 
ranger  parmi  les  conifères.  Je  ne  cessais  de  m'étonner 
de  ce  que  dans  une  saison  encore  si  peu  avancée,  el 
qui  correspondait  à  peine  à  notre  mois  de  septembre, 
ces  arbres  ne  m'offrissent  déjà  plus  ni  fleurs  ni  fruits. 

D'un  autre  côté,  ces  belles  forêts,  qui  me  donnaient 
une  idée  exacte  de  l'intérieur  de  la  Nouvelle-Zélande  , 
excitaient  vivement  mon  admiration.  Jusqu'alors  con- 
finé sur  le  littoral ,  mes  observations  s'étaient  à  peu 
près  bornées  à  la  côte.  Ici  déjà  distant  de  la  mer  de  six 
à  huit  milles,  je  pouvais,  d'après  ce  que  je  voyais,  me 


DE  L'ASTROLABE.  221 

faire  une  idée  plus  précise  de  l'intérieur  de  cette  .*>.-. 
grande  terre.  Que  de  fois  je  désirai  consacrer  un  temps  Mais- 
plus  considérable  à  l'examen  d'une  contrée  qui  me 
semblait  si  digne  d'intérêt  à  tous  égards ,  et  qui  ne 
pouvait  manquer  de  jouer  un  jour  un  rôle  important 
dans  la  civilisation  !  Mais  j'étais  commandé  par  d'autres 
devoirs,  et  je  dus  m'arracher  de  ces  lieux  ,  après  avoir 
terminé  les  observations  qui  m'y  avaient  appelé. 

ISous  prîmes  pour  revenir  au  canot  un  cbemin  diffé- 
rent de  celui  que  nous  avions  suivi,  mais  presque  aussi 
long,  par  égard  pour  les  plantations  sacrées.  Quel- 
ques poteaux ,  fichés  en  terre  dans  un  lieu  écarté  sur 
le  bord  du  sentier,  barbouillés  d'ocre  rouge  et  entou- 
rés d'un  petit  espace  de  terre  fraîchement  remuée, 
attirèrent  tout-à-coup  mon  attention.  Mon  premier 
mouvement  fut  d'aller  voir  ce  que  c'était;  mais  je  fus 
retenu  par  les  sauvages  qui  se  jetèrent  avec  précipita- 
tion au  devant  de  moi ,  et  d'une  manière  très-énergi- 
que me  firent  signe  de  continuer  ma  roule.  Je  m'adres- 
sai à  M.  "Williams  pour  savoir  quel  était  cet  emblème, 
et  pourquoi  il  m'était  défendu  d'en  approcher.  Mon 
missionnaire  échangea  quelques  mots  avec  les  natu- 
rels ;  mais  je  vis  qu'il  voulait  éviter  de  me  donner  aucun 
éclaircissement ,  car ,  à  toutes  mes  questions ,  il  se 
contenta  de  me  répondre  d'un  air  contraint  et  embar- 
rassé qu'il  y  avait  là  quelque  chose  que  je  ne  devais  pas 
voir —  A  l'opposition  des  naturels,  à  l'embarras  du 
missionnaire  et  surtout  à  la  forme  et  à  la  couleur  des 
poteaux ,  je  conjecturai  qu'un  sacrifice  humain  avait  eu 
lieu  récemment  en  cet  endroit,  et  que  peut-être  les 


222  VOYAGE 

1827.       tristes  restes  de  la  victime  y  étaient  encore  exposés 

Mars.  Tout  en  persistant  dans  leurs  rits  sanguinaires,  les 
Nouveaux-Zélandais ,  par  un  sentiment  de  honte  assez 
naturel,  n'aiment  point  à  en  rendre  témoins  les  Eu- 
ropéens, car  ils  redoutent  ajuste  titre  leur  mépris  et 
leurs  reproches.  Par  un  sentiment  semblable,  quoique 
beaucoup  plus  honorable,  les  missionnaires  ne  se  sou- 
cient pas  que  des  étrangers  ,  et  surtout  des  Français , 
acquièrent,  par  de  semblables  faits ,  la  preuve  du* peu 
de  progrès  qu'ils  ont  faits  jusqu'à  présent  sur  l'esprit 
de  ces  peuples  barbares. 

Enfin ,  nous  rejoignîmes  notre  embarcation ,  et  nous 
nous  étendîmes  sur  l'herbe  fraîche  pour  rétablir  nos 
forces  affaiblies  par  la  course  que  nous  venions  de  faire. 
Une  foule  nombreuse  d'indigènes  nous  environnait, 
et  nous  regardait  paisiblement  prendre  notre  repas. 
D'un  œil  avide,  ils  suivaient  les  morceaux  que  nous 
portions  à  la  bouche ,  et  celui  qui  avait  le  bonheur  de 
recevoir  de  l'un  de  nous  un  peu  de  pain  ou  de  viande  , 
savourait  avec  délices  cet  aliment  inusité.  Je  regrettai 
sincèrement  que  la  modicité  de  nos  provisions ,  à  peine 
suffisantes  pour  nous-mêmes  ,  ne  nous  permît  pas  de 
faire  un  plus  grand  nombre  d'heureux  ;  je  me  contentai 
donc  d'offrir  aux  femmes  et  aux  enfans  de  notre  ami 
Rangui  les  restes  du  repas ,  préférence  qui  fit  plus 
d'un  jaloux,  mais  qui  trouvait  son  excuse  dans  le 
rang  de  celui  qui  en  était  l'objet  indirect.  Je  voulus 
ensuite  faire  savoir  à  ces  insulaires  que  s'ils  voulaient 
porter  à  bord  des  cochons  et  des  pommes  de  terre  ,  ils 
recevraient  en  retour  les  objets  qui  leur  seraient  le  plus 


DE  L'ASTROLABE.  223 

agréables;  mais  M.  Williams  m'expliqua  qu'à  Kawa-  1827. 
Kawa  ils  ne  cultivaient  guère  que  la  patate  douce,  Mars- 
dont  la  récolte  était  encore  éloignée,  et  qu'ils  ne  vou- 
laient pas  même  élever  de  cochons  ,  parce  qu'ils  redou- 
taient les  ravages  de  cet  animal  dans  leurs  champs  de 
patates.  Ce  même  motif  les  a  fait  jusqu'à  présent  s'op- 
poser aux  efforts  des  missionnaires  pour  introduire 
des  bètes  à  corne  le  long  des  bords  du  Kawa-Kawa. 
Pendant  de  longues  années  encore,  la  ridicule  supers- 
tition du  tapou  s'opposera  à  ce  que  ce  peuple  puisse 
faire  aucun  progrès  dans  l'agriculture,  ni  dans  les 
arts  qui  en  dépendent. 

Nous  nous  sommes  rembarques  vers  midi  et  demi  ; 
la  marée  était  tout-à-fait  basse  ,  et  bientôt  nous  avons 
trouvé  la  rivière  réduite  à  un  filet  de  six  à  huit  pouces 
d'eau  seulement.  Il  a  fallu  traîner  le  canot  l'espace  de 
près  de  deux  milles.  Durant  ce  temps,  M.  Gaimard 
et  moi,  nous  nous  sommes  enfoncés  dans  de  vastes 
marais  sur  la  gauche  de  la  rivière;  couverts  d'eau  à 
haute  mer  ,  ils  étaient  alors  entièrement  à  sec.  Sur  ce 
sol  fangeux,  nous  recueillîmes  une  espèce  d'ampullaire 
quis'y  trouve  très-commune,  et  n'observâmes  quequel- 
ques  oiseaux  de  rivage,  comme  canards,  chevaliers,  etc. 
Une  seule  espèce  d'arbre ,  disposée  en  touffe  peu 
élevée,   habite  ces  plaines  submergées. 

Après  beaucoup  de  peine ,  le  canot  parvint  dans  l'en- 
droit où  le  lit  du  torrent ,  devenu  un  peu  plus  profond , 
permit  aux  canotiers  de  faire  usage  des  avirons.  Malgré 
la  résistance  que  nous  fit  éprouver  le  flot  qui  entrait 
avec  force,  nous  atteignîmes  l'entrée  de  la  baie  de 


224  VOYAGE 

1827.  Korora-Reka,  et  à  trois  heures  et  demie  nous  dépo- 
Mars.       sâmes  M.  Williams  chez  lui. 

Afin  d'employer  avec  fruit  le  reste  de  la  journée , 
je  me  dirigeai  sur-le-champ  vers  le  village  de  Korora- 
R.eka  que  je  désirais  visiter.  La  vue  de  quelques  cases, 
pi.  xli.  garnies  de  cheminées ,  élevées  par  les  mains  des  marins 
ou  des  ouvriers  qui  ont  résidé  en  cet  endroit,  an- 
nonce au  navigateur  les  premiers  effets  de  la  civilisa- 
tion européenne.  En  parcourant  ce  hameau ,  on  ne 
tarde  pas  à  s'apercevoir  que  les  fréquens  rapports  des 
naturels  avec  les  étrangers  ont  déjà  modifié  leur 
crovance#,  ils  sont  devenus  plus  tolérans,  et  commen- 
cent même  à  secouer  une  partie  de  leurs  supersti- 
tieuses pratiques. 

Presque  tous  les  hommes  de  la  tribu  de  Korora- 
Reka  étaient  partis  pour  la  guerre ,  et  plusieurs  des 
maisons  qui  sont  agréablement  situées  le  long  de  la 
plage,  étaient  complètement  désertes.  Il  me  prit  envie 
de  revoir  le  village  de  Mata-Ouwi,  où  commandait 
naguère  le  redoutable  Pomare,  où  j'avais  reçu  trois 
ans  auparavant  l'hospitalité  de  31.  Kendall. 

Comme  ce  village  est  à  peine  distant  de  trois  à 
quatre  cents  toises  de  celui  de  Korora-Reka,  nous  y 
fumes  bientôt  rendus,  et  je  fus  frappé  du  nouvel  aspect 
qu'il  m'offrait.  En  1824,  ses  cases  étaient  éparses, 
suivant  l'ancienne  coutume,  sur  l'arête  d'un  coteau 
voisin  qui  s'avance  en  forme  de  promontoire  dans 
les  eaux  de  la  baie.  Effrayés  sans  doute  par  les  trou- 
bles qui  venaient  d'avoir  lieu  dans  toute  cette  partie  de 
la  Nouvelle-Zélande ,  et  voulant  se  maintenir  en  état 


DE  L'ASTROLABE.  2U 

de  défense  contre  une  attaque  imprévue,  les  habi-      1827. 
tans  de  Mata-Ouwi  avaient  groupé  leurs  nouvelles      Mars> 
cabanes  au  pied  du  coteau,  sur  le  bord  même  de  la 
mer,  et  les  avaient  environnées  de  palissades  élevées, 
et  de  distance  en  distance  fortifiées  par  des  pieux  très- 
solides. 

Une  troupe  armée  vint  nous  recevoir  à  la  porte  du 
pà  et  nous  conduisit  vers  l'habitation  du  chef.  Wetoï, 
revêtu  de  ses  plus  beaux  habits  ,  nous  reçut  avec  gra- 
vité, assis  à  la  porte  de  la  cabane,  son  fusil  à  deux 
coups  près  de  lui.  A  ses  cotés  se  tenaient  sa  femme 
Ehana,  le  frère  de  Pako,  le  fds  de  JVloudi-Panga  et 
ses  principaux  cliens.  Il  m'apprit  que  le  vent  l'avait 
contrarié  dans  ses  projets,  et  que  son  départ  était 
remis  au  lendemain.  Je  me  plus  à  examiner  quelque 
temps  le  jeune  Heikaï,  fils  aîné  de  Pomare,  à  peine 
âgé  de  dix-huit  ans  ,  doué  par  la  nature  de  la  plus  in- 
téressante figure  ;  aucun  tatouage  n'avait  encore  altéré 
l'harmonie  de  ses  traits.  Dans  son  maintien  ,  comme 
dans  ses  expressions,  rien  ne  trahissait  encore  ce 
caractère  farouche,  ce  courage  sanguinaire  qui  peu- 
vent seuls  lui  obtenir  la  considération  de  ses  compa- 
triotes. 

Sa  case ,  et  celle  de  Wetoï ,  ornées  l'une  et  l'autre  de     pi.  lxv 
figures  sculptées  en  bois  et  de  bas-reliefs  d'un  goût 
très-bizarre  et  de  formes  curieuses ,  attirèrent  aussi 
mon  attention  ,  et  je  les  lis  dessiner  dans  le  plus  grand 
détail  par  le  jeune  Lauvergne. 

On  me  montra  à  cent  pas  du  village  la  maisonnette 
d'un  capitaine  baleinier  nommé  Brimm  qui  a  épousé 

TOME    II.  l5 


22G  VOYAGE 

1827.  une  fille  de  ces  contrées,  et  qui  a,  dit-on,  conçu  un 
Mars.  ic\  g0ut  pour  ce  pays ,  qu'il  a  résolu  d'y  fixer  sa  ré- 
sidence. D'énormes  piles  de  bois  de  koudi  dispo- 
sées aux  environs  avaient  été  amassées  à  ses  frais  et 
devaient  lui  servir  à  construire  une  habitation  spa- 
cieuse et  commode. 

La  modeste  maison  de  31 .  K  endall  avait  été  détruite , 
et  les  naturels  n'avaient  épargné  que  le  petit  cimetière 
fondé  par  ce  missionnaire,  qui  restait  enclos,  comme 
au  temps  où  je  le  visitai.  Leur  profond  respect  pour 
les  restes  des  morts  avait  assuré  à  ce  terrain  les  pri- 
vilèges du  Tapou. 

En  revenant  au  canot  par  Korora-Reka  ,  je  fis  mar- 
ché avec  un  charpentier  anglais  établi  dans  ce  vil- 
lage, et  il  s'engagea  à  me  livrer  trois  cents  pieds  de 
planches  en  bois  de  koudi ,  moyennant  trois  pounds 
(environ  75  francs) ,  ou  trente  livres  de  poudre  de 
guerre.  En  ce  moment ,  je  ne  songeais  qu'aux  besoins 
du  bord,  et  je  ne  me  doutais  guère  de  l'emploi  auquel 
ces  planches  devaient  être  un  jour  destinées. 

Sur  ma  route ,  on  me  fit  remarquer  la  case  de 
King-George,  chef  de  Korora-Reka  ;  elle  est  très-pe- 
tite et  dépourvue  de  toute  espèce  d'ornement.  Près  de 
celle-ci  on  en  construisait  une  pour  sa  fille,  dans  un 
goût  à  demi  européen  et  qui  sera  infiniment  plus 
agréable. 

Nous  nous  rembarquâmes,  et  vers  sept  heures  et 
demie  nous  étions  de  retour  à  bord  aussi  satisfaits  que 
harassés  de  notre  longue  excursion*. 

*    Voyez  note  si. 


DE  L'ASTROLABE.  227 

Tant  que  le  missionnaire  s'est  trouvé  avec  nous ,  je  1S27. 
l'ai  questionné  sur  divers  sujets  et  en  ai  obtenu  les  Rlais' 
renseignemens  suivans . 

Le  baron  Thierry,  qui  se  prétendait  propriétaire 
de  toutes  les  îles  de  la  Nouvelle-Zélande,  et  qui 
avait  offert  à  quelques  gouvernemens  de  l'Europe 
de  rétrocéder  ses  droits  ,  moyennant  des  conditions 
plus  ou  moins  étranges,  avait  réellement  acquis  sur 
les  bords  de  la  rivière  Shouki-Anga  environ  quatorze 
mille  arpens  de  terre  des  sauvages.  Ce  marché  s  était 
opéré  par  l'entremise  d'un  capitaine  baleinier  ;  dans 
ce  cas  M.  Williams  m'assura  qu'on  avait  suivi  les 
mêmes  formalités  qui  avaient  été  déjà  mises  en  usage, 
lorsque  les  missionnaires  voulurent  acquérir  des  pro- 
priétés à  la  baie  des  Iles.  A  cet  égard,  le  récit  que  je 
tenais  déjà  de  la  bouche  de  M.  Marsden  me  fut  posi- 
tivement confirmé. 

Lorsque  la  proposition  de  ce  marché  fut  faite  par 
les  Européens  ,  les  chefs  sauvages  du  canton  s'assem- 
blèrent pour  délibérer  en  conseil  solennel  si  cette  de- 
mande pouvait  être  accordée.  La  question  ayant  été 
résolue  par  l'affirmative  ,  les  Européens  livrèrent  les 
armes ,  les  ustensiles  et  les  outils  stipulés  dans  le 
marché  ,  et  prirent  possession  du  terrain  convenu. 
Tandis  qu'ils  dressaient  le  contrat  d'acquisition  par 
écrit,  les  principaux  chefs  se  faisaient  tracer  sur  la 
figure  un  moho  (espèce  de  dessin  en  tatouage)  d'une 
forme  particulière.  Puis  ils  apposèrent  ce  même  moko 
au  pied  du  contrat ,  en  guise  de  signature.  Suivant 
M.  Marsden,  un  pacte  assujetti  à  ces  formes  solen- 

i5" 


22S  VOYAGE 

1827.  nelles  est  désormais  inviolable.  M.  Williams,  qui  eon- 
Ma«.  na[t  mieux  ces  insulaires,  pense  qu'une  possession 
constante  est  nécessaire  aux  acquéreurs  pour  ne  pas 
perdre  leurs  droits,  et  que  s'ils  étaient  obliges  de  faire 
une  longue  absence,  ils  courraient  grandement  le  ris- 
que de  payer  une  seconde  fois  leurs  propriétés  pour 
en  recouvrer  la  jouissance.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans 
le  cas  d'une  invasion  étrangère  ,  ces  droits  seraient 
absolument  nuls  aux  yeux  des  vainqueurs ,  puisqu'ils 
ne  regardent  le  plus  souvent  les  missionnaires  eux- 
mêmes  que  comme  les  premiers  sujets  du  chef  de  la 
tribu. 

Du  reste,  ajouta  M.  Williams,  le  baron  Thierry 
dont  les  projets  n'avaient  pu  faire  fortune  chez  les 
Français  casaniers  et  peu  accoutumés  à  franchir  les 
mers ,  avait  mieux  réussi  à  Londres.  L'Anglais  est 
naturellement  aventureux,  et  sans  crainte  il  trans- 
porte ses  pénates  aux  extrémités  du  monde.  Nom- 
bre d'ouvriers  s'étaient  enrôlés  sous  les  drapeaux  de 
M.  Thierry  pour  aller,  sous  ses  auspices,  prendre 
possession  de  la  Nouvelle-Zélande.  Mais  on  avait 
enfin  reconnu  que  le  baron,  soi-disant  souverain  de 
nos  antipodes ,  n'avait  pas  les  moyens  de  remplir  ses 
engagemens ,  et  les  dernières  nouvelles  qu'on  en  avait 
reçues  annonçaient  que  tous  ses  projets  s'en  étaient 
allés  en  fumée.  On  sent  tout  ce  que  devaient  avoir 
d'absurde  les  prétentions  d'un  individu  qui  se  disait 
possesseur  de  toute  la  Nouvelle-Zélande,  pour  avoir 
acheté  d'une  seule  tribu  quelques  arpens  de  terrain. 
Une  société  mieux  entendue  s'était  formée  sous  le 


DE  L'ASTROLAKK.  229 

titre  modeste  de  New-Zealand  Jlax  society,  et  avait  1827. 
tenté  tout  récemment  de  fonder  un  établissement  dans  Ma,s- 
ces  contrées  pour  cultiver  en  grand  le  Phormiam  le- 
nax,  et  exploiter  les  bois  de  construction.  La  nouvelle 
colonie  était  composée  de  soixante  et  dix  personnes,  et 
dirigée  par  M.  Shepherd  qu'un  long  séjour  à  la  Nou- 
velle-Zélande rendait  très-propre  à  cet  emploi.  La  co- 
lonie fut  débarquée  par  le  capitaine  Hurd  dans  la  baie 
Sbouraki,  et  eboisit  d'abord  pour  s'y  fixer  une  position 
qui  parut  convenir  au  but  qu'on  se  proposait  ;  mais 
bientôt  instruits  que  les  naturels  avaient  formé  le  com- 
plot de  les  attaquer  à  l'improviste  et  de  s'emparer  de 
tous  les  objets  qu'ils  avaient  apportés,  les  nouveaux  co- 
lons décampèrent  précipitamment.  Ils  se  rendirent  en- 
suite sur  les  bords  duShouki-Angaoùilsrestèrent  quel- 
ques jours  à  prendre  connaissance  des  lieux.  S'aper- 
cevant  enfin  que  les  avantages  prétendus  qu'on  leur 
avait  tant  vantés  ne  répondaient  nullement  à  leurs  es- 
pérances ,  ils  reprirent  le  cbemin  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud  ,  sans  même  avoir  débarqué. 

Avant  ensuite  questionné  M.  Williams  sur  les  opi- 
nions et  les  mœurs  des  naturels ,  il  me  dit  que ,  sui- 
vant ces  insulaires ,  toutes  les  ames  des  morts  restent 
encore  trois  jours  après  le  trépas  de  l'homme  à  vol- 
tiger autour  de  sa  dépouille  mortelle,  puis  elles  se 
rendent  par  un  cbemin  qui  leur  est  tracé  au  cap 
Reinga  pour  se  précipiter  sans  distinction  dans  le  Po- 
7ioui  (nuit,  éternelle).  —  Un  chef  de  Rangui-Hou , 
étant  revenu  d'un  sommeil  léthargique  qui  dura 
deux  jours,   assura  que    son  ame  était   déjà  partie 


230  VOYAGE 

1827.  pour  le  cap  Reinga  ,  que  là  elle  fut  arrêtée  par  le  vaï- 
Mars-  doua  d'une  jeune  fille  de  sa  tribu  morte  quelque 
temps  auparavant.  Celle-ci  lui  avait  déclaré  qu'il  avait 
encore  vingt-quatre  heures  à  passer  parmi  les  siens, 
puis  qu'alors  elle  le  recevrait  et  le  conduirait  elle- 
même  dans  le  Pô-nouï.  En  effet  il  mourut  le  surlen- 
demain. —  Les  corps  des  morts  sont  placés  debout 
dans  des  coffres  de  bois  hermétiquement  fermés,  et 
restent  en  cet  état  le  temps  nécessaire  pour  opérer  la 
décomposition  complète  des  chairs;  puis  les  os  sont 
retirés  avec  les  cérémonies  requises  et  déposés  dans  le 
tombeau  de  la  famille. 

Suivant  ce  missionnaire,  pour  les  mariages  l'homme 
n'a  pas  besoin  du  consentement  de  la  femme.  Celui  du 
père  ou  des  frères  suffit;  alors  la  fille  peut  être  enlevée 
de  vive  force  par  son  amant ,  ce  qui  ne  s'accorde  guère 
avec  le  récit  galant  que  m'avait  fait  Touaï,  et  l'affection 
sincère  qui  règne  souvent  entre  les  époux.  Au  mo- 
ment du  mariage,  comme  à  celui  de  la  mort  (toujours 
selon  M.  Williams),  les  voisins  accourent  pour  ravager 
et  piller  les  propriétés  du  mari  ou  du  défunt.  Sans 
doute  cela  est  arrivé  dans  une  foule  de  cas,  et  surtout 
dans  les  mariages  où  les  convenances  paraissent  vio- 
lées ;  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  une  coutume 
invariable. 

Quoique  traitées  en  général  avec  une  grande  rigueur, 
il  se  trouve  cependant  des  femmes  qui  se  concilient 
toute  l'affection  de  leurs  époux,  et  obtiennent  même 
un  grand  empire  sur  leur  esprit.  Ainsi  Etoudi,  femme 
de  Shongui,  qui  est  morte  dernièrement,   quoique 


DE  L'ASTROLABE.  2*1 

aveugle  et  déjà  d'un  certain  âge,  avait  captivé  toute  la       1827. 
confiance  de  ce  farouche  guerrier.  Elle  raccompagnait      Mar*- 
constamment  aux  combats,  y  prenait  part  et  influait 
souvent  sur  les  délibérations  publiques.  Les  mission- 
naires s'accordent  à  convenir  qu'Ltoudi  était  une  femme 
de  beaucoup  de  tète  et  de  jugement. 

Les  Nouveaux-Zélandais  ont  une  espèce  de  baptême 
pour  imposer  un  nom  au  nouveau-né,  et  M.  Williams 
conjecture  qu'ils  ont  en  outre  quelque  idée  de  circon- 
cision. 

Ce  missionnaire  porte  à  cinq  cent  mille  âmes  le 
nombre  des  habit  ans  de  l'île  Ika->"a-Ma\vi;  il  estime 
qu'un  dixième  seulement  des  terres  qui  composent  sa 
superficie  serait,  susceptible  d'être  labouré.  —  Quoi- 
que la  fougère  occupe  la  plus  grande  partie  des  hau- 
teurs qui  ne  sont  pas  boisées,  il  est  cependant  des  lieux 
dans  l'intérieur  où  le  phormium  croît  en  abondance. 
—  Ces  îles  ne  nourrissent  ni  serpens  ni  insectes  ve- 
nimeux, seulement  quelques  lézards  assez  gros.  On 
n'y  trouve  non  plus,  ajoute-t-il ,  ni  coquilles  terrestres 
ni  poissons  deau  douce,  ce  qui  est  difficile  à  croire 
quand  on  songe  aux  vastes  lacs  de  M  au  père  et  de 
Roto-Doua.  —  Il  y  a  seize  à  dix-sept  milles  de  Kidi- 
Kidi  à  Waï-Male,  et  seize  à  dix-huit  milles  de  Kawa- 
Kawa  à  Tae-Ame.  —  Ce  dernier  district  est  fort  peu- 
plé, et  riche  en  terres  labourables  :  Temarangai  est  un 
de  ses  principaux  rangatiras.  —  De  petits  bàtimens 
pourraient  remonter  assez  avant  dans  la  rivière  de 
Kawa-Kawa.  —  Cette  désignation  lui  vient  de  l'arbris- 
seau de  ce  nom ,  espèce  de  poivre»,  qui  croît  en  abon- 


232  VOYAGE 

1827.  dance  sur  ses  bords ,  mais  dont  les  naturels  ne  sa- 
Mars.  vaient  point  extraire  une  boisson  enivrante  comme  on 
le  fait  dans  les  îleséquatoriales.  Ils  savaient  cependant 
en  composer  une  autre  avec  les  petites  baies  noires 
qui  croissent  par  grappes  sur  un  arbrisseau  que 
Forster  a  nommé  Coriaria  sarmentosa.  —  L'ile 
Blancbe  (  Pouhia-i-ïJ^akadi)  est  certainement  un  vol- 
can en  activité  que  M.  Williams  visita  tout  récem- 
ment avec  son  frère  et  M.  Cunningham;  quelques 
arbres  frappèrent  leurs  regards ,  le  reste  est  à  nu. 
D'ailleurs  l'odeur  sulfureuse  et  suffocante  qui  s'en 
exhalait  les  força  à  se  rembarquer  promptement. 
M.  Quoy  reçut  quelques  échantillons  de  roches  qui 
provenaient  de  ce  volcan.  Ainsi  s'expliquent  naturelle- 
ment les  torrens  de  fumée  qui  enveloppaient  cette 
île  au  moment  de  notre  passage,  et  les  nombreuses 
pierres  ponces  que  nous  vîmes  flotter  sur  les  eaux 
de  la  baie  d'Abondance. 
16.  Ce  matin  tous  les  hommes  de  l'équipage  sont  allés 

laver  leur  linge  à  l'aiguade.  J'ai  gardé  le  bord  toute  la 
journée  pour  terminer  mon  courrier.  Dans  un  rapport 
fort  détaillé,  je  rends  compte  au  ministre  de  toutes 
nos  opérations  depuis  notre  départ  de  Port-Jackson 
jusqu'à  notre  arrivée  à  la  baie  des  Iles.  Sans  doute  il  est 
fort  à  craindre  que  des  nouvelles  expédiées  en  France 
d'un  pays  situé  à  ses  antipodes ,  ne  parviennent  pas  à 
leur  destination.  C'est  pour  moi,  je  l'avoue,  un  sujet 
de  vive  inquiétude  ;  car  au  travers  des  nouveaux  ha- 
sards que  nous  allons  affronter,  être  certain  que  la 
marine  et  les  amis  des  sciences  pourront  connaître  de 


DE  L'ASTROLABE.  233 


la- 


quelle manière  nous  avons  employé  notre  temps  le 
long  des  côtes  delà  Nouvelle-Zélande,  serait  du  moins  Mars- 
une  satisfaction.  Au  moment  de  périr  sur  les  redou- 
tables brisans  de  la  baie  d'Abondance,  l'idée  la  plus 
triste  qui  put  s'offrir  un  instant  à  mon  imagination,  fut 
que  nous  allions  tous  disparaître  sans  laisser  même  la 
moindre  trace  de  nos  travaux. 

Le  grand  canot  est  allé  jeter  la  seine  sur  la  pres- 
<fh  île  de  l'observatoire ,  et  n'a  rapporté  qu'un  peu  de 
menu  poisson.  Il  est  venu  deux  pirogues  le  long  du 
bord  avec  des  pommes  de  terre  et  quelques  légumes  ; 
mais  les  prix  des  naturels  sont  exorbitans.  Ils  ne 
rougissaient  pas  de  demander  une  livre  de  poudre 
pour  quelques  oignons  et  à  proportion  du  reste ,  re- 
fusant toute  autre  espèce  d'article  en  échange. 

Les  tribus  de  la  baie  des  Iles  sont  tout-à-fait  cor- 
rompues par  le  commerce  des  baleiniers ,  et  je  ne  con- 
çois pas  comment  les  missionnaires  persistent  à  sé- 
journer là,  plutôt  que  d'aller  vivre  sur  d'autres  points 
dans  le  sud  d'Ika-Na-3Iawi,  où  ils  auraient  bien  plus 
de  chances  de  voir  leurs  efforts  couronnés  de  quelques 
succès. 

L'eau  et  le  bois  ont  été  continués.  J'ai  envoyé 
M.  Paris  porter  mon  courrier  aux  missionnaires  de 
Pahia  ;  le  dessinateur  l'a  accompagne  afin  de  prendre 
la  vue  de  leur  petit  établissement.  Vers  onze  heures 
du  matin,  une  pirogue  a  accosté  le  long  du  bord,  et 
j'ai  reconnu  avec  plaisir  le  vieux  Jack  Rangui,  frère  de 
Koro-Roro  et  de  Touaï ,  qui  nous  avait  jadis  servi  de 
garde  sur  la  Coquille.  Accablé  d'infirmités  et  courbé 


234  VOYAGE 

1S27.  sous  le  poids  de  l'infortune,  ce  malheureux  insulaire 
Mars.  m'aborda  les  larmes  aux  yeux,  et  parut  éprouver 
beaucoup  de  satisfaction  de  ce  que  je  me  souvenais 
de  lui  :  je  l'entretins  de  son  séjour  à  bord  et  je 
lui  fis  quelques  présens.  Il  me  confirma  que  c'était 
effectivement  les  gens  de  Shongui  qui  avaient  chassé 
de  leurs  foyers  les  habitans  de  Kakou-Wera.  Peu  de 
temps  après  la  mort  de  Touaï,  sa  femme  Ehidi  et  son 
petit  enfant  avaient  eux-mêmes  succombé.  L'ariÉi 
Touao  et  sa  femme  étaient  encore  vivans  et  réfugiés , 
ainsi  que  lui  Rangui,  à  Waï-Tangui  ;  mais  il  se  plaignait 
amèrement  des  procédés  peu  généreux  du  chef  et  des 
membres  de  cette  tribu.  Te  Rangui  apportait  quatre 
cochons  dans  sa  pirogue,  mais  comme  il  exigeait  abso- 
lument une  couverture  de  laine  en  retour,  et  que  per- 
sonne ne  pouvait  lui  en  donner,  il  fut  obligé  de  rem- 
porter sa  marchandise. 

A  midi,  je  quittai  la  corvette,  accompagné  de 
MM.  Quoy,  Gaimard,  Gressien  et  Lesson,  pour  vi- 
siter les  ruines  du  pâ  voisin  ;  en  conséquence  nous  dé- 
barquâmes dans  l'anse  située  derrière  la  presqu'île  qui 
le  renfermait.  Une  plage  assez  basse  entoure  celte  cri- 
que dans  sa  plus  grande  étendue.  Diverses  éminences 
qu'on  aperçoit  aux  environs  portent  évidemment 
l'empreinte  du  travail  des  hommes,  et  il  est  très- 
probable  qu'elles  ont  été  jadis  occupées  aussi  par  des 
citadelles  zélandaises  qui  ont  précédé  celle  de  Kahou- 
Wera  et  qui  auront  été  abandonnées  comme  elle.  Chez 
ces  peuples,  serviles  esclaves  du  Tapou,  mille  raisons, 
indépendammentdes  vicissitudes  des  combats,  peuvent 


DE  LASTROLA.BE.  235 


amener  une  Iribuà  quitter  volontairement  sa  résidence,       1827. 


Mars. 


et  ce  n'est  pas  chez  eux  qu'il  faudrait  chercher  des  sites 
consacrés  par  plusieurs  générations  successives. 

Quelques  cases  en  ruines  ,  des  débris  de  tombeaux 
et  des  palissades  enfouies  sous  l'herbe  attirèrent  quel- 
que temps  mes  regards  sur  le  rivage.  A  peu  de  dis- 
tance, dans  une  position  assez  agréable  et  ombragée  de 
quelques  grands  arbres,  chose  assez  rare  sur  ce  point  M.  lv. 
de  la  côte,  on  voyait  encore  la  maison  de  campagne  de 
Koro-Koro.  Proprement  construite,  elle  n'avait  pas 
moins  de  dix  à  douze  pieds  en  carré,  et  je  pouvais  fa- 
cilement m'y  promener  debout;  ce  qui  est  presque  un 
luxe  pour  ces  peuples  dont  les  cases  ont  rarement  plus 
de  cinq  à  six  pieds  de  hauteur.  Il  est  vrai  que  Touaï 
ayant  vécu  à  Sydney  et  même  à  Londres ,  ses  idées 
s'étaient  un  peu  agrandies*  et  le  palais  de  son  frère 
avait  pu  s'en  ressentir. 

Nous  gravîmes  ensuite  le  coteau  sur  la  cime  duquel 
était  assis  le  pà  ruiné.  Les  immenses  fossés  dont  il  était 
environné,  le  chemin  couvert  et  une  partie  des  palis- 
sades existaient  encore  ;  mais  le  silence  du  désert  y 
régnait.  Quatre  ans  auparavant,  conduit  par  Touaï,  j'y 
avais  été  reçu  avec  les  honneurs  de  la  guerre  par  Fariki 
Touao  son  cousin  qui  en  son  absence  commandait  le 
fort.  En  ce  moment  même  la  femme  de  celui-ci  su- 
bissait l'opération  du  tatouage  sur  une  épaule.  Je 
m'étais  arrêté  un  instant  près  d'elle,  puis  j'avais  par- 
couru avec  intérêt  les  cases  du  pà  échelonnées  par  pi.  li 
gradins  sur  la  pente  d'un  coteau  escarpé  et  occupées  *'  L1L 
par  une  population  active  et  nombreuse.  Il  n'y  restait 


236  VOYAGE 

1827.  pas  un  être  animé  ;  six  mois  avaient  suffi  pour  conver- 
Mars.  tjr  en  rujnes  des  cases  fragiles  dont  les  matériaux  n'é- 
taient que  des  branches,  des  feuilles,  et  quelques 
planches;  partout  l'herbe  remplissait  leurs  intervalles. 
Avant  qu'il  se  soit  écoulé  deux  ou  trois  années,  les 
voyageurs  pourront  à  peine  distinguer  si  ce  coteau  fut 
habité  ;  tant  s'effacent  rapidement  les  traces  des  peu- 
ples demeurés  étrangers  aux  arts  de  la  civilisation  *J 

Je  fis  prendre  par  mon  secrétaire  trois  ou  quatre 
vues  différentes  de  ce  village  abandonné  ;  je  méditai 
quelque  temps  sur  ses  ruines,  et,  ramenant  mes  yeux 
sur  la  corvette  mouillée  paisiblement  sous  mes  regards, 
je  me  rappelai  les  épreuves  qu'elle  venait  déjà  de  subir. 
Une  année  seulement  s'était  écoulée  depuis  notre  dé- 
part de  France  ,  c'était  à  peine  le  tiers  de  la  carrière 
qu'elle  avait  à  fournir.  En  outre,  les  parages  que  nous 
allions  parcourir  étaient  bien  plus  dangereux  que  ceux 
que  nous  avions  traversés  ,  la  Nouvelle-Zélande  ex- 
ceptée. Il  y  avait  lieu  sans  doute  à  de  graves  ré- 
flexions... Mais  je  me  relevai  brusquement  sans  vou- 
loir m'y  livrer  ;  je  repris  le  chemin  de  la  plage,  et  je 
m'embarquai  à  l'endroit  même  où  Touaï  m'avait  mon- 
tré avec  orgueil  ses  immenses  filets ,  quatre  ou  cinq 
fois  plus  grands  que  notre  seine.  Il  ne  restait  plus 
que  les  poteaux  du  hangar  où  on  les  ramassait. 

Je  fis  dîner  avec  moi  l'infortuné  Rangui,  honneur 
que  je  n'avais  accordé  à  aucun  des  autres  chefs  de  la 
baie  des  Iles ,  et  le  questionnai  de  nouveau  sur  ce  que 

*    Voyez  note  11. 


ioa?. 


DE  L'ASTROLABE.  237 

la  tradition  lui  avait  appris  touchant  le  meurtre  de 
Marion.  Ainsi  que  me  l'avait  déjà  raconté  son  frère  Mars 
Touai,  Rangui  déclara  que  Tekouri,  qui  s'en  était  rendu 
coupable,  n'appartenait  point  à  la  baie  des  Iles ,  mais 
à  Wangaroa ,  ainsi  que  ses  guerriers.  Toupahia  ou 
Malou  était  chef  de  Rawiti  où  Marion  se  trouvait 
mouillé,  et  Kotahi  commandait  dans  l'île  Molou-Doua 
où  les  malades  avaient  été  déposés.  Celui-ci,  grand- 
père  de  Koro-Koro,  fut  la  première  victime  des  Fran- 
çais. Rangui  assure  positivement  que  c'est  à  Marion 
que  ses  compatriotes  doivent  les  cochons,  les  oignons, 
les  raves  ,  les  choux  et  les  navets  qu'ils  possèdent  au- 
jourd'hui. Malgré  les  injustes  réclamations  des  An- 
glais ,  la  chose  paraîtra  plus  que  probable  quand  on 
voudra  bien  réfléchir  que  Marion  séjourna  plus  de 
deux  mois  sur  ce  point,  qu'il  y  fit  défricher  un  jardin 
et  planter  toutes  sortes  de  graines.  Cook  au  contraire, 
qui  n'y  parut  que  dans  son  premier  voyage,  n'y  passa 
que  cinq  ou  six  jours,  et  il  ne  dit  nulle  part  qu'il  ait 
laissé  aux  naturels  aucune  de  ces  productions ,  ce 
qu'il  n'eût  pas  manqué  de  mentionner,  dans  le  cas  con- 
traire. —  Manawa-Oura  est  un  terrain  situé  au  fond 
de  la  baie  de  Manawa  et  à  deux  milles  seulement  des 
bois  où  croit  le  koudi  ;  c'est  là  que  M.  Marsden  comp- 
tait former  un  établissement  du  temps  de  Koro-Koro. 
—  Rangui  m'a  appris  que  l'île  Motou-Doua  est  un 
apanage  particulier  de  sa  famille,  dontKahou,  fils  de 
Koro-Koro,  plus  connu  sous  le  nom  de  Williams,  est 
aujourd'hui  le  légitime  héritier.  Il  m'assura  qu'elle 
nourrissait  beaucoup  de  cochons  sauvages,  et  m'invita 


238  VOYAGE 

1827.  à  aller  en  tuer  quelques-uns  pour  l'équipage  de  UAs- 
Mars-  trolabe.  —  Rangui  et  sa  suite  eurent  la  permission  spé- 
ciale de  passer  la  nuit  à  bord ,  qu'on  leur  accorda  par 
égard  pour  leur  infortune  et  pour  les  liens  de  l'an- 
cienne hospitalité  que  nous  avions  contractés  ensemble 
sur  la  Coquille. 
r8.  Il  ne  vint  à  bord  dans  la  malinée  que  trois  pirogues 

chargées  de  phormium  et  de  pommes  de  terre.  Les 
hommes  qui  les  montaient  ne  consentaient  d'abord  à 
livrer  ces  objets  que  pour  des  fusils  ;  ce  ne  fut  qu'après 
s'être  convaincus  que  nous  n'étions  pas  disposés  à  leur 
en  donner,  qu'ils  voulurent  bien  recevoir  de  la  poudre. 
L  etoupe  commençait  à  tirer  à  sa  fin  ;  je  fis  acheter 
une  bonne  quantité  de  chanvre  de  phormium  pour  le 
service  de  l'histoire  naturelle.  Les  sauvages  de  ces  pi- 
rogues, appartenant  pour  la  plupart  à  la  tribu  de  Kidi- 
Kidi,  montraient  ce  ton  d'arrogance,  cet  air  de  fé- 
rocité et  cette  duplicité  dans  leurs  marchés  qui  m'a- 
vaient déjà  frappé  autrefois.  Aussi  donnai-je  l'ordre 
de  les  surveiller  avec  soin,  en  même  temps  que  je  leur 
fis  interdire  l'accès  du  bord. 

Curieux  de  vérifier  ce  qu'il  y  avait  de  vrai  dans  le 
récit  de  Rangui  touchant  les  cochons  de  Motou-Doua, 
je  partis  accompagné  de  M.  Dudemaine,  du  maître- 
commis  et  du  maître-voilier ,  les  chasseurs  les  plus 
déterminés  du  bord  ;  et,  guidé  par  le  fils  de  Rangui 
et  un  jeune  naturel  nommé  Kokako  ,  je  me  fis  trans- 
porter sur  cette  île.  J'ai  contemplé  avec  intérêt  le  petit 
vallon  situé  au  sud ,  car  ce  fut  là  que  Marion  établit 
son  hôpital  et  son  jardin.  Il  n'en  reste  aucun  vestige 


DE  L'ASTROLABE.  239 

apparent;  les  choux  et  les  raves  y  croissent  en  abon-  18?:. 
dance,  et  ce  petit  morceau  de  terre  qui  est  très-borné  Mars" 
semble  d'une  grande  fertilité. 

Nos  chasseurs  s'empressèrent  de  parcourir  File  dans 
toutes  ses  parties  pour  se  mettre  à  la  quête  des  co- 
chons. Pour  moi,je  gravis  paisiblcmentjusqu'à  sa  cime, 
glanant  ça  et  là  quelques  plantes ,  car  la  végétation 
n'en  est  ni  variée,  ni  active,  et  se  compose  en  grande 
parlie  de  fougères  et  de  broussailles  peu  remarqua- 
bles. Du  sommet,  j'admirai  la  vue  magnifique  de  la  baie 
entière,  de  ses  ramifications  et  des  îles  nombreuses 
qui  lui  firent  donner  son  nom  par  Cook.  En  réfléchis- 
sant aux  avantages  que  ce  beau  havre  offre  aux  navires, 
je  ne  pus  m'empècher  de  songer  au  rôle  important  qu'il 
jouera  un  jour,  lorsque  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  sera 
devenue  un  Etat  puissant.  Après  la  baie  Shouraki  et 
le  détroit  de  Cook ,  la  baie  des  lies  sera  l'un  des  points 
les  plus  fréquentés  par  les  navires  qui  sillonneront 
alors  en  tout  sens  l'Océan-Pacifique. 

Fatigué  de  l'inutilité  de  mes  recherches  en  botanique 
et  en  entomologie ,  je  m'étendis  sur  la  fougère  pour 
me  livrer  à  ces  réflexions.  Après  m'ètre  élancé  dans 
l'avenir,  après  avoir  en  quelque  sorte  assisté  en  ima- 
gination au  spectacle  que  les  siècles  et  la  civilisation 
préparent  à  ces  contrées ,  mon  esprit  fatigué  de  sa 
longue  excursion  vint  se  reposer  sur  la  corvette.  Je 
me  rappelai  que  j'avais  fixé  le  départ  au  lendemain , 
et  je  me  décidai  à  reprendre  le  chemin  du  navire  pour 
en  hâter  les  préparatifs. 

Les  chasseurs  n'avaient  cessé  de  courir  après  les 


240  VOYAGE 

1827.  cochons  sauvages;  ils  en  aperçurent  trois,  mais  ils 
Mars.  n-en  atteignirent  aucun.  Pour  réussir  dans  cette 
chasse ,  il  faudrait  avoir  des  chiens  ou  se  tenir  a  l'affût 
dès  la  pointe  du  jour.  Ces  animaux  sont  très-défians 
et  fort  agiles.  Je  pense  d'ailleurs  que  depuis  l'expul- 
sion des  habitans  de  Kahou-Wera ,  les  naturels  des 

tribus  voisines  ont  dû  leur  donner  fréquemment  la 

* 
chasse  et  en  réduire  beaucoup  le  nombre.  En  effet, 

Motou-Doua  semble  être  devenu  le  rendez-vous  des 
guerriers  qui  vont  à  la  baie  Shouraki ,  leur  dernier 
point  de  départ. 

Vers  onze  heures  du  matin ,  l'Anglais  qui  m'avait 
vendu  du  bois  l'a  apporté  :  notre  maître  charpentier 
l'a  trouvé  d'une  excellente  qualité.  Pour  trois  cents 
soixante  pieds  de  koudi,  cet  homme  a  reçu  trente- 
six  livres  de  poudre,  qu'il  débitera  aux  naturels  à 
haut  prix.  Il  m'a  indiqué  les  qualités  des  bois  de  la 
Nouvelle-Zélande  dans  l'ordre  suivant:   1°  Koudi, 
supérieur  à  tous  sous  tous  les  rapports,  et  propre 
à  faire  d'excellentes  mâtures  ;  2°  Tanakea ,  a  le  dé- 
faut d'être  plus  pesant  ;  3°  Totara ,  a  l'inconvénient 
opposé;  4°  Poudi-kovea,  encore  plus  lourd  que  le 
tanakea;  5°  enfin,  le  Dimou,  qui  ressemble  pour  le 
port  au  mélèze ,  est  le  bois  le  plus  pesant  de  la  Nou- 
velle -  Zélande.    Il  m'a  encore  cité  plusieurs  autres 
espèces  dont  j'ai  oublié  les  noms.  Cet  homme  m'avait 
apporté  une  tête  tatouée  après  la  mort ,  dans  l'espoir 
de  me  la  vendre  ;  mais  elle  était  si  mal  conservée  que 
je  n'en  ai  pas  voulu,  et  je  crois  qu'un  matelot  en  a  fait 
l'acquisition  pour  quelques  nippes. 


DE  L'ASTROLABE.  241 

D'après  une  noie  que  j'avais  demandée  à  M.  \\  il-  is?;. 
liains  et  que  je  reçois  à  l'instant  ,  il  paraîtrait  que  le  Mars- 
moyen  employé  par  les  naturels  pour  parvenir  à  une 
conservation  aussi  étonnante  ,  consiste  seulement  à 
exposer  d'abord  ees  tètes  à  la  chaleur  de  leurs  fours 
de  terre ,  après  en  avoir  enlevé  la  cervelle  et  avoir  mis 
en  place  des  pierres  chaudes.  Quand  ils  ont  fait  évapo- 
rer tous  les  corps  gazeux  ,  de  manière  à  ne  point  enta- 
mer la  chair,  ils  exposent  encore  les  tètes  à  la  chaleur 
<lu  soleil  jusqu'à  parfaite  dessiccation.  Convenablement 
préparées,  elles  peuvent  ensuite  se  conserver  vingt, 
trente  et  cinquante  années  dans  le  même  état,  en 
ayant  soin  de  ne  point  les  exposer  à  l'humidité. 
M.  Williams  assure  qu'aucune  substance  étrangère 
n'est  employée  dans  ce  procédé  qui  serait  ainsi  de  la 
plus  grande  simplicité. 

Les  douze  à  quinze  femmes,  qui  s'étaient  établies 
à  bord  presqu  a  poste  fixe  depuis  notre  arrivée ,  s'y 
trouvaient  encore  ce  soir,  et  je  pressentis  un  surcroît 
d'embarras  quand  il  s'agirait  de  nous  en  défaire  le  len- 
demain matin  au  moment  d'appareiller.  Je  crus  qu'il 
valait  mieux  en  être  débarrassé  d'avance ,  et  je  leur 
fis  signifier  d'embarquer  toutes  dans  une  grande  piro- 
gue qui  était  restée  près  du  navire.  Comme  on  pouvait 
s'y  attendre,  il  y  eut  des  larmes  répandues,  car  ces 
pauvres  créatures  s'attachent  réellement  aux  Euri 
péens  malgré  le  peu  de  jours  qu'elles  ont  à  passer  avec 
eux.  Enfin,  à  six  heures  du  soir,  M.  Jacquinol 
m'annonça  que  tous  les  naturels,  hommes  el  fem- 
mes, avaient  évacué  la  corvette,  et  qu'il  n'y  restait 

TOME    II.  l(i 


1827. 
Mars. 


242  VOYAGE 

plus  qu'un  jeune  homme  qui  avait  résisté  à  tous  les 
efforts  tentés  pour  le  renvoyer,  en  déclarant  qu'il 
voulait  nous  suivre  partout. 

Alors  les  maîtres  s'avancèrent  pour  réappren- 
dre qu'en  effet,  dès  le  moment  où  la  corvette  avait 
mouillé ,  ce  jeune  insulaire  s'était  établi  à  bord ,  tra- 
vaillant comme  un  véritable  matelot  et.  se  contentant 
du  reste  des  plats.  Soumis  ,  actif  et  intelligent,  il  avait 
annoncé  la  détermination  de  rester  sur  l Astrolabe 
jusqu'au  moment  où  on  le  jetterait  hors  du  bord. 
Déjà,  par  ses  manières  et  son  heureux  caractère,  il 
avait  su  captiver  l'amitié  et  l'intérêt  de  tous  les  mate- 
lots. Je  le  fis  appeler,  et  je  vis  un  petit  homme  trapu , 
alerte  et  dégourdi ,  qui ,  à  cela  près  de  deux  ou  trois 
légers  traits  de  tatouage  sur  les  lèvres  ,  aurait  pu  aisé- 
ment passer  pour  un  Provençal  ou  un  Sicilien  très- 
brun.  Je  le  questionnai  dans  son  langage  moitié  zélan- 
dais ,  moitié  anglais  corrompu.  J'appris  qu'il  n'était 
point  né  à  la  baie  des  Iles.  Dès  son  enfance ,  il  avait 
été  esclave  dans  la  tribu  de  Korora-Reka.  Après 
avoir  vu  sacrifier  ses  compagnons  aux  obsèques  des 
derniers  rangatiras ,  il  redoutait  de  voir  arriver  son 
tour  qui  devait  être  le  premier.  Il  avait  déjà  servi 
sur  deux  navires  baleiniers  et  ne  se  plaignait  point 
de  ce  métier.  Toutes  les  prières ,  les  promesses  et 
les  supplications  qu'il  put  imaginer,  il  les  employa 
pour  me  déterminer  à  l'emmener  avec  moi.  Attendri 
par  ses  instances  et  touché  du  sort  qui  le  menaçait,  j'ai 
pensé  que  ce  serait  un  acte  d'humanité  que  de  le  pren- 
dre avec  nous  ,  sauf  à  le  laisser  ailleurs ,  si  cela  lui  plai- 


DE  L'ASTROLABE.  243 

sait.  Dès  qu'il  a  eu  l'autorisation  de  rester  avec  nous,  ce  1827. 
pauvre  garçon  s'est  livré  d'abord  aux  démonstrations  Mars- 
de  la  joie  la  plus  extravagante;  puis  il  s'est  remis,  a 
piis  un  maintien  plus  assuré,  et  a  déclaré  d'un  ton 
fort  résolu  aux  naturels  qui  l'attendaient  dans  leur 
pirogue  ,  qu'à  présent  il  était  Youroupi  (  Européen  ) , 
en  conséquence  tapou-tapou,  et  que  personne  n'avait 
droit  sur  lui  que  le  rangatira  rahi  du  Kaïpouke.  Les 
autres  ont  paru  faire  peu  d'attention  à  cette  nouvelle  ; 
au  moment  de  prendre  définitivement  congé  de  nous , 
une  femme  esclave  seule  s'est  approchée  de  Kokako, 
lui  a  fait  ses  adieux  par  le  salut  shongui  en  versant 
quelques  larmes,  et  tout  a  été  fini.  Je  l'ai  fait  inscrire 
sur  le  rôle  comme  domestique ,  et  lui  ai  fait  donner  des 
hardes  qu'il  a  tout  de  suite  portées  avec  la  même  ai- 
sance que  s'il  les  eût  mises  toute  sa  vie. 

MM.  Jacquinot  et  Lottin  sont  encore  allés  prendre 
ce  matin  des  angles  horaires  pour  conclure  la  marche 
des  montres ,  tandis  que  tout  se  préparait  pour  l'appa- 
reillage. A  dix  heures  vingt  minutes ,  nous  avons  dé- 
rapé et  fait  route  pour  sortir  de  la  baie  :  il  était  alors 
pleine  mer,  et  nous  avons  trouvé  vingt  pieds  sur  le 
banc  qui  nous  avait  arrêtés  en  entrant.  La  brise  souf- 
flait au  N.  E.,  il  a  fallu  courir  des  bordées  pour  sortir 
de  la  baie,  et  ce  n'est  qu'à  la  troisième  que  nous  avons 
pu  atteindre  le  large  en  passant  à  trois  encablures  du 
singulier  rocher  Wiwia.  Nous  avons  revu  très-distinc- 
tement l'écueil  de  Cook ,  au  N.  O.  de  l'îlot  Okahou  ,  et 
M.  Lottin  a  pris  dessus  de  nouveaux  relèvemens. 

Enfin  ,  F  Astrolabe  quitte  les  côtes  orageuses  de  la 


244 


VOYAGE 


1827. 

Mars. 


Nouvelle-Zélande,  et  va  se  diriger  vers  les  parages  plus 
tranquilles  de  la  zone  équaloriale.  Si  nous  en  croyons 
les  récits  de  la  plupart  de  nos  prédécesseurs,  si  nous 
nous  fions  à  ce  que  nous  avons  nous-mêmes  éprouvé 
durant  la  tranquille  navigation  de  la  Coquille  ;  dans 
cette  zone  où  régnent  habituellement  les  agréables  bri- 
ses de  l'E.  et  du  S.  E.,  nous  allons  enfin  nous  reposer 
de  nos  longues  fatigues  ;  notre  imagination,  souriant 
d'avance  à  cette  douce  perspective,  s'efforce  d'oublier 
les  terribles  épreuves  que  nous  venons  de  subir.  Trois 
fois  déjà  l'expédition  a  été  menacée  d'une  ruine  com- 
plète :  à  l'entrée  du  bassin  des  Courans ,  à  la  passe 
des  Français,  et  surtout  près  des  récifs  de  la  baie  d'A- 
bondance. Vingt  fois  elle  a  été  assaillie  par  des  vents 
furieux  ,  et  ce  n'est  qu'avec  la  plus  grande  peine 
que  nous  sommes  venus  à  bout  de  la  tâche  importante 
que  nous  avions  entreprise.  Mais  nous  emportons 
l'idée  d'avoir  consacré  par  d'honorables  travaux  no- 
tre séjour  sur  les  cotes  de  la  Nouvelle-Zélande.  Un 
développement  immense  de  ces  côtes  a  été  tracé  dans 
le  plus  grand  détail  et  de  la  manière  la  plus  scrupu- 
leuse. Désormais  la  géographie  ne  pourra  plus  traiter 
de  ces  grandes  îles  australes  sans  rappeler  les  travaux 
et  les  découvertes  de  l'Astrolabe.  Quels  sont  les  périls, 
quelles  sont  les  privations  qu'un  semblable  résultat 
ne  puisse  faire  oublier  *  !  — 


*    Voyez  note  2  3. 


NOTES. 


TOMF.    tl.  >7 


NOTES. 


Extraits  des  Journaux  des  Officiers  de  l'Expédition. 


page  27. 

Ravi  de  cette  preuve  étonnante  de  leur  hardiesse 
et  de  la  confiance  entière  que  nous  leur  avions  ins- 
pirée. 

Le  i5  janvier,  l'ancre  fut  levée  au  point  du  jour;  les  vents 
étaient  sans  force,  et  la  corvette,  toutes  ses  voiles  déployées, 
avait  à  peine  changé  de  place  lorsqu'on  aperçut  deux  pirogues 
qui ,  parties  du  rivage,  faisaient  force  de  rames  pour  nous  at- 
teindre. Chacune  de  ces  légères  embarcations  était  montée  par 
huit  ou  dix  hommes,  et  l'un  d'entre  eux  se  tenait  debout  au 
milieu,  tandis  que  les  autres  maniaient  la  pagaie.  Arrivés  à 
peu  de  distance  du  bâtiment,  ils  s'arrêtèrent  et  demeurèrent 
quelque  temps  à  nous  considérer.  11  fallut  leur  faire  bien  des 
signes  et  des  démonstrations  amicales  avant  qu'ils  se  déci 
dassent  à  approcher  la  corvette;  enfin  la  voix  du  commandant 
qui  les  engageait  dans  leur  langue  à  venir  à  bord  ,  fixa  leurs 
irrésolutions.  On  leur  jeta  une  corde  pour  amarrer  leur  piro- 
gue le  long  du  navire,  et  ils  montèrent  aussitôt  sur  le  pont. 


248  NOTES. 

La  présence  de  ces  hommes  au  milieu  de  nous  excita  dans 
tout  l'équipage  une  vive  curiosité.  Grâce  aux  relations  des 
voyageurs,  les  guerriers  de  la  Nouvelle-Zélande  apparaissent 
toujours  aux  Européens  grandis  de  toute  cette  terrible  renom- 
mée que  de  nombreux  actes  de  barbarie  ne  leur  ont  que  trop 
justement  acquise.  Les  parages  même  que  nous  visitions  ont 
fait  payer  bien  cher  leur  découverte  aux  premiers  navigateurs. 
Nous  avions  à  peu  de  distance  dans  l'est  ce  canal  de  la  Reine- 
Charlotte  ,  sanglant  théâtre  de  la  mort  affreuse  des  compa- 
gnons de  Furneaux;  derrière  nous,  à  peine  à  quelques  milles 
s'étendait  l'anse  du  Massacre  ,  dont  le  nom  de  sinistre  mé- 
moire atteste  encore  la  cruauté  des  indigènes  et  la  fin  malheu- 
reuse des  matelots  de  Tasman.  Quelle  que  fût  cependant  la 
puissance  de  nos  souvenirs,  les  impressions  de  la  première  vue 
ne  furent  point  défavorables  à  nos  hôtes.  Si  leurs  yeux  un  peu 
farouches  et  leurs  formidables  râteliers  éclatans  de  blancheur 
arrêtèrent  nos  pensées  sur  quelques  tragiques  images,  nous 
dûmes  convenir  aussi  que  l'expression  de  leurs  traits ,  leur  atti- 
tude et  leurs  manières,  portaient  l'empreinte  d'un  caractère 
franc  et  décidé  et  d'une  fierté  qui  a  la  conscience  de  sa  force. 

Réunis  sur  le  pont  ,  entourés  de  notre  équipage ,  ils  ne  té- 
moignaient aucun  embarras,  et  même  quelques-uns  se  livraient 
à  de  bruyans  accès  de  gaieté.  Ils  nous  serraient  les  mains  affec- 
tueusement en  répétant  sans  cesse  le  mot  Kapaï,  qui  dans  leur 
idiome  signifie  bon  ou  beau  ;  puis  ils  riaient  aux  éclats ,  puis 
ils  s'appelaient  entre  eux  à  grands  cris  et  parcouraient  le  navire 
en  courant  ou  en  sautant.  Tout  était  pour  eux  un  sujet  d'éton- 
nement  :  situés  au  fond  d'une  immense  baie  qu'avant  nous  au- 
cune exploration  n'avait  fait  connaître,  peut-être  ces  naturels 
voyaient-ils  pour  la  première  fois  un  navire  si  près  de  leurs 
rivages  ;  aussi  leur  admiration  était-elle  excitée  sans  cesse  par 
une  foule  d'objets  nouveaux;  mais  autant  leur  surprise  était 
vive,  autant  elle  était  passagère.  On  l'a  déjà  souvent  remarqué, 
nos  arts,  résultats  d'une  civilisation  très-avancée,  ne  peuvent 
affecter  que  les  organes    extérieurs  des  hommes  vivans  dans 


NOTES.  249 

l\kat  sauvage  ;  leur  esprit  s'inquiète  peu  des  causes  d'un  méca- 
nisme dont  l'effet  frappe  leurs  sens;  c'est  ainsi  qu'ils  attachent 
le  même  degré  d'importance  à  des  objets  qui  dans  l'échelle  de 
nos  inventions  se  trouvent  «placés  à  des  distances  extrêmes. 
Notre  mâture,  par  exemple ,  et  les  mouvemens  des  voiles  cap- 
tivaient vivement  l'intérêt  de  ces  sauvages  ;  dans  les  inslans  où 
on  manœuvrait,  rien  ne  paraissait  devoir  les  distraire;  mais  si 
le  sifflet  du  maître  se  faisait  entendre,  tout  était  oublié,  et  ils  se 
pressaient  autour  de  ce  merveilleux  instrument  qui  avait  sans 
doute  pour  leurs  oreilles  un  charme  particulier,  car  presque 
tous  voulaient  essayer  d'en  tirer  quelques  sons,  et  le  moindre 
succès  dans  cette  tentative  les  mettait  dans  le  ravissement. 

Ce  qui  se  passait  dans  l'intérieur  du  navire  les  occupait 
beaucoup  ,  et  d'autant  plus  peut-être  qu'on  ne  leur  permettait 
pas  de  descendre  dans  l'entrepont.  Ils  se  tenaient  groupés  au- 
tour des  panneaux,  et  considéraient  curieusement  cet  arrange- 
ment intérieur  qui  a  le  droit  d'étonner  même  un  homme  civi- 
lisé, s'il  jouit  pour  la  première  fois  de  ce  spectacle;  l'usage 
des  fusils  ne  leur  paraissait  pas  inconnu  ,  ils  avaient  pu  en  voir 
entre  les  mains  de  leurs  compatriotes  de  l'île  du  Nord  qui  at- 
tachent aujourd'hui  un  grand  prix  à  la  possession  des  armes  à 
feu  et  qui  s'en  procurent  par  le  moyen  d'échanges  avec  les  na- 
vires baleiniers.  Nul  doute  que  l'emploi  de  ce  prompt  moyen 
de  destruction  n'ait  un  jour  la  plus  grande  influence  sur  les 
mœurs  et  les  destinées  de  ces  belliqueux  antropophages.  Peut- 
être  cette  meurtrière  importation  les  amènera-t-ellc  dans  des 
temps  bien  éloignés  encore  à  jouir  des  bienfaits  de  la  civilisa- 
tion ;  mais  en  attendant,  que  de  victimes  succomberont  à  ce 
nouveau  genre  de  combat,  plus  destructeur  cent  fois  que  ceux 
où  ces  peuples  s'en  rapportaient,  pour  vider  leurs  querelles,  au 
courage  aveugle  et  aux  forces  corporelles  dont  la  nature  les  a 
doués  ! 

LesZélandais  sont  en  général  grands  et  bien  faits;  sans  être 
pourvus  d'embonpoint,  leurs  muscles  fermes  et  arrondis  in- 
diquent qu'ils  joignent  la  vigueur  à  la  souplesse.  Ils  portent  la 


250  NOTES. 

tète  haute ,  les  épaules  effacées  ,  et  leur  port  ne  manquerait 
pas  d'une  certaine  fierté  sans  l'habitude  de  vivre  accro.upis 
dans  leurs  cabanes  ;  cette  posture  accoutume  leurs  jarrets  à 
une  flexion  qui  détruit  la  grâce  de  la  démarche. 

Les  traits  de  ces  hommes  sont  fortement  prononcés ,  et  ils 
m'ont  paru  chez  plusieurs  individus  offrir  quelque  analogie 
avec  ce  type  indélébile  qui  dans  nos  climats  distingue  la  race 
juive.  La  plupart  avaient  la  face  presque  entièrement  cou- 
verte d'un  tatouage  symétrique  gravé  avec  un  goût  et  une 
finesse  admirables.  Ces  stigmates  dont  ils  sont  glorieux  sont  un 
brevet  de  valeur  guerrière  ;  aussi  remarquâmes-nous  que  les 
hommes  d'un  âge  mûr  étaient  seuls  décorés  du  tatouage  com- 
plet, tandis  que  les  jeunes  gens  n'avaient  encore  que  quelques 
dessins  légers  sur  les  ailes  du  nez  ou  vers  le  menton.  Les  guer- 
riers portent  la  chevelure  relevée  et  nouée  sur  le  sommet  de  la 
tête.  Cette  coiffure  d'un  beau  caractère  est  souvent  ornée  de 
quelques  plumes  d'oiseaux  marins.  Ils  aiment  à  se  parer  de 
pendans  d'oreilles  ou  de  colliers  composés  communément  de 
petits  os  humains  ou  de  quelques  dents,  trophées  d'une  san- 
glante victoire. 

La  peau  de  ces  insulaires  est  brune,  et  l'ocre  dont  ils  se  frot- 
tent souvent  leur  imprime  une  teinte  rougeâtre  qui  n'est  point 
désagréable  ;  les  nattes  dont  ils  sont  revêtus  contractent  par  le 
frottement  une  couleur  semblable.  Ces  vêtemens  tissus  du  lin 
soyeux  que  le  sol  de  ces  contrées  produit  en  abondance,  sont 
de  véritables  chefs-d'œuvre  d'art  et  de  patience  ,  si  l'on  songe 
à  la  simplicité  des  moyens  que  les  naturels  emploient  pour 
leur  fabrication. 

Parmi  les  hommes  que  nous  avions  à  bord  trois  ou  quatre 
nous  parurent  appartenir  à  une  race  différente.  Maigres,  ché- 
tifs  et  sales,  ils  ne  portaient  point  de  tatouage;  leurs  traits 
étaient  ignobles,  leurs  cheveux  en  désordre;  et  quelques  brins 
de  phormium  grossièrement  tressés  formaient  leur  unique  vê- 
tement. Nous  conjecturâmes  que  le  sort  de  la  guerre  les  avait 
livrés  à  la  tribu  qui  habite  la  plage  voisine.  Ces  malheureux 


NOTES.  251 

ne  possédaient  rien,  et  cependant  les  objets  que  nous  offrions 
en  échange  à  leurs  compatriotes  excitaient  vivement  leur  en- 
vie; ils  nous  demandaient  avec  instance  quelque  part  à  nos 
générosités.  S'il  arrivait  qu'ils  fussent  refusés  ,  ils  revenaient  à 
la  charge  avec  un  air  si  pileux,  si  misérable,  que  nous  cédions 
à  leurs  importunités.  Nous  vîmes  que  dans  tout  les  pays  la  mi- 
sère s'empare  des  mêmes  moyens  d'émouvoir  la  pitié,  et  que 
partout  aussi  elle  dégrade  l'espèce  humaine  ,  et  engendre  la 
bassesse  et  l'abjection. 

Nos  matelots  se  montraient  fort  empressés  auprès  d'un  jeune 
homme  que  la  beauté  de  ses  traits  et  des  yeux  pleins  de  dou- 
ceur leur  faisaient  prendre  pour  une  fcnfme.  Ses  cheveux  longs 
et  rassemblés  au  haut  de  la  tète  ajoutaient  à  la  ressemblance 
Au  même  instant  les  naturels  étaient  tombés  dans  une  erreur 
semblable  à  l'égard  de  l'un  de  nos  jeunes  domestiques  qui  , 
malgré  ses  protestations,  eut  quelque  peine  à  se  soustraire  aux 
perquisitions  des  incrédules. 

Bientôt  après  l'arrivée  des  sauvages,  les  échanges  s'établi- 
rent et  se  continuèrent  avec  beaucoup  de  bonne  foi  de  part  et 
d'autre.  Ceux  qui  nous  visitaient  n'avaient  point  apporté  de 
vivres;  mais  ils  nous  cédaient  volontiers  des  nattes  ,  des  cein- 
tures, des  lignes  de  pèche  très-bien  faites,  pour  des  couteaux, 
des  mouchoirs  et  des  hameçons.  Ce  dernier  objet  semblait  sur- 
tout leur  agréer.  Ce  peuple  qui  vil  de  pèche  doit  éprouve t  Le 
besoin  de  se  servir  d'un  instrument  plus  parfait  que  ces  lourds 
hameçons  qu'ils  fabriquent  avec  de  la  nacre  ou  des  os  de  pois- 
son. Ces  pièges  sont  si  grossiers,  qu'il  est  surprenant  qu'on 
puisse  faire  quelques  captures  par  leur  moven. 

Pendant  que  notre  commandant  essavait  d'obtenir  de  nos 
hôtes  quelques  renseignemens  relatifs  à  la  géographie,  M.  Gai- 
mard  commençait  avec  succès  son  Vocabulaire,  et  prenait  les 
mesures  exactes  des  membres  des  naturels  pour  établir  l'his- 
toire physique  de  l'homme  de  ces  contrées.  Je  tentai  aussi 
d'esquisser  deux  ou  trois  portraits,  que  la  continuelle  mo- 
bilité des  modèles  me  donna   quelque    peine  à  achever.  Mon 


252  NOTES. 

action  les  faisait  beaucoup  rire  ;  à  chaque  instant  ils  voulaient 
m'échapper ,  mais  je  les  remettais  aussitôt  en  place.  Ils  n'a- 
vaient pas  l'air  de  se  prêter  de  bien  bon  cœur  à  une  opération 
qui  leur  coûtait  quelques  minutes  d'immobilité  ,  et  je  suppose 
que  les  paroles  qu'ils  m'adressaient  dans  leur  impatience  au- 
raient eu  en  français  de  singuliers  équivalens. 

Un  spectacle  qui  nous  frappa  par  son  caractère  imposant 
fut  la  danse  ou  plutôt  le  cbant  mesuré  des  sauvages  ,  exercice 
pour  lequel  ils  semblent  passionnés.  A  peine  l'un  d'entre  eux 
eut-il  donné  le  signal  connu  ,  que  tous  ses  compagnons  accou- 
rurent se  placer  sur  une  seule  ligne  à  ses  côtés.  Les  uns  jettent 
leur  natte  sur  le  pont  ,*  d'autres  se  contentent  de  l'arranger  de 
manière  à  laisser  libre  le  mouvement  des  bras  ;  alors  au  milieu 
d'un  silence  qui  a  quelque  chose  de  solennel  ils  préludent  à 
leur  chant  en  battant  les  pieds  l'un  après  l'autre  avec  une  me- 
sure parfaite  et  en  se  frappant  en  même  temps  le  dessus  des 
cuisses  avec  la  paume  de  la  main.  Au  bout  d'un  instant  un 
homme  seul ,  d'une  voix  gutturale  et  d'un  ton  qui  a  quelque 
chose  de  triste,  commence  une  espèce  de  psalmodie  sur  une 
seule  note  dont  toute  l'harmonie  est  due  à  la  mesure  des  paro- 
les qui  sont  distinctement  scandées.  Dans  le  commencement 
les  syllabes  longues  dominent,  puis  elles  se  précipitent  peu  à 
peu  sans  que  la  mesure  soit  changée  ;  bientôt  le  chorus  est  de- 
venu général  et  les  chanteurs  mettent  plus  d'émotion  dans  leur 
accent.  Petit  à  petit  leur  corps  se  penche  en  arrière ,  leurs  ge- 
noux se  frappent  entre  eux ,  les  muscles  du  cou  se  gonflent  et 
la  tête  s'agite  par  des  mouvemens  qu'on  dirait  convulsifs  ;  leurs 
yeux  horriblement  tournés  cachent  entièrement  leur  prunelle 
sous  la  paupière  ,  et  en  même  temps  ils  remuent  vivement  de- 
vant leur  visage  leurs  mains  dont  les  doigts  sont  écartés.  C'est 
alors  que  cette  étrange  mélodie  a  pris  un  caractère  impossible 
à  rendre  par  des  paroles ,  mais  qui  pénètre  tout  le  corps  d'un 
frémissement  involontaire.  Il  faut  avoir  entendu  pour  s'en 
faire  une  idée  cet  incroyable  crescendo  où  chacun  des  acteurs 
nous  paraissait  possédé  de  quelque  esprit  infernal;  et  cepen- 


NOTES.  253 

dant  quels  effets  beaux  et  terribles  résultent  de  ces  accords  sau- 
vages !  Lorsque  par  un  dernier  effort  le  délire  des  hurlemens  et 
des  contorsions  est  porté  à  son  comble,  tout-à-coup  la  troupe 
entière  pousse  un  profond  gémissement,  les  ebanteurs  vaincus 
par  la  fatigue  laissent  tous  à  la  fois  retomber  leurs  mains  sur 
leurs  cuisses,  et,  rompant  la  ligne  qu'ils  ont  formée,  ils  cber- 
cbent  un  repos  de  quelques  minutes  dont  ils  ont  le  plus  grand 
besoin. 

Est-ce  un  ebant  de  guerre  qu'ils  nous  firent  entendre?  L'ex- 
pression grave  et  profonde  de  leur  barmonic  pouvait  nous  le 
faire  croire  ;  cependant  quelques  gestes  paraissaient  aussi  con- 
venir à  la  peinture  d'un  combat  amoureux.  Quelle  que  soit  du 
reste  leur  intention  ,  qu'ils  célèbrent  ainsi  leurs  A'ictoircs  ou 
leurs  amours  ,  ils  n'en  ont  pas  moins  une  musique  très-redou- 
table, et  ce  n'est  point  de  celle-là  qu'on  pourrait  dire  qu'elle 
amollit  les  ames  par  des  sons  efféminés. 

Nous  voyant  enchantés  de  ce  spectacle ,  nos  sauvages  en 
moins  de  deux  heures  nous  en  donnèrent  plusieurs  représen- 
tations ,  et  chaque  fois  avec  le  même  degré  de  précision  et  d'é- 
nergie. 

Vers  le  milieu  du  jour,  la  brise  s'était  élevée  et  le  navire  mar- 
chait avec  rapidité.  Les  naturels  descendirent  dans  leur  pirogue 
et  laissèrent  parmi  nous  quatre  de  leurs  compatriotes  qui  ne 
témoignèrent  pas  la  moindre  inquiétude. 

Après  quelques  bordées  nous  nous  rapprochâmes  d'une  île 
élevée  que  nous  avions  aperçue  la  veille.  A  l'abri  de  cette  île 
on  reconnut  une  belle  anse;  un  canot  fut  expédié  pour  en 
sonder  les  abords;  vers  le  soir  nous  doublâmes  de  très-près  les 
rochers  qui  forment  la  pointe  de  l'île,  et  un  moment  après 
l'ancre  tomba  ,  par  six  brasses ,  dans  un  beau  mouillage  qui 
reçut  le  nom  d'Anse  de  l'Astrolabe. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  de  Sainson.} 


2o  4  NOTES. 


PAGE    41 


Ce  qui  rapproche  beaucoup  leur  idiome  de  celui 
des  Taïtiens. 

Quoique  mouillés  non  loin  de  la  baie  du  Massacre,  où  Tas- 
man  perdit  plusieurs  de  ses  compagnons,  nos  communications 
avec  les  Zélandais  de  la  baie  Tasman  furent  très-fréquentes  et 
constamment  amicales.  Nous  leur  témoignâmes  beaucoup  de 
confiance;  et,  ce  qui  est  toujours  fort  heureux,  nous  n'eûmes 
point  à  nous  en  repentir.  MM.  de  Sainson  et  Faraguet  ayant 
accepté  la  proposition  que  je  leur  fis  d'aller  passer  la  nuit  au 
milieu  de  la  nombreuse  tribu  qui  habitait  momentanément 
l'anse  de  l'Astrolabe  ,  nous  descendîmes  à  terre ,  sans  armes ,  le 
20  janvier,  à  sept  heures  du  soir.  C'était  nous  mettre  à  leur  discré- 
tion ,  mais  c'était  avoir  aussi  le  moyen  de  les  étudier.  Il  est  vrai 
que  quelques-uns  des  leurs  restèrent  sur  notre  navire.  Ils  nous 
accueillirent  avec  une  gaieté  extrêmement  bruyante,  en  pous- 
sant de  grands  cris  ,  en  faisant  des  contorsions,  et  en  exécutant 
des  danses  et  des  chants  de  guerre  dont  plusieurs  respirent  la 
férocité.  Nous  leur  répondîmes  par  quelques-uns  de  nos  grands 
airs  patriotiques  qu'ils  applaudirent  vivement.  Les  En/ans  de 
la  France  et  le  Chœur  des  Chasseurs  de  Robin  des  Bois  obtin- 
rent aussi  leurs  suffrages  d'une  manière  non  équivoque. 

Nous  fûmes  bientôt  parfaitement  bons  amis,  et  quelques  ca- 
deaux ,  faits  aux  chefs  des  pirogues  et  aux  jeunes  filles ,  augmen- 
tèrent singulièrement  la  satisfaction  générale.  Nous  couchâmes 
sur  la  grève,  au  milieu  d'eux,  auprès  d'un  grand  feu  qu'ils  eu- 
rent soin  d'entretenir  pendant  presque  toute  la  nuit.  Ils  nous 
donnèrent  un  assez  grand  nombre  de  mots  de  leur  vocabulaire  ; 
et  le  lendemain  matin  nous  quittâmes  nos  hôtes,  très-contens 
de  l'hospitalité  qu'ils  nous  avaient  accordée. 

Nous  pûmes  en  cette  circonstance  nous  convaincre  de  la  pas- 


NOTES.  255 

s*ion  que  1rs  hommes,  les  femmes  et  les  en  f;ms  ont  pour  la  4jfttl.se 
et  pour  le  chant.  Si  parfois  quelques-uns  d'eux  n'y  prennent 
point  une  part  active ,  on  voit  toujours  que  ec  spectacle  les 
émeut,  et  qu'ils  suivent  d'un  œil  ardent  les  divers  mouvemens 
des  acteurs.  Une  natte  faite  avec  le  lin  de  la  Nouvelle-Zélande 
forme  leur  vêlement  ordinaire.  Des  cheveux  rougis  par  l'ocre, 
souvent  noués  par  derrière  et  ornés  de  quelques  plumes  noires, 
composent  leur  toilette  de  cérémonie.  Leurs  armes  ordinaires 
sont  des  casse-tètes  d'un  Lois  très-dur  dans  lequel  sont  im- 
plantées des  dents  humaines.  Ils  ont  aussi  des  haches  d'un  heau 
jade  vert  que  la  rareté  de  la  matière  et  son  extrême  dureté  ren- 
dent à  leurs  yeux  d'un  prix  inesliraahle.  Ils  ne  connaissent  ni 
l'arc  ni  les  flèches  ,  et  ils  n'ont  point  encore  reçu  le  funeste  pré- 
sent des  armes  à  feu.  Leur  nourriture  la  plus  commune  est  la 
racine  de  fougère  en  arbre  ,  à  laquelle  il  fautjoindre  le  poisson 
et  la  patate  douce.  Leurs  cabanes,  grossièrement  faites  avec  des 
branches  d'arbres,  ont  à  peine  trois  à  quatre  pieds  d'élévation. 
Les  principaux  Oiseaux  que  nous  avons  recueillis,  pendant 
notre  séjour  à  l'anse  de  l'Astrolabe,  sont  les  suivans  :  le 
Glaucope  cendré,  le  Troupialc  à  caroncules ,  l'Huîtrier  noir 
et  celui  à  manteau,  le  Sphénisque  nain,  ainsi  que  plusieurs 
espèces  nouvelles  des  genres  Chevêche,  Tangara ,  Fauvette, 
Mésange,  Siltelle,  Synallaxe  et  Grimpereau.  Les  Mollusques, 
beaucoup  plus  nombreux  ,  qui  furent  tous  peints  sur  le  vivant 
par  M.  Quoy,  appartenaient  surtout  aux  genres  Onehidie, 
Turritelle  ,  Ampullaire ,  Ancillaire,  Murex,  Fuseau,  Strtt- 
thiolaire,  Oscabrion,  Modiolc,  Moule,  Telline,  Vénus,  etc. 
(Extrait  du  Journal  Je  M.  Gaimard.^) 


Depuis  que  les  naturels  attirés  par  notre  présence  avaient 
élevé  une  espèce  de  village  sur  la  longue  plage  de  sable  la  plus 
voisine,  nos  communications  avec  eux  étaient  très-actives,  mais 
elles  cessaient  toujours  aux  derniers  rayons  du  soleil.  Renfermés 
à   bord  chaque  soir,   nous  pouvions  apercevoir  à  terre  beau- 


256  NOTES. 

coup  de  mouvement.  Plusieurs  grands  feux  s'allumaient  à  l'ap- 
proche des  ténèbres.  De  nombreux  cercles  se  formaient  autour 
des  feux  ,  et  sans  doute  ces  scènes  du  soir  étaient  très-animées , 
car  souvent  la  brise  apportait  jusqu'à  bord  les  rires,  les  cris  et 
les  chansons  de  la  plage.  M.  Gaimard  me  communiqua  le  désir 
qu'il  ressentait  de  connaître  de  plus  près  les  habitudes  noc- 
turnes de  nos  voisins;  je  partageai  vivement  cette  curiosité, 
M.  Faraguet  se  joignit  à  nous ,  et  le  commandant  ayant  mis  à 
nos  ordres  la  petite  baleinière,  nous  fumes  portés  à  terre  le 
20  janvier,  à  la  tombée  de  la  nuit.  Nous  n'emportions  aucune 
arme ,  aucun  objet  qui  pût  exciter  la  crainte  ou  la  cupidité  des 
indigènes  :  seulement,  par  un  plaisant  hasard,  M.  Gaimard  se 
trouva  muni  d'une  bougie  fine ,  et  nous  rîmes  d'avance  du 
projet  d'allumer  en  plein  air  sur  cette  plage  lointaine  ,  cette 
cire  façonnée  à  Paris  pour  le  luxe  de  nos  salons. 

A  notre  débarquement  sur  le  sable,  nous  fûmes  accueillis 
par  des  cris  de  joie  et  des  caresses  incroyables  ,  surtout  lorsque 
les  sauvages  virent  le  canot  reprendre  le  large,  et  nous  aban- 
donner au  milieu  d'eux.  C'était  à  qui  nous  serrerait  les  mains 
en  répétant  kapaï^  et  il  nous  fallut  subir  bien  des  applications 
de  nez  qui  écrasaient  les  nôtres  :  car  c'est  ainsi  qu'on  s'embrasse 
à  la  Nouvelle-Zélande.  Plus  de  cent  naturels  se  pressaient  au- 
tour de  nous ,  et  en  peu  de  minutes  nous  fûmes  séparés.  On 
nous  éloignait  peu  à  peu  du  village,  et  les  groupes  qui  nous 
entouraient  nous  conduisaient  vers  la  lisière  de  la  forêt ,  à  l'en- 
droit où  un  joli  ruisseau,  s'écoulant  du  sein  des  bois,  traversait 
le  sable  pour  se  joindre  à  la  mer.  Je  n'apercevais  plus  la  troupe 
qui  accompagnait  M.  Gaimard  ;  M.  Faraguet  avait  aussi  dis- 
paru; pour  moi,  serré  de  près  par  ma  bruyante  escorte,  j'avais 
déjà  fait  quelques  pas  sous  les  arbres,  où  l'obscurité  devenait 
plus  épaisse,  lorsqu'un  homme  à  l'air  vénérable  portant  la 
main  à  mon  cou  en  détacha  sans  façon  la  cravate  de  soie  qui 
l'entourait.  Dans  ma  position  je  n'avais  garde  de  réclamer  contre 
les  manières  libres  du  vieillard,  je  me  promettais  même  de 
laisser  passer  en  sa  possession  toutes  les  pièces  de  mon  habille- 


NOTES.  257 

ment,  l'une  après  l'autre,  si  telle  était  sa  fantaisie;  mais  com- 
bien je  me  repentis  d'avoir  jugé  trop  légèrement  un  honnête 
sauvage!  Loin  de  prétendre  à  me  dépouiller,  comme  je  pouvais 
m'y  attendre ,  il  m'offrit  aussitôt  en  échange  de  la  cravate  un 
objet  de  quelque  prix  pour  lui,  je  le  suppose,  car  cet  objet 
c'était  sa  fille. 

Elle  était  très-jeune,  sa  fille;  des  cheveux  noirs  et  bouclés 
tombaient  sur  son  front  et  cachaient  de  grands  yeux  brillans 
de  vivacité.  Sa  grâce  encore  enfantine  n'empruntait  rien  de 
l'art  ;  son  unique  vêtement  consistait  en  quelques  feuilles 
de  phormium  ,  voile  peu  discret  dérobé  aux  plantes  du  ri- 
vage. Le  père  devenait  pressant,  et  ma  position  était  réelle- 
ment critique ,  mais  en  prenant  la  main  de  la  jeune  fille ,  je 
m'aperçus  qu'elle  pleurait  :  les  grâces,  dit-on,  sont  encore 
embellies  par  les  pleurs,  il  n'en  était  pas  tout-à-fait  ainsi  de  la 
jeune  sauvage.  Je  ne  fus  plus  frappé  alors  que  de  l'abus  de  pou- 
voir révoltant  dont  le  père  se  rendait  coupable;  j'essayai  même 
de  le  gronder,  mais  je  ne  vis  pas  que  mon  sermon  produisît 
grande  impression  sur  son  esprit,  car  il  redoublait  de  prières 
auprès  de  moi,  et,  il  faut  bien  le  dire  ,  de  menaces  envers  sa 
fille.  Me  voyant  cependant  inflexible,  il  m'offrit  de  me  rendre 
cette  précieuse  cravate  à  laquelle  il  avait  voulu  mettre  un  si 
haut  prix.  Ce  trait  d'honnêteté  lui  en  valut  la  possession  :  je  la 
lui  donnai  comme  un  gage  d'estime,  il  l'accepta  avec  joie;  sa 
fille  se  mit  aussitôt  à  rire ,  et  tous  deux  disparurent  à  travers 
les  arbres.  Je  me  trouvai  seul  alors,  car,  durant  mon  colloque 
avec  le  vieillard,  tous  les  autres  naturels  avaient  eu  la  discré- 
tion de  se  retirer. 

Ils  n'étaient  pas  toujours  aussi  discrets,  car,  non  loin  du 
ruisseau  dont  j'ai  parlé ,  une  réunion  nombreuse  d'indigènes 
manifestait  une  bruyante  gaieté  par  des  rires  et  des  gestes 
approbateurs.  Telle  fut  jadis  la  joyeuse  clameur  qui  s'éleva 
dans  l'Olympe ,  lorsque  les  filets  jaloux  de  Vulcain  livrèrent 
deux  amans  surpris  à  la  risée  des  dieux  assemblés.  A  part 
les  filets  et  l'époux  irrité ,   l'étrange  scène  qui  se  passait  alors 


258  NOTES. 

rappelait  en  tous  points  ce  scandale  fameux  dans  la  mytho- 
logie. La  bougie  apportée  de  V  Astrolabe ,  tenue  par  un 
grave  guerrier ,  colorait  de  ses  reflets  vacillans  vingt  têtes  ex- 
pressives, et  prêtait  des  formes  fantastiques  à  un  tableau  digne 
de  Callot  ou  de  notre  Charlet.  Mais  soudain  tout  rentra 
dans  l'obscurité.  L'homme  qui  portait  la  bougie,  enchanté  de 
cette  charmante  invention  ,  n'avait  pu  résister  au  désir  de  se 
l'approprier,  et,  soufflant  dessus,  il  avait  pris  sa  course  vers  la 
forêt,  laissant  les  curieux  dans  un  singulier  désappointement. 

Cependant,  sur  la  plage  les  feux  étaient  allumés ,  et  de  toutes 
parts  se  faisaient  les  apprêts  du  souper.  Nous  nous  approchâmes 
tous  trois  d'un  cercle  où  l'on  nous  fit  place ,  et  bientôt  notre 
présence  attira  la  majeure  partie  des  habitans  qui  voulaient 
jouir  de  notre  vue.  Les  naturels  étaient  accroupis  sur  le  sable  ; 
les  uns  mangeaient  du  poisson  cru,  séché  au  soleil;  d'autres 
écrasaient  des  racines  de  fougère  dans  de  petites  auges  de  bois. 
Lorsqu'ils  ont  réduit  cette  racine  en  filamens  nombreux  ,  ils  en 
forment  des  boules  qu'ils  tiennent  dans  la  bouche  jusqu'à  ce 
qu'ils  en  aient  exprimé  tout  le  suc.  Nos  hôtes  ne  manquèrent 
pas  de  nous  offrir  notre  part  de  ce  frugal  repas ,  et ,  nous  voyant 
peu  empressés  d'accepter,  plusieurs  d'entre  eux  poussèrent  la 
prévenance  jusqu'à  mâcher  d'avance  des  morceaux  de  poisson 
qu'ils  nous  présentaient  ensuite  dans  le  creux  de  leur  main. 

Après  souper  vinrent  les  chansons  graves  et  monotones  des 
naturels;  nous  leur  répondîmes  par  quelques  airs  français  et  le 
chœur  de  Robin  des  Bois  •  ils  parurent  fort  contens  de  nous. 
Nous  essayâmes  aussi  leurs  organes  en  leur  faisant  prononcer 
un  grand  nombre  de  noms  propres  français;  la  plupart  étaient 
singulièrement  estropiés,  mais  quelques-uns  étaient  répétés 
exactement.  C'était  un  plaisir  piquant  pour  nous  de  faire  re- 
dire aux  échos  de  La  Nouvelle-Zélande  des  noms  illustres  qui 
font  chez  nous  la  gloire  desarmes ,  de  la  tribune  ou  de  la  scène. 
On  ne  se  fait  pas  d'idée  de  quel  charme  s'environne  dans  notre 
position  le  plus  léger  souvenir  qui  rappelle  la  patrie. 

La  soirée  s'écoula  gaiement.  Quand  l'heure  du  sommeil  ar- 


NOTES.  259 

riva,  les  sauvages  nous  offrirent  d'entrer  dans  leurs  cabanes, 
mais  nous  nous  gardâmes  bien  d'accepter  leur  proposition. 
Les  buttes  de  la  Nouvelle-Zélande  sont  liantes  à  peine  de  trois 
à  quatre  pieds;  il  faut  y  entrer  en  rampant,  et  il  s'en  exhale 
presque  toujours  une  odeur  extrêmement  fétide.  Nous  préfé- 
râmes nous  étendre  sur  le  sable,  au  pied  d'un  petit  arbre  qui 
bornait  la  plage  ,  mais  nous  n'y  trouvâmes  guère  de  repos.  A 
notre  grand  regret,  un  certain  nombre  de  naturels  vint  nous 
tenir  compagnie ,  et  nous  eûmes  l'agrément  de  servir  d'oreillers 
à  ces  messieurs  qui  trouvèrent  commode  d'appuyer  leurs  tètes 
sur  nos  membres  étendus.  Le  moyen  de  dormir  au  milieu  des 

ronflemens  et  des  mouvemens  continuels  de  pareils  voisins! 

Il  faut  ajouter  encore  que,  tourmentés  par  des  insectes  dont 
ils  sont  abondamment  pourvus,  ils  se  grattaient  d'une  manière 
horrible.  Un  sybarite  serait  mort  de  douleur  dans  notre  posi- 
tion. 

Vers  deux  heures ,  une  grosse  pluie  nous  fit  quitter  la  place  , 
et  nous  allâmes  nous  abriter  sous  les  flancs  d'une  pirogue  qu'on 
avait  halée  à  terre.  La  mer  était  mauvaise  ,  et  le  vent  soufflait 
assez  fort  ;  nous  attendîmes  le  jour  un  peu  plus  tranquillement, 
car  les  sauvages  nous  avaient  abandonnés  pour  chercher  un 
meilleur  asile  que  le  nôtre.  A  cinq  heures,  une  embarcation 
nous  fut  envoyée  ;  en  approchant  de  la  côte  ,  une  lame  la  rem- 
plit ,  et  les  matelots,  renversés  ,  tombèrent  à  l'eau.  Nous  eûmes 
quelque  peine  à  vider  le  canot  et  à  le  tirer  à  terre  ;  les  sauvages 
nous  aidèrent  avec  beaucoup  de  complaisance  dans  cette  opé- 
ration ,  malgré  la  pluie  qui  tombait  par  torrens.  Enfin  ,  à  six 
heures  nous  montâmes  à  bord  où  notre  accoutrement  excita  la 
gaieté  de  nos  camarades.  Trempés  par  la  pluie,  couverts  de 
sable  et  de  bouc ,  nous  avions  besoin  de  quelques  heures  de 
repos  pour  réparer  les  fatigues  d'une  nuit  dont,  cependant, 
nous  ne  regrettâmes  pas  l'emploi. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  de  Sainson.^) 


260  NOTES. 


PAGE    41- 


Dans  une  longue  relâche  ou  à  la  suite  d'avaries 
qu'il  faudrait  réparer. 

Cette  grande  baie  présente  une  foule  de  bons  mouillages 
dans  de  petits  bâvres  ;  et,  comme  le  sol  est  granitique,  on  peut 
approcher  la  côte  de  près.  Partout  on  trouve  de  bonne  eau 
assez  facile  à  faire.  Tout  à  côté  de  nous  était  un  port  plus  spa- 
cieux et  encore  plus  sûr  que  celui  que  nous  laissions. 
{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 


page  68. 

Jusqu'à  l'époque  où  l'on  connaîtra  le  nom  qu'elle 
a  reçu  de  ses  habitans. 

Le  commandant  soupçonnant  que  la  baie  Tasman  commu- 
niquait avec  celle  de  l'Amirauté,  et  ayant  cru  voir  de  loin  une 
coupée  dans  les  terres  où  cela  pouvait  avoir  lieu,  y  dirigea  la 
corvette.  Ce  ne  fut  pointprécisément  là  que  nous  trouvâmes  le 
passage,  mais  un  peu  plus  loin.  Afin  de  le  reconnaître  il  fallut 
mouiller  à  l'entrée  ;  c'était  le  soir,  et  nous  nous  trouvâmes  sous 
la  terre  exposés  à  une  forte  houle  qui  venait  du  détroit.  Deux 
embarcations  envoyées  pour  savoir  s'il  y  avait  passage  ne  re- 
vinrent que  fort  tard  ;  elles  rapportèrent  qu'arrivées  au  fond 
de  la  petite  baie  à  l'entrée  de  laquelle  nous  étions,  elles  furent 
entraînées  avec  une  vitesse  extrême  par  un  courant  formant  des 
tourbillons,  qui  allait  les  jeter  sur  des  roches  à  fleur  d'eau, 
malgré  tous  les  efforts  des  rameurs ,  si  un  vent  favorable  ne 
fût  venu  à  leur  secours  en  permettant  de  se  servir  des  voiles. 
Là,  fut  sur  le  point  de  se  renouveler  pour  nous  la  catastrophe 


NOTES.  261 

«irrivée  autrefois  ,  au  port  des  Français  ,  aux  frères  Labordc , 
de  l'expédition  de  La  Pérousc.  MM.  Lottin  et  Gressien  qui 
commandaient  nos  canots  ne  purent  donc  s'assurer  s'il  y  avait 
passage  ou  non.  Ils  arrivèrent  à  bord  pour  se  trouver  dans  une 
position  non  moins  critique.  Dans  la  nuit,  la  mer  augmentant 
avec  le  vent  fatiguait  tellement  le  navire,  que  l'eau  qui  entrait 
par  l'avant  couvrait  le  pont.  Bientôt  un  des  câbles  rompit,  et  la 
sûreté  du  navire  ne  tenait  plus  qu'à  une  chaîne  en  fer  dont  les 
anneaux  recevaient  de  si  violentes  secousses  du  tangage,  qu'une 
des  pattes  de  la  seule  ancre  qui  nous  tenait  se  brisa,  et  ce  fut  le 
moignon  restant  qui  résista  à  l'effort  du  vent.  Ce  ne  fut  que  le 
lendemain,  en  levant  l'ancre,  que  nous  connûmes  cette  der- 
nière circonstance,  et  le  danger  que  nous  avions  couru  d'être 
jetés  sur  une  côte  sauvage  où  le  navire  et  la  plus  grande  partie 
de  l'équipage  eussent  péri.  Ce  sont  de  ces  nuits  à  faire  blan- 
chir les  cheveux. 

Le  lendemain  le  temps  permit  de  nous  porter  vers  l'enfon- 
cement où  se  trouvait  la  passe  ;  la  mer  y  était  calme  ,  mais  la 
tenue  mauvaise  et  les  courans  d'une  grande  activité.  A  peine 
mouillés  ,  nous  chassâmes  et  nous  fûmes  emportés  avec  notre 
ancre  ,  en  pirouettant  sur  nous-mêmes  comme  je  ne  l'avais 
jamais  vu,  sur  les  rochers  de  la  côte.  On  aurait  presque  pu 
sauter  à  terre ,  et  il  nous  est  impossible  de  dire  comment  nous 
ne  lésa  vons  pas  heurtés  à  plusieurs  reprises.  On  en  voyait  d'isolés 
sous  le  beaupré  qui  n'étaient  pas  recouverts  de  plus  de  trois 
ou  quatre  pieds  d'eau.  Des  ancres  mouillées  au  large  ,  sur  les- 
quelles on  se  hala  ,  nous  tirèrent  de  ce  mauvais  pas  ,  et  une 
heure  après  les  géographes  étaient  sur  le  sommet  des  monta- 
gnes à  reconnaître  les  environs,  et  nous  occupés  d'histoire 
naturelle.  Voilà  l'existence  de  l'homme  de  mer  :  elle  en  vaut 
bien  une  autre. 

Bientôt  on  ne  douta  plus  que  la  baie  Tasman  ne  communi- 
quât avec  celle  de  l'Amirauté  par  l'anse  dans  laquelle  nous  nous 
trouvions;  mais  la  passe  excessivement  étroite  pour  un  navire 
de  notre  grandeur  était  hérissée  de  rochers  au  travers  desquels 
tomr  il.  18 


262  NOTES. 

les  marées  ne  laissaient  qu'à  peine  un  quart  d'heure  de  calme  , 
après  quoi  les  courans  se  faisaient  sentir  avec  une  excessive 
violence.  Malgré  la  petitesse  de  ce  havre  entouré  de  hautes 
montagnes  ,  les  fortes  brises  qui  se  mirent  à  souffler  nous  col- 
lèrent sur  la  terre  sans  pouvoir  appareiller  de  plusieurs  jours. 
Nous  chassâmes  même  souvent,  ce  qui  donna  beaucoup  de  tra- 
vail à  l'équipage.  Enfin  nous  parvînmes  à  nous  placer  au  mi- 
lieu du  canal  assez  près  de  la  passe  et  sur  une  seule  ancre.  Les 
rafales  qui  curent  lieu  la  nuit,  jointes  à  la  mauvaise  tenue  et 
à  la  force  du  courant,  ne  rendirent  pas  cette  position  beau- 
coup plus  belle  que  les  précédentes;  car  en  chassant  nous 
étions  directement  entraînés  au  travers  des  rochers  de  la  passe. 
Le  lendemain  ,  au  commencement  du  descendant  de  la  ma- 
rée, on  appareilla  à  l'aide  d'une  petite  brise,  qui,  ayant  man- 
qué, nous  laissa  à  la  merci  du  courant  qui  nous  eut  bientôt 
portés  dans  la  passe.  La  corvette  ne  pouvant  se  servir  de  ses 
voiles  toucha  deux  fois  avec  force  ,  en  inclinant  beaucoup  à  la 
seconde,  sur  les  rochers  de  gauche  dont  la  chaîne  était  à  dé- 
couvert; mais  elle  para  par  la  violence  même  du  courant  et 
descendit  majestueusement  dans  une  vraie  cascade  de  remoux 
et  de  tourbillons.  Dans  cette  circonstance  le  capitaine  d'Ur- 
ville  montra  une  persévérance  et  une  ténacité  dignes  des  plus 
célèbres  navigateurs,  et  sa  manœuvre  fut  une  manœuvre  in- 
trépide. Pendant  cette  scène  rapide  et  dramatique  de  notre  na- 
vigation du  28  janvier,  il  n'était  pas  sans  intérêt  de  n'entendre 
d'autre  bruit  que  celui  de  la  mer  sur  les  rochers  qui  nous  en- 
touraient, et  de  voir  sur  ces  figures  brûlées  par  le  soleil  régner 
la  sorte  d'anxiété  que  comportait  la  circonstance.  Passerons- 
nous  ou  y  resterons-nous?  telle  était  la  question  qu'un  instant 
devait  décider;  car  si  la  corvette  fût  demeurée  dix  minutes  sur 
la  roche  où  elle  toucha  ,  la  marée  baissait  si  rapidement  qu'elle 
pouvait  s'y  perdre  et  la  campagne  se  terminer  là.  L'équipage 
aurait  pu  se  sauver  et  gagner  en  partie  ,  avec  beaucoup  de 
peine,  la  baie  des  Iles,  distante  de  deux  cents  lieues,  que  fré- 
quentent les  navires  anglais. 


NOTES.  363 

Ce  passage ,  qui  prit  le  nom  de  Passe  des  Français,  nous  évita 
de  rentrer  dans  le  détroit  de  Cook  et  de  contourner  une  île 
considérable  dont  l'existence  n'était  pas  constatée. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

Le  22  janvier,  après  avoir  fait  une  ample  récolte  d'objets 
d'histoire  naturelle,  nous  quittâmes  l'anse  de  l'Astrolabe.  Le 
a3,  nous  mouillâmes  sur  un  autre  point  de  la  baie  Tasman  , 
qui  est  saine,  profonde  et  d'une  quarantaine  de  lieues  de  tour. 
Pendant  la  nuit,  un  vent  très-violent  fit  casser  le  câble,  et  nous 
:  :it  infailliblement  jetés  à  la  côte  sans  la  chaîne  en  fer  qui  nous 
retint.  Le  24,  nous  fumes  de  nouveau  dans  une  position  très- 
critique;  mais  la  journée  la  plus  mémorable  de  notre  séjour 
dans  le  détroit  de  Cook  fut  celle  du  28  janvier. 

Près  de  l'anse  des  Torrens,  où  nous  étions,  une  petite  île,  non 
indiquée  sur  les  cartes,  est  séparée  de  la  partie  méridionale  de  la 
[Nouvelle-Zélande  ou  Tavaï-Pounamou  par  un  passage  étroit, 
bordé  de  récifs,  où  des  eourans  très-forts  et  irréguliers  se  font 
sentir,  et  forment  des  lourbillonsextrèmement  remarquables.  Ce 
passage,  découvert  par  M.  d'Urville,  établit  une  commun  i  cation 
«Titre  la  baie  Tasman  et  la  baie  de  l'Amirauté.  Tous  les  lieux 
voisins  furent  sondésavec  soin,  et  l'on  s'assura  quenotrenavire,  à 
marée  haute,  pourrait  passer  s'il  rangeait  bien  exactement  la 
côte  de  la  grande  terre.  Le  9.8  janvier,  à  huit  heures  un  quart 
du  matin  ,  nous  appareillons  ,  aidés  d'une  brise  légère.  A  peine 
engagés  dans  ce  passage  ,  le  vent  calme  aussitôt,  et  nous  laisse 
livrés  aux  eourans  qui  nous  portent  avec  rapidité  sur  les  bri- 
sans.  Deux  fois  la  corvette  touche  a\ec  assez,  de  violence;  deux 
fois  elle  incline  assez  fortement  ;  des  fragmens  de  la  contre-quille 
paraissent  sur  l'eau  et  sont  entraînés  par  les  tourbillons  des 
eourans.  Notre  position  était  pénible,  j'en  conviens,  mais  le 
spectacle  que  nous  avions  sous  les  yeux  ,  joint  au  silence  pro- 
fond de  l'équipage  et  à  l'impression  si  variée  que  le  danger 
produit  sur  la  physionomie  de  l'homme,  nous  offrait  tout  l'in- 
térêt d'un  drame  dont  rien  ne  pouvait  retarder  le  dénouement. 

18' 


264  NOTES. 

Ce  ne  fut  qu'une  scène  rapide,  mais  elle  suffit  pour  porter 
dans  l'a  me  une  émotion  vive,  et  pour  donner  à  la  vie  une  in- 
tensité que  ne  connaît  pas  le  paisible  habitant  des  villes. 

M.  d'Urville  montra,  dans  cette  circonstance  critique,  beau- 
coup de  sang-froid  et  de  présence  d'esprit.  Une  brise  favorable 
se  leva;  ce  qui,  joint  à  une  bonne  manœuvre,  nous  éloigna 
promptement  de  ce  lieu  qui  a  reçu  le  nom  de  Passe  des  Fran- 
çais. 

C'est  à  l'anse  des  Torrens  que  nous  vîmes  des  nids  de  Cor- 
morans sur  des  arbres  assez  élevés.  Les  Mollusques  que  nous 
procura  ce  mouillage  furent  des  Pourpres,  des  Tritons ,  des 
Troques ,  des  Monodontes ,  des  Volutes ,  des  Patelles ,  des 
Patelloïdes,  etc. ,  etc. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.*) 

page  77. 

Puis  pour  nous  donner  en  langue  du  pays  les 
noms  des  principaux  points  de  la  côte. 

Nous  ne  fîmes  que  passer  dans  la  baie  de  l'Amirauté  et  en- 
trevoir l'entrée  de  celle  de  la  Reine-Charlotte.  Dans  tous  ces 
lieux  qui  donnent  dans  le  détroit  nous  ressentîmes  la  force  des 
courans,  qui  en  calme  nous  jetaient  sur  les  terres.  Après  avoir 
laissé  l'île  sud  de  la  Nouvelle-Zélande  ,  nous  nous  portâmes 
sur  celle  du  nord  et  pénétrâmes  dans  un  vaste  enfoncement , 
où,  malgré  le  peu  de  vent  que  nous  avions,  nous  ne  pûmes  des- 
cendre, tant  il  y  avait  de  ressac  à  terre.  Toute  cette  extrémité 
est  volcanique,  et  une  lueur  considérable  que  nous  vîmes  la 
nuit  pourrait  peut-être  bien  appartenir  à  quelque  volcan  en 
action  ;  cependant  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  naturels  em- 
brasent quelquefois  des  espaces  considérables. 

Ce  fut  à  l'entrée  de  cette  baie  qu'il  nous  vint  une  pirogue  ; 
ceux  qui  la  montaient  hésitèrent  un  instant  à  venir  à  bord,  ce 


NOTES.  265 

qui  nous  parut  d'autant  plus  surprenant  que,  lorsqu'elle  partit, 
deux  naturels,  dont  un  était  chef,  témoignèrent  une  ferme  in- 
tention de  venir  avec  nous.  Ils  firent  leurs  adieux  à  leurs  com- 
pagnons qui  pleurèrent  un  peu,  et  puis  ce  fut  fini.  Nous  conti- 
nuâmes la  géographie  de  la  côte  dons  ils  nous  donnèrent  même 
les  noms  du  pays  ;  mais  deux  jours  après,  soit  que  nos  deux 
voyageurs  eussent  le  mal  de  mer  ou  se  repentissent  de  s'être 
ainsi  aventurés,  ils  devinrent  tristes,  et  le  chef  même  ne  fit 
que  pleurer  en  priant  de  les  mettre  à  terre,  ce  qui  n'était  pas 
possible.  Il  se  calma  cependant  au  point  que  des  pirogues 
s'étant  un  soir  rapprochées  de  nous,  il  refusa  le  comman- 
dant qui  lui  proposait  de  le  faire  mettre  à  terre ,  sous  prétexte 
queceshabitans,  les  considérant  comme  étrangers,  les  tueraient. 
Nous  ne  nous  en  débarrassâmes  qu'à  la  baie  de  Houa-Houa  où 
nous  jetâmes  l'ancre  pendant  quelques  heures. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

page   108. 

Et  en  même  temps  plus  à  portée  de  secourir  nos 
gens  à  l'observatoire ,  si  cela  eût  été  nécessaire. 

Une  relâche  de  quelques  heures  dans  la  petite  baie  de  Houa- 
Houa  (baie  Tolaga  de  Cook)  nous  fut  utile  sous  plus  d'un 
rapport.  La  course  que  nous  fîmes  à  l'aiguade  de  Cook  nous 
procura  le  Pluvier  de  la  Nouvelle-Zélande  et  quelques  Halio- 
tides.  Les  naturels  qui  vinrent  nous  visiter  dans  leurs  élégantes 
pirogues,  nous  apportèrent  des  nattes  de  phormium,  des  co- 
chons et  des  pommes  de  terre  qu'ils  échangeaient  contre  des 
haches ,  des  couteaux ,  différentes  étoffes ,  des  hameçons  et  de  la 
poudre.  Ce  dernier  article  indique  suffisamment  que  les  armes 
à  feu  leur  sont  connues;  c'est  aussi  l'objet  d'échange  qu'ils  ap- 
précient le  plus.  Les  cochons  étaient  en  si  grande  abondance 
que  quelquefois  on  a  pu  en  obtenir  un  du  poids  d'une  soixan- 


266  NOTES. 

taine  de  livres  pour  un  mauvais  couteau  de  deux  ou  trois 
sous. 

Un  objet  de  commerce  non  moins  important  peut-être,  ce 
sont  leurs  jeunes  filles,  et  quelquefois  même  leurs  femmes, 
qu'ils  offrent  aux  étrangers  pour  des  colliers,  des  mouchoirs  et 
de  la  poudre.  Plusieurs  Zélandaises  passèrent  la  nuit  à  bord 
où  elles  trafiquèrent  de  leurs  charmes.  Ce  qui  les  caractérisait 
spécialement,  c'est  qu'elles  dérobaient  avec  un  singulier  plaisir 
tout  ce  qui  leur  tombait  sous  la  main,  surtout  lorsque  le  hasard 
les  conduisait  dans  quelqu'une  des  chambres  de  l'état-major. 
Montres,  draps  de  lit,  oreillers,  etc.,  elles  faisaient  main  basse 
sur  tout.  Il  est  bon  de  dire  que  ce  qu'on  leur  donne  et  ce 
qu'elles  peuvent  dérober  devient  bientôt  la  propriété  du  chef, 
heureuses  lorsque  celui-ci  se  borne  à  les  dépouiller  sans  les 
maltraiter. 

Le  dessin  que  M.  de  Sainson  a  fait  de  l'aiguade  de  Cook  en 
donne  une  excellente  idée. 


(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard. 


Cette  petite  baie  est  trop  ouverte  pour  être  bien  peuplée. 
Nous  fûmes  entourés  d'un  assez  grand  nombre  de  pirogues , 
parmi  lesquelles  il  y  en  avait  de  fort  belles  portant  environ 
trente  rameurs.  La  manière  dont  ils  nagent  étant  assis  donne 
à  ces  embarcations  autant  d'élégance  que  de  majesté  ;  elles 
n'ont  point  de  balanciers  et  leur  fond  est  fait  d'un  seul  tronc 
d'arbre.  Nous  achetâmes  pour  des  haches  et  des  hameçons 
des  pommes  de  terre  et  plus  de  cochons  que  nous  ne  pouvions 
en  nourrir.  On  en  obtint  même  pour  des  couteaux.  Les 
femmes  de  leur  côté  échangeaient  leurs  faveurs  contre  des 
colliers  et  des  mouchoirs,  mais  jamais  autrement,  et  toutes 
étaient  portées  à  ce  commerce  par  le  seul  désir  d'obtenir  ce 
qu'on  leur  offrait,  et  de  plus  ce  qu'elles  pouvaient  attraper;  car 
elles  sont  très-voleuses.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  dans  des 
instans  où  l'on  fait  peu  d'attention  à  ce  qui  se  passé  autour  de 


NOTES  263 

soi ,  elles  au  contraire  s'occupaient  à  désenfiler  les  boucles  des 
rideaux  qui  se  trouvaient  au-dessus  de  leur  tète  pour  les  em- 
porter,  à  prendre  tout  ce  qui  se  trouvait  à  leur  portée,  ser- 
viettes, bonnets,  draps  de  lit,  jusqu'à  un  énorme  oreiller  en 
plume  que  l'une  d'elles  cherchait  à  dissimuler  sous  son  bra>. 
Un  de  nos  Messieurs  eut  sa  montre,  qui  était  de  prix,  enlevée; 
il  la  retrouva  heureusement  dans  les  mains  d'un  chef,  car  c'est 
à  eux  que  finissent  par  revenir  les  choses  qu'on  donne  à  ces 
malheureuses,  ou  qu'elles  volent. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.^) 


PAGE    108. 

J'expédiai  les  deux  petites  embarcations  sous  les 
ordres  de  MM.  Loltin  et  Dudemaine. 

Le  calme  qui  régnait  permit  aux  deux  canots  de  s'avancer 
rapidement  vers  la  baie.  Nos  passagers  considéraient  avec  cu- 
riosité chacun  des  objets  de  la  baleinière,  s'en  expliquaient 
l'usage,  et  se  communiquaient  vivement  leurs  réflexions;  nos 
longs  avirons  attirèrent  d'abord  leur  attention  :  ils  suivaient 
avec  la  tête  leur  mouvement  cadencé,  poussant  des  exclama- 
tions pour  exciter  l'ardeur  des  matelots,  et  bientôt,  mettant  la 
main  à  l'œuvre  avec  une  gaieté  bruyante,  ils  firent  tellement 
plier  les  rames ,  que  ,  dans  la  crainte  de  les  voir  en  morceaux , 
je  priai  les  naturels  de  rester  tranquilles  spectateurs  de  la  manœu- 
vre. Un  d'eux,  avec  une  pantomime  expressive,  entreprit  alors 
de  nous  démontrer  la  supériorité  des  pagaies  sur  les  avirons  ;  ces 
derniers  lui  paraissaient  d'une  longueur  incommode,  et  exiger 
plusieurs  hommes  pour  conduire  un  canot,  tandis  qu'une  seule 
pagaie  fait  voler  une  pirogue ,  en  la  passant  alternativement 
d'un  côté  à  l'autre.  Un  second  naturel  fit  observer  que  chaque 
matelot  tournait  le  dos  à  l'endroit  où   il  voulait  aller,  ce  qui 


268  NOTES. 

les  fit  tous  partir  d'un  éclat  de  rire ,  et  leur  attention  se  porta 
sur  d'autres  objets.  Le  gouvernail  les  frappa;  ils  parlèrent  gra- 
vement de  son  utilité,  avec  de  fréquentes  marques  d'approba- 
tion; il  fallut  confier  un  moment  la  barre  à  l'orateur,  et  la 
promptitude  avec  laquelle  il  fit  ebanger  le  canot  de  direction  , 
vu  sa  grande  vitesse  ,  les  ravit  d'admiration. 

Je  me  dirigeai  vers  la  pointe  nord  de  la  baie.  Cette  route 
nous  fit  prolonger  les  récifs  qui  partent  de  Motou-Héka  et  s'é- 
tendent à  tm  mille  et  quart  dans  le  N.  E.;  c'est  une  traînée  de 
roebes  près  desquelles  on  trouve  de  sept  à  douze  brasses  d'eau  : 
nous  en  passâmes  à  quelques  pieds.  Ces  écueils  à  fleur  d'eau 
étaient  couverts  de  diverses  espèces  de  Lépas,  et  je  regrettai  de 
n'avoir  pas  le  temps  d'y  mettre  le  pied.  N'ayant  que  quelques 
minutes  à  passer  à  terre  ,  je  sortis  de  son  étui  le  micromètre  de 
Rochon  dont  j'avais  besoin  ;  la  couleur  brillante  du  cuivre  at- 
tira soudain  les  regards  des  naturels;  je  posai  devant  la  lunette 
un  verre  de  couleur,  et,  l'approcbant  de  l'œil  de  mon  voisin, 
je  parvins  avec  assez  de  peine  à  lui  faire  apercevoir  le  disque 
du  soleil  ;  il  expliqua  de  suite  à  ses  compagnons  qu'il  voyait  le 
soleil  de  couleur  rouge,  et  sans  être  ébloui.  Je  plaçai  un  verre 
vert  :  nouvelle  surprise  ;  puis  je  fis  mareber  le  prisme  de  cristal, 
et  le  disque  paraissant  double  excita  un  cri  d'étonnement. 
Chacun  d'eux  voulait  avoir  la  lunette  entre  les  mains,  mais 
nous  approebions  de  terre  et  leur  curiosité  ne  fut  pas  satisfaite. 

Je  voulais  débarquer  nos  passagers  devant  un  village  peu 
considérable;  vingt  cases  et  buit  pirogues  tirées  sur  la  plage 
annonçaient  une  centaine  d'babitans  :  ils  accoururent  tous 
pour  nous  recevoir,  sans  aucune  arme.  Quelques  rochers  bor- 
daient le  rivage  ,  et  nous  empêchaient  d'aborder;  ils  nous  offri- 
rent de  tirer  notre  canot  à  terre  :  cet  usage  est  probablement 
un  honneur  dans  le  pays ,  car  nos  anciens  hôtes  en  accueillirent 
la  proposition  avec  des  cris  de  joie.  Mais  je  n'avais  nulle  envie 
de  m'abandonner  à  la  discrétion  d'une  cinquantaine  de  gaillards 
vigoureux  qui  étaient  déjà  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture. 
Voyant  qu'ils  insistaient,  j'usai  de  ruse  pour  m'en  débarrasser; 


NOTES.  2G9 

je  traversai  rapidement  une  calangue  assez  profonde,  je  débar- 
quai sur-le-champ  les  naturels,  je  pris  les  distances  mieromé- 
triques  dont  j'avais  besoin  ,  et  remontai  dans  le  canot  au  grand 
désappointement  de  la  foule  qui  avait  été  forcée  de  faire  en 
courant  le  tour  de  la  ealangue  ,  et  qui  arrivait  pour  nous  voir 
partir.  Quelques  jeunes  gens  nous  défièrent  en  entonnant  leur 
chanson  de  guerre;  mais  nous  étions  désormais  tranquilles,  il 
n'y  avait  pas  même  une  seule  pierre  sur  ces  rochers  que  la  ma- 
rée balaie  chaque  jour. 

Je  tirai  un  coup  de  fusil  pour  prévenir  le  second  canot  que 
notre  opération  était  terminée;  il  me  rejoignit,  et  nous  fîmes 
route  pour  la  corvette.  M.  Dudemaine,  qui  le  commandait, 
avait  été  inquiété  par  les  naturels;  ceux-ci,  nombreux  et  ar- 
més, entouraient  le  canot  avec  leurs  pirogues,  s'efforçant  d'en 
dérober  les  objets  qui  tombaient  sous  leurs  mains,  et  refusant 
obstinément  de  céder  aucune  de  leurs  armes;  les  fusils  surtout 
excitaient  leur  cupidité.  L'éloignement  de  la  corvette  les  ren- 
dait entreprenans,  et  nul  doute  que,  si  le  canot  eût  été  seul,  ils 
ne  se  fussent  portés  à  quelque  violence. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Lottin.^) 

tage   i35. 

Et  en  quelques  heures  nous  y  tombions  infailli- 
blement . 

Le  lendemain  9,  après  que  les  naturels  nous  eurent  quittés, 
nous  fûmes  pris  par  un  violent  coup  de  vent  qui  dura  quarante- 
huit  heures  et  nous  força  d'abandonner  les  travaux  géographi- 
ques en  nous  jetant  heureusement  au  large.  Quatre  jours  se 
passèrent  avant  de  pouvoir  les  reprendre.  Bientôt  nous  en- 
trâmes dans  l'immense  baie,  ou  plutôt  le  golfe  que  Cook  a 
nommé  de  l'Abondance  ;  elle  est  parsemée  d'îles  et  ne  paraît 
point  avoir  de   port.  Le  1  h  au  soir,   par  un  temps  de  brume 


270  NOTES. 

mêlé  de  pluie,  nous  paraissions  être  tout-à-fait  au  fond  et  fort 
près  de  terre.  A  la  nuit  on  prit  le  large  pour  revenir  le  lende- 
main au  point  que  nous  quittions.  Nous  ne  faisions  que  peu  de 
route  faute  de  vent,  lorsque  nous  fûmes  assaillis  par  une  tem- 
pête comme  nous  n'en  avions  point  encore  éprouvé.  C'étaient 
des  tourbillons  mêlés  de  pluie  allant  toujours  en  augmentant, 
au  point  de  ne  pouvoir  plus  conserver  que  la  voile  du  grand 
étai ,  malgré  la  nécessité  dans  laquelle  nous  étions  de  faire 
voile  pour  sortir  de  l'enfoncement  où  nous  nous  trouvions  et 
passer  au  travers  d'îles  et  de  rochers  peu  connus.  Au  jour  l'ho- 
rizon était  tellement  obscurci  par  la  brume,  qu'on  ne  voyait  pas 
les  objets  à  cinquante  toises.  La  mer  à  laquelle  nous  étions  forcés 
de  prêter  le  côté  était  prodigieusement  grosse.  Le  16  ,  un 
peu  avant  midi,  le  ciel  s'éclaircit  pour  nous  montrer  des  bri- 
sans,  devant  et  à  côté  de  nous,  sous  le  vent,  à  la  distance  d'un 
mille,  et  sur  lesquels  le  vent  et  la  grosse  mer  nous  jetaient.  Ils 
étaient  inconnus  et  au  moins  à  cinq  lieues  de  la  côte.  Jamais 
navire  ne  fut  plus  près  de  sa  perte  totale ,  et  pendant  vingt 
minutes  que  dura  la  manoeuvre  nécessaire  pour  nous  tirer  de 
cet  immense  péril  ,  nous  eûmes  sous  les  yeux  le  spectacle  de 
notre  destruction  la  plus  complète  et  sans  que  jamais  il  fût 
resté  de  nous  ou  de  notre  navire  les  moindres  vestiges  ,  tant  la 
mer  était  grosse  et  brisait  avec  fureur  en  srélevant  en  écume  à 
la  hauteur  de  cinquante  à  soixante  pieds.  Lorsqu'on  cria  des 
brisans  devant ,  le  commandant  voulut  virer  de  bord;  mais 
aussitôt  on  vit  qu'ils  se  prolongeaient  sur  les  côtés  et  presque 
de  l'arrière  ;  nous  ne  pouvions  manquer  de  tomber  dessus.  La 
seule  ressource  qui  restait  était  de  tenter  de  les  doubler.  L'As- 
trolabe fut  à  l'instant  couverte  d'autant  de  voiles  qu'elle  en 
pouvait  porter  et  se  sauva  par  cette  manœuvre.  Quelques  mi- 
nutes plus  tard ,  c'en  était  fait,  et  l'on  eût  toujours  ignoré  quel 
avait  été  son  sort.  Ainsi  auront  péri,  sans  doute,  les  deux  na- 
vires de  La  Pérouse. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.') 


NOTES.  271 

Après  avoir  doublé  le  cap  Waï-Apou  (cap  Est  de  Cook),  en 
continuant  à  faire  la  géographie  de  la  côte  orientale  de  la  partie 
nord  de  la  Nouvelle-Zélande,  que  les  indigènes  désignent  sous 
le  nom  d'Ika-Na-Mawi,  nous  nous  trouvions,  le  i5  février,  au 
milieu  de  la  vaste  baie  d'Abondance.  Le  grand  nombre  d'îles  et 
de  récifs  que  l'on  y  rencontre  en  rendent  la  navigation  très-diffi- 
cile. Pendant  la  nuit,  nous  reçûmes  un  coup  de  vent  d'une  vio- 
lence peu  commune.  Le  lendemain  à  1 1  heures  du  matin,  la  tem- 
pête continuait  toujours,  et  l'horizon  était  tellement  embrumé 
que  l'on  ne  distinguait  rien  à  quelques  toises  du  navire,  lorsque, 
le  ciel  s'éclaireissant  tout-à-coup  ,  nous  entendîmes  aussitôt  la 

vigie  s'écrier:  Des  brisans  devant  nous! Nous  vîmes  en  effet 

à  quelques  encablures,  et  sous  le  vent,  une  longue  chaîne  de 
brisans  sur  lesquels  nous  étions  rapidement  portés  par  le  vent 
et  par  une  grosse  mer  qui,  en  les  frappant,  s'élevait  en  tour- 
billons d'écume  à  une  hauteur  prodigieuse.  Notre  position 
était  éminemment  périlleuse.  Dans  l'impossibilité  de  virer  de 
bord,  M.  d'Urville  força  de  voiles,  au  risque  de  voir  tomber 
la  mâture,  et  pendant  plus  d'un  quart  d'heure  que  nous  mîmes 
à  doubler  ces  brisans ,  nous  eûmes  constamment  la  mort  sous 
les  yeux. 

C'est  surtout  à  la  vue  de  ce  spectacle  magnifique  et  de  tant 
d'autres  scènes  qui  ont  profondément  ému  notre  ame,  que  nous 
avons  vivement  regretté  que  des  hommes  tels  que  Chateau- 
briand ou  Lamartine  n'en  fussent  les  témoins.  Que  ne  produi- 
rait pas  le  génie  avec  de  tels  souvenirs! 

Jamais,  jamais  l'écho  de  la  céleste  voûte, 
Jamais  ces  harpes  d'or  que  Dieu  lui-même  écoute, 
Jamais  des  Séraphins  les  chœurs  mélodieux 
De  plus  divins  accords  n'auraient  ravi  les  cieux! 

LAMARTINE   A   I.ORn  BYRO*. 


(Extrait  du  Journal  de  M.  Gairnard.} 


272  NOTES. 

PAGE    l4o. 

Des  plaintes  générales. 

A  bord  de  l'Astrolabe,  le  17  février  1837. 

Commandant, 

J'ai  l'honneur  de  vous  rendre  compte  que,  conformément  à 
vos  désirs,  j'ai  ordonné  ce  matin  au  commis  aux  vivres  de  dis- 
tribuer des  pommes  de  terre  pour  le  souper  de  l'équipage,  et 
de  porter  la  ration  à  la  quantité  de  trois  cents  grammes  en  rem- 
placement de  cent  vingt  grammes  de  légumes  secs.  M.  Imbert, 
commis  aux  vivres,  vient  de  m'informer  que  la  distribution 
venait  d'avoir  lieu ,  mais  que  les  matelots  avaient  fortement 
murmuré  contre  cette  nourriture  qui ,  quoique  beaucoup  plus 
saine  que  les  légumes  secs ,  paraît  ne  pas  leur  convenir. 

Etonné  de  cette  bizarrerie  ,  j'ai  questionné  plusieurs  hommes 
de  l'équipage,  et  je  me  suis  convaincu  de  la  vérité  du  rapport 
du  commis  aux  vivres. 

Je  vous  prie,  mon  Commandant,  de  me  donner  vos  ordres 
pour  la  distribution  du  souper  de  demain  ,  et  notamment  si  je 
dois  continuer  de  leur  faire  distribuer  les  dîners  en  viande 
fraîche ,  sur  le  pied  de  cinq  cents  grammes  au  lieu  de  deux 
cent  cinquante  grammes  alloués  par  le  règlement. 

J'ai  l'honneur,  etc. 

Le  Commis  aux  revues  et  aux  approvïsionnemens , 

Bertrand. 


NOTES.  273 


PAGE    l62. 


M.  Gaimard  fit  une  chute  et  faillit  se  blesser  dan- 
gereusement. 

Le  ?.5  février,  MM.  d'Urville,  Lottin  et  moi,  nous  fîmes 
par  terre,  sur  les  bords  de  la  baie  Shouraki  (rivière  Tamise  de 
Cook),  une  eourse  extrêmement  pénible,  sans  obtenir  le  ré- 
sultat que  nous  désirions ,  qui  était  de  savoir  si  une  rivière  que 
nous  avions  sous  les  yeux  ,  nommée  Waï-Tamata  ,  communi- 
quait avec  la  mer  de  l'Ouest.  Des  Zélandais  qui  vinrent  à  bord 
de  l'Astrolabe  nous  apprirent  que  cette  communication  n'exis- 
tait pas. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.  ) 

page   164. 

La  nuit  fut  très-douce,  et  je  pus  enfin  goûter  un 
repos  parfait. 

Ici,  tout  ce  que  nous  avons  vu  du  sol  était  volcanique<et  an- 
cien ,  de  même  que  celui  de  la  baie  des  Brèmes.  Une  de  ces 
îles  surtout,  quoique  très-boisée,  laisse  apercevoir  de  gros 
massifs  de  scories  noires.  Ce  qui  appartient  à  la  grande  terre 
est  médiocrement  élevé  et  offre  de  nombreux  cônes  isolés  , 
éteints  depuis  long-temps  et  la  plupart  recouverts  de  fougères. 
Le  coup-d'œil  que  présente  cette  contrée  ressemble  assez  à 
certaines  parties  de  nos  côtes  de  France ,  et  elle  serait  suscep- 
tible d'être  cultivée. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy-  ) 


274  NOTES. 

PAGE     ij?>. 

Je  renverrai  au  récit  de  M.  Lottin. 

Le  calme  nous  ayant  forcé  de  laisser  retomber  l'ancre  pou 
après  notre  appareillage  ,  le  commandant  voulut  utiliser  le 
temps  que  nous  allions  passer  dans  ces  parages  inconnus.  Les 
naturels,  dans  leurs  pirogues,  paraissaient  avoir  des  intentions 
pacifiques  ;  leur  chef,  qui  était  sur  le  pont,  nous  racontait  ses 
exploits,  sa  victoire  récente  sur  le  malheureux  Pomare ,  et 
peignait  avec  une  énergie  féroce  sa  joie  en  dévorant  le  cada- 
vre de  ce  redoutable  ennemi.  Il  consentit  volontiers  à  passer 
la  journée  sur  la  corvette,  assurant  ainsi  la  tranquillité  des 
canots  envoyés  hors  de  vue  du  navire. 

A  neuf  heures  et  demie,  je  partis  dans  la  baleinière ,  avec 
MM.  Guilbert,  Gaimard  et  Faraguet  ;  nous  devions  remonter 
le  Waï-Mogoïa,  et  vérifier  l'assertion  des  indigènes  qui  affir- 
maient qu'en  cet  endroit  la  terre  do  la  Nouvelle-Zélande  pou- 
vait se  traverser  en  peu  d'instans  ,  et  qu'on  arrivait  ainsi  à  la 
mer  qui  baigne  ses  côtes  occidentales. 

A  onze  heures,  nous  entrions  dans  la  rivière  ;  après  son  em- 
bouchure ,  rétrécie  par  une  langue  de  sable  ,  elle  formait  un 
vaste  bassin  d'un  mille  et  demi  de  largeur  sur  deux  de  longueur, 
où  l'eau  était  saumâtre ,  et  au-delà  duquel  la  mer,  basse  alors, 
laissait  voir  les  bancs  de  vase  qui  obstruent  son  lit  et  le  rédui- 
sent à  un  canal  sinueux  dont  la  largeur  varie  de  5o  à  200  toi- 
ses, et  navigable  seulement  pour  les  petites  embarcations. 

A  midi ,  nous  avions  traversé  le  premier  bassin  ;  l'eau  était 
potable  ;  les  sinuosités  de  la  rivière  nous  firent  passer  au  pied 
d'un  village  ou  lieu  de  repos  (moe-moe)  ,  situé  sur  la  rive 
gauche  et  nommé  Ourouroa  ;  une  immense  quantité  de  pois- 
sons séchait  à  l'air  ,  étendue  sur  des  perches,  et  exhalait  une 
odeur  insupportable.  Les  naturels  accoururent  sur  le  sommet 


NOTES.  276 

de  la  falaise,  attirés  par  la  curiosité  :  ils  causèrent  bruyamment 
avec  notre  guide  tant  que  le  permit  la  vitesse  de  notre  route, 
et  plusieurs  enfans  nous  suivirent  en  courant  sur  le  rivage. 

En  avançant  ,  le  terrain  devint  bas  ,  couvert  de  hautes  her- 
bes ,  et  coupé  de  petits  ruisseaux  d'une  eau  presque  stagnante; 
plusieurs  monticules  isolés  et  peu  élevés  dominaient  la  plaine, 
rappelant  les  tumulus  de  la  Grèce. 

A  midi  cinquante  minutes,  la  rivière  se  terminait  subitement 
par  un  bassin  de  200  toises  de  largeur,  n'offrant  plus  au-delà 
qu'un  simple  filet  d'eau.  Nous  débarquâmes  sur  la  vase,  et  la 
garde  du  canot  fut  confiée  à  M.  Faraguet  ;  nous  étions  alors 
à  sept  milles  de  la  corvette  et  à  environ  trois  milles  et  demi  en 
droite  ligne  de  l'embouchure  du  Mogoïa ,  dont  la  direction 
générale  est  du  S.  1/4  S.  O.  au  N.  1/4  N.  E. 

A  midi  cinquante-cinq  minutes,  nous  prîmes  un  sentier 
frayé  à  travers  les  hautes  herbes  et  qui  paraissait  une  route 
fréquentée  par  les  naturels  ;  la  disposition  du  terrain  nous 
empêchait  de  voir  au  loin  devant  nous  ,  et  à  une  heure  cin- 
quante minutes,  nous  nous  trouvâmes  sur  le  bord  de  la  mer, 
de  l'autre  côté;  nous  avions  donc  mis  cinquante-cinq  minu- 
tes à  traverser  la  Nouvelle-Zélande  qui  peut  avoir  à  cet  endroit 
deux  milles  de  largeur.  Nous  avions  sous  les  yeux  l'apparence 
d'un  lac  immense  ;  nous  goûtâmes  l'eau  qui  était  salée,  et  aper- 
cevant une  colline  dans  les  environs,  nous  nous  dirigeâmes  de 
ec  côté  dans  l'intention  de  prendre  une  idée  plus  exacte  des 
localités.  Une  pirogue  était  à  la  pèche  ;  les  yeux  perçans  des 
naturels  nous  eurent  bientôt  découverts,  ils  ramèrent  sur-le- 
champ  vers  la  côte ,  et  aussitôt  une  troupe  nombreuse  et  armée 
nous  environna  ;  après  quelques  momens  d'entretien  avec  notre 
guide ,  cette  bruyante  escorte  nous  accompagna  devant  le  cheJ 
du  paAS. 

Nous  passâmes  près  de  quelques  huttes  d'où  s'exhalait  l'o- 
deur infecte  de  poisson  en  putréfaction;  aucune  palissade  ne 
les  protégeait,  c'était  une  espèce  de  camp  volant  prêt  à  être 
quitte   h    la   première   annonce  de    l'ennemi.    Plusieurs  jeunes 


276  NOTES. 

filles  en  sortirent  et  vinrent  grossir  noire  cortège  ;  une  foule 
d'enfans  nous  considéraient  avec  empressement,  bravant  les 
coups  de  crosse  de  fusil  que  leur  distribuaient  quelques-uns 
de  leurs  compatriotes  fiers  de  posséder  une  pareille  arme.  Enfin 
nous  aperçûmes  le  chef  :  c'était  Inaki ,  un  des  beaux  hommes 
de  la  Nouvelle-Zélande.  Il  commandait  sous  celui  qui  était 
resté  à  bord  cette  partie  de  l'île  ,  ayant  le  titre  de  rangatira 
paraparoa  ,  général  en  chef  des  guerriers.  Il  s'était  avantageu- 
sement placé  à  la  partie  supérieure  d'un  terrain  incliné,  à  l'ex- 
trémité d'une  double  haie  de  ses  guerriers,  vêtu  d'un  beau  man- 
teau de  peaux  de  chiens,  debout,  appuyé  sur  une  lance  ornée 
de  plumes  et  de  fourrures.  Je  lui  fis  cadeau  de  quelques  étoffes 
et  d'une  médaille  de  l'expédition  que  m'avait  remise  à  cet  effet 
M.  d'Urville  ;  le  guide  lui  expliqua  nos  intentions,  et  il  nous 
permit  de  gravir  la  colline  qui  était  sacrée  ,  et  sur  laquelle  ef- 
fectivement aucun  naturel  n'osa  nous  suivre. 

Arrivés  au  sommet ,  nous  eûmes  le  chagrin  de  ne  pas  voir 
l'entrée  qui  devait  conduire  à  la  pleine  mer.  A  l'endroit  dési- 
gné par  les  natifs,  vers  l'ouest,  était  une  coupure  bien  pro- 
noncée dans  les  montagnes  qui  bornaient  notre  vue;  mais  un 
îlot,  entre  elles  et  nous  ,  empêchait  de  la  suivre  jusqu'à  la  mer. 
Cette  baie  immense  paraissait  entièrement  saine  ;  seulement  , 
près  du  rivage ,  plusieurs  bancs  de  vase  étaient  à  découvert, 
indiquant  ainsi  la  nature  du  fond  qui  doit  être  bon  pour  les 
ancres.  Nous  prîmes  quelques  relèvemens  pour  donner  de 
l'exactitude  à  notre  croquis,  et  nous  redescendîmes,  pressés  par 
l'heure  avancée  qui  empêchait  de  faire  en  pirogue  une  course 
bien  intéressante. 

Les  naturels  donnent  à  cette  baie  le  nom  de  Manoukao  ;  ils 
nous  affirmèrent  cent  fois  qu'elle  communiquait  avec  la  pleine 
mer,  et  il  ne  me  reste  pas  le  moindre  doute  à  cet  égard.  Il  est 
probable  que  c'est  le  fond  de  False-Bay  de  Cook. 

Nous  distribuâmes  divers  objets  de  quincaillerie  et  quelques 
petites  pièces  de  monnaie  française ,  et  nous  partîmes  avec 
Inaki  qui  témoigna  le  désir  de  voir  le  commandant. 


NOTES.  277 

Nous  traversâmes  rapidement  l'isthme  étroit  qui  nous  sépa- 
rait du  canot,  et,  refoulanl  un  reste  de  flot,  nous  descendîmes 
assez  lentement  le  Mogoïa;  un  grand  nombre  de  naturels  cher- 
chaient des  coquillages  dans  la  vase  ,  et  les  roehers  de  l'entrée 
étaient  couverts  de  pêcheurs. 

A  la  nuit  nous  mettions  le  pied  à  bord  de  l'Astrolabe. 
Extrait  du  Journal  de  M.  Lottin.) 


Le  '26,  MM.  Lottin,  Guilbert,  Bertrand,  Faraguet  et  moi, 
accompagnés  du  chasseur  Simonet  et  d'un  guide  zélandais,  nous 
pénétrâmes  en  canot  au  fond  d'une  rivière  salée,  Waï-Mogoïa, 
sur  la  rive  gauche  de  laquelle  nous  vîmes  le  village  d'Ourouroa, 
plusieurs  pirogues  et  beaucoup  d'habitans.  Après  avoir  traversé 
un  isthme  de  deux  milles  à  peu  près  d'étendue,  nous  arrivâmes 
sur  la  côte  occidentale  de  la  Nouvelle-Zélande,  à  un  village 
nommé  Manoukao  dont  le  chef,  Inaki,  grand  et  bel  homme, 
nous  reçut  en  grand  costume  et  d'une  manière  brillante,  au 
milieu  de  ses  guerriers.  Nous  lui  fîmes  quelques  cadeaux,  et 
entre  autres  on  lui  offrit  une  des  médailles  de  l'expédition  ,  que 
lui  donna  M.  Lottin,  et  un  mouchoir  bleu  que  je  le  priai  d'ac- 
cepter. Une  danse  de  guerre,  vraiment  imposante,  fut  exécutée 
en  notre  honneur  par  une  centaine  de  Zélandais  armés  de  fusils, 
de  haches,  de  lances  et  de  patous-palous.  Les  hommes  que  nous 
avions  sous  les  yeux  étaient  en  général  grands,  bien  faits  et 
fortement  constitués.  Leur  physionomie,  belle,  régulière  et  mar- 
tiale, offre  chez  les  chefs  et  les  guerriers  distingués,  ce  tatouage 
profond  qui  est  le  résultat  d'incisions  douloureuses,  et  la 
preuve  authentique  de  leur  noblesse  et  de  leur  gloire  militaire. 
Ils  ont  le  nez  aquilin  ,  un  peu  élargi  par  le  bas;  la  sclérotique 
d'un  blanc  jaunâtre;  les  dents  d'une  admirable  blancheur  ;  les 
cheveux  longs,  noirs,  ordinairement  lisses  et  quelquefois 
bouclés;  la  barbe  noire  ainsi  que  les  moustaches. 

Les  femmes,  en  général  petites,  bien  faites,  ont  le  nez  un 
peu  épaté;  telles  des  chefs  seules  ont  un  tatouage  particulier 
tome    11.  19 


278  NOTES. 

aux  lèvres  et  sur  les  épaules.  Les  femmes  du  peuple  et  les  jeu- 
nes filles  n'ont  pas  le  droit  de  remplacer  la  couleur  vermeille 
de  leurs  lèvres  par  le  bleu  foncé  que  donne  le  tatouage  ,  cou- 
leur qui  paraît  être  la  plus  belle  à  leurs  yeux  ,  et  dont  l'emploi 
forme  le  privilège  exclusif  de  la  classe  patricienne.  Elles  se 
montrèrent,  dans  leurs  habitudes,  les  mêmes  qu'à  Tolaga. 
Une  des  plus  jeunes,  nommée  Iétoutou,  remarquable  par  la 
beauté  et  l'élégance  de  ses  formes ,  nous  parut  plus  gracieuse 
que  celles  que  nous  avions  vues  dans  nos  précédentes  relâches. 
Un  mouchoir  de  batiste,  qui  lui  fut  donné  par  l'un  de  nous, 
la  rendit  tout-à-fait  heureuse ,  et  sa  joie  se  manifesta  de  la 
manière  la  plus  expressive. 

Cette  excursion  nous  prouva  sans  réplique  que  la  Nouvelle- 
Zélande  forme  en  cette  partie  une  grande  péninsule  à  laquelle 
appartient  la  baie  des  Iles  ,  ainsi  que  plusieurs  capitaines  balei- 
niers l'avaient  déjà  indiqué  à  M.  de  Blosseville. 

La  baie  Shouraki  renferme  d'excellens  ports  qui  tôt  ou  tard 
deviendront  le  siège  d'établissemens  européens.  Les  Zélandais 
avec  lesquels  nous  avons  communiqué  paraissent  fort  belli- 
queux. Ils  aiment  par-dessus  tout  les  armes  à  feu.  Le  chef  prin- 
cipal que  nous  avons  vu  en  ce  lieu,  Terangui,  se  vantait 
d'avoir  vaincu  ,  tué  et  mangé  Pomare ,  rangatira  ou  grand 
chef  très-redouté ,  dont  il  portait  les  dépouilles  qu'il  nous 
montrait  avec  ostentation ,  en  racontant  lui-même  ses  hauts 
faits  d'armes.  Il  espère  vaincre  et  manger  de  même  Shongui, 
qui  est  actuellement  le  rangatira  le  plus  puissant  de  la  baie 
des  Iles. 

{Extrait  du  Journal  de  M.   Gaimard.^) 


PAGE    I90. 

Qui  est  le  véritable  point  de  départ  des  Waïdouas. 

Nous  reprîmes  la  mer  en  passant  devant  la  baie  des  Iles ,  et 


NOTES.  279 

nous  allâmes  directement  au  cap  Nord.  Là  se  terminait  ce  que 
M.  d'Urvillc  avait  voulu  faire  de  géographie  sur  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  ce  qui  donnait  un  développement  de  côtes  de  trois 
cent  soixante  lieues  environ ,  sans  jamais  perdre  la  terre  de 
vue  à  plus  de  trois  ou  quatre  milles. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.') 

Le  1er  mars  nous  avons  quitté  la  baie  Shouraki  et  continué  la 
géographie  de  la  côte  jusqu'au  cap  Nord.  De  ce  dernier  au  cap 
du  Vent-Contraire,  où  furent  commencés  les  travaux  hydro- 
graphiques, nous  avons  suivi  un  développement  de  côtes  d'en- 
viron trois  cent  soixante  lieues ,  à  quatre  milles  de  distance  et 
souvent  plus  près,  ce  qui  sans  doute  sera  regardé  comme  un 
assez  beau  commencement  de  vovage. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard. 

PAGE     197. 

Presqu'au  même  endroit  où,  sous  le  nom  de  Co- 
quille, elle  se  trouvait  trois  ans  auparavant. 

Le  12  mars,  nous  mouillâmes  dans  la  baie  des  lies.  Là  se 
trouvaient  des  missionnaires  anglais  dont  l'influence  est  resta 
nulle  jusqu'à  présent  sur  des  hommes  passionnés  pour  l'indé- 
pendance,  livrés  entre  eux  à  une  guerre  d'extermination,  et 
chez  lesquels  rien  encore  n'a  pu  détruire  la  funeste  coutume 
de  manger  les  ennemis  tués  dans  le  combat.  Ces  niissionnaire.-- 
avaient  leurs  femmes  avec  eux  comme  les  Anglais  le  font  tou- 
jours et  avec  tant  de  raison.  Ils  donnent  ainsi  journellement 
aux  hommes  qui  les  entourent  l'exemple  de  l'union  conjugale; 
et,  ce  qui  est  si  important  pour  la  civilisation  des  peuples  sau- 
vages, celui  de  la  protection  et  des  égards  que  l'homme  doit  à  sa 
compagne. 

{Extrait  du  Journal  de  il/.  Gaimard.  ) 


280  NOTES. 


F AGE     2  26. 


Nous  étions  de  retour  à  bord  aussi  satisfaits  que 
harassés  de  notre  longue  excursion. 

Le  io  mars,  après  avoir  visité  l'établissement  des  mission- 
naires, MM.  d'Urville,  Lottin  et  moi,  accompagnés  de  M.  Wil- 
liams jeune,  frère  du  chef  des  missionnaires  de  la  Nouvelle- 
Zélande,  nous  remontâmes  en  canot  la  rivière  de  Kawa-Kawa. 
Nous  vîmes  des  cultures  en  très-bon  état,  des  champs  de  pom- 
mes de  terre,  taboues  ou  sacrés  (c'est-à-dire  qu'il  était  sévère- 
ment défendu  de  traverser),  ce  qui,  en  nous  obligeant  à  faire 
de  nombreux  détours,  prolongea  de  beaucoup  notre  prome- 
nade. Nous  eûmes  souvent  à  nous  louer  de  l'obligeance  des  na- 
turels :  si  nous  rencontrions  un  bras  de  rivière,  ils  s'emparaient 
aussitôt  de  nous;  ils  nous  portaient  sur  le  dos,  ou  nous  pla- 
çaient à  cheval  sur  leurs  épaules,  et  nos  vêtemens  restaient  em- 
preints de  la  couleur  jaunâtre  dont  ces  Nouveaux-Zélandais  se 
peignent  le  corps.  Souvent,  à  notre  approche,  on  voyait  se 
former  des  groupes  de  jeunes  filles  qui,  à  demi  nues  et  se  te  - 
nant  par  la  main  ,  faisaient  entendre  des  chants  d'amour  et  se 
livraient  avec  une  gaieté  charmante  à  des  danses  pleines  de 
grâces  et  de  volupté.  Nous  parcourûmes  avec  délices  ces 
belles  forêts  qui  furent  si  utiles  à  Marion.  Là,  nous  apprîmes 
quelques  détails  sur  le  meurtre  de  notre  malheureux  compa- 
triote. 11  paraît  qu'il  a  été  assassiné  par  les  habitans  de  la  baie 
d'Oudoudou  qui  avaient  eu  tant  à  se  plaindre  de  Surville,  et 
qui  vinrent  à  la  baie  des  Iles  pour  se  livrer  à  cet  acte  de  ven- 
geance. Les  Zélandais  qui  habitent  les  bords  de  la  rivière 
Kawa-Kawa  nous  appelaient  nous-mêmes  des  Marions,  ce  qui 
montre  qu'ils  n'ont  point  oublié  le  passage  et  la  fin  si  funeste 
de  cet  habile  navigateur.  Nous  recueillîmes  sur  les  bords  ma- 
récageux de  la  rivière  plusieurs  centaines  de  jolies  coquilles, 


NOTES.  281 

toutes  de  la  même  espèce,   et  que  les  naturalistes  connaissent 
sous  le  nom  d'Ampullaire  aveline. 

En  visitant  avec  M.  d'Urville  le  village  de  Pomare ,  nous 
vîmes  que  les  diverses  sculptures  qui  ornent  les  maisons 
des  naturels  ne  le  cèdent  pas  en  élégance  et  en  perfection  à 
celles  que  l'on  remarque  sur  le  devant  de  leurs  pirogues. 
Nous  nous  abstiendrons  de  les  décrire,  persuadés  que,  pour  en 
avoir  une  bonne  idée,  il  vaut  mieux  jeter  un  coup-d'œil  sur 
les  dessins  qui  en  ont  été  faits  avec  soin  que  d'en  lire  la  des- 
cription la  plus  minutieuse. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Gairnard.} 

PAGE    236. 

Tant  s'effacent  rapidement  les  traces  des  peuples 
demeurés  étrangers  aux  arts  de  la  civilisation. 

Le  17  mars,  nous  gravîmes  le  pâ  de  la  tribu  de  Touï.  Cette 
forteresse,  qui  venait  d'être  abandonnée,  est  placée  sur  le  som- 
met d'un  roeber  très-élevé.  Inaccessible  du  côté  de  la  mer,  on 
ne  peut  y  arriver  du  côté  de  la  terre  que  par  un  sentier  très- 
étroit  et  découvert.  Un  fossé  profond»,  un  double  rang  de  palis- 
sades hautes  ,  fortes  et  serrées,  en  défendent  l'approche  et  de- 
vaient rendre  ce  fort  vraiment  inexpugnable  avant  l'introduc- 
tion des  armes  à  feu.  Les  maisons  qu'on  y  a  construites  sont  très- 
basses  et  très-nombreuses  ;  elles  contenaient,  en  temps  de  guerre, 
désarmes  et  des  provisions  en  abondance,  de  manière  à  pou- 
voir soutenir  ces  longs  et  mémorables  sièges  qui  ont  eu  lieu 
d'après  le  récit  des  Zélandais  ,  et  qui  devinrent  l'occasion  de  tant 
de  faits  glorieux  que  l'on  conçoit  facilement  quand  on  connaît 
la  force  physique  et  la  rare  intrépidité  de  ces  braves  insulaires. 
Mais,  pour  qu'un  peuple  obtienne  la  célébrité  qu'il  mérite,  de 
belles  actions  ne  suffisent  pas,  il  lui  faut  encore  un  historien 
pour  en  consacrer  le  souvenir. 


282  NOTES. 

Lors  de  notre  séjour  à  la  baie  des  Iles,  la  plupart  des 
guerriers  étaient  partis  pour  une  expédition  militaire  que  l'on 
nous  dit  être  dirigée  contre  les  habitans  delà  baie  Shouraki. 
C'était  sans  doute  cette  armée  composée  d'une  quarantaine  de 
grandes  pirogues  portant  chacune  de  vingt  à  quarante  hommes, 
que  nous  avions  vue,  le  4  mars,  lorsque  nous  étions  par  le 
travers  du  cap  Kokako  (cap  Bret  de  Cook).  Réduire  en  escla- 
vage tous  les  prisonniers  et  manger  tous  les  ennemis  tués  dans 
le  combat,  tel  est  le  double  but  de  ces  expéditions  qui  sont 
fréquentes  et  ardemment  désirées.  Un  Zélandais  appartenant 
à  la  tribu  au  milieu.de  laquelle  habitent  les  missionnaires, 
fut  mis  à  mort  peu  de  jours  avant  notre  arrivée,  uniquement 
pour  avoir  désapprouvé  cette  dernière  guerre. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  parler  de  la  langue  des  habitans 
de  la  Nouvelle-Zélande;  mais  une  remarque  que  l'on  ne  peut 
s'empêcher  de  faire  à  la  baie  des  Iles,  c'est  que  dans  la  numé- 
ration les  Zélandais  comptent  par  onzaines  au  lieu  de  compter 
par  dizaines. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.} 


page  244- 

Quelles  sont  les  privations  qu'un  semblable  résul- 
tat ne  puisse  faire  oublier  ! 

Après  avoir  parcouru  la  moitié  des  côtes  de  la  Nouvelle- 
Zélande  et  vu  un  assez  grand  nombre  de  ses  habitans ,  nous 
réunissons  ici  ce  que  nous  avons  à  en  dire.  Cette  terre  par  sa 
grandeur,  comme  par  sa  nombreuse  population  ,  est  certaine- 
ment une  des  plus  importantes  de  l'Océan  austral ,  malgré  sa 
position  reculée  vers  le  sud.  Sa  température  ni  trop  chaude  , 
ai  trop  froide  ,  est  aussi  saine  qu'elle  est  propre  à  la  culture 
de  toutes  les  productions  d'Europe.  Sur  plusieurs  points,  sa 


NOTES.  283 

végétation,  dans  laquelle  on  distingue  des  fougères  en  arbres  et 
des  Dracénas  qui  figurent  des  palmiers,  ressemble  à  eelle  des 
tropiques  par  son  abondanee  et  sa  vigueur;  et  malgré  la  pri- 
vation des  plantes  qui  fournissent  à  l'homme  une  nourriture 
abondante ,  les  heureuses  influences  dont  nous  venons  de  par- 
ler ont  contribué  au  développement  d'une  des  plus  belles  races 
de  la  Polynésie.  En  effet  les  navigateurs  ont  remarqué  qu'en 
général  les  Zélandais  étaient  grands  ,  robustes  ,  d'une  physio- 
nomie agréable,  quoiqu'ils  la  défigurassent,  surtout  les  chefs, 
par  un  tatouage  en  incision  ,  dont  la  disposition  ne  contribue 
pas  peu  à  leur  faire  paraître  à  tous  le  nez  aquilin  ,  forme  ce- 
pendant assez  commune  parmi  eux  et  qui  est  jointe  à  l'écarte- 
ment  des  narines.  Leurs  cheveux  sont  longs ,  noirs  et  lisses  , 
ainsi  que  la  barbe,  et  leurs  dents  sont  admirables.  Le  caractère 
de  la  physionomie  est  aussi  varié  qu'en  Europe,  et,  pour  tout  dire 
en  un  mot,  nous  trouvions  dans  ces  insulaires  des  ressemblances 
avec  celles  qu'on  nous  a  transmises  de  Brutus,  de  Socrate,  ete. 
La  basse  elasse  a  les  formes  plus  petites  et  moins  belles  ;  peu 
des  individus  en  sont  tatoués  ,  privilège  qui  semble  appartenir 
aux  guerriers,  et  par  conséquent  aux  chefs  qui  sont  tous  guer- 
riers. Il  faut  voir  cet  ornement  pour  juger  combien  il  doit  être 
douloureux  à  acquérir.  Les  femmes  sont  loin  d'approcher  des 
hommes  en  beauté.  Presque  toutes  petites,  elles  n'ont  rien  de 
ce  naturel  gracieux  qu'on  trouve  quelquefois  parmi  les  peu- 
plades non  civilisées,  que  nous  avons  souvent  rencontré  aux 
îles  Sandwich.  Les  femmes  des  chefs  sont  seules  tatouées  aux 
lèvres  et  sur  les  épaules  d'une  manière  particulière. 

Le  peu  qu'on  sait  sur  le  gouvernement  des  Zélandais  offre 
le  plus  grand  intérêt  pour  ceux  qui  aiment  à  descendre  dans 
ces  eommencemens  de  civilisation.  Ces  deux  grandes  îles  n'ont 
point  de  chef  possédant  une  grande  domination.  Elles  sont  di- 
visées en  tribus  innombrables  qui  ont  chacune  le  leur  particu- 
lier indépendant  du  voisin.  Ce  chef,  loin  d'être  absolu  sur  ceux 
qu'il  dirige  ,  ne  paraîtrait  avoir  d'autre  pouvoir  que  celui  que 
lui  donne  l'opinion,  et  ne  peut  ,  dans  tous  les  cas,  forcer  un 


284  NOTES. 

homme  libre  d'agir  contre  sa  volonté,  à  peu  près  comme  <  e 
que  nous  rapporte  César  des  Gaulois  qui  suivaient  leurs  prin- 
ces à  l'armée,  guidés  plutôt  par  l'opinion  que  par  la  force;  de 
sorte  que  chaque  tribu  représente  une  sorte  de  petite  république 
se  fédérant  quelquefois  momentanément  avec  d'autres  et  obéis- 
sant alors  à  un  seul  chef  pour  faire  la  guerre ,  comme  nous 
le  dirons  bientôt.  Ne  semble-t-il  pas  qu'on  retrouve  ici  ,  mais 
en  miniature,  toutes  ces  petites  républiques  de  la  Grèce?  Je  viens 
de  parler  tout  à  l'heure  d'hommes  libres  ;  c'est  qu'il  paraît 
qu'outre  les  esclaves  faits  à  la  guerre  et  qui  restent  après  qu'on 
en  a  mangé  le  plus  qu'on  a  pu ,  il  y  aurait  parmi  le  peuple 
des  individus  qui  ne  jouiraient  pas  de  toute  leur  liberté.  Sont- 
ils  serviteurs  ou  esclaves  ?  C'est  ce  que  nous  ignorons  et  ce  que 
des  missionnaires  instruits  de  la  langue  et  des  coutumes  de  ces 
peuples  pourront  seuls  nous  dire.  M.  d'Urville  possède  à  ce 
sujet  d'assez  bons  documens  que  lui  a  fournis  M.  Marsden,  mi- 
nistre à  Port-Jackson  ,  homme  de  beaucoup  de  jugement ,  qui 
a  visité  assez  long-temps  la  Nouvelle-Zélande. 

Si  ces  divisions  à  l'infini  de  peuplades  assurent  leur  indépen- 
dance en  les  empêchant  de  tomber  sous  la  domination  d'un 
seul,  elles  nuisent  aux  progrès  de  la  civilisation  ,  entretiennent 
des  rivalités  et  des  guerres  éternelles.  On  peut  même  dire  que 
tous  ces  insulaires  sont  dans  un  état  perpétuel  d'hostilité. 
Chaque  tribu  a  sa  forteresse  nommée  pâ  ou  hépa ,  placée  dans 
une  île  ou  sur  un  lieu  plus  ou  moins  inaccessible  ,  gardée  par 
une  partie  des  habitans  et  dans  laquelle  tous  se  réfugient  dans 
le  danger.  J'ai  vu  le  pâ  abandonné  de  la  tribu  de  Toui;  il  était 
placé  au  sommet  d'un  rocher  inaccessible  au  bord  de  la  mer. 
Du  côté  de  la  terre  il  en  était  séparé  par  un  fossé  profond, 
garni  de  doubles  palissades  de  vingt  pieds  de  haut ,  formées  de 
troncs  d'arbres  entiers  à  se  toucher;  les  nôtres  ne  sontpas  mieux 
entendues.  On  y  montait  par  un  sentier  étroit;  l'intérieur  qui 
allait  en  pente  contenait  un  grand  nombre  de  maisons  aban- 
données, mais  intactes  pour  la  plupart,  très-basses,  à  toits 
arrondis,  ayant  un  petit  péristyle  et  une  porte  ressemblant  à 


NOTES.  28à 

une  fenêtre,  et  si  étroite,  qu'il  fallait  se  mettre  à  plat  ventre 
pour  pénétrer  dans  l'intérieur.  Des  choux  d'Europe ,  des  lise- 
rons couvraient  les  toits  de  chaume  de  cette  Sparte  australe. 
Jadis  ,  avant  que  les  Zélandais  eussent  connu  les  Européens  , 
ils  se  bravaient  sur  ces  sommets  inexpugnables  et  soutenaient 
des  sièges  interminables  et  qui  n'auraient  demandé  qu'un  Ho- 
mère pour  être  aussi  célèbres  que  celui  de  Troie  ;  mais  depuis 
que  nous  leur  avons  fait  connaître  les  armes  à  feu,  et  que  les 
baleiniers  anglais  leur  en  fournissent  abondamment  ,  leurs  ci- 
tadelles ne  présentent  plus  la  même  résistance,  et  comme  les 
fusils  leur  sont  inégalement  répartis  ,  il  en  résulte  que  certai- 
nes tribus  plus  favorisées  en  exterminent  d'autres.  Plus  qu'au- 
cuns Polynésiens  ils  sont  adonnés  à  cette  horrible  coutume  de 
manger  leurs  prisonniers  après  le  combat ,  et  ils  paraissent  y 
attacher  une  idée  religieuse  qui  va  jusqu'à  faire  désirer  cet  hon- 
neur aux  chefs  qui  succombent  dans  l'action.  Leurs  têtes  sont 
conservées  avec  soin  à  l'aide  de  la  dessiccation,  et  ce  sont  celles 
que  l'on  voit  assez  fréquemment  en  Europe.  Je  ne  connais  rien  de 
leurs  opinions  religieuses.  L'absence  de  tout  signe  extérieur 
semblerait  indiquer  qu'elles  auraient  plus  de  perfection  que 
celles  de  leurs  voisins.  Les  tètes  tirant  la  langue  sculptées  au- 
devant  de  leurs  pirogues  et  ailleurs,  les  mêmes  qu'ils  portent 
au  cou  incrustées  sur  du  jade,  les  statues  qui  montrent  des 
phallus,  ne  sont  que  des  emblèmes.  Nous  n'avons  vu  que  très- 
rarement  des  ornemens  en  bois  sur  les  tombeaux. 

Ils  ne  connaissent  d'autres  arts  que  ceux  que  demandent  la 
construction  de  leurs  cabanes,  de  leurs  pirogues  qu'ils  sculp- 
tent avec  beaucoup  de  soins  et  d'agrémens,  et  la  confection 
de  leurs  nattes  de  phormium  qui  sont  très-belles  et  aussi  chau- 
des que  le  demande  le  pays.  Leur  casse-tète  et  la  hache  en  beau 
jade  vert  demandent  beaucoup  de  temps  et  de  soin  pour  être 
confectionnés;  aussi  y  tiennent-ils  beaucoup  et  ne  les  échan- 
gent-ils que  contre  des  armes  à  feu.  Il  est  à  remarquer  que  l'arc 
et  les  flèches  ne  sont  point  des  armes  qu'on  trouve  dans  la  mer 
du  Sud;  c'est  toujours  un  moyen  rapide  de  destruction  de  moins. 
tome  il.  20 


286  NOTES. 

Nous  n'en  avons  encore  vu  qu'aux  Sandwich  ,   mais  faibles  et 
servant  seulement  à  l'amusement. 

Les  Zélandais  sont  bruyans  ,  parlent  beaucoup  et  comme  en 
se  disputant  ;  les  chefs  seuls  sont  graves.  On  pourrait  même 
les  distinguer  à  ce  signe.  Ils  aiment  la  danse  et  le  chant  qu'ils 
exécutent  en  chœur  avec  une  précision,  et  on  peut  dire  un  agré- 
ment, que  nous  n'avons  rencontré  nulle  part  chez  ces  peuples. 
Aussitôt  que  le  drame  commence,  tous,  hommes,  femmes, 
enfans,  accourent  se  réunir  sur  plusieurs  lignes  et  l'exécutent 
avec  un  ensemble  admirable  ;  toutefois  leur  danse  la  plus  com- 
mune se  fait  avec  des  contorsions  et  des  cris  affreux.  Ceux  pré- 
sens, qui  par  hasard  n'y  participent  pas  avec  les  autres,  dan- 
sent seuls  et  suivent  la  mesure. 

Leur  costume  se  compose  de  nattes  de  différentes  espèces 
qu'ils  placent  très-bien  ;  ils  en  ont  de  très-épaisses  couvertes 
de  longs  brins  de  phormium.  Lorsqu'ils  s'accroupissent  sous 
ce  vêtement,  ils  ressemblent  à  une  ruche  qui  serait  surmontée 
d'une  tête.  Plusieurs  nouent  leurs  cheveux  derrière  et  les  or- 
nent de  deux  plumes  noires  ;  d'autres  les  enduisent  d'ocre  rouge 
par  devant.  C'est  une  toilette  de  cérémonie  qu'ils  faisaient  avant 
de  nous  aborder.  Se  couvrir  les  épaules  de  leurs  vêtemens  est 
aussi  une  marque  de  respect  qu'ils  pratiquaient.  Leur  nourri- 
ture est  le  poisson  et  la  patate  douce.  L'approche  des  champs 
est  défendue  et  sacrée  ,  ou  tabouée ,  lorsque  la  plante  est  jeune. 
Celui  qui  violerait  cette  interdiction  courrait  le  risque  d'être  as- 
sommé. Le  peuple  mange  la  racine  des  fougères  qui  couvrent 
le  pays ,  nourriture  de  tous  les  instans ,  mais  peu  substantielle  ; 
il  faut  y  joindre  les  cochons  et  les  choux  qu'ils  doivent  aux 
Européens,  et  sans  aucun  doute  à  Surville  et  à  Marion,  prin- 
cipalement à  ce  dernier  qui  a  séjourné  long-temps  à  la  baie  des 
Iles  où  il  a  été  assassiné  bien  malheureusement  et  en  repré- 
saille  de  l'abominable  action  qu'avait  commise  quelque  temps 
auparavant  Surville  ,  en  enlevant  un  chef  dont  il  avait  reçu 
toutes  sortes  de  secours.  Les  habitans  de  la  baie  des  Iles,  qui 
paraissent  très-bien  au  fait  de  ce  qui  s'est  passé  ,  ont  assuré 


NOTES.  287 

M.  d'Urville  que  c'étaient  ceux  de  la  tribu  où  Surville  avait 
relâché  qui  étaient  venus  tout-à-coup  fondre  sur  Marion,  sans 
qu'on  pût  les  en  empêcher;  ce  qui  dans  le  faitparaît  très-vraisem- 
blable en  voyant  les  marques  d'estime  et  d'affection  que  Marion 
avait  reçues,  jusqu'au  dernier  moment,  de  ceux  de  la  baie  des 
Iles.  (Voyez  la  relation  de  ces  événemens.) 

Si  d'un  côté  les  Européens  ont  apporté  à  ce  peuple  leurs 
maladies  et  leurs  armes  destructives;  de  l'autre,  ils  lui  ont 
laissé  d'utiles  productions,  parmi  lesquelles  la  pomme  de  terre 
tient  le  premier  rang.  Son  utilité  a  été  bientôt  appréciée,  car 
partout  nous  en  avons  trouvé  autour  des  habitations.  Il  faut  y 
joindre  les  pêches ,  les  oignons  ,  etc.  Le  bien  l'emporte-t-il  sur 
le  mal?  Nous  ne  le  pensons  pas;  et  tant  que  la  Nouvelle-Zé- 
lande ne  sera  pas  soumise  à  un  ou  deux  chefs  ,  ce  qui,  vu  son 
état  politique,  sera  aussi  long  que  difficile,  ses  habitans  n'au- 
ront acquis  qu'une  plus  grande  facilité  à  se  détruire. 

Chaque  jour  quelques  chefs  amenaient  à  bord  plusieurs 
femmes  qui  servaient  à  tout  le  monde,  sans  jamais  aucun  désir 
de  leur  part,  mais  toujours  moyennant  une  rétribution  que  le 
chef  se  faisait  remettre,  lorsque  lui-même  ne  l'attendait  pas 
à  la  porte.  Plusieurs  personnes  recueillirent  des  fruits  amers  de 
leur  cohabitation  avec  ces  femmes. 

L'abandon  de  la  baie  des  Iles  par  une  grande  partie  des  natu- 
rels nous  empêcha  d'y  avoir  les  vivres  sur  lesquels  nous  comp- 
tions. Nous  n'y  prîmes  même  pas  le  poisson  que  les  habitans 
savent  se  procurer. 

Nous  n'entrerons  ici  dans  aucun  détail  relatif  à  l'histoire 
naturelle  ,  cette  partie  devant  être  traitée  ailleurs. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quor.^ 


VOYAGE 

DE 

L'ASTROLABE. 

ESSAI 

SUR 

LA  NOUVELLE-ZÉLANDE. 


CHAPITRE  XVII. 


DECOUVERTE     ET     HISTOIRE     DE     LA     NOtIVEI.r.E-ZEr,ANDF. 


Considérée  antérieurement  à  l'époque  qui  a  mis  les 
nations  sauvages  de  la  mer  du  Sud  en  rapport  avec  des 
peuples  civilisés,  l'histoire  de  ces  nations  se  réduit  à 
bien  peu  chose.  Privés  de  tout  autre  moyen  que  celui 
de  la  parole  pour  communiquer  leurs  idées,  ces  hom- 
mes n'avaient  même  rien  imaginé  qui  ressemblât  aux 
symboles  hiéroglyphiques,  aux  nœuds,  aux  quipos 
adoptés  par  divers  peuples  encore  bien  voisins  de  l'état 
de  nature.  Aussi  leurs  notions  du  passé  n'offrent-elles 
en  général  que  des  traditions  très-confuses  qui  n'ont 
ni  suite  ni  cohérence. 

TOME    II.  21 


290  VOYAGE 

La  Nouvelle-Zélande  se  trouve  particulièrement 
dans  ce  cas.  Distribués  en  tribus  peu  nombreuses, 
entièrement  indépendantes  les  unes  des  autres  et  sou- 
vent divisées  par  des  guerres  sanglantes  et  destruc- 
tives ,  ses  habitans  étaient  restés  étrangers  à  toute 
forme  régulière  de  gouvernement ,  tandis  que  les  na- 
turels des  îles  de  Taïti,  Tonga  et  Hawaii,  réunis  en 
monarchies  plus  ou  moins  puissantes,  conservaient 
un  souvenir  plus  distinct  des  exploits  de  leurs  anciens 
souverains. 

En  effet ,  dans  tous  les  pays  ,  ce  qu'avant  la  nais- 
sance de  l'écriture  on  est  convenu  d'appeler  l'his- 
toire, s'est  presque  toujours  borné  à  la  tradition  des 
faits  et  des  gestes  des  rois  ou  des  chefs  de  la  nation. 
Or,  la  mémoire  de  ces  faits  n'a  pu  se  conserver  qu'au- 
tant   qu'elle   intéressait   l'ambition   et  l'orgueil    des 
dynasties ,  et  qu'en  outre  ces  dynasties  avaient  une 
certaine  durée.  Chez  les  Nouveaux-Zélandais ,  sujets 
par  la  nature  même  de  leurs  institutions  à  des  révolu- 
tions continuelles ,  cette  mémoire  se  bornait  presque 
toujours  aux  exploits  des  pères  ou  des  aïeux  de  la 
génération  vivante;  rarement  elle  remontait  jusqu'à 
la  troisième  ou  quatrième  génération.  Leurs  opinions 
même  touchant  leur  origine  étaient  vagues  et  diver- 
gentes. Suivant  Cook,  ils  la  rapportaient  tous  à  un 
pays  qu'ils  nommaient,  dit-il,  Heawise  '.Ne  serait- 
ce  pas  plutôt  Iwi  qui  signifie  à  la  fois  os  et  tribu ,  et 
dont  nous  signalerons  la  ressemblance  avec  le  mot 

•   Cook,  premier  Vonage,  III,  p.  298. 


DE  L'ASTROLABE.  291 

Eve y  mère  du  genre  humain,  selon  la  Genèse?  Quel- 
ques-uns, et  Touai  partageait  cette  opinion,  prétendent 
qu'ils  descendent  de  deux  frères  Mawi-Moua  et  Mawi 
Potikiy  que  L'aîné  Mawi-Moua  tua  et  mangea  le  cadet 
Mawi-Pvtiki,  d'où  provient  chez  eux  la  coutume  de 
manger  les  corps  de  leurs  ennemis.  D'autres  enfin 
soutiennent  que  Mawi,  chassé  de  son  pays  natal  par 
suite  de  dissensions  civiles ,  s'embarqua  avec  quel- 
ques-uns de  ses  compatriotes,  et  que  guidé  par  le  dieu 
du  tonnerre,  Taurahi y  il  vint  s'établir  sur  les  bords 
du  Shouraki  i.  Il  est  probable  qu'en  ce  cas  il  aurait 
amené  des  femmes  avec  lui,  bien  que  la  chronique 
n'en  parle  pas. 

Une  tradition  plus  remarquable ,  et  qui  nous  sem- 
blerait plus  positive ,  est  celle  que  Cook  trouva  en  vi- 
gueur au  détroit  qui  porte  son  nom ,  comme  aux  en- 
virons du  cap  Nord.  Elle  aurait  rapport  à  une  grande 
contrée  située  au  N.  N.  O.  de  la  Nouvelle-Zélande, 
fertile  en  cochons  et  nommée  Ulimaraa  (  qu'il  faut 
lire  sans  doute  Oadi-Mara  2,  peuple  d'un  lieu  exposé 
à  la  chaleur  du  soleil  ).  Suivant  ceux  du  cap  Nord , 
leurs  ancêtres  y  seraient  allés  dans  une  grosse  pirogue, 
et  il  ne  serait  revenu  au  bout  d'un  mois  qu'une  partie 
d'entre  eux  5.  Au  dire  des  habitans  de  Totara-Nouï,  un 
petit  bâtiment  venant  de  ce  même  pays  avait  louché 
chez  eux,  et  quatre  hommes  débarqués  de  ce  navire 
avaient  été  massacrés  sur-le-champ.  Cook  ajoute  que 


'  Marsden ,  d'Urville,  III,  p.  352.  —    •  Crammar  of  Ifew-Zealand. , 
p.  i45,  176.  —  3  Cook,  d'i'rv. ,  III,  p.  19. 

21* 


292  VOYAGE 

les  habitans  de  la  baie  des  Iles  lui  avaient  parle  de  ce 
pays  RUlimaraa  ».  Les  Nouveaux-Zélandais  auraient- 
ils  en  effet  conservé  quelques  notions  des  îles  situées 
près  de  la  ligne,  auraient-ils  eu  quelques  communica- 
tions avec  leurs  habitans  depuis  l'époque  où  ils  furent 
condamnés  à  occuper  des  régions  aussi  éloignées  les 
unes  des  autres?  C'est  un  fait  à  signaler  à  l'attention 
des  missionnaires  établis  a  la  Nouvelle-Zélande  ou  des 
voyageurs  qui  pourront  interroger  d'une  manière  pré- 
cise et  détaillée  ces  insulaires. 

Durant  tout  le  temps  que  la  Nouvelle-Zélande  est 
demeurée  inconnue  aux  Européens ,  les  générations 
qui  ont  occupé  ce  sol  se  sont  succédées ,  sans  laisser 
aucune  trace  de  leur  existence  :  aucun  monument 
même  ne  peut  témoigner  de  leur  industrie  ou  de  leurs 
efforts.  Laissant  donc  de  côté  cette  longue  suite  de 
siècles  de  ténèbres,  nous  nous  hâtons  d'arriver  à  l'épo- 
que qui  fit  connaître  ces  contrées  à  l'Europe  civilisée. 

A  Tasman  fut  due  la  découverte  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande ;  quittant  le  chemin  frayé  pour  la  première  fois 
par  Magellan,  et  que  durant  plus  d'un  siècle  presque 
tous  ses  successeurs  avaient  suivi  de  près ,  sans  s'éloi- 
gner des  deux  tropiques  ,  Tasman,  dès  l'année  1642, 
poussa  ses  recherches  vers  les  mers  refroidies  qui  cei- 
gnent le  pôle  antarctique.  La  terre  de  Van-Diémen  fut 
le  premier  fruit  de  ses  courageux  efforts  ;  mais  la  dé- 
couverte de  la  Nouvelle-Zélande  en  fut  le  plus  impor- 
tant résultat.  Le  1 3  décembre  1 642 ,  ce  navigateur 

'    Cook,  d'Urv.,  III,  p.  2d. 


DE  L'ASTROLABE.  293 

aperçut  les  montagnes  de  Tavai-Pounamou  pour  la 
première  fois ,  un  peu  au  sud  du  cap  Foul-Wind  et 
presque  au  même  endroit  ou  V  Astrolabe  vint  plus  tard 
attérir  sur  cette  côte  orageuse.  Il  prolongea  la  terre 
d'assez  près  en  se  dirigeant  au  N.  E.  ;  le  17,  il 
donna  dans  le  détroit  de  Cook  qu'il  prit  pour  un  golfe 
et  qu'il  nomma  Zeehaaiis-Bocht;  et  le  18  il  mouilla 
sur  une  baie  qui  reçut  le  nom  de  Moordenaar  s-Bay , 
en  mémoire  de  l'événement  funeste  qui  signala  cette 
relâche  ». 

Les  efforts  de  Tasman  pour  gagner  la  confiance  et 
l'amitié  des  insulaires  furent  inutiles;  les  sauvages 
se  précipitèrent  sur  un  de  ses  canots ,  tuèrent  trois 
Hollandais  et  en  blessèrent  mortellement  un  qua- 
trième. Tasman  fut  obligé  de  faire  jouer  son  artille- 
rie et  de  renoncer  à  descendre  à  terre  >  comme  il 
l'avait  projeté.  Les  vents  violens  de  l'O.  et  du  N.  O. 
le  retinrent  encore  quelques  jours  au  mouillage  ; 
puis  il  continua  sa  route  au  N.  en  prolongeant  la 
côte  occidentale  de  Ika-na-Mawi,  et  le  4  janvier  1613 
il  découvrit  les  îlots  Manawa-Tawi.  Il  tenta  vaine- 
ment d'y  faire  de  l'eau,  et  le  6  janvier  il  quitta  cette 
terre  dont  il  avait  reconnu  la  côte  dans  une  étendue 
de  plus  de  200  lieues  2. 

Le  continent  inconnu  du  Sud  était  alors  la  chimère 
des  géographes,  et  Tasman  crut  en  avoir  vu  une  partie. 
Il  soupçonna  même  que  les  terres  qu'il  venait  de  dé- 
couvrir se  joignaient  auStaten-Land,  signalé  par  Le 

'   Tasir.an,  d'Urv.,  III,  p.  1  et  suiv.  —    '  Tasman,  d'Urv. ,  III ,  p.  ii. 


29,4  VOYAGE 

Maire  et  Schouten  à  l'est  de  la  terre  de  feu,  et  il 
donna  en  conséquence  le  même  nom  à  sa  découverte. 
Mais ,  comme  on  ne  tarda  pas  à  reconnaître  que  les 
terres  de  Le  Maire  et  Schouten  ne  formaient  qu'une 
île  assez  limitée ,  les  côtes  vues  par  Tasman  reçurent 
alors  le  nom  de  Nouvelle-Zélande,  pour  les  distin- 
guer de  celles  de  Le  Maire.  On  ignore  quel  fut  le  pre- 
mier qui  leur  imposa  ce  nom  ;  quoi  qu'il  en  soit ,  il  a 
prévalu,  et  c'est  celui  qui  est  resté  à  ces  grandes  îles 
australes  t. 

Un  vieillard  fort  âgé  des  bords  du  Shouki-Anga 
raconta,  en  1820,  aux  marins  du  Dromedary,  qu'il 
tenait  de  son  père  qu'à  une  époque  fort  ancienne  un 
canot  monté  par  les  hommes  blancs  et  armés  de  mous- 
quets sans  ressorts  ,  était  entré  dans  la  rivière.  Long- 
temps après  cet  événement ,  un  navire  s'était  perdu 
sur  la  côte  ;  l'équipage  d'un  canot  étant  venu  à  terre 
pour  prendre  des  provisions ,  fut  massacré  par  les 
naturels.  Personne  ne  vit  les  débris  de  ce  naufrage  2. 
Ces  traditions  auraient-elles  quelque  fondement?  ou 
bien  ne  seraient-elles  qu'un  souvenir  confus  et  altéré 
par  le  temps  du  passage  de  Tasman  sur  les  côtes  de 
ces  îles  ? 

Cependant,  près  de  cent  trente  années  s'écoulèrent 
après  la  découverte  de  Tasman ,  avant  qu'on  connût 
autre  chose  de  ces  terres  que  leur  existence.  Leur 
forme ,  leur  étendue,  leurs  productions  ,  les  mœurs, 
les  coutumes  et  le  langage  de  leurs  habitans ,  étaient 

i   Burney ,  d'Urv. ,  III,  p.  9.  —  a  Cruise,  p.  87. 


DE  L'ASTROLABE.  296 

encore  autant  de  problèmes  pour  les  géographes.  11 
était  réserve  à  l'immortel  Cook  de  les  résoudre.  Le 
6  octobre  I7G9,  la  côte  orientale  de  la  Nouvelle- 
Zélande  fut  reconnue  à  bord  de  l'Endeavour,  près  de 
la  baie  Taone-Roa,  à  l'endroit  que  Cook  nomma  cap 
Young-Nicks  '.  Six  mois  d'une  navigation  laborieuse 
et  intrépide  donnèrent  à  ce  grand  capitaine  le  moyen 
de  tracer  une  carte  complète  de  la  configuration  de 
ces  côtes.  Le  premier,  il  constata  que  la  Nouvelle- 
Zélande  se  composait  de  deux  grandes  îles  d'égale 
étendue  à  peu  près ,  et  que  séparait  un  canal  étroit  ; 
il  découvrit  plusieurs  mouillages  ,  savoir  :  ceux  de  la 
baie  de  Pauvreté,  de  Tolaga ,  de  la  baie  Mercure  ,  de 
la  rivière  Tamise ,  de  la  baie  des  Iles ,  du  canal  de  la 
Reine-Charlotte  et  de  la  baie  de  l'Amirauté.  Ses  com- 
pagnons Banks  et  Solander  donnèrent  d'utiles  ren- 
seignemens  sur  les  mœurs  et  les  coutumes  des  habi- 
tans,  comme  aussi  sur  toutes  les  productions  du  pays. 
Tandis  que  Cook  ,  au  mois  de  décembre  17G9,  re- 
connaissait la  côte  N.  E.  de  Ika-na-Mawi,  le  navi- 
gateur Surville  était  mouillé  dans  la  vaste  baie  d'Ou- 
dou-Oudou,  dont  il  traça  un  plan  estimable  pour  son 
temps,  mais  aujourd'hui  bien  imparfait.  Du  reste, 
cette  expédition  ne  rendit  guère  d'autres  services 
aux  connaissances  humaines  :  nous  regrettons  même 
d'elle  obligé  de  dire  que  la  conduite  injuste  et  vio- 
lente du  capitaine  français  envers  le  chef  Nagui-Nouï 
fut  peut-être  la  première  cause  des  actes  de  cruauté 

i  Cook,  prem.  v<>\.,  III,  p.  44  ti  suiv. 


296  VOYAGE 

que  les  Européens  eurent  à  essuyer  par  la  suite  de  la 
part  des  habitans  de  Wangaroa  ■ .  Surville  est  proba- 
blement le  navigateur  dont  le  nom  est  resté  dans  la 
mémoire  des  naturels  sous  le  tilre  de  Stïvers. 

Deux  ans  plus  tard  son  compatriote  Marion  con- 
duisait ses  navires  dans  les  mêmes  parages.  Il  attérit 
devant  le  mont  Egmont  le  24  mars  1772;  comme 
Tasman ,  il  prolongea  la  côte  ouest  d'Ika-na-Mawi , 
doubla  le  cap  Nord,  et  vint  mouiller  le  4  mai  sur  la 
baie  des  Iles  2.  Les  vaisseaux  français  avaient  éprouvé 
des  avaries  considérables ,  et  Marion  voulut  profiter 
des  bonnes  dispositions  des  naturels  et  des  beaux  bois 
de  mâture  qui  croissaient  dans  leurs  forêts  pour  ré- 
parer ces  avaries.  Durant  quarante  jours  environ ,  la 
bonne  intelligence  qui  régnait  entre  les  insulaires  et 
les  Européens  ne  fut  pas  un  seul  instant  troublée  ;  la 
confiance  de  ceux-ci  envers  leurs  hôtes  était  parvenue 
au  plus  haut  degré  d'abandon  et  de  sécurité.  Mais,  dans 
les  journées  du  12  et  du  13  juin,  Marion  fut  massacré, 
ainsi  que  vingt-sept  hommes  des  deux  équipages ,  sans 
qu'aucun  motif  eût  pu ,  même  en  apparence ,  provo- 
quer cet  affreux  attentat  de  la  part  des  Nouveaux-Zé- 
landais  3. 

Déjà  Rochon ,  en  donnant  au  public  le  récit  du 
voyage  de  Marion,  avait  attribué  cette  catastrophe  à 
l'injuste  conduite  tenue  par  Sur  ville  deux  ans  aupara- 
vant à  l'égard  de  Nagui-Nouï.  Son  opinion  acquerra  un 


i   Rochon,  d'Urv.,  III,  p.  26  et  suiv.  —  2  Rochon,  d'Urv  ,  III,  p.  3i  et 
32.  —  3  Rochon ,  III,  p.  32  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  297 

nouveau  degré  de  vraisemblance,  quand  on  saura  que 
les  habitans  de  la  baie  des  lies  ont  déclare  d'une  voix 
unanime  que  Tekouri ,  l'auteur  principal  du  meurtre 
de  Marion  et  de  ses  compagnons,  appartenait,  ainsi 
que  ses  guerriers ,  à  la  tribu  de  Wangaroa.  Nagui- 
Nouï  était  de  ce  pays,  et  peut-être  parent  de  Tekouri; 
alors  la  vengeance  de  celui-ci  n'avait  rien  que  de 
juste  et  d'bonorable ,  suivant  les  idées  reçues  par  ces 
peuples.  Il  est  même  possible  que  Tekouri  ne  se  soit 
porté  à  cet  acte  indispensable  de  satisfaction ,  que  lors- 
qu'il aura  été  bien  convaincu  que  Marion  appartenait 
à  la  même  nation  que  Surville  ;  et  cette  raison  pourrait 
expliquer  comment  la  conduite,  en  apparence  la  plus 
affectueuse  et  la  plus  liospitalière  de  la  part  de  ce 
chef,  fit  tout-à-coup  place  à  la  plus  atroce  bar- 
barie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Français,  à  leur  tour,  ven- 
gèrent d'une  manière  éclatante  le  meurtre  de  leurs 
compatriotes;  plusieurs  villages  furent  livrés  aux 
flammes  ;  des  centaines  de  naturels  payèrent  de  leur 
vie  leur  perfidie  !  ;  et  encore  aujourd'hui  leurs  des- 
cendans  ne  parlent  de  cet  événement  qu'avec  une  ter- 
reur respectueuse. 

Ce  fut  à  Marion  que  les  habitans  de  la  baie  des  lies 
durent  la  plupart  des  plantes  potagères  dont  leur  sol 
est  actuellement  couvert,  telles  que  navets,  raves,  oi- 
gnons, choux  2,  etc.  Les  sauvages  en  ont  gardé  le 
souvenir,  et  ils  en  rendent  témoignage  aux  étrangers. 

i   Rochon ,  d'Un.,  III,  p.  42  et  suiv.  —  =  liochon,  d'ilrv.,  III,  p.  72. 


298  VOYAGE 

Il  parait  qu'ils  n'ont  dû  les  cochons  qu'à  des  voyages 
beaucoup  plus  récens. 

Duclesmeur  et  Crozet,  capitaines  des  deux  navires 
français,  quittèrent  la  baie  des  Iles  le  14  juillet  1772. 
Cette  expédition  n'ajouta  rien  à  la  géographie  de  la 
Nouvelle-Zélande  ;  mais  on  dut  à  Crozet  des  détails 
précis  sur  les  mœurs  et  les  coutumes  de  ses  habitans, 
comme  sur  les  diverses  productions  du  sol.  Il  est 
même  juste  de  dire  que  les  observations  recueillies  par 
cet  officier  furent  beaucoup  plus  complètes  et  plus 
exactes  que  celles  qui  résultaient  déjà  du  premier 
voyage  deCook  *. 

Dans  son  second  voyage,  au  mois  de  mars  1773, 
Cook  ramène  ses  vaisseaux  sur  les  côtes  de  la  Nou- 
velle-Zélande, et  découvre  la  baie  Dusky.  Il  relâche 
ensuite  dans  le  canal  de  la  Reine-Charlotte,  et  y  dé- 
pose cette  fois  des  cochons  et  des  chèvres  2.  Cinq  mois 
plus  tard  il  reparaît  sur  la  côte  de  Ika-na-Mawi  ;  près 
de  Black-Head  il  gratifie  deux  chefs  de  ces  cantons 
d'une  foule  d'animaux  et  de  plantes  utiles  ;  puis  il  fait 
une  nouvelle  station  dans  le  détroit  qui  porte  son 
nom  3.  De  son  côté,  son  compagnon  Furneaux  mouille 
à  Tolaga,  puis  au  canal  de  la  Reine-Charlotte ,  où  les 
naturels  massacrent  dix  hommes  de  son  équipage  4. 
Enfin,  Cook  mouilla  une  troisième  fois  sur  ce  point, 
au  mois  d'octobre  1774,  et  y  passa  une  vingtaine  de 
jours5.  Les  observations  des  deux  Forsler  jettent  une 

•  Rochon,  d'Urv. ,  III,  p.  52  et  suiv.  —  2  Cook,  deuxième  Voyage,  I, 
p.  i5î  et  241.  —  i  Ccok,  II,  p.  99  et  suiv.  —  4  Cook,  IV,  p.  137  et  suiv. 
—  5  Cook,  III,  p.  345  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  299 

vive  lumière  sur  les  productions  naturelles  de  la  Nou- 
velle-Zélande ;  mais  l'état  moral ,  politique  et  religieux 
des  habitans,  demeure  presque  inconnu.  Ces  deux  sa- 
vans  restèrent  surtout  dans  une  ignorance  complète 
touchant  les  idées  religieuses  de  ces  peuples  I. 

En  février  1777,  lors  de  son  troisième  voyage,  Cook 
mouille  encore  dans  le  canal  de  la  Reine-Charlotte2. 
Le  chirurgien  Anderson  ajoute  quelques  détails  rela- 
tifs aux  habitudes  des  naturels,  et  le  capitaine  re- 
marque les  idées  superstitieuses  des  Zélandais  sur  leur 
chevelure  5. 

Au  mois  d'octobre  1791,  Vancouver  relâcha  à  la 
baie  Dusky;  mais  son  séjour  dans  ce  havre  n'ajouta 
presque  rien  à  ce  que  Cook  avait  fait.  Vancouver  ne 
vit  même  aucun  des  habitans  de  cette  contrée. 

Le  général  d'Entrecasteaux ,  en  mars  1793,  recon- 
nut les  îles  des  Rois  et  la  côte  septentrionale  de  Ika- 
na-Mawi ,  dans  une  étendue  de  vingt-cinq  milles  envi- 
ron, avec  son  exactitude  accoutumée.  On  commu- 
niqua avec  les  naturels  ;  mais  il  n'en  résulta  aucun 
document  nouveau  4. 

Le  mois  suivant,  le  capitaine  Hanson,  du  Dœdalus, 
revenant  de  porter  des  vivres  à  l'expédition  de  Van- 
couver, enlève  deux  naturels ,  Oudou  et  Touki,  dans 
le  voisinage  de  Wangaroa,  et  les  conduit  à  l'île  Nor- 
folk. Le  but  des  Anglais  était  de  se  procurer  de  la  part 
de  ces  insulaires  des  instructions  positives  pour  ex- 


i   Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  i3l.  —  *  Cook,  troisième  Voyage,  I,  p.  i53  et 
suiv.  —  3  Cook,  I,  p.  176  et  suiv.  —  4  1)' Etwccasieaux ,  I,  p.  270  et  suiv. 


300  VOYAGE 

traire  le  chanvre  du  phormium.  Leur  espoir,  à  cet 
égard,  fut  trompé  ;  mais  on  obtint  de  Touki  et  d'Ou- 
dou  des  renseignemens  curieux  sur  leur  pays.  Les 
bons  procédés  du  gouverneur  King  envers  ces  insu- 
laires devinrent  aussi  le  principe  des  dispositions  favo- 
rables de  leurs  compatriotes  à  l'égard  des  Européens  ' . 
Le  capitaine  King  eut  la  complaisance  de  reconduire 
lui-même  ces  deux  sauvages  dans  leur  patrie ,  en  no- 
vembre 1793.  Leurs  relations  firent  connaître  qu'à  cette 
époque  Moudi-Waï  commandait  à  Oudou-Oudou, 
Pawariki  à  Tera-Witi,  et  Tekoke  à  Moudi-Motou  2, 

Deux  ans  après,  en  décembre  1795,  le  capitaine 
Dell,  du  Fancy,  mouilla  sur  la  baie  d'Oudoudou,  et 
trouva  Touki  et  sa  femme  en  bonne  santé. 

Ce  fut  à  peu  près  vers  cette  époque  que  les  balei- 
niers et  surtout  les  pêcheurs  de  phoques  commencè- 
rent à  fréquenter  les  côtes  de  la  Nouvelle-Zélande.  On 
dut  à  quelques-uns  de  ces  aventuriers  la  découverte 
du  détroit  de  Foveaux,  qui  sépare  l'ile  Stewart  de  Ta- 
vaï-Pounamou ,  la  transformation  de  l'île  Banks  de 
Cook  en  une  simple  presqu'île,  et  la  découverte  des 
havres  Milford,  Chalky,  Préservation,  Macquarie, 
Molineux,  Williams ,  Pegazus ,  etc. 

Des  relations  plus  fréquentes  et  plus  intimes  s'éta- 
blirent entre  les  Européens  et  les  Nouveaux-Zélan- 
dais.  On  reconnut  que  si  les  derniers  étaient  des  hom- 
mes fiers,  irascibles  et  implacables  dans  leurs  ven- 
geances, ils  pourraient,  traités  avec  douceur,  devenir 

1   Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  284.  —  a  Collins ,  d'Urv. ,  III,  p.  76  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  301 

des  amis  sûrs,  dévoués  el  constans.  Malheureusement, 
et  cela  n'était  que  trop  fréquent ,  leurs  hôtes  man- 
quaient de  procédés  et  les  traitaient  plutôt  en  escla- 
ves qu'en  alliés.  Ordinairement  la  terreur  des  armes 
à  feu  comprimait  l'indignation  des  insulaires  ;  mais  dès 
qu'ils  en  trouvaient  l'occasion ,  ils  se  hâtaient  de  ven- 
ger leurs  injures,  d'après  leurs  idées  d'honneur ,  en 
massacrant  leurs  ennemis  et  dévorant  leurs  corps. 
Toutefois,  il  accueillirent,  en  général,  avec  joie  les 
Européens,  charmés  de  pouvoir  se  procurer  par  eux 
les  outils  en  fer  qui  leur  étaient  si  nécessaires.  En 
outre,  quand  ils  eurent  commencé  à  reconnaître  la 
supériorité  des  armes  à  feu,  ils  firent  toutes  sortes  de 
sacrifices  pour  en  obtenir  ;  et  les  premiers  fusils  ven- 
dus par  les  baleiniers  et  les  pécheurs  de  phoques,  tout 
défectueux  qu'ils  étaient,  furent  quelquefois  payés  au 
prix  de  trente  ou  quarante  cochons  et  de  plusieurs 
centaines  de  corbeilles  de  patates  l. 

Tepahi,  chef  de  Rangui-Hou ,  et  l'un  des  plus  puis- 
sans  Rangaliras  de  la  baie  des  Iles ,  sentit  particuliè- 
rement de  quel  avantage  serait  pour  lui  l'amitié  des 
Européens.  Pour  en  resserrer  les  nœuds,  il  exprima 
le  désir  de  faire  un  voyage  à  Port-Jackson  ;  le  capi- 
taine Slewart  consentit  à  le  transporter  lui  et  cinq  de 
ses  fils  h  l'île  Norfolk,  d'où  ils  passèrent,  sur  le  brick 
le  Buffalo,  à  Port -Jackson  (en  1804  ou  1805). 
Tepahi  resta  quelque  temps  dans  cette  colonie , 
où  il  fut  comblé  d'amitiés  et  de  présens  par  le  gou- 

■   Turnbull,  d'Urv.,  III,  |>.  87  el  88. 


302  VOYAGE 

verneur  King  et  plusieurs  personnes  de  distinction. 

Le  gouverneur  renvoya  Tepahi  chez  lui ,  sur  le  na- 
vire le  Lady  Nelson,  après  l'avoir  pourvu  d'une  foule 
d'outils  et  d'instrumens  utiles.  Tepahi  demanda  et 
obtint  qu'un  jeune  Anglais  nommé  Georges  Bruce 
restât  avec  lui  à  la  Nouvelle-Zélande.  Ce  jeune  homme, 
ayant  par  sa  conduite  mérité  la  confiance  du  chef, 
reçut  sa  fille  en  mariage  ,  après  avoir  été  tatoué  con- 
venablement et  admis  au  rang  des  guerriers.  Son  in- 
fluence devint  très-utile  aux  navires  anglais  qui  relâ- 
chèrent par  la  suite  sur  la  baie  des  îles  et  auxquels  il 
rendit  toutes  sortes  de  services.  Le  capitaine  Dalrym- 
ple,  du  navire  General  ïVellesley,  paya  de  la  plus 
noire  ingratitude  les  bons  offices  que  Bruce  lui  avait 
rendus  ;  non  content  de  l'entraîner  avec  sa  femme  loin 
de  sa  patrie  d'adoption,  il  abandonna  Bruce  à  Malacca 
au  mois  de  décembre  1808  et  vendit  sa  femme  à  Pe- 
nang.  Grâce  à  l'intervention  du  commandant  de  Ma- 
lacca, Bruce  put  recouvrer  sa  femme  et  même  se 
rendre  avec  elle  à  la  Nouvelle-Zélande.  Cependant,  il 
est  probable  qu'un  pareil  acte  de  perfidie  dut  inspirer 
aux  insulaires  une  assez  mauvaise  opinion  de  la  foi 
européenne  v. 

L'imprudence  et  la  brutalité  d'un  autre  capitaine 
furent  la  cause  d'un  événement  bien  plus  affligeant 
encore.  John  Thompson,  commandant  le  navire 
Boyd>  qui  comptait  charger  d'espars  à  la  Nouvelle- 
Zélande,  s'engagea  à  reconduire  plusieurs  naturels 

i  Tumbu.ll,  d'Urv.,  III,  p.  88  i:t  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  303 

dans  leur  pairie.  Dans  le  nombre  se  trouvait  le  fils 
d'un  des  principaux  chefs  de  Wangaroa ,  nomme 
Taara,  mais  plus  connu  par  la  suite  sous  le  nom  de 
Georges.  Ce  naturel  étant  tombé  malade  durant  la 
traversée  ne  put  faire  son  service.  Feignant  de  ne 
point  ajouter  foi  h  sa  maladie,  le  capitaine  Thompson 
le  fit  fouetter  et  maltraiter  cruellement.  Lorsque  le 
navire  fut  mouillé  à  Wangaroa,  Taara  excita  ses  com- 
patriotes à  venger  l'insulte  qu'il  avait  reçue  ;  ils  tom- 
bèrent sur  l'équipage ,  le  massacrèrent  en  entier,  et 
dévorèrent  leurs  victimes  au  nombre  de  soixante-dix 
personnes.  Deux  femmes  et  deux  enfans  seulement 
échappèrent  à  cette  épouvantable  catastrophe.  Après 
s'être  emparé  du  navire ,  le  père  de  Taara  voulut  es- 
sayer son  fusil  sur  le  pont ,  près  d'un  baril  de  poudre  ; 
ce  baril  s'enflamma ,  fit  périr  le  père  de  Taara ,  et  mit 
le  feu  au  navire.  Il  en  résulta  que  Taara ,  loin  de  re- 
garder sa  vengeance  comme  assouvie ,  mit  encore  la 
mort  de  son  père  sur  le  compte  des  Européens,  et  ne 
cessa  de  leur  en  vouloir  pour  ce  motif  *. 

Au  moment  où  le  Boyd  fut  enlevé ,  Tepahi  se  trou- 
vait à  Wangaroa  pour  affaires  de  commerce ,  et  il 
tenta  de  sauver  quelques  victimes.  Mais  les  habitans 
de  Wangaroa  s'y  opposèrent,  et  ses  efforts  furent  in- 
fructueux. Loin  de  recevoir  la  récompense  due  à  ses 
généreuses  intentions ,  par  suite  de  rapports  insi- 
dieux ,  et  par  la  ressemblance  de  son  nom  avec  celui 


i   Turnbult ,  d'I'rv.,  III,  p.  <i<i  61  suiv.  Marsdcn,   d'Urv.,  III,   p.  m. 
Vichoku,  dllrv.,  III,  p.  588. 


304  VOYAGE 

de  Tepouhi,  frère  aîné  de  Taara  ',  et  chef  de  Wanga- 
roa ,  Tepahi  passa  d'abord  pour  l'un  des  principaux 
auteurs  de  cet  attentat.  Pour  en  tirer  vengeance ,  peu 
de  temps  après,  et  dans  le  cours  de  1810,  plusieurs 
capitaines  baleiniers  mouillés  sur  la  baie  des  Iles  réu- 
nirent leurs  forces  et  attaquèrent  l'île  où  Tepahi  et 
son  peuple  étaient  établis  devant  Rangui-Hou  2.  L'af- 
faire fut  sanglante  pour  les  naturels  ;  plusieurs  péri- 
rent, un  plus  grand  nombre  fut  blessé,  et  le  village 
fut  complètement  ruiné.  Tepahi  lui-même  reçut  plu- 
sieurs blessures  3,  et  fut  tué  peu  de  temps  après  dans 
un  combat  contre  les  habitans  de  Wangaroa,  dont 
l'affaire  du  Boyd  fut  aussi  le  premier  motif  4. 

Cependant  plusieurs  Nouveaux-Zélandais  avaient 
suivi  l'exemple  de  Tepahi,  et  avaient  quitté  leur  pa- 
trie pour  suivre  des  blancs.  Dans  ce  nombre  on  re- 
marque Maounga  5,  de  Rorora-Reka,  qui,  en  1805 , 
consentit  k  se  rendre  en  Angleterre  sous  les  auspices 
du  docteur  Savage ,  et  fut  présenté  à  plusieurs  per- 
sonnes de  distinction  ,  et  même  à  la  famille  royale  6. 
Ce  naturel  ne  répondit  point  aux  espérance  de  son 
mentor  ;  de  retour  dans  sa  patrie ,  à  Korora-Reka ,  il 
fut  banni  par  l'ariki  Tara  pour  un  vol  qu'il  se  permit  à 
bord  du  navire  anglais  Ferret,  et  qui  fut  découvert 
par  Toupe.  Défense  lui  fut  signifiée  de  reparaître  à 
Korora-Reka  sous  peine  de  mort  7. 

>  Cruise ,  p.  161.  —  2  Kendall ,  d'Urv.,  III,  p.  227.  —  3  Kendall, 
d'Urv.,  III,  p.  232.  —  4  Nicholas,  I,  p.  198.  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  122. 
Marsdcn,  d'Urv.,  p.  146  et  149.  —  5  Savage,  d'Urv.,  III,  p.  783  et  suiv. 
—  0  Dillon,  I,  p.  189.  —  7  Nicholas,  I,  p.  43i.  D'Unille,  II,  p.  200. 


DE  L'ASTROLABE.  805 

D'autres  s'embarquèrent  sur  des  navires  baleiniers 
en  qualité  de  simples  matelots  ,  et  servirent  des  années 
entières  sur  des  navires  anglais  ou  américains ,  heu- 
reux quand  ils  pouvaient  rapporter  chez  eux  quelques 
objets  d'Europe  en  retour  de  leurs  longues  fatigues.  Tel 
fut  Mawi  de  Korora-Reka,  qui ,  à  peine  âgé  de  dix  ou 
douze  ans,  s'embarqua  sur  un  de  ces  bâtimens  ,  vécut 
long-temps  à  Port-Jackson,  fut  utile  aux  mission- 
naires, et  mourut  enfin  à  Paddington  en  Angleterre, 
de  la  manière  la  plus  édifiante,  à  la  fin  de  l'année 
1816  i. 

Tel  fut  encore  Doua-Tara,  neveu  de  Tepabi,  qui 
dès  l'année  1805  embarqua  comme  simple  matelot 
sur  le  baleinier  VArgo,  et  durant  plusieurs  années 
consécutives  remplit  le  même  service  sur  d'autres 
bâtimens.  Ce  malheureux  insulaire  éprouva  souvent 
la  mauvaise  foi  des  capitaines  anglais.  Au  bout  de 
quatre  années,  son  mauvais  sort  l'amena  sur  les  bords 
de  la  Tamise ,  où  il  resta  en  butte  à  la  misère  et  aux 
maladies.  Heureusement,  sur  le  navire  qui  allait  le  re- 
porter à  Port-Jackson,  il  trouva  M.  Marsden  qui  le 
prit  sous  sa  protection;  il  arriva  à  Port-Jackson  en 
février  1810,  et  resta  chez  M.  Marsden  jusqu'au  mois 
de  novembre.  Alors  Doua-Tara  s'embarqua  sur  le 
baleinier  le  Frederick,  dans  l'espoir  de  retourner 
chez  lui  ;  mais  ce  ne  fut  qu'après  avoir  encore  souffert 
toutes  sortes  de  traverses  et  d'injustices  ,  et  avoir  été 
contraint  de  faire  un  second  séjour  chez  M.  Marsden, 

■   Missionnary  Réguler,  il'Urv. ,  III,  p.  221  et  stiiv. 

TOME    II.  A2 


306  VOYAGE 

qu'il  eut  enfin,  dans  l'année  1812,  l'avantage  de  rc 
voir  son  pays  natal.  Sa  naissance  l'ayant  appelé  à 
succéder  à  son  oncle  Tepahi ,  il  prit  le  commandement 
de  la  tribu  de  Rangui-Hou,  et  porta  tous  ses  soins  à 
inspirer  à  ses  compatriotes  le  goût  des  arts  utiles ,  et 
surtout  de  l'agriculture  à  laquelle  il  se  dévoua  presque 
exclusivement I . 

Cependant  la  société  des  missionnaires  de  l'Église, 
qui  avait  déjà  envoyé  des  députés  sur  divers  points 
de  l'Océan-Pacifique ,  avait  jeté  les  yeux  sur  la  Nou- 
velle-Zélande dès  l'année  1808.  MM.  Hall  et  King 
accompagnèrent  M.  Marsden  à  son  retour  à  la  Nou- 
velle-Zélande en  1810,  pour  remplir  cet  objet.  Mais 
la  catastrophe  du  Boijd  engagea  M.  Marsden  à  sus- 
pendre pour  un  temps  l'établissement  de  la  mission. 
Les  nouveaux  excès  en  tout  genre  commis  par  les 
Européens  sur  les  Nouveaux-Zélandais  ne  pouvaient 
qu'ulcérer  de  plus  en  plus  ces  sauvages  contre  les 
étrangers.  Ces  excès  devinrent  si  crians  que  M.  Mars- 
den, chapelain  principal  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud ,  mu  par  les  sentimens  de  la  simple  humanité  et 
de  l'équité  publique,  se  crut  obligé  de  les  signaler  à 
l'attention  et  à  la  sévérité  du  gouverneur  de  cette 
colonie2.  Le  général  Macquarie  fit  droit  à  sa  requête 
et  promulgua,  dans  le  cours  de  1814,  un  ordre  qui 
assujettissait  à  toute  la  rigueur  des  lois  tous  les  ma- 
rins anglais  qui  useraient  de  mauvais  traitemens  envers 
les  Nouveaux-Zélandais  -\ 

i  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  25;>.  et  suiv.  —  2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  109 
et  suiv.  —  3  Missionnàry  Regisler,  d'Urv.,  III,  p.  129. 


DE  L'ASTROLABE.  307 

L'empressement  que  témoignait  Doua-Tara  pour 
introduire  la  civilisation  et  les  arts  utiles  parmi  ses 
compatriotes,  et  la  bienveillance  qu'il  montrait  en 
toute  occasion  aux  Européens ,  parurent  à  M.  Mars- 
den  d'un  heureux  présage  pour  l'établissement  de  la 
mission.  11  se  décida  à  envoyer  MM.  Kcndall  et  Hall 
à  la  baie  des  Iles  ,  pour  sonder  les  intentions  des  na- 
turels et  préparer  les  voies.  Ces  deux  missionnaires 
s'embarquèrent,  le  1 4  mars  1 8 1 4,  sur  le  navire  l'Active, 
dont  le  maître  était  M.  Dillon,  qui  le  premier  dans  la 
suite  découvrit  les  vestiges  du  naufrage  de  Lapérouse. 
Ils  arrivèrent  à  Tcpouna  le  10  juillet  suivant,  et  du- 
rant les  six  semaines  qu'ils  passèrent  à  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  ils  purent  se  convaincre  que ,  loin  d'avoir 
rien  à  redouter  de  la  part  des  naturels  ,  ceux-ci  étaient 
disposés  à  les  recevoir  à  bras  ouverts.  Pour  gage  in- 
faillible de  leurs  bonnes  intentions  ,  les  chefs  les  plus 
influens  de  la  baie  des  Iles,  savoir  :  Shongui,  Koro- 
Koro,  Doua-Tara  et  Touai,  s'empressèrent  d'accom- 
pagner les  missionnaires  à  leur  retour  à  la  Nouvelle- 
Zélande.  Shongui  et  Doua-Tara  appartenaient  à  la 
partie  septentrionale  de  la  baie  des  Iles,  tandis  que 
Koro-Koro  et  Touai  étaient  établis  sur  la  partie  méri- 
dionale de  la  même  baie  «. 

Pour  mettre  à  profit  d'aussi  favorables  disposi- 
tions, M.Marsden,  dès  le  19  novembre  1814,  s'em- 
barqua avec  MM.  Kendall,  Hall  et  King  et  leurs 
familles,  afin  d'aller  les  établir  à  la  baie  des  Iles.  Cet 

■   Kendall,  dIJrv.,  III,  p.  nfi  ri  mh\. 


308  VOYAGE 

ecclésiastique  a  donné  un  récit  de  son  voyage  auquel 
nous  renvoyons  pour  les  détails;  nous  devons  nous 
contenter  de  dire  ici  que,  le 24 janvier  1825,  il  acheta, 
des  chefs  de  Rangui-Hou ,  une  étendue  de  terrain  de 
200  acres  environ  ,  moyennant  douze  haches.  Ce  lo- 
cal devint  le  siège  du  nouvel  établissement ,  et  pour 
ainsi  dire  le  berceau  des  missions  futures  sur  cette 
partie  du  globe  *. 

Des  cases  furent  promptement  élevées ,  et  les  Eu- 
ropéens destinés  à  rester  à  la  Nouvelle-Zélande,  au 
nombre  de  vingt-cinq  personnes ,  furent  bientôt  ins- 
tallés dans  cette  petite  colonie  2.  Sur-le-champ  ils 
s'occupèrent  de  défricher  et  d'ensemencer  leurs  ter- 
res ,  d'enseigner  à  lire  et  à  écrire  aux  enfans  et  de 
travailler  à  la  conversion  des  parens.  La  terre  se 
prêta  aux  efforts  des  nouveaux  colons ,  et  paya  leurs 
sueurs  par  d'abondantes  récoltes.  Il  n'en  fut  pas  de 
même  des  naturels  :  tout  entiers  aux  fureurs  de  la 
guerre ,  et  dévorés  par  la  soif  des  combats  ,  ils  ne 
prêtèrent  qu'une  bien  faible  attention  aux  exhorta- 
tions des  chrétiens  ,  et  tous  leurs  désirs  ne  tendaient 
qu'à  se  procurer  des  fusils  et  de  la  poudre  pour 
exterminer  plus  facilement  leurs  ennemis. 

M.  Marsden  consacra  les  deux  mois  qu'il  passa 
dans  cette  contrée  à  parcourir  les  environs  de  la  baie 
des  Iles,  et  à  faire  part  aux  divers  chefs  du  but  et 
des  projets  des  missionnaires.  Il  visita  successivement 

i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  i32  et  suiv.  —  3  Marsden,  d'Urv. ,  III, 
p.  170. 


DE  L' ASTROLABE.  309 

les  tribus  de  Korora-Reka,  Kawa-Kawa,  Waï-Kadi, 
Paroa ,  Kidi-Kidi ,  Wai-Mate  et  les  bords  du  lac  Mau- 
pere.  Ensuite ,  accompagné  d'une  foule  de  chefs  de  la 
baie  des  Iles ,  il  s'avança  jusqu'aux  rives  de  la  baie 
Shouraki  et  fit  connaissance  avec  plusieurs  chefs  puis- 
sans  de  ces  cantons.  Partout  il  fut  bien  accueilli; 
presque  toujours  il  trouva  les  insulaires  empressés  de 
posséder  dans  leur  sein  des  Européens,  pour  leur  ap- 
prendre les  arts  utiles  et  surtout  ceux  de  l'agriculture. 
M.  Liddiard  ÎXicholas  accompagna  M.  Marsden  dans 
ces  diverses  excursions ,  et  il  a  publié  de  son  côté 
un  récit  de  son  voyage  qui  offre  le  plus  vif  inté- 
rêt. M.  Marsden  fut  de  retour  à  Port -Jackson  le 
23  mars  1815  '. 

Quelques  jours  après  le  départ  de  M.  Marsden, 
Doua-Tara  mourut 2,  et  ce  fut  une  grande  perle  pour 
les  missionnaires ,  qui  plaçaient  en  lui  presque  toutes 
leurs  espérances  pour  l'accomplissement  de  leurs  des- 
seins. Protégées  par  les  autres  chefs  de  Rangui-Hou 
et  surtout  par  Shongui ,  leurs  propriétés  furent  ce- 
pendant respectées,  et  ils  purent  se  livrer  à  leurs  pieux 
travaux.  Le  plus  grand  obstacle  qu'ils  éprouvaient 
dans  la  réussite  de  leurs  vues,  provenait  des  visites 
fréquentes  que  les  baleiniers  de  leur  nation  faisaient 
à  la  baie  des  Iles ,  pour  se  procurer  des  vivres.  Ces 
navigateurs  ne  balançaient  point  à  livrer  en  échange 
aux  naturels  des  fusils  et  de  la  poudre.  Comme  les 


i   Marsden,  d'Urv.,   III,  p.   1 36  et  suiv.  —   a  Marsden,  d'Urv.  ,  HT, 
p.  257. 


310  VOYAGE 

missionnaires  se  refusaient  absolument  à  ce  com- 
merce ,  il  en  résultait  que  les  insulaires  réservaient 
toutes  leurs  provisions  pour  les  vendre  aux  balei- 
niers. Souvent  même  ils  témoignaient ,  par  des  actes 
de  violence  envers  les  colons ,  combien  ils  étaient  mé- 
contens  de  ce  que  ceux-ci  se  refusaient  à  leur  procurer 
des  munitions  de  guerre. 

Le  20  août  1815,  les  naturels  d'une  baie  voisine 
du  cap  Colville  attaquèrent  les  deux  navires  Trial  et 
Brothers,  et  s'en  rendirent  maîtres;  mais  les  Anglais 
réussirent  ensuite  à  les  chasser.  Cinq  Européens  et 
une  centaine  de  naturels  périrent  dans  ce  combat  :  il 
paraît  que  les  blancs  eurent  les  premiers  torts  l . 

M.  Hall  ayant  trouvé  qu'à  Waï-Tangui  la  qualité 
du  sol  était  beaucoup  meilleure,  et  que  le  bois  était 
plus  facile  à  se  procurer,  était  allé  s'y  établir.  Mais, 
à  la  mort  du  chef  Waraki,  les  naturels  le  dépouillèrent 
d'une  partie  de  ses  effets,  et  il  retourna  à  Rangui-Hou 
le  15  janvier  1816  2. 

Non  loin  du  cap  Est,  les  habitans  deToko-Malou,  le 
1 1  mars  suivant,  font  main-basse  sur  le  brick  améri- 
cain l'Agnes  mouillé  sur  leur  rade;  ils  massacrent 
presque  tout  l'équipage ,  et  l'Anglais  Rutherford  pa- 
raît avoir  été  le  seul  qui  ait  survécu  à  cette  horrible 
boucherie.  Epargné  par  la  compassion  de  son  chef,  il 
est  successivement  tatoué,  marié  et  naturalisé  dans  sa 
tribu  ;  durant  dix  années  entières  il  se  soumet  aux 


'   Missionnary  Remisier,  d'Urv. ,  III,  p.  217-240.  —  2  Kertdall,  d'Urv., 
III,  p.  238. 


DE  LASTKOLABE.  311 

coutumes  de  ces  sauvages,  el  partage  leur  singulière 
existence.  Enfin,  le  9  mars  1827,  il  réussit  à  se  sous- 
traire à  sa  longue  captivité,  et  reparait  quelque  temps 
après  en  Angleterre  où  ses  aventures  ont  été  publiées  '. 

L  école  de  M.  Kendall  prend  un  accroissement  assez 
remarquable.  A  son  ouverture,  au  mois  d'août  1816, 
elle  ne  comptait  que  trente-trois  enfans-,  en  septembre 
il  y  en  eut  quarante-sept  ;  en  octobre,  cinquante-un  ; 
en  janvier  1817  le  nombre  en  fut  de  soixante,  et  au 
mois  d'avril  de  soixante-dix,  dont  moitié  d'un  sexe  et 
moitié  de  l'autre.  M.  Kendall  observa  que  leur  faci- 
lité pour  apprendre  était  au  moins  égale  à  celle  des 
enfans  anglais2. 

Au  commencement  de  1817,  une  expédition  navale, 
forte  de  trente  pirogues  et  d'environ  huit  cents  guer- 
riers, se  dirige,  sous  les  ordres  de  Shongui,  vers  le 
cap  ISord.  Elle  s'arrête  à  Wangaroa  pour  prendre  des 
vivres;  les  habitans  de  cet  endroit  ont  querelle  avec 
les  gens  de  Shongui,  et  ce  chef  est  obligé  de  revenir  à 
la  baie  des  Iles,  sans  avoir  accompli  ses  desseins  5. 

Au  mois  d'avril  de  cette  année,  M.  Marsden  fait 
porter  à  la  Nouvelle-Zélande  six  bètes  à  cornes  par  le 
navire  t Active  4. 

En  février,  Shongui,  à  la  tète  de  huit  cents  guer- 
riers ,  fait  voile  pour  le  sud  ;  il  réunit  ses  forces  à 
celles  de  Houpa,  chef  deShouraki,  et  déclare  la  guerre 


i  Ruihcrford,  d'Urv.,  III,  p.  7Z1  et  suiv.  —  s  Kendall,  iTL'rv. ,  III, 
p.  a44.  —  B  Aendall,  d'Urv.,  III,  p.  •>',(>.  —  4  Missionnary  Register , 
J  l TV.  ,  111,  p.  9.43. 


312  VOYAGE 

aux  habitans  de  la  baie  d'Abondance.  Cinq  cents  vil- 
lages sont  brûlés ,  une  foule  de  naturels  sont  massa- 
crés ,  et  les  vainqueurs  ramènent  avec  eux  plus  de 
deux  mille  prisonniers  de  tout  sexe  et  de  tout  âge  I . 

Dans  cette  année,  les  chenilles  font  des  ravages 
énormes  dans  les  plantations  de  la  baie  des  Iles  ;  les 
naturels  consultent  le  grand-prêtre  deKawa-Kawa  qui 
leur  ordonne  d'élever  des  arcades  sacrées  à  leur  dieu. 
Les  chenilles  s'en  vont,  et  les  arcades  sont  conservées 
comme  monumens  de  l'intervention  divine  2. 

Au  mois  de  mars  1817,  Touai  et  Titari  s'étaient 
embarqués  à  Port-Jackson  sur  le  brick  de  guerre  le 
Kanguroo  pour  visiter  l'Angleterre  et  y  recueillir  des 
notions  utiles  pour  la  civilisation  de  leur  patrie.  Ils  ar- 
rivèrent à  Londres  au  commencement  de  1818,  et  y 
passèrent  huit  à  dix  mois  sous  les  yeux  de  la  société  ; 
ils  s'occupèrent  volontiers  des  arts  mécaniques,  mais 
ils  ne  firent  que  peu  de  progrès  sous  le  rapport  intel- 
lectuel3. Au  mois  de  décembre  ils  s'embarquèrent  sur 
le  Baring,  avec  MM.  Butler,  F.  Hall  et  J.  Kemp, 
destinés ,  avec  leurs  familles ,  pour  la  Nouvelle-Zé- 
lande; ils  partent  le  27  janvier  1819,  et  arrivent  à 
Port-Jackson  le  27  juin  suivant. 

M.  Marsden  se  décide  à  accompagner  ces  deux 
chefs  et  les  nouveaux  missionnaires  à  la  baie  des  Iles  , 
sur  le  General  Gates,  brick  américain,  et  ils  arrivent 
tous  à  bon  port  au  mouillage  de  Rangui-Hou,  le 


»   Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  3 12.  —  2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  321. 
3  Jllissionnary  Rcgislcr,  d'Urv.,  III.  p.  242. 


DE  L'ASTROLABE.  313 

l2aoùt  1819  '.M.  Marsden  ne  passe  cette  fois  que  trois 
mois  à  la  Nouvelle-Zélande  ;  mais  il  fonde  un  nouvel 
établissement  plus  considérable  que  le  premier  à  Kidi- 
Kidi ,  sous  la  protection  de  Shongui ,  le  plus  puissant 
chef  de  la  contrée.  Pour  cela,  une  étendue  de  terrain 
de  treize  mille  acres  environ  est  achetée  de  Shongui , 
moyennant  quarante-huit  haches  !  2...  Une  petite  sta- 
tion est  aussi  établie  à  Manawa-Oura  ,  sur  le  territoire 
de  Koro-Koro5. 

Les  habitans  de  Wangaroa  violent  la  tombe  du  beau- 
père  de  Shongui ,  et  font  des  hameçons  avec  les  osse- 
mens  du  mort.  Shongui  marche  contre  les  naturels  de 
Wangaroa  à  la  tète  de  ses  guerriers ,  pour  demander 
satisfaction  ;  il  fait  feu  sur  les  sacrilèges,  en  tue  cinq , 
et  l'affaire  est  ainsi  arrangée  4. 

En  octobre,  M.  Marsden  traverse  la  Nouvelle-Zé- 
lande, et  s'avance  jusqu'à  l'embouchure  de  la  rivière 
Shouki-Anga.  Il  est  accueilli  à  bras  ouverts  par  toutes 
les  tribus  de  la  côte  occidentale ,  et  le  premier  il  donne 
des  détails  exacts  sur  ces  peuplades.  Il  assiste  à  la 
querelle  de  Moudi-Waï  et  de  Matangui,  chefs  de  Ka- 
raka  et  de  Houta-Koura,  et  visite  plusieurs  villages  le 
long  de  la  rivière  5.  M.  Marsden  parcourt  ensuite 
Tae-Ame,  district  fertile  et  populeux  situé  dans  le  sud- 
ouest  de  Kidi-K  idi ,  où  il  trouve  un  vieillard  qui  avait 
vu  les  vaisseaux  de  Cook  et  de  Marion<5.  Il  examine  la 

«  Marsîcn,  d'Urv.,  III,  p.  267  et  suiv.  —  =  Missionnary  Regisicr, 
d'Urv.,  III,  p.  390.  —  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  272-278.  —  4  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  286-293.  —  5  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  33o  et  suiv.  — 
^  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  372. 


314  VOYAGE 

source  deau  chaude  et  le  lac  Blanc.  Le  9  novembre,  il 
quille  la  Nouvelle-Zélande  pour  retourner  à  Parra- 
matta. 

A  la  fin  du  même  mois ,  Temarangai  déclara  la 
guerre  à  Shongui  et  à  ses  amis,  pour  quelques  coquil- 
lages que  les  gens  du  dernier  avaient  ramassés  sur  un 
terrain  taboue  appartenant  à  l'autre  chef.  Il  y  eut  un 
combat  livré,  dans  lequel  trois  hommes  de  Shongui 
furent  tués  et  huit  du  côté  opposé.  Shongui  vit  en  ou- 
tre toutes  ses  pirogues  brûlées  et  ses  champs  de  pa- 
tates ravagés.  Quelques  jours  après,  la  paix  fut  con- 
clue entre  ces  différens  chefs  r . 

Le  7  décembre,  à  l'instigation  du  rév.  John  Butler, 
Shongui  et  les  autres  chefs  de  sa  tribu  rassemblent 
tous  leurs  gens  à  Kidi-Kidi  ;  ils  leur  enjoignent  publi- 
quement de  ne  plus  commettre  de  vol,  et  menacent 
des  chatimens  les  plus  sévères  ceux  qui  se  rendront 
désormais  coupables  d'un  pareil  crime  2. 

En  janvier  1820,  Temarangai,  chef  de  Tae-Ame, 
ayant  réuni  les  guerriers  de  sa  tribu  à  ceux  de  la  baie 
des  Iles  et  de  Wangari ,  marcha  contre  Warou ,  chef 
de  Witi-Anga,  pour  lui  demander  réparation  de  ce 
qu'une  de  ses  nièces  avait  été  tuée  et  mangée  par  les 
guerriers  de  Warou.  Grâce  aux  armes  à  feu  dont  sa 
troupe  était  pourvue ,  Temarangai  eut  bientôt  le  des- 
sus ;  trois  ou  quatre  cents  de  ses  ennemis  furent  tués 
et  mangés  sur  le  champ  de  bataille,  et  deux  cent 
soixante  fails  prisonniers  par  les  alliés.  Ensuite  Tema- 

>   J.  Butler,  d'Urv.,  III,  p.  394.  —  ?-  ./.  Butler,  d'Urv.,  III,  pt  3g8. 


DE  L'ASTROLABE.  315 

rangai  accorda  la  paix  à  Warou ,  et  lui  rendit  même 
sa  femme  et  ses  enfans  qui  étaient  tombés  en  son  pou- 
voir «. 

Dès  le  mois  de  février  1820,  M.  Marsden  fait  un 
troisième  voyage  à  la  Nouvelle-Zélande  sur  le  Dro- 
medary.  La  dernière  quinzaine  de  mars  fut  consacrée 
à  visiter  de  nouveau  les  bords  du  Shouki-Anga.  Au 
mois  de  mai,  il  parcourut  les  districts  de  Waï-Mate, 
Pouke-Nouïet  Tae-Ame.  Au  mois  de  juin,  il  s'embar- 
qua sur  le  Coromandcl  pour  la  baie  Shouraki,  et  s'a- 
vança, guidé  par  Temarangai ,  jusqu'à  la  baie  Witi- 
Anga  (baie  Mercure).  En  juillet,  il  navigua  sur  les  ca- 
naux duWaï-Roa  et  duWaï-Tamala ,  visita  pour  la 
première  fois  les  tribus  établies  sur  le  Kaï-Para,  et  fit 
la  connaissance  du  célèbre  Moudi-Panga,  le  plus  vail- 
lant des  rivaux  de  Sliongui.  Au  mois  d'août,  il  tra- 
versa l'île ,  et  passa  de  la  côte  occidentale  à  la  côte 
orientale,  où  il  arriva  près  deWangari.  En  septem- 
bre ,  il  fut  de  retour  à  la  baie  des  Iles.  Au  mois  d'oc- 
tobre, il  retourna  à  la  baie  Shouraki,  visita  une 
seconde  fois  les  tribus  de  Mogoïa,  de  Kaï-Para, 
remonta  leWaï-Roa,  atteignit  le  Shouki-Anga  qu'il 
remonta  aussi,  et  arriva  enfin  le  25 novembre  àWan- 
garoa,  où  il  s'embarqua  sur  le  Dromedary  pour  re- 
tourner à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  M.  Marsden  re- 
cueillit encore  dans  ce  voyage  une  foule  d'observations 
neuves  et  intéressantes.  M.  Richard  Cruise,  capitaine 
au  84e  régiment  d'infanterie  ,  fut  aussi  de  ce  voyage , 

♦   Marsden,  d'I'rv. ,  III,  p.  4a5  et  sui\. 


316  VOYAGE 

et  publia  une  relation  de  son  séjour  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande ,  qui  n  est  pas  sans  intérêt  sous  quelques  rap- 
ports I. 

Tandis  que  M.  Marsden  se  trouvait  à  bord  du  Coro- 
mandel,  dans  la  baie  Shouraki ,  il  eut  l'occasion  de  ré- 
concilier deux  chefs  puissans  de  cette  contrée,  Inaki 
et  Tepouhi ,  qui  s'étaient  déclaré  la  guerre ,  et  qui  pa- 
raissaient fort  irrités  l'un  contre  l'autre  2.  11  apaisa 
également  la  fureur  de  l'Ariki  contre  Mapa,  et  termina 
leurs  différends  à  l'amiable  3. 

Parmi  les  chefs  de  la  baie  des  Iles,  Shongui  s'était 
élevé  au  premier  rang  par  sa  réputation  de  bravoure 
et  ses  succès  dans  les  combats ,  par  son  influence  sur 
ses  compatriotes  et  par  ses  possessions  considérables. 
La  plupart  des  chefs  du  cap  Nord  et  de  la  baie  Shou- 
raki ,  qui  avaient  osé  lui  tenir  tète ,  avaient  payé  cher 
leur  témérité,  et  plusieurs  tribus  avaient  été  complè- 
tement exterminées  par  les  guerriers  de  cet  heureux 
rangatira.  Seul,  sur  la  côte  occidentale,  Moudi- 
Panga ,  chef  de  Kaï-Para,  avait  pu  lui  résister  avec 
succès ,  et  quelquefois  il  avait  humilié  l'orgueil  de 
Shongui.  Dans  une  affaire  sanglante  qui  avait  eu  lieu 
peu  de  temps  avant  le  désastre  du  Boyd,  en  1 808 , 
Shongui  fut  blessé,  deux  de  ses  frères  4  périrent  ainsi 
que  la  plupart  des  officiers  et  des  guerriers ,  et  le  reste 
de  l'armée  ne  put  trouver  son  salut  que  dans  la  fuite  5. 


i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  401  et  suiv.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III, 
p.  432.  —  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  434.  —  4  Cruise ,  p.  129.  — 
5  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  436. 


DE  L'ASTROLABE.  317 

Long-temps  après  cette  affaire  ,  les  chefs  de  la  baie 
des  Iles  réunirent  leurs  forces  et  marchèrent  de  nou- 
veau contre  Moudi-Panga ,  pleins  de  confiance  en 
leurs  armes  à  feu.  Mais,  par  un  stratagème  habile, 
Moudi-Panga  rendit  presque  nul  l'effet  de  ces  armes, 
et  tomba  sur  ses  ennemis  qu'il  tailla  en  pièces.  De 
près  de  mille  hommes  qui  étaient  partis  pour  cette  ex- 
pédition de  la  baie  des  Iles,  il  n'en  échappa  qu'une 
quinzaine  ,  le  reste  ayant  été  massacré  ou  fait  prison- 
nier. Il  parait  que  Shongui  ne  se  trouva  point  à  ce  fu- 
neste combat  '. 

Malgré  ses  défaites  ,  Shongui  ne  renonça  point  à 
l'espoir  de  tirer  une  vengeance  éclatante  de  Moudi- 
Panga  ,  et  il  s'occupa  sans  relâche  d'augmenter  le 
nombre  des  armes  à  feu  dont  sa  tribu  était  déjà  pour- 
vue. Ce  motif  l'engagea  à  se  maintenir  constamment 
en  bonne  intelligence  avec  les  capitaines  des  navires 
baleiniers  qui  venaient  mouiller  à  la  baie  des  Iles.  Ce 
fut  encore  le  même  motif  qui  le  détermina  à  accueillir 
favorablement  les  missionnaires  sur  son  territoire , 
pour  réparer  et  tenir  toujours  en  état  ses  armes  à 
feu  ,  car  il  était  du  reste  parfaitement  indifférent  aux 
avantages  de  la  civilisation,  et  il  se  moquait  des  exhor- 
tations religieuses  de  ses  hôles  2. 

Pour  arriver  plus  promplement  à  ses  fins,  Shongui 
jugea  qu'un  voyage  en  Angleterre  lui  serait  fort  utile. 
En  conséquence ,  au  mois  de  mars  1 820  ,  malgré  les 
représentations  de  ses  parens  et  de  tous  les  hommes 

>   Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  ',30.  —  -  P,,,ihrrford,  d'Un.,  III,  p.  :5C. 


318  VOYAGE 

de  son  peuple ,  et  avec  un  courage  bien  remarquable 
dans  un  sauvage ,  Shongui  s'embarqua  avec  Waï 
Kato,  l'un  de  ses  guerriers,  et  M.  Kendall,  sur  le 
New-Zealander  pour  se  rendre  en  Angleterre.  Il 
voulait ,  disait-il ,  visiter  le  roi  Georges ,  mais  dans  le 
fond  son  unique  but  était  de  se  procurer  des  fusils  et 
de  la  poudre  *.  Shongui  arriva  à  Londres  dans  le  mois 
d'août  suivant  :  le  climat  de  l'Angleterre  éprouva 
cruellement  sa  santé  ;  cependant  il  se  rétablit ,  et  le 
1 5  décembre  de  la  même  année  il  se  rembarqua  sur 
le  Speke  pour  s'en  retourner  chez  lui.  Durant  son 
séjour  à  Londres  ,  il  fut  présenté  au  roi  :  M.  Kendall 
m'a  assuré  qu'en  cette  occasion  Shongui  ne  parut 
nullement  ébloui  de  tout  le  faste  qui  l'environnait  ;  il 
conserva  devant  le  puissant  souverain  de  l'Angleterre 
la  même  dignité  ,  le  même  sang-froid  que  devant  ses 
compatriotes.  Le  roi  Georges  lui  fit  de  riches  pré- 
sens ,  mais  il  ne  fut  vraiment  sensible  quaux  armes  , 
à  la  cuirasse  et  à  l'uniforme  qui  en  faisaient  partie. 
On  assure  même  qu'à  son  arrivée  à  Port-Jackson  il 
échangea  contre  des  fusils  et  de  la  poudre  tous  les 
autres  objets  de  prix  qu'il  avait  reçus  du  roi  et  des  di- 
verses personnes  auxquelles  il  avait  été  présenté  2. 

Pendant  son  absence ,  les  missionnaires  avaient  eu 
quelquefois  à  souffrir  de  l'esprit  turbulent  et  de  l'avi- 
dité des  sauvages  ;  cependant  leurs  propriétés  avaient 
été    généralement    respectées.    Plusieurs    naturels 


•  Missionnary  Register,  d'TJrv. ,  III ,  p.  15S.  —  a  Missionnnary  liegister, 
d'Urv.,  III,  p.  453. 


DE  L'ASTROLABE.  319 

avaient  consenti  à  leur  prêter  leurs  services  moyen- 
nant une  mince  rétribution  ;  leurs  cultures  avaient 
pris  un  développement  considérable  ,  et  toutes  les 
productions  d'Europe  avaient  réussi  à  merveille  sur 
ce  sol  vierge  et  fécond.  En  un  mot ,  les  élablissemens 
de  la  mission  donnaient  les  plus  flatteuses  espé- 
rances '. 

Au  retour  de  Shongui  à  la  baie  des  lies,  qui  eut  lieu 
le  1 1  juillet  1821  ,  tout  changea  rapidement  de  face. 
Ce  chef,  irrité  de  voir  que  les  missionnaires  persis- 
taient dans  leur  refus  de  lui  vendre  de  la  poudre  et 
des  armes  à  feu  ,  défendit  à  ses  sujets  de  travailler 
pour  les  colons  à  moins  d'être  payés  en  objets  de 
cette  espèce  ou  en  argent  pour  en  acheter;  en  outre 
il  affecta  de  traiter  ces  étrangers  avec  plus  de  rigueur 
et  même  de  dédain  qu'il  ne  l'avait  fait  auparavant. 
Il  en  résulta  pour  les  colons  une  foule  de  désagré- 
mens  et  de  persécutions.  Cependant  Shongui  sentit 
qu'il  y  aurait  de  l'imprudence  et  peu  de  politique  de 
sa  part  à  les  forcer  de  quitter  son  territoire,  et  il  linit 
par  tenir  une  sorte  de  conduite  mixte  à  l'égard  des 
missionnaires ,  c'est-à-dire  par  les  tolérer,  et  même 
les  protéger  jusqu'à  un  certain  point  contre  les  vio- 
lences de  ses  sujets ,  sans  toutefois  leur  accorder 
aucune  sorte  d'influence  ni  d'autorité  positive  2.  Il 
aimait  leur  thé,  leur  café,  leur  cuisine,  et  leur  faisait 
souvent  l'honneur  d'être  leur  convive. 

Du  reste  il  reprit  avec  ardeur  ses  anciens  projets 

•  Reports,  d'Urv. ,  III,  p.  45  3  et  suiv.  —  a  Reports,  idem.  Mission* 
nary  Registcr,  d'Urv.,  III,  p.   J.5^  <'t  suiv.  Idrm  ,  p.  490. 


320  VOYAGE 

de  conquête.  Au  mois  de  septembre  1821 ,  il  partit  de 
la  baie  des  Iles  à  la  tète  d'une  armée  de  trois  mille 
eombattans  dont  une  centaine  étaient  munis  de  fusils. 
Jamais  armement  aussi  formidable  n'avait  paru  sur 
ces  rives  éloignées.  Les  malheureux  habitans  de  la 
baie  Shouraki  contre  lesquels  il  se  dirigea  furent  sac- 
cagés et  perdirent  beaucoup  de  monde.  Plus  de  mille 
guerriers  furent  tués  et  trois  cents  mangés  sur  le 
champ  de  bataille  ;  de  ce  nombre  fut  le  brave  et  gé- 
néreux Inaki,  l'un  de  leurs  principaux  chefs.  Plus  de 
deux  mille  prisonniers  tombèrent  au  pouvoir  des 
peuples  du  Nord  ï .  Shongui ,  tout  en  remportant  la 
victoire,  éprouva  de  nombreuses  pertes,  entre  autres 
il  eut  à  regretter  son  gendre  Tête  et  le  jeune  Pou , 
frère  de  ce  chef2. 

Dès  le  mois  de  février  suivant ,  Shongui  se  remit 
en  campagne  et  recommença  les  hostilités  contre  les 
peuplades  de  la  baie  Shouraki.  Deux  de  ses  pirogues 
tombèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi ,  qui  tua  et  mangea 
tous  ceux  qui  les  montaient.  Mais  Shongui  et  ses 
guerriers  exterminèrent  près  de  quinze  cents  person- 
nes sur  les  bords  du  Waï-Kato  3. 

En  juin  1828  ,  Touai  reparut  à  la  baie  des  Iles 
après  avoir  été  absent  durant  près  de  deux  années. 
Il  avait  passé  presque  tout  ce  temps  dans  des  guerres 
continuelles  contre  les  peuplades  des  environs  du 
cap  Est  4. 

ï  Reports,  dUrv. ,  III,  p.  456.  Lcigli,  d'Urv.,  III,  p.  470.  —  1  F.  Hall, 
d'Urv. ,  III,  p.  462.  —  3  F.  Hall,  d'Urv.,  III,  p.  466.  —  4  F.  Hall, 
d'Urv.,  III,  p.  465. 


DE  L'ASTROLABE.  321 

Au  mois  de  novembre  de  la  même  année,  Koro-Koro 
eut  querelle  avec  Shongui.  Cependant  il  n'y  eut  point 
de  combat.  Le  premier  en  fut  quitte  pour  être  cruelle- 
ment battu  et  pour  voir  toutes  ses  patates  volées  " . 

En  1823,  MM.  Leigh  et  White  de  la  société  de 
Wesley  tentent  de  s  établir  à  Wangari ,  mais  ils  trou- 
vent le  pays  ruiné  et  dépeuplé  par  suite  des  dernières 
guerres.  En  conséquence ,  au  mois  de  juin ,  ils  fon- 
dent leur  établissement  à  Wangaroa  ,  sur  un  terrain 
qu'ils  achètent  du  chef  Georges  ,  de  la  tribu  des 
Ngate-Oudou.  Peu  après,  MM.  Turner  et  Hobbs 
viennent  se  joindre  à  eux  2. 

Au  mois  de  juillet ,  M.  Marsden  se  rendit  pour  la 
quatrième  fois  à  la  Nouvelle  -  Zélande  sur  le  navire  le 
Bramplon,  et  y  passa  trois  mois  environ.  Il  avait 
rembarqué  le  23  août  sur  le  Brampton  pour  effectuer 
son  retour  ;  mais  ce  navire  fît  naufrage  dans  la  baie 
des  Iles  le  7  septembre  ,  et  M.  Marsden  fut  retenu 
dans  ce  pays  jusqu'au  14  novembre.  Ce  jour  il  fit 
voile  sur  le  Dragon  pour  Sydney  où  il  arriva  au  com- 
mencement du  mois  de  décembre  3. 

Lors  du  naufrage  du  Brampton,  les  naturels  mon- 
trèrent tous  des  dispositions  d'humanité ,  de  probité 
et  de  modération ,  qui  eussent  fait  honneur  à  un  peu- 
ple civilisé.  Ils  ne  commirent  aucune  action  blâma- 
ble ,  et  les  effets  des  Européens  furent  constamment 
respectés  4. 

•  F.  Hall,  d'Urv.,  IK,  p.  468.  —  ■>■  Missionnaiy  Remisier,  d'Urv. ,  III, 
p.  487.  —  3  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  472  et  suiv.  —  4  Marsden ,  d'Urv.  , 
III,  p.  479- 

TOME    If.  23 


322  VOYAGE 

Dans  la  même  année  mourut  Koro-Koro,  le  chef  le 
plus  influent  de  la  partie  méridionale  de  la  baie  des 
Iles  ;  la  mort  le  surprit  comme  il  revenait  d'une  expé- 
dition vers  les  bords  du  Shouraki,  où  son  frère  Touai 
l'avait  accompagné  *.  Dans  la  même  expédition  périt 
aussi  Kaïpo  ,  leur  oncle  ,  qui  n'était  qu'un  jeune 
homme  quand  Cook  parut  à  la  baie  des  Iles ,  et  qui 
était  devenu  un  beau  vieillard  et  un  guerrier  célèbre  2. 
Ce  Kaïpo  était  probablement  fils  du  chef  Malou  qui 
commandait  à  Motou-Doua  ,  et  qui  périt  sous  les 
coups  des  compagnons  de  Marion  ;  car  Touai  me  ré- 
pétait souvent  que  Malou  était  son  grand-père. 

Pomare ,  dont  le  véritable  nom  était  Wetoï ,  égale- 
ment oncle  de  Touai,  chef  de  Mata-Ouwi,  et  guerrier 
audacieux  et  intrépide ,  poursuivit  ses  exploits  vers  le 
Sud  à  la  tète  de  cent  trente  guerriers  d'élite.  Il  s'a- 
vança, dit-on  ,  jusqu'au  détroit  de  Cook ,  et  revint  en 
faisant  le  tour  de  la  Nouvelle-Zélande ,  saccageant  et 
détruisant  tout  sur  son  passage  3.  Cette  étonnante 
expédition  éleva  son  nom  au  plus  haut  degré  de  gloire 
parmi  ses  compatriotes. 

Touai  succède  à  son  frère  Koro-Koro  ,  et  prend  le 
commandement  de  la  tribu  de  Paroa.  M.  H.  Williams 
fonde  un  établissement  à  Pahia  sous  la  protection  du 
chef  Tekoke. 

Au  mois  d'avril  1824  ,  la  corvette  française  la  Co- 
quille paraît  à  la  baie  des  Iles,  amenant  de  Port- 


i  Marsden,   d'Urv. ,  III,  p.   482.  —    2  Marsden ,  idem.  — -  3  Cruise, 
d'Urv.,  III,  p.  667.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  752. 


DE  L'ASTKOLABE.  323 

Jackson  M.  Clarkc  et  sa  famille,  Taï-Wanga  parent 
de  Shongui,  et  un  homme  du  peuple  nommé  Pahi.  La 
bonne  intelligence  ne  cesse  de  régner  entre  les  Fran- 
çais et  les  Zélandais.  Touai  passe  la  plus  grande  par- 
tie de  son  temps  à  bord  de  la  Coquille  et  me  donne 
une  foule  de  détails  curieux.  Nous  recevons  la  visite 
de  Shongui,  et  quelques  officiers  vont  visiter  sa  tribu, 
mais  ils  n'ont  guère  à  se  louer  de  la  conduite  et  des 
procédés  de  son  peuple. 

A  cette  époque,  M.  Kcndall ,  détaché  de  la  société, 
vivait  à  Mata-Ouwi  sous  la  protection  de  Pomare  ,  et 
s'occupait  à  recueillir  des  matériaux  intéressans  sur 
les  mœurs  et  surtout  sur  la  langue  des  naturels. 

Six  mois  après  le  départ  de  la  Coquille ,  le  1 7  octo- 
bre 1824,  Touai  périt  de  misère  et  de  maladie  l,  et 
Touao,  son  cousin,  lui  succéda.  Mais  sa  tribu,  depuis 
long-temps  un  objet  de  jalousie  pour  les  peuples  de 
Kidi-Kidi,  perd  toute  son  influence.  Dès  l'année  sui- 
vante ,  les  Ngapouïs ,  joints  aux  guerriers  de  Waï- 
Mate  ,  tombent  sur  le  pà  de  K  ahou-Wera  ,  ravagent 
ses  habitans  et  les  obligent  à  se  disperser ,  en  aban- 
donnant leur  fort  si  long-temps  respecté  sous  les  lois 
de  Koro-Koro  "*. 

Le  2  i  janvier  1 825  fut  lancé  le  schooner  le  Herald, 
de  soixante  tonneaux,  construit  par  les  missionnaires 
de  Pahia  5.  Ce  petit  navire  qui  avait  de  bonnes  quali- 
tés se  perdit  à  l'entrée  du  Shouki-Anga,  le  0  mai  1828. 


•  Missionnary  liegistcr ,  d'Urv.,  III,  p.  487.  —  ■>■  D'Urville,  II,  j>.  204, 
—  i  Missionnary  Register,  d'Urv. ,  III,  p.  497- 

2  3' 


324  VOYAGE 

En  cette  circonstance  les  naturels  de  ce  canton  furent 
bien  loin  de  tenir  une  aussi  belle  conduite  que  les 
habitans  de  la  baie  des  Iles,  lors  du  naufrage  du 
B vamp  ton  1. 

En  février  1825,  Shongui  ayant  uni  ses  forces  à 
celles  de  ses  alliés ,  marche  contre  Kaï-Para.  Ses  ar- 
mes à  feu  lui  donnent  enfin  la  victoire  ,  et  le  vaillant 
Moudi-Panga  devient  la  pâture  de  son  féroce  rival  2. 
Néanmoins  celui-ci  perdit  son  fils  aîné  et  plusieurs  de 
ses  officiers  5. 

Dans  le  mois  suivant ,  les  habitans  de  Wangaroa 
firent  main  basse  sur  le  baleinier  le  Mercury  qu'ils 
pillèrent  complètement,  et  l'équipage  ne  se  sauva 
qu'avec  peine  à  la  baie  des  Iles.  Déjà  les  missionnaires 
établis  sur  ce  point  avaient  reçu  des  outrages  de  la 
part  des  insulaires  ;  mais  le  chef  Georges  étant  tombé 
malade,  ils  se  réfugièrent  chez  leurs  confrères  à  Kidi- 
Kidi  dans  la  crainte  d'être  massacrés  4.  Georges  mou- 
rut en  avril,  et  les  habitans  de  Wangaroa  rappelèrent 
les  Européens  chez  eux. 

Pomare  étant  allé  en  1826,  avec  ses  hommes,  sur 
les  bords  du  Shouraki,  dans  l'intention  de  couper  des 
espars  pour  M.  Dillon  ,  maître  d'un  navire  anglais  , 
les  guerriers  de  ce  chef  se  permirent  d'outrager  les 
habitans  du  pays.  Ceux-ci  s'en  vengèrent  en  tombant 
à  l'improviste  sur  leurs  ennemis.  Dans  cette  affaire 


1  W.  Williams,  d'Urv. ,  III,  p.  545.  —  a  Dillon,  I,  p.  45o.  — 
3  Missionnary  Register,  d'Urv.,  III,  p.  489.  —  4  Missionnary  Register-, 
d'Urv.,  III,  p.  491.  Dillon,  I,  p.  191. 


DE  L'ASTROLABE.  325 

le  redoutable  Pomare  succomba  sous  les  coups  de 
Rangui,  l'un  des  chefs  du  Waï-Kato  >.  Hihi,  l'un  des 
plus  formidables  partisans  de  Shongui ,  se  noya  dans 
le  Waï-Tamata,  où  sa  pirogue  chavira  dans  un  grain  a. 

Cette  même  année  ,  les  missionnaires  de  Pahia 
eurent  à  souffrir  des  violences  de  Toï-Tapou,  chef  de 
Shiomi  sur  le  Kawa-Kawa,  qui  est  en  même  temps  le 
Tohounga  ou  grand-prèlre  le  plus  accrédité  de  ces 
contrées  5. 

A  la  fin  de  cette  année  1 826  ,  une  société  commer- 
ciale, qui  avait  pris  le  titre  de  New-Z ealand-Flax-so- 
ciety,  tente  de  fonder  un  établissement  à  la  Nouvelle- 
Zélande  pour  exploiter  en  grand  le  phormium  et  le 
bois  de  construction.  Le  capitaine  Hurd  conduit  d'a- 
bord  les  nouveaux  colons  à  la  baie  Shouraki;  mais  les 
intentions  des  naturels  leur  paraissant  suspectes,  ils 
se  décident  à  quitter  cet  endroit ,  et  se  dirigent  vers 
le  Shouki-Anga.  Ce  point  ne  leur  promettant  pas  des 
avantages  suffisans  pour  les  engager  à  s'y  fixer,  les 
colons  s'en  retournent  sans  débarquer,  et  rétablisse- 
ment échoue  4. 

Le  4  janvier  1 827  ,  Shongui  arriva  à  la  tête  de  ses 
guerriers  dans  la  baie  de  Wangaroa  pour  chasser  les 
Ngate-Po  de  leur  position.  Les  Ngate-Oudou  chez  qui 
les  missionnaires  étaient  établis  prirent  l'alarme , 
et  leurs  chefs  s'enfuirent  à  Shouki-Anga.  Quelques 


•  Dillon,  d'Urv.,  III,  p.  707. —  2  D'Uiville,  U,  p.  159.  — S  Madame 
Williams,  d'Urv.,  III,  p.  492  et  suiv.  —  4  Dillon,  I,  p.  188.  D'Uiville, 
II ,  p.  229. 


326  VOYAGE 

partisans  de  Shongui ,  voyant  les  missionnaires  aban- 
donnés par  leurs  chefs,  tombèrent  sur  leur  établisse- 
ment ,  le  pillèrent  complètement  et  le  réduisirent  en 
cendres.  Les  colons  furent  heureux  de  pouvoir  opé- 
rer sans  accident  leur  retraite  sur  Kidi-Kidi  :  ce  fut 
ainsi  que  périt  la  mission  de  Wangaroa  après  avoir 
duré  seulement  trois  ans  et  demi  l. 

Après  une  résistance  assez  opiniâtre ,  Shongui 
s'empara  du  pâ  des  Ngate-Po ,  et  extermina  pres- 
qu'en  entier  cette  malheureuse  tribu.  Mais  il  paya 
cher  sa  conquête  ;  à  l'assaut  de  la  forteresse  ,  il  reçut 
un  coup  de  feu  dont  la  balle  lui  perça  le  corps  de  part 
en  part.  Cette  blessure  le  réduisit  à  la  dernière  ex- 
trémité ,  et  le  mit  pour  jamais  hors  d'état  de  com- 
battre2. 

La  crainte  de  voir  mourir  Shongui  et  la  perspec- 
tive des  suites  funestes  qui  pouvaient  résulter  pour 
eux  de  cet  événement,  placent  les  missionnaires  de 
la  baie  des  Iles  dans  l'état  le  plus  inquiétant.  Ils  se 
décident  à  faire  passer  à  Port-Jackson  leurs  effets 
les  plus  précieux,  et  ils  se  tiennent  tout  prêts  à  quit- 
ter eux-mêmes  la  Nouvelle-Zélande ,  sur  le  Herald, 
dès  que  le  danger  deviendrait  imminent  3. 

Telle  était  la  position  où  ils  se  trouvaient ,  quand 
V Astrolabe  parut  à  la  baie  des  lies  ,  au  mois  de 
mars  1827.  Ce  navire  venait  d'exécuter  la  reconnais- 


i  Missionnary  Register,  d'Urv.,  III,  p.  497  et  suiv.  —  à  Missionnary 
Register,  d'Urv.,  III,  p.  5og.  —  3  Missionnary  Register,  d'Urv.,  III, 
p.  5x1. 


DE  L'ASTROLABE.  327 

sance  suivie  de  plus  de  trois  cents  lieues  des  côtes 
de  la  Nouvelle-Zélande  ;  il  avait  découvert  des  ca- 
naux et  des  mouillages  encore  inconnus  ,  et  avait 
souvent  communiqué  avec  les  naturels  de  ces  para- 
ges. L  Astrolabe  ne  passa  que  cinq  ou  six  jours  sur 
la  baie  des  Iles  ,  et  nous  ne  vîmes  guère  que  Wetoï , 
neveu  et  successeur  de  Pomare ,  et  Maounga  ,  oncle 
de  King-George  ,  chef  de  Korora-Reka  ,  qui  se  trou- 
vaient en  partance  pour  la  baie  Shouraki.  Tekoke  de 
Pahia  et  son  fils  Rangui-Touke  étaient  déjà  en  marche 
avec  leurs  guerriers  r . 

31.  Davis  ,  l'un  des  missionnaires  de  Pahia  ,  avait 
voulu  former  un  établissement  d'agriculture  à  Kawa- 
Kawa  et  y  élever  des  bestiaux.  Les  naturels  s'y  op- 
posèrent formellement ,  dans  la  crainte  que  ces  ani- 
maux ne  profanassentleurs  tapons  et  leurs  plantations 
de  patates  douces  ou  hou  mayas  2. 

Vers  la  lin  de  1827  ,  MM.  Hobbs  et  Stack  rétabli- 
rent la  mission  de  Wesley  sur  les  bords  du  Shouki- 
Anga ,  dans  un  lieu  nommé  Mangounga ,  non  loin 
de  la  résidence  de  Patou-One ,  chef  puissant  de  ce 
canton  5. 

Enfin  le  redoutable  Shongui  meurt  à  Wangaroa  , 
le  6  mars  1828 ,  des  suites  de  ses  blessures.  Dans  ses 
derniers  momens  il  montre  un  grand  courage,  exhorte 
ses  enfans  à  l'union ,  leur  recommande  les  mission- 
naires ,  et  leur  défend  d'immoler  personne  pour  ac- 


i  D'Unillc,  H,   p.   200  cl  Miiv.  —  2  D'Urvillc ,  II,  p.  216.  —  ?  Mis- 
ïionnnry  llrgistcr ,  dT'rv.,  MI,  p.  539. 


328  VOYAGE 

compagner  son  esprit  ' .  Son  cousin  Rewa  lui  succède 
dans  le  commandement  de  Kidi-Kidi. 

De  grands  troubles  ont  lieu  après  la  mort  de  ce 
chef,  et  les  missionnaires  sont  quelque  temps  plon- 
gés dans  une  cruelle  perplexité.  Cependant  leur  si- 
tuation s'améliore  peu  à  peu ,  et  ils  finissent  même 
par  obtenir  une  influence  plus  marquée  sur  l'esprit 
des  naturels. 

Sur  la  (in  de  février,  les  Ngapouïs  ,  commandés 
par  Rewa ,  menacèrent  la  tribu  de  Kawa-Kawa  de 
tout  leur  ressentiment.  Tekoke  eut  recours  aux  mis- 
sionnaires, W.  Williams  et  Davis  ;  et  grâce  à  leur  mé- 
diation ,  Rewa  se  borna  à  faire  une  visite  amicale  au 
peuple  de  Kawa-Kawa  2. 

Quelques  jours  après  la  mort  de  Shongui,  une  ba- 
taille avait  eu  lieu  entre  les  naturels  du  Shouki-Anga 
et  ceux  de  la  baie  des  Iles.  Ceux-ci  avaient  eu  le  des- 
sous ,  et  les  Ngapouïs  avaient  été  mis  dans  une  dé- 
route complète.  Ils  craignirent  que  leurs  ennemis  ne 
profitassent  de  leur  victoire  pour  achever  de  les  écra- 
ser, et  ils  s'adressèrent  aux  missionnaires  pour  leur 
servir  de  conciliateurs.  MM.  H.  Williams  et  Davis 
réussirent  encore  à  rétablir  la  paix ,  le  26  mars ,  entre 
Palou-One  et  ses  rivaux  3. 

Rewa ,  successeur  de  Shongui ,  qui  avait  toujours 
témoigné  un  caractère  plus  pacifique  que  ses  collè- 


i  G.  Clarke,  d'Urv.,  III,  p.  5i8.  Stock,  d'Urv.,  III,  p.  539.  —  2  R. 
Davis,  d'Urv.,  III,  p.  536.  W.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  538.  —  3  tf. 
Williams,  d'Urv.,  III,  p.  52 1  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  329 

gués  ,  semble  disposé  à  vivre  en  paix  avec  tous  ses 
voisins;  sa  fille  s'est  mariée  à  l'un  des  principaux  chefs 
du  Sud  ,  et  cette  union  promet  d'être  un  nouveau 
gage  de  bonne  intelligence  '.  Dans  ses  dernières  let- 
tres écrites  de  Parramatta ,  en  date  du  1er  jan- 
vier 1829,  M.  Marsden  annonce  que  tous  les  natu- 
rels de  la  baie  des  Iles  se  trouvaient  en  paix  les  uns 
avec  les  autres  et  même  avec  les  habitans  des  régions 
méridionales  ,  et  qu'ils  faisaient  de  véritables  progrès 
dans  les  voies  de  l'Evangile  et  de  la  civilisation.  Il 
venait  de  recevoir  plusieurs  fils  de  chefs  des  envi- 
rons du  détroit  de  Cook  que  leurs  parens  lui  en- 
voyaient pour  les  instruire.  Toutes  ces  nouvelles 
donnent  enfin  lieu  d'espérer  que  les  Nouveaux  Zélan- 
dais  pourront  un  jour  renoncer  à  leurs  guerres  d'ex- 
termination pour  s'occuper  sérieusement  des  arts  utiles 
et  de  l'agriculture  '-*.  Nul  doute  qu'alors  ces  sauvages 
seront  à  même*  de  former  une  véritable  nation,  du 
moins  est-il  certain  qu'aucun  peuple  dans  l'Océanie 
ne  semble  réunir  autant  de  conditions  favorables  pour 
atteindre  ce  but. 


Nota.  L'espoir  des  missionnaires  fut  trompé.  Au  mois  de 
mars  i83o,  la  mauvaise  conduite  d'un  capitaine  baleinier,  que 
l'on  ne  nomme  pas,  fut  cause  que  les  habitans  du  Nord  ,  gui- 
dés par  Oudou-Roa  ,  marchèrent  contre  les  naturels  de  la 
partie  méridionale  de  la  baie  des  Iles,  réunis  sous  les  ordres 
de  Rewi-Rewi.  Le  6  mars,  les  deux  armées  en  vinrent  aux 
mains  ;  un  combat  sanglant  eut  lieu  à  Korora-Reka ,  où  péri- 

i  /{.  Datis,  d'Urv. ,  III,  p.  537.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  54i. 


330  VOYAGE 

rent  une  centaine  d'hommes  et  un  chef  nommé  Tako.  Le  sur- 
lendemain, M.  Marsden  arriva  à  la  baie  des  Iles,  et,  de  concert 
avec  les  missionnaires  de  Pahia ,  il  réussit  à  rétablir  la  paix 
entre  les  deux  partis  ennemis.  Elle  fut  conclue  définitivement 
le  18  .. 

Les  dernières  nouvelles  des  missionnaires,  en  date  des  mois 
d'août  et  septembre  i83o,  et  février  i83i,  représentaient  les 
naturels  comme  mieux  disposés  que  jamais  à  les  écouter  et  à 
adopter  la  religion  chrétienne.  Ils  ont  même  la  satisfaction  de 
conférer  de  temps  en  temps  le  baptême  à  quelques  insulaires 
dont  la  foi  leur  paraît  désormais  bien  établie  2. 

M.  W.  Yate  avait  porté  une  presse  à  la  Nouvelle-Zélande, 
et  il  avait  déjà  imprimé  cinq  cent  cinquante  exemplaires  de 
divers  chapitres  tant  de  l'Ancien  que  du  Nouveau  Testament , 
en  langue  du  pays.  Les  naturels  étaient,  dit-on,  fort  empressés 
de  se  procurer  ce  petit  volume  qu'ils  nommaient  Maore  3. 

Un  nouvel  établissement  allait  être  formé  à  Waï-Mate,  sur 
un  terrain  fertile  et  bien  arrosé,  où  les  Missionnaires  se  flat- 
taient de  l'espoir  de  cultiver  avec  succès  toutes  sortes  de  grains 
et  de  productions  utiles.  Ils  se  proposaient  d'établir  une  bonne 
route  de  communication,  pour  des  chariots,  de  ce  point  à 
Kidi-Kidi ,  et  de  construire  un  moulin  à  eau.  Déjà  un  pont 
solide  avait  été  jeté  sur  une  rivière  de  soixante  pieds  de  lar- 
geur. MM.  Clarke,  Hamlin  et  Prcece  étaient  destinés  pour 
cette  nouvelle  station,  qui  promet  d'être  la  plus  importante  de 
toutes  celles  qui  ont  été  formées  à  la  Nouvelle-Zélande  4. 

1  W.  Williams ,  Davis ,  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  55g  et  suiv.  —  =  Mis- 
sionnary  Register ,  janvier  i83i,  p.  5g  et  suiv.  —  3  Missionnarr  Register, 
d'Urv.,  III,  p.  574.  —  4  Missionnarj  Register,  février  i83i ,  p.  109  et 
suiv.;  juillet  i83i ,  p.  333. 


DE  L  ASTROLABE.  331 


CHAPITRE  XVIII. 


DESCairTION    GEOGRAPHIQUE     I)E     LA    KOUVELLE-ZELANDE. 


Les  géographes  sont  convenus  de  désigner  sous  le 
titre  de  Nouvelle-Zélande  les  grandes  îles  australes 
renfermées  entre  le  164  et  le  17  6e  degré  de  longitude 
à  l'est  de  Paris,  qui  s'étendent  depuis  34°  12' jusqu'à 
48°  de  latitude  S.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  néanmoins 
que  ces  îles  occupent  la  majeure  partie  de  la  surface 
indiquée  par  cette  espèce  de  trapèze.  Leur  superficie 
se  réduit  à  peu  près  à  celle  d'une  bande  de  terre  de 
quatre  cents  lieues  terrestres  environ  de  longueur, 
sur  vingt-cinq  à  trente  lieues  de  largeur  moyenne. 
Cette  bande  est  interrompue  vers  son  centre  par  un 
canal  (  détroit  de  Cook  )  dont  la  largeur  varie  de  qua- 
tre à  vingt-cinq  lieues  ;  elle  est  en  outre  disposée  de 
manière  à  former  un  espèce  d'arc  irès-courbé  ,  dont 
la  concavité  se  présente  au  N.  O.  De  cette  partie 
soufflent  aussi  les  vents  les  plus  fréquens  et  les  plus 
furieux  dans  ces  parages,  et  il  n'est  pas  douteux  que 
c'est  à  leur  action  qu'est  due  la  configuration  des  côtes 


332  VOYAGE 

de  la  Nouvelle-Zélande.  Sans  cesse  répétée  pendant 
la  durée  des  siècles ,  cette  action  des  vents  sera  par- 
venue ,  à  la  longue ,  à  pratiquer  le  canal  qui  sépare 
cette  terre  en  deux  îles ,  pour  laisser  en  cet  endroit 
un  libre  cours  aux  flots  de  la  mer  continuellement 
chassés  vers  le  S.  E. 

Quant  aux  noms  que  doivent  porter  ces  deux 
grandes  îles  dans  l'idiome  du  pays ,  Cook  avait  déjà 
annoncé  ceux  de  Tovy-Poenammou  et  A'Eahi-No- 
Mauwe  l  avec  une  sorte  d'incertitude.  V Astrolabe  , 
en  1827,  constata  qu'au  détroit  de  Cook  au  moins 
les  naturels  désignaient  par  ces  noms  les  terres  situées 
respectivement  au  S.  O.etauN.E.  du  détroit2.  Sans 
doute  il  y  eut  une  erreur  de  transcription  sur  le  ma- 
nuscritde  Cook  pour  le  dernier  de  ces  noms  ;  en  outre, 
pour  éviter  les  inconvéniens  de  l'orthographe  anglaise, 
j'ai  adopté  définitivement  Tavaï-Pounamou  pour  l'île 
australe,  et  Ika-Na-Mawi  pour  l'île  septentrionale. 
Il  est  possible  néanmoins  que  ces  désignations  ne 
doivent  réellement  s'appliquer  qu'aux  districts  voi- 
sins du  détroit  de  Cook  ,  mais  nous  les  emploierons, 
du  moins  jusqu'à  ce  que  l'on  connaisse  positive- 
ment ceux  qui  sont  usités  parmi  les  naturels.  Touai 
voulait  que  les  habitans  de  l'île  Nord  se  nommas- 
sent Kaïnga-Maodiy  c'est-à-dire  qui  habitent  dans 
la  patrie,  et  ceux  de  l'île  Sud  Kaï-Kohoura,m2XL- 
geurs  d'écrevisses.  Suivant  M.  Kendall,  le  vrai  nom 

i  Cook,  preni.  Voy. ,  III,  p.  201.  —  2  D'Unnlk,  II,  p.  80.  Nicholas, 
dUrv.,III,p.  628. 


DE  L'ASTROLABE.  333 

de  l'île  Nord  était  Ika-Na-Mawi,  et  celui  de  l'autre 
Kaï-Kohoura.  On  sait  que  l'île  la  plus  australe,  dé- 
couverte seulement  au  commencement  de  ce  siècle ,  a 
reçu  des  Anglais  le  nom  d'île  Stewart. 

Ainsi  qu'on  l'a  observé  de  la  plupart  des  terres  si- 
tuées sous  une  latitude  méridionale  plus  ou  moins  avan- 
cée, ces  îles  jouissent  d'une  température  moyenne, 
bien  plus  froide  que  celle  des  terres  situées  dans 
l'hémisphère  septentrional ,  à  une  distance  égale  de 
l'équateur.  Cependant  cette  température  est  aussi 
plus  constante  ,  et  la  marche  du  thermomètre  n'offre 
jamais  ces  différences  qu'on  observe  dans  nos  cli- 
mats d'Europe,  entre  ses  indications  en  hiver  et 
celles  de  l'été  *.  Dans  son  premier  voyage,  Cook, 
au  mois  de  mai ,  qui  répond  à  notre  mois  de  novem- 
bre, observa  46°  de  Fahrenheit  à  la  baie  Dusky,  et 
53°  %  au  cap  Foul-Wind,  ou  bien  7°,  8  et  10°,  8  du 
thermomètre  centigrade.  Jusqu'au  6  juin,  Forster 
n'avait  point  vu  de  gelée  dans  le  canal  de  la  Reine- 
Charlotte  2,  et  il  pensait  que  l'hiver  y  était  fort  doux  5. 
Anderson  jugea  que  les  deux  saisons  devaient  y  être 
fort  tempérées  4. 

Pendant  tout  le  mois  de  mars  en  1820  ,  M.  Cruise 
observa  constamment  le  thermomètre  de  Fahrenheit 
à  la  baie  des  Iles  et  à  Wangaroa  entre  68  et  73°,  c'est- 
à-dire  entre  20  et  22°  cent.  En  avril,  il  descend  graduel- 
lement jusqu'à  60°  F.  ou  16°,  7  cent.  En  mai,  l'indica- 


1  Cook,  deux.  Voy.,  II,  p.  107.  —  ■*  Cook,   deux.  Voy.,  I ,  p.  242. 
3  Cook,  deux.  Voy.,  I,  104.  —  4  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  i85. 


334  VOYAGE 

tion  moyenne  est  de  13°.  En  juin,  de  12°  cent.  En 
juillet,  la  moyenne  est  la  même  ;  mais  le  mercure  des- 
cend jusqua  5°,  dans  certains  jours.  En  août,  il 
se  maintient  entre  12  et  16°;  en  septembre,  il  varie 
dans  les  mêmes  limites;  en  octobre,  il  se  soutient 
entre  1 6  et  1 8°  ;  en  novembre ,  la  station  est  la  même, 
et  il  monte  une  seule  fois  jusqu'à  25°.  Dans  les  pre- 
miers jours  de  décembre,  il  ne  dépassait  pas  encore 
17  et  18°.  Le  3  juillet,  M.  Cruise  avait  observé  de 
la  glace  de  l'épaisseur  d'un  schelling  *. 

La  Coquille,  dans  son  séjour  à  la  baie  des  Iles,  du 
3  au  1 7  avril  1 824 ,  vit  habituellement  le  thermomè- 
tre entre  19  et  21°;  il  ne  passa  point  24° ,  et  ne  des- 
cendit pas  au-dessous  de  1 8°.  La  plus  grande  diffé- 
rence observée  entre  le  minimum  et  le  maximum  de 
chaleur  dans  le  cours  de  la  journée  a  été  de  4  à  5°. 

V Astrolabe  en  1827  nous  offre  une  suite  d'expé- 
riences de  température  bien  plus  complète.  Durant 
tout  le  mois  de  janvier,  par  42  et  41°  lat.  S. ,  le  ther- 
momètre ne  s'élève  jamais  au-dessus  de  18°  ;  il  est  ha- 
bituellement fixé  entre  1 5  et  1 6°  :  le  matin  ,  lors  du 
minimum ,  il  ne  marque  souvent  que  12  et  13°.  Dans 
la  première  quinzaine  de  février,  entre  4 1  et  37°  lat.  S., 
le  thermomètre  se  maintient  constamment  entre  1 8  et 
20°;  une  seule  fois,  au  mouillage  de  Houa-Houa,  il 
s'élève  à  midi  jusqu'à  21°,  7.  Durant  les  quinze  der- 
niers jours  de  février,  il  occupe  la  même  station  entre 
36  et  37°  lat.  S. ,  tant  que  nous  sommes  au  large  de  la 

«   Cruise,  p.  173. 


DE  L'ASTROLABE. 


335 


cote  ;  mais  lorsque  nous  parvenons  au  milieu  des  îles 
de  la  baie  Shouraki,  il  s'élève  jusqu'à  21  et  22°.  Enfin, 
durant  les  vingt  premiers  jours  de  mars  ,  entre  34  et 
36°  lat.  S. ,  sa  station  habituelle  est  encore  entre  19 
et  21°,  il  s'écarte  à  peine  de  ces  limites,  et  la  tempéra- 
ture est  très-uniforme. 

Des  considérations  précédentes ,  et  jusqu'à  ce  que 
l'on  possède  des  observations  plus  suivies  et  plus  po- 
sitives ,  on  peut  conclure  que  : 


La  Température  moyenne 

OE  LA  NOUVELLE-ZÉLANDE, 

Par  35°  3o'  lat.  S.  pourrait  être  re- 
présentée pour  chaque  mois  de 
l'année  par  : 

(  Pour  midi  chaque  jour) 

Juillet 12°  therm. 

Août 14 

Septembre.  .  .  x4 

Octobre  ....  17 

Novembre ...  17 

Décembre  ...  18 

Janvier 19 

Février 21 

Mars 20 

Avril 18 

Mai i3 

Juin 12 

Moyenne. .  .      r4°,   7 


La  Température  moyenne 

DE  PARIS, 

Par  480  5o'  lat.  N.  (  connaissance 
des  temps,  année  1829)  est  de  : 


(  Pour  raidi  chaque  jour) 


centig. 


5,0.  . 

Janvier. 

6,5.  . 

Février. 

8,5. 

Mars. 

16,0. 

Avril. 

18,0.   . 

Mai. 

21,0.   . 

Juin. 

2 5,o.   . 

Juillet. 

23, 0. 

Août. 

21,0. 

Septembre. 

i5,o. 

Octobre. 

9.o. 

Novembre . 

8,0. 

Décembre. 

16,7. 


Moyenne. 


Du  premier  coup-d'œil ,  ce  tableau  indique  que  la 


336  VOYAGE 

baie  des  Iles ,  bien  que  située  à  plus  de  1 3°  plus  près 
de  l'équateur  que  Paris ,  ne  jouirait  que  d'une  tempé- 
rature de  2°  plus  basse  que  cette  ville.  Ce  tableau 
démontre  en  même  temps  que  le  climat  de  la  baie 
des  Iles  n'est  point  sujet  en  hiver  à  des  froids  aussi 
intenses ,  aussi  prolongés  que  celui  de  Paris ,  de 
même  qu'au  fort  de  l'été  les  chaleurs  sont  moins  con- 
sidérables. 

On  objectera  peut-être  que  le  tableau  précédent 
n'offre  guère  que  les  maxima  de  température  de  cha- 
que mois ,  comparés  dans  les  deux  stations  de  Paris 
et  de  la  baie  des  Iles.  Mais  il  est  probable  que  quand 
on  aura  pu  se  procurer  aussi  les  minima  du  thermo- 
mètre pour  cette  dernière  station,  comparés  aux  mi- 
nima de  Paris,  ils  offriront  des  résultats  analogues. 

Cette  uniformité  de  température  explique  pour- 
quoi les  arbres  à  la  Nouvelle-Zélande  conservent  leurs 
feuilles  jusqu'au  milieu  de  l'hiver,  et  comment,  aux 
mois  d'avril  et  de  mai ,  on  y  voit  encore  en  pleine  fleu- 
raison  des  plantes  potagères  qui,  dans  nos  climats, 
sont  depuis  long-temps  desséchées,  à  une  époque 
correspondante  de  l'année. 

Toutefois ,  on  ne  doit  pas  perdre  de  vue  que  toutes 
les  indications  thermométriques  jusqu'à  ce  jour  ob- 
servées à  la  Nouvelle-Zélande,  ne  l'ont  été  qu'à  la  mer 
ou  sur  la  côte.  Nul  doute  qu'en  pénétrant  à  une  cer- 
taine distance  dans  les  terres ,  on  n'observât  des  cha- 
leurs plus  intenses  et  des  froids  plus  rigoureux.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  aucun  des  voyageurs  qui  ont  visité  la 
Nouvelle-Zélande  au  milieu  de  l'hiver,  même  dans  ses 


DE  L'ASTROLABE.  337 

parties  australes  ,  n'a  vu  la  neige  séjourner  dans  les 
plaines,  ni  la  glace  prendre  la  moindre  consistance. 

Nulle  part  dans  le  monde ,  les  vents  ne  régnent  avec 
autant  de  fureur  que  sur  les  côtes  de  la  Nouvelle- 
Zélande,  et,  si  elles  avaient  été  connues  des  anciens, 
il  est  bien  certain  que  c'est  là  qu'ils  eussent  établi  l'em- 
pire d'Eole.  Sans  doute,  comme  partout  ailleurs,  les 
vents  doivent  être  plus  redoutables  dans  les  mois 
d'biver  :  cependant  il  n'est  pas  de  saison  de  l'année 
où  ils  ne  puissent  assaillir  le  navigateur.  Le  temps  en 
apparence  le  plus  beau  ,  le  ciel  le  plus  pur,  ne  peuvent 
offrir  de  garanties  contre  leur  violence.  Souvent , 
quand  ces  vents  semblent  un  peu  s'apaiser,  ils  se 
raniment  tout-à-coup  pour  souffler  avec  la  même 
fureur,  soit  du  même  côté,  soit  du  bord  opposé.  En 
un  mot,  les  navigateurs  appelés  à  fréquenter  ces 
côtes  orageuses  ne  sauraient  apporter  trop  de  vigi- 
lance dans  leurs  manœuvres. 

Tasman,  le  premier ,  éprouva  la  violence  des  vents 
qui  régnent  dans  ces  parages.  Cook ,  dans  sa  belle  re- 
connaissance ,  manqua  plus  d'une  fois  en  être  la  vic- 
time. Ils  mirent  Surville  à  deux  doigts  de  sa  perte  ,  et 
n'épargnèrent  point  Marion.  En  janvier  ,  février  et 
mars  1823  ,  le  sebooner  le  Snapper  fut  accueilli  près 
du  détroit  de  Foveaux  par  des  ouragans  furieux  : 
M.  de  Blosscville  a  tracé  le  tableau  des  temps  affreux 
que  ce  navire  essuya  durant  les  trois  mois  qui  forment 
l'été  de  ces  contrées  australes  « . 


i   Bivt$ariîie ,  p.  14  et  suiv. 

TOME    H.  i] 


338  VOYAGE 

La  Coquille,  en  juin  1823,  vit  un  rude  échantillon 
de  ces  tourmentes ,  bien  qu'elle  ne  fùl  encore  que  par 
33°  lat.  S.  ;  enfin  sur  l' Astrolabe  ces  bourrasques 
terribles  nous  tourmentèrent  cruellement ,  quoique 
nous  fussions  alors  au  milieu  de  l'été.  Cependant 
nous  devons  aussi  convenir  que,  depuis  le  16  février 
jusqu'à  la  fin  de  mars  ,  nous  cessâmes  d'éprouver  des 
temps  aussi  mauvais  :  par  conséquent  nous  serions 
disposés  à  croire  que  ce  serait  là  l'époque  la  plus  fa- 
vorable pour  la  navigation  de  ces  côtes. 

Nous  allons  maintenant  procéder  à  la  description 
géographique  de  la  Nouvelle-Zélande  ,  autant  du 
moins  qu'il  nous  sera  possible  de  le  faire  ,  par  suite 
des  découvertes  et  des  reconnaissances  opérées  jus- 
qu'à ce  jour.  On  doit  présumer  d'avance  que  nos  con- 
naissances se  bornent  à  peu  près  au  littoral;  l'intérieur 
de  ces  terres  nous  est  encore  inconnu,  et  M.  Mars- 
den  seul  a  traversé  File  de  Ika-Na-Mawi  ;  encore  ses 
voyages  n'ont-ils  eu  lieu  que  dans  la  portion  la  plus 
resserrée  de  cette  île,  où  elle  n'offre  guère  que  douze 
ou  quinze  lieues  de  largeur.  Nous  allons  commencer 
par  les  régions  australes  de  la  Nouvelle-Zélande ,  et 
nous  poursuivrons  notre  description  en  nous  avan- 
çant progressivement  vers  le  nord. 

Les  premières  terres  qui  annoncent  l'approche  de 
la  Nouvelle-Zélande  du  côté  du  sud  sont  les  Embû- 
ches ,  Snares  ,  qui  forment  un  groupe  de  sept  petites 
îles  escarpées ,  occupant  un  espace  de  six  milles  envi- 
ron de  l'E.  N.  E.  à  l'O.  N.  O.  ,  et  situées  par 
48°  3' lat.  S.,  suivant  Vancouver  qui  les  découvrit. 


DE  L'ASTROLABE.  339 

La  plus  grande  située  au  N.  E.  a  trois  lieues  de  cir- 
cuit ,  et  peut  s'apercevoir  à  la  distance  de  huit  à  neuf 
lieues  par  un  temps  clair. 

A  vingt  lieues  à  TE.  N.  E.  de  ces  îlots  gisent  deux 
groupes  de  rochers  fort  dangereux ,  éloignés  l'un  de 
l'autre  de  trois  lieues  ,  et  dont  le  plus  septentrional 
n'est  lui-même  qu'à  trois  lieues  au  sud  de  la  côte. 
Cook  ,  en  1769  ,  passa  entre  ces  deux  écueils,  et  les 
nomma  les  Pièges,  Traps  '. 

Le  cap  Sud  de  la  Nouvelle-Zélande  de  Cook  forme 
aujourd'hui  la  pointe  la  plus  australe  d'une  ile  qui  a 
pris  le  nom  de  Stewart ,  et  qui  s'est  trouvée  détachée 
de  Tavaï-Pounamou  par  la  découverte  du  détroit  de 
Fo veaux  2.  Cette  île  ,  qui  offre  un  contour  de  cin- 
quante à  soixante  lieues  d'étendue ,  est  encore  très- 
imparfaitement  connue  ,  et  je  ne  puis  dire  si  elle  est 
habitée.  Cook  nota  simplement  que  c'était  une  terre 
élevée  et  stérile  avec  quelques  arbrisseaux  et  arbres. 
Il  y  remarqua  plusieurs  taches  blanches  qui  réfléchis- 
saient les  rayons  du  soleil  5. 

Dans  une  petite  carte  dressée  par  M.  de  Blosseville, 
en  1826,  d'après  les  indications  du  capitaine  Edward- 
son,  je  vois  figurer  sur  la  cote  de  l'île  Stewart  les  îles 
Longue,  Kackahow,  Ernest,  Fenoua-Ho  et  Chase, 
ainsi  que  les  ports  Facile  ,  Mason  ,  Williams  et  Pega- 
sus.  M.  de  Blosseville  rapporte  qu'en  1823  M.  Ed- 
wardson  trouva  un  bon  abri  pour  son  petit  navire 


i   Cook,  preni.  Voy.,   III,   p.   22g.  —  »  n/osswillc,   p.   9.4.  —  3  Cook, 

pran.  Voy.,  m,  p.  229. 

24' 


340  VOYAGE 

dans  le  port  Facile  et  dans  le  port  Mason.  Aux  envi- 
rons du  premier ,  ce  capitaine  rencontra  de  l'eau 
douce,  mais  stagnante  et  de  mauvaise  qualité  ,  des 
buissons  touffus  et  mêlés  de  ronces  et  de  fougères  ,  et 
pas  un  seul  arbre.  On  tua  un  grand  nombre  d'oi- 
seaux de  diverses  espèces,  et  l'on  observa  des  feuilles 
de  phormium  de  quinze  pieds  de  longueur.  Tous  les 
pêcheurs  de  phoques  font  un  grand  éloge  de  Port- 
Williams  où  l'on  a  huit  ou  dix  brasses ,  fond  de  sa- 
ble l.  Sur  les  bords  d'une  crique  d'eau  douce  s'étend 
une  grande  plaine  couverte  de  beaux  arbres  du  genre 
des  pins  qui  sont  d'une  excellente  qualité  ;  mais  il  n'y 
a  point  de  phormium. 

Le  détroit  de  Foveaux  sépare  file  Slewart  de  la 
grande  île  Tavaï-Pounamou.  Ce  canal  a  une  lar- 
geur assez  uniforme  de  dix  ou  douze  milles  ;  mais 
les  îles  dont  il  est  parsemé  à  son  entrée  comme  à  sa 
sortie ,  et  les  courans  impétueux  qui  y  régnent  en 
rendent  la  navigation  épineuse.  L'établissement  de  la 
pleine  mer,  dit  M.  de  Blosseville,  est  à  trois  heures 
après  midi ,  et  la  marée  s'y  élève  de  dix  pieds. 

A  l'est ,  une  chaîne  de  petites  îles  ,  îles  Bench,  qui 
s'étendent  devant  le  Port- Williams  ,  puis  un  groupe 
considérable  d'autres  îles  situées  au  sud  de  Port-Mac- 
quarie ,  barrent  presque  entièrement  le  détroit  de 
Foveaux  ,  et  ne  laissent  guère  entre  elles  qu'un  pas- 
sagede  trois  ou  quatre  milles  d'ouverture.  La  grande  île 
Roua-Bouki  possède  sur  sa  bande  occidentale  un  pe- 

i    Blosseville ,  p.  2  3. 


DE  L'ASTROLABE.  341 

lit  mouillage,  Port-Snapper,  qui  passe  pour  être  bon  ' . 
Le  détroit  est  ensuite  libre  dans  une  étendue  de  vingt- 
cinq  milles  environ,  puis  il  offre,  à  quatre  ou  cinq 
milles  de  la  côte  de  la  grande  terre ,  un  groupe  de 
rochers  ,  nommés  les  Triangles  ,  dangereux  en  ce 
qu'ils  ne  découvrent  que  de  basse  mer.  Le  passage  le 
plus  sûr  à  l'ouest  est  entre  la  petite  île  du  centre  et  la 
pointe  N.  O.  de  l'île  Stewart. 

Nous  voilà  arrivés  sur  la  côte  de  la  grande  île  mé- 
ridionale qui  a  reçu  le  nom  de  Tavaï-Pounamou. 
Nous  partirons  du  Port-Macquarie,  et  nous  ferons 
le  tour  entier  de  l'île ,  en  nous  dirigeant  d'abord  à 
l'ouest,  puis  au  nord. 

SuivantM.  Edwardson,  le  Port-Macquarie, quoique 
vaste  en  apparence ,  ne  serait  qu'une  mauvaise  baie 
ouverte  aux  vents  ,  encombrée  de  bancs  de  sable,  où 
régneraient  sans  cesse  des  marées  très-violentes  a. 
Sur  la  presqu'île  qui  la  sépare ,  dans  le  sud ,  du  dé- 
troit de  Foveaux ,  se  trouve  le  village  dont  Towara 
était  le  chef  en  1823.  Cette  partie  de  la  côte  produit 
du  phormium  en  abondance,  mais  il  n'y  a  pas  de 
bois. 

A  vingt-cinq  milles  à  l'O.  N.  O.  de  ce  village,  l'on 
en  voit  un  autre  situé  au  pied  d'une  colline  que  Paihi 
commandait  à  la  même  époque.  C'est  de  là  sans  doute 
que  provenaient  les  familles  isolées  que  Cook  rencon- 
tra dans  la  baie  Duskv.  Devant  ce  village,  la  côte 
forme  une  petite  anse  ouverte  aux  vents  du  sud  , 

'   Bfotsei'illc ,  p.  }.  J.  —  »  Blosseville ,  idem. 


342  VOYAGE 

et  où  il  serait  imprudent  de  mouiller  avec  un  gros 
navire. 

A  vingt  milles  à  TO.  S.  O.  de  la  baie  de  Paihi ,  se 
trouve  l'île  élevée  et  stérile  que  Cook  nomma  île  So- 
lander  ».  Dans  ces  derniers  temps  on  a  reconnu 
qu'elle  se  composait  de  deux  îlots  distincts  2. 

A  vingt-cinq  milles  à  l'O.  N.  O.  de  la  baie  de  Paihi, 
la  rivière  Windsor  décharge  ses  eaux  dans  la  mer; 
c'est  la  seule  que  l'on  remarque  sur  cette  côte ,  et  elle 
peut  recevoir  des  chaloupes  5. 

Toute  cette  partie  de  la  côte  offre  des  montagnes 
escarpées  d'une  hauteur  considérable  ,  et  souvent 
couvertes  de  neiges  au  sommet.  Il  y  a  des  bois  dans 
les  vallées  et  même  sur  les  terrains  élevés  4. 

A  treize  milles  de  la  rivière  Windsor,  et  par  46° 
lat.  S.  se  trouve  l'entrée  de  la  baie  Préservation  ,  qui 
n'est  qu'un  chenal  dirigé  à  l'E.  N.  E.,  puis  au  N. , 
de  douze  ou  quinze  milles  de  longueur  sur  trois  ou 
quatre  de  large  5. 

La  baie  Chalky  n'est  séparée  de  la  précédente  que 
par  une  presqu'île  peu  considérable;  elle  s'étend  aussi  à 
quinze  ou  seize  milles  dans  les  terres.  Elle  contient  une 
foule  de  bons  mouillages  par  toutes  sortes  de  fonds, 
et  l'on  recommande  surtout  les  ports  du  nord  et  du 
sud.  La  tenue  y  est  bonne,  les  côtes  sont  acores ,  et 
une  foule  de  ruisseaux  et  de  cascades  offrent  de  faciles 


»  Cook,  prcm.  Voy. ,  III,  p.  2  3 1,  —  2  Blosseville ,  p.  24.  —  3  Blos- 
seville ,  p.  22.  —  4  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  23i.  —  5  Blosseville, 
p.  22. 


DE  L'ASTROLABE.  343 

aiguades.  Elle  tire  son  nom  d'une  île  de  craie  qui  se 
trouve  au  milieu  de  son  entrée  :  le  passage  le  plus  sûr 
est  au  sud  entre  cette  île  et  le  rocher  de  la  Table  *. 

Une  nouvelle  presqu'île  sur  laquelle  se  trouve  le 
cap  Ouest  de  la  Nouvelle-Zélande  sépare  encore  la  baie 
Chalky  de  la  baie  Dusky  de  Cook  2.  Celle-ci  forme  une 
espèce  de  labyrinthe  d'îles  et  de  canaux ,  où  l'on  ren- 
contre les  meilleurs  mouillages  du  monde  ">.  Elle  s'é- 
tend l'espace  à  peu  près  de  quinze  milles  du  nord  au 
sud  ,  et  autant  de  l'ouest  à  l'est.  L'entrée  du  sud  est 
par  45°  4?'  Lat.  S.,  et  celle  du  nord  par  45°  39'  lat.  S. 
d'après  le  plan  de  Cook. 

Le  terrain  qui  environne  la  baie  Dusky  est  mon- 
tucux  et  couvert  d'arbres  et  de  broussailles.  A  Tinté- 
rieur  s'élèvent  des  montagnes  d'une  hauteur  étonnante 
avec  des  sommets  pelés  ou  couverts  de  neige  4.  Cook 
fait  un  grand  éloge  des  diverses  qualités  de  bois  qu'on 
peut  facilement  se  procurer  dans  cette  baie  5.  Forster 
y  observa  le  dracœna  australis,  dont  les  marins  du 
vaisseau  mangeaient  les  sommités  en  guise  de  chou- 
palmiste  (i.  Dans  la  partie  méridionale  se  trouve  une 
cascade  d'un  effet  admirable;.  En  mars  1773,  deux 
ou  trois  familles  de  Zélandais  végétaient  sur  les  bords 
de  ce  bassin  y,  mais  elles  n'y  étaient  plus  quand  Van- 
couver y  mouilla  en  octobre  1791 . 

A  partir  de  la  baie  Dusky,  la  côte  de  Tavaï-Pouna- 

«  Blosseville ,  p.  ai.  —  2  Cook,  prem.  Voy.,  HT,  p.  233.  —  3  Cook, 
deux.  Voy.,  I,  p.  201  et  suiv.  —  4  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  188,  195, 
204.  —  à  Cook ,  deux.  Voy.,  I ,  p.  ao5.  —  6  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  189. 
—  7  Cook ,  deux.  Voy. ,  p.  171.  —  s  Cook ,  deux.  Voy. ,  I,  p.  i65  et  suiv. 


344  VOYAGE 

mou  court  désormais  assez  uniformément  au  N.  E. 
Elle  continue  d'être  raide  et  monlueuse.  Par  45°  16' 
lat.  S.,  Cook  aperçut  une  ouverture  qu'il  soupçonna 
être  celle  d'une  baie ,  et  il  la  nomma  Baie  Douteuse. 
Sur  les  deux  bords  de  l'ouverture  ,  une  côte  escarpée 
s'élève  à  pic  à  une  hauteur  prodigieuse  l. 

Par  44°  35'  lat.  S. ,  le  havre  Milford  présente  un  bon 
mouillage  depuis  dix  jusqu'à  cinq  brasses  de  fond.  Ses 
rives  sont  inhabitées,  mais  ses  forêts  contiennent  d'ex- 
cellens  bois  de  construction.  M.  de  Blosseville  ne  dit 
rien  autre  chose  de  la  configuration  de  ce  bassin,  si- 
non qu'un  rocher  semblable  à  un  navire  sous  voiles  se 
trouve  à  cinq  milles  de  son  entrée ,  et  qu'il  faut  choisir 
la  passe  du  sud  pour  aller  ensuite  mouiller  dans  la 
partie  méridionale  de  la  baie  2. 

Par  44°  15'  lat.  S.,  une  vallée  profonde  entre  deux 
hautes  terres  offrit  à  Cook  l'apparence  d'un  canal  ; 
aussi  nomma-t-il  cet  endroitBaie  Trompeuse.  Sa  pointe 
du  nord,  formée  par  des  rochers  élevés  et  rougeàtres, 
se  distinguait  par  une  cascade,  et  reçut  son  nom  de 
cette  circonstance.  Cook  signale  une  petite  île  basse 
contre  la  côte,  par  43°  58'  lat.  S.  5. 

A  partir  de  ce  point,  et  en  allant  jusqu'à  la  pointe 
des  Rochers,  ce  navigateur  ne  donne  plus  aucun  dé- 
tail sur  la  côte  qu'il  ne  vit  que  très-confusément.  Il  se 
contente  de  dire  qu'elle  est  formée  par  des  terres  es- 
carpées  et  boisées ,  dominées  à  l'intérieur  par  une 


i    look,  pretD.  V'oy. ,  III,  p.  2  3  4.  —  a  Bhsseville ,  p.  20.  —  3   Cook 
prem.  Voy. ,  III,  p.  235. 


DE  L'ASTROLABE.  345 

chaîne  de  montagnes  énormes  dont  les  cimes  sont 
stériles,  dépouillées  et  souvent  couvertes  de  neiges.  Il 
indique  cependant  des  vallées  boisées  et  en  apparence 
fertiles  depuis  44°  20'  lat.  S.,  jusqu'à  42°  8'  lat.  S. 
Plus  au  nord  les  montagnes  s'élèvent  directement  du 
rivage  !. 

Mais  l'Astrolabe  commence  son  exploration  par 
42°  20'  lat.  S.,  et  nous  fournira  désormais  des  no- 
tions plus  positives.  Depuis  cette  hauteur  jusqu'au 
cap  Foul-Wind,  la  cote  court  au  N.  '/*  N.  E.  ;  elle 
est  escarpée  et  médiocrement  boisée  ,  avec  de  hautes 
montagnes  par  derrière.  Par  42°  7'  lat.  S.,  un  ravin 
très-profond,  situé  sous  un  sommet  à  cinq  pitons, 
offre  l'apparence  trompeuse  d'un  canal  étroit  2.  Situé 
par  41°  46'  lat.  S.  et  169°  8'  long.  E.  ,  le  cap  Foul- 
Wind  est  beaucoup  plus  remarquable  que  Cook  ne 
l'a  figuré ,  et  forme  une  vallée  de  six  ou  sept  milles  de 
largeur  qui  saille  à  peu  près  d'autant  en  dehors  de 
la  côte.  Des  bois  magnifiques  la  couvrent  en  grande 
partie ,  et  quelques  clairières  tapissées  de  gazon  an- 
noncent la  fertilité  du  sol.  Cette  vallée  paraît  formée 
de  terres  d'alluvion  entraînées  des  montagnes  par  un 
torrent  considérable  qui  débouche  sur  sa  partie  sep- 
tentrionale ,  et  donne  une  teinte  fangeuse  aux  eaux 
de  la  mer.  Dans  toute  cette  portion  et  à  une  assez 
grande  distance  de  la  terre  la  sonde  rapporte  un  bon 
fond  de  vase.  Sans  doute  on  pourrait  mouiller  près  de 
terre,  parfaitement  à  l'abri  de  tous  les  vents  du  sud 

i   Cook,  prem.  Vov.,  p.  a36  ol  sniv.  —  2  jyVtville,  II,  p.  i>. 


346  VOYAGE 

et  de  l'est ,  mais  on  courrait  les  plus  grands  risques 
dès  qu'il  varierait  à  l'ouest  ou  au  nord  J . 

Bientôt  la  côte  se  relève  en  falaises  escarpées  et 
peu  boisées  pour  courir  au  N.  E.  ]/4  N.  l'espace  de 
vingt  milles  environ.  Elle  s'abaisse  encore  par  41°  25' 
lat.  S.  ,  se  relève  de  nouveau  et  court  presque  droit 
au  nord  jusqu'à  la  Pointe  des  Rochers  de  Cook,  par 
40°  56'  lat.  S.  Cette  pointe  est  élevée  ,  boisée,  peu 
saillante ,  et  reconnaissable  seulement  par  quelques 
rochers  situés  tout  près  de  terre  2.  Au-delà  la  côte 
se  dirige  au  N.  E.  dans  une  étendue  de  trente-cinq 
milles  jusqu'au  cap  Farewell  ;  elle  prend  un  ton  moins 
sauvage,  les  mouvemens  du  sol  s'adoucissent,  parfois 
même  on  aperçoit  des  grèves  de  sable  d'un  aspect 
agréable  3. 

Par  40°  35'  lat.  S.  un  bassin  considérable  se  mon- 
tre sur  la  côte  ;  mais  V Astrolabe  qui  n'en  passa  qu'à 
deux  milles  et  demi,  trouva  son  entrée  barrée  par  des 
brisans ,  et  le  nomma  pour  ce  motif  Havre  Barré  4. 

Nous  devons  rappeler  que  Cook  n'avait  observé 
aucun  indice  d'habitans  sur  toute  la  côte  occidentale 
de  Tavaï-Pounamou ,  depuis  la  baie  Dusky  jusqu'au 
cap  Farewell  5.  L' Astrolabe ,  qui  examina  la  côte 
avec  soin  dans  un  développement  de  près  de  cent 
cinquante  milles,  n'en  vit  pas  davantage. 

Jusqu'à  quatorze  milles  à  l'E.  S.  E.  du  cap  Fare- 
well règne  une  bande  de  terre  étroite  qui  se  termine 


i  D'Urville,  II,  p.  i5.  —  2  D'U, ville,   II,  p.  16.  —  3  D'Uiville,  II, 
p.  17.  —  4  D'Uiville,  idem.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  a5o. 


DE  L'ASTROLABE.  347 

en  une  pointe  basse  et  sablonneuse  l.  Cette  pointe 
forme  avec  le  cap  Slepliens  l'entrée  de  la  baie  Tas- 
man  ,  reconnue  pour  la  première  fois  par  V Astrolabe 
qui  lui  trouva  quarante  milles  de  largeur  de  lest  à 
l'ouest  sur  quarante -cinq  milles  de  profondeur  du 
nord  au  sud.  Le  bassin  du  Massacre,  situé  immédia- 
tement au  sud  de  la  pointe  des  Sables,  est  encore  im- 
parfaitement connu  2. 

L'expédition  de  P  Astrolabe  fit  connaître  deux  bons 
mouillages  sur  la  côte  occidentale  de  la  baie  Tasman  , 
savoir  l'anse  de  l'Astrolabe  et  celle  des  Torrens.  Il 
est  probable  qu'elle  en  contient  d'autres ,  notamment 
derrière  File  Pépin  et  dans  la  baie  de  Croisilles.  La 
baie  Tasman  offre  de  belles  forêts  et  de  nombreux 
torrens  d'une  eau  très-limpide.  Elle  est  terminée  dans 
le  sud  par  une  vaste  plaine  qu'environnent  dans  le 
lointain  d'énormes  montagnes  couronnées  de  neiges 
éternelles.  Les  Français  observèrent  sur  ses  bords 
deux  villages  que  les  babitans  leur  nommèrent  Skoï- 
Tehe  et  Maï-Tehe  5. 

Cette  grande  baie  communique  par  un  canal,  le 
bassin  des  Courans ,  et  par  une  passe  étroite  et  fort 
dangereuse ,  la  passe  des  Français ,  avec  la  baie  de 
l'Amirauté.  La  passe  des  Français  sépare  de  la 
grande  terre  l'île  d'Urville ,  longue  de  vingt  milles 
environ  sur  cinq  ou  six  inilîes  de  large.  Cette  île  est 
très-montueuse  et  couverte  de  forets  ;  cependant  elle 


i   D'Urville ,  11,  p.  ly.  —  a  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  221.  —  3  D'Ur- 
sule, II,  p.  20  et  suiv. 


348  VOYAGE 

offre  quelques  villages  sur  sa  bande  orientale.  Au 
nord  elle  est  terminée  par  le  cap  Stephens,  et  accom- 
pagnée de  quelques  petites  îles  » . 

La  baie  de  l'Amirauté  qui  vient  à  l'est  de  celle  de 
Tasman  a  quinze  milles  environ  de  largeur  sur  une 
profondeur  à  peu  près  égale.  L'étendue  du  bras 
qui  se  dirige  au  S.  O.  des  îles  Gaimard  est  encore  in- 
connue. Sur  les  bords  de  cette  baie  les  terres  sont  gé- 
néralement fort  acores  2. 

Les  caps  Jackson  et  Koamaro ,  distans  l'un  de 
l'autre  de  huit  milles  ,  forment  l'entrée  du  canal  de  la 
Reine-Charlotte ,  si  bien  connu  par  les  diverses  relâ- 
ches du  célèbre  Cook  5.  Une  foule  de  criques  et  dan- 
ses  y  présentent  des  mouillages  meilleurs  les  uns  que 
les  autres.  Ce  canal  s'enfonce  à  vingt-cinq  milles  au 
loin  dans  les  terres ,  et  pénètre  peut-être  plus  avant 
encore  ;  il  ne  serait  pas  impossible  qu'il  se  réunît  à 
quelque  ramification  de  la  baie  de  l'Amirauté  ou  de  la 
baie  Cloudy.  Le  canton  qui  entoure  ce  canal  porte  le 
nom  de  Totara-Nouï.  Il  est  assez  peuplé,  Cook  eut. 
de  fréquens  rapports  avec  ses  habitans,  et  l' Astrolabe 
en  1827  vit  leurs  feux  4.  Cook  en  1770  estima  leur 
nombre  à  quatre  cents  5.  Dans  son  second  voyage  ,  il 
en  vit  à  peine  le  tiers  6  ;  cependant,  peu  de  jours  après 
son  départ,  ces  sauvages  massacrèrent  dix  hommes 
de  l'équipage  de  Furneaux ,  et  le  lieutenant  Burney 

i  D'Urville,  II,  p.  47  et  suiv.  —  2  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  242  et 
suiv.  D'Urville,  II,  p.  68.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  lit,  p.  200,  2o5.  — 
4  D'Urville,  II,  p.  6g.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  207.  —  6  Cook, 
deux.  Voy.,  I,  p.  267. 


DE  L'ASTROLABE.  349 

estima  à  quinze  cents  ou  deux  mille  le  nombre  des  sau- 
vages qu'il  trouva  rassemblés  dans  l'anse  des  Nigauds 
par  suite  de  cet  attentat  *.  D'immenses  et  profondes 
forets  environnent  les  bords  du  canal  de  la  Reine- 
Cbarlotte  ;  le  terrain  en  est  montueux  ;  Forsler  y  re- 
cueillit plusieurs  substances  d'origine  volcanique  2. 

Depuis  le  cap  Koamaro,  la  côte  qui  est  fort  abrupte 
court  l'espace  de  vingt-deux  milles  au  S.  S.  O.  jus- 
qu'à l'entrée  de  la  baie  Cloudy  qui  a  cinq  milles  en- 
viron d'ouverture.  Tout  est  encore  inconnu  dans  cette 
baie  qui  doit  offrir,  comme  celles  de  la  Reine-Char- 
lotte et  de  l'Amirauté,  des  havres  sûrs  et  commodes 
pour  les  navires.  J'eusse  été  bien  curieux  de  les  visi- 
ter à  cause  du  mont  Tako3  situé  sur  ses  bords,  et  près 
duquel  se  trouverait  le  Pounamou ,  au  dire  des  habi- 
tans  de  Tera-Witi  4. 

Le  cap  Campbell ,  situé  à  douze  milles  à  l'E.  S.  E. 
de  cette  baie ,  forme  l'extrémité  N.  E.  de  Tavaï-Pou- 
namou ,  et  se  termine  par  une  pointe  basse  que  pré- 
cède un  terrain  plus  élevé  5. 

A  partir  de  ce  cap  la  cote  fuit  au  S.  O. ,  et  nous 
sommes  contraints  de  nous  contenter  de  ce  que  nous 
a  dit  Cook  qui  ne  la  vit  que  de  loin  et  fort  imparfaite- 
ment 6. 

A  vingt-deux  lieues  du  cap  Campbell ,  Cook  fait 
mention  d'une  terre  qui  lui  parut  être  une  île  située 

i  Cook,  deux.  Voy. ,  IV,  p.  147.  —  »  Cook,  preoi.  Voy.,  III,  p.  208. 
Doux.  Voy.,  I,  p.  245.  Trois.  Voy. ,  I,  p.  184.  —  3  Cook,  prem.  Voy. , 
TU,   p.    210.  —   4    D'i'rvillc,   II,   p.    80.  —    S    DTivillc,  II,   p.    72.   — 

i  Cook ,  prem.  Aroy. ,  m,  p.  210. 


350  VOYAGE 

sous  une  côte  fort  élevée  et  à  laquelle  il  donna  le  nom 
de  Lookers-On,  parce  qu'il  y  reçut  la  visite  d'une 
soixantaine  de  naturels  qui  s'approchèrent  de  son 
navire  et  se  contentèrent  de  l'examiner  sans  vouloir 
l'accoster  « . 

Une  chaîne  de  montagnes  fort  hautes  suit  la  direc- 
tion de  la  côte  à  une  certaine  distance  dans  les  terres, 
et  Cook  signale  un  pic  plus  élevé  que  les  autres  som- 
mets situé  par  42°  lat.  S.  environ  2. 

Par  43°  45'  lat.  S. ,  Cook  rencontra  une  terre  assez 
considérable ,  à  peu  près  circulaire  et  médiocrement 
haute ,  qu'il  crut  séparée  de  Tavaï-Pounamou ,  et  à 
laquelle  il  donna  le  nom  d'ile  Banks  3,  Ce  navigateur 
lui  assigna  vingt-quatre  lieues  de  tour,  et  malgré  sa 
stérilité  apparente ,  les  fumées  qui  s'en  élevaient  vin- 
rent lui  confirmer  qu'elle  était  habitée.  Des  voyages 
plus  récens  ont  prouvé  que  cette  île  prétendue  tenait 
réellement  à  la  terre  par  un  isthme  bas  et  sablonneux 
que  Cook  ne  put  apercevoir  4. 

Depuis  la  presqu'île  de  Banks ,  dans  une  étendue 
de  plus  de  vingt  lieues ,  la  reconnaissance  de  Cook 
laisse  beaucoup  de  vague  sur  la  nature  de  la  côte.  Il 
ne  s'en  rapprocha  que  par  44°  30'  lat.  S. ,  où  il  trouva 
qu'elle  était  fort  basse  à  la  mer,  d'une  apparence  très- 
stérile  ,  et  sans  aucun  indice  d'habitans  5. 

Ensuite  jusqu'au  cap  Saunders ,  sa  navigation  nous 


i  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  218.  Deux.  Voy. ,  II,  p.  0,5.  —  2  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  216,  219.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  220.  — 
4  Blossei'ille,  p.  18.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  222. 


DE  LASTUOLABE.  351 

apprend  encore  peu  de  chose ,  seulement  que  les 
terres  sont  largement  entrecoupées  de  vallées  et  de 
montagnes  *.  Cook  place  le  cap  Saunders  sur  sa 
carte  par  45°  55'  lat.  S. ,  et  il  en  parle  comme  d'une 
pointe  ronde,  élevée  dans  le  sud  ,  près  de  laquelle  la 
côte  semble  former  deux  ou  trois  bons  mouillages 
contre  les  vents  du  S.  O.  et  du  N.  O.  2. 

Par  46°  24'  lat.  S.  environ  ,  la  carte  de  Cook  indi- 
que un  enfoncement  sous  le  nom  de  havre  Molineux, 
et  son  texte  annonce  qu'il  vit  des  fumées  aux  envi- 
rons. On  ne  possède  encore  aucune  donnée  sur  la 
nature  de  la  côte  entre  le  havre  Molineux  et  l'Ile 
Roua-Bouki.  Elle  est  probablement  dépourvue  de  tout 
accident  remarquable.  La  petite  carte  de  M.  de  Blos- 
seville  donne  au  havre  Molineux  une  configuration 
propre  à  en  faire  un  mouillage  intéressant,  si  le  bras- 
siage  est  bon. 

Nous  venons  de  terminer  la  revue  complète  de  Ta- 
vaï-Pounamou  ,  et  cette  revue  démontre  que  nos  con- 
naissances sont  bornées  au  littoral,  où  souvent  même 
elles  sont  fort  incomplètes.  La  côte  occidentale  de 
cette  grande  île  est  déserte  ;  ce  n'est  qu'à  l'est  du  cap 
Farewell  d'une  part ,  et  à  lest  du  cap  Ouest  de  l'au- 
tre ,  que  les  habitans  commencent  à  paraître.  Sans 
aucun  doute  cela  tient  aux  vents  furieux  de  l'ouest 
qui  désolent  la  côte  occidentale,  et  en  rendent  le  sé- 
jour peu  agréable  à  l'homme  ;  tandis  que  les  hautes 
montagnes  de  l'intérieur  protègent  la  côte  orientale 

i    Cook,  prem.  Vov. ,  III,  p.  ?.?..',.  —  ■>  Cook,  prem.  Vov.,  III,  p.  225. 


352  VOYAGE 

contre  la  violence  de  ces  vents.  Celte  disposition  na- 
turelle du  sol  doit  en  outre  établir  une  grande  diffé- 
rence entre  la  température  habituelle  de  ces  deux 
côtes  :  nous  en  éprouvâmes  nous-mêmes  les  effets 
lors  de  notre  navigation  sur  l' Astrolabe  en  1827. 

Avant  de  passer  à  l'île  Ika-Na-Mawi ,  nous  dirons 
d'abord  quelques  mots  du  détroit  de  Cook  qui  la  sé- 
pare de  Tavaï-Pounamou. 

Ce  détroit ,  qui  a  près  de  trente  lieues  de  large 
entre  les  caps  Farewell  et  Borell ,  affecte  une  direc- 
tion générale  du  N.  O.  au  S.  E.  ,  en  se  resserrant 
promptement  et  graduellement  pour  former  une  es- 
pèce d'entonnoir  qui  n'a  guère  plus  de  dix  milles  de 
large  dans  l'endroit  le  plus  resserré  ,  entre  le  cap 
Poli-Wero  et  le  morne  des  Eboulemens.  Au-delà  de  ce 
point  il  s'élargit  de  nouveau  avec  rapidité  ,  et  n'a  pas 
moins  de  quarante  milles  d'ouverture  à  son  entrée  du 
côté  du  sud  ,  entre  les  caps  Kawa-Kawa  et  Campbell. 
On  sent  bien  qu'une  telle  configuration  jointe  aux 
vastes  bassins  situés  sur  ses  côtes ,  surtout  sur  les 
bords  de  Tavaï-Pounamou,  doit  y  rendre  les  ma- 
rées très-violentes  et  fort  irrégulières  ,  particulière- 
ment dans  l'endroit  le  plus  étroit.  C'est  ce  qui  a  lieu 
effectivement ,  et  cela  rendrait  la  navigation  de  ce  dé- 
troit fort  dangereuse  si  ses  côtes  n'étaient  pas  aussi 
saines  ;  les  seuls  écueils  que  l'on  y  connaisse  sont , 
les  rochers  à  fleur-d'eau  situés  à  deux  ou  trois  milles 
au  S.  O.  du  cap  Koamaro,  les  brisans  à  une  demi- 
lieue  au  large  du  cap  Jackson  ,  et  le  banc  de  l'entrée  à 
quatre  ou  cinq  milles  au  large  de  la  pointe  des  Sables. 


DE  L'ASTROLABE.  353 

Le  flot  arrive  dans  le  détroit  de  Cook  du  S.  E.  au 
N.  O.  avec  une  grande  rapidité  ,  et  le  jusant  s'en 
retourne  du  N.  O.  au  S.  E.  avec  une  violence  plus 
grande  encore. 

Nous  allons  attaquer  l'île  du  Nord  au  cap  Kawa- 
Kawa  ,  puis  nous  nous  dirigerons  à  l'ouest  et  au  nord 
comme  nous  avons  fait  pour  Tavaï-Pounamou. 

Le  cap  Kawa-Kawa  ,  situé  par  41°  37'  lat.  S. ,  qui 
forme  l'extrémité  méridionale  de  Ika-Na-Mawi ,  est 
composé  de  montagnes  élevées  et  fortement  acciden- 
tées qui  se  terminent  au  sud  en  une  pointe  obtuse. 
Cette  poinle  est  accompagnée  par  une  lisière  étroite 
d'un  terrain  plus  bas  et  par  quelques  rochers  aigus 
éloignés  à  peine  d'une  ou  deux  encablures  du  rivage  '. 
Immédiatement  à  l'ouest  du  cap ,  la  côte  remonte  di- 
rectement au  nord  l'espace  de  seize  milles  pour  for- 
mer un  des  côtés  de  la  vasle  baie  Inutile  2. 

La  baie  Inutile  ,  large  de  vingt  milles  environ  sur 
dix  de  profondeur,  est  entièrement  ouverte  aux  venls 
du  sud  ,  et  le  ressac  est  si  violent  au  rivage  que  le  ca- 
not de  V Astrolabe  ne  put  y  trouver  un  point  où  l'on 
put  débarquer  en  sûreté.  Le  fond  de  cette  baie  est 
occupé  par  un  terrain  fort  bas  où  se  trouve  un  lagon. 
A  une  grande  distance  dans  l'intérieur,  de  hautes  mon- 
tagnes offrirent  aux  marins  de  V Astrolabe  des  feux  si 
vifs  et  si  permanens  qu'ils  restèrent  indécis  si  ces 
feux  n'appartenaient  point  à  quelque  volcan.  Le  cap 
Toura-Kira  forme  la  pointe  N.  O.  de  la  baie  Inutile  5. 

1  D'Vn'ilk,  II,  p.  78.  —  a  Cook,  deux.  Voy. ,  II,  p.  134.  —  3  D'Ur- 
vilte,  II,  p.  79.  et  suiv. 

TOME    H.  25 


354  VOYAGE 

Entre  le  cap  Toura-Kira  et  la  partie  méridionale  du 
cap  Poli-Wero,  la  côte  forme  un  nouvel  enfoncement 
où  l'Astrolabe  crut  apercevoir  des  îles  et  des  pres- 
qu'îles (.  Tehi-Noui  et  Koki-Hore  m'assurèrent  qu'il 
s'y  trouvait  de  bons  mouillages,  et  que  leurs  compa- 
triotes habitaient  sur  les  bords  de  cette  baie  :  les  mis- 
sionnaires de  Pahia  me  confirmèrent  l'existence  de  ce 
havre.  En  novembre  1773,  Cook  mouilla  sur  cette 
baie  qui  parut  à  Forster  s'enfoncer  si  avant  dans  les 
terres ,  qu'il  douta  si  le  cap  Poli-Wero  n'était  pas  une 
île  séparée  d'Ika-Na-Mawi.  Les  environs  sont  occupés 
par  des  montagnes  noirâtres  ,  fort  élevées  et  presque 
nues  2.  Tout  ce  pays  prend  le  nom  de  Tera-Witi. 

Toute  la  portion  de  côte  comprise  entre  le  cap 
Poli-Wero  et  le  cap  Borell  est  encore  fort  mal  con- 
nue. On  sait  seulement  que  sa  direction  ,  après  avoir 
été  l'espace  de  douze  ou  treize  lieues  le  N.  N.  E.  , 
court  ensuite  au  N.  N.  O. ,  à  quelque  distance  de  l'île 
Entry.  Cette  île,  située  près  de  terre,  est  d'une  éléva- 
tion moyenne ,  et  se  voit  facilement  de  l'entrée  du  ca- 
nal de  la  Reine-Charlotte. 

Suivant  Toupe-Koupa ,  près  de  l'île  Entry,  deux 
bras  de  mer  s'enfoncent  très-avant  dans  les  terres  et 
forment  de  vastes  bassins  où  les  navires  trouveraient 
d'excellens  mouillages ,  et  dont  les  bords  sont  cou- 
verts de  magnifiques  forêts  de  koudi ,  kaï-katea  et  au- 
tres bois  de  construction  3. 


i   D'Urville,  II,   p.   72.  —  2   Cook,  deux.  Voy. ,   II,  p.  98,    i35. 
3  Toupe-Koupa,  d'Urv.  ,111,  p.  779. 


DE  L'ASTROLABE.  855 

Par  39°  48'  lat.  S.,  M.  de  Blosseville  place  sur 
cette  cote  l'entrée  d'un  port  considérable  qu'il  nomma 
Tara-Nake  »,  dont  il  est  question  dans  le  récit  de  Ru- 
therford  2.  Il  n'est  pas  encore  décidé  si  ce  havre  est 
bon  ou  mauvais ,  on  sait  seulement  qu'il  reçoit  une 
rivière  qui  vient  de  l'E.  S.  E. ,  et  que  ses  rives  sont 
couvertes  de  bois  d'une  excellente  qualité.  Ce  havre  de 
Tara-Nake  ne  serait-il  pas  identique  avec  les  canaux 
indiqués  par  Toupe-Koupa  ? 

Le  cap  Borcll  est  un  des  quatre  grands  caps  d'Ika- 
Na-Mawi,  et  le  mont  Egmont,  en  langue  du  pays 
Pouke-e-AupapUy  qui  le  couronne,  forme  un  pic  isolé 
très-remarquable  5.  Les  premiers  navigateurs  avaient 
cependant  fort  exagéré  son  élévation  en  l'assimilant 
au  pic  de  Ténériffe,  s'il  n'a  réellement  que  7000  pieds, 
d'après  les  mesures  de  M.  Simonoff.  Le  pays  qui  l'en- 
vironne est  plat,  boisé  et  d'un  aspect  agréable.  Des 
feux  furent  observés  par  Cook ,  et  Marion  aperçut  les 
habitans  sur  la  côte. 

Sur  la  partie  nord  du  cap  Borell,  une  pointe  termi- 
née en  pain  de  sucre  s'avance  au  large,  et  tout  au- 
près sont  de  petites  îles  que  Cook  nomma  îles  du 
Pain  de  Sucre.  Désormais  la  côte  fuit  au  N.N.  E. , 
et  l'on  n'en  connaît  rien  dans  une  étendue  de  plus  de 
vingt  lieues,  jusqu'à  la  pointe  Albatros,  que  Cook 
annonce  tout  simplement  être  élevée  et  escarpée,  en 
ajoutant  q^  sur  sa  partie  septentrionale  et  derrière 


i   Blosseville ,  p.  10.  —  a   Hutherfard ,  d'Un.,  III,  p.  75 r.  —  3   Cooh  , 
prem.  Voy.,  TU,  p.   17s.  Deux.  Voy.,  ni,  p.  34'4.  Idem ,  V,  p.  ?.\. 

2.y 


356  VOYAGE 

une  petite  île ,  île  Gannet ,  la  côte  semble  former  un 
bon  mouillage  ».  Ne  serait-ce  pas  là  l'embouchure 
d'une  grande  rivière,  Waï-Pa,  dont  la  source  est 
voisine  du  montEgmont?  M.  de  Blosseville  y  place  le 
havre  de  Waï-Kato,  qui  est  rempli  de  bas-fonds  3,  et 
que  je  renvoie  plus  loin  au  nord.  La  pointe  Alba- 
tros est  probablement  aussi  cette  montagne  que  Tas- 
man  mentionne  par  38°  lat.  S. ,  et  qu'il  prit  d'abord 
pour  une  île. 

A  dix-huit  milles  au  nord  d'Albatros  -  Point  se 
trouve  Woody-Head,  autre  pointe  couverte  de  bois  , 
et  qui  s'élève  doucement  de  la  mer  jusqu'à  une  hau- 
teur considérable  3  ;  c'est  derrière  cette  pointe  que  je 
place  l'embouchure  du  Waï-K.alo  ,  rivière  célèbre  du 
pays ,  qui,  au  dire  des  habitans  du  nord,  s'enfonce  à 
une  distance  considérable  dans  les  terres ,  et  dont  les 
eaux  arrosent  des  cantons  fertiles  et  très -peuplés  4. 
Les  tribus  de  ces  contrées  jouissaient  d'une  haute  ré- 
putation de  bravoure  et  de  férocité;  long-temps  en 
guerre  avec  elles  ,  Houpa  n'avait  pu  en  obtenir  la  paix 
qu'en  donnant  sa  fille  en  mariage  à  leur  chef  5.  Près 
de  l'embouchure  de  ce  fleuve  est  situé  le  pâ  de  Waï- 
Kato,  qui,  en  1827,  sous  le  commandement  de  Ka- 
nawa,  semblait  être  le  chef-lieu  des  peuples  de  ce 
district G.  Du  reste,  toutes  ces  positions  ne  sont  guère 
que  conjecturales. 

*  • 

'  Cook ,  prem.  Voy.,  III,  p.  176.  —  2  Blosseville ,  p.  10.  —  3  Cook , 
prem.  Voy.,III,  p.  176.  — 4  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  3/fo,  362,  388.  — 
5  Nicholas ,  I,  p.  394.  —  6  D'Uiville ,  II,  p.  169. 


DE  L'ASTKOLAIŒ.  357 

A  partir  de  Woody-Head ,  la  côte  d'Ika-Na-Mawi 
commence  à  courir  assez  régulièrement  au  N.  N.  O. 
jusqu'au  cap  Reïnga  ;  elle  est  en  outre  généralement 
occupée  par  des  dunes  de  sable  de  l'aspect  le  plus 
triste  et  le  plus  lugubre. 

Par  37°  lat.  S.  doit  se  trouver  l'entrée  de  la  baie  de 
Manoukao,  qui  senfonce  fort  avant  dans  les  terres  , 
et  de  concert  avec  le  canal  de  Mogoïa  réduit  la  partie 
N.  O.  d'Ika-Na-Mawi  à  une  presqu'île  qui  ne  tient  à 
la  partie  méridionale  de  cette  ile  que  par  un  isthme 
de  deux  milles  de  largeur.  Suivant  M.  de  Blosseville, 
le  bassin  de  Manoukao  est  obstrué  par  des  bancs  nom- 
breux ,  et  reçoit  les  eaux  de  deux  rivières  l.  # 

M.  de  Blosseville,  d'après  la  carte  des  mission- 
naires, place  par  36°  38'  lat.  S.  l'entrée  de  la  baie  de 
Kaï-Para,  qui  ne  serait  que  le  confluent  de  quatre  ri- 
vières assez  considérables  qui  viennent  se  décharger 
sur  ce  point  dans  la  mer.  La  première  de  ces  rivières 
arrive  du  nord ,  en  prolongeant  la  côte  de  près ,  et  se 
nomme  le  Waï-Roa;  la  seconde,  appelée  le  Kotainata, 
a  sa  source  près  du  Wangari  ;  la  troisième  découle  de 
TE.  et  la  quatrième  du  S.  E.  a.  Le  havre  de  Kaï-Para 
offre  de  six  à  seize  brasses  d'eau,  fond  de  vase,  mais 
on  ne  sait  si  l'entrée  en  est  praticable.  Ce  bassin  est  en- 
vironné de  dunes  hautes  et  sablonneuses  5. 

A  vingt-six  lieues  au  N.  N.  O.  du  Kaï-Para ,  et  par 
35°  32'  lat.  S.,  se  trouve  l'embouchure  du  Shouki- 


•  Blosseville,  p.  9.  —  2  Marsdcn ,  d'Urv. ,  III,  p.  404.  —  '  Çlasseville , 
p.  8  et  g. 


358  VOYAGE 

Anga ,  rivière  importante ,  et  dont  les  rives  sont  bien 
peuplées.  Il  n'est  pas  douteux  que  ce  canal  ne  soit  le 
False-Bay  de  Cook  '.  Par  malheur,  son  entrée  est  oc- 
cupée par  une  barre  sur  laquelle  il  n'existe  que  neuf 
pieds  d'eau  à  basse  mer,  autrement  il  offrirait  un 
excellent  mouillage,  et  d'autant  plus  intéressant  que 
le  cours  de  la  rivière  est  navigable  pour  de  grands  na- 
vires ,  fort  avant  dans  les  terres  2. 

L'établissement  de  la  marée  sur  la  barre,  dit  M.  de 
Blosseville,  est  à  9h  30',  et  elle  marne  de  sept  à  dix 
pieds.  A  trois  milles  de  l'embouchure  et  sur  la  rive 
méridionale  de  la  rivière,  on  trouve  le  pà  de  Widia. 
M.  Marsden  vante  la  fertilité  de  plusieurs  sites  le  long 
du  Shouki-Anga. 

Depuis  cet  endroit  jusqu'au  cap  Reïnga ,  dans  un 
développement  de  soixante-quinze  miiles ,  la  côte 
n'offre  qu'une  suite  de  dunes  de  sables  blancs,  de  l'as- 
pect le  plus  triste  et  le  plus  rebutant  3  •  le  mont 
Ohoura  seul,  situé  par  34°  50'  lat.  S.  ,  rompt  l'unifor- 
mité de  cette  terre  stérile ,  qui  sur  ce  point  n'a  que 
quelques  milles  de  largeur,  ce  qui  réduit  encore  à  une 
presqu'île  toute  la  partie  d'Ika-Na-Mawi  qui  reste  vers 
le  nord. 

Enfin  le  cap  Reïnga  (cap  M  aria-Van- Diemen  de 
Tasman  ),  situé  par  34°  27'  lat.  S. ,  et  par  170°  16' 
long.  E.,  nous  ramène  sur  les  parties  les  mieux  con- 
nues de  Ika-Na-Mawi.  Nos  descriptions  seront  désor- 


i   Cook,   prem.  Voy. ,  III,  p.   173.  —  3  Blosseville,  p.  8.  Dillon ,  II, 
p.  272.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  172  et  174. 


DE  L'ASTROLABE.  359 

mais  beaucoup  plus  précises,  quant  à  la  nature  de  la 
côte  et  des  mouillages  qui  s'y  trouvent  placés. 

Avant  de  passer  outre  ,  nous  ne  dirons  qu'un  mot 
des  îles  Manawa-Tawi,  pelit  groupe  situé  par  34°  12' 
lai .  S.  et  1 69°  48'  long.  E. ,  et  qui  se  compose  de  trois 
îlots  accompagnés  de  plusieurs  rochers  dépouillés  "  ; 
l'un  d'eux  est  cependant  habité  et  cultivé  en  certains 
endroits.  L'étendue  du  groupe  entier  n'est  pas  de 
plus  de  six  milles  en  longueur,  suivant  d'Entrecas- 
teaux  2.  En  langue  du  pays,  tawi  exprime  la  suite 
des  lames  qui  viennent  se  briser  à  la  plage  ,  et  manawa 
indique  un  souffle  violent.  La  réunion  de  ces  deux 
mots  fait  allusion  à  l'effet  des  fortes  houles  poussées 
à  la  plage  par  la  tempête ,  et  indique  le  ressac  violent 
qui  règne  communément  sur  ces  rochers  isolés  au 
milieu  des  flots  5. 

Du  cap  Reïnga  au  cap  Otou,  la  direction  générale 
de  la  côte  estE.  '/4N.  E.;  elle  est  escarpée  et  d'une  hau- 
teur médiocre.  Entre  Reïoga  et  Otahe ,  la  terre  se 
creuse  en  une  espèce  de  baie  ouverte  a  tous  les  vents 
de  la  partie  du  nord  4.  Au  S.  O.  du  cap  Otou  se 
trouve  une  petite  anse  ouverte  aux  vents  du  N.  O.  et 
environnée  d'une  plage  de  sable:  sur  ses  bords  et  du 
côté  oriental  est  situé  le  village  de  Pakohou. 

Le  cap  Otou  ou  cap  Nord  fait  partie  d'une  pres- 
qu'île de  cinq  ou  six  milles  de  circonférence,  nommée 
par  les  naturels  Moudi-Wcnoua,  et  qui  termine  au 


'   Cook,  jirem.  Voy.,  III,  p.  168.  —  »  D'Enlrccasieaux  ,  I,  p.  270.  — 
3  Grammar  of  Neu-y,raland,  p.   174,  211.  —   t  D'Urville,   II,  p.  190. 


360  VOYAGE 

nord  Ika-Na-Mawi,  en  ne  tenant  au  reste  de  l'ileque 
par  un  isthme  étroit  et  sablonneux  J .  Ce  cap  est  si- 
tué par  34°  24'  lat.  S.,  et  170°  41'  long.  E.,  et  peut  se 
voir  de  huit  à  dix  lieues  de  dislance.  Un  îlot  situé  près 
de  sa  partie  orientale  porte  le  nom  de  Moudi-Motou  2. 
MM.  Marsden  et.  Nicholas  ont  vanté  la  beauté  du 
paysage  et  la  belle  tenue  des  plantations  aux  environs 
du  cap  Nord  5. 

La  côte  court  au  S.  ^  S.O.  l'espace  de  six  milles; 
elle  creuse  ensuite  de  manière  à  former  une  petite  anse 
dans  un  endroit  nommé  Pa-Reïnga-Reïnga.  On  m'a 
dit  qu'il  s'y  trouvait  un  bon  mouillage,  mais  je  ne  sais 
rien  de  plus  positif  à  cet  égard. 

Désormais  la  côte ,  jusqu'au  mont  Ohoura ,  n'est 
plus  qu'une  suite  de  dunes  de  sable  d'une  blancheur 
éblouissante ,  et  sa  concavité  forme  cette  vaste  baie 
que  Cook  nomma  Sandy-Bay,  et  sur  laquelle  on 
trouve  fond  jusqu'à  une  grande  distance  de  terre  4. 

Immédiatement  au  sud  du  mont  Ohoura,  se  trouve 
la  baie  Nanga-Ounou,  dont  le  fond  doit  presque  at- 
teindre la  côte  occidentale  de  Ika-Na-Mawi ,  et  qui 
offrirait  un  excellent  mouillage  si  elle  n'était  ouverte 
aux  vents  du  N.  au  N.  N.  E. 

Une  presqu'île  étroite ,  terminée  par  la  pointe  Kari- 
Kari  et  de  petites  îles,  sépare  la  baie  de  Nanga- 
Ounou  de  celle  d'Oudou-Oudou,  où  Surville  mouilla  le 


1  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  167.  —  2  D'Urville,  II,  p.  i8y.  — 
3  Nicholas,  II,  p.  210.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  208  et  209.  —  4  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  164.  D'Urville,  II,  p.  189. 


DE  L'ASTUOLAlïE.  361 

premier  ».  Cette  baie  est  encore  moins  sûre  que  la 
précédente ,  puisqu'elle  est  plus  ouverte  aux  vents  du 
N»  E.  Deux  rivières  navigables  se  déchargent  sur  sa 
côte  méridionale  ;  elle  est  environnée  de  beaux  bois 
de  construction,  et  ses  bords  sont  peuplés.  La  pointe 
Surville  termine  cette  baie  à  l'est. 

A  onze  milles  au  S.O.  J/4  O.  de  la  pointe  Surville,  se 
trouve  l'entrée  de  la  belle  baie  de  Wangaroa ,  large  à 
peine  d'un  quart  de  mille  à  son  ouverture ,  mais  qui 
s'élargit  bientôt  en  un  vaste  bassin  de  cinq  ou  six  mil- 
les de  longueur,  où  pourraient  mouiller  toutes  sortes 
de  navires,  par  six  et  dix  brasses  d'eau  2.  Le  fond  de 
la  baie  se  termine  par  des  marécages ,  mais  au  nord 
et  au  sud  les  côtes  sont  escarpées  et  présentent  en  re- 
gard l'une  de  l'autre  deux  monlagnes  fort  remarqua- 
bles. Au  S.  S.  O.  se  trouve  l'embouchure  d'une  belle 
rivière,  qui  conduisait  à  l'établissement  qu'avaient 
formé  les  missionnaires  de  la  société  de  Wesley,  dans 
la  tribu  des  Nga-Te-Oudou.  La  tribu  de  Georges  ou 
Taara  habitait  les  bords  de  ce  fleuve ,  nommé  dans 
le  pays  Kamimi  5  ;  dans  la  partie  de  l'O.  habitaient  les 
Nga-Te-Po,  qui  furent  exterminés  par  Shongui  en 
1827  4.  Suivant  M.  Nicholas,  rien  n'est  plus  pitto- 
resque ,  plus  admirable  que  la  vue  des  sites  voisins  de 
l'entrée  de  Wangaroa. 

La  petite  île  Didi-Houa,  située  à  trois  milles  de 
l'entrée  de  cette  baie ,  contribue  à  la  défendre  de  la 

■  Cooh,  prem.  Voy.,  TU,  p.  162.  D'Unillc,  II,  p.  193. —  a  D'Unille, 
II ,  p.  194.  —  3  Cruisc ,  p.  i58.  Blosscfille ,  p.  7.  —  4  Missionnan'  llcgis- 
ter,  d'Urv. ,  III,  p.  498. 


362  VOYAGE 

houle  du  large,  et  l'on  peut  mouiller  entre  elle  et  la 
terre  ». 

A  cinq  ou  six  milles  à  Test  de  Didi-Houa,  vient  un 
groupe  d'une  quinzaine  d'ilôts  de  quatre  milles  d'é- 
tendue ;  le  plus  grand ,  qui  n'a  pas  plus  de  trois  ou 
quatre  milles  de  circuit ,  se  nomme  Motou-K  awa  ,  et 
celui  qui  le  suit ,  beaucoup  plus  petit ,  se  nomme  Pa- 
nake.  Tous  deux  sont  habités;  en  1795,  le  premier 
était  gouverné  par  Tea-Wariki ,  et  le  second  par  son 
fils  a. 

Entre  ce  groupe  et  la  terre  est  un  canal  à  peine 
large  d'un  demi-mille,  praticable  pour  de  petits  navi- 
res seulement.  M.  de  Blosseville  dit  qu'on  peut  mouil- 
ler par  huit  ou  neuf  brasses  sous  la  plus  grande  de 
ces  îles. 

A  seize  milles  à  l'E.  J/4  S.  E.  de  l'entrée  de  Wan- 
garoa,  se  trouve  la  pointe  Ngatoka-Rarangui  qui  peut 
se  reconnaître  à  trois  rochers  situés  sous  terre.  Qua- 
tre milles  plus  loin  est  le  cap  Wivia  qui  est  une  des 
pointes  de  l'entrée  de  la  baie  des  Iles.  Contre  ce  cap 
sont  trois  petits  îlots  dont  le  plus  au  large ,  qui  porte 
le  nom  deTiki-Tiki,  n'est  qu'un  rocher  noir,  dépouillé 
et  planté  debout  comme  une  pyramide. 

La  baie  des  Iles  n'a  pas  moins  de  dix  milles  d'où- 
verture  entre  les  deux  caps  Wivia  et  Rakau-Manga- 
Manga,  sur  une  profondeur  moyenne  de  huit  milles. 
Ouverte  comme  elle  l'est  aux  vents  du  N.  E.,  elle  se- 


i  D'VrvMe,  II,  p.  194  et  195.  —  2  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  149. 
Blosseville ,  p.  7.  D'Uiville,  II,  p.  ig5. 


DE  L'ASTROLABE.  363 

rait  peu  sûre  si  les  nombreuses  îles  et  presqu'îles  qui 
s'y  trouvent  dispersées  ne  formaient  d'excellens  mouil- 
lages pour  les  navires  '. 

Sur  la  cote  du  nord ,  se  trouve  la  petite  anse  de 
Rangui-Hou,  fort  commode  pour  les  petits  navires  qui 
s'y  tiennent  toujours  en  appareillage.  Suivent  les  îlots 
de  Tepahi,  puis  le  port  de  Tepouna,  beaucoup  mieux 
fermé  que  le  précédent.  Sur  la  côte  occidentale,  on 
remarque  d'abord  le  canal  de  Kidi-Kidi,  impraticable 
aux  navires,  mais  très-utile  pour  les  communications 
en  pirogue  avec  l'intérieur  ;  l'île  Motou-Roa  avec  les 
îlots  dépouillés  qui  l'accompagnent  à  l'est,  et  l'entrée 
de  la  rivière  Waï-Tangui.  Enfin,  sur  la  cote  du  sud- 
est  se  trouvent  l'embouchure  du  Kawa-Kawa,  celle  du 
Waï-Kadi  2,  une  presqu'île  fort  avancée  qui  forme  de 
bons  mouillages  sur  sa  côte  occidentale  dans  les  anses 
de  Korora-Reka  et  Mata-Ouwi,  et  que  termine  la 
pointe  Tapeka.  L'anse  de  Paroa  ne  peut  recevoir  que 
des  embarcations  ,  mais  la  baie  Manawa  est  très-sùrc 
et  fort  commode  pour  des  navires  qui  ne  dépassent 
pas  trois  ou  quatre  cents  tonneaux ,  car  des  bancs  de 
sable  situés  devant  l'entrée  en  interdisent  l'accès  à 
de  plus  forts  bâtimens.  Une  nouvelle  presqu'île  fort 
étroite  sépare  la  baie  Manawa  de  la  baie  Rawiti  où 
Marion  mouilla  le  premier.  Celle-ci  forme  un  vaste 
bassin  abrité  des  vents  du  large  par  les  îles  Motou- 
Arohia,  Motou-Doua,  3Iotou-Kiakia  et  une  foule 
d'autres  qui  ont  valu  à  cette  baie  le  nom  que  Cook  lui 

«   Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  i5g.  —  3  Cruise,  p.  35. 


364  VOYAGE 

donna.  Enfin,  une  longue  terre  haute,  aride,  sauvage 
et  abrupte,  s  étend  depuis  ces  îles  jusqu'au  cap  Rakau. 

La  baie  des  Iles  est  un  des  points  les  plus  peuplés 
de  la  Nouvelle-Zélande.  En  partant  du  cap  Wiwia  on 
rencontre  successivement  le  village  de  Rangui-Hou, 
naguère  commandé  par  Tepahi,  puis  par  Doua-Tara, 
et  le  premier  endroit  où  s'établirent  les  missionnaires; 
Tepouna  qui  appartenait  à  Shongui;  Kidi-Kidi  situé 
au  fond  du  canal  de  ce  nom  appartenant  au  même  ran- 
gatira,  et  chef-lieu  des  missions  ;  Pahia  soumis  à  Te- 
koke  qui  possède  aussi  aujourd'hui  un  florissant  éta- 
blissement ;  Mata-Ouwi ,  que  gouvernait  Pomare  ; 
Korora-Reka,  résidence  de  King-George  et  de  plu- 
sieurs Anglais,  ouvriers  ou  marins,  fixés  dans  ce  can- 
ton ï  ;  Kahou-Wera,  jadis  commandé  par  Koro-Koro 
et  Touais,  aujourd'hui  abandonné  ;  quelques  cases  au 
fond  de  la  baie  Manawa  ;  enfin  les  ruines  de  Koro- 
Kawa  près  l'isthme  de  Tangata-Mate  où  périt  Marion. 
Jadis  on  voyait  aussi  un  village  sur  Motou-Doua,  mais 
il  fut  ruiné  la  première  fois  par  les  compagnons  de 
Marion,  et  dans  ces  derniers  temps  il  a  partagé  le  sort 
de  la  tribu  de  Paroa. 

En  outre  on  doit  citer  les  villages  de  Waï-Tangui , 
Shiomi ,  Kawa-Kawa  et  Waï-Kadi  5,  situés  à  quelque 
distance  de  la  côte  et  sur  les  rivières  ou  canaux  du 
même  nom.  Le  Waï-Kadi  se  termine  par  une  rivière 
nommée  Waï-Kino ,  navigable  pour  des  canots  l'es- 


i   D'Urville ,  II,  j).  224.  —  a   D'Utvillc,  II,  p.  198.  —  3   Nichohis,  I, 

p.   25o. 


DE  I /ASTROLABE.  365 

pace  de  trois  milles ,  et  là  on  trouve  le  village  où  ré- 
gnait Kawera-Popo  en  1820  i.  En  1829  les  chefs  les 
plus  influens  de  la  baie  des  Iles  étaient  Rewa  à  Kidi- 
Kidi,  Toï-Tapou  à  Shiomi,  et  King-George  à  Korora- 
Reka. 

Le  capRakau-Manga-Manga,  qui  est  une  pointe  très- 
haute  et  très-saillante  en  mer,  a  près  de  lui  trois  petits 
ilôts  en  forme  de  coin  dont  le  principal  a  reçu  des  na- 
turels le  nom  de  Kokako.  Il  est  percé  par  une  arcade 
naturelle  où  Ion  trouve  cinq  brasses  d'eau  et  sous 
laquelle  les  canots  peuvent  passer  en  temps  de  calme  2. 

Après  ce  cap  la  côte  court  à  peu  près  uniformé- 
ment au  S.  '/,  S.  E.  jusqu'au  cap  Wangari,  haute, 
escarpée  et  peu  accidentée.  Dans  cet  espace  de  qua- 
rante milles  de  longueur,  je  citerai  seulement  les  villa- 
ges de  Wanga-Maumau,  Wanga-Oudou,  la  presqu'île 
Motou-Aro ,  et  le  pâ  Ika-Nake  entouré  de  rochers  de 
l'aspect  le  plus  imposant  et  le  plus  curieux  5.  Vis-à- 
vis  ce  dernier  lieu  ,  à  dix  milles  de  terre  et  par  35°  28' 
lat.  S.,  sont  les  îlots  inhabités  et  sauvages  de  Tawiti- 
Rahi  ;  l'un  d'eux  vu  du  sud  semble  être  une  tour  im- 
mense et  inaccessible  4. 

Par  35°  51'  lat.  S.  se  trouve  le  cap  Tewara,  remar- 
quable par  sa  hauteur  et  ses  pitons  déchirés  en  forme 
de  stalactites  cylindriques.  Derrière  la  presqu'île  dont 
ce  cap  fait  partie  est  la  bonne  baie  de  Wangari  qui 


i  Cruise,  p.  1 3 4 .  —  >  Cruisc ,  p.  207.  D'Urvitle ,  II,  p.  187.  — 
ï  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  i85  et  186,  449  et  45o.  —  4  Cook,  prem. 
\ov . .  III,  p.  i',-..  D'Utville,  II,  p.  18 ',,  i85,  188. 


366  VOYAGE 

communique  par  une  passe  étroite  au  fleuve  du  même 
nom  ». 

Le  cap  Tewara ,  avec  la  pointe  nord  de  l'île  Otea , 
forme  l'entrée  de  la  baie  Shouraki  qui  a  plus  de 
soixante-dix  milles  de  profondeur  sur  une  largeur 
moyenne  de  vingt  à  vingt-cinq  milles.  Devant  l'ouver- 
ture de  ce  golfe  sont  les  îlots  de  Moko-Inou,  le  Fanal , 
le  Navire,  les  îles  élevées  de  Moro-Tiri  et  Taranga,  et 
le  rocher  escarpé  de  Toutourou  2. 

Une  plage  basse  et  sablonneuse  règne  depuis  la  ri- 
vière Wangari  jusqu'au  cap  Tokatou-AVenoua  que 
domine  un  morne  de  médiocre  hauteur  3.  Ici  le  canal 
de  la  baie,  naturellement  resserré,  est  encore  diminué 
en  partie  par  l'île  Shoutourou,  d'environ  dix  milles  de 
circuit ,  couverte  de  bois  et  couronnée  par  une  cime 
fort  élevée  que  l'on  distingue  de  toutes  les  parties  de 
la  baie  4. 

Entre  les  presqu'îles  Malte-Brun  et  Buache ,  la  baie 
Gaultier  contient  plusieurs  îlots  et  sans  doute  de  bons 
mouillages.  Entre  la  presqu'île  Buache  et  l'île  Tiri- 
Tiri-Matangui  est  un  canal  sûr  qui  conduit  à  un  vaste 
et  beau  bassin ,  bordé  à  l'ouest  et  au  nord  par  une  côte 
nue  et  déserte ,  au  sud  par  l'île  Rangui-Toto ,  et  à  l'est 
par  les  îles  Motou-Tabou ,  Koura-Kia  et  Otata.  La 
baie  Tofino  s'enfonce  peut-être  fort  avant  dans  les 
terres  5. 


»  Look,  prem.  Voy. ,  III,  p.  144.  D'Urville,  II,  p.  i5i  et  suiv.  — 
»  D'Urville,  II,  p.  144.  —  3  Look,  prem.  Voy.,  III,  p.  i43.  —  4  D'Ur- 
ville, II,  p.  i56  et  suiv.  —  5  D'Urville,  II,  p.  i58. 


DE  L'ASTROLABE.  367 

Entre  Rangui-Toto  et  la  presqu'île  Taka-Pouni 
commence  le  beau  canal  de  l'Astrolabe  qui  court 
ensuite  dans  une  étendue  de  vingt-cinq  milles  entre 
la  côte  de  la  grande  terre  et  les  îles  de  l'ouest ,  avant 
d'aboutir  dans  la  baie  Shouraki.  Dans  ce  canal,  de- 
vant File  Rangui-Toto  d'une  part  et  l'embouchure  du 
Mogoïa  de  l'autre,  s'élève  la  petite  île  Koreha  dont  le 
piton  conique  surmonté  par  un  cratère  bien  dessiné 
et  environné  de  cendres  et  de  pierres  ponces  annonce 
l'origine  volcanique  '. 

Le  canal  du  Waï-Tamata  se  dirige  à  l'ouest  et  dé- 
bouche dans  un  vaste  bassin  séparé  par  des  isthmes 
fort  étroits  de  la  mer  occidentale  et  d'une  branche  du 
Kaï-Para  2. 

Le  Waï<- Mogoïa  se  dirige  au  sud  et  conduit  à  un 
isthme  de  deux  milles  seulement  de  large  qui  sépare 
ce  canal  du  fond  du  bassin  de  Manoukao  5.  Le  canton 
de  Tamaki  s'étend  sur  la  rive  méridionale  du  canal  de 
l'Astrolabe,  et  sa  population  diminue  tous  les  jours 
par  les  incursions  des  peuples  du  Nord  ;  MM.  Mars- 
den  et  INicholas  virent  encore  ce  pays  fort  peuplé 
en  1820  ,  et  M.  Cruise  trouva  que  les  femmes  de  ces 
contrées  étaient  supérieures  à  toutes  celles  qu'il  avait 
vues  jusqu'alors,  par  leurs  agrémens  extérieurs,  l'har- 
monie de  leur  voix  et  la  grâce  de  leurs  mouvemens. 

Ce  même  voyageur  représente  la  place  de  Mogoïa 
comme  n'ayant  pas  moins  d'un  mille  de  long  sur  un 


•    Cruise,  p.  225.  D'I'nille,  II,  p.  l63,  167.  —  2  D'Urville ,  II,  p.  166. 
•  3  D'Urville,  II,  p.  172.  Loiiin,  d'Urv. ,  II,  p.  274  et  suiv. 


368  VOYAGE 

demi-mille  de  largeur.  Sa  population  était  considéra- 
ble, ses  cases  plus  grandes  et  plus  ornées  que  partout 
ailleurs.  Chaque  famille  occupait  un  enclos  entouré 
de  palissades;  ces  enclos  étaient  séparés  par  des  ruelles 
très-propres  ;  sur  un  coteau  voisin  et  de  nature  volca- 
nique était  situé  le  pâ  ou  la  citadelle.  En  février  1 827 
rien  de  tout  cela  n'existait  plus  »  ;  au  même  endroit 
M.  Lottin  et  ses  compagnons  n'observèrent  que  des 
huttes  qui  semblaient  n'être  que  des  abris  temporaires. 

A  treize  milles  à  TE.  S.  E.  du  Mogoïa  coule  le  Waï- 
Roa  dont  l'embouchure  est  obstruée  par  des  bancs  de 
sable. 

La  grande  et  verdoyante  île  Waï-Heka  borde  au 
nord  et  au  nord-ouest  le  canal  de  l'Astrolabe  ,  tan- 
dis qu'à  l'est  l'île  Po-Noui  le  divise  en  deux  'branches. 
Celle  qui  coule  au  nord  est  la  seule  praticable  pour 
les  navires ,  et  débouque  dans  la  baie  Shouraki  près 
du  rocher  Tara-Kaï,  en  formant  un  bon  mouillage  sous 
Waï-Heka.  La  branche  orientale  est  en  partie  occupée 
par  l'îlot  Pakii  et  le  rocher  Kara-Mouramou;  des  bancs 
obstruent  le  reste  de  ce  passage  2. 

En  1820,  un  pâ  existait  encore  sur  Waï-Heka  ,  oc- 
cupé par  une  population  considérable  3;  mais  l'Astro- 
labe a  trouvé  ces  lieux  déserts. 

Au  nord  et  au  sud  du  cap  Waï-Mango  règne  une 
côte,  nommée  Ware-Kawa,  triste  et  en  apparence  peu 
fertile.  Vers  le  fond  du  golfe  ,  elle  se  termine  par  des 


'    Cruise ,   p.   226.   —   *   D'L'iville ,    II,  p.    177    et   178.  —  'S   Cruise , 
p.  217. 


DE  L'ASTROLABE.  369 

terrains  fort  bas  et  souvent  couverts  d'immenses  fo- 
rêts de podocarpus  l.  EnQn  on  arrive  à  l'embouchure 
de  la  vraie  rivière  Tamise  de  Cook,  Waï-Kahourounga 
de  l'Astrolabe.  Cook  qui  remonta  cette  rivière  à  plus 
de  dix  milles  dans  les  terres,  la  trouva  navigable  pour 
de  petits  bàtimens  ,  et  bordée  de  magnifiques  forets 
contenant  les  plus  beaux  bois  de  construction  9.  Près 
de  l'embouchure  il  observa  un  village  construit  sur  un 
banc  de  sable  sec  et  environné  de  vases  molles. 

La  cote  E.  de  la  baie  ,  qui  porte  plus  particulière- 
ment le  nom  de  Shouraki ,  est  en  général  escarpée  et 
inhabitée,  depuis  la  rivière  jusqu'au  parallèle  de  36° 
51'  lat.  S.  Là  se  trouve  une  pointe  derrière  laquelle 
s'étend  un  bras  de  mer-,  probablement  c'est  là  qu'était 
situé  un  village  indiqué  par  M.  Marsden  ,  et  près  de  ce 
village  doit  couler  la  rivière  Manane  que  remonta  cet 
ecclésiastique,  quand  il  traversa  la  presqu'île  pour  se 
rendre  à  la  baie  Mercure  5.  Malheureusement  à  défaut 
d'indications  précises  pour  les  routes  qu'il  suivit ,  soit 
pour  leur  gisement,  soit  pour  leur  longueur,  on  ne 
peut  guère  former  que  des  hypothèses  sur  ses 
voyages. 

Au  nord  de  cet  endroit ,  une  suite  d'îles  et  de  pres- 
qu'îles situées  sous  la  côte  de  Shouraki  forment  de 
bons  mouillages  qui  ont  été  fréquentés  par  les  navires 
anglais.  Cependant  on  ne  possède  point  de  détails  pré- 
cis sur  ces  localités.  Plusieurs  villages  populeux  exis- 


i   D'Uiville,  II,   p.    181.   —    2  Cook,   prem.   Voy. ,  II,  p.    137.   — 
3  Marsden ,  d'Urv.  ,  III,  p.  422. 

TOME    II.  26 


370  VOYAGE 

taient  dans  ce  district  lors  du  passage  de  M.  Cruise 
en  1820  '. 

La  terre  qui  borde  la  baie  Shouraki  du  côté  de  TE. 
n'est  qu'une  longue  presqu'île,  étroite,  mais  fort  élevée, 
couronnée  de  pitons,  dont  le  dernier  au  nord  est  le 
mont  Moe-Hao ,  et  qui  se  termine  par  36°  27'  lat.  S. 
au  cap  du  même  nom  2. 

A  quatre  milles  au  N.  O.  de  ce  cap  gît  le  petit  îlot 
de  la  Passe ,  et  à  neuf  milles  au  N.  N.  E.  de  ce  même 
cap  la  pointe  méridionale  de  l'île  Otea.  Cette  île 
montueuse  et  très-déchirée  dans  sa  configuration  5 
a  vingt  milles  de  longueur  du  nord  au  sud  sur 
huit  milles  dans  sa  plus  grande  largeur  de  Test  à 
l'ouest.  Quelques  îlots  sont  dispersés  sur  sa  bande 
occidentale  :  au  nord  elle  est  terminée  par  la  pointe 
des  Aiguilles,  composée  de  rochers  aigus  et  dépouillés. 
Au  nord-est  s'élève  une  petite  île  aride  de  quatre  ou  cinq 
milles  de  circuit.  Un  peu  plus  petite  et  tout-à-fait  iso- 
lée gît  une  autre  île  ,  située  à  onze  milles  à  l'E.  S.  E. 
du  cap  de  la  Barrière  4.  L Astrolabe  n'observa  aucun 
indice  de  population  sur  l'île  Otea  ;  néanmoins  ,  sui- 
vant M.  Nicholas,  en  1814,  elle  était  encore  la  rési- 
dence d'un  chef  puissant  nommé  Koreo  5. 

A  cinq  ou  six  milles  au  S.  S.  E.  du  cap  Moe-Hao, 
l'on  voit  sur  la  côte  un  enfoncement  désigné  dans  la 
carte  de  Cook  sous  le  nom  de  Port-Charles  ;  à  douze 
milles  au  S.  S.  E.  du  Port-Charles,  la  carte  de  Cook 

•  Cruise,  p.  222.  —  a  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  i4r.  D'Urville,  II, 
p.  182.  —  3  n'Civille,  II,  p.  184.  —  4  D'1'ivil/e,  II,  p.  142  et  suiv.  — 
5  \lcholas ,  I,  p.  390. 


DE  L'ASTROLABE.  371 

indique  un  autre  enfoncement  plus  considérable  qui 
serait  peut-être  ce  port-Trial  où  les  navires  Trial  et 
Brothers  furent  attaqués  en  1816  par  les  naturels  du 
pays  t. 

Au  sud  de  cette  dernière  anse  règne  une  pointe 
très-saillante,  accompagnée  de  plusieurs  îlots  rappro- 
chés de  terre  ,  que  Cook  nomma  îles  Mercure.  Un 
groupe  d'îles  plus  considérable,  situé  au  nord  et  plus 
au  large ,  mérite  d'être  exploré  de  nouveau  2. 

Immédiatement  au  sud  de  la  pointe  Mercure  se 
trouve  Tentrée  de  la  baie  Witi-Anga  qui  offrit  un  bon 
mouillage  à  Cook  par  cinq  et  six  brasses  d'eau.  Ce 
navigateur  trouva  le  pays  habité  ,  mais  inculte  et  sté- 
rile. 11  n'y  observa  qu'un  demi-acre  de  terrain  planté 
en  citrouilles  et  patates  douces.  Un  petit  courant 
d  eau,  qu'il  nomma  rivière  des  Huîtres ,  coule  près  de 
l'entrée  du  havre,  sur  la  côte  méridionale  ;  le  fond  de 
la  baie  se  prolonge  lui-même  en  un  chenal  qui  pénètre 
fort  avant  dans  les  terres  ,  et  dans  lequel  se  déchar- 
gent plusieurs  torrens  qui  descendent  des  monta- 
gnes 5.  Au  commencement  de  l'année  1 820,  les  habi- 
tans  de  cette  contrée  furent  en  grande  partie  extermi- 
nés par  Temarangai  et  ses  compagnons  4. 

La  côte  qui  vient  à  la  suite  de  la  baie  Mercure  est 
très-imparfaitement  connue;  on  sait  seulement,  par  le 
récit  de  Cook ,  qu'elle  est  peuplée  et  bordée  d'îlots  peu 
considérables.  Par  36°  59'lat.S.,  et  à  cinq  milles  de  la 


1   D'Uiville,  m,  p.  236,  240.  —  '  D'Unnlle,  II,  p.  142.  —  3  Cook, 
prem.  Voy. ,  III,  p.  n3,  129.  —  4  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  425  et  suiv. 

26' 


372  VOYAGE 

terre,  gît  un  groupe  de  rochers  nus,  déchirés  et  poin- 
tus ,  que  ce  navigateur  nomma  les  Aldermans  * . 

Au  S.  S.  E.  de  ces  îlots ,  et  à  quinze  milles  de  la 
côte,  par  36°  17'  lat.  S.,  est  située  l'île  Touhoua,  qui  a 
cinq  ou  six  milles  de  circonférence  2.  A  cinq  milles 
au  sud  de  la  partie  orientale  de  Touhoua  s'étend  la 
chaîne  des  brisans  sur  lesquels  V Astrolabe  faillit  périr 
le  16  février  1827,  à  la  suite  d'un  ouragan  furieux  3. 
Au  S.  S.  E.  et  à  dix-sept  milles  environ  de  Touhoua, 
vient  l'île  Haute  de  Cook ,  devant  laquelle  se  trouve , 
sur  la  grande  terre  ,  un  cap  rond  et  élevé.  Suivant  les 
missionnaires,  précisément  au  sud  de  l'île  Touhoua  , 
existerait  une  baie  Tauranga ,  dont  l'entrée  est  fort 
étroite;  mais  en  s'élargissant  considérablement  à  l'in- 
térieur, elle  offre  un  très-bon  mouillage  pour  les  pe- 
tits bâtimens ,  et  ses  rives  sont  couvertes  de  peuples  4. 

A  vingt-cinq  milles  environ  et  au  S.  E.  */4  E.  de  l'île 
Haute ,  doit  se  trouver  l'île  Basse  de  Cook  ,  qu'il  ne 
disait  éloignée  que  de  quatre  milles  de  la  côte.  La  plus 
grande  incertitude  règne  sur  la  géographie  de  cette 
partie  de  la  Nouvelle-Zélande  ;  les  indications  de  Cook 
sont  fort  vagues  5,  et  V  Astrolabe ,  tourmentée  par 
des  temps  affreux  qui  la  mirent  à  deux  doigts  de  sa 
perte ,  ne  put  éclaircir  les  doutes  qu'il  avait  laissés  6. 

A  vingt  milles  à  l'O.  N.  O.  du  mont  Edgecumbe, 
nous  rentrons  dans  l'exploration  de  V Astrolabe.  De- 

i  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  lo5.  D'Urville,  II,  p.  140.  —  2  D'Utville, 

II,  p.  i3g.  —  3  D'Urville,   II,  p.  i32.  —  4  Revue  Britannique ,  d'Urv. , 

III,  p.  7i3.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  io3.  —  6  D'Uiville,  11,41.  129 
et  stiiv. 


DE  L'ASTROLABE.  373 

puis  cet  endroit,  la  côte  offre ,  dans  l'étendue  de  neuf 
milles,  une  falaise  escarpée,  sauvage  et  inhabitée; 
puis  tout-à-coup  elle  fait  place  à  un  terrain  bas  ,  très- 
uniforme  ,  et  bordé  par  une  belle  grève  de  sable.  Cook 
observa  dans  cet  endroit  de  nombreux  villages  ,  bien 
fortifiés  et  entourés  de  palissades  l.  U  Astrolabe ,  qui 
prolongea  cette  plage  à  moins  de  deux  milles  de  dis- 
tance ,  ne  put  rien  distinguer  à  cause  de  la  pluie  et  de 
la  brume  2. 

Le  mont  Edgecumbe  est  un  sommet  conique  ,  situé 
à  trois  milles  du  rivage ,  et  d'une  élévation  médiocre. 
Biais  son  isolement  au  milieu  d'une  plaine  immense  le 
rend  fort  remarquable.  Au  N.  IN.  E.  de  ce  mont,  et  à 
dix  milles  de  distance,  se  trouve  l'île  Motou-Hora , 
qui  n'a  pas  plus  de  trois  milles  de  circuit ,  bien  qu'elle 
soit  dominée  par  un  piton  d'une  grande  hauteur  ;  à 
cinq  milles  à  l'O.  V*  N.  O.  de  cette  île,  gît  un  groupe 
de  rochers  h  fleur  d'eau,  fort  dangereux  ;  mais  entre 
ces  rochers  et  Motou-Hora  d'une  part,  et  la  côte  de 
l'autre,  le  passage  est  sur  par  dix  et  quinze  brasses 
d'eau  ,  et  il  a  cinq  milles  de  largeur  5. 

Au  N.  '/4  N.  E.  et  à  dix-huit  milles  de  Motou-Hora, 
s'élève  l'île  Pouhia-I-Wakadi ,  couverte  de  fumées 
épaisses,  et  de  quatre  ou  cinq  milles  de  tour.  C'est  un 
volcan  en  activité,  qui  a  été  visité  par  les  missionnai- 
res de  Pahia  4. 

Ni  Cook   ni    V Astrolabe  n'ont  donné  de  détails 


i   Coofi,  prem.  Voy.,  III,  p.  104.  —  2  D'If /ville,  II,  p.  128  ei  12g.  — 
3  D'Uivillc,  II,  p.  127  et  128.  —  4  D'Uniltc,  il,  p.  126,  232. 


374  VOYAGE 

sur  l'étendue  de  cote  qui  règne  depuis  Motou-Hora 
jusqu'au  cap  Runaway ,  seulement  l'Astrolabe  re- 
marqua que  ,  dans  l'espace  de  vingt  milles  environ , 
cette  côte  est  fort  basse  près  de  la  mer,  avec  trois  ou 
quatre  plans  de  montagnes  qui  s'élèvent  l'un  au- 
dessus  de  l'autre  dans  l'intérieur  '.  Puis,  quand  la 
terre  commence  à  courir  au  N.  N.  E.,  elle  devient  plus 
raide.  Ces  régions  doivent  être  fort  peuplées ,  puis- 
que Cook  vit  un  jour  jusqu'à  quarante-cinq  pirogues 
pleines  de  monde  qui  s'avançaient  à  la  fois  sur  son 
navire. 

Le  vaste  enfoncement  terminé  à  l'ouest  par  le  cap 
Moe-Hao  et  à  l'est  par  le  cap  Runaway,  reçut  de  Cook 
le  nom  de  Plenty-Bay  ou  baie  d'Abondance.  Ce  na- 
vigateur trouva,  en  mars  1770,  ses  côtes  bien  peu- 
plées ,  et  il  crut  comprendre  qu'elles  reconnaissaient 
les  lois  d'un  chef  puissant  nommé  Teratou,  dont  l'au- 
torité s'étendait  depuis  Witi-Anga  jusqu'au  cap  Mata- 
Mawi,  dans  une  étendue  de  plus  de  quatre-vingts 
lieues  2.  Depuis  dix  ou  douze  ans,  ces  peuplades  ont 
beaucoup  souffert  des  incursions  de  Shongui ,  Koro- 
Koro  et  Pomare,  et  plusieurs  villages  naguère  flo- 
rissans  ont  complètement  disparu. 

Le  cap  Runaway,  situé  par  37°  33'  lat.  S.  et  1 75°  48' 
long.  E.,  est  formé  par  une  presqu'île  élevée,  presque 
entièrement  détachée  de  la  terre,  et  terminée  au  nord 
par  une  pointe  fort  déliée.  A  l'est,  la  côte  est  haute, 
escarpée,  et  à  sept  milles  de  distance  elle  offre  une 

«   D'Urville,  II,  p.  127. —  *  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  293. 


DE  L'ASTROLABE.  375 

anse  assez  creuse.  Sept  milles  encore  plus  loin  à  l'est, 
se  dessine  le  cap  Wanga-Parawa  en  pointe  fortement 
prononcée  et  dirigée  vers  Test.  Immédiatement  après, 
la  côte  fuit  au  sud  l'espace  de  six  milles  et  forme  une 
baie  assez  profonde,  qui  porte  le  nom  de  Waï-Tepori 
et  aux  environs  de  laquelle  Cook  observa  une  grande 
population  I.  Les  babitans  de  celte  contrée  passent 
pour  être  industrieux  ,  adonnés  à  l'agriculture  et 
moins  guerriers  que  ceux  du  nord. 

Le  cap  Est  de  Cook  n'est  éloigné  que  de  huit  milles 
de  cette  baie,  et  son  véritable  nom  est  Waï-Apou.  La 
petite  île  Houana-Hokeno  qui  se  trouve  tout  auprès 
n'est  qu'un  morne  arrondi ,  stérile  et  inaccessible,  lié 
au  cap  par  une  chaîne  de  brisans2.  Le  cap  Waï-Apou 
gît  par  176°  19'  long.  E. ,  et  par  37°  42'  lat.  S. 

A  la  suite  du  cap  Waï-Apou,  la  cote  court  au  S.  S. 
O.,  en  formant  des  anses  et  des  plages  de  sables  par 
intervalles.  Les  terres  voisines  de  la  côte  sont  médio- 
crement élevées  5,  niais  elles  sont  dominées  à  l'inté- 
rieur par  de  hautes  montagnes ,  parmi  lesquelles  on 
distingue  la  cime  élancée  du  mont  Ikau-Rangui;  c'est 
bien  certainement  l'un  des  points  culminans  de  Ika- 
Na-Mawi ,  et  nous  l'avons  vu  de  la  mer  à  plus  de 
soixante-dix  milles  de  distance  4. 

La  baie  Toko-Malou  ,  où  mouilla  Cook ,  située  par 
38°  9'  lat.  S. ,  n'est  qu'une  anse  assez  prononcée  dans 


i  Cook,  pieni.  Voy.,  III,  p.  98.  D'il/ville,  II,  p.  125.  —  2  Cook,  prem. 
Voy. ,  III,  p.  97.  IflnilL-,  II,  p.  ï  1 7.  —  3  D'Urviile,  11,  p.  114.  — 
4  D'Unille,  II,  p.  1  ifi. 


376  VOYAGE 

la  cote,  mais  fort  peu  abritée  contre  les  vents  et  la 
houle  du  large  J.  Oroua  était  chef  de  ce  pays  en  1827. 
La  pointe  du  sud  de  Toko-Malou  se  termine  en  une 
presqu'île  assez  saillante  2. 

A  douze  milles  au  sud  se  trouve  la  petite  baie  de 
Houa-Houa,  qui  présente  un  meilleur  abri  contre  tous 
les  vents,  ceux  du  N.  E.  exceptés.  Le  pays  environ- 
nant est  pittoresque  et  bien  peuplé.  Les  cochons 
étaient  si  abondans  sur  cette  partie  de  la  côte ,  qu'en 
1827  on  pouvait  s'en  procurer  à  discrétion  pour  des 
couteaux  ou  un  peu  de  poudre.  Près  de  la  pointe  sud 
sont  deux  rochers  percés  en  arcades  par  les  flots  de 
la  mer  3. 

A  huit  milles  de  cette  baie,  le  cap  Gable,  vu  du 
large ,  présente  l'aspect  du  pignon  d'une  maison  ;  à 
vingt  milles  au  S.  O.  de  ce  cap  vient  l'entrée  de  la 
baie  Taone-Roa,  qui  n'a  pas  été  revue  depuis  Cook. 
Ce  capitaine  ne  fait  pas  l'éloge  de  ce  mouillage,  mais 
il  dit  que  le  pays  lui  parut  fort  peuplé,  et  que  le  ter- 
rain s'élevait  en  amphithéâtre  jusqu'à  des  montagnes 
fort  hautes  situées  dans  l'intérieur  4. 

La  côte,  dans  l'étendue  de  dix-huit  milles  au  S.  S.O. 
de  la  baie  Taone-Roa ,  est  escarpée  et  boisée.  Puis  on 
arrive  à  la  presqu'île  Tera-Kako ,  longue  de  quinze 
milles  du  nord  au  sud ,  avec  une  largeur  moyenne  de 
cinq  milles  de  l'est  à  l'ouest.  Son  élévation  est  médiocre 
et  son  sommet  se  termine  en  un  plateau  très-uni,  qui  fit 

i  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  88.  —  2  D'Uiville,  II,  p.  ni.  —  3  D'Ur- 
ville,  II,  p.  96  et  suiv.  —  4  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  61.  D'UrviUe,  II, 
p.  93. 


DE  L'ASTROLABE.  377 

donner  à  sa  pointe  orientale  le  nom  de  cap  Table  par 
Cook .  A  bord  de  V Astrolabe ,  on  fut  disposé  à  penser 
que  Tera-Kako  pouvait  être  séparé  de  la  grande  terre 
par  un  canal  resserré  ;  c'est  un  fait  à  constater,  tou- 
jours est-il  sûr  qu'elle  ne  peut  s'y  réunir  que  par  un 
isthme  bas  et  étroit  l . 

La  petite  île  Tea-Houra  ,  située  au  sud  de  Tera- 
Kako,  n'en  est  séparée  que  par  un  canal  d'une  demi- 
lieue  de  large ,  presque  entièrement  barré  par  des 
brisans  2. 

Tea-Houra  forme  la  pointe  N.  E.  de  la  vaste  baie 
d'Hawke  ,  qui  n'a  pas  moins  de  quarante  milles  d'ou- 
verture. Les  détails  en  sont  encore  inconnus  ,  le  vent 
n'ayant  point  permis  à  V Astrolabe  de  suivre  le  rivage 
d'aussi  près  qu'on  l'eût  désiré,  et  Cook ,  qui  parait 
l'avoir  prolongée  de  plus  près ,  n'en  a  laissé  qu'une 
description  très-vague  5.  On  peut  présumer  cepen- 
dant que  l'anse  formée  entre  la  presqu'île  Tera-Kako 
et  la  terre  offrirait  quelques  mouillages.  Dans  la 
partie  N.  E.  de  la  baie  d'Hawke  la  terre  est  médio- 
crement élevée;  elle  parait  s'abaisser  à  l'O.  et  au 
S.  O.  où  elle  offre  des  sites  agréablement  acci- 
dentés et  d'un  aspect  fertile.  Quelque  rivière  con- 
sidérable doit  se  décharger  dans  cette  baie,  et  V As- 
trolabe,  par  39°  33'  lat.  S.,  crut  voir  une  île  où 
Cook  n'indiqua  qu'une  presqu'île.  Du  reste,  il  est 
certain  que  la  baie  d'Hawke  tout  entière  exige  une 


i   D'Ùrville,  II,  p.  92.  —  2   D'Urville,  II,  p.  92.  —  i  Cook,   prem. 
Voy. ,  III,  p.  70  et  suiv. 


378  VOYAGE 

nouvelle     exploration    pour    être    bien    connue  *, 

Le  cap  Mata-Mawi,  situé  par  39°  41'  lat.  S. ,  et 
174° 48'  long.  E.,  termine  au  S.  O.  la  baie  d'Hawke  ; 
c'est  une  pointe  élevée ,  dépouillée  et  taillée  à  pic  ,  en 
forme  de  coin  posé  sur  le  côté  ;  deux  rochers  aigus 
et  pareillement  nus  en  sont  tout  voisins  ;  des  brisans 
se  prolongent  au  large  de  sa  partie  septentrionale, 
jusqu'à  près  d'un  mille  de  distance  2. 

Dans  une  étendue  de  onze  milles,  au  S.  S.  O.  de  ce 
cap,  la  côte,  en  partie  formée  de  grèves  sablonneuses, 
offre  un  aspect  assez  agréable.  Par  39°  51'  lat.  S.,  gît 
l'îlot  Motou-Okoura ,  couronné  par  un  pâ  dont  les 
cases  sont  échelonnées  sur  la  pente  du  monticule  ; 
derrière  cet  îlot,  la  côte  forme  une  crique  où  l'on 
pourrait  probablement  mouiller,  car  une  pointe  assez 
avancée  la  défend  des  vents  du  S.  O.  et  du  S.  3. 

A  partir  de  ce  point,  la  terre  continue  de  courir 
assez  uniformément  au  S.  S.  O.,  sans  offrir  aucun  ac- 
cident remarquable  ;  seulement,  de  40°  10' à  40°  20' 
lat.  S.  ,  elle  forme  une  saillie  peu  sensible  et  fort 
émoussée ,  qui  parait  répondre  au  Black-Head  de 
Gook.  Ce  capitaine  vit  des  villages  tout  le  long  de  la 
côte  4. 

Par  40°  32'  lat.  S.  gît  lecapTopolo-Polo,  formé  par 
une  pointe  peu  élevée  que  couronne  un  piton  conique 
et  d'origine  évidemment  volcanique.  Une  petite  anse 


i  D'Urville,  II,  p.  89  et  suiv.  —  2  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  7  5- 
D'Urville,  U,  p.  89.  —  3  D'Uiville,  II,  p.  87  et  88.  —  4  Cook,  prem. 
Voy.,  III,  p.  77.  D'Urville,  II,  p.  86. 


DE  L'ASTBOEABE.  37?» 

lout-à-fait  ouverte  aux  vents  du  S.E.  l'accompagne 
dans  le  S.  r. 

Depuis  le  cap  Topolo-Polo,  la  direction  de  la  côte 
devient  S.O.  ^S.j  pendant  près  de  quarante-cinq  mil- 
les; toujours  médiocrement  élevée,  elle  est  d'ailleurs 
dominée  par  de  hautes  montagnes  à  l'intérieur.  Quel- 
quefois le  rivage  s'abaisse  et  présente  des  sites  plus 
agréables  2. 

Castle-Point  de  Cook,  situé  par  40°  57'  lat.  S.,  est 
un  rocher  saillant  en  mer,  presque  détaché  de  la  côte, 
et  qui  offre  quelque  ressemblance  de  loin  avec  un 
château-fort.  Un  îlot  noir,  plat  et  alongé,  se  trouve 
sous  la  côte,  à  un  mille  au  nord  de  Castle-Point  3. 

Treize  milles  plus  loin,  et  par  4 1  °  9'  lat.  S.,  se  trouve 
la  pointe  Tehouka-Rore,  formée  par  un  terrain  bas, 
boisé  et  habité.  Sur  la  carte  de  Cook,  cet  endroit 
porte  le  nom  de  Pointe  Plate  4. 

De  ce  point  jusqu'au  cap  Kawa-Kawa,  dans  une 
étendue  de  plus  de  cinquante  milles ,  la  côte  court  au 
S.  O.,  et  à  l'O.  S.  O.,  sans  rien  offrir  de  particulier  au 
navigateur.  Les  montagnes  s'élèvent  à  mesure  qu'on 
se  rapproche  du  cap  Kawa-Kawa,  et  le  rivage  n'est 
qu'une  lisière  étroite  d'un  terrain  bas,  où  se  distin- 
guent çà  et  là  quelques  fumées  5.  Partout  la  mer  brise 
avec  force  sur  cette  plage  uniforme  6. 

Après  avoir  parcouru  toutes  les  côtes  de  la  Nou- 


i  D'Untl/e,  II,  p.  85.  —  2  D'Unùlle,  II,  p.  84.  —  3  D'Un  Me,  II, 
p.  8'».  —  4  D'Unillc,  II,  p.  83.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  ?.i5.  — 
fi  D'Urville,  II,  p.  81. 


380  VOYAGE 

velle-Zélande ,  nous  allons  maintenant  exposer  le  peu 
que  l'on  connaît  de  la  topographie  intérieure  de  Ika- 
Na-Mawi ,  car  tout  est  encore  inconnu  dans  Tavaï- 
Pounamou.  Il  faut  même  convenir  que  les  données 
que  nous  possédons  sur  la  première  de  ces  deux  îles 
sont  encore  bien  vagues  et  bien  incomplètes  ;  cepen- 
dant nous  nous  empressons  de  les  consigner  :  notre 
travail  aura  du  moins  le  mérite  d'être  le  premier,  et 
peut-être  déterminera-t-il  d'autres  voyageurs  à  le  per- 
fectionner en  fixant  leur  attention  sur  une  matière 
qu'ils  auraient  pu  négliger  sans  ce  précédent. 

En  partant  du  nord ,  on  voit  que  les  environs  de 
Moudi-Wenoua  sont  habités  et  contiennent  plusieurs 
villages  -,  mais  Pakohou ,  près  du  cap  Otou  ,  est  le  seul 
dont  le  nom  soit  parvenu  à  notre  connaissance.  Les 
sables  stériles  qui  viennent  au  S.  E.,  et  qui  bordent 
Sandy-Bay,  doivent  être  déserts.  La  tribu  commandée 
par  le  puissant  Poro  habite  probablement  les  bords 
de  la  baie  Nanga-Ounou. 

Les  bords  de  la  baie  de  Wangaroa  étaient  occupés 
par  deux  peuplades  peu  importantes;  les  Nga-Te-Po 
au  N.  O.,  et  les  Nga-Te-Oudou  au  S.  E.  La  première 
fut  exterminée  en  1827  par  Shongui ,  qui  prit  posses- 
sion de  ce  territoire ,  et  à  la  même  époque  les  Nga- 
Te-Oudou  quittèrent  leur  résidence  pour  chercher 
un  asile  parmi  leurs  alliés  de  la  rivière  Shouki- 
Anga. 

Le  Shouki-Anga ,  qui  se  jette  sur  la  côte  occiden- 
tale, est  une  rivière  considérable,  dont  le  cours  se  di- 
rige du  N .  E.  au  S .  O . ,  et  dont  les  rives  sont  occupées 


DE  L'ASTROLABE.  381 

par  diverses  tribus  :  ces  tribus  sont  cantonnées  dans 
plusieurs  villages  dont  je  vais  donner  les  noms  d'a- 
près M.  Marsden. 

A  trois  ou  quatre  milles  de  l'embouchure ,  et  sur 
la  rive  gauche  du  fleuve,  est  le  village  de  Widia,  si- 
lué  dans  une  riche  et  fertile  vallée.  Mou-Ina  le  gou- 
vernait en  1 8 1 9,  et  Temanguina,  prêtre  des  pointes  du 
Shouki-Anga  ,  y  résidait  ». 

A  huit  ou  neuf  milles  plus  loin ,  on  rencontre  le 
village  de  Widi-Nake,  situé  au  fond  d'une  crique  d'eau 
salée  qui  se  jette  dans  la  rivière  ;  derrière  sont  de 
hautes  moutagnes.  Aux  environs  l'on  voyait  encore 
un  autre  beau  village  ,  au  milieu  d'une  riche  et  grande 
vallée ,  et  près  d'une  chute  d'eau  de  vingt  pieds  de 
hauteur.  Là  demeurait,  en  1819,  le  chef  de  la  tribu  , 
et  M.  Marsden  compta  dans  cet  endroit  une  centaine 
d'enfans  en  âge  de  recevoir  l'instruction  2. 

Le  village  de  Witi-Waï-Iti  gît  à  dix  milles  environ 
plus  loin  sur  les  bords  de  la  rivière.  Le  chef  de  cet  en- 
droit était  Tara-Heka,  et  son  pâ  était  situé  sur  un  pi- 
ton d'où  l'on  avait  une  vue.  magnifique  du  Shouki- 
Anga  et  des  alentours  5. 

Près  de  Witi-Waï-Iti ,  une  rivière  venant  du  sud, 
et  qui  se  nomme  Pounake-Tere,  se  jette  dans  le  Shouki- 
Anga.  Plusieurs  villages  sont  situés  sur  les  bords  du 
Pounake-Tere,  entre  autres  ceux  d'Otaïti  et  de  Ran- 
gui-Waka-Taka.  La  rivière  est  belle,  et  serait  naviga- 


i   Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  33g.  —  2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  343  et 
-uiv.  —  3  Marsden  ,  dliv. ,  III,  p.  3/jQ. 


382  VOYAGE 

ble  pour  de  petits  navires.  M.  Marsden  y  observa  de 
nombreux  champs  de  patates  *. 

A  quelque  distance  au-dessus  de  Witi-Waï-Iti ,  il 
parait  que  le  Shouki-Anga  se  divise  en  deux  branches, 
dont  l'une  se  dirige  au  nord ,  et  conduirait  au  village 
de  Tepapa  que  commandait  Patou-One.  Ce  chef 
s'occupait  avec  zèle  de  la  culture  du  blé 2. 

Au  confluent  des  deux  rivières  est  une  petite  île , 
dont  la  surface  n'est  que  d'une  acre,  et  qui  contient  ce- 
pendant un  petit  village  rempli  d'habitans. 

L'autre  branche,  qui  court  au  N.E. ,  mène  aux 
villages  de  Karaka  et  de  Houta-Koura,  commandés  en 
1819,  le  premier  par  Ware-Madou,  et  le  second  par 
Moudi-Waï.  Karaka  est  situé  au  pied  de  hautes  mon- 
tagnes couvertes  de  bois  ,  qui  séparent  le  district  du 
Shouki-Anga  de  celui  du  Waï-Mate.  Houta-Koura  est 
un  endroit  populeux  situé  dans  une  fertile  vallée  3. 

A  l'est  du  Shouki-Anga,  et  dans  l'intérieur  des 
terres  ,  vient  le  territoire  de  Waï-Mate ,  naguère  sou- 
mis à  Shongui,  et  défendu  par  un  pà  très-fortifié.  A 
deux  ou  trois  milles  de  Waï-Mate,  le  fameux  lac 
Maupere  déploie  ses  eaux  tranquilles  dans  une  éten- 
due de  huit  à  dix  milles  de  circuit;  il  est  très-poisson- 
neux et  nourrit  beaucoup  de  canards  sauvages.  Le 
Kidi-Kidi  n'en  passe  qu'à  deux  ou  trois  milles  et  en 
découle  peut-être  4.  A  mi-chemin  du  lac ,  à  Waï-Mate, 


i  Marsden,  d'TJrv. ,  TII ,  p.  35i.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  355. 
—  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  336  et  suiv. —  4  Nicholas ,  I,  p.  346. 
Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  166.  Butler,  d'Urv. ,  III,  p.  39g. 


DE  L'ASTROLABE.  383 

est  un  hameau  qui  appartenait  aussi  à  Shongui ,  et  qui 
était  entouré  de  cultures. 

Sur  la  route  de  Waï-Mate  à  Kidi-Kidi ,  et  à  deux  ou 
trois  milles  du  premier  pâ ,  se  trouvait  le  village  de 
Tareha ,  situé  sur  les  bords  d'un  cours  d'eau  douce , 
et  environné  de  plantations  >. 

Enfin  Kidi-Kidi,  établi  près  d'une  belle  cascade 
d'eau  douce  2,  est  situé  sur  la  côte  orientale,  au  fond 
d'une  crique  d'eau  salée.  Sur  les  bords  du  canal  est  le 
village  de  Motou-Iti,  que  commandait  le  chef  Shou- 
raki. 

La  reconnaissance  de  Cook ,  qu'il  nous  a  fallu 
adopter  pour  esquisser  sur  notre  carte  la  côte  occi- 
dentale de  Ika-Na-Mawi ,  ne  donne  que  trente-un 
milles  de  largeur  à  cette  île ,  devant  Kidi-Kidi.  Cepen- 
dant les  distances  données  par  M.  Marsden  assigne- 
raient une  bien  plus  grande  étendue  à  ces  contrées. 
Sans  doute  la  fatigue,  les  privations  et  les  mauvais 
chemins  que  cet  ecclésiastique  eut  à  parcourir ,  lui 
firent  trouver  la  route  deux  ou  trois  fois  plus  longue 
qu'elle  ne  l'était  réellement.  En  général,  pour  placer 
les  lieux  qu'il  indique,  j'ai  été  obligé  de  réduire  les 
évaluations  itinéraires  de  M.  Marsden  dans  le  rapport 
de  cinq  a  deux. 

Dans  le  S.  O.  de  Kidi-Kidi,  et  à  une  vingtaine  de 
milles  ,  commence  le  territoire  de  Tae-Ame ,  qui  con- 
tient plusieurs  villages.  L'un  d'eux  est  situé  près  d'une 
très-haute  montagne  nommée  Pouke-Nouï,  et  Tou- 

l     Marsden  ,  d'Urv.  ,  III,  p.   164.  —  a  Marsden  ,  d'Urv.,  III,  p.   162. 


384  VOYAGE 

hou  en  était  le  chef.  Temarangai  commandait  dans  un 
autre  endroit  ' .  Le  territoire  de  Tae-Ame  ,  qui  parait 
s'étendre  jusqu'aux  environs  de  Wangari,  est  en 
général  fertile,  boisé  et  bien  arrosé.  On  y  rencontre 
un  espace  couvert  de  traces  volcaniques  toutes  récen- 
tes, et  l'on  y  voit  une  source  d'eau  chaude  d'une  teinte 
rougeâtre ,  et  d'où  s'exhalent  des  vapeurs  qui  répan- 
dent une  odeur  sulfureuse.  A  trois  ou  quatre  milles 
de  cette  source  est  un  lac  ,  dont  les  eaux  de  couleur 
blanchâtre  sont  chargées  de  matières  bitumineuses. 
Tout  à  lentour  le  sol  offre  un  aspect  stérile  et  tour- 
menté ,  comme  on  le  remarque  communément  dans 
le  voisinage  des  volcans  en  activité.  Grand  nombre  de 
pierres  semblent  avoir  subi  une  sorte  de  vitrifica- 
tion 2. 

Près  de  Kidi-Kidi  est  le  village  d'Okoura,  com- 
mandé par  Waï-Tarou  3.  A  deux  ou  trois  milles  de 
Pahia  est  celui  de  Waï-Tangui ,  situé  sur  la  rivière  de 
ce  nom,  et  dont  Waraki  était  le  chef  en  1815  4. 

J'ai  déjà  parlé  des  villages  situés  sur  les  bords  du 
Kaï-Para  et  du  Shouraki  ;  il  ne  me  reste  plus  à  men- 
tionner que  le  village  de  Te-Poua-Rahi  situé,  suivant 
M.  Marsden,  à  quelques  milles  dans  l'intérieur,  sur  la 
cote  Shouraki,  et  qui  domine  par  sa  position  le  beau 
bassin  de  ce  nom. 

C'est  d'après  M.  de  Blosseville  que  j'ai  indiqué  le 
lac  Roto-Doua ,  n'ayant  point  d'autorité  suffisante 


i  Nicholas ,  II,  p.  80.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  5^5  et  suiv.  — 
3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  365.  —  1  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  a3i. 


DE  L'ASTROLABE.  385 

pour  le  placer  ailleurs.  Cependant  je  crois  fort  qu'il 
doit  être  plus  voisin  de  la  côte ,  autrement  les  guer- 
riers de  la  haie  des  Iles  n'auraient  guère  pu  s'enfoncer 
aussi  avant  dans  les  terres  pour  aller  massacrer  ses 
habitans.  Ce  lac  avait,  dit  M.  Blosseville,  de  soixante 
à  soixante-dix  milles  de  circonférence  ,  ce  qui  est  pro- 
bablement exagéré  ;  sa  profondeur  est  de  vingt  à  vingt- 
six  brasses,  ses  eaux  sont  douces,  alimentées  par 
une  dizaine  de  rivières  et  par  une  source  d'eau  chaude 
placée  au  N.  E.  La  petite  île  Mokoïa,  située  au  milieu 
de  ce  bassin ,  a  trois  milles  dans  sa  plus  grande  éten- 
due. Enfin ,  au  sud  du  lac ,  s'élèvent  plusieurs  collines 
volcanisées,  au  pied  desquelles  l'eau  bouillonne  sou- 
vent '.  Ces  faits  ,  joints  aux  diverses  observations  que 
nous  avons  déjà  citées  touchant  la  baie  Inutile,  l'île 
Pouhia-I-Wakadi ,  et  le  canton  de  Tae-Ame  ,  annon- 
cent que  Ika-Na-Mawi  a  fréquemment  éprouvé  l'ac- 
tion des  volcans. 

Tout  îe  reste  d'Ika-Na-Mawi  est  encore  inconnu  , 
et  du  premier  coup-d'œil  on  voit  que  c'est  la  partie  la 
plus  considérable  ;  c'est  une  belle  carrière  à  explorer, 
et  il  y  a  de  quoi  tenter  des  voyageurs  curieux  et  déter- 
minés. Le  plus  difficile  est  de  se  faire  transporter  sur 
les  lieux  ;  une  fois  qu'on  s'y  trouvera ,  il  restera  peu 
d'obstacles  à  surmonter.  Les  Zélandais  sont  naturel- 
lement hospitaliers  ,  et  l'expérience  de  MM.  Marsden, 
Nicholas,  Cruise,  Cunningham ,  et  des  divers  mis- 
sionnaires qui  ont  visité  ce  pays,  démontrent  qu'on 

•  Bbtset'iiU  ,  p.  1 . 

TOME    II.  27 


386  VOYAGE 


peut  voyager  au  milieu  des  anthropophages  de  la 
Nouvelle-Zélande  avec  autant  et  plus  de  sécurité 
qu'on  ne  le  ferait  aujourd'hui  en  certaines  contrées  de 
l'Europe. 


DE  L'ASTROLABE.  38: 


CHAPITRE  XIX. 


DES    HABITANS    I>E    T.A     NOUVELLE-ZELANDE. 


I. 

RAPPORT    PHYSIQUE. 

Les  voyageurs  qui  visitèrent  ces  grandes  îles  aus-  Deux  races 
traies  remarquèrent  sans  peine  dans  leur  population 
deux  variétés  assez  distinctes.  Les  individus  qui  appar- 
tiennent à  Tune  de  ces  variétés  sont  des  hommes  bien 
faits,  d'une  taille  élevée,  qui  dépasse  souvent  cinq 
pieds  quatre  pouces.  Leur  teint  n'est  guère  plus  foncé 
en  couleur  que  celui  d'un  Sicilien  ou  d'un  Espagnol 
très-brun;  leurs  cheveux  sont  longs,  plats,  lisses  et 
quelquefois  châtains  ,  leurs  yeux  sont  grands  et  bien 
fendus  ;  enfin  ils  ont  peu  de  poil  sur  le  corps. 

Les  hommes  de  l'autre  variété  sont  plus  petits ,  plus 
trapus,  et  généralement  plus  larges  de  carrure;  leur 
couleur  est  aussi  foncée  que  celle  des  mulâtres ,  et 
souvent  bien  davantage;  ils  ont  des  cheveux  crépus, 
une  barbe  frisée  ;  enfin  leurs  yeux  sont  plus  petits , 


388  VOYAGE 

plus  perçans ,  et  toutes  les  parties  de  leur  corps  sont 
beaucoup  plus  velues  ». 

Les  assertions  de  Touai  et  de  quelques  autres  na- 
turels m'avaient  porté  à  croire,  en  1824,  que  la  variété 
de  couleur  foncée  était  plus  répandue  dans  les  con- 
trées méridionales,  tandis  que  les  individus  d'un  teint 
plus  clair  étaient  plutôt  affectés  à  la  partie  nord  d'Ika- 
Na-Mawi.  Le  voyage  de  l'Astrolabe  m'a  prouvé  que 
j'étais  dans  l'erreur  ;  nous  avons  trouvé  sur  les  bords 
de  la  baie  Tasman ,  par  41°  lait.  S.,  des  naturels  tout 
aussi  blancs,  tout  aussi  bien  faits  qu'à  la  baie  des  Iles. 
Les  habitans  de  Houa-Houa  ne  le  cédaient  non  plus 
en  aucune  manière ,  sous  les  rapports  pliysiques ,  à 
ceux  des  contrées  plus  septentrionales. 

Loin  de  partager  l'opinion  de  Crozet  2  touchant  l'o- 
rigine de  ces  deux  races  ,  je  crois  au  contraire  que  la 
race  des  individus  plus  foncés  en  couleur  est  celle 
des  véritables  aborigènes  (  Aùro^Qoveç  )  du  pays ,  de 
ceux  au  moins  qui  y  ont  paru  les  premiers.  Les  blancs 
sont  de  la  race  des  conquérans  ,  et  sont  arrivés  beau- 
coup plus  tard  dans  ces  contrées.  Cette  opinion ,  du 
reste,  se  rattache  à  un  système  particulier  sur  la  po- 
pulation des  îles  de  l'Océanie,  que  je  compte  dévelop- 
per plus  amplement  lorsque  je  m'occuperai  de  ce  sujet 
à  la  suite  du  voyage  proprement  dit  3. 

Du  mélange  continuel  de  ces  deux  races,  on  sent 
bien  qu'il  a  dû  résulter  une  foule  de  nuances  diverses 

i  D'Unnlle,  II,  p.  25,  26.  Sainson ,  d'Urv.,  II,  p.  25o.  Revue  Britan- 
nique, d'Urv. ,  III,  p.  722.  —  2  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  fo.  —  3  Voyez  la 
note  à  la  fin  du  volume. 


DE  L'ASTROLABE.  380 

dans  la  constitution ,  le  teint  et  les  caractères  physi- 
ques des  habitans  de  la  Nouvelle-Zélande.  Ce  sera 
une  de  ces  nuances  ,  sans  doute  celle  qui  participait 
h  peu  près  également  des  deux  races  primitives,  que 
Crozet  crut  devoir  signaler  comme  une  troisième  es- 
pèce d'hommes  vraiment  distincte ,  d'autant  plus  qu'il 
nous  a  semblé  exagérer  les  caractères  des  races  blan- 
che et  noire. 

Du  reste,  nous  convenons  avec  ce  navigateur  que  Conformation 
tous  ces  insulaires  sont  généralement  beaux,  bien  pris      s,,HlalL- 
dans  leur  taille,   doués  par  la  nature  de  membres 
vigoureux  et  bien  proportionnés.  Tous  ont  les  dents 
superbes,  les  mains  fortes,  la  voix  haute,  et  le  ventre 
peu  proéminent  l. 

Le  caractère  de  leur  figure  est  presque  aussi  varié 
que  celui  des  Européens,  et  comme  l'observe  M.  Quoy, 
nous  nous  plaisions ,  a  bord  de  l'Astrolabe  ,  à  leur 
trouver  des  ressemblances  avec  les  grands  hommes  de 
l'antiquité.  Plusieurs,  comme  le  dit  M.  Sainson,  pré- 
sentent ce  type  de  figure  qu'on  remarque  si  communé- 
ment dans  la  race  juive  2  ;  peut-être  aussi  leur  manière 
de  disposer  la  barbe  contribue-t-elle  à  leur  donner 
celte  ressemblance. 

Il  n'est  pas  douteux  que  la  coutume  qu'ont  prise 


•  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  Si.  Cook,  prem.  Voy.  ,  III,  p.  261.  Deux. 
Voy. ,  III,  p.  365.  Trois.  Voy.,  I,,p.  196,  197.  D'il  ville,  III,  p.  18. 
Savage,  p.  16.  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  585,  595,  6i3.  Cruise,  p.  7. 
tyUrviOe,  III,  p.  657.  Gaimard,  d'Urv.,  II,  p.  275.  Quoy,  d'Urv.,  II, 
p.  283.  Revue  Britannique,  d'Urv.,  III,  p.  722.  —  a  Sainson,  d'Urv.,  II, 
p.  2  5o. 


390  VOYAGE 

ces  insulaires  de  s'enduire  le  corps  et  le  visage  d'huile 
de  poisson  et  d'ocre,  jointe  à  leur  exposition  habi- 
tuelle aux  intempéries  de  l'air,  ne  fasse,  à  la  longue, 
contracter  à  leur  peau  une  couleur  plus  foncée  qu'elle 
ne  le  serait  s'ils  suivaient  les  mœurs  européennes.  Cro- 
zet  avait  déjà  observé,  en  1773,  un  jeune  homme 
d'un  teint  très-clair,  et  une  jeune  fille  aussi  blanche 
qu'une  Française.  Moi-même ,  en  1824 ,  je  remarquai 
une  jeune  fille  de  chef  qui  eût  fort  bien  pu  passer  pour 
une  Espagnole  médiocrement  brune.  M.  Cruise  a  vu 
des  hommes  avec  les  cheveux  rouges  1 . 
Femmes.  Les  femmes  sont  loin  d'être  aussi  bien  que  les 

hommes  ;  elles  sont ,  en  général ,  proportionnellement 
courtes  et  ramassées  dans  leur  taille;  elles  ont  les 
cuisses  et  lesjambes  fort  grosses ,  les  seins  très-forts  , 
et  les  traits  du  visage  sans  expression  2.  En  outre ,  les 
privations  qu'elles  ont  à  subir  à  la  fin  de  leur  gros- 
sesse, et  les  épreuves  cruelles  auxquelles  elles  sont 
exposées  au  moment  de  leurs  couches  5,  font  dispa- 
raître ,  dès  leur  premier  enfant ,  le  peu  de  fraîcheur 
et  d'attraits  qu'elles  pouvaient  avoir  étant  filles.  Sous 
ce  rapport,  les  jeunes  esclaves  sont  en  général  plus 
favorisées  que  les  femmes  des  chefs ,  et  cela  tient 
probablement  à  ce  qu'elles  sont  beaucoup  moins  su- 
jettes à  avoir  des  enfans.  Quelques-unes  parmi  elles, 
par  leurs  traits  réguliers  et  gracieux ,  leurs  longs  che- 
veux noirs ,  leurs  yeux  vifs  et  pleins  d'expression , 

i   Cruise,  p.  3o8.  —  2  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  25o.  Forsier ,  d'Urv. , 
ifl,  p.  22.  —  3  Marsdcn ,  d'Urv.,  III,  p.  196. 


DE  L'ASTROLABE.  301 

leur  pétulance  el  leur  enjouement ,  pourraient  passer 
pour  fort  agréables,  en  dépit  de  leur  teint  foncé  et  de 
leur  tatouage  '.  M.  Nicholas  a  fait  un  grand  éloge 
des  grâces  et  des  attraits  des  deux  belles-sœurs  de 
Doua-Tara  2. 

Bien  que  ces  insulaires  soient  exposés  aux  plus  Maladie*. 
étranges  vicissitudes  de  température ,  proportion  gar- 
dée, ils  n'éprouvent  pas  plus  de  maladies,  peut-être 
même  ils  en  éprouvent  moins  que  les  Européens  3. 
Celles  auxquelles  ils  sont  le  plus  sujets,  sont  les  dou- 
leurs d'entrailles,  les  maux  de  tète  et  les  maux  d'yeux  4, 
les  catarrhes,  les  marasmes5,  les  pustules  suppuran- 
tes 6,  les  phthisies  et  diverses  espèces  de  fièvres  7.  Les 
Européens  leur  ont  apporté  la  maladie  vénérienne, 
qui  cause  souvent  de  grands  ravages  chez  eux  8. 

Crozet  convient  qu'il  n'avait  observé  à  son  arrivée 
à  la  Nouvelle-Zélande  aucune  trace  de  ce  mal  funeste, 
et  que  les  matelots  français  durent  le  communiquer 
aux  naturels  9  ;  mais  il  est  indubitable  que  les  habi- 
tans  du  détroit  de  Cook  furent  redevables  de  ce  fléau 
aux  marins  anglais.  Ainsi  les  deux  nations  n'ont  rien 
à  se  reprocher  à  ce  sujet  ro. 

1  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  53.  Savage,  p.  18.  Cruisc,  d'Urv. ,  III,  p.  65g. 
Gaimard ,  d'Urv.,  II,  p.  275.  Revue  Britannique ,  d'Urv.,  III,  p.  723.  — 
a  Xicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  592. —  3  Cook,  prem.  Voy. ,111,  p.  280. 
Deux  Voy.,  III,  p.  372.  —  4  Kendall ,  d'Urv.  ,  III,  p.  229.  Nicholas, 
d'Urv.,  III,  p.  620.  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  658.  —  5  Blossevillc,  d'Urv., 
III,  p.  697.  —  G  Lesson,  Voyage  médical,  p.  118.  —  7  Cruise,  d'Urv., 
III,  p.  66g.  —  s  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  276  et  suiv.  Trois.  Voy.,  I, 
p.  17g.  Savage,  p.  90.  Cruisc,  d'Urv. ,  III,  p.  663.  —  <j  Crozet,  d'Urv., 
III,  p.  54.  —  10  Forster ,  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  276  et  suiv. 


392  VOYAGE 

Les  superstitions  des  naturels  louchant  la  cause  des 
maladies  ,  et  le  traitement  qu'ils  font  subir  aux  mala- 
des, quand  le  mal  est  arrivé  à  un  certain  degré  d'in- 
tensité ,  ne  leur  permettent  presque  jamais  d'en  ré- 
chapper. 
Longévité.  Ces  hommes  sont  sujets  à  une  foule  de  privations  ; 
cependant,  contre  l'ordinaire  de  ce  qu'on  observe 
parmi  les  nations  sauvages  ,  ils  parviennent  souvent  à 
une  grande  vieillesse  '.  Dans  ce  cas,  leurs  facultés  se 
conservent  d'une  manière  étonnante  ;  leurs  cheveux 
ne  tombent  point  et  blanchissent  très-peu 2  ;  leurs 
dents  s'usent  plus  qu'elles  ne  se  gâtent ,  et  les  rides 
de  l'âge  se  cachent  sous  les  dessins  du  tatouage.  Plu- 
sieurs de  ces  avantages  paraissent  tenir  à  la  salubrité 
du  climat ,  qui  a  été  souvent  remarquée  3. 

IT. 

CARACTERE. 

Préventions  Les  premiers  voyageurs  nous  ont  représenté  les 
des  Européens.  Nouveaux-Zélandais  sous  des  couleurs  peu  flatteuses, 
et  l'on  doit  convenir  que  ceux-ci  y  ont  donné  souvent 
lieu  ;  mais  cela  a  tenu  principalement  à  la  conduite  des 
Européens  eux-mêmes  envers  ces  enfans  de  la  na- 
ture 4;  à  leurs  mauvais  procédés,  surtout  à  leur  igno- 

i  Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  53.  Cook ,  prem.  Voy. ,  III,  p.  281.  Savage, 
p.  17.  Nicholas,  II,  p.  38.  Blosseville ,  d'Urv.,  III,  p.  696.  —  =  Cruise , 
d'Urv.,  III,  p.  658.  —  3  Savage,  p.  88.  —  4  Cook,  deux.  Voy.,  I, 
p.  252.  III,  p.  36o.  Surville ,  d'Urv.,  III,  p.  28  et  suiv.  Savage ,  p.  89. 
Nicholas,  II,  p.  162.  D'Ui-ville,  III,  p.  577.  Kendall ,  d'Urv.,  III,  p.  Î22. 
Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  109  et  suiv.  —  p.  2i3.  —  p.  369.  Cruise ,  d'Urv., 
m,  p.  671.  mirville,  III,  p.  673. 


DE  L'ASTROLABE.  303 

rance  complète  des  coutumes  et  des  usages  de  leurs 
hôtes.  Ainsi,  quand  les  Nouveaux-Zélandais  reçoi- 
vent la  visite  de  personnes  étrangères,  ils  ont  cou- 
tume de  les  accueillir  par  une  sorte  de  parade  mili- 
taire ,  qui  ressemble  plutôt  à  un  défi  ou  à  une  provo- 
cation qu'à  toute  autre  chose.  Forster  nous  en  cite 
un  exemple  fort  remarquable  dans  la  visite  que  le 
chef  Teï-Ratou  rendit  à  Cook  à  Ïotara-Nouï  '.  Alors 
il  est  de  rigueur  que  les  étrangers  rendent  cette  espèce 
de  salut  avant  que  d'en  venir,  de  chaque  côté,  à  une 
libre  communication  2. 

Loin  de  se  conformer  à  cet  usage ,  les  Européens 
ne  répondaient  souvent  à  cette  cérémonie ,  qu'ils  pre- 
naient pour  une  insulte ,  que  par  des  boulets  ,  ou  du 
moins  par  des  balles.  Si  quelque  naturel  succombait 
dans  la  lutte ,  ses  parens  et  ses  amis  étaient  obligés , 
par  les  lois  de  l'honneur  et  de  la  religion ,  de  sacrifier 
à  leur  tour  des  Européens  pour  apaiser  l'esprit  du 
mort  3. 

Qu'on  joigne  à  cela  toutes  les  occasions  où  les  Eu- 
ropéens pouvaient,  sans  même  s'en  douter,  offenser 
ces  insulaires  dans  leurs  opinions  religieuses ,  et  l'on 
se  fera  une  idée  des  suites  funestes  qui  pouvaient  en  ré- 
sulter 4.  De  là,  sans  doute,  les  catastrophes  san- 
glantes qui  signalèrent  souvent  l'apparition  des  blancs 
dans  ces  climats;  de  là  l'opinion  de  barbarie ,  de  féro- 


i  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  26  t.  —  =  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  182, 
2R9.  Deux.  Voy.,  I,  p.  260.  Cruisc ,  p.  114.  —  3  Savage ,  p.  89.  — 
4  D'Unille,  II,  p.  217. 


391  VOYAGE 

cité  et  de  perfidie ,  qui  resta  si  long-temps  attachée  au 
caractère  du  Nouveau-Zélandais  l . 

Les  quatre  attentats  les  plus  graves  qu'on  ait  pu  re- 
procher à  ces  peuples  peuvent  se  justifier,  ou  du  moins 
s'excuser  jusqu'à  un  certain  degré.  L'attaque  des  natu- 
rels contre  les  compagnons  de  Tasman ,  dans  laquelle 
périrent  quatre  Hollandais ,  eut  certainement  pour 
motifs  l'ignorance  et  la  défiance  où  se  trouvaient  les 
insulaires  sur  les  intentions  et  même  sur  la  nature  de 
leurs  hôtes.  Il  est  très-probable  qu'ils  les  prirent  pour 
des  esprits  malfaisans  et  ennemis ,  surtout  quand  ils 
virent  que  ces  étrangers  ne  répondaient  point  à  leurs 
saluts  et  à  leurs  questions  2. 

Le  massacre  des  dix  matelots  de  Furneaux ,  dans 
le  canal  delà  Reine-Charlotte,  fut  occasioné  par  un 
malentendu ,  dans  lequel  les  Anglais  eurent  peut- 
être  les  premiers  torts  ;  au  moins  montrèrent-ils  beau- 
coup d'imprudence  dans  cette  circonstance  3. 

Quant  à  la  mort  funeste  de  Marion  et  de  ses  com- 
pagnons, il  est  indubitable  que  la  conduite  inique  de 
Surville  envers  Nagui-Nouï  en  fut  la  première  cause  4, 
surtout  si,  comme  les  habitans  de  la  baie  des  Iles 
s'accordent  à  le  dire  aujourd'hui,  Tekouri ,  l'auteur 
de  ce  massacre  ,  était  le  compatriote  et  peut-être  le 
parent  de  Nagui-Nouï.  N'est-il  pas  possible  aussi  que 
quelque  acte  de  violence  inconnu  commis  par  les  Fran- 


i  Dillon,  I,  p.  22  3.  —  2  Tasman,  d'Urv.,  III,  p.  8  et  suiv.  —  3  Cook, 
deux.  Voy.  ,iV,  p.  1 46.  Trois.  Voy.,I,  p.  162  et  suiv.  —  4  Suiville ,  d'Urv., 
III,  p.  28  et  suiv.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  41  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  395 

çais  ait  en  outre  provoqué  ces  affreuses  représailles 
de  la  part  des  sauvages  >  ? 

Il  est  bien  avéré  aujourd'hui  que  le  désastre  du 
Boyd  fut  causé  par  la  conduite  imprudente  du  capi- 
taine Thompson ,  et  par  ses  violences  envers  Taara 
ou  Georges  ,  fils  du  principal  chef  de  Wangaroa.  La 
vengeance  des  naturels  occasiona  la  mort  de  Thomp- 
son et  de  tous  ses  compagnons  2. 

Nous  pourrions  encore  citer  la  conduite  infâme  des 
capitaines  du  JeffersonzX,  du  King-George  à  l'égard 
de  l'ariki  Tara  et  de  sa  femme  5,  du  capitaine  du 
Panamatta  envers  les  habitans  de  la  baie  des  Iles  4, 
et  des  pirates  qui  enlevèrent  le  Venus  envers  diverses 
tribus  de  la  Nouvelle-Zélande  5. 

Maigre  les  préventions  fâcheuses  qui  régnaient  dès-  Moral. 
lors  contre  les  Nouveaux-Zélandais  ,  on  voit  Banks , 
Forster  et  Anderson  rendre  successivement  justice  à 
leurs  bonnes  qualités ,  tout  en  mentionant  leurs  dé- 
fauts. Le  premier  dit  que  ces  hommes  lui  ont  paru 
être  d'un  caractère  doux  et  affable,  et  il  vante  leurs 
bons  procédés  à  l'égard  les  uns  des  autres ,  entre  al- 
liés et  amis  bien  entendu  G*  Forster  dit  positivement 
que  cette  nation  est  hospitalière  et  généreuse,  qu'elle 


•  Cook,  deux.  Voy. ,  III,  p.  35;.  Marsden  ,  d'Urv. ,  III,  p.  372.  D'L'r- 
iilk,  II,  p.  237.  Gaimard,  d'Urv  ,  II,  p.  280.  Quor ,  d'Urv.,  II,  p.  286. 
Dillon,  d'Urv.,  III,  p.  705. —  a  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  m,  112,  i5o. 
Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  588  et  suiv.  Dillon,  I,  p.  214  et  suiv.  — 
3  Sicholas,  II ,  p.  164. —  4  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  1 1 1  ,  1 1 3 ,  140  et 
suiv.  —  5  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  i83.  —  6  Cook,  prem.  Voy.,  III, 
p.  162. 


396  VOYAGE 

connaît  les  senlimens  de  bienfaisance  et  d'humanité , 
que  les  guerriers  y  sont  intrépides  et  hardis,  et  qu'en 
général  les  individus  ont  un  jugement  sain,  du  goût 
et  de  l'industrie  *.  Enfin  ,  Anderson  fait  remarquer  la 
vive  affection  qu'ils  portent  à  leurs  parens  et  à  leurs 
amis ,  et  les  marques  de  sensibilité  qu'ils  donnent  lors- 
qu'ils viennent  à  les  perdre  2. 

Les  communications  fréquentes  que  les  Européens 
ont  eues  avec  ces  contrées  depuis  une  quarantaine 
d'années,  surtout  les  voyages  de  M.  Marsden  et  les 
rapports  des  missionnaires  ont  fait  connaître  d'une 
manière  plus  positive  le  caractère  de  ces  insulaires  3. 
Tous  s'accordent  à  dire  que  si  les  Nouveaux-Zélandais 
sont  fiers ,  orgueilleux,  jaloux  les  uns  des  autres,  très- 
irritables  ,  terribles  et  implacables  dans  leurs  ven- 
geances 4;  ils  sont  cependant  sensibles5,  généreux, 
sincères  ,  probes  6,  hospitaliers  7,  amis  fidèles  8,  dé- 
voués et  constans,  et  surtout  parens  tendres  et  affec- 
tueux 9.  M.  Nicholas  dit  en  propres  termes  que,  dans 
les  relations  privées,  il  n'est  pas  d'homme  plus  aimant 
que  le  Nouveau-Zélandais  IO,  et  il  vante  leur  bonne  foi 
entre  gens  de  la  même  tribu  l  ' . 

•  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  279.  II,  p.  ii5.  —  2  anderson,  d'Urv., 
III ,  p.  24.  —  3  Savage ,  p.  3.  —  4  Cook,  deux.  Voy. ,  III,  p.  353.  Trois. 
Voy.,  I,  p.  204.  —  5  Savage,  p.  37  ,  38.  —  6  Nicholas,  I,  p.  246.  — 
7  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  266.  Cvozei,  d'Urv.,  III,  p.  36,  37.  —  8  Col- 
lins  ,  d'Urv.,  III,  p.  84.  —  9  Savage,  p.  43.  Nicholas,  I,  p.  180. 
D'Urv.,  III,  p.  632.  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  21 3,  241.  Davis  ,  d'Urv  , 
III,  p.  486.  IV.  Yate,  d'Urv.,  III,  p.  542.  Blosseville,  d'Urv.,  III,  p.  6y6. 
New-Zealanders ,  d'Urv.,  III,  p.  771.  —  10  Nicholas,  II,  p.  3o6. — 
>  1  Nicholas ,  II ,  p.  3g. 


DE  L'ASTROLABE.  397 

Tout  cela  doit  s'entendre  particulièrement  des  hom- 
mes de  la  classe  des  rangatiras  :  car  ceux  du  peuple  , 
par  une  suite  naturelle  de  leur  position  dépendante  , 
sont  plus  avides,  plus  dissimulés,  et  se  portent  plus 
facilement  à  des  actions  criminelles  pour  satisfaire 
leurs  penchans. 

Bien  que  ces  hommes  soient  généralement  doux  ,  Colère, 
honnêtes.,  obligeans  et  même  complaisans  dans  leurs 
relations  habituelles,  ils  s'emportent  facilement,  et 
dans  ces  momens  on  les  voit  passer  tout-à-coup  à  des 
transports  de  colère  et  de  rage  qui  semblent  leur  ôter 
entièrement  l'usage  de  leur  raison  '.  Cela  arrive  sur- 
tout lorsque  leur  vanité  est  blessée  ou  qu'ils  croient 
leur  dignité  offensée.  Cependant ,  quelque  redouta- 
bles qu'ils  paraissent  dans  ces  occasions ,  il  est  rare 
qu'ils  se  portent  à  des  voies  de  fait;  surtout  si  l'on  op- 
pose à  leur  rage  beaucoup  de  calme  et  de  sang-froid2. 
Alors  ils  s'apaisent  rapidement  et  se  montrent  aussi 
doux,  aussi  paisibles  qu'ils  étaient  turbulens  l'instant 
d'auparavant  5.  Ces  transitions  sont  si  subites,  si  éton- 
nantes, que  l'on  serait  tenté  de  croire  que  leur  fureur 
n'est  souvent  qu'artificielle4,  et  qu'ils  n'en  font  la  dé- 
monstration que  pour  sonder  le  courage  de  leur  enne- 
mi, et  voir  quelle  impression  leurs  menaces  pourront 
opérer  sur  son  cœur.  Eux-mêmes  sont  les  premiers  à 
vous  dire  en  riant  que  toutes  leurs  provocations  et 

•  Cruise,  p.  170.  —  2  Cook ,  deux.  Voy. ,  III,  p.  565.  Cruise,  p.  517. 
Madame  Willlan  s  ,  d'Urv.  ,  III ,  p.  492  et  suiv.  Xcw-Zealanders ,  d'Urv. , 
III,  p.  7OS.  —  s  Nicholas,  I,  p.  i»5.  —  \  Mchoias ,  d'Urv.,  III, 
p.  S79. 


398  VOYAGE 

leurs  insultes  n  étaient  que  angaraka ,  plaisanterie  , 
et  à  vous  assurer  qu'ils  n'avaient  aucune  intention 
hostile. 

Il  est  nécessaire  que  les  Européens  qui  ont  affaire  à 
ces  naturels  connaissent  cette  disposition  de  leur  ca- 
ractère ,  afin  d'agir  en  conséquence.  Les  missionnaires 
nous  ont  cité  une  foule  d'exemples  de  ces  fureurs  sou- 
daines et  éphémères,  et  ils  ont  appris  à  ne  pas  y  atta- 
cher plus  d'importance  qu'elles  n'en  méritent.  Je  n'en 
citerai  qu'un  seul  cas  dont  j'ai  été  moi-même  témoin. 

En  1824,  nous  ramenions  de  Sydney  dans  sa  patrie 
Taï-Wanga,  petit-neveu  de  Shongui.  Ce  jeune  homme 
était  gai  et  facétieux  ;  ses  plaisanteries  et  ses  grimaces 
amusaient  beaucoup  les  gens  de  l'équipage,  qui  se  plai- 
saient quelquefois  à  lui  faire  des  niches.  Cela  réussit 
durant  un  temps ,  mais  un  matelot  s'étant  avisé  de 
saupoudrer  de  farine  un  vieil  habit  que  ce  naturel 
rapportait  de  Port- Jackson,  et  qui  lui  servait  à  faire  le 
gentleman,  cette  espièglerie  le  mit  dans  une  colère 
épouvantable.  Dans  sa  rage,  il  s'arrachait  les  cheveux, 
trépignait,  proférait  mille  menaces,  et  pleurait  comme 
un  enfant;  il  finit  par  lancer  son  habit  à  la  mer.  J'eus 
connaissance  du  désespoir  de  Taï-Wanga,  je  le  fis  ap- 
peler, et  le  questionnai  :  il  me  répondit  qu'il  n'était  pas 
juste  de  le  traiter  ainsi,  attendu  qu'il  était  rangatira  de 
naissance,  que  c'était  bon  pour  son  compagnon  Pahi 
qui  n'était  qu'un  esclave  ;  et  qu'à  son  arrivée  chez  lui 
il  se  vengerait  de  ces  insultes.  Je  tâchai  de  l'apaiser, 
et  défendis  sévèrement  aux  matelots  de  le  molester 
davantage.  Mais  ce  qui  consola  le  mieux  le  pauvre 


DE  L'ASTROLABE.  399 

Taï-Wanga ,  ce  fut  de  recevoir  une  bonne  capote 
grise  qu'il  endossa  à  l'instant  même  pour  remplacer 
son  vieil  habit  :  car  il  sécha  sur-le-champ  ses  larmes, 
et  reprit  toute  sa  bonne  humeur.  Ce  naturel  avait 
conçu  beaucoup  daffection  pour  moi  ;  comme  j'avais 
témoigné  le  désir  de  faire  une  longue  incursion  dans 
l'intérieur,  il  s'était  offert  à  me  servir  de  guide  et 
d'otage  parmi  ses  compatriotes.  Il  revint  même  deux 
ou  trois  fois  à  bord  ,  malgré  la  distance  de  Kidi- 
Kidi  au  mouillage ,  pour  me  renouveler  ses  offres  de 
services  ;  mais  des  raisons  particulières  m'empêchè- 
rent d'exécuter  mon  projet. 

Ces  hommes  montrent  beaucoup  de  courage  l  dans 
les  combats  ;  ils  savent  affronter  la  mort  avec  intrépi- 
dité 2,  et,  bien  qu'ils  soient  convaincus  que  les  résul- 
tats les  plus  ordinaires  de  ces  guerres  sont  pour  eux 
d'être  tués  et  dévorés  par  leurs  ennemis ,  ils  savent 
envisager  de  sang-froid  cet  instant  fatal,  et  ils  en  par- 
lent entre  eux  comme  d'une  chose  assez  naturelle  5. 

La  vengeance  a  pour  eux  les  plus  grands  attraits,   Générosité, 
et  ce  sentiment  est  même  fondé  sur  des  idées  supers- 
titieuses de  l'ordre  le  plus  extraordinaire  :  cependant, 
on  les  voit  quelquefois  se  montrer  généreux  envers 
leurs  ennemis  vaincus. 

Ainsi,  malgré  les  insultes  graves  qu'il  en  avait  re- 
çues, Temarangai  pardonne  àWarou,  lui  rend  sa 
femme  et  ses  enfans  tombés  en  son  pouvoir,  et  fait 


•  Cook ,  prem.  Voy. ,  III,  p.  52.  Savage ,  p.  17.  —  2  Cook ,  doux.  Voy. , 
V,  p.  282.  —  3  Marsdrn,  d'Urv. ,  III,  p.  444. 


400  VOYAGE 

même  présent  à  son  ennemi  d'un  fusil  pour  le  consoler 
de  la  mort  de  son  père  x . 

Koro-Koro ,  si  violent  de  son  naturel ,  si  passionné 
pour  les  combats,  afin  de  célébrer  le  retour  de  son  frère 
Touai  dans  sa  patrie ,  suspend  sa  vengeance  contre 
deux  chefs  du  Shouraki  qui  avaient  tué  un  de  ses  pa- 
rens  2. 

Le  féroce  Taara ,  altéré  de  sang  et  de  carnage,  et 
consommant  la  ruine  du  Boyd  et  de  son  équipage , 
se  souvient  néanmoins  des  bons  procédés  d'un  jeune 
mousse  à  son  égard;  il  l'accueille  et  lui  conserve  la 
vie  3. 

Un  chef  du  Shouraki  avait  fait  prisonniers  deux  fils 
de  Pomare  et  deux  autres  personnages  importans  de 
leur  tribu ,  dont  il  avait  eu  beaucoup  à  se  plaindre. 
Peu  de  temps  après ,  il  leur  rendit  la  liberté  ,  et  leur 
fournit  même  une  pirogue  pour  retourner  chez  eux  4. 
La  paix  cependant  ne  fut  point  une  condition  de  cette 
faveur,  ce  chef  savait  en  outre  que  par  cette  action  il 
allait  renforcer  le  nombre  de  ses  ennemis. 

Touai  me  montra  un  jour  un  prisonnier  qu'il  avait 
ramené  d'une  de  ses  expéditions  vers  les  contrées  mé- 
ridionales ,  c'était  un  personnage  de  distinction  dans 
sa  tribu.  Au  lieu  de  le  tuer ,  comme  il  en  avait  le 
droit ,  Touai  lui  avait  donné  une  femme  et  une  mai- 
son ,  et  cet  homme  était  en  quelque  sorte  devenu  l'a- 
gent de  Touai  dans  ses  affaires  de  commerce  avec  les 
Européens. 

i  Marsdcn ,  d'Urv.,  III,  p.  428.  —  2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  278.  — 
3  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5gi.  —  4  Dillun,  d'Urv.,  III,  p.  70.0,  709. 


DE  L'ASTROLABE.  iOl 

La  confiance  des  Zélandais  dans  la  parole  de  leurs 
ennemis  a  quelque  chose  de  noble,  et  prouve  qu'ils 
ont  une  idée  positive  du  droit  des  gens  *.  Kahoura, 
chef  des  guerriers  qui  avaient  tué  les  marins  de  Fur- 
neaux ,  n'hésite  pas  à  se  mettre  à  la  discrétion  de 
Cook  ,  et  se  repose  sur  le  pardon  que  ce  navigateur 
lui  accorde  ».  On  voit  Temarangai  marcher  seul, 
sans  crainte  et  sans  défiance  à  la  suite  de  M.  Marsden, 
au  milieu  de  peuplades  où  il  venait  de  porter  le  fer  et 
le  feu  ,  et  qui  avaient  toutes  sortes  de  motifs  pour  se 
venger  de  lui  5.  Les  chefs  de  Wangaroa ,  coupables 
du  meurtre  des  Anglais  du  Boi/d,  osent  se  rendre  à 
l'invitation  de  M.  Marsden  et  l'accompagner  sur  son 
navire  4. 

Ces  insulaires  aiment  souvent  à  rire;  leur  esprit  est 
porté  à  la  plaisanterie  ,  et  l'un  de  leurs  plus  grands 
amusemens  est  de  copier  dans  leurs  gestes  la  tournure 
et  les  manières  des  Européens  ,  ce  qu'ils  font  d'une 
façon  très-comique  et  avec  un  véritable  talent  5. 

Toutefois  leur  extérieur  est  habituellement  sérieux, 
grave  et  réfléchi  ;  on  ne  retrouve  pas  chez  eux  cette 
mobilité ,  cette  légèreté  qui  semblent  caractériser  la 
plupart  des  sauvages  des  îles  de  l'Océanie,  particuliè- 
rement ceux  de  Taïti.  Les  Zélandais  sont  actifs ,  in- 
dustrieux 6,  susceptibles  de  constance  et  d'applica- 
tion 7.  On  les  voit  quelquefois  poursuivre  leurs  pro- 

i  Cook,  deux.  Voy. ,  III,  p.  35o.  —  *  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  169  et 
suiv.  —  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  420  et  suiv.  —  4  Marsden,  d'Urv. , 
III,  p.  i54.  —  5  Savage,  d'Urv. ,  III,  p.  784.  Cri/isc,  p.  i3.  —  6  Nicho- 
las,  II,  p.  5o.  —  7  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  l3i. 

TOME    II.  28 


i02  VOYAGE 

jets  durant  des  années  entières ,  travailler  pendant 
tout  ce  temps  à  se  procurer  les  moyens  de  réussir  ; 
enfin  les  mettre  à  exécution  au  moment  où  ils  semble- 
raient les  avoir  oubliés  depuis  long-temps. 

Ainsi  Doua-Tara  consent  à  se  livrer  trois  ou  quatre 
fois  de  suite  à  la  discrétion  des  baleiniers  anglais , 
malgré  la  triste  expérience  qu'il  avait  acquise  de  leur 
mauvaise  foi  ;  il  s'abaisse  aux  fonctions  pénibles  de 
simple  matelot,  afin  de  réussir  dans  ses  projets  de  ci- 
vilisation pour  son  peuple  ,  et  surtout  pour  se  procu- 
rer les  moyens  d'introduire  la  culture  du  blé  dans  son 
pays  i. 

Animé  par  des  sentimens  bien  différens,  Shongui 
poursuit  durant  douze  ou  quinze  ans  ses  projets  de 
vengeance  et  de  destruction  contre  Moudi-Panga  et 
le  peuple  de  Kaï-Para.  Il  caresse  les  baleiniers  qu'il 
n'aime  point ,  il  accueille  les  missionnaires  dont  il  mé- 
prise la  religion  2,  et  dont  il  paralyse  constamment  les 
desseins  ;  enfin  il  quitte  son  peuple  et  se  dépouille  de 
sa  puissance  pour  aller  jusqu'en  Angleterre,  tout  cela 
dans  le  seul  but  de  se  procurer  de  la  poudre  et  des 
fusils  3.  Muni  de  ces  précieux  objets  qu'il  a  recueillis 
au  prix  de  tant  de  maux,  de  fatigues  et  de  privations  , 
Shongui  revient  chez  lui  ;  il  marche  contre  son  en- 
nemi, et  consomme  sa  vengeance  4. 

M.  Kendall ,  qui  servait  de  guide  à  ce  chef  intré- 


i  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  252  et  suiv.  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5?8. 
—  2  D'Urville,  III,  p.  676.  —  3  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  638.  —  4  Mis- 
sionnarY  Register,  d'Urv.,  III,  p.  489. 


DE  L'ASTROLABE.  403 

pide  ,  m'a  raconté  qu'au  moment  de  sa  présentation  à 
Georges  IV,  Shongui  ne  parut  nullement  ému  du 
faste  et  de  la  pompe  qui  l'environnaient ,  et  qu'il  con- 
serva autant  de  calme  et  de  sang-froid  en  face  du 
monarque  européen  ,  que  s'il  se  fût  trouvé  avec  un  de 
ses  collègues  de  la  Nouvelle-Zélande. 

La  nature  semble  avoir  doué  ces  hommes  de  dis-  intelligence, 
positions  égales  à  celles  des  Européens  pour  tous  les 
arts  mécaniques  « .  Les  missionnaires  ont  vanté  leur 
aptitude  à  toutes  sortes  de  métiers  ,  comme  charpen- 
tier, scieur,  maçon,  forgeron  2,  armurier,  etc. ,  et  ils 
ont  observé  que  les  enfans ,  pour  apprendre  à  lire  et 
à  écrire  ,  déploient  une  facilité  au  moins  égale  à  celle 
des  enfans  anglais  5. 

Ils  s'entendent  très-bien  aux  affaires  de  commerce. 
M.  Nicholas  nous  représente  Pomare  comme  un  né- 
gociant habile,  intelligent  et  rusé  ;  il  admire  surtout 
sa  constance  et  son  activité  pour  accroître  ,  par  tous 
les  moyens  qu'il  peut  inventer,  ses  ressources  en 
poudre  et  en  armes  à  feu  4.  En  général  ceux  qui  ont  eu 
des  relations  fréquentes  avec  les  Européens  sont  de- 
venus extrêmement  défians  et  fort  difficiles  dans  leurs 
opérations  commerciales,  cela  provient  de  ce  qu'ils 
ont  été  souvent  trompés.  Cependant  en  ayant  soin  de 
stipuler  d'une  manière  très-ponctuelle  ses  conditions, 
avant  de  conclure  avec  eux  aucune  sorte  de  conven- 


i  Coolc,  trois.  Voy.,  I,  p.  2o3.  Kendall,  d'Urv. ,  III,  p.  124.  Davis, 
d'Urv.,  III,  p.  486.  —  ■>-  Cruise,  p.  i5i. —  3  Kendall,  d'Urv.,  III, 
p.  244.  —  4  Sicholas  .  I ,  p.  9  ',  1  ;  d'Urv.  ,  III,  p.  602. 

2  8* 


i04  VOYAGE 

tion ,  il  est  rare  qu'ils  se  montrent  infidèles  à  leurs 
engagemens  ». 
Affections.  Quoique  le  Nouveau-Zélandais  aime  à  voyager  et 
s'aventure  facilement  et  avec  confiance  vers  des  con- 
trées lointaines,  il  conserve  toujours  une  tendre  affec- 
tion pour  sa  patrie,  il  en  parle  souvent  avec  attendris- 
sement, et  quand  il  revoit  les  cotes  qui  l'ont  vu  naître, 
il  se  livre  à  des  transports  de  joie  en  reconnaissant 
les  diverses  parties  de  son  île  2. 

Il  n'est  pas  de  voyageur  qui  n'ait  rendu  justice  à 
l'affection  extraordinaire  que  ces  naturels  portent  à 
leurs  enfans  ,  à  leurs  parens  et  a  leurs  amis  3.  Sensi- 
bles aux  bienfaits  et  aux  marques  d'amitié  qu'ils  ont 
reçus ,  ils  en  gardent  religieusement  le  souvenir,  et 
l'on  peut  compter  sur  leur  reconnaissance.  A  la  mort 
d'une  personne  qui  leur  est  chère,  ils  s'abandonnent 
aux  regrets  les  plus  vifs  ,  à  la  désolation  la  plus  pro- 
fonde. C'est  ce  sentiment ,  poussé  à  l'excès  ,  qui  les 
porte  en  ces  circonstances  à  se  déchirer  cruellement 
le  visage  et  le  corps  avec  des  pierres  ou  des  coquilles 
tranchantes  4.  Dans  leur  opinion  ,  ce  n'est  qu'en  fai- 
sant jaillir  leur  propre  sang  et  le  mêlant  aux  larmes 
qu'ils  répandent ,  qu'ils  croient  témoigner  dignement 
toute  la  douleur  qu'ils  éprouvent.  Ils  ne  peuvent  s'i- 
maginer que  les  Européens ,  plus  modérés  dans  leurs 
témoignages  de  deuil ,  aient  des  sentimens  d'affection 
bien  sincères  et  bien  profonds  5. 

i  Nicholas,  II,  p.  i5g.  —  2  Cruise ,  p.  18.  —  3  Marsden ,  d'Urv. ,  III, 
p.  290.  D'Uiville,  II,  p.  i54;  III,  p.  674.  —  4  Jnderson,  dTJrv.,  III, 
p.  25.  Marsdun,  d'Urv.,  III,  p.  349.  —  5  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  385,  412. 


DE  L'ASTROLABE.  405 

Ils  s'abandonnent  aussi  aux  regrets  les  plus  vifs, 
quand  ils  se  séparent  de  leurs  parens  et  de  leurs  amis 
pour  une  longue  absence.  M.  Nicholas ,  qui  fut  sou- 
vent frappé  de  l'affection  des  parens  pour  leurs  en- 
fans  et  des  marques  de  douleur  amère  qu'ils  donnaient 
en  se  séparant  deux,  fait  remarquer  que  Pomare  seul 
lui  parut  insensible  aux  tendres  senlimens  de  la  na- 
ture ,  et  se  sépara  de  son  fils  sans  verser  une  larme  , 
sans  donner  aucun  signe  d'émotion  ».  Cette  froideur 
offre  un  singulier  contraste  avec  la  sensibilité  tou- 
chante que  montrèrent  d'autres  chefs  non  moins 
distingués,  tels  que  Shongui,  Inaki  2,  le  père  de 
Maounga  5,  etc.,  en  se  séparant  de  leurs  enfans  ;  sur- 
tout avec  la  douleur  et  le  désespoir  qu'éprouva  Hie- 
toro  en  apprenant  la  mort  de  son  neveu  à  Port- 
Jackson  4. 

Les  récits  de  MM.  Marsden,  Nicholas,  et  des 
missionnaires,  démentent  formellement  l'opinion  que 
Forster  avait  émise  touchant  la  conduite  des  Zélandais 
envers  leurs  femmes  5.  Loin  d'être  violons  et  brutaux 
envers  elles,  il  parait  qu'ils  sont  en  général  affectueux, 
et  qu'on  voit  très-rarement  les  hommes  se  porter  à 
des  excès  blâmables  envers  le  sexe  le  plus  faible ,  à 
moins  d'y  être  provoqués  par  quelque  puissant  motif. 
Ce  que  Forster  raconte  de  l'insolence  des  enfans  en- 
vers leurs  mères  paraît  être  également  dénué  de  fon- 

i  Nicholas ,  H,  p.  199.  —  2  ('mise,  p  2 3 3.  —  3  Savage,  p.  41.  — 
4  Cruisc,  p.  238.  —  5  Cook,  deux.  Voy. ,  II,  p.  120;  V,  p.  282.  Nicho- 
las, d'L'rv. ,  III,  p.  607.  Mcholas,  II,  p.  3o2.  Marsden,  d'Urv. ,  III, 
p.  47«- 


406  VOYAGE 

dément.  Il  se  pourrait  que  dans  l'exemple  unique  que 
mentionne  ce  voyageur  il  eût  été  dans  l'erreur,  et 
que  la  femme  dont  il  est  question  n'ait  point  été  la 
mère  de  l'enfant ,  mais  seulement  une  esclave  de  la 
maison.  Les  premiers  voyageurs  ont  été  souvent  in- 
duits en  erreur,  en  confondant  de  simples  esclaves 
avec  les  femmes  ou  les  filles  des  chefs. 

C'est  par  suite  d'une  méprise  semblable  que  plu- 
sieurs navigateurs  ont  répété  les  uns  après  les  autres 
que  ces  peuples  s'empressaient  de  prostituer  leurs 
femmes  et  leurs  filles  aux  marins  européens,  moyen- 
nant des  bagatelles  de  toute  espèce.  Le  fait  n'était  pas 
exact.  Nulle  part  les  femmes  mariées  ne  se  montrè- 
rent moins  accessibles  qu'à  la  Nouvelle-Zélande,  et  les 
compagnons  de  Marion  avaient  déjà  fait  cette  observa- 
tion. Ces  naturels  n'offrent  jamais  aux  Européens  que 
des  filles  et  presque  toujours  de  la  classe  du  bas 
peuple  et  des  esclaves.  Ordinairement  les  chefs  d'un 
certain  rang  ont  toujours  éprouvé  une  vraie  répugnan- 
ce à  livrer  leurs  propres  filles  aux  désirs  des  étran- 
gers, sans  pourtant  y  attacher  aucune  idée  criminelle 
ou  illicite  *.  Les  chefs  de  Mogoïa  se  seraient  crus  po- 
sitivement déshonorés ,  en  prostituant  leurs  filles  aux 
Européens  2. 

Un  sentiment  qui  fait  beaucoup  d'honneur  à  ces 
sauvages ,  est  leur  profond  respect  pour  la  vieillesse. 
Aux  repas,  aux  conseils,  dans  toutes  les  occasions  so- 
lennelles, les  places  d'honneur  sont  réservées  aux 

i   Cruise,  p.  172.  —  2  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  654. 


DE  LASTROLA.BE.  407 

vieillards.  Les  jeunes  gens  les  écoutent  avec  respect; 
quoique  les  chefs  parvenus  à  un  certain  âge  résignent 
d'eux-mêmes  leur  pouvoir  et  le  commandement  de 
la  tribu  à  leurs  (ils  ou  à  leurs  neveux,  néanmoins  ils 
conservent  la  plus  grande  influence  au  conseil,  et  il 
est  rare  qu'on  décide  jamais  aucune  entreprise  sans 
les  consulter  l .  Ce  respect  pour  l'âge  s'étend  jusqu'aux 
hommes  du  peuple  et  même  aux  esclaves  ;  on  voit  des 
chefs  nourrir  des  individus  de  cette  classe  bien  qu'ils 
n'en  retirent  aucune  sorte  d'utilité  et  uniquement  pour 
leur  âge  avancé2. 

Leurs  dispositions  hospitalières  ont  été  attestées  HosP1,allle- 
par  tous  les  voyageurs  sans  exception  5,  mais  les  re- 
lations de  M.  Marsden  en  fournissent  sans  cesse  des 
preuves  irrécusables;  et  la  réception  qu'il  éprouvait 
partout  où  il  portait  ses  pas,  nous  rappelle  en  quelque 
sorte  les  mœurs  des  anciens  patriarches  4.  On  peut 
citer  également  le  voyage  de  cet  Américain  ,  Clarke, 
qui  se  rendit  par  terre  et  tout  seul  des  bords  duShou- 
raki  à  la  baie  des  lies.  Partout  il  fut  bien  accueilli, 
comblé  de  politesses ,  et  l'on  avait  même  soin  de  lui 
donner  des  guides  pour  lui  indiquer  le  chemin  qu'il 
devait  suivre  5. 

Les  naturels  qui  avaient  visité  la  colonie  anglaise 
se  plaisaient  à  dépeindre  l'égoïsme  et  l'avarice  des  Eu- 
ropéens ,  en  opposition  avec  la  générosité  des  Zélan- 


«  Savage,  p.  29.  —  2  Xicholas,  I,  p.  160.  Blosseinlle ,  d'Un'.  ,  III , 
p.  696.  —  3  ('mise,  d'Urv.,  III,  p.  671.  —  4  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  327, 
357.  —  ■>  Cruisr ,  p.  249. 


408  VOYAGE 

dais.  Tenana,  à  son  retour  de  Port-Jackson,  faisait 
observer  à  ses  compatriotes  qu'en  ce  pays  on  pouvait 
mourir  de  faim  à  la  vue  de  vivres  de  toute  espèce,  sans 
que  personne  vint  vous  rien  offrir  l .  Taï-Wanga  pre- 
nant à  discrétion  des  patates  cuites  dans  la  pirogue  de 
Shongui ,  me  les  offrit  ainsi  qu'aux  canotiers,  et  pour 
mieux  nous  déterminer  à  les  accepter,  il  ajoutait  qu'à 
la  Nouvelle-Zélande  ce  n'était  pas  comme  à  Port-Jack- 
son ,  et  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  donner  de  l'ar- 
gent pour  avoir  de  quoi  manger. 

Quand  ces  naturels  ont  prononcé  à  des  étrangers 
les  mots  :  Aïre  mal,  aire  maC2,  on  peut  compter  sur 
un  bon  accueil  de  leur  part ,  car  chez  eux  cette  invita- 
tion est  sacrée  et  inviolable.  Tant  que  ces  mots  ne  sont 
point  sortis  de  leur  bouche,  leurs  intentions  sont  sus- 
pectes 5.  Du  moins,  les  voyageurs  peuvent  agir  en  con- 
séquence, et  c'est  à  eux  de  se  retirer  s'ils  n'ont  pas 
obtenu  le  salut  favorable. 

Les  fréquens  rapports  des  Nouveaux-Zélandais  avec 
les  Européens ,  et  l'introduction  des  armes  à  feu ,  ont 
modifié  leur  caractère  d'une  manière  peu  avanta- 
geuse. Ils  sont  devenus  dissimulés ,  avares ,  dedans , 
exigeans  et  arrogans  4.  De  tous  les  peuples  de  la  Nou- 
velle-Zélande que  j'ai  eu  l'occasion  de  fréquenter,  au- 
jourd'hui les  plus  vicieux  et  les  moins  sociables  m'ont 
paru  être  ceux  de  la  baie  des  Iles,  et  parmi  ceux-ci 
les  plus  insupportables  appartiennent  aux  tribus  de 


'  Nicholas,  I,  p.  35o.  —  =  Nicholas,  I,  p.  127.  —  3  Cruise,  d'Urv., 
III,  p.  656.  —  4  D'Urville,  III,  p.  673. 


DE  L'ASTROLABE.  409 

Rangui-Hou  et  de  Kidi-Kidi,  tout-k-fait  corrompues 
par  le  commerce  continuel  des  Européens,  et  par  les 
munitions  de  guerre  dont  ils  sont  devenus  posses- 
seurs >.  On  sent  que  je  ne  veux  point  parler  du  com- 
merce des  missionnaires,  mais  bien  de  celui  des  balei- 
niers anglais  et  américains,  gens  en  général  grossiers, 
brutaux,  sans  mœurs  et  souvent  sans  bonne  foi. 

III. 

CONSTITUTION    POLITIQUE. 

Rien  ne  rappelle  mieux  les  anciens  clans  d'Ecosse  Rangs. 
ou  les  septes  de  l'Irlande,  que  les  peuplades  de  la  Nou- 
velle-Zélande'^. Chaque  tribu  n'est  en  quelque  sorte 
qu'une  grande  famille  qui  reconnaît  un  chef5,  auquel 
tous  les  autres  membres  prêtent  plutôt  déférence  et 
respect  qu'une  véritable  obéissance.  Les  rangatiras 
ou  nobles  ont  d'autant  plus  d'influence  ou  de  crédit 
qu'ils  tiennent  de  plus  près  au  chef,  et  qu'ils  ont  plus 
de  domaines  et  d'esclaves.  Il  y  a  des  rangatiras  de  tous 
les  ordres  ,  depuis  celui  qui  possède  de  grandes  pro- 
priétés et  beaucoup  d'esclaves,  jusqu'à  celui  qui  ne 
possède  que  son  titre  de  simple  guerrier.  J'ai  cru  re- 
marquer que  quiconque  était  par  sa  naissance  indé- 
pendant ,  pouvait  prendre  le  titre  de  rangatira ,  sans 
cependant  rien  affirmer  de  positif  à  cet  égard.  Le  peu- 
ple se  compose  des  esclaves 4,  des  enfans  d'esclaves, 

i  Cruise,  p.  58.  D'L'iville,  II,  p.  233,  238.  —  a  Savage,  p.  26.  — 
3  Cook ,  deux.  Voy. ,  III,  p.  371.  —  4  Hctuc  Britannique,  d'Urv. ,  III, 
p.  722. 


Chefs. 


410  VOYAGE 

et  probablement  de  ceux  qui,  par  des  malheurs  arrivés 
à  leur  famille ,  ou  par  suite  de  condamnalions  encou- 
rues, sont  obligés  de  se  mettre  au  service  d'un  autre 
afin  de  pouvoir  exister. 

Les  chefs  principaux,  rangatira-rahi  ou  ranga- 
tira-nouï,  m'ont  toujours  paru  indépendans,  chacun 
dans  leur  tribu ,  et  la  diriger  à  leur  gré  sans  recon- 
naître d'autorité  supérieure  à  la  leur.  Il  peut  arriver 
sans  doute  qu'un  chef  soit  influencé,  même  dominé 
dans  sa  conduite  et  dans  ses  actions  par  un  chef  plus 
puissant  ou  plus  énergique,  mais  c'est  une  simple  af- 
faire de  circonstance  et  non  pas  de  droit.  La  même 
chose  a  lieu  en  Europe  quand  le  chef  d'un  petit  Etat 
est  contraint  de  subordonner  sa  volonté  à  celle  d'un 
monarque  plus  puissant. 

M.  Nicholas  avait  cru  découvrir  que  tous  les  chefs 
de  la  partie  nord  d'Ika-Na-Mawi  reconnaissaient  trois 
chefs  supérieurs  qui  portaient  le  titre  d'ari'ki  l  :  mais 
ce  titre  ne  s'accorde  en  général  à  la  baie  des  Iles 
qu'aux  prêtres,  et  n'entraîne  aucune  idée  de  pouvoir. 
Sur  les  bords  du  Shouraki  et  dans  les  contrées  méri- 
dionales ,  il  paraît  qu'effectivement  certains  chefs  le 
prennent,  peut-être  parce  qu'à  leur  autorité  de  chef  ils 
joignent  le  caractère  de  prêtre.  Du  reste,  si  le  titre 
d'ariki  confère  quelque  distinction  aux  chefs  qui  en 
sont  revêtus,  je  suis  porté  à  croire  qu'elle  serait  plutôt 
honorifique  que  positive  2.  Ce  titre  répondrait  en  quel- 
que sorte  à  ceux  de  doyen,  primat,  ancien,  président, 

i  Nicholas,  d'Urv. ,  III,  p.  5g8  et  suiv.  —  2  Cruise ,  p.  110. 


DE  L'ASTROLABE.  411 

parmi  nous.  En  effet,  ce  sont  presque  toujours  des 
chefs  fort  avancés  en  âge  qu'on  en  a  vus  décorés. 

L'autorité  des  chefs  sur  leurs  subordonnés  immé- 
diats est  elle-même  fort  indéterminée  et  souvent  d'une 
nature  équivoque  ».  Elle  dépend  bien  plutôt  de  l'in- 
fluence que  le  chef  a  su  obtenir  sur  l'esprit  de  ses 
compatriotes  que  d'aucun  droit  légal  et  explicite2. 
Cette  influence  peut  s'obtenir  ou  par  des  exploits  si- 
gnalés dans  les  combats ,  ou  par  une  haute  réputation 
de  sagesse  et  d'expérience  comme  prêtre  et  prophète, 
ou  bien  par  de  grandes  possessions  en  terres  et  en 
esclaves.  On  sent  bien  que  la  dernière  de  ces  condi- 
tions a  presque  toujours  eu  pour  origine  les  conquêtes 
faites  à  main  armée. 

Dans  l'état  de  paix ,  les  chefs  ne  paraissent  avoir 
presque  aucun  moyen  direct  pour  se  faire  obéir  de  leurs 
sujets  5  5  dans  ce  cas,  leur  autorité  se  trouve  à  peu  près 
restreinte  aux  privilèges  du  tapou,  qu'ils  peuvent  im- 
poser à  leur  gré  :  c'est  une  sorte  de  veto  dont  les  ef- 
fets sont,  chez  ces  peuples,  beaucoup  plus  importans 
qu  on  ne  le  penserait  au  premier  abord,  ainsi  qu'on  le 
verra  plus  tard.  En  guerre,  l'autorité  du  premier  des 
chefs  de  la  tribu  prend  un  grand  degré  d'extension , 
elle  devient  presque  absolue ,  et  les  guerriers  lui  ac- 
cordent une  obéissance  passive  4. 

Le  droit  de  succession  à  l'autorité  passe  ordinaire- 


•  Marsdcn,  d'Urv.,  III,  p.  199. —  2  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  599. 
Quoy,  d'Urv.,  II,  p.  ?.8/|.  —  3  Cook,  deux.  Voy. ,  III,  p.  371.  Nicholas, 
II,  p.  141.  —  i  Marsdcn ,  d'Urv.,  III,  p.  199. 


412  VOYAGE 

ment  du  frère  aîné  aux  cadets,  et  revient  ensuite  aux 
enfans  des  aînés  l.  Chez  toutes  les  nations  du  nord, 
il  ne  paraît  pas  que  les  femmes  soient  susceptibles 
d'occuper  le  rang  suprême  ;  les  hommes  même  qui  ne 
peuvent  conduire  leurs  guerriers  au  combat,  par  suite 
de  blessures  ou  d'infirmités,  résignent  le  pouvoir,  et 
cèdent  leurs  droits  à  celui  de  leurs  parens  qui  peut 
remplir  ces  fonctions  2.  Dans  les  régions  méridiona- 
les ,  le  contraire  semble  avoir  lieu,  car  on  cite  des 
femmes  en  possession  de  l'autorité  supérieure  ;  la 
puissante  Hina-Mate-Oro  en  offrait  un  exemple5.  Sans 
doute,  en  ce  cas,  c'est  le  rangatira-para-parao  qui  con- 
duit les  guerriers  aux  combats. 

Malgré  la  vénération  profonde  que  ces  insulaires 
ont  pour  la  valeur  guerrière ,  et  bien  qu'elle  soit  pour 
eux  la  plus  éminente  des  vertus,  peut-être  même  la 
seule  qu'ils  estiment  en  ce  monde,  le  préjugé  de  la 
naissance  est  si  puissamment  établi  chez  eux  qu'il  est 
impossible  à  un  homme  de  la  dernière  classe  de  par- 
venir au  rang  de  noble  ou  rangatira.  Aussi  les  chefs 
faisaient  observer  aux  missionnaires  qu'il  était  fort 
inutile  d'instruire  les  enfans  du  peuple,  attendu  qu'ils 
devaient  rester  dans  la  même  classe  que  leurs  parens, 
mais  qu'il  était  fort  bon  de  donner  de  l'éducation  aux 
enfans  des  chefs  4. 

Il  m'a  semblé  néanmoins  que  le  dernier  des  guer- 


1  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  665.  —  2  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  266.  D'Ur- 
villc,  III,  p.  6S1.  —  3  Kendcdl,  d'Urv.,  III,  p.  a3?.  Marsden ,  d'Urv. ,  UI, 
p.  3i5.  —  4  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  19g. 


DE  L'ASTROLABE.  413 

riers  pouvait,  par  ses  exploits,  devenir  rangatira-pa- 
ra-parao,  c'est-à-dire  généralissime  de  l'année  ou  lieu- 
tenant du  chef  principal  dans  le  commandement  des 
guerriers,  titre  qui  confère  un  grand  pouvoir  en  temps 
de  guerre ,  mais  qui  laisse  cependant  celui  qui  en  est 
revêtu  au-dessous  des  rangatiras  de  naissance.  Tel 
était  Koupanga  près  du  chef  Kaï-Waka ,  à  Pa-Ika- 
ÎNake  '  ;  Inaki  à  Mogoïa,  près  de  Toupaïa  2;  Shongui  à 
Kidi-Kidi ,  près  de  son  frère  Kangaroa  tant  qu'il  fut 
en  vie ,  et  Toupe  près  de  son  frère  Tara  à  Korora- 
Reka  3. 

Les  rangatiras  sont  très-fiers  de  leurs  prérogatives  ;  Étiquette. 
ils  ne  manquent  jamais  d'instruire  les  Européens  de 
leur  propre  dignité  en  les  abordant  4,  et  demandent 
ensuite  aux  étrangers  quel  est  leur  rang.  Il  était  curieux 
de  voir  avec  quelle  promptitude,  avec  quel  discerne- 
ment ils  savaient  établir  parmi  les  personnes  de  notre 
équipage  des  assimilations  aux  divers  ordres  de  la  so- 
ciété chez  eux.  Le  capitaine  était  le  ra?igatùa->ahi, 
le  second  le  rangatira-para-parao,  les  divers  officiers 
ranga(iray  les  autres  personnes  de  l'état-major  sans 
autorité,  les  élèves  et  les  maîtres,  rangatira-iti,  et  les 
autres  hommes  de  l'équipage  tangata ,  tangata-iti ', 
tangata-wari  çX  kouki,  suivant  qu'ils  étaient  ofticiers- 
mariniers  ,  matelots  ou  domestiques.  Ils  s'elïorçaient 
d'abord  de  conserver  leur  rang  en  affectant  une  supé- 
riorité grotesque  à  l'égard  des  Européens  des  derniè- 

•  Maisden,  d'Urv.  ,  III,  p.  186.  Mcholas ,  II,  p.  5.  —  2  D'Urvillc, 
H,  p.  i;3.  —  i  Mcholas  ,  d'Urv.,  III,  p.  600,  611.  —  4  Nicholas ,  II  , 
l>.  9if>.  D'Urville,  III,  p.  68 1. 


414  VOYAGE 

res  classes  ;  mais  comme  ces  Européens,  tout  inférieurs 
qu'ils  étaient  aux  yeux  des  chefs  pour  le  rang ,  leur 
montraient  bientôt  des  objets  qui  étaient  pour  eux  de 
véritables  trésors ,  ces  orgueilleux  rangatiras  ne  tar- 
daient pas  à  dépouiller  leur  fierté  et  à  déroger  en  se 
familiarisant  avec  les  simples  matelots.  Toutefois,  dès 
qu'ils  se  retrouvaient  à  terre  et  parmi  leurs  sujets ,  ils 
reprenaient  toute  leur  importance ,  et  dans  ce  cas  il 
était  rare  qu'ils  eussent  voulu  compromettre  leur  di- 
gnité avec  des  Européens  trop  au-dessous  d'eux. 

Les  chefs  de  la  Nouvelle-Zélande  sont  si  chatouil- 
leux sur  l'article  de  la  préséance  et  du  rang  *,  qu'ils 
vivent  dans  une  rivalité  continuelle ,  dans  un  état  de 
jalousie  poussée  à  l'excès  les  uns  à  l'égard  des  autres. 
La  médisance,  la  calomnie,  les  mensonges  les  plus 
grossiers  ne  leur  coûtent  pas  à  l'égard  de  leurs  rivaux, 
et  ils  excitent  sans  cesse  le  courroux  des  Européens 
contre  eux.  C'est  un  fait  qui  a  été  observé  par  une  foule 
de  voyageurs  2. 

Ce  fut  cet  odieux  sentiment  qui  porta  Tara  et  Toupe 
à  accuser,  près  des  Anglais,  leur  rival  Tepahi  d'avoir 
dirigé  l'attentat  commis  sur  le  Boyd ,  accusation  qui 
lui  devint  si  funeste  ainsi  qu'à  son  peuple  3.  J'ai  ra- 
conté tous  les  efforts  que  tentèrent  les  chefs  de  Houa- 
Houa ,  et  Shaki  à  leur  tête ,  pour  me  porter  à  massa- 
crer des  chefs  étrangers  qui  étaient  venus  me  rendre 
visite  4. 

i  Nicholas,  d'Urv.,  III ,  p.  600.  D'Un-ille,  III,  p.  680.  —  2  Cook,  trois. 
Voy.,  I,  p.  i5g.  Nicholas,  I,  p.  296.  —  3  Nicholas,  H,  p.  76.  —  4  D'Uv- 
1  ille ,  II,  p.  100  et  suiv. 


DE  L'ASTROLABE.  415 

Scrupuleux  observateurs  du  cérémonial,  ces  natu- 
rels n'abordent  jamais  un  chef  qu'en  le  traitant  de 
rangatira;  mais  ils  apostrophent  un  homme  du  com- 
mun par  l'épithète  de  Tangata,  homme,  et  plus  sou- 
vent Koro ,  jeune  garçon.  Il  était  plaisant  de  voira 
bord  les  jeunes  filles  esclaves  courir  après  les  person- 
nes avec  lesquelles  elles  s'étaient  familiarisées  ,  en  ré- 
pétant à  chaque  instant  :  E  Koro.  (  E  est  le  signe  de 
l'appellatif.  ) 

La  guerre  est  aux  yeux  des  Nouveaux-Zélandais  Motifs 
l'état  le  plus  honorable  pour  l'homme,  et  toutes  leurs  de  guerre. 
pensées  sont  presque  toujours  dirigées  vers  les  moyens 
de  la  faire  avec  succès  ».  Le  motif  ordinaire  ou  du 
moins  le  prétexte  apparent  de  toutes  leurs  guerres  est 
toujours  de  réclamer  de  leur  ennemi  une  satisfaction, 
outou,  pour  une  offense  réelle  ou  supposée  de  la  part 
de  cet  ennemi  2.  S'il  consent  à  donner  cette  satisfac- 
tion ,  l'agresseur  se  retire  5  ;  sinon  les  fureurs  de  la 
guerre  continuent  jusqu'au  moment  où  l'un  des  partis 
est  complètement  défait  ou  exterminé.  Quand  les  deux 
partis  viennent  à  faire  la  paix,  il  est  bien  rare  que  l'un 
des  deux  n'offre  pas  un  dédommagement  à  l'autre  en 
guise  de  satisfaction,  et  ce  gage  ou  outou  parait  seul 
susceptible  de  consolider  la  paix  d'une  manière  stable. 
Après  la  guerre  que  Shongui  et  Temarangai  eurent 
ensemble  en  1820,  et  où  le  premier  perdit  vingt  piro- 


i  (mise,  d'Urv.,  III,  p.  640.  —  »  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  283,  295, 
3i6,  414.  —  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  336.  ./.  King ,  d'Urv.,  III, 
p.    !;|3.  Madame  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  4g3. 


416  VOYAGE 

gués  ;  son  ennemi ,  en  faisant  la  paix ,  lui  offrit  une 
pirogue  de  guerre  en  guise  ftoutou  pour  sceller  leur 
réconciliation  i.  Dans  leurs  disputes  avec  les  Euro- 
péens ,  et  même  après  qu'elles  sont  terminées,  on  les 
voit  presque  toujours  réclamer  outou  comme  une 
chose  qui  leur  est  due. 

Les  Zélandais  poursuivent  avec  une  constance  opi- 
niâtre leurs  projets  de  vengeance;  un  fils  ne  pardonne 
jamais  l'injure  faite  à  son  père.  La  nécessité  seule 
pourra  le  forcer  à  la  laisser  impunie  durant  un  temps, 
mais  il  en  tirera  satisfaction  dès  qu'il  en  verra  la  possi- 
bilité 2.  On  sent  bien  qu'avec  de  pareilles  dispositions 
ces  peuples  ne  peuvent  jamais  vivre  dans  un  état  pai- 
sible 5  -,  aussi  sont-ils  continuellement  sur  leurs  gar- 
des 4,  et  l'on  trouve  bien  rarement  un  guerrier  zélan- 
dais qui  ne  soit  pas  armé  de  toutes  pièces. 

Ces  gens  ne  peuvent  concevoir  que  les  Européens 
n'aient  pas  les  mêmes  opinions  5,  et  Taara  se  refusait 
à  croire  que  les  Anglais  eussent  renoncé  à  toute  idée 
de  vengeance  contre  lui  en  punition  de  l'attentat  qu'il 
avait  commis  sur  le  Boyd§. 

Les  guerres  fréquentes  où  ces  peuples  sont  engagés 
et  la  faiblesse  des  tribus  sont  cause  qu'elles  se  réunis- 
sent d'ordinaire  plusieurs  ensemble  pour  former  des 
ligues  offensives  et  défensives  contre  leurs  ennemis  7. 
Jadis  les  tribus  de  la  baie  des  Iles  et  celles  de  Shou- 

i    Omise,  p.  58.  —  2  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  476.  —  3  Missionnary 

Jlegister,  d'Urv.,  III,  p.  529. —  4  Cook,  trois.  Voy. ,  I,  p.   174,   17^. 

—  5  W.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  547.  —  G  Marsden,  d'Urv.,  III, 
p.  485.  —  7  Quor,  d'Urv.,  II,  p.  284. 


DE  L'ASTROLABE.  417 

ki-Anga  s'unissaient  habituellement  avec  celles  du 
Shouraki  pour  aller  ravager  les  peuplades  de  la  baie 
d'Abondance  et  du  cap  Est.  Dans  les  dernières  an- 
nées, les  deux  premiers  peuples  allaient  combattre 
chaque  année  contre  ceux  du  Shouraki  et  du  Waï- 
Kato,  ligués  ensemble  '.  Dernièrement  les  guerriers 
de  la  baie  des  Iles  en  sont  venus  aux  mains  avec  ceux 
du  Shouki-Anga  ;  enfin  on  a  vu  des  tribus  combattre 
isolément  l'une  contre  l'autre,  comme  quand  Shongui 
alla  attaquer  les  habitans  de  Wangaroa,  quand  Tema- 
rangai  entra  sur  les  terres  de  Kidi-K idi 9,  quand  Moudi- 
Waï  et  Matangui  eurent  querelle  ensemble  3,  etc. 

Dans  les  guerres  importantes  où  il  s'agit  du  sort  de 
plusieurs  tribus  réunies,  avant  d'entrer  en  campagne, 
tous  les  chefs  d'un  certain  rang  se  réunissent  en  un 
conseil  solennel,  etdélibèrent  gravement  sur  les  avan- 
tages et  les  inconvéniens  de  la  guerre  4.  Ils  parlent 
l'un  après  l'autre  avec  noblesse  et  dignité  ,  debout  et 
en  marchant,  et  leurs  discours  sont  toujours  écoutés 
dans  le  plus  profond  silence  5.  Ces  conseils  durent 
quelquefois  des  journées  entières  ;  ils  ont  lieu  en  plein 
air;  les  chefs  sont  accroupis  sur  leurs  genoux,  en  for- 
mant le  cercle,  et  se  tiennent  dans  un  grand  recueil- 
lement 6.  Les  prêtres  y  sont  appelés  et  y  exercent 
souvent  une  grande  influence. 

On  a  reproché  à  ces  insulaires  leur  perfidie  et  leurs 

i  D'Urt'illc,  II,  p.  i65.  —  '  ./.  Butler,  d'Urv.,  III,  p.  39',.  —  3  Mars- 
den ,  d'Urv. ,  III,  p.  3  3i  et  suiv.  —  4  Sarage,  p.  28.  —  5  Marsdcn  ,  dl  i\., 
III,  p.  322.  W.  Williams. .  d'Urv.,  III,  p.  55çf.  —  r,  Marîàen  ,  d'Urv.,  III, 
p.  ',09. 

TOME    II.  ->■[) 


H 8  VOYAGE 

ruses  pour  tâcher  de  surprendre  leurs  ennemis.  Il 
est  cependant  certain  qu'un  chef  se  met  rarement  en 
campagne  sans  avoir  envoyé  à  ses  ennemis  des  messa- 
gers pour  leur  signifier  ses  intentions,  pour  leur  ex- 
poser les  motifs  qui  lui  ont  fait  prendre  les  armes  ,  et 
leur  demander  s'ils  sont  disposés  à  lui  donner  satis- 
faction de  l'injure  ou  du  grief  qui  leur  est  imputé  ,  ou 
bien  s'ils  sont  déterminés  à  en  venir  à  un  appel  aux 
armes  «  ;  de  la  réponse  faite  aux  envoyés  dépend  or- 
dinairement le  parti  que  prendra  l'assaillant. 

Quand  la  guerre  a  été  déclarée  suivant  les  formes 
requises,  et  que  l'ennemi  s'est  refusé  aux  réclamations 
qui  lui  ont  été  adressées,  les  assaillans  se  dirigent  par 
mer  ou  par  terre  vers  les  contrées  qu'ils  veulent  at- 
taquer. On  a  vu  ,  dans  les  dernières  années,  les  peu- 
ples du  nord  d'Ika-Na-Mawi  lever  des  armées  de  deux 
ou  trois  mille  combattans ,  quantité  prodigieuse ,  eu 
égard  à  la  faible  population  de  chaque  tribu  ,  aux  dis- 
tances à  parcourir,  et  au  peu  de  ressources  dont  les 
troupes  pouvaient  disposer  dans  le  chemin  2. 

Lorsque  ces  troupes  sont  en  marche,  elles  campent 
sous  des  huttes  en  branchages  et  en  fougères ,  que 
chaque  tribu  construit  pour  son  usage  ;  ou  bien  les 
guerriers  se  couchent  en  plein  air  et  sur  la  terre  quand 
ils  sont  favorisés  par  le  beau  temps  3.  Le  poisson  sec 
et  la  racine  de  fougère  sont  à  peu  près  les  seules  pro- 
visions dont   ils  font  usage   en   ces   circonstances , 


i  Marsden  ,  d'Urv. ,  III,  p.  3o8.  —  3  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  667. 
3  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  9.78.  Rutherford ,  d'Urv.  ,  III,  p.  753. 


DE  L'ASTROLABE.  419 

comme  les  plus  faciles  à  se  procurer  et  à  transporter. 
Quands  ils  sont  vainqueurs  ,  ils  se  dédommagent  aux 
dépens  des  vaincus  de  la  diète  forcée  à  laquelle  ils  ont 
été  assujettis. 

Quelquefois  des  bandes  nombreuses  d'esclaves  sont 
employées  à  porter  à  de  grandes  distances  les  provi- 
sions nécessaires  l,  puis  on  les  renvoie  dans  la  tribu 
quand  on  n'a  plus  besoin  deux. 

Leurs  campagnes  de  guerre  se  passent  le  plus  sou-  Combats. 
vent  en  escarmouches,  en  embuscades,  où  ils  tachent 
d'attirer  l'ennemi  et  de  lui  faire  le  plus  de  tort  possi- 
ble 2.  Cependant  ils  en  viennent  quelquefois  à  des 
batailles  rangées  ,  dans  lesquelles  ils  déploient  un 
grand  acharnement  et  beaucoup  de  vaillance  3,  bien 
qu'ils  soient  le  plus  souvent  réduits  à  combattre  corps 
à  corps.  En  effet,  après  avoir  employé  leurs  lances, 
ils  en  viennent  immédiatement  au  patou  et  au  mère  4; 
c'est  à  la  tète  principalement,  qu'ils  cherchent  à  se 
porter  des  coups  5.  Quelques-unes  de  ces  affaires  ont 
été  si  meurtrières  ,  que  sur  douze  ou  quinze  cents 
combattans  de  chaque  coté  il  est  resté  plusieurs  cen- 
taines de  morts  sur  le  champ  de  bataille  G. 

Quand  le  combat  est  bien  acharné,  les  femmes  elles- 
mêmes  y  prennent  quelquefois  une  part  active,  bien 
que  cela  ne  soit  pas  habituel  7. 

i  Cruise,  d'Urv.,III,  p.  653.  D'Uiville,  III ,  p.  C79.  Hutherford,  d'Un., 
III,  p.  754.  —  2  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  666.  —  3  Savage,  p.  28.  — 
4  Nicholas,  I,  p.  198.  —  5  Cruise,  p.  i38.  —  »>  Marsden  ,  d'Urv.,  III, 
p.  3i3,  427.  Hutherford ,  d'Urv.,  III,  p.  757.  —  7  Marsden,  d'Urv.,  III, 
p.  335. 

"9" 


420  VOYAGE 

Au  moment  d'en  venir  aux  mains ,  comme  prélude 
indispensable  du  combat  ',  les  guerriers  exécutent 
leur  chant  de  guerre ,  et  ils  s'accompagnent  de  cris , 
de  gestes  et  de  grimaces  plus  horribles  les  unes  que 
les  autres  2.  Surtout,  il  leur  arrive  souvent  de  faire 
sortir  leur  langue  de  leur  bouche  d'une  manière  ex- 
traordinaire ,  et  de  relever  leurs  paupières  au  point  de 
montrer  tout  le  blanc  de  l'œil  qui  forme  alors  un  cer- 
cle tout  autour  de  l'iris  5.  Cette  attitude  de  la  figure 
humaine  est ,  suivant  eux ,  l'emblème  de  la  gloire , 
oudou  ;  aussi  c'est  celle  qu'ils  donnent  habituellement 
à  leurs  figures  sculptées  4. 

Le  plus  souvent  ils  n'accordent  point  de  merci  aux 
hommes  qui  tombent  entre  leurs  mains  au  milieu  du 
combat5,  surtout  si  ce  sont  des  chefs  de  quelque  dis- 
tinction. Alors  ces  malheureux  sont  presque  toujours 
assommés  et  dévorés  sur  le  champ  de  bataille.  Les 
femmes  et  les  enfans  sont  réduits  en  esclavage ,  et 
emmenés  par  les  vainqueurs  en  guise  de  butin  6. 
Quand  Shongui  s'empara  du  pâ  des  Nga-te-po  ,  à 
Wangaroa ,  il  n'épargna  aucun  des  habitans ,  et  les 
esclaves  seuls  eurent  la  vie  sauve  7. 

Ces  hommes  sont  tellement  convaincus  que  le  sort 
des  prisonniers  qui  tombent  entre  leurs  mains  dé- 


i  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  \5n  ,  9.89. —  2  Cooh,  deux.  Voy. ,  V, 
p.  286.  Savage,  p.  68.  ILut/ieiford,  d'Urv. ,  ni,  p.  732,  757.  —  3  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  290.  Anderson ,  d'Urv.,  III,  p.  24-  —  4  Cook,  deux. 
Voy.,  I,  p.  264.  —  B  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  175.  Nicholas ,  d'Urv.,  III, 
p.  633.  —  6  Reports,  d'Urv.,  III,  p.  456.  —  7  Missionnarr  Ilegisier, 
d'Urv.,  III,  p.  529. 


DE  L'ASTROLABE.  421 

pend  complètement  de  leur  caprice ,  qu'un  jour  des 
naturels  qui  venaient  d'arrêter  un  déserteur  du  Dro- 
medanj,  sur  la  demande  du  capitaine,  en  le  remet- 
tant aux  Anglais,  demandèrent  à  l'officier  comman- 
dant s'ils  ne  pouvaient  pas  actuellement  tuer  leur  pri- 
sonnier ».  Il  est  probable  qu'ils  l'eussent  ensuite  rôti 
et  mangé  sans  scrupule. 

Quand  la  tribu  offensée  croit  avoir  tiré  une  ven- 
geance suffisante  de  son  ennemi ,  ses  guerriers  se 
retirent ,  après  avoir  partagé  entre  eux  les  prisonniers 
et  le  butin  qu'ils  ont  faits  dans  le  cours  de  la  guerre  2. 
Souvent  les  tempêtes  dispersent  et  submergent  leurs 
frêles  pirogues,  et  le  triomphe  des  vainqueurs  est  plus 
d'une  fois  troublé  par  les  revers  que  les  élémens  leur 
suscitent. 

Naguère,  quand  les  Zélandais  ne  combattaient 
qu'avec  leurs  armes  nationales  ,  telles  que  la  lance,  le 
casse-tête,  \epatou ,  le  mère,  etc.,  les  chances  de  la 
guerre  étaient  à  peu  près  balancées,  et  les  diverses 
tribus  avaient  alternativement  le  dessus  ou  le  dessous  ; 
mais  depuis  l'introduction  des  armes  à  feu  ,  que  le 
hasard  a  fort  inégalement  réparties  parmi  eux,  les 
tribus  du  nord,  beaucoup  plus  favorisées  dans  ce  par- 
tage, ont  un  avantage  immense  sur  les  peuplades  du 
Shouraki,  et  surtout  sur  celles  de  la  baie  d'Abon- 
dance et  du  cap  Est.  Chaque  année ,  les  premiers 
l'ont  des  incursions  chez  les  malheureux  habitans  des 
contrées  du  sud ,  et  malgré  la  résistance  que  ceux-ci 

'    ('mise,  [t.  u't?..  —  »  Marsden  .  d'Urv. ,  III,  p.  21 5. 


422  VOYAGE 

s'efforcent  d'opposer  aux  ravages  de  leurs  ennemis, 
ils  finiront  par  être  complètement  exterminés  *,  à 
moins  qu'à  leur  tour  ils  ne  réussissent  à  s'approvision- 
ner de  ces  armes  qui  leur  sont  aujourd'hui  si  fatales. 
Pauapati.  Ces  peuples  ont  une  si  haute  idée  de  la  valeur  guer- 
rière,  qu'aux  yeux  de  Touai,  dans  toute  l'Europe, 
l'homme  le  plus  illustre  ,  le  plus  digne  de  ses  respects 
et  de  son  admiration,  était  Bonaparte,  dont  il  avait 
entendu  raconter  les  exploits.  A  son  passage  à  Sainte- 
Hélène  ,  Touai  avait  été  présenté  à  ce  grand  capitaine, 
et  il  se  rappelait  souvent  ce  jour,  comme  un  des  plus 
glorieux  de  sa  vie.  Quand  Shongui  vint  nous  rendre 
visite ,  escorté  de  ses  principaux  guerriers ,  j'en  re- 
marquai un  que  sa  haute  taille ,  ses  formes  athléti- 
ques et  son  attitude  belliqueuse  faisaient  distinguer 
parmi  tous  ses  compagnons.  Je  demandai  son  nom  à 
Touai,  il  me  répondit  que  ce  guerrier  se  nommait 
Hihi,  et  il  ajouta  avec  emphase  qu'il  était  le  Panapati 
de  la  Nouvelle-Zélande.  Je  ne  compris  pas  d'abord  ce 
qu'il  entendait  par  cette  épithète  ;  mais  il  proféra  le 
mot  Sainte-Hélène ,  et  je  vis  bientôt  qu'il  proclamait 
Hihi  le  Bonaparte  de  la  Nouvelle-Zélande  ,  et  par  là 
il  m'en  faisait  dans  son  idée  l'éloge  le  plus  brillant.  Ce 
Hihi  est  le  même  qui,  l'année  suivante  ,  se  noya  dans 
les  eaux  du  Waï-Tamata,  pendant  qu'il  combattait 
contre  les  habitans  du  Shouraki. 
Revue.  H  parait  qu'à  certaines  époques  de  l'année  les  chefs 
passent  la  revue  des  hommes  en  état  de  porter  les 

i  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  6t>6.  D'Urville,  II,  p.  i65. 


DE  L'ASTROLABE.  423 

armes  dans  la  tribu.  Les  guerriers  sont  rangés  par 
compagnies  de  cent  hommes ,  et  chaque  compagnie 
est  commandée  par  un  rangatira;  de  sorte  que  ce 
mot  rangatira  désigne  aussi  une  compagnie  de  cent 
guerriers.  Un  chef  a  cinq,  six,  dix  rangaliras  sous 
ses  ordres ,  suivant  qu'il  a  cinq ,  six  cents  ou  mille 
guerriers  à  conduire  aux  combats.  Cette  revue  a 
toujours  lieu  lorsque  la  tribu  va  se  mettre  en  campa- 
gne, et  elle  est  opérée  par  les  soins  du  rangatira  para- 
parao ,  sous  les  yeux  du  chef  principal  ! . 

Quand  un  Chef  vient  k  commettre  quelque  action      Dch,s 

,  I  et  punitions. 

contraire  aux  coutumes  du  pays  ou  au  droit  reconnu, 
ses  voisins  se  rassemblent  et  le  punissent,  soit  en  le 
dépouillant  en  tout  ou  en  partie  de  ses  propriétés , 
soit  même  en  le  maltraitant  et  le  battant 2.  Dans  ces 
occasions,  son  peuple  partage  ordinairement  son  sort, 
et  subit  aussi  les  conséquences  de  sa  faute. 

Souvent  aussi  les  chefs  décident  leurs  querelles  par 
un  appel  aux  armes,  par  une  sorte  de  jugement  de 
Dieu  ,  qui  a  lieu  devant  les  chefs  des  nations  voisines 
et  leurs  guerriers  rassemblés,  pour  servir  à  la  fois  de 
conciliateurs  ou  de  juges,  suivant  que  les  coutumes 
du  pays  le  permettent.  M.  Nicholas  nous  a  tracé  une 
description  fort  intéressante  d'un  de  ces  tournois, 
dans  la  circonstance  où  Hinou  accusa  Wiwia  d'avoir 
séduit  sa  femme,  et  le  traduisit  devant  rassemblée  so- 
lennelle des  guerriers  de  la  baie  des  Iles  5. 


'    Mcholas ,    d'Urv. ,   Ui ,  p.  <io6.  —  a   Savage ,   p.  3o.  —  3   Nichoiat 
J'Urv.,  III,  p.  607  et  suiv. 


kH  VOYAGE 

C'est  faire  une  grande  insulte  à  un  rangatira  que 
de  le  traiter  de  voleur,  taehae  i,  et  il  s'en  formalise 
d'une  manière  étrange.  Cependant  la  probité  de  ces 
nobles  personnages  ne  répond  pas  toujours  a  cette 
extrême  susceptibilité;  il  en  est  qui  résistent  difficile- 
ment à  l'occasion  quand  elle  se  présente  à  eux  2. 

La  peine  du  talion  paraît  être  la  plus  usitée  parmi 
ces  sauvages.  La  mort  doit  être  payée  par  la  mort ,  le 
sang  par  le  sang ,  et  le  vol  par  le  pillage  3.  Ils  sont  plus 
rigoureux  pour  l'adultère  ,  puisqu'il  entraîne  la  peine 
de  mort  pour  les  deux  coupables  4.  Suivant  M.  Ni- 
cholas  ils  distingueraient  cependant  le  cas  où  le  crime 
serait  commis  chez  l'homme  et  celui  où  il  serait  com- 
mis chez  la  femme.  Dans  le  premier  cas ,  la  femme 
serait  seule  mise  à  mort  ;  dans  l'autre  ce  serait 
l'homme  5.  D'ailleurs  il  est  des  circonstances  où  Té- 
poux  offensé  se  contente  de  renvoyer  la  femme  infi- 
dèle à  ses  parens. 

D'ordinaire  les  coupables  sont  cités  devant  un  con- 
seil de  chefs  6,  jugés  et  exécutés  séance  tenante.  Le 
bannissement  de  la  tribu  est  souvent  infligé  aux  indi- 
vidus convaincus  de  vol  ou  d'adultère.  Il  paraît 
qu'en  certaines  occasions,  après  avoir  subi  la  peine 
de  mort,  le  corps  7  ou  du  moins  la  tête  8  des  vo- 


i  Madame  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  492.  —  2  Savage ,  p.  3i.  Nicholas , 
II,  p.  146.  D'Urville,  III,  p.  5g4.  D'Urville,  II,  p.  176.  —  3  Marsden , 
d'Urv.,  III,  p.  336.  Dillou,  d'Urv.,  III,  p.  704,  710. —  4  Savage, 
p.  3o.  Marsden,  d'Urv.  ,  III,  p.  18g.  —  5  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5g3. 
—  6  Marsden,  cl'Urv.,  III,  p.  170,  434.  —  7  Nicholas,  I,  p.  227.  Mars- 
den,  d'Urv.,  III,  p.   189.  —  "  Cruise ,  p.  94. 


DE  L'ASTROLABE.  425 

leurs  est  suspendue  à  un  poteau  en  forme  de  croix. 
Les  formalités  du  jugement  ne  sont  guère  admises 
qu'à  l'égard  des  coupables  d'un  certain  rang;  car  pour 
les  esclaves  et  même  pour  les  hommes  du  peuple 
privés  de  protection ,  le  caprice  des  chefs  est  la  loi 
suprême  l. 

IV. 

OCCUPATIONS. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  l'existence  des  Nouveaux- 
Zélandais  en  temps  de  guerre  ;  dans  letat  de  paix,  leur 
vie  est  bien  moins  agitée ,  et  ils  jouissent  de  beau- 
coup de  loisir.  Leurs  occupations  sont  peu  réglées, 
ils  mangent  et  dorment  le  plus  souvent  quand  l'envie 
leur  en  prend  a. 

Le  principal  soin  du  chef  ou  de  son  premier  lieu- 
tenant est  de  veiller  à  la  défense  du  pâ.  Les  autres 
rangatiras  surveillent  la  culture  de  leurs  champs ,  et 
y  prennent  souvent  part  avec  leurs  femmes  et  leurs 
serviteurs.  Mais  comme  leurs  plantations  sont  tou- 
jours fort  peu  étendues ,  il  en  résulte  que  ce  travail 
demande  peu  de  temps. 

Quelquefois  ils  vont  à  la  chasse  ou  à  la  pêche;  sou- 
vent ils  se  plaisent  à  fabriquer  artistement  divers  ob- 
jetsenbois  ou  en  pierre,  comme  coffrets,  (lûtes,  casse- 
têtes,  etc. ,  ou  bien  des  hameçons  en  nacre  ou  en  os. 
Ils  excellent  dans  ce  genre  de  travaux ,  ils  exécu- 

«   Marsdcn ,  d'Urv. ,  III,  p.  47.Ç.  —   •  Mcholas,  II,  p.  3n. 


420  VOYAGE 

lent  des  bas-reliefs  très-réguliers  et  d'un  fini  admira- 
ble ,  tout  bizarres  ,  tout  monstrueux  que  soient  d'ail- 
leurs les  sujets  qu'ils  représentent.  Quand  on  fait 
attention  que  la  plupart  de  ces  ouvrages  exécutés 
avant  l'introduction  du  fer  dans  ces  îles,  l'ont  été  par 
conséquent  avec  de  misérables  instrumens  en  pierre 
ou  coquillages  ,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  l'in- 
dustrie de  ces  insulaires,  et  surtout  leur  patience 
surprenante. 

On  trouve  souvent  les  chefs  assis  sous  le  vestibule 
de  leurs  cabanes,  au  milieu  de  leur  peuple,  et  les  es- 
claves leur  apportent  de  temps  en  temps  des  patates 
ou  de  la  racine  de  fougère.  Les  femmes  assistent  à  ces 
réunions  et  y  participent  gaîment  et  sans  restriction  1 . 

Enfin  les  chefs  aiment  à  jouir  entre  eux  des  plaisirs 
de  la  conversation  ;  alors  ils  se  mettent  en  cercle,  ra- 
content les  exploits  de  leurs  pères ,  leurs  propres 
combats  ,  leurs  voyages  ,  discutent  paisiblement  sur 
des  sujets  relatifs  à  l'agriculture  ,  au  commerce  et  à  la 
religion.  Ces  hommes  parlent  avec  gravité  l'un  après 
l'autre  ,  et  il  leur  arrive  très-rarement  de  s'interrom- 
pre mutuellement. 

Les  enfans,  dès  l'âge  de  cinq  à  six  ans,  assis  sur  les 
genoux  de  leurs  pères  ,  assistent  à  leurs  réunions  et 
même  à  leurs  grands  conseils.  Ils  s'y  montrent  fort 
attentifs ,  et  s'habituent  de  bonne  heure  à  méditer  sur 
les  objets  qui ,  suivant  leur  manière  de  voir,  doivent 
influer  sur  leur  honneur  et  leurs  intérêts. 

>   Nicholas,  II,  p.  3 12. 


DE  L'ASTROLAUE.  427 

Les  femmes ,  de  leur  coté ,  mènent  une  vie  beau- 
coup plus  laborieuse  que  les  hommes  ;  car  ce  sont 
elles  qui  sont  particulièrement  chargées  d'exploiter 
les  cultures,  de  ramasser  les  coquillages  I,  d'apporter 
les  vivres  et  l'eau  dans  les  maisons.  Enfin  elles  sont 
en  outre  exclusivement  employées  à  extraire  le  chan- 
vre du  phormium  et  à  en  faire  des  nattes  de  différen- 
tes qualités  2. 

On  a  observé  que  ces  naturels  faisaient  habituelle-  Repas. 
ment  deux  repas  ;  l'un  au  lever  du  soleil  5,  et  l'autre 
peu  de  temps  avant  son  coucher.  Par  une  exception 
remarquable  à  la  coutume  invariable  de  plusieurs  au- 
tres peuples  de  la  Polynésie,  aucune  loi  n'interdit 
aux  femmes  de  manger  avec  les  hommes  4.  Sou- 
vent ,  il  est  vrai ,  elles  prennent  leurs  repas  à  part , 
mais  c'est  uniquement  parce  qu'elles  le  trouvent  plus 
commode.  Les  esclaves  ne  peuvent  manger  avec  les 
personnes  de  condition  libre  5. 

Les  hommes  du  peuple ,  ou  les  ràngatiras  des  der- 
niers rangs ,  mangent  sans  aucune  cérémonie  ce  qu'ils 
ont  pu  se  procurer  pour  leurs  repas.  Chez  les  chefs 
d'un  certain  rang,  les  vivres  sont  apportés  par  les  es- 
claves ,  et  chaque  famille  reçoit  sa  portion  parti- 
culière dans  une  corbeille  qui  ne  peut  servir  qu'une 
seule  fois  6.  Personne  ne  peut  toucher  à  la  portion 

i  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  324.  —  2  Cook,  prcm.  Voy. ,  III,  p.  295. 
Deux.  Voy.,  V,  p.  35o.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  53.  Marsden,  d'Urv.,  III, 
p.  373.  —  3  Crozet,  d'Urv.,  UI ,  p.  60.  Nicliolas ,  I,  p.  276.  —  4  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  295.  —  5  Cruisc,  d'Urv.,  III,  p.  642.  RutherforJ, 
d'Urv.,  III,  p.  737.  —  6  Iiuthcrforâ,  d'Urv. ,  III,  p.  738. 


428  VOYAGE 

de  son  voisin.  S'il  y  a  des  étrangers  conviés  au  repas, 
ceux-ci  emportent  les  mets  qu'ils  n'ont  pu  consom- 
mer l. 

Dans  les  festins  d'apparat ,  une  ration  de  patates 
ou  de  pommes  de  terre,  jointe  à  une  portion  de  cochon 
ou  de  poisson,  forme  ordinairement  la  part  de  chaque 
personne  2.  De  temps  en  temps  les  esclaves  font  cir- 
culer des  courges  pleines  d'eau  ;  chaque  convive  boit 
à  même ,  ayant  soin  de  ne  point  porter  les  lèvres  au 
vase ,  mais  faisant  couler  l'eau  dans  leur  bouche  5. 
C'est  ce  qu'on  appelle  boire  à  la  régalade  en  certaines 
provinces  de  la  France. 

Des  feuilles  de  fougère  leur  tiennent  lieu  de  vais- 
selle et  leurs  doigts  de  fourchettes.  Cependant,  admis 
à  la  table  des  Européens ,  ces  hommes  s'accoutument 
facilement  et  promptement  à  se  servir  des  assiettes , 
des  verres  ,  des  cuillères  ,  des  couteaux  et  des  four- 
chettes. 

Outre  les  deux  repas  d'habitude ,  ces  insulaires 
mangent  plusieurs  fois  par  jour.  En  général  ils  sont 
grands  mangeurs  4,  et  supportent  difficilement  la 
faim  5. 
Sommeil.  Les  Nouveaux-Zélandais  ont  ordinairement  dans 
un  coin  de  leur  cabane  une  petite  plate-forme  rectan- 
gulaire, ou  un  monceau  de  fougère  qui  leur  sert  de  lit. 

Souvent  aussi ,  et  cela  se  pratique  toutes  les  fois 

i  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  642.  Rutherford ,  d'Urv.,  III,  p.  743.  — 
2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  346.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  736.  — 
i  Rutherford,  d'Urv.,  III ,  p.  738.  —  4  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  61.  — 
5  Nicholas,  II,  p.  1. 


DE  L'ASTROLABE.  429 

qu'ils  couchent  plusieurs  ensemble  dans  une  case,  un 
morceau  de  bois  arrondi  est  placé  dans  le  milieu  de  la 
cabane  et  occupe  toute  sa  longueur.  Ce  morceau  de 
bois  sert  d'oreiller  aux  naturels  qui  s'étendent  des 
deux  côtés,  tout  nus  en  été  et  recouverts  de  leurs  nat- 
tes en  hiver  '.  Du  reste,  en  cette  dernière  saison  même, 
ces  cases  ferment  si  bien  que  le  moindre  feu  suffît 
pour  y  entretenir  une  chaleur  presque  semblable  à 
celle  d'un  four. 

Ces  sauvages  veillent  quelquefois  fort  avant  dans  la 
nuit  en  été;  quand  il  fait  froid  ils  se  couchent  de  meil- 
leure heure,  et  dans  toutes  les  saisons  ils  sont  debout 
au  point  du  jour. 

Ces  peuples  sembleraient  posséder  quelques  no-  Astronomie. 
fions  grossières  d'astronomie ,  au  moins  d'uranogra- 
phie.  Doua-Tara  racontait  à  M.  Nicholas  que  ses  com- 
patriotes passaient  souvent  plusieurs  heures  à  con- 
templer les  étoiles.  Ils  ont  assigné  à  chacune  d'elles 
des  noms  particuliers  2;  ces  noms  rappellent  certaines 
traditions  anciennes  et  en  grande  vénération  dans  le 
pays. 

Durant  l'été,  ils  consacrent  des  nuits  entières  à 
étudier  les  mouvemens  célestes,  et  à  veiller  le  moment 
où  telle  ou  telle  étoile  va  paraître  à  l'horizon.  S'il  leur 
arrive  de  ne  pas  voir  paraître  l'étoile  qu'ils  attendent 
à  l'instant  présumé  ,  ils  s'inquiètent  de  son  absence  , 
et  ils  ont  recours  aux  traditions  que  leurs  prêtres  leur 
ont  transmises  h  cet  égard  3. 

i  Manden  ,  d'I'rv. ,  TU,  p.  iy5.  —  *  Savage,  p.  ai.  —  3  Nicholas ,  I, 
p.  ;■>  r. 


430  VOYAGE 

La  ceinture  d'Orion  se  nomme  chez  eux  PFaka  ou 
la  pirogue.  Ils  croient  que  les  Pléiades  furent  autre- 
fois sept  de  leurs  compatriotes  qui ,  après  leur  mort , 
se  fixèrent  dans  cette  partie  du  ciel ,  et  chaque  étoile 
représente  un  de  leurs  yeux,  la  seule  partie  de  leur 
être  désormais  visible.  Les  deux  groupes  d'étoiles 
que  nous  nommons  nuages  magellaniques  sont  pour 
eux  Firabou  et  Aretc,  et  diverses  opinions  supersti- 
tieuses s'y  rattachent.  Enfin  une  autre  constellation 
porte  le  nom  de  X Ancre  • . 

Les  Nouveaux-Zélandais  savent  très-bien  reconnaî- 
tre leur  direction ,  durant  le  jour,  par  la  position  du 
soleil ,  et  la  nuit  par  celle  des  étoiles.  Guidés  par  le 
même  moyen,  ils  indiquent  avec  une  grande  exacti- 
tude le  gisement  de  leur  île ,  lorsqu'à  la  mer  on  les 
interroge  à  cet  égard  3. 
Voyages.  Ils  aiment  beaucoup  à  voyager,  et  ils  se  rendent 
souvent  à  des  distances  considérables  de  leurs  rési- 
dences et  pour  de  longs  intervalles  de  temps  3.  Le 
plus  souvent  leurs  voyages  ont  pour  but  quelque  com- 
merce ;  ils  vont  échanger  des  nattes  ,  des  pounamous 
contre  des  vivres ,  des  armes  ou  d'autres  objets  4. 
D'autres  fois  ces  voyages  ont  une  fin  politique  5  ;  ce  sont 
des  députés  envoyés  par  leurs  chefs  pour  solliciter  l'al- 
liance d'autres  tribus  et  les  inviter  à  leur  porter  se- 
cours dans  leurs  projets  de  guerre,  ou  bien  ils  vont  de- 


i  Nicholas,  I,  p.  52.  —  2  Cruise ,  d'Urv. ,  III,  p.  636.  —  3  Marsden , 
d'Urv.,  III,  p.  340.—  4  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  126.  —  5  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  47  3. 


DE  L'ASTROLABE.  431 

mander  satisfaction  pour  des  outrages  commis  par  des 
membres  de  ces  tribus  sur  des  individus  appartenant 
à  celle  de  renvoyé;  ou  bien,  espions  déguisés,  ils  vont 
pour  examiner  les  forces  ,  les  mouvemens  et  les  dis- 
positions de  l'ennemi.  Enfin  plusieurs  de  ces  sauvages 
se  décident  à  visiter  des  contrées  éloignées ,  unique- 
ment par  des  motifs  de  curiosité. 

Malgré  l'esprit  soupçonneux  de  ces  peuples  et  l'é- 
tal habituel  de  guerre  où  ils  vivent ,  les  voyageurs 
sont  ordinairement  bien  reçus,  et  même  fêtés  et  réga- 
lés par  les  tribus  dont  ils  traversent  le  territoire.  Les 
devoirs  de  l'hospitalité  sont  généreusement  accomplis 
envers  ces  étrangers;  on  leur  fournit  des  guides,  mais 
on  exige  qu'ils  ne  séjournent  pas  plus  de  temps  qu'il 
n'en  faut  pour  terminer  leurs  affaires  1 . 

V. 

MARIAGE. 

A  la  Nouvelle-Zélande ,  les  jeunes  gens  se  marient  Décence, 
de  bonne  heure,  ordinairement  entre  vingt  et  vingt- 
quatre  ans.  Quels  que  soient  les  excès  auxquels  la 
cupidité  et  le  désir  de  se  procurer  des  objets  de  fabri- 
que européenne  puissent  porter  les  femmes  zélan- 
daises  à  l'égard  des  étrangers ,  dans  leurs  rapports 
habituels ,  les  deux  sexes  semblent  vivre  entre  eux 
avec  beaucoup  de  retenue ,  chose  remarquable  chez 
un  peuple  aussi  près  de  l'état  de  nature. 

i   Cooh ,  trois.  Voy. ,  I ,  p.  176  et  177. 


4  32  VOYAGE 

Banks  a  fait  l'éloge  le  plus  sincère  de  la  décence 
et  de  la  modestie  des  femmes  1 .  Les  voyageurs  n'ont 
jamais  observé ,  dans  ces  contrées  ,  ces  assemblées  de 
débauche  et  de  corruption,  ces  traits  de  cynisme  et  de 
lubricité  publique ,  si  fréquens  chez  les  habitans  de 
Taïti  et  de  Hawaii.  Un  préjugé  établi  chez  ces  natu- 
rels leur  fait  regarder  comme  infâme  toute  espèce  de 
relation  intime  entre  un  chef  et  ses  esclaves  2,  et  ce 
préjugé ,  quelle  qu'ait  été  son  origine ,  a  dû  puissam- 
ment contribuer  au  maintien  de  la  morale  publique. 

Toutefois  il  est  certain  que  les  jeunes  filles  ,  tant 
qu'elles  ne  sont  point  mariées,  peuvent  accorder  leurs 
faveurs  à  qui  leur  plaît.  Aucune  idée  de  crime  n'est 
attachée  à  leurs  galanteries ,  pourvu  que  les  conve- 
nances de  rang  soient  observées  3.  Je  ne  sais  ce  qui  a 
lieu  pour  les  enfans  qui  proviendraient  de  liaisons 
illicites  ,  et  quels  seraient  leurs  droits.  Peut-être  les 
filles  s'arrangent-elles  de  manière  à  prévenir  ces  sortes 
de  cas;  peut-être  les  pères  consentent-ils  à  épouser 
celles  qui  ont  donné  le  jour  à  leurs  enfans.  Quand  je 
questionnais  Touai  à  ce  sujet ,  je  ne  pouvais  en  obte- 
nir de  réponse  précise  ;  il  avait  seulement  l'air  de  re- 
garder comme  une  monstruosité  impossible  qu'un 
père  pût  abandonner  ses  enfans ,  en  disant  qu'un 
homme  ne  pouvait  jamais  abandonner  sa  chair  el  son 
sang. 
Fidélité  Du  moment  où  la  femme  s'est  engagée  envers  un 
conjugale,    homme,  toute  espèce  de  relation  intime  avec  tout  au- 

i  Cook,  prem.  "Voy.,  III,  p.  267.  —  2  Lesson,  Voyage  médical,  p.  119. 
—  i  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5g5.  Cruise,  d'ITrw,  III,  p.  G5g. 


DE  L'ASTROLABE.  433 

tre homme  lui  est  sévèrement  interdite  ».  Il  n'est  peut- 
être  pas  de  pays  au  monde  où  les  femmes  soient  plus 
sincèrement  pénétrées  de  cette  obligation  et  où  elles  y 
restent  plus  scrupuleusement  assujetties ,  lors  même 
qu'en  violant  leurs  devoirs  elles  sauraient  échapper 
à  tous  les  regards  2.  Elles  poussent  si  loin  le  senti- 
ment de  la  fidélité  conjugale ,  que  les  malheureuses 
esclaves  qui  venaient  vivre  à  bord  de  nos  navires  ,  et 
qui  ne  faisaient  aucune  difficulté  de  se  livrer  à  tous 
les  hommes  du  bord ,  sans  distinction  de  rang  ni 
d'âge ,  du  moment,  qu'elles  avaient  contracté  un  en- 
gagement particulier  avec  quelques  personnes  de  l'é- 
quipage, leur  devenaient  tout  aussi  fidèles  que  si  elles 
eussent  été  leurs  véritables  épouses  3.  Ni  prières,  ni 
promesses,  ni  présens  ne  pouvaient  les  engager  à  vio- 
ler la  foi  promise  ,  et  le  mot  lapon  était  l'unique  ré- 
ponse qu'elles  opposaient  à  tous  les  efforts  que  l'on 
tentait  pour  les  rendre  infidèles.  Déjà  Forster  avait 
fait  la  même  observation  4. 

Quant  à  la  cérémonie  du  mariage  en  elle-même,  Fiançailles. 
les  opinions  sont  divisées  sur  ce  chapitre.  La  plupart 
des  voyageurs  ont  assuré  que  l'homme  peut  choisir 
parmi  toutes  les  jeunes  filles  qui  sont  libres,  et  le  con- 
sentement des  plus  proches  parens  de  celle-ci  lui  suf- 
fit ,  quelles  que  soient  d'ailleurs  les  dispositions  de  la 
future  5.  Le  jeune  homme  en  est  quitte  pour  faire  les 

i  yicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5g5.  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  65g.  —  2  D'Ur- 
ville,  III,  p.  686.  —  3  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  655.  —4  Cook ,  deux. 
Voy.,  II,  p.  m.  —  5  Cruise,  d'Urv.  ,  III,  p.  665.  D'Utville,  II,  p.  a3o. 
IXuthvrford,  d'Urv.,  III,  p.  748. 

TOME    il.  30 


AU  VOYAGE 

cadeaux  d'usage  aux  parens  ,  puis  il  emmène  chez  lui 
celle  qui  a  fixé  son  choix. 

Cette  manière  de  choisir  et  d'emmener  sa  future  est 
sans  doute  un  peu  cavalière  et  ne  ressemble  guère  à 
ce  que  m'avait  raconté  M.  Kendall  touchant  la  même 
cérémonie.  Souvent ,  disait  ce  missionnaire  ,  le  jeune 
homme  choisit  sa  future  tandis  qu'elle  est  encore  fort 
jeune,  et  va  la  demander  à  ses  parens.  Si  ceux-ci  con- 
sentent à  l'union  ,  il  applique  sa  main  sur  l'épaule  de 
sa  future,  en  signe  d'engagement,  ce  qui  correspond 
parfaitement  à  ce  que  nous  nommions  jadis  fiançail- 
les. Lorsque  la  jeune  personne  est  nubile  ,  accompa- 
gné de  ses  amis,  l'époux  va  la  chercher  au  logis  de  ses 
parens  et  l'emmène  chez  lui.  Deux  ou  trois  parentes 
de  la  future  sont  désignées  pour  l'accompagner  et 
veiller  sur  elle  jusqu'à  la  consommation  du  mariage. 
Alors  c'est  à  l'époux  à  obtenir  par  adresse  ou  par  per- 
suasion les  faveurs  de  sa  belle;  pour  éprouver  l'amour 
de  son  mari,  celle-ci  le  fait  soupirer  des  jours  et  des 
nuits  entières,  dit-on.  Dès  qu'il  est  heureux,  il  appelle 
les  gardes  de  la  jeune  fille  qui,  après  s'être  assurées  du 
fait ,  se  retirent  ;  leurs  fonctions  cessent,  et  elles  s'en 
retournent  chez  elles.  De  ce  moment  seulement  le  ma- 
riage est  définitivement  ratifié. 

La  version  de  Doua-Tara  aurait  quelque  rapport 
avec  la  précédente,  sans  supposer  cependant  une  déli- 
catesse aussi  raffinée.  11  disait  simplement  que  l'amant 
doit  se  procurer  d'abord  le  consentement  des  parens 
de  sa  future.  S'ils  le  donnent  et  que  la  jeune  fille  ne 
pleure  point  à  la  proposition  qui  lui  est  faite  ,  le  ma- 


DE  L'ASTROLABE.  i35 

liage  a  lieu  sur-le-champ  ;  mais  si  elle  pleure  la  pre- 
mière fois  qu'il  fait  sa  visite  et  qu'elle  persiste  dans 
ses  refus  à  la  seconde  et  à  la  troisième  visite,  le  calant 
est  obligé  de  renoncer  à  ses  desseins  « . 

Probablement  c'est  cette  façon  de  se  marier  que 
M.  Kendalla  désignée  dans  sa  grammaire  sous  le  nom 
de  Adou-Kanga ,  épousailles  par  serment,  de  adou 
faire  la  cour,  et  kanga  serment.  Touai  m'assura  que 
c'était  ainsi  qu'il  avait  été  obligé  d'en  agir  pour  obtenir 
la  main  de  sa  femme  Ehidi,  et  qu'il  avait  en  outre  fait 
présent  à  ses  parens  de  trois  fusils,  de  deux  esclaves, 
de  trois  canots  et.  d'une  portion  de  terre. 

Déjà  Banks  avait  fait  touchant  la  conduite  à  tenir 
envers  les  jeunes  filles,  et  les  égards  qu'il  fallait  leur 
témoigner  pour  obtenir  leurs  faveurs,  une  observation 
qui  donnerait  lieu  de  penser  que  les  assertions  de 
M.  Rendall  et  de  Doua-Tara  ne  seraient  pas  dénuées 
de  fondement  2. 

Peut-être  ces  égards  extraordinaires  et  cette  déli- 
catesse extrême  pour  des  sauvages  ,  mentionnés  par 
31.  Kendall,  ne  s'observent-ils  qu'envers  les  femmes 
d'une  haute  naissance  ;  tandis  que  pour  les  autres  la 
demande  et  les  présens  aux  parens  de  la  future  suf- 
fisent tout  simplement  pour  obtenir  sa  main.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  il  est  certain  que  dans  le  choix  de  leurs 
femmes ,  surtout  de  la  principale ,  les  chefs  font  beau- 
coup plus  d'attention  au  rang  et  à  l'influence  de  la 


i  Kendall,  d'Urv. ,  III,  p.  i23.  —  s  l'ook  ,  prem.  Voy.,   III,   p.  267, 
368. 

30* 


436  VOYAGE 

famille  à  laquelle  elle  appartient  qu'à  sa  jeunesse  ou 
à  sa  beauté.  Touai  me  répétait  souvent  que  sa  femme 
qu'il  chérissait  tendrement  appartenait  à  l'une  des 
plus  nobles  familles  de  la  Zélande.  Shongui  avait  aussi 
beaucoup  d'affection  et  de  considération  pour  sa  pre- 
mière femme  ,  qui  était  aveugle  et  dépourvue  d'at- 
traits personnels  ,  mais  qui  était  d'une  naissance 
illustre. 
polygamie.  Ordinairement  les  époux  vivent  ensemble  de  bonne 
amitié ,  et  les  querelles  sont  rares  entre  eux  l.  Si  le 
mari  veut  prendre  plusieurs  femmes ,  ce  qui  lui  est 
permis  2,  il  est  obligé ,  disait  Touai,  de  fournir  à  cha- 
cune d'elles  un  logement ,  et  rarement  il  arrive  que 
deux  femmes  habitent  ensemble.  Quelques  rangati- 
ras  opulens  ont  eu  jusqu'à  dix  femmes,  comme  Ta- 
reha  5;  Shongui  en  avait  sept ,  Koro-Koro  trois  ;  mais 
Touai  n'en  avait  jamais  pris  qu'une  seule,  et  quand  je 
lui  en  demandai  la  raison  ,  c'était ,  disait-il,  pour  ne 
pas  faire  de  peine  à  Ehidi. 

Parmi  ces  diverses  femmes  ,  il  en  est  toujours  une 
qui  occupe  le  premier  rang  ,  et  c'est  celle  qui  sort  de 
la  famille  la  plus  distinguée.  Elle  participe  seule  aux 
honneurs  et  aux  dignités  de  son  mari,  et  ses  enfans 
sont  destinés  à  succéder  au  père  dans  ses  possessions 
et  dans  son  pouvoir  4. 

Les  chefs  épousent  souvent  plusieurs  sœurs  à  la 

i  Ruiherford,  d'Urv. ,  III,  p.  75o.  —  2  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  178. 
Savage,  p.  44.  —  3  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  164.  —  4  Nicholas,  I, 
p.  177.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  407.  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  665.  Revue 
Britannique,  d'Urv.,  III,  p.  723. 


DE  L'ASTROLABE.  437 

fois.  Tepahi  ,  quoique  très-àgé  et  paralytique  ,  avait 
épousé  les  quatre  sœurs  ,  et  avait  en  outre  plusieurs 
autres  femmes  ' .  Rutherford  épousa  à  la  fois  les  deux 
filles  de  son  chef  Emaï,  Eshou  et  Epeka  2. 

Toute  espèce  de  relation  est  sévèrement  interdite 
entre  les  personnes  de  famille  noble  et  les  esclaves  5. 
Le  traitement  barbare  que  Tepahi  (it  subir  à  sa  propre 
fille,  en  la  renfermant  durant  des  années  entières  dans 
une  cage  étroite,  démontre  à  quels  excès  l'orgueil  no- 
biliaire offensé  peut  se  porter  même  sur  les  plages 
sauvages  de  la  Nouvelle-Zélande  4.  Rutherford  assure 
néanmoins  qu'un  chef  peut  épouser  une  esclave,  mais 
qu'il  est  exposé  à  être  dépouillé  de  ses  biens  pour 
avoir  violé  la  coutume.  L'enfant  d'une  esclave  est 
esclave  ,  quand  même  son  père  serait  un  chef  5. 

Nous  avons  déjà  annoncé  que  les  rangatiras  ne 
semblaient  voir  qu'avec  une  sorte  d'horreur  toute  es- 
pèce de  communication  intime  avec  leurs  esclaves  6. 
S'il  arrivait  cependant ,  me  disait  Touai ,  qu'un  chef 
vînt  à  avoir  un  enfant  d'une  de  ses  esclaves  ,  sous 
peine  d'être  déshonoré  aux  yeux  des  siens ,  il  serait 
obligé  de  l'épouser.  Pour  cela  il  lui  donnerait  la  li- 
berté ou  l'achèterait  7,  et  irait  ensuite  la  demander  à 
ses  parens  avec  les  formalités  requises.  Nous  ferons 
observer  d'abord  qu'une  telle  manière  d'agir  démon- 
trerait un  scrupule  d'honneur  bien  étonnant  pour  de 

'  Savage ,  p.  44.  —  2  Rutherford,  d'Urv. ,  III  ,  p.  749-  —  (  Xiiholas, 
d'Urv.,  III,  p.  601.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  75o.  —  4  Savage,  d'Urv., 
III,  p.  782.  —  5  Uuthetford ,  d'Urv.,  III,  p.  750.  —  i'<  J.esson ,  Voyage 
médiriil,  p.   iiy.  —  7  Diilon ,  II,  p.  281. 


438  VOYAGE 

pareils  hommes;  qu'ensuite,  fût-elle  sérieusement  obli- 
gatoire par  les  coutumes  du  pays,  elle  n'obligerait  les 
chefs  qui  se  trouveraient  dans  ce  cas  qu'autant  qu'ils 
le  voudraient  bien.  En  effet,  comme  ils  sont  maîtres 
absolus  de  la  vie  de  leurs  esclaves,  on  sent  bien  qu'un 
rangatira  serait  toujours  libre  de  faire  disparaître  la 
malheureuse  fille  dont  il  aurait  abusé  plutôt  que  de  se 
laisser  contraindre  à  l'épouser,  si  cela  ne  lui  conve- 
nait point.  Du  reste  il  arrive  souvent  que  des  chefs 
épousent  leurs  prisonnières  de  guerre  x,  et  c'est  peut- 
être  en  ces  occasions  qu'ils  les  mettent  en  liberté  et 
en  font  la  demande  à  leurs  parens. 

M.  Dillon  nous  apprend  que  certaines  prêtresses, 
et  il  cite  Wanga-Taï  pour  exemple ,  sont  d'une  dignité 
trop  éminente  pour  honorer  de  leur  main  un  homme 
de  leur  nation  2.  Alors  elles  jettent  le  mouchoir  aux 
Européens  qu'elles  veulent  bien  gratifier  de  leurs  fa- 
veurs. Cela  rappelle  naturellement  le  cas  d'exception 
tout  semblable  où  se  trouve  à  Tonga-Tabou  la  Ta- 
maha,  dont  aucun  homme  ne  peut  devenir  l'époux 
avéré.  Reste  à  savoir  si  la  conduite  adoptée  par  Wan- 
ga-Taï n'est  pas  un  pur  effet  de  son  caprice,  et  n'a  pas 
pour  but  de  donner  à  ses  compatriotes  une  plus  haute 
opinion  de  son  caractère  sacré  ;  peut-être  pareille  res- 
triction n'avait-elle  jamais  eu  lieu  avant  l'apparition 
des  Européens  dans  ces  contrées. 

L'adultère  entraîne  presque  toujours  la  peine  de 


i  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  32i.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  665.  —  =  Dillon, 

I,    p.    223. 


DE  L'ASTROLABE.  439 

mort  pour  la  femme  qui  s'en  rend  coupable  r .  Cepen- 
dant le  mari  se  contente  quelquefois  de  la  répudier  et 
de  la  renvoyer  chez  ses  parens  quand  il  craint  leur 
ressentiment  2.  « 

Bien  que  ce  ne  soit  pas  une  loi  inexorable ,  ime  né-  Suicide. 
cessité  impérieuse  qui  les  porte  à  cet  acte  ,  comme  au 
Bengale  et  dans  l'Inde,  cependant  on  voit  souvent  les 
femmes  des  chefs  de  la  INouvelle-Zélande  renoncer  à 
la  vie  lorsqu'elles  perdent  leurs  époux.  D'ordinaire 
elles  mettent  fin  à  leurs  jours,  et  se  pendent  à  un  ar- 
bre; cette  action  est  toujours  admirée  et  applaudie  par 
leurs  amis  et  leurs  propres  parens,  comme  la  plus 
grande  preuve  d'attachement  qu'elles  puissent  donner 
à  la  mémoire  de  leur  mari  5. 

Quand  Touai  se  décida  à  faire  un  voyage  en  Angle- 
terre, son  frère  Koro-Koro  désirait  qu'il  emmenât  sa 
femme  avec  lui;  M.  Kendall  voulait  l'en  dissuader, 
représentant  combien  la  position  de  cette  femme  de- 
viendrait fâcheuse  si  son  mari  venait  à  périr  dans  le 
voyage  ;  Koro-Koro  se  contenta  de  répliquer  qu'en 
pareil  cas  la  femme  de  Touai  ferait  tics-bien  de  se 
pendre,  suivant  la  coutume  des  Nouveaux-Zélandais  4. 

Quoique  cette  action  soit  bien  plus  rare  de  la  part 
des  hommes,  on  en  a  vu  qui  n'ont  pas  voulu  survivre 
à  la  perte  d'une  femme  tendrement  aimée,  ou  d'un 

«  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  iî3.  Ruthrrfoid,  d'Urv. ,  III,  p.  75o.  — 
s  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  36o.  ('mise,  d'Urv.,  III,  p.  665.  —  3  yicholas, 
d'Urv.,  III,  p.  626.  Croise,  d'Urv.,  III,  p.  665.  1-.  Hall,  d'Urv.,  III, 
p.  468,  469.  Revue  Britannique,  d'Urv.,  III,  p.  723.  —  4  kendall, 
d'Urv.,  III,  p.  2  33. 


440  VOYAGE 

parent  chéri.  Shongui  tenta,  dit-on,  deux  fois  de  se 
pendre  à  la  mort  de  son  frère  Kangaroa  J . 

Si  la  loi  du  pays  n'oblige  point  formellement  la 
fenmte  à  se  détruire  à  la  mort  de  son  mari ,  elle  lui 
interdit  du  moins  de  se  remarier  avant  qu'elle  ait  re- 
levé les  os  du  défunt  ;  car  ce  n'est  que  de  ce  moment 
qu'elle  a  acquitté  tous  ses  devoirs  envers  son  époux. 
Il  paraît  même  qu'après  ce  délai,  elle  ne  peut  contrac- 
ter de  nouveaux  liens  sans  imposer  une  sorte  de  ta- 
che sur  sa  réputation  ;  pour  la  conserver  intacte,  elle 
doit  rester  fidèle  à  la  mémoire  de  son  mari  2.  Pour 
empêcher  que  la  veuve  ne  profane  cette  mémoire  par 
un  mariage  illégal,  les  parens  du  défunt  poussent 
quelquefois  la  barbarie  jusqu'à  l'immoler  à  cette 
crainte  3. 

La  femme  qui  viole  les  coutumes  de  son  pays  en  se 
remariant  avant  le  délai  prescrit,  est  punie  de  sa  faute 
en  se  voyant  dépouillée  de  tout  ce  qu'elle  possède  par 
ses  voisins.  On  en  voit  un  exemple  frappant  dans  la 
personne  de  la  veuve  de  Tara,  malgré  son  haut  rang, 
et  dans  celle  de  King-George,  son  second  époux,  qui 
partagea  le  châtiment  qui  lui  fut  infligé  4. 

Les  femmes  sont  très-sensibles  aux  reproches  que 
leurs  maris  leur  adressent ,  et  il  leur  arrive  quelque- 
fois d'aller  se  pendre  immédiatement  après  en  avoir 
reçu  5.  Touai  m'a  assuré  qu'une  femme  à  qui  il  arri- 


i  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  234.  —  2  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  237.  — 
3  F.  Hall,  d'Urv.,  III,  p.  468.  —  4  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  286,  288. 
—  5  ColUns,  d'Urv.,  III,  p.  81. 


DE  L'ASTROLABE.  441 

verait  de  lâcher  par  mégarde  un  pet  devant  son  mari, 
irait  sur-le-champ  se  pendre ,  et  il  me  raconta  un  fait 
de  cette  nature  récemment  arrivé.  Les  missionnaires 
n'en  avaient  aucune  connaissance ,  non  plus  que  du 
cas  lui-même.  J'ai  d'autant  plus  de  peine  à  admettre 
cette  excessive  délicatesse,  que  les  jeunes  esclaves  qui 
vivaient  avec  nos  matelots  à  bord  ne  se  gênaient  en 
aucune  façon  sur  ce  point. 

Quand  une  femme  est  près  d'accoucher  ,  elle  de-  Couches. 
vient  tapou  ;  elle  est  en  conséquence  privée  de  toute 
communication  avec  les  autres  personnes,  et  reléguée 
sous  un  petit  abri  temporaire  qui  a  été  préparé  pour 
elle.  Là,  elle  est  servie,  suivant  son  rang,  par  une  ou 
plusieurs  femmes  qui  sont  tabouées  comme  elle.  Cet 
état  d'exclusion  de  la  société  dure  quelques  jours 
après  l'accouchement.  La  durée  précise  de  cette  es- 
pèce de  quarantaine  et  les  formalités  que  la  femme 
doit  subir  pour  reparaître  librement  dans  la  société 
sont  encore  inconnues. 

On  a  remarqué  que  les  femmes  de  ce  pays  cessent 
de  bonne  heure  d'avoir  des  enfans  I  ;  cela  tient  sans 
doute  aux  travaux  pénibles  auxquels  elles  sont  as- 
sujetties ,  surtout  aux  privations  qu'elles  ont  à  subir 
pendant  leur  grossesse  et  au  moment  de  leurs  couches. 

VI. 

EXFANS. 

Par  suite  des  préjugés  adoptés  par  ces  peuples  ,  la   Naissance. 

»   Nicholas,  II,  p.  3ot. 


442  VOYAGE 

mère  devant  être  reléguée  dans  les  derniers  jours  de 
sa  grossesse  loin  de  son  habitation,  sous  un  simple 
abri  de  branchages  et  de  feuilles  presque  entièrement 
exposé  à  la  pluie ,  au  vent  et  aux  ardeurs  du  soleil  ; 
c'est  là  naturellement  que  le  nouveau -né  vient  au 
monde;  c'est  là  qu'il  doit  rester  encore  plusieurs  jours 
après  sa  naissance  exposé  à  toutes  les  intempéries  de 
la  saison  l. 

Suivant  M.  Nicholas ,  les  femmes  accouchent  en 
plein  air,  devant  une  assemblée  de  personnes  des  deux 
sexes  et  sans  pousser  un  seul  cri.  Les  assistans  épient 
avec  attention  l'instant  où  l'enfant  arrive  au  monde , 
et  s'écrient  à  sa  vue  :  Tane  Tane.  La  mère  elle-même 
coupe  le  cordon  ombilical,  se  lève  ensuite  ,  et  reprend 
ses  travaux  ordinaires,  comme  si  de  rien  n'était 2. 

Si  d'une  part  des  épreuves  aussi  rigoureuses  doi- 
vent emporter  au  moment  de  leur  naissance  plusieurs 
de  ces  enfans  ,  il  faut  convenir  ,  d'un  autre  côté , 
qu'elles  doivent  affermir  la  constitution  de  ceux  qui 
peuvent  y  résister,  et  leur  donner  de  bonne  heure 
cette  force  de  corps ,  cette  vigueur  de  tempérament 
et  cette  aptitude  à  endurer  toutes  sortes  de  privations, 
qui  leur  deviendront  si  nécessaires  par  la  suite  dans 
l'existence  active  et  pénible  à  laquelle  ils  sont  destinés. 

Crozet ,  en  voyant  tous  ces  insulaires  grands  ,  ro- 
bustes et  bien  faits  ,  soupçonnait  presque  que  l'on  ne 
conservait  point  les  enfans  qui  venaient  au  monde 


i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  ig5.  —   2   Nicholas,  II,  p.  172.  Marsden , 
d'Urv.,  III,  p.  196. 


DE  V ASTROLABE.  443 

faibles  ou  difformes  ».  Celte  conjecture  ne  s'est  point 
vérifiée ,  et  les  missionnaires  n'ont  rien  découvert  qui 
annonçât  quelque  chose  de  semblable  dans  les  coutu- 
mes du  pays.  Sans  doute  il  est  certaines  occasions  où 
Ton  ne  se  fait  aucun  scrupule  de  détruire  les  enfans , 
surtout  quand  le  nombre  des  tilles  dépasse  le  désir  des 
parens  2.  Alors  c'est  la  mère  elle-même  qui  fait  périr 
son  enfant  aussitôt  qu'il  est  né,  en  appuyant  fortement 
son  doigt  sur  la  partie  supérieure  du  crâne  5,  à  l'en- 
droit nommé fontanelle.  Mais  cela  est  indépendant 
de  la  conformation  de  l'enfant.  Quoi  qu'il  en  soit ,  les 
personnes  difformes  et  contrefaites  sont  fort  rares  à 
la  Nouvelle-Zélande;  dans  le  grand  nombre  de  ceux 
que  nous  vîmes  pendant  tout  le  voyage  de  l Astro- 
labe, qui  peut  bien  se  monter  à  deux  ou  trois  mille, 
nous  n'observâmes  qu'un  bossu  que  M.  Sainson  a 
dessiné. 

Les  missionnaires  avaient  déjà  remarqué  que  ces  Baptême. 
insulaires  avaient  une  espèce  de  baptême  4,  et  la  for- 
mule en  avait  même  été  rapportée  dans  le  vocabulaire 
dressé  sur  les  matériaux  fournis  par  M.  Kendall. 
Touai,  que  j'interrogeai  à  ce  sujet,  me  dit  que,  cinq  ou 
six  jours  après  la  naissance  de  son  fils,  cette  cérémonie 
avait  été  accomplie  par  la  mère,  assistée  de  ses  amies. 
Toutes  ces  femmes  aspergent  l'enfant  au  front  avec 
une  branche  trempée  dans  de  l'eau ,  et  c'est  en  cemo- 


•  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  53.  —  »  Cntisè,  d'Urv. ,  III,  p.  664.  — 
3  Revue  Britannique ,  d'Urv.,  III ,  p.  723.  —  4  Nicholas,  d'Urv.,  III, 
p.  583.  D'Unille,  III,  p.  682  et  suiv. 


4  H  VOYAGE 

ment  qu'on  lui  impose  le  nom  qu'il  doit  porter  par  la 
suite  l .  Ce  nom  est  une  affaire  importante  et  sacrée 
pour  ces  peuples ,  il  fait  pour  ainsi  dire  partie  de  leur 
être  qu'il  représente  d'une  manière  intellectuelle.  Ils 
en  changent  cependant  en  quelques  circonstances 
extraordinaires,  et  alors  le  baptême  est,  dit-on,  re- 
nouvelé 2. 

Touai  ajouta  qu'au  moment  où  l'on  baptise  l'enfant, 
on  plante  aussi  un  arbre  qui  devient  l'emblème  de  son 
existence  ;  la  croissance  et  la  taille  de  l'arbre  ont  un 
certain  rapport  prophétique  avec  l'âge  du  nouveau- 
né  et  le  développement  graduel  de  ses  facultés.  Si 
l'arbre  prospère  et  devient  vigoureux ,  c'est  d'un  heu- 
reux augure  pour  l'enfant  ;  si,  au  contraire,  il  dépérit 
et  meurt,  les  parens  regardent  cet  événement  comme 
du  plus  fâcheux  présage  pour  l'objet  de  leur  ten- 
dresse. Il  en  résulte,  suivant  Touai,  entre  les  diverses 
circonstances  de  l'existence  humaine  et  celles  de  la 
vie  d'un  arbre ,  certaines  allusions  singulières  qui  se 
reproduisent  parfois  dans  leur  langage. 
Éducation.  Les  enfans  reçoivent  toutes  sortes  de  soins  de  la 
part  de  leurs  mères  qui  sont  pour  eux  des  nourrices 
tendres  et  fort  attentives  5.  Quand  les  femmes  de  ce 
pays  veulent  sevrer  leurs  enfans,  suivant  M.  Edward- 
son,  elles  se  frottent  l'extrémité  du  sein  avec  la  partie 
de  la  tige  du  phormium  voisine  de  la  racine ,  qui  est 
fort  amère  4. 

i  Cruise,  d'Uiv.,  III,  p.  664.  —  2  D'Urville,  III,  p.  683.  —  3  Savage, 
p.  44.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  664.  Revue  Britannique,  d'Uiv.,  III ,  p.  273. 
—  4  Blosseville ,  p.  29. 


DE  L'ASTROLABE.  445 

Les  pères  eux-mêmes  s'accoutument  à  porter  de 
bonne  heure  leurs  en  fans  sur  leur  dos  ,  à  jouer  avec 
eux,  et  à  mâcher  les  alimeus  qui  seraient  encore  trop 
durs  pour  leurs  petites  dents  '.  Le  plus  grand  plaisir 
qu'un  Européen  puisse  faire  à  un  Nouveau-Zélandais, 
homme  ou  femme,  c'est  de  s'occuper  de  son  enfant, 
de  le  caresser  et  de  lui  faire  quelques  présens  2-  c'est 
peut-être  le  meilleur  moyen  pour  gagner  sur-le-champ 
son  amitié. 

Les  enfans  croissent  paisiblement  sous  les  yeux  de 
leurs  parens ,  sans  être  assujettis  dans  le  bas  âge  à 
aucune  espèce  de  contrainte  5,  de  leçons  ou  d'exerci- 
ces particuliers.  Nonobstant  la  liberté  illimitée  dont 
ils  jouissent ,  il  est  juste  d'observer  qu'ils  sont  en  gé- 
néral joyeux ,  d'une  humeur  égale ,  et  d'un  caractère 
aimable.  Ilsne  sont  point  sujets  à  ces  caprices  bizarres, 
à  ces  dispositions  fantasques  qui  rendent  tant  d'enfans 
maussades  et  haïssables  dans  nos  sociétés  civilisées. 
Ils  s'accoutument  promptement  à  la  vue  des  étran- 
gers ,  et  recherchent  leur  société  sans  cependant  se 
rendre  importuns  ni  indiscrets  4. 

Quand  ils  sont  arrivés  à  l'âge  où  ils  peuvent  dé- 
ployer leurs  petites  forces ,  les  (illes  se  forment  peu  à 
peu  ,  sous  la  direction  de  leurs  mères ,  aux  travaux 
qui  seront  un  jour  l'apanage  de  leur  sexe;  les  gar- 
çons s'attachent  plus  particulièrement  à  la  société  de 
leurs  pères,  ils  les  suivent  aux  assemblées  publiques, 

»  Nicholas ,  d'Urv. ,  III,  p.  632.  —  a  Cook ,  deux.  Voy. ,  I,  p.  25<). 
Croeel,  d'ITrv  ,111,  p.  53.  —  3  Savage,  p.  45.  —  4  Kendall,  d'Urv.,  III, 
p.  124. 


446  VOYAGE 

à  la  chasse ,  et  même  quelquefois  à  la  guerre  » .  Sous 
leurs  yeux ,  ils  se  dressent  à  l'exercice  de  la  lance ,  du 
paton,  du  mère,  et  ils  apprennent  de  bonne  heure 
les  chants  et  les  danses  guerrières  du  pays  2. 

Le  jeu  favori  des  enfans  était  celui  du  pol.  Le  poï 
est  une  balle  en  étoffe  du  pays,  garnie  intérieure- 
ment avec  le  duvet  d'une  certaine  plante  semblable 
au  jonc ,  et  à  laquelle  pend  un  bout  de  corde. 
On  envoie  la  balle  en  l'air,  et  l'adresse  consiste  à  la 
retenir  par  le  bout  de  corde  tandis  qu'elle  retombe  5. 
Du  reste  les  jeunes  Zélandais  ont  bientôt  adopté  tous 
les  amusemens  des  jeunes  Européens  ;  aujourd'hui  ils 
savent  jouer  à  la  toupie,  au  volant,  au  cerf-volant,  etc.  ; 
ils  sont  surtout  passionnés  pour  ce  dernier  divertis- 
sement, auquel  ils  ont  donné  le  nom  de  pakaiikau. 
Adoption.  Les  adoptions  paraissent  fréquentes  chez  les  Nou- 
veaux-Zélandais  4,  car  j'ai  vu  souvent  des  jeunes  gens 
donner  le  titre  de  père  à  des  hommes  âgés  qui  n'a- 
vaient point  d'enfans ,  et  avoir  pour  eux  le  respect  et 
le  dévouement  de  véritables  fils.  Du  restej'ignore  s'il 
existe  pour  cela  quelque  formalité  préliminaire.  Il  est 
certain,  du  reste,  que  chez  eux  l'adoption  confère 
tous  les  droits  de  la  paternité  effective  ;  la  preuve  s'en 
trouve  dans  ce  chef  qui  pressait  M.  Marsden  de  lui 
envoyer  un  de  ses  fils  pour  l'adopter  en  place  du  sien 
qui  était  mort  à  Port-Jackson ,  et  laisser  à  cet  étran- 


i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  348.  —  a  Andevson ,  d'Urv. ,  III,  p.  25. 
Crulse,  d'Urv.,  III,  p.  664.  —  3  Nicholas,  I,  p.  3 18.  —  4  D'Urville,  II, 
p.  170. 


DE  L'ASTROLABE.  447 

ger  ses  titres  et  ses  domaines ,  au  préjudice  de  ses  hé- 
ritiers naturels  ' . 

Ceci  nous  conduit  à  faire  une  autre  observation. 
Bien  que  les  chefs  aient  en  général  beaucoup  d'affec- 
tion pour  tous  leurs  enfans ,  néanmoins  ils  ont  tou- 
jours une  prédilection  marquée  pour  ceux  qui  pro- 
viennent de  la  femme  principale ,  et  surtout  pour 
l'aîné.  En  effet,  c'est  lui  qui  est  destiné  à  succéder  à 
son  père;  sur  lui  seul  reposent,  en  quelque  sorte,  les 
espérances  de  la  tribu  tout  entière  2.  Les  autres  en- 
fans  sont  censés  rangaliras  de  droit,  et  prennent  rang 
entre  eux  ,  d'abord  suivant  la  dignité  de  leur  mère, 
ensuite  par  rang  d'âge. 

VII. 

MOKO    OU    TATOUAGE. 

On  appelle  moko,  ou  tatouage,  ces  dessins  bizarres 
que  les  Nouveaux-Zélandais  impriment  sur  leur  vi- 
sage et  sur  les  diverses  parties  de  leur  corps  3.  Cet 
usage  est  généralement  répandu  parmi  tous  les  insu- 
laires de  l'Océanie ,  mais  ceux  de  la  Nouvelle-Zélande 
se  distinguent  en  creusant  en  véritables  sillons  cet 
ornement  qui  partout  ailleurs  n'entame  que  la  super- 
ficie de  la  peau  4.  Ils  emploient  pour  l'exécuter  une 
manière  de  taille  au  ciseau ,  au  lieu  d'une  simple  suite 
de  piqûres,  comme  le  font  les  autres  peuples.  Ils  pa- 
raissent aussi  attacher  à  celte  décoration  des  idées  de 

»  Mandat,  d'Urv. ,  III,  p.  41 3.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  407.  — 
3  Croset,  d'I'rv.,  III,  p.  63.  —  4  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  269. 


448  VOYAGE 

distinction  et  de  privilège  bien  plus  positives  qu'à 
Taïti,  Tonga-Tabou,  Hawaii,  etc. 
Opération.  L'opérateur  commence  par  tracer  sur  la  peau  avec 
du  charbon  les  dessins  qu'il  a  l'intention  d'exécuter  '  ; 
puis  il  prend  un  instrument  composé  d'un  os  d'alba- 
tros ,  ajusté  à  angle  droit  à  un  petit  manche  en  bois 
de  trois  ou  quatre  pouces  de  long,  dans  la  forme 
d'une  lancette  de  vétérinaire.  L'os  est  tantôt  simple- 
ment tranchant  à  son  extrémité ,  tantôt  aplati  et  muni 
de  plusieurs  dents  aiguës  comme  un  peigne.  Il  appli- 
que cet  instrument  contre  la  peau,  et  frappe  avec  un 
petit  bâton  sur  le  dos  du  ciseau  pour  le  faire  pénétrer 
dans  l'épiderme  et  l'entailler  d'une  manière  suffisante, 
en  suivant  le  dessin  préparatoire.  On  conçoit  que  le 
sang  doit  couler  en  abondance,  mais  l'opérateur  a  soin 
de  l'essuyer  à  mesure  avec  le  revers  de  sa  main  ou 
avec  une  petite  spatule  en  bois.  A  mesure  que  la  peau 
est  entaillée,  la  couleur  ou  le  moko  est  introduite  dans 
la  coupure  au  moyen  d'un  petit  pinceau.  Elle  se  com- 
pose de  charbon  pilé  2,  de  manganèse ,  suivant  Ni- 
cholas,  ou  enfin  d'une  teinture  végétale  3.  Après  quoi 
Je  patient  reste  taboue  durant  trois  jours  4. 

Rien  n'est  plus  douloureux  à  subir  que  cette  opéra- 
tion, il  faut  quelquefois  plusieurs  mois  pour  terminer 
un  moko  5;  les  suites  en  sont  souvent  plus  pénibles 
que  l'opération  elle-même  6,  à  cause  des  plaies  qui  en 

i  Savage ,  p.  46.  NicJwlas ,  II,  p.  i53.  Cruise,  p.  i3g.  —  2  Revue  Sri' 
tannique,  d'Urv. ,  III,  p.  722.  —  3  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  63.  Marsden, 
d'Urv. ,  III,  p.  3 10.  —  4  Rutherford ,  d'Urv.,  III,  p.  740.  —  5  Savage, 
p.  46.  —  6  yicholas ,  I,  p.  36o.  Blosseville ,  d'Urv.,  III,  p.  6<)5. 


DE  L'ASTROLABE.  449 

résultent  et  que  certaines  circonstances  peuvent  en- 
venimer d'une  manière  effrayante.  Les  naturels  nous 
exprimaient  par  des  gestes  très-significatifs  les  dou- 
leurs intolérables  que  l'opérateur  leur  faisait  éprou- 
ver quand  il  venait  à  attaquer  le  bord  des  lèvres ,  le 
coin  de  l'œil,  et  surtout  la  cloison  des  narines. 

Les  jeunes  gens  ne  subissent  guère  les  premières 
opérations  du  moko  avant  l'âge  de  vingt  ans;  il  est 
rare  aussi  qu'ils  soient  admis  à  cet  honneur  avant  d'a- 
voir assisté  à  quelques  combats. 

Il  est  impossible  de  prétendre  à  aucune  considéra- 
tion ,  à  aucune  influence  dans  sa  tribu,  sans  avoir  été 
soumis  à  celte  opération.  Le  jeune  homme  qui  s'y  re- 
fuse ,  quand  même  il  appartient  à  une  famille  distin- 
guée ,  est  regardé  comme  un  être  pusillanime ,  effé- 
miné, et  indigne  de  participer  aux  honneurs  militai- 
res '  ;  aussi  est-il  fort  rare  que  ce  cas  se  présente.  Cet 
usage  semble  généralement  répandu  dans  toute  la 
Nouvelle-Zélande ,  et  les  habitans  du  détroit  de  Cook 
nous  ont  paru  aussi  vains  de  leur  tatouage  que  ceux 
des  parties  septentrionales  d'Ika-Na-Mawi. 

Cet  ornement  est  interdit  aux  koukis  ,  aux  hommes       Signe 
du  peuple ,  et  même  à  ceux  qui  n'osent  se  présenter  aux  de  d,stin<>,ion' 
combats,  à  moins  qu'ils  ne  soient  autorisés  à  le  porter 
par  une  haute  naissance.  Touai  m'assurait  que  les  hom- 
mes du  peuple  acquéraient  le  droit  du  moko  par  des 
exploits  à  la  guerre  2,  et  qu'après  une  campagne  ho- 

i  Marsden ,  d'Urv.  ,  III,  p.  291,  3o3.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  657.  D'Ur- 
fille ,  II,  p.  1(02.  Revue  Britannique ,  d'Urv.,  III,  p.  722.  —  a  Turnbull, 
d'Urv.,  III,  p.  93. 

tomi:  11.  3i 


450  VOYAGE 

norable,  les  chefs  se  faisaient  d'ordinaire  ajouter  quel- 
que nouveau  dessin  pour  en  consacrer  le  souvenir.  Il 
me  disait  aussi  qu'on  repassait  sur  les  mêmes  dessins 
plusieurs  fois  dans  la  vie  »,  quelquefois  jusqu'à  quatre 
ou  cinq  reprises  différentes.  Shongui,  disait-il,  avait 
reçu  tous  ses  mokos ,  car  sa  figure  avait  subi  cinq  ta- 
touages. Lui-même  n'était  arrivé  qu'à  son  second  ta- 
touage ,  et  il  comptait  obtenir  le  troisième  au  retour 
d'une  expédition  qu'il  méditait  alors.  Peut-être  ces 
gradations  dans  les  honneurs  du  moko  ne  sont-elles 
pas  aussi  précises  que  Touai  voulait  les  établir  à  mes 
yeux  ;  au  moins  est-il  certain  que  ses  privilèges  sont 
limités  aux  hommes  d'une  naissance  distinguée  ou  aux 
guerriers  célèbres  par  leurs  hauts  faits  2,  et  qu'un 
rangatira  se  croit  d'autant  plus  honoré  que  son  visage 
est  plus  décoré  des  dessins  du  moko  3. 

Cette  distinction  n'est  permise  aux  femmes,  sur  la 
figure,  qu'aux  sourcils,  aux  lèvres  et  au  menton,  et  ne 
peut  consister  qu'en  quelques  traits  de  peu  d'impor- 
lance4;  mais  elles  peuvent  se  faire  imprimer  des  des- 
sins plus  compliqués  sur  les  épaules  et  d'autres  par- 
ties de  leur  corps  5. 

Quand  j'allai  visiter  avec  Touai  le  village  de  Kahou- 
Wera ,  l'ariki  Touao  me  montra  sa  femme  qui  rece- 
vait la  suite  de  son  moko  sur  les  épaules.  Une  moitié 
de  son  dos  était  déjà  sillonnée  de  dessins  profonds , 

«  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  269.  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  657.  — 
a  Savage,  p.  46.  Sainson,  d'Urv.,  II,  p.  i5o.  New-Zealanders ,  d'Urv., 
III,  p.  776.  —  3  Rutherford ,  d'Urv.,  III,  p.  740.  —  4  Savage,  p.  4  7- 
Cook,  prem.  Vov. ,  III,  p.  269.  —  5  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  65g. 


DE  L'ASTROLABE.  iôt 

semblables  à  ceux  qui  ornent  le  visage  des  parens  de 
Koro-Koro,  et  une  esclave  travaillait  à  décorer  l'autre 
dans  le  même  goût.  Coucbée  sur  le  ventre ,  la  mal- 
heureuse femme  semblait  beaucoup  souffrir,  et  le 
sang  ruisselait  abondamment  de  ses  plaies;  cependant 
elle  ne  poussait  pas  même  un  soupir ,  et  elle  se  con- 
tenta de  me  regarder  d'un  air  riant,  sans  se  déranger, 
non  plus  que  la  femme  qui  était  chargée  de  cette  im- 
portante opération.  Touao  semblait  tout  glorieux  de 
l'honneur  nouveau  que  sa  femme  allait  acquérir  par 
ces  décorations ,  tandis  que  Touai  ne  faisait  qu'en 
rire  pour  montrer  sa  supériorité  sur  ses  compatriotes. 

Parmi  ces  peuplades  ,  le  moko  m'a  paru  précisé- 
ment l'équivalent  de  ces  armoiries  dont  tant  de  fa- 
milles européennes  étaient  si  vaines  dans  les  siècles 
de  barbarie ,  et  dont  quelques-unes  sont  encore  ridi- 
culement infatuées  aujourd'hui  malgré  les  progrès  des 
lumières.  Entre  ces  deux  inventions  il  y  a  pourtant 
une  différence  remarquable ,  c'est  que  les  armoiries 
des  Européens  n'attestaient  que  le  mérite  individuel 
de  celui  qui  le  premier  avait  su  les  obtenir,  sans  rien 
prouver  quant  au  mérite  de  ses  enfans  ;  tandis  que  la 
décoration  du  Nouvcau-Zélandais  atteste  d'une  ma- 
nière authentique  que,  pour  avoir  le  droit  de  la  por- 
ter, il  a  dû  faire  preuve  d'un  courage  et  d'une  patience 
personnelle  extraordinaire. 

Rien  ne  pourra  mieux  démontrer  les  idées  que  les 
Nouveaux-Zélandais  attachent  aux  dessins  du  moko 
et  leur  analogie  avec  nos  armoiries  que  les  observa- 
tions suivantes.  Touai  me  faisait  remarquer  r.n  jour 

3i* 


462  VOYAGE 

avec  orgueil  quelques  dessins  bizarres  gravés  sur  son 
front  ;  comme  je  lui  demandais  ce  qu'ils  avaient  de  si 
remarquable  :  «  La  famille  de  Koro-Koro,  reprit-il,  a 
seule ,  dans  la  Nouvelle-Zélande ,  le  droit  de  porter 
ces  dessins;  Shongui,  tout -puissant  qu'il  est,  ne 
pourrait  pas  les  prendre,  caria  famille  de  Koro-Koro 
est  beaucoup  plus  illustre  que  la  sienne.  »  Un  Zélan- 
dais,  considérant  un  jour  le  cachet  d'un  officier  an- 
glais ,  vit  des  armes  gravées  sur  ce  cachet ,  et  sur-le- 
champ  il  demanda  à  l'officier  si  c'était  le  moko  de  sa 
famille  ». 

Ces  dessins  leur  tiennent  aussi  aujourd'hui  lieu  de 
signature  2,  comme  cela  se  pratiqua  lors  du  marché 
que  M.  Marsden  contracta  avec  le  chef  Okouna  , 
quand  il  voulut  acquérir  un  terrain  pour  la  mission. 
Lorsque  les  Européens  eurent  apposé  leur  seing  au 
bas  du  contrat,  le  moko  d'Okouna  y  fut  appliqué  en 
guise  de  signature ,  et  ce  fut  Shongui  qui  se  chargea 
de  le  tracer  3.  Toupe-Koupa  avait  coutume  de  dire 
que  son  nom  était  représenté  par  un  des  dessins  par- 
ticuliers de  sa  figure  4. 
Effets  Tout  bizarre ,  tout  grotesque  que  soit  au  premier 

du  moko.  abord  l'effet  de  ces  dessins  sur  une  figure  humaine, 
je  dois  convenir ,  et  l'on  en  sera  sans  doute  surpris , 
que  l'œil  s'y  accoutume  promptement,  et  finit  par 
trouver  que  l'aspect  n'en  est  point  du  tout  désagréa- 
ble. Il  y  a  plus,  il  me  semblait  que  ces  marques  im- 

i  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  656.  —  2  D'Unille,  II,  p.  227.  —  3  Nicholas, 
II,  p.  193.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  i33  et  suiv.  —  4  New-Zealanders » 
d'Urv.,  III,  p.  776. 


DE  L'ASTROLABE.  453 

primaient  au  visage  de  ces  hommes  un  caractère  de 
noblesse  et  de  dignité  très-prononcé  ;  ils  suppléaient 
en  quelque  sorte  au  défaut  d'ornemens  étrangers  et  à 
la  nudité  habituelle  de  leurs  corps.  Par  un  sentiment 
involontaire  et  dont  j'aurais  eu  souvent  peine  à  me 
rendre  compte ,  ceux  de  ces  naturels  dont  le  visage 
n'était  point  tatoué  me  paraissaient  effectivement  d'une 
condition  inférieure  et  destinés  à  être  les  esclaves  de 
ceux  qui  avaient  reçu  leurs  insignes. 

En  outre,  l'opération  du  moko,  en  donnant  au  sys- 
tème cutané  un  surcroît  d'épaisseur  et  de  solidité , 
rend  ces  insulaires  plus  en  état  de  résister  aux  piqûres 
des  moustiques ,  aux  intempéries  des  saisons ,  aux 
coups  de  leurs  ennemis,  en  un  mot  à  tous  les  accidens 
auxquels  l'homme  sauvage  est  incessamment  exposé. 
Les  souillures  de  la  saleté ,  les  traces  des  maladies  et 
jusqu'aux  rides  de  la  vieillesse  sont  peu  sensibles  ï 
sur  ces  peaux  gravées ,  endurcies  et  fréquemment 
ointes  d'huile.  Enfin  ces  décorations  étranges  ont  l'a- 
vantage d'annoncer  sur-le-champ  et  d'une  manière 
authentique  le  rang  de  chaque  individu,  et  de  lui  assu- 
rer la  considération  à  laquelle  il  a  droit. 

VIII. 

ESCLAVES. 

Les  esclaves  se  composent  des  prisonniers  faits  à 
la  guerre,  de  leurs  enfans,  et  des  individus  libres  qui, 

■   Croise,  d'Urv. ,  III,  p.  657. 


454  VOYAGE 

par  des  malheurs  imprévus  ou  comme  punition  de 
certains  crimes,  ont  été  réduits  à  cette  triste  condition. 

Dans  ces  contrées,  comme  chez  les  anciens  peuples 
de  la  Grèce  et  de  l'Asie ,  il  paraîtrait  que  la  condition 
d'esclave  imprime  une  sorte  de  tache  indélébile  à  ceux 
qui  ont  été  obligés  d'en  subir  l'humiliation.  Aussi  les 
malheureux  réduits  en  servitude  par  leurs  ennemis 
cherchent-ils  rarement  à  se  soustraire  à  leur  triste  des- 
tinée J,  bien  que  cela  leur  soit  souvent  assez  facile,  eu 
égard  à  la  surveillance  peu  sévère  que  l'on  exerce  sur 
eux ,  aux  forêts  et  aux  déserts  dont  la  Zélande  est 
semée.  Ils  se  résignent  à  leur  position ,  et  deviennent 
quelquefois  des  membres  fidèles  de  leurs  nouvelles 
tribus,  soit  par  alliance,  soit  par  adoption,  soit  par  le 
simple  effet  de  l'habitude  et  de  la  nécessité. 
Occupations.  Les  esclaves  ou  serviteurs  travaillent  de  concert 
avec  les  femmes  et  sous  leur  direction  à  la  culture  des 
champs  ;  ils  vont  à  la  pèche ,  ce  sont  eux  surtout  qui 
font  cuire  les  alimens  et  les  présentent  à  leurs  maî- 
tres 2.  Cette  dernière  fonction  leur  a  fait  donner,  dans 
ces  derniers  temps  ,  le  nom  de  kouki  (  corruption  de 
l'anglais  cook  ou  cuisinie?),  au  lieu  de  wcui,  servi- 
teur ,  qu'ils  portaient  plus  habituellement  aupara- 
vant 3. 

Aujourd'hui  les  chefs  tirent  parti  de  leurs  jeunes 
esclaves  du  sexe  féminin ,  en  les  envoyant  à  bord  des 
navires  européens  pour  trafiquer  de  leurs  charmes 


i  W.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  53o.  —  2  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  199. 
—  3  D'Uiville,  III,  p.  679. 


DE  L'ASTROLABE.  46. S 

avec  les  gens  de  l'équipage.  Ces  pauvres  malheureu- 
ses sont  obligées  de  rapporter  à  leurs  maîtres  le  fruit 
de  leur  prostitution,  ou  elles  courraient  le  risque 
d'être  maltraitées  par  eux  l. 

Bien  que  la  vie  des  esclaves  soit  entièrement  à  la  Condition, 
discrétion  de  leurs  maîtres  2,  et  que  ceux-ci  puissent 
les  mettre  à  mort  sans  plus  de  difficulté  qu'un  Euro- 
péen n'en  éprouverait  à  assommer  son  chien  ou  son 
âne"»,  et  sans  qu'il  en  résultat  pour  eux  des  suites 
plus  fâcheuses  ;  cependant  la  condition  de  ces  infor- 
tunés n'est  pas  aussi  pénible  qu'on  pourrait  se  l'ima- 
giner. Quand  ils  ont  une  fois  recueilli  et  préparé  de 
quoi  manger  pour  leurs  maîtres,  ils  peuvent  le  reste 
du  temps  danser,  chanter  et  se  divertir  à  leur  fan- 
taisie 4.  Certainement  leur  sort  est  beaucoup  moins  à 
plaindre  que  celui  des  malheureux  noirs  condamnés 
à  servir  les  Européens  dans  les  colonies  ,  et  à  épui- 
ser du  matin  au  soir  leurs  forces  dans  un  travail  acca- 
blant et  sans  cesse  renaissant ,  pour  satisfaire  à  la  cu- 
pidité de  leurs  maîtres.  Sous  ce  rapport,  le  Nouveau- 
Zélandais,  tout  sauvage  qu'il  est,  se  montre  un  maître 
plus  humain  ;  il  maltraite  rarement  son  esclave , 
malgré  le  mépris  qu'il  lui  porte  ,  et  la  différence  des 
hommes  libres  aux  esclaves  est  si  peu  sensible  aux 
yeux  d'un  étranger,  qu'il  nous  était  souvent  fort  dilli- 
cile  de  distinguer  les  uns  des  autres  5. 

•  Cook ,  deux.  Voy.,  I,  p.  25i,  271;  V,  p.  35i.  Cruise,  p.  140,  172. 
D'UrvMe,  II,  p.  174.  Quoj ,  d'Urv.,  II,  p.  287.  —  ?  Marsdcn ,  d'Urv., 
III,  p.  475.  —  3  /.  Butler j  d'Urv.,  III,  p.  400.  —  4  D'VrviUe,  III,  p.  679. 
—  S  Mcholas,  d'Urv.,  III,  p.  600. 


456  VOYAGE 

Pour  les  esclaves  qui  ont  été  libres  ,  le  plus  grand 
malheur  de  leur  état  doit  consister  dans  le  souvenir 
de  leur  ancienne  dignité  et  dans  le  sentiment  de  leur 
humiliation  actuelle.  Pour  ceux  qui  sont  nés  dans  l'es- 
clavage ,  le  premier  de  ces  tourmens  n'existe  point, 
par  conséquent  l'autre  est  à  peine  sensible;  aussi  sem- 
blent-ils en  général  fort  indifférens  sur  leur  situation. 
Pour  les  uns  et  les  autres,  il  est  pourtant  une  consé- 
quence terrible  de  leur  condition,  c'est  d'être  à  chaque 
instant  exposés  à  être  sacrifiés  aux  obsèques  des 
principaux  chefs  de  la  tribu  en  général  et  de  leurs 
maîtres  en  particulier  *.  Nous  reviendrons  plus  tard 
sur  ce  chapitre. 

IX. 

HABITATIONS. 

Les  habitans  de  la  Nouvelle-Zélande,  si  actifs  ,  si 
industrieux  à  d'autres  égards,  sous  le  rapport  de  l'ar- 
chitecture étaient  restés  bien  au-dessous  des  peuples 
Cases.  de  Taïti ,  de  Tonga  et  même  de  Hawaii.  Les  maisons 
des  rangatiras  des  dernières  classes  et  des  hommes 
du  peuple  ont  rarement  plus  de  sept  ou  huit  pieds  de 
long  sur  cinq  ou  six  de  large,  et  quatre  ou  cinq  de 
hauteur.  Celle  qu'habitait  Koro-Koro  dans  le  pâ  de 
Kahou-Wera  n'était  pas  plus  spacieuse  2.  Une  per- 
sonne ne  saurait  se  tenir  debout  dans  ces  cabanes. 
Elles  sont  construites  avec  des  pieux  rapprochés  les 

i   D'Urville,  II,  p.  242.  —  2  Cruise,  p.  49. 


DE  L'ASTROLABE.  457 

uns  des  autres  et  entrelacés  de  branches  plus  minces  ; 
ces  treillis  sont  en  outre  recouverts  extérieurement  et 
intérieurement  de  tapis  épais  en  forme  de  paillassons 
fabriqués  avec  diverses  plantes  marécageuses  ,  et  no- 
tamment avec  les  feuilles  longues  et  flexibles  du  typha; 
une  pièce  de  bois  plus  forte  forme  le  faite  du  toit 
qui  est  composé  des  mêmes  matériaux  que  les  parois, 
et  qui  imite  assez  bien  celui  des  chaumières  de  paysans 
en  Normandie  ou  en  Bretagne ,  à  cela  près  que  le  dos 
en  est  plus  arrondi. 

Les  cases  des  chefs  sont  plus  grandes  ,  elles  attei- 
gnent quelquefois  de  quinze  à  dix-huit  pieds  de  long 
sur  huit  ou  dix  de  large,  et  six  de  hauteur  l.  Alors,  à 
l'intérieur,  des  piliers  soutiennent  le  toit,  et  la  char- 
pente de  la  maison ,  dont  la  coupe  horizontale  est  un 
rectangle  régulier,  se  compose  de  pièces  de  bois  écar- 
ries ,  artistement  assemblées  à  tenons  et  à  mortaises  , 
et  chevillées.  A  l'une  des  extrémités  existe  en  guise  de 
porte  une  ouverture  qui  n'a  pas  plus  de  trois  pieds  de 
hauteur  sur  deux  de  large,  et  qui  se  ferme  par  un  bat- 
tant à  bascule  ;  ce  battant  consiste  en  une  planche  ou 
une  natte  épaisse  de  la  même  dimension  que  l'ouver- 
ture. A  côté  et  un  peu  plus  haut  que  la  porte,  est  per- 
cée la  fenêtre  qui  a  deux  pieds  en  carré  et  qui  ferme 
également  par  un  treillis  de  jonc  2. 

•  Cook,  preni.  Voy.,  III,  p.  276.  Xicholas ,  d'Urv. ,  III,  p.  5g4.  D'Ur- 
\ille,  II,  p.  235.  —  2  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  276.  Trois.  Voy.,  I, 
p.  199.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  58.  Savage,  d'Urv.,  III,  p.  783.  Cruise, 
d'Urv. ,  III,  p.  638.  Blosscvillc ,  d'Urv.,  III,  p.  697.  Revue  Britannique, 
d'Urv. ,  III,  p.  714- 


458  VOYAGE 

Du  coté  où  se  trouve  la  porte  ,  le  toit  se  prolonge 
en  dehors  de  la  paroi  de  trois  ou  quatre  pieds  de  lon- 
gueur, de  manière  à  former  une  espèce d'appentis  ou 
d'auvent ,  où  se  tiennent  habituellement  les  maîtres 
de  la  maison;  c'est  aussi  là  qu'ils  prennent  leurs  repas, 
car  un  préjugé  religieux  leur  défend  de  manger  dans 
l'intérieur  de  leurs  maisons  *. 

Les  maisons  des  chefs  sont  ordinairement  ornées 
de  ligures  sculptées ,  tant  au  dehors  qu'au  dedans  ; 
souvent  une  de  ces  grotesques  figures  est  placée  près 
de  la  porte ,  et  semblerait  en  être  le  dieu  lare  ou  pé- 
nate,  s'il  n'était  à  peu  près  reconnu  que  les  habitans 
ne  rendent  à  ces  statues  aucun  culte ,  et  n'ont  même 
pour  elles  aucune  sorte  de  vénération  particulière. 
Seul ,  Rutherford  a  prétendu  que  ces  effigies  sont  pla- 
cées à  la  porte  des  chefs  pour  en  interdire  l'entrée  aux 
esclaves ,  ou  hommes  du  peuple ,  qui  seraient  punis 
de  mort  en  cas  d'infraction  à  cette  règle  2.  Quelque- 
fois les  châssis  des  portes  et  des  fenêtres  sont  formés 
de  planches  épaisses  artistement  travaillées  en  bas- 
reliefs  5.  Les  maisons  du  fils  et  du  neveu  de  Pomare , 
à  Mata-Ouwi,  offraient  un  exemple  remarquable  de 
ce  genre  de  luxe. 

Le  plancher  de  la  maison  est  formé  par  de  la  terre 
rapportée  bien  battue,  et  rehaussée  de  dix  ou  douze 
pouces  au-dessus  du  sol  environnant  4  ;  un  petit  carré 


«  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  277.  Mcliolas,  d'Urv. ,  III,  p.  5g6.  — 
2  hutheiford,  d'Urv.,  III,  p.  7 38.  —  3  Nicholas,  I,  p.  110.  —  4  Crozet , 
d'Urv.,  III,  p.  58. 


DE  L'ASTROLABE. 


459 


creux  ,  quelquefois  environné  de  pierres ,  indique  la 
place  du  foyer,  et  la  fumée  n'a  d'autre  issue  que  la  fe- 
nêtre ,  ou  la  porte  quand  la  fenêtre  manque.  Aussi  ces 


cases  sont-elles  toujours  fort  enfumées  à  l'intérieur, 
et  l'habitude  qu'ont  les  naturels  de  vivre  dans  cette 
atmosphère  doit  beaucoup  contribuer  à  rembrunir 
leur  teint. 

Un  simple  tas  de  feuilles  de  fougères  ou  de  typha 
leur  sert  de  lit  ;  quelquefois  ces  feuilles  sont  arrêtées 
dans  une  espèce  de  cadre  en  planches  bien  assemblées, 
d'environ  six  pieds  de  longueur  sur  deux  de  large  ; 
leurs  nattes  leur  servent  de  couverture  ! .  D'ailleurs 
ces  cases  sont  si  chaudes  par  elles-mêmes  ,  qu'en  hi- 
ver, et  par  le  plus  grand  froid  ,  le  moindre  feu  suffit 
pour  en  élever  singulièrement  la  température. 


»   Crozct,  d'Urv. ,  III,  p.   "><). 


460 


VOYAGE 


Le  mobilier  de  ces  maisons  se  borne  à  quelques 
instrumens  grossiers  en  pierre  ou  en  os ,  à  des  cor- 
beilles pour  les  provisions  1  ;  à  des  courges  pour  con- 
tenir l'eau  douce,  et  à  des  nattes  en  phormium  ou  en 
jonc;  ces  dernières  sont  suspendues  aux  parois  2.  Les 
objets  plus  minces,  comme  hameçons,  aiguilles,  poin- 
çons, etc.,  sont  contenus  dans  de  petits  coffrets  taillés 


dans  un  bloc  de  bois  massif,  souvent  ingénieusement 
travaillés,  en  forme  de  pirogues  et  ornés  de  bas- 
reliefs.  Les  maillets  à  battre  la  fougère  restent  d'ordi- 
naire sous  le  vestibule  5. 

Les  chefs  d'un  rang  élevé,  quand  ils  ont  une  nom- 
breuse famille ,  possèdent  plusieurs  cases  enfermées 
d'une  seule  palissade-,  ces  palissades,  destinées  à  abri- 
ter les  maisons  contre  le  vent  et  la  pluie ,  ont  quel- 
quefois douze  ou  quinze  pieds  de  haut,  et  sont  garnies 
d'épais  paillassons  en  feuilles  de  typha  4. 


i   Cook,  trois.    Voy.,   I,  p.  200.  —  2  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.   5g. — 
3  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  277.  —  4  Cook,  prem.  Voy.  ,  III,  p.  277. 


DE  L'ASTROLABE.  461 

Sans  contredit,  c'est  pour  la  construction  des  ma-     Magasins 
gasins  publics  ,  surtout  pour  ceux  qui  sont  destinés  à      p,ll),lcs- 
contenir  leur  substance  favorite,  les  koamara,  que 
ces  peuples  réservent  toute  leur  habileté  ' .  Ces  édifices 
atteignent  quelquefois  de  vingt-quatre  à  trente  pieds 
de  longueur,  sur  douze  ou  quinze  de  largeur,  et  dix 
ou  douze  de  hauteur.  Cruise  nous  dépeint  un  de  ces 
magasins ,  à  Waï-Kadi ,  comme  élevé  de  quatre  pieds 
au-dessus  du  sol,  environné  dans  tout  son  pourtour 
d'une  galerie  ornée  d'une  foule  de  bas-reliefs  bien  exé- 
cutés ,  et  il  ajoute  que  pour  le  construire  on  avait  fait 
venir  l'architecte  des  bords  du  Shouraki  2.  Les  maga- 
sins de  houmara  que  j'observai  en   1 827  à  Kawa- 
Kawa  fixèrent  toute  mon  attention  par  leur  propreté 
et  l'élégance  de  leur  construction  3.  H  est  vrai  que  les 
insulaires  de  Waï-Kadi  et  de  Kawa-Kawa  possèdent 
aujourd'hui  des  instruniens  en  fer  qui  facilitent  beau- 
coup l'exécution  de  ces  grands  travaux  ;  mais  la  des- 
cription que  fait  Crozet  de  l'état  où  il  trouva  leurs  ma- 
gasins atteste  qu'ils  y  portaient  déjà  toute  leur  indus- 
trie. Son  récit,  en  outre ,  démontre  de  la  part  de  ces 
peuples  un  esprit  d'ordre  et  de  prévoyance  publique 
fort  remarquable.  «  Trois  magasins,  dit-il,  occupaient 
l'espace  que  laissaient  entre  elles  les  deux  rangées  de 
maisons    dont    se    composait  le  village  ;  le  premier 
renfermait  les  armes  de  toute  nature.  Des  provisions 
en  tout  genre  ,  telles  que  patates ,  racines  de  fougère , 


•   Croise,  d'Urv.,  III,  p.  638.  —  2   Cruise,  p.  27.  —  3   D'Unil/e,  II, 

p.  ■>.  t  S. 


162  VOYAGE 

poissons  et  coquillages  cuits  et  desséchés ,  et  gourdes 
remplies  d'eau ,  occupaient  le  second  magasin.  Enfin 
le  troisième  était  réservé  pour  tous  les  instrumens 
de  pêche ,  le  chanvre  à  fabriquer  les  filets ,  les  pa- 
gaies, etc.  J  » 

Quoique  les  maisons  des  Nouveaux -Zélandais 
soient  communément  rectangulaires,  M.  Nicholas  en 
observa  une  de  forme  circulaire  à  la  baie  Shouraki , 
près  le  village  de  Houpa2.  C'est  aussi  là  qu'il  vit  un 
bâtiment  de  quatre-vingts  pieds  de  longueur,  divisé  en 
deux  par  une  cloison  qui  régnait  dans  toute  son  éten- 
due, et  ce  voyageur  supposa  qu'il  était  destiné  à  loger 
des  cochons  3. 

Outre  les  cases  permanentes  que  nous  avons  dé- 
crites et  qui  exigent  un  certain  temps  et  quelque  tra- 
vail pour  les  élever,  ces  insulaires  en  construisent  qui 
sont  purement  temporaires  et  en  simples  branches 
d'arbre ,  pour  les  mettre  à  l'abri  quand  ils  sont  en 
marche  pour  combattre ,  quand  ils  vont  à  la  pêche , 
ou  qu'enfin  une  raison  quelconque  les  force  à  sé- 
journer à  une  certaine  distance  de  leur  résidence  ha- 
bituelle 4.  Ces  abris  les  garantissent  parfaitement  du 
vent  et  de  la  pluie. 

Les  cabanes  qu'occupent  ces  naturels  dans  l'état 
de  paix  sont  ordinairement  disséminées  dans  la  cam- 
pagne par  hameaux  peu  considérables,  et  placées  à 
la  portée  de  leurs  plantations  de  patates  douces  et  de 

i  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  56  et  suiv.  —  2  Nicholas,  I,  p.  401.  — 
î  Nicholas,  I,  p.  4o5.  —  4  Cook,  trois.  Voy. ,  I,  p.  i56.  Marsden , 
d'Urv.,  III,  p.  3a8. 


DE  L'ASTROLABE.  463 

pommes  de  terre  ;  en  outre ,  chaque  tribu  a  son  pd, 
ou  village  fortifié ,  dans  lequel  tous  les  membres  de  la 
tribu  viennent  se  retrancher  à  l'approche  de  l'ennemi. 

Ces  pas ,  par  la  manière  dont  ils  sont  placés  et  Pas 
fortifiés,  annoncent,  de  la  part  des  Nouveaux-Zé-011  forteiesses- 
landais,  beaucoup  de  discernement  et  de  sagacité.  Les 
descriptions  de  Cook  et  de  Crozet  prouvent  que  l'ar- 
rivée des  Européens  ne  leur  a  rien  appris  à  cet  égard , 
et  qu'au  contraire  l'introduction  des  armes  à  feu  leur  a 
beaucoup  fait  perdre  de  leur  industrie  primitive.  Une 
funeste  expérience  leur  a  fait  connaître  que  ces  for- 
teresses ,  imprenables  avec  leurs  armes  habituelles, 
étaient  devenues  insuffisantes  contre  l'atteinte  des 
balles  '. 

Presque  toujours  ces  forts  étaient  établis  sur  des 
pointes  de  terre  avancées  en  mer,  ou  sur  des  rochers 
escarpés  et  presque  inaccessibles.  A  main  d'homme, 
on  avait  achevé  de  rendre  impraticables  les  parties  les 
plus  faciles  à  gravir.  Une  double  ou  triple  rangée  de 
fortes  palissades ,  avec  des  fossés  intermédiaires , 
ceignait  le  village  ;  une  seule  porte  fort  étroite  don- 
nait accès  dans  la  forteresse,  et  se  trouvait  défendue 
par  une  plate-forme  élevée  à  quinze  ou  vingt  pieds  au- 
dessus  du  sol ,  et  capable  de  recevoir  au  besoin  une 
vingtaine  de  combattans.  On  y  montait  par  un  pieu 
solide  et  entaillé  dans  toute  sa  longueur  ;  cette  espèce 

i  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  92,  120;  deux.  Voy. ,  I,  p.  242,  d'Urv., 
III,  p.  i5  et  suiv.  Nicholas ,  I,  p.  174.  Marsdcn  ,  d'Urv.,  III,  p.  i65, 
',ifi.  Cruise,  p.  46.  D'Vrville,  III,  p.  636.  Gaimard ,  d'Urv.,  II,  p.  281. 
<Jum  .  d'Urv.,  II,  p.  284. 


4G4  VOYAGE 

de  cavalier  était  en  tout  temps  munie  de  projectiles  , 
comme  pierres ,  piques  et  javelots  ;  au  moindre  soup- 
çon d'attaque  de  la  part  de  l'ennemi ,  des  sentinelles  y 
faisaient  sans  cesse  une  garde  vigilante  r. 

En  outre ,  au-devant  du  pâ ,  en  guise  d'ouvrage 
avancé ,  régnait  d'ordinaire  une  enceinte  également 
palissadée ,  et  défendue  par  un  fossé  capable  de  rece- 
voir trois  ,  quatre  ou  cinq  cents  hommes ,  suivant  la 
force  de  la  tribu.  Cette  espèce  de  bastion  protégeait 
l'entrée  du  pâ,  et  on  ne  l'abandonnait  pour  se  réfu- 
gier dans  le  fort  que  lorsqu'on  y  était  contraint  par 
une  force  supérieure  2. 

Dans  l'intérieur  du  pâ,  chaque  famille  avait  son 
habitation  particulière,  et  l'on  y  voyait  en  outre  les 
magasins  d'armes ,  de  vivres  et  d'instrumens  de  pê- 
che. Par  la  disposition  du  terrain ,  ces  cases ,  éche- 
lonnées sur  la  pente  d'un  monticule ,  et  plus  ou  moins 
rapprochées  du  sommet,  suivant  la  dignité  des  pro- 
priétaires ,  étaient  toujours  tenues  avec  propreté ,  et 
présentaient  un  coup-d'œil  pittoresque. 

Ces  sauvages  ne  souffrent  jamais  d'ordures  autour 
de  leurs  maisons ,  et ,  plus  avancés  sur  ce  point  que 
beaucoup  de  peuples  civilisés ,  ils  ont  toujours  soin 
de  réserver,  dans  la  partie  la  plus  reculée  et  la  plus 
escarpée  du  village,  un  lieu  public  de  commodités3. 

Au  sommet  du  pâ  de  V  aï-Mate,  M.  Nicholas  re- 


t  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  292.  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  55  et  suiv. 
Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  336.  —  2  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  55.  —  3  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  85.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  59.  Nicholas,  I,  p.  355. 


DE  L'ASTROLABE.  465 

marqua  une  sorte  de  plate-forme  élevée  à  cinq  pieds 
au-dessus  du  sol  et  ornée  de  sculptures.  Cette  estrade 
servait  de  trône  à  Kangaroa  :  c'était  de  là  qu'il  don- 
nait ses  ordres  à  son  peuple,  et  lui  dictait  ses  volon- 
tés. Une  seconde  plate-forme  se  trouvait  près  de  la 
première ,  et  servait  exclusivement  à  la  reine  douai- 
rière ,  mère  de  Kangaroa  > . 

Jadis  les  Nouveaux-Zélandais  ,  retranchés  dans 
leurs  pas ,  bravaient  les  assauts  de  leurs  ennemis  el 
soutenaient  quelquefois  des  sièges  de  plusieurs  mois. 
Combien  d'exploits  ignorés  !...  Combien  de  traits  de 
vaillance,  combien  de  prouesses  ont  dû  éclater  parmi 
ces  peuples  guerriers,    pour  être  condamnés  à  un 

éternel  oubli! L'adoption  des  armes  à  feu  a  mis  un 

terme  à  ces  luttes  prolongées ,  comme  naguère  en 
Europe  elle  détruisit  tout-à-coup  la  supériorité  et  l'in- 
fluence de  nos  chevaliers  bardés  de  fer  el  d'acier. 


V 


AOURRITURE. 

La  base  de  la  nourriture  des  Nouveaux-Zélandais,  Racine 
leur  aliment  de  tous  les  jours ,  en  un  mol  celui  qui  de  fou&' 
répond  au  pain  pour  les  nations  de  l'Europe  ,  au  riz 
pour  celles  de  l'Orient,  à  la  cassave  pour  une  foule 
de  peuples  de  l'xVmérique ,  c'est  la  racine  d'une 
espèce  de  fougère  qui  ressemble  fort  à  la  nôtre,  et 
qui  couvre  de  ses  feuilles  ramifiées  tous  les  coteaux 

•    .Vicholas,  d'Frv. ,  111,  p.   jGS. 

TOME    II.  32 


VIT 


166  VOYAGE 

incultes  et  déboisés  « .  Cette  fougère  a  reçu  des  natu- 
ralistes le  nom  depteris  esculenta,  et  c'est  la  même 
qui,  dans  toute  l'Australie,  fournit  aussi  l'aliment  habi- 
tuel des  indigènes.  C'est  peut-être  l'unique  trait  de 
ressemblance  que  les  fiers  insulaires  de  la  Nouvelle- 
Zélande  aient  avec  les  misérables  créatures  clair- 
semées sur  la  surface  de  la  Nouvelle-Hollande. 

Comme  les  racines  de  cette  plante  s'enfoncent  pro- 
fondément en  terre ,  les  Zélandais  se  servent  pour 
les  arracher  de  pieux  aiguisés  et  munis  d'une  espèce 
d'étrier  afin  d'y  appuyer  le  pied ,  ce  qui  leur  donne 
tout-à-fait  la  forme  d'échasses  2.  Ils  mettent  en  bottes 
ces  racines  qu'ils  laissent  sécher  quelques  jours  à  la 
chaleur  du  soleil;  une  fois  desséchées ,  elles  se  con- 
servent plus  ou  moins  long-temps  sous  le  nom  de 
nga  doue.  Quand  on  veut  s'en  servir,  on  présente 
la  racine  au  feu  pour  la  griller  légèrement ,  puis  on 
la  bat  quelque  temps  sur  une  pierre  avec  un  petit 
maillet  particulièrement  destiné  à  cet  emploi  pour  la 
ramollir.  C'est  à  cet  état  que  les  naturels  la  mâchent 
entre  leurs  dents  :  en  temps  de  disette  et  à  défaut 
d'autre  nourriture  ils  avalent  tout  ;  autrement  ils  se 
contentent  de  la  mâcher  jusqu'à  ce  qu'ils  en  aient  ex- 
trait tout  le  principe  nutritif  et  sucré,  et  rejettent  la 
partie  fibreuse  3. 

i  Cook,  prem.  Voy. ,  III.,  p.  278.  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  59.  Savage, 
p.  57.  Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  5g4.  —  2  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  64.  — 
3  Cook,  deux.  Voy.,  II,  p.  120.  Trois.  Voy.,  I,  p.  202.  Crozet,  d'Urv., 
III,  p.  60.  Savage,  p.  9.  Sainson ,  d'Urv.,  II,  p.  258.  hutherford ,  d'Urv., 
III,  p.  7 36. 


DE  L'ASTROLABE.  467 

M.  Nicholas  trouve  à  celte  racine  chaude  un  goût 
doux  et  agréable ,  et  dit  qu'après  un  long  séjour  dans 
l'eau  elle  dépose  une  substance  glutineuse  qui  ressem- 
ble à  de  la  gelée  ï .  D'autres  Européens  en  ont  mangé 
avec  plaisir,  et  les  Anglais  qui  se  fixent  dans  ces  con- 
trées éloignées  s'accoutument  promptement  à  ce  genre 
de  nourriture.  Un  jour  que  je  visitais  avecTouai  le  pâ 
de  Kahou-Wera ,  je  voulus  goûter  de  cette  racine  ,  et 
ce  chef  m'en  choisit  dans  une  corbeille  un  morceau 
qu'il  m'assura  être  de  la  meilleure  qualité.  Un  goût 
faiblement  mucilagineux,  une  pâte  visqueuse,  du  reste 
parfaitement  insipide,  et  une  consistance  coriace,  fu- 
rent tout  ce  que  je  sentis  ,  et  il  me  fut  impossible  d'a- 
valer le  morceau  que  je  portai  à  ma  bouche.  Touai , 
au  contraire  ,  qui  venait  de  déjeuner  copieusement 
avec  moi ,  en  mangea  sur-le-champ  plusieurs  mor- 
ceaux avec  une  satisfaction  évidente ,  et  il  m'assura 
que  c'était  fort  bon  ,  bien  qu'inférieur  pour  la  qualité 
à  notre  tan?,  pain. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  esclaves  mangent  rarement 
autre  chose  que  de  la  racine  de  fougère,  et  dans  toutes 
les  circonstances  possibles ,  c'est  la  ressource  immé- 
diate de  toutes  les  classes  de  la  société.  Ces  insulaires 
en  font  des  récoltes  considérables  qu'ils  conservent 
en  magasin  2  toutes  prêtes  à  leur  servir  d'approvi- 
sionnement en  cas  de  siège  de  la  part  de  leurs  enne- 
mis, ou  de  provisions  de  campagne  quand  ils  vont  les 
attaquer  sur  leurs  pirogues. 


■    Xirholas.  d'I'rv. ,  III,  p.  5g4-  —  2  Cronet,  dUrv.,  III,  p.  57. 

32* 


468  VOYAGE 

Outre  \eptetis  esculenla ,  il  est  une  autre  sorte  de 
fougère  en  arbre  que  Forster  nomme  aspidiam  far- 
catam ,  et  que  les  botanistes  modernes  ont  appelée 
ci/athea  medullaris ,  qui  fournit  aux  insulaires  un 
aliment  plus  substantiel  que  la  précédente.  C'est  la 
partie  inférieure  de  la  tige ,  voisine  de  la  racine  ,  qu'ils 
font  cuire  dans  leurs  fours  en  terre.  Anderson  com- 
pare cette  substance  cuite  à  de  la  poudre  de  sagou 
bouillie ,  mais  sa  consistance  est  plus  ferme.  Cette 
fougère  est  beaucoup  moins  commune  que  l'autre; 
je  n'ai  point  eu  occasion  de  l'observer  ni  de  goûter 
de  cet  aliment  :  ainsi  je  ne  puis  point  prononcer 
sur  sa  qualité.  Suivant  Forster ,  la  moelle  de  cya- 
thea  porterait  à  Totara-Nouï  le  nom  de  mama- 
gou,  tandis  que  la  racine  de  fougère  se  nommerait 
pongaï  ». 
raiate.  La  patate  douce,   convolvalas  batatas ,  nommée 

par  les  Zélandais  koumara ,  était  le  végétal  le  plus 
généralement  cultivé  dans  ces  contrées,  avant  que  les 
Européens  en  eussent  fait  la  découverte.  Cette  racine, 
inconnue  dans  les  autres  îles  de  la  Polynésie,  était-elle 
propre  au  sol  de  la  Nouvelle-Zélande ,  ou  bien  y  avait- 
elle  été  importée  à  une  époque  qui  nous  est  demeurée 

inconnue? C'est  ce  qu'il  serait  difficile  de  décider 

aujourd'hui.  Toutefois  ,  les  superstitions  dont  sa  cul- 
ture est  environnée  sembleraient  lui  assigner  une  ori- 
gine étrangère  et  rappeler  en  même  temps  les  précau- 
tions minutieuses  qu'imaginèrent  ceux  qui  l'introdui- 

i  Cook,  deux.  Voy. ,  II,  p.  120. 


DE  L'ASTROLABE.  4-69 

sirent  dans  le  pays,  pour  en  assurer  la  propagation  et 
la  conservation. 

Nonobstant  les  diverses  plantes  que  les  Européens 
ont  introduites  dans  Ika-Na-Ma\vi,  la  patate  douce  csi 
demeurée  pour  les  habitans  de  cette  île  le  mets  le  plus 
délicieux  ,  l'aliment  le  plus  délicat  parmi  tous  ceux 
qu'ils  connaissent.  Soit  qu'ils  veuillent  faire  bonneur  à 
des  étrangers,  soit  qu'ils  doivent  se  régaler  entre  eux, 
la  patate  douce  forme  la  base  principale  de  leurs  fes- 
tins. Il  est  certain  que  les  hommes  du  peuple  n'en 
mangent  que  dans  les  occasions  solennelles ,  ou  bien 
quand  ils  peuvent  piller  les  magasins  de  leurs  enne- 
mis. On  doit  convenir  que  cette  racine  est  d'une 
excellente  qualité  dans  la  Nouvelle-Zélande ,  et  nulle 
part  je  n'en  ai  mangé  qu'on  puisse  comparer  à  celles 
qui  croissent  dans  ce  pays  ». 

Quoique  ces  insulaires  fissent  beaucoup  moins 
d'usage  des  racines  de  Y  arum  escnlcntnm ,  ta/o, 
cette  plante  existait  chez  eux  avant  l'arrivée  des  Eu- 
ropéens, et  ils  la  cultivaient  en  certains  endroits.  C'est 
cette  plante  que  Banks  cite,  dans  le  premier  Voyage 
de  Cook,  sous  le  nom  <¥eddas  J,  et  que  le  capitaine 
lui-même  nomme  cocos  5.  Nous  ne  savons  point  quelle 
était  la  racine  qu'il  désigne  par  le  nom  d'igname , 
attendu  que  nous  ne  pensons  point  que  le  dioscorea 
saliva  fût  connu  de  ces  peuples. 

Les  habitans  de  la  partie  septentrionale  dTka-Na-      Pommes 
Mawi  doivent  certainement  les  choux  ,  les  navets ,  les     dc  ,"lt 

■  Savage,  p.  54.  —  ■  Bank»,  <l'l "rv. ,  III,  p.  i5.  —  3  Cook,  prem.  Voy., 
[II,  p.  25;. 


470  VOYAGE 

oignons  au  long  séjour  que  Marion  fit  parmi  eux  P  ; 
tandis  que  ceux  des  contrées  plus  au  sud  doivent  ces 
utiles  plantes  à  Cook  et  aux  navigateurs  qui  l'ont 
suivi.  La  pomme  de  terre ,  qui  a  été  nommée  kapana , 
a  été  introduite  plus  tard  ;  sa  saveur  et  la  facilité  de  sa 
préparation  la  firent  promplement  apprécier  par  ces 
sauvages  ;  ils  cultivèrent  cette  racine  avec  le  plus 
grand  soin ,  et  elle  est  devenue  si  abondante  sur  cer- 
tains points  de  l'île  du  Nord,  que  les  navires  peuvent 
s'en  procurer  à  vil  prix  des  provisions  considérables. 
Il  est  douteux  qu'elle  soit  répandue  avec  autant  de 
profusion  sur  Tavaï-Pounamou,  et  les  habitans  de  la 
baie  Tasman  n'en  possédaient  encore  que  de  très- 
petites  plantations  lors  du  passage  de  l'Astrolabe. 
Animaux.  Les  seuls  quadrupèdes  vraiment  indigènes  étaient 
le  chien  et  le  rat.  La  chair  du  premier  était  regardée 
comme  une  friandise  2,  et  les  naturels  mangeaient 
aussi  celle  du  rat  5.  Un  chef,  ayant  remarqué  un  jour 
que  l'espèce  d'Europe  était  plus  grosse  que  celle  de 
son  pays,  témoigna  le  désir  qu'on  l'introduisît  à  la 
Nouvelle-Zélande  pour  accroître  ses  ressources  ali- 
mentaires 4.  La  race  du  chien  natif  est  aujourd'hui 
devenue  rare  dans  les  cantons  du  nord  ,  surtout  dans 
ceux  que  fréquentent  les  Européens. 

On  connaît  tous  les  efforts  que  tenta  à  diverses  re- 
prises l'illustre  Cook  pour  enrichir  cette  contrée  de 

•  Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  72.  D'Urville,  U,  p.  237.  —  2  Cook,  prem. 
Voy. ,  III,  p.  g5,  25i.  Deux.  Voy.,  I,  p.  256.  Trois.  Voy. ,  I,  p.  202. 
Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  60.  Savage,  p.  61.  Dillon,  I,  p.  249.  —  3  Crozel, 
d'Urv.  ,  III,  p.  7  3.-4  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  661. 


DE  L'ASTROLABE.  471 

chèvres  et  de  cochons  ■ .  Il  est  probable  que  c'est  à 
lui  que  les  Nouveaux-Zélandais  doivent  ces  derniers 
animaux.  Leur  espèce  n'a  pas  tardé  à  se  propager 
avec  une  grande  rapidité,  et  le  récit  du  voyage  de  V As- 
trolabe prouve  à  quel  point  elle  est  devenue  abon- 
dante aux  environs  du  cap  Est.  Quelle  que  soit  son 
abondance  ,  sa  chair  n'est  jamais  un  aliment  habituel , 
même  pour  les  chefs.  Ils  ne  s'en  permettent  l'usage 
qu'en  certaines  solennités  2,  et  les  hommes  du  peu- 
ple prennent  bien  rarement  part  à  ce  régal ,  h  moins 
que  ce  ne  soit  aux  dépens  de  l'ennemi. 

Les  Zélandais  réussissent  à  prendre  aux  lacets  ou  oiseaux, 
à  l'affût  pendant  la  nuit  certaines  espèces  d'oiseaux, 
surtout  la  grosse  colombe,  nommée  koakoupa  3,  qui 
habite  les  forêts  ;  des  canards  ,  des  cormorans ,  des 
albatros  et  autres  oiseaux  de  mer  4.  Le  premier  de 
ces  volatiles  offre  un  excellent  mets.  Mais  ces  ressour- 
ces sont  bien  éventuelles. 

Dans  ces  derniers  temps,  les  Zélandais  ont  reçu 
des  Européens  les  poules  qu'ils  nomment  kakatoiui, 
et  ils  commencent  à  les  élever  :  ils  n'en  font  cependant 
pas  un  grands  cas  comme  ressource  alimentaire;  mais 
ils  aiment  beaucoup  les  coqs  pour  leurs  longues 
plumes  flottantes,  surtout  pour  leur  chant  qui  les 
égaie  \  Leur  affection  pour  cet  oiseau  est  telle  qu'ils 
en  ont  souvent  à  bord  de  leurs  pirogues  dans  leurs 

i   Cook,  deux.   Voy.,    I,   ]>.    î58.  —   »  Mcliolas,    I,   p.  217.  Cruise , 
d'I'rv. ,  III,  p.   661.  —  î   Mcholas,  I,  p.   355.  —  4  Cook,  prem.  Voy. 
III,  p.  278.  Trois.  Voy.,  I,  p.  202.  Cromt,  d'Urv.,  III,  p.  60,  67.  liu- 
therford,  d'I  rv. ,  III,  p.  1 S 1 .  —  S  Cruise,  p.  34. 


172  VOYAGE 

excursions  militaires.  Mais  à  terre  ces  animaux  leur 
causent  de  grandes  inquiétudes,  en  profanant  étour- 
diment  leurs  sépultures  et  autres  lieux  voués  au 
tapou  l.  Comme  étant  sujets  au  même  crime,  les 
cochons  sont  ordinairement  tenus  loin  des  villages  et 
des  lieux  consacrés.  Le  même  motif  leur  a  fait  s'op- 
poser aux  efforts  des  missionnaires  pour  introduire 
les  bêtes  à  cornes  dans  leur  île  2. 
Poissons.  Dans  le  règne  animal,  la  mer  seule  pourrait  offrir 

à  ces  sauvages  une  ressource  plus  constante  et  plus 
assurée.  Leurs  cotes  nourrissent  d'incroyables  quan- 
tités de  poissons  de  la  plus  belle  espèce  et  de  la  chair 
la  plus  exquise  3.  Au  moyen  de  leurs  immenses  filets, 
de  leurs  lignes  et  de  leurs  hameçons,  ces  hommes 
réussissent  à  se  procurer  des  pêches  abondantes. 

En  été ,  ils  mangent  le  poisson  tout  frais ,  après 
l'avoir  vidé  et  fait  rôtir  sur  les  charbons,  ou  cuire 
dans  leurs  fours  en  terre,  enveloppé  de  feuilles  vertes. 
Aux  approches  de  l'hiver,  ils  en  dessèchent  des  pro- 
visions considérables,  pour  leur  servir  durant  la  mau- 
vaise saison ,  surtout  diverses  espèces  de  raies  et  de 
chiens  de  mer  4.  Ils  mangent  de  grand  appétit  ce  pois- 
son sec,  bien  que  les  vers  y  pullulent5.  Leur  prépa- 
ration se  borne  à  le  tenir  durant  quelques  jours  ex- 
posé à  l'ardeur  du  soleil,  sur  des  plate-formes  plus 
ou  moins  élevées  au-dessus  du  sol. 

i  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  192.  —  ^  D'Urv  Me,  II,  p.  223.  —  3  Coo/i , 
prem.  Voy.,  III,  p.  253.  Deux.  Voy.,  III,  p.  372.  Trois.  Voy. ,  I,  p.  ig3. 
Turnhull,  d'Urv.,  III,  p.  98.  Savage,  p.  5<j.  —  4  Nicholas,  I,  p.  269. 
Rutherford,  d'U»v. ,  III,  p.  730.  —  5  Nicholas ,  I,  p.  267. 


DE  L'ASTI\OLABE. 


473 


Les  coquillages  de  toute  espèce  et  les  crustacés 
qui  abondent  sur  leurs  côtes  leur  offrent  encore  une 
ressource  journalière ,  dont  ils  savent  tirer  un  grand 
parti  i. 

Quand  il  arrive  que  quelqu'un  des  immenses  céta- 
cés qui  vivent  dans  ces  parages  vient  à  échouer  sur 
leurs  rivages ,  sa  chair  est  regardée  par  les  Zélandais 
comme  l'un  des  mets  les  plus  délicieux.  Ils  accourent 
en  foule  sur  le  corps  du  monstre  marin,  et  festoient 
à  ses  dépens  durant  plusieurs  jours,  même  quand  sa 
chair  corrompue  répand  déjà  une  infection  suffisante 
pour  en  repousser  l'Européen  le  moins  délicat.  On  a 
vu  des  tribus  rivales  se  livrer  des  combats  sanglans 
pour  se  disputer  la  possession  d'une  baleine  échouée  2. 
Le  goût  des  Zélandais  pour  la  chair  de  ce  cétacé  per- 
siste chez  ceux  même  qui  ont  participé  aux  douceurs 


i  Cook ,  prem.  Voy. ,  III,  p.  254  et  255.  Trois.  Voy. ,  I,  p.  194.  — 
"  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  26p. 


474  VOYAGE 

de  la  civilisation  l,  La  chair  du  requin  ou  mange  n'est 
pas  moins  estimée  2. 

Crozet,  Cook  et  Anderson  avaient  déjà  observé  que 
ces  naturels  savouraient  avec  un  plaisir  extrême  le 
suif  et  la  graisse  des  veaux  marins.  Les  huiles  de 
poisson  puantes,  leur  écume  même ,  étaient  pour  eux 
une  friandise  très-recherchée  3. 
Cl,air  Enfin,  par  une  barbarie  qui  les  séparait  de  toutes 

humaine,  les  autres  tribus  de  la  race  polynésienne  et  qui  les 
rangeait  au  même  niveau  que  les  races  noires  océa- 
niennes ,  les  Nouveaux-Zélandais  mangeaient  avec  dé- 
lices la  chair  de  leurs  ennemis  tués  dans  le  combat. 
La  superstition  entrait ,  il  est  vrai ,  pour  beaucoup 
dans  ces  horribles  festins,  et  l'on  aurait  aimé  à  croire 
qu'ils  n'avaient  lieu  qu'à  la  suite  des  combats  et  dans 
un  but  religieux.  Malheureusement  les  derniers  ré- 
cits des  missionnaires  ne  nous  permettent  guère  de 
douter  que  ces  naturels  n'égorgent  quelquefois  leurs 
esclaves  de  sang-froid  et  dans  l'unique  intention  d'as- 
souvir, aux  dépens  de  leurs  victimes,  leurs  mons- 
trueux appétits.  Ces  exemples  sont  rares ,  mais  ils 
suffisent  pour  démontrer  que  la  religion  seule  n'est 
pas  la  cause  de  ces  affreuses  coutumes  4. 

Il  faut  même  que  ces  festins  aient  un  grand  attrait 
pour  eux,  carTouai,  à  demi-civilisé  par  un  long  séjour 
chez  les  Anglais  ,  tout  en  convenant  que  c'était  une 


i  Omise,  d'Urv.,  III,  p.  654. —  2  D'Unùlle,  II,  p.  o,5.  Dillon,  I, 
p.  178.  —  3  Cuok ,  trois.  Voy.,  I,  p.  166,  202.  Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  61 . 
—  4  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  662. 


DE  L'ASTROLABE.  475 

fort  mauvaise  action  ,  avouait  qu'il  éprouvait  le  plus 
grand  plaisir  à  manger  la  chair  de  ses  ennemis  ,  et 
qu'il  soupirait  impatiemment  après  l'époque  où  il 
pourrait  de  nouveau  se  procurer  cette  jouissance.  Il 
assurait  que  la  chair  de  l'homme  avait  absolument  le 
même  goût  que  celle  du  porc  ;  dite  porka  —  comme 
du  cochon  —  me  disait- il  avec  le  plus  grand  sérieux. 
Dans  ce  moment  pourtant ,  il  se  trouvait  à  une  table 
bien  servie  où  rien  ne  manquait  a  ses  désirs. 

Ordinairement  ces  sauvages  se  contentent  de  man- 
ger la  cervelle  des  corps  qu'ils  dévorent  et  rejettent 
le  reste  de  la  tète  '.  M.  Nicholas  cite  néanmoins  une 
circonstance  où  Pomare  et  ses  compagnons  man- 
gèrent jusqu'aux  tètes  de  six  hommes  qu'ils  massa- 
crèrent sur  le  territoire  de  Doua-Tara  2. 

La  chair  d'une  femme  ou  d'un  enfant  est  ce  qu'ils 
connaissent  de  plus  délicieux  3  ;  suivant  eux,  la  chair 
des  IVouveaux-Zélandais  est  bien  préférable  pour  le 
goût  à  celle  des  Européens  ;  ils  attribuent  cette  diffé- 
rence au  sel  dont  ceux-ci  font  un  grand  usage  4. 

Quelques  voyageurs  ont  observé  que  ces  hommes 
mangeaient  une  espèce  de  gomme  verte  dont  ils  pa- 
raissaient faire  un  grand  cas.  On  ne  sait  pas  encore 
bien  quel  arbre  le  fournit.  Crozet  et  ses  compagnons 
en  goûtèrent,  et  lui  trouvèrent  une  qualité  fort  échauf- 
fante ;  elle  fondait  facilement  dans  la  bouche  5. 


»  Cook ,  prem.  Vov. ,  III,  p.  188.  —  -  Nieholas ,  I,  p.  295.  —  3  Cruise, 
d'Un.,  III,  p.  662.  —  (  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  333.  Cruise,  dUrv., 
III,  p.  662.  —  5  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  fio. 


4  76  VOYAGE 

En  général  ces  insulaires ,  surtout  les  esclaves  ,  ne 
font  aucune  difficulté  de  manger  les  entrailles  et  tou- 
tes les  parties  des  animaux  que  les  Européens  rejet- 
tent «  ;  ils  dévorent  avec  avidité  le  biscuit  pourri  2  ; 
enfin  plusieurs  d'entre  eux  se  régalent,  avec  empres- 
sement de  la  vermine  dont  leur  tète  est  souvent  co- 
pieusement garnie  3. 

Dans  leurs  alimens  ,  les  Zélandais  ne  se  servent 
jamais  de  sel ,  ni  d'aucune  sorte  d'épicerie  4.  Ils  n'ai- 
ment point  les  viandes  ni  les  poissons  salés  des  Euro- 
Boisson,  péens.  Un  fait  fort  remarquable,  c'est  qu'ils  ne  con- 
naissaient aucune  sorte  de  boisson  spiritueuse  ^,  et 
ne  buvaient  jamais  que  de  l'eau.  En  général  ils  détes- 
tent toutes  les  liqueurs  fortes  des  Européens  6  ;  mais 
ils  savourent  avec  délices  toutes  leurs  boissons  su- 
crées, comme  thé,  café,  chocolat,  et  sont  très-friands 
de  sucre.  Ce  n'est  qu'à  la  longue  et  par  une  sorte 
d'éducation  nouvelle  qu'ils  peuvent  s'accoutumer  à 
l'usage  du  vin  et  du  rhum  ;  encore  dans  ce  cas  renon- 
cent-ils rarement  à  leur  sobriété  habituelle,  et  s'a- 
donnent-ils très-rarement  à  l'ivresse.  C'est  un  vice 
du  moins  qu'ils  ne  partagent  point  avec  toutes  les  au- 
tres tribus  polynésiennes,  familiarisées  avec  ses  effets 
par  un  usage  immodéré  du  kava  7.  La  plante  qui 

1  yicholas,  I,  p.  67.  —  2  Cook,  deux.  Voy.,  II,  p.  i32.  Cruise ,  d'Urv., 
HT,  p.  66r.  —  3  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  202.  Nicholas,  d'Urv.,  III, 
p.  5g8.  Rut/ierjbrd,  d'Urv.,  III,  p.  75o.  —  4  Savage,  p.  60.  —  5  Cook, 
prcm.  Voy. ,  III ,  p.  280.  Savage,  p.  17.  —  6  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  246. 
Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  61.  Cruise,  p.  i3  ;  d'Urv.,  III,  p.  655.  —  7  KauhiU , 
d'Urv.,  III,  p.  12  3. 


DK  L'ASTROLABE.  477 

donne  cette  boisson  ,  du  moins  une  très  -  voisine 
(  le  piper  excelsum  ) ,  croît  cependant  à  la  Nouvelle- 
Zélande,  où  elle  porte  le  même  nom;  mais  les  naturels 
n'en  font  aucun  usage  l . 

M.  H.  Williams  m'assura,  il  est  vrai,  qu'ils  faisaient 
quelquefois  une  liqueur  spiritueuse  avec  les  baies  d'une 
espèce  d'arbrisseau  [cotiatia  sarmentosa ,  Forster); 
mais  des  naturels  que  j'interrogeai  à  ce  sujet,  me 
dirent  au  contraire  que  ces  fruits  étaient  un  poison , 
ce  qui  rend  ce  fait  au  moins  très-douteux  2. 

La  cuisine  de  ces  peuples  est  en  général  fort  sim-  Cuisine. 
pie,  et  se  réduit  à  faire  rôtir  au  four  ou  griller  leurs 
alimens  "\  Dans  le  dernier  cas,  il  suffit  de  les  placer 
quelque  temps  sur  des  charbons  ardens ,  et  c'est  le 
moyen  qu'on  emploie  pour  les  petites  pièces,  comme 
oiseaux  ,  poissons  ,  coquillages ,  ou  bien  quand  le 
temps  dont  on  peut  disposer  ne  permet  pas  de  les 
préparer  avec  plus  de  soin. 

Le  poisson ,  une  fois  nettoyé ,  est  enfilé  dans  une 
broche  en  bois  fichée  en  terre  près  du  foyer;  on  a 
soin  de  la  tourner  de  coté  et  d'autre  jusqu'à  ce  que 
le  poisson  soit  cuit  4. 

Quand  il  s'agit  de  pièces  plus  importantes,  et  même 
pour  faire  cuire  à  la  fois  une  plus  grande  quantité  de 
patates  douces  ,  de  taros  ou  de  pommes  de  terre ,  ils 
ont  recours  à  leurs  fours  5.  Ce  sont  des  trous  circu- 

■  l)'l  nillc,  II,  p.  a3i.  —  a  D'Urville,  II,  p.  23a.  — 3  Cruise ,  d'Urv., 
III,  p.  661.  Iilossevilh' ,  d'Urv.,  III,  p.  698.  —  4  Cook,  prem.  Voy. ,  III, 
p.  îrS,  279.  yicholas ,  I,  p.  237.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  279. 
Trois.  Voy.,  I,  p.  îo'î.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  60.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  Mir , 


478  VOYAGE 

laires ,  creusés  en  terre ,  de  deux  pieds  de  diamètre 
sur  un  ou  deux  pieds  de  profondeur.  Quand  les  na- 
turels veulent  s'en  servir,  ils  commencent  par  les  rem- 
plir de  pierres  et  ordinairement  de  galets  qu'ils  pré- 
fèrent à  tout  autre  pour  cet  usage.  Les  pierres  une 
fois  chauffées  à  rouge,  on  relire  tous  les  tisons  ,  en  ne 
laissant  que  les  charbons  et  la  braise  que  l'on  en- 
toure de  broussailles  trempées  dans  l'eau,  et  que  l'on 
recouvre  d'un  lit  de  feuilles  vertes.  Sur  ce  lit  sont 
placés  les  pièces  de  viande  ,  le  poisson  et  les  patates 
que  l'on  veut  apprêter;  ces  objets  sont  encore  recou- 
verts de  feuilles  vertes ,  et  quelquefois  d'une  natte 
grossière  en  paille.  On  jette  deux  ou  trois  pintes  d'eau 
par-dessus,  puis  on  recouvre  aussitôt  le  four  de  terre. 
On  laisse  cuire  le  tout,  et  quand  on  juge  qu'il  s'est 
écoulé  pour  cela  un  temps  suffisant ,  on  ouvre  le  four 
et  l'on  retire  les  mets  ' . 

Préparés  suivant  ce  procédé ,  leurs  vivres  ont  un 
goût  délicieux.  Je  n'ai  jamais  mangé  rien  de  meilleur 
que  leurs  patates  douces  et  leur  porc  cuit  de  cette  ma- 
nière s.  On  ne  pouvait  reprocher  à  la  viande  d'autre 
desagrément  que  d'être  un  peu  charbonnée  à  l'exté- 
rieur 5.  Les  naturels  la  découpent  ensuite  avec  des 
couteaux  faits  de  coquilles  de  moules. 

Chaque  maison  a  toujours  près  d'elle  un  ou  plu- 
sieurs fours  de  cette  espèce  pour  le  service  de  ses  ha- 
bitans.  Comme  nous  l'avons  déjà  mentionné,  la  cuisine 

i  Nicholas,  I,  p.  326,  352.  Blosscville,  d'Urv.,  III,  p.  698.  Rutlierford , 
d'Urv. ,  III,  p.  7  36.  —  ■■•■  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  661.  —  3  Sicholas ,  I, 
n.  153. 


DE  L'ASTROLABE.  479 

est  du  ressort  habituel  des  esclaves ,  et  c'est  de  là 
qu'ils  ont  pris  le  nom  de  koaki.  Dans  les  familles  qui 
n'ont  point  d'esclaves ,  les  femmes  sont  chargées  de 
ces  fonctions,  qui  ont  quelque  chose  d'humiliant  aux 
yeux  des  hommes. 

Ils  ont  encore  une  manière  fort  simple  d'apprêter  le 
poisson  et  qui  équivaut  à  le  faire  bouillir.  Après  l'avoir 
nettoyé ,  ils  l'enveloppent  dans  plusieurs  feuilles  de 
chou  ;  ils  le  placent  sur  une  pierre  plate  chauffée  d'a- 
vance ,  et  ont  soin  de  le  tourner  de  temps  en  temps, 
de  façon  que  la  vapeur  qui  s'exhale  des  feuilles  opère 
l'effet  de  l'eau  bouillante.  Ainsi  préparé,  le  poisson, 
dit  M.  Savage,  a  un  excellent  goût  '. 

Comme  en  beaucoup  d'autres  lieux ,  les  sauvages 
de  la  Nouvelle-Zélande  allument  du  feu  en  faisant 
tourner  verticalement  et  rapidement  un  morceau  de 
bois  dur  dans  un  trou  fait  dans  une  pièce  d'un  bois 
plus  mou  ;  ce  mouvement  ressemble  à  celui  du  mous- 
soir  à  chocolat2.  Le  premier  de  ces  morceaux  de  bois 
se  nomme  kau-ouie,  et  l'autre  kau-weti^. 

XI. 

HABILLEMENT. 

Dans  l'usage  ordinaire  de  la  vie,  l'habillement  pour 
les  deux  sexes  se  réduit  à  deux  nattes  carrées  en  chan- 
vre de  phormium ,  d'un  tissu  assez  grossier,  mais 

'  Savage,  p.  60.  —  »  Nicholas,  I,  p.  324.  —  3  Grammar  of  tfew- 
Zealand,  p.   tfn. 


480  VOYAGE 

assez  serré  pour  les  mettre  à  l'abri  des  injures  de 
Tair  > .  L'une  d'elles  enveloppe  les  reins ,  descend 
jusqu'à  mi-jambes ,  et  est  retenue  par  une  ceinture 
autour  du  corps.  L'autre,  jetée  simplement  sur  les 
épaules ,  est  arrêtée  par  une  attache  sur  le  devant  de 
la  poitrine ,  et  descend  rarement  plus  bas  que  les  ge- 
noux 2.  Cette  dernière  natte  est  souvent  fabriquée  en 
chanvre  grossier  de  phormium ,  entrelacée  avec  une 
espèce  de  jonc  menu  ,  aigu  et  flexible,  noirci  au  feu. 
Les  pointes  des  joncs  sortent  par  dehors ,  et  leurs 
tiges  sont  rabattues  les  unes  contre  les  autres  comme 
les  soies  du  porc-épic  ;  l'eau  glisse  sur  ces  nattes  sans 
pénétrer  leur  tissu  comme  sur  un  toit  de  chaume.  En 
voyant  ces  naturels  accroupis  sous  ces  singuliers  man- 
teaux ,  leur  tête  seulement  paraissant  en  dehors ,  les 
voyageurs  se  sont  plu  souvent  à  les  comparer  à  des 
ruches  d'abeilles  disséminées  çà  et  là  sur  le  sol  5. 

Dans  les  occasions  solennelles,  dans  les  fêtes,  lors- 
qu'ils reçoivent  des  étrangers  de  distinction ,  les  Nou- 
veaux-Zélandais  portent  des  nattes  d'un  tissu  fin  et 
soyeux  4 ,  tantôt  d'une  blancheur  éclatante ,  avec  des 
bordures  élégantes  et  variées  5  ;  tantôt  couvertes  de 
dessins  sur  toute  leur  surface;  tantôt  enfin  garnies 
de  poils  de  chien  6,  ou  des  plumes  précieuses  de  l'oi- 

1  Savage,  p.  69.  —  =  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  271.  Crozet,  d'Urv.,  III, 
p.  62.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  272.  Savage,  p.  48,  68.  Cruise. 
d'Urv.,  III,  p.  638,  658.  Quoy ,  d'Urv.,  II,  p.  286.  Revue  Britannique, 
d'Urv. ,  III,  p.  722.  —  4  Cook ,  prem.  Voy.,  III ,  p.  273.  Cruise ,  p.  25.  — 
5  Savage,  p.  70.  — 6  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  273.  Deux.  Voy.,  I, 
p.  262  et  suiv.  ;  V,  p.  283.  Trois.  Voy.,  I,  p.  197.  Crozet,  d'Urv.,  III, 
p.  63.  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  686,  610. 


DE  L'ASTROLABE.  481 

seau  nommé  kiwi.  Cette  dernière  espèce  de  nattes  est 
la  plus  estimée,  et  ne  se  fabrique  qu'aux  environs  du 
cap  Est  où  se  trouve  le  kiwi  ' . 

Ils  ne  portent  aucune  espèce  de  chaussure  ni  de 
coiffure  2,  mais  les  chefs  ont  soin  de  relever  leurs  che- 
veux vers  le  sommet  de  la  tète,  et  de  les  réunir  en  une 
touffe  reployée  comme  le  chignon  que  portent  les 
femmes  en  certaines  contrées  d'Europe  5.  Trois  ou 
quatre  plumes  blanches,  fichées  sur  ce  chignon ,  sont 
l'attribut  spécial  des  chefs  ou  des  guerriers  d'un  rang 
distingué ,  et  le  complément  nécessaire  de  leur  grand 
costume  4.  Les  jeunes  filles  coupent  leurs  cheveux  ou 
les  laissent  flotter  sur  leurs  épaules  5  -y  les  femmes 
mariées  ont  seules  le  droit  de  les  attacher  sur  le  som- 
met de  la  tète  6. 

Le  rouge  semble  être  la  couleur  privilégiée  parmi 
ces  peuples.  Suivant  Rutherford,  les  guerriers  seuls 
avaient  le  droit  de  porter  la  natte  rouge  7.  Les  femmes 
seulement  se  servent  des  natles  noires ,  et  les  esclaves 
n'ont  ordinairement  que  des  nattes  d'un  tissu  fort 
grossier,  assez  ressemblant  à  notre  étoupe. 

Les  enfans  restent  entièrement  nus  jusqu'à  l'âge  de 
huit  ans  environ  8  ;  sous  leur  natte  inférieure,  les  jeu- 
nes filles  portent  souvent  une  ceinture  d'herbes  forte- 
ment par  fumées,  et  à  cette  ceinture  est  suspendue  une 

i  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  656.  —  a  Cruise ,  d'Urv  ,  III,  p.  658.  — 
3  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  6i.  Savage,  p.  49.  —  4  Cook ,  deux.  Voy. ,  II, 
p.  87.  —  5  Cook,  preni.  Voy.,  III,  p.  274.  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  62.  — 
<<  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  35.  —  -  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  748.  — 
s  Savage,  p.  53. 

TOME    II.  33 


482  VOYAGE 

petite  touffe  de  feuilles  très-odoriférantes  ,  qui  sert 
comme  de  dernier  rempart  à  leur  modestie  l. 

En  opposition  à  la  coutume  suivie  par  diverses 
peuplades  de  la  mer  du  Sud,  qui  pratiquent  l'incision 
du  prépuce  pour  l'empêcher  de  recouvrir  le  gland, 
comme  ceux  des  îles  Tonga,  par  exemple,  Banks 
avait  observé  que  les  Zélandais  tenaient  beaucoup  à 
ne  jamais  laisser  à  découvert  cette  partie  du  corps. 
Pour  empêcher  que  cela  n'arrivât,  une  petite  corde 
suspendue  à  leur  ceinture  leur  servait  à  nouer  la  peau 
du  prépuce  au-dessus  du  gland.  En  effet ,  cette  par- 
tie semblait  être  la  seule  de  leur  corps  qu'ils  fussent 
soigneux  de  cacher  ;  ils  se  dépouillaient  sans  aucun 
scrupule  de  tous  leurs  vêtemens ,  excepté  de  la  cein- 
ture et  du  cordon  ;  mais  ils  paraissaient  fort  confus 
lorsque  ,  pour  satisfaire  leur  curiosité,  les  Européens 
les  priaient  de  dénouer  le  cordon,  et  ils  n'y  consen- 
taient jamais  qu'avec  des  marques  de  répugnance  et 
de  honte  très-prononcées  2. 

Bien  que  les  hommes  n'attachent  aucun  sentiment 
de  honte  à  quitter  leurs  vêtemens  devant  les  femmes, 
celles-ci  se  tiennent  toujours  couvertes  5  :  surtout 
elles  ne  quittent  jamais  leurs  nattes  de  dessous;  car 
elles  paraissent  attacher  peu  d'importance  à  laisser 
voir  leur  gorge.  Nous  avons  déjà  fait  la  remarque 

i  Cook ,  prem.  Voy.,  III,  p.  84.  —  *  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  272. 
—  Nous  lisous  dans  la  relation  de  Porter  qu'à  Nouka-Hiva,  dans  les  îles 
Marquises,  les  insulaires  éprouvent  un  sentiment  de  honte  semblable  à  laisser 
voir  la  même  partie,  bien  que  l'incision  soit  pratiquée  chez  eux.  —  3  Cruise, 
d'Urv.,  III,  p.  65g. 


DE  L'ASTROLABE.  483 

qu'elles  montraient  en  général  beaucoup  plus  de  ré- 
serve et  de  modestie  que  dans  les  autres  îles  de  la 
Polynésie  *. 

Aujourd'hui  ces  insulaires  sont  jaloux  de  se  procu- 
rer des  vêtemens  européens;  quand  ils  ont  pu  obtenir 
quelques  méchantes  guenilles,  ils  croient,  en  s'en 
affublant,  acquérir  une  haute  importance.  Le  vieux 
Moudi-Waï  suppliait  M.  Marsden  de  lui  envoyer  une 
chemise  de  flanelle  rouge,  un  bonnet  de  nuit  et  une 
paire  de  lunettes  ,  ajoutant  que  cela  suffirait  pour 
faire  de  lui  un  grand  homme  2. 

On  ne  peut  cependant  s'empêcher  de  convenir  que 
le  costume  des  Nouveaux-Zélandais  a  une  sorte  de 
dignité  sauvage  et  naturelle  qui  impose  aux  yeux  de 
l'étranger  5.  Ces  hommes  perdent  beaucoup  en  adop- 
tant les  habillemens  européens,  dans  lesquels  ils  sem- 
blent étriqués  et  rapetisses  4. 

Presque  tous  les  voyageurs  nous  ont  dépeint  les 
Nouveaux-Zélandais  comme  moins  propres  que  les 
habitans  des  autres  archipels  de  la  Polynésie;  cela 
vient  de  ce  qu'ils  se  baignent  et  se  lavent  moins  fré- 
quemment, et  c'est  assez  naturel ,  eu  égard  à  la  tem- 
pérature beaucoup  plus  froide  de  leur  pays  5.  Il  en  ré- 
sulte qu'ils  sont  bien  plus  sujets  à  la  vermine  6,  et  leur 
chevelure  en  est  habituellement  pourvue.  Les  fem- 
mes sont  souvent  occupées  à  donner  la  chasse  à  ces 

i  Cook,   prem.  Voy. ,  III,  p.  274.  Blosseville ,  d'Urv.  ,  III,  p.  6g5.  — 

3  Marsden,  d'Urv.,   III,  p.    355.  —  3  yicholas,  d'Urv.,  III,  p.    585. — 

4  Cruisc,  p.  12.  —  5  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  «S5  ,  268.  —  (<  Cook ,  deux. 
Voy.,  I,  p.  254.  Cruisc,  p.   7. 

33' 


iSi  VOYAGE 

dégoûtans  insectes  ,  et  elles  se  font  un  régal  de  cro- 
quer tous  ceux  qui  leur  tombent  entre  les  mains. 

XII. 

ORNEMENS. 

Outre  les  plumes  dont  nous  avons  déjà  fait  men- 
tion ,  les  hommes  et  les  femmes  garnissent  souvent 
leur  chevelure  de  dents  de  requin,  de  morceaux  de 
bois ,  de  petits  coquillages ,  et  des  bagatelles  qu'ils  ont 
pu  se  procurer  de  la  part  des  Européens  *.  Leurs 
oreilles  sont  percées  depuis  l'âge  le  plus  tendre  2  ,  et 
reçoivent  de  même  divers  objets ,  suivant  le  goût  et 
les  moyens  des  individus ,  comme  morceaux  de  bois 
sculptés,  dents  humaines,  pierres  précieuses,  rou- 
leaux d'étoffes,  plumes  d'albatros  5,  etc. 

Nous  ferons  observer  cependant  que  les  pendans 
d'oreilles  les  plus  précieux  sont  formés  des  dents 
tranchantes  d'une  espèce  de  requin.  M.  Cruise  assure 
que  cet  ornement  est  exclusivement  réservé  pour  les 
personnes  d'un  certain  rang,  et  qu'il  est  rigoureuse- 
ment interdit  aux  esclaves  4.  Il  est  certain  que  ceux 
qui  en  sont  décorés  y  tiennent  singulièrement,  et  je 
les  ai  vu  refuser  des  objets  d'un  très-grand  prix  à 
leurs  yeux  qu'on  leur  offrait  en  échange.  Le  motif  de 
leur  attachement  à  ces  dents  tenait-il  à  un  sentiment 
religieux,  ou  bien  au  souvenir  des  personnes  qui  les 


i  Savage,  p.   5i.  —  2  Savage,   p.    53.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III, 
p.  275.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  62.  —  4  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  <îr>(). 


DE  L'ASTROLABE.  185 

leur  ont  données  ou  transmises  •?  M.  Marsden  attri- 
bue cet  attachement  au  premier  de  ces  deux  motifs. 
Touai  disait  que  le  prix  de  ces  dents  dépendait  de  leur 
rareté  et  de  la  difficulté  de  s'en  procurer;  M.  Rendait 
les  considérait  simplement  comme  des  souvenirs  d'a- 
mitié sacrés  pour  eux.  Pour  moi ,  je  crois  que  tous  ces 
motifs  peuvent  se  réunir  dans  l'opinion  de  ces  hom- 
mes pour  faire  de  ces  dents  des  bijoux  aussi  précieux. 

En  guise  de  pendans ,  ces  sauvages  portent  aussi 
aux  oreilles  un  petit  poisson  desséché,  syngnathus 
hippocampus,  sans  doute  à  cause  de  sa  forme  bi- 
zarre 2. 

Cook  fait  mention  d'un  naturel  qui  avait  la  cloison  du 
nez  percée  et  traversée  par  une  plume  dont  les  deux 
bouts  s'avançaient  sur  les  joues  5.  Anderson  en  ob- 
serva quelques-uns  chez  lesquels  la  partie  inférieure 
de  ce  cartilage  était  percée  d'un  trou  4.  Nous  croyons 
cependant  que  cet  usage ,  si  fréquent  parmi  les  races 
noires,  était  fort  rare  à  la  Nouvelle-Zélande. 

Ces  sauvages  portent  des  colliers ,  et  pour  les  fa- 
briquer ils  emploient  de  préférence  des  petits  mor- 
ceaux de  roseau,  d'os  et  de  serlulaires,  wangaroa , 
dont  ils  assortissent  les  couleurs  de  manière  à  pro- 
duire l'effet  le  plus  agréable  5.  C'est  aussi  au  cou  qu'ils 
suspendent  ces  figures  bizarres  en  jade  vert ,  pou- 
namou ,  auxquelles  ils  attachent  un  grand  prix  6 , 

•  D'Unille,  II,  p.  172.  —  '  Nichoîas,  II,  p.  83  . —  3  Cook  ,  preni.  Voy., 
III,  p.  275.  —  4  Cook,  trois.  Voy.,  I,  19S.  —  5  Cook,  trois.  Voy.,  1, 
p.  njS.  Savage,  p.  Si.  —  <"'  Cook,  prem.  Voy.,  III ,  p.  277.  Croset,  d'1  1  \.- 
III,  p.  62.  Savage,  p.  21, 


186  VOYAGE 

quoiqu'il  paraisse  certain  que  ce  prix  tient  plutôt  au 
souvenir  des  personnes  d'où  viennent  ces  objets  qu'à 
aucune  notion  vraiment  religieuse  ». 

A  l'angle  supérieur  de  leur  natte  de  dessus,  et  près 
de  l'endroit  où  ses  deux  bouts  se  rattachent  devant 
la  poitrine,  suivant  le  rang  de  l'individu,  sont  aussi 
suspendues  de  petites  baguettes  recourbées  de  deux 
ou  trois  pouces  de  long,  en  serpentine  ou  en  dents 
de  sanglier.  Quand  un  chef  terrasse  sous  ses  coups 
un  guerrier  de  quelque  distinction ,  il  ajoute  d'ordi- 
naire les  décorations  du  vaincu  à  celles  qu'il  portait 
déjà. 

Ils  ont  quelquefois  des  bracelets  de  la  même  ma- 
tière que  les  colliers.  Mais  l'attribut  spécial  du  guer- 
rier zélandais ,  l'instrument  qui  ne  le  quitte  presque 
jamais ,  en  paix  comme  en  guerre ,  c'est  le  mère,  cette 
espèce  de  casse-tète  court  et  ovale,  en  serpentine, 
granit ,  basalte ,  ou  en  os  de  baleine ,  qu'ils  portent 
suspendu  au  poignet  droit  avec  un  petit  cordon.  Chez 
eux  il  est  le  substitut  naturel  du  poignard  et  du 
cuchillo  chez  les  Italiens  et  les  Espagnols  2. 

Comme  tous  les  insulaires  de  la  Polynésie,  les  Zé- 
landais ne  croient  avoir  fait  une  toilette  complète 
qu'après  s'être  oints  copieusement  sur  toutes  les  parties 
du  corps,  et  surtout  le  visage  et  les  cheveux  ,  d'huile 
de  poisson  5.  En  outre,  ils  se  barbouillent  fréquemment 


>  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  659.  Revue  Britannique ,  d'Urv. ,  III,  p.  723. 
—  2  Savage,  p.  52.  Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  586.  —  3  Cook,  prem.  Voy., 
III,  p.  268.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  61. 


DE  L'ASTROLABE.  487 

la  figure  de  rouge  d'ocre  ,  kokohai ',  qu'ils  ont  délayé 
dans  cette  huile  l.  En  cet  état,  leur  approche  est  sou- 
vent importune  à  l'Européen  en  salissant  tous  ses  vète- 
mens  de  ce  fard  désagréable,  et  leur  communiquant 
une  odeur  qui  n'est  nullement  suave  2. 

Les  guerriers  ne  se  présentent  jamais  au  combat 
qu'après  avoir  relevé  leurs  cheveux  en  touffe  au  som- 
met de  la  tète ,  les  avoir  ornés  de  plumes  blanches , 
et  s'èlre  complètement  frottés  d'ocre  délayée  dans 
l'huile  de  poisson  5.  Cette  grande  toilette  est  de  ri- 
gueur avant  de  se  livrer  à  l'acte  le  plus  solennel  et  le 
plus  glorieux  de  leur  existence,  suivant  leurs  idées 
sur  l'honneur. 

XIII. 

INDUSTRIE. 

L'industrie  de  ces  peuples  a  pour  objets  principaux 
la  culture  de  leurs  champs  de  patates ,  la  pèche ,  la 
construction  des  maisons,  des  canots  et  des  divers 
instrumens  de  guerre  et  de  pèche;  enfin  la  fabrication 
des  nattes. 

C'est  aux  femmes  que  sont  dévolus  la  plupart  de 
ces  travaux  4;  car  les  hommes,  et  les  guerriers  parti- 
culièrement, croiraient  déroger  s'ils  vaquaient  aux 

«  Look,  prem.  Voy.,  III,  p.  270.  Deux.  Voy. ,  I,  p.  263.  Savage,  p.  52. 
—  *  Cook ,  trois.  Voy.,  i,  p.  202.  —  3  Cook,  deux.  Voy.,  II,  p.  217. 
Sicholas,  11,  p.  19.  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  658.  Blosscvillc ,  d'Urv. ,  III, 
p.  6g5.  Revue  Britannique,  d'Urv.,  III,  p.  723.  —  UW/i;u,  d'Urv,,  III, 
p.  7S. 


488  VOYAGE 

fonctions  domestiques  ,  surtout  à  celles  qui  ont  trait 
à  l'agriculture,  à  la  pêche  et  à  la  fabrication  des  nattes. 
Mais  ils  travaillent  volontiers  à  celle  des  instruraens 
de  guerre  qui  se  rapportent  à  leur  profession. 
Agriculture.  Quand  ces  naturels  ont  l'intention  de  planter  un 
espace  de  terre  en  patates ,  pommes  de  terre  ou  au- 
tres productions ,  ils  commencent  par  mettre  le  feu 
aux  broussailles  ou  aux  arbres  qui  couvrent  le  sol  * , 
ce  qui  occasione  souvent  d'immenses  incendies  ?  ;  puis 
ils  remuent  la  terre  avec  des  bêches  ou  des  pieux  en 
bois  de  diverses  formes ,  suivant  qu'elle  est  plus  ou 
moins  compacte  3.  Us  entourent  le  champ  de  haies , 
l'ensemencent ,  et  ont  soin  d'en  enlever  de  temps  en 
temps  les  mauvaises  herbes.  Les  voyageurs  ont  vanté 
la  belle  tenue  de  ces  plantations ,  surtout  de  celles  de 
patates  douces ,  qui  sont  traversées  par  de  jolis  sen- 
tiers et  enceintes  de  palissades  fort  propres  4;  cer- 
tains préjugés  religieux  se  rattachent  à  leur  culture. 
M.  Marsden  fait  le  tableau  le  plus  agréable  des  plan- 
talions  de  Shongui  à  Waï-Mate  en  1 81 5  5. 

Le  climat  est  si  tempéré  et  le  sol  si  fertile,  qu'on 
peut  obtenir  dans  l'année  deux  récoltes  de  patates  6. 

Le  moment  de  la  récolte  est  une  réjouissance  pour 
la  tribu  qui  célèbre  ordinairement  cette  époque  par 

i  Nicholas,  I ,  p.  342.  —  2  Cruise ,  p.  254.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III, 
p.  287.  Savage,  p.  55.  Kendall,  d'Urv. ,  III,  p.  118.  Marsden,  d'Urv.,  III, 
p.  280,  3oo,  3oi.  Davis,  d'Urv.,  III,  p.  5i4.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  669. 

—  4  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.    286.  Banks ,  d'Urv.,  III,  p.  i5.  Savage, 
p.  55.  Nicholas,  I,  p.  171 ,  245,  333.  —  5  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  166. 

—  6  Savage,  p.  57.  Cruise,  p.  2Ô3. 


DE  L'ASTROLABE.  489 

des  festins  et  des  danses  auxquelles  tous  ses  membres 
prennent  part  l.  Dès  qu'on  les  a  retirées  de  terre  ,  les 
patates  sont  étendues  sur  les  plate-formes  dressées  à 
huit  ou  dix  pieds  au-dessus  du  sol,  et  soigneusement 
recouvertes  de  fougère  2.  Quand  elles  sont  sèches,  on 
les  ramasse  dans  les  magasins  qui  ont  été  préparés 
pour  cet  objet.  Les  plus  petites  sont  toujours  réservées 
pour  semer  5. 

Pour  transporter  et  conserver  les  patates  et  les 
pommes  de  terre ,  ils  se  servent  habituellement  de 
petites  corbeilles  en  feuilles  vertes  de  phormium  ; 
elles  contiennent  de  huit  à  trente  livres  de  patates  4, 
mais  leur  mesure  moyenne  et  la  plus  commune  est  de 
dix-sept  livres  5. 

Quelles  que  soient  les  dispositions  et  l'aptitude  des 
Zélandais  pour  la  culture  des  terres,  cette  culture, 
avant  l'arrivée  des  Européens  ,  n'avait  jamais  lieu  que 
sur  une  très-petite  échelle  ;  les  patates  douces  et  les 
tares  qui  en  étaient  les  seuls  objets ,  loin  de  leur  offrir 
un  aliment  habituel,  pouvaient  tout  au  plus  leur  suf- 
fire dans  quelques-unes  de  leurs  solennités. 

Aujourd'hui  même ,  malgré  les  efforts  et  les  encou- 
ragemens  des  missionnaires  et  les  facilités  qu'a  pro- 
curées à  ces  naturels  l'introduction  des  instrumens  en 
fer  de  toute  espèce ,  les  défrichemens  sont  encore 
très-bornés.  Les  plantations  se  réduisent  ordinaire- 
ment à  de  petits  morceaux  de  terre  de  peu  d'étendue, 


<  Cruise,  d'Lrv. ,  III,  p.  644.  —  2  Savage,  p.  56.  Xicholas,  I,p.  3i5. 
—  i  Savage,  p.  55.  —  4  Savage,  p.  56.  —  5  Dillon ,  I,  p.   193. 


490  VOYAGE 

et  nullement  en  rapport  avec  leurs  besoins  et  la  ferti- 
lité du  sol.  Les  penchans  belliqueux  de  ces  insulaires 
leur  donnent  de  l'éloignement  pour  les  paisibles  tra- 
vaux de  l'agriculture.  En  outre,  ils  redoutent  les  ir- 
ruptions de  leurs  voisins  qui  se  réuniraient  pour  les 
dépouiller,  s'ils  étaient  tentés  par  le  pillage  d'une  ré- 
colte abondante.  Cette  considération  sera  long-temps 
un  obstacle  à  leurs  progrès;  c'était  ce  motif  que  m'al- 
léguait Touai ,  toutes  les  fois  que  je  lui  reprochais 
d'avoir  aussi  peu  de  champs  de  patates  et  de  pommes 
de  terre. 

Outre  la  patate  douce,  les  naturels  cultivaient  aussi 
primitivement  le  taro,  et  les  courges  qu'ils  mangeaient 
tant  qu'elles  étaient  tendres ,  et  dont  ils  fabriquaient 
la  plupart  de  leurs  vases  r.  Toutes  ces  productions 
étaient  rares  sur  l'ile  méridionale  2. 

Quelquefois  encore  ,  ils  cultivaient  le  phormium 
Lenax  5,  en  prenant  des  rejetons  et  les  plantant  trois  à 
trois  à  certaine  distance  les  uns  des  autres  dans  les 
terrains  marécageux  4,  à  peu  près  comme  l'on  cultive 
les  cannes  à  sucre  dans  les  colonies.  Mais  ils  se  don- 
naient rarement  cette  peine ,  attendu  qu'ils  aimaient 
mieux  se  contenter  des  plantes  de  cette  espèce  qui 
croissaient  naturellement. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire  des  cultures  de 
la  Nouvelle-Zélande,  on  voit  que  ces  insulaires  avaient 


j  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  257.  Banks,  d'Urv. ,  III,  p.  i5.  Crozet, 
d'Urv.,  III,  p.  64.  —  2  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  256.  —  ■'•  Crozet,  d'Urv., 
III,  p.  64.  —  4  Collins,  d'Urv.,  III,  p.  81. 


DE  L'ASTROLABE.  491 

une  idée  très-positive  du  droit  de  propriété.  En  effet 
chaque  tribu  ,  chaque  famille  connaît  parfaitement  les 
limites  de  son  territoire  ,  et  ceux  qui  voudraient  y 
porter  atteinte  seraient  exposés  au  ressentiment  des 
propriétaires  >. 

Tous  les  navigateurs  ont  successivement  admiré  le  Pèche, 
travail  et  les  dimensions  immenses  des  filets  employés 
par  ces  sauvages.  En  effet,  plusieurs  de  ces  filets  at- 
teignent jusqu'à  trois  ou  quatre  cents  brasses  de  lon- 
gueur ,  sur  quinze  ou  vingt  pieds  de  largeur  2.  Ils 
remplacent  le  liège  par  de  petits  morceaux  d'un  bois 
blanc  fort  léger ,  et  le  plomb  par  de  petits  cailloux 
très-lourds  "».  Les  filets  les  plus  précieux  sont  en 
chanvre  de  phormium  4,  mais  ils  en  ont  aussi  en  jonc 
pour  des  pèches  d'une  nature  particulière ,  et  ils  se 
servent  très-adroitement  des  uns  et  des  autres. 

Avec  lecorce  de  l'arbre  mangai-mangai ,  ils  fa- 
briquent des  espèces  de  paniers  ou  filets  circulaires 
semblables  à  nos  verveux,  et  qui  sont  employés  par- 
ticulièrement pour  pécher  sur  le  lac  Maupere  5. 

Des  rangées  de  piquets  plantés  dans  l'eau  indiquent 
les  limites  respectives  des  espaces  où  chaque  tribu  a 
le  droit  exclusif  de  pécher.  Leurs  membres  sont  fort 
pointilleux  sur  ces  prérogatives,  et  la  moindre  infrac- 
tion peut  entraîner  des  guerres  sérieuses  6. 

Ils  pèchent  à  la  ligne  avec  succès ,  malgré  fimper- 


i  Xicholas,  II,  p.  32i.  —  2  Cook ,  prem.  Voy.,  III,  p.  159,  286.  Blos- 
saille,  d'Urv.,  III,  p.  698.  —  3  Crozet ,  d'Orv. ,  III,  p.  65.  — 4  Savage, 
p.  58.  —  5  Xicholas ,  il'IJrv.,  III,  p.  6o5.  —  ,;  Xicholas,  I,  p.  235. 


492 


VOYAGE 


Phoques. 


feclion  de  leurs  hameçons  dont  le  corps  est  un  mor- 
ceau de  nacre  ou  autre  coquillage  taillé  ou  poli  avec 
une  pointe  en  os  acéré,  munie  d'une  barbe.  Les  lignes 
sont  en  chanvre  de  phormium  ,  d'une  durée  et  d'une 
force  extraordinaires  * .  Les  hameçons  portent  le  nom 
de  mat  au. 

Enfin,  si  l'on  en  croit  Rutherford  ,  ils  sont  si  habi- 
les plongeurs  ,  qu'ils  sont  capables  d'aller  surprendre 
le  poisson  à  de  grandes  profondeurs  et  de  le  saisir 
sans  autre  moyen  que  leur  adresse  et  leur  agilité  2. 

Il  est  certain  que  c'est  dans  la  construction  de  leurs 
pirogues  que  ces  insulaires  avaient  poussé  le  plus  loin 
leur  industrie  ;  car  nous  avons  déjà  fait  observer  que 
leurs  maisons  étaient  toujours  d'une  construction  fort 
mesquine  et  ne  répondaient  guère  à  leur  intelligence 
naturelle. 

On  remarque  deux  sortes  de  pirogues  :  les  unes 
longues  de  vingt  à  trente  pieds  seulement  sur  deux  ou 
trois  de  large  ,  et  destinées  à  porter  de  dix  à  vingt 
personnes,  appartenaient  à  des  particuliers  ou  du 
moins  à  certaines  familles,  et  d'ordinaire  chaque  tribu 
comptait  un  grand  nombre  de  ces  pirogues.  Les  au- 
tres atteignent  jusqu'à  soixante  et  quatre-vingts  pieds 
de  longueur ,  sur  cinq  à  six  de  largeur ,  et  quatre  de 
profondeur  3,  et  peuvent  porter  jusqu'à  quatre-vingts 
et  cent  hommes.  Ces  dernières  sont  réservées  pour 


i  Cook ,  prem.  Voy.,  III,  p.  2S6.  Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  65.  Savage, 
p.  58.  —  2  IXutherford ,  d'Urv.,  III,  p.  744.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III, 
p.  93. 


DE  L'ASTROLABE.  493 

les  combats ,  et  appartiennent  à  toute  la  tribu  qui  en 
possède  rarement  plus  de  trois  ou  quatre  à  la  t'ois  '. 
Une  des  pirogues  de  Tepere  deWangaroa  avait  plus 
de  soixante  -  douze  pieds  de  longueur ,  et  contenait 
soixante-sept  personnes  2. 

Du  reste,  toutes  ces  pirogues  sont  semblables  par 
la  forme  générale  et  par  les  détails  de  la  construc- 
tion. Elles  se  composent  d'un  énorme  tronc  de  koudi, 
creusé  intérieurement  dans  toute  sa  longueur,  et  sur- 
haussé de  chaque  coté  par  une  planche  d'un  pied  de 
largeur  environ,  adroitement  cousue  au  corps  de  la 
pirogue  dans  toute  sa  longueur.  La  couture  est  en 
outre  remplie  par  du  chanvre  ou  des  broussailles,  et 
calfeutrée  avec  une  espèce  de  résine  5. 

Ces  pirogues  sont  pourvues  de  bancs  pour  les  ra- 
meurs, qui  se  servent  toujours  de  pagaies  bien  taillées, 
et  susceptibles  d'ajouter,  par  l'élasticité  du  bois,  à  la 
force  d'impulsion  qu'on  peut  leur  donner  4.  Une  pierre 
fort  pesante  sert  d'ancre  5.  Les  voiles,  qui  sont  trian- 
gulaires ,  se  composent  de  nattes  en  paille  cousues 
ensemble  6.  Ces  pirogues  manœuvrent  fort  bien ,  et 
peuvent  filer  sept  nœuds  dans  une  belle  mer.  On 
a  vu  des  armées  de  plusieurs  centaines  de  guerriers 
exécuter  des  voyages  de  quatre  ou  cinq  cents  milles 


i  Crooet,  d'Urv. ,  III,  p.  66.  —  a  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  229.  — 
<  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  282.  Savage,  p.  62.  Cruise,  d'Urv.,  III, 
p.  668.  Iluiherford,  d'Urv.,  III,  p.  760.  —  4  Cook,  prem.  Voy.,  III, 
p.  284.  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  66.  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  169.  — 
■  Savage,  p.  63.  —  fi  Cuok ,  prem.  Voy.,  III,  p.  284.  Deux.  Voy.,  I, 
p.  »55.  Trois.  Voy.,  I,  p.  201. 


494  VOYAGE 

le  long  de  la  côte  sur  ces  frêles  embarcations  ». 

Les  pirogues  de  guerre  sont  ordinairement  sur- 
chargées de  bas-reliefs,  très-adroitement  exécutés  sur 
l'avant  et  sur  l'arrière  et  quelquefois  tout  le  long  de 
leurs  plats-bords  2.  Les  ornemens  de  la  poupe  et  de 
la  proue  sont  particulièrement  remarquables  par  la 
forme  et  la  main-d'œuvre  3.  Celui  de  Tavant  saille  en 
forme  d'éperon  en  dehors  de  l'embarcation,  et  se  relève 
de  quatre  ou  cinq  pieds.  Celui  de  l'arrière  a  de  douze 
à  quinze  pieds  de  hauteur,  deux  de  large,  et  un  pouce 
ou  deux  d'épaisseur.  Ils  sont  l'un  et  l'autre  chargés 
de  bas-reliefs  du  goût  le  plus  bizarre ,  et  entièrement 
découpés  à  jour  4. 

Ces  pirogues  sont  en  outre  ornées  de  touffes  de 
plumes,  de  poils  et  de  feuillages  de  diverses  sortes. 
Quelquefois  elles  sont  réunies  deux  à  deux,  et  une 
douzaine  de  ces  doubles  pirogues  peut  former  une 
puissante  escadre. 

Souvent  deux  familles  se  réunissent  ensemble  pour 
armer  une  pirogue  ordinaire.  Dans  ce  cas ,  un  treillis 
sépare  l'intérieur  en  deux  parties ,  pour  empêcher  que 
les  effets  et  les  marchandises  des  deux  familles  ne  se 
confondent  ensemble  5. 

Aussitôt  que  ces  naturels  mettent  pied  à  terre ,  ils 
ont  soin  de  tirer  aussi  leurs  pirogues  sur  le  rivage,  et 
quelquefois  ils  les  traînent  à  une  distance  considéra- 


•  Iiutherford ,  d'Urv.,  III,  p  760.  —  2  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  283. 
D'Urville,  H,  p.  i5r. —  3  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  2o3.  —  4  Cook,  prem. 
Voy.,  III,  p.  283.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  760.  —  S  Savage,  p.  63. 


DE  L'ASTROLABE.  495 

ble  de  la  mer,  pour  éviter  qu'elles  ne  soient  volées  par 
leurs  ennemis. 

Pour  construire  ces  pirogues  ,  ainsi  que  leurs  mai- 
sons, les  naturels  ne  pouvaient  employer,  avant  l'ar- 
rivée des  Européens ,  que  des  instrumens  en  pierres 
de  jade,  granit  ou  basalte,  taillées  et  emmanchées  en 
forme  de  haches,  ciseaux  et  herminettes  '.  Il  leur 
fallait  un  temps  et  une  patience  infinie  pour  venir  à 
bout  de  ces  ouvrages  2.  Aujourd'hui  r  grâce  à  l'acqui- 
sition du  fer,  ces  travaux  sont  devenus  bien  moins 
pénibles  pour  eux. 

Pour  peindre  leurs  pirogues  et  leurs  maisons  à 
Thuile  et  à  l'ocre,  les  naturels  se  servent  d'une  espèce 
de  pinceau  fait  avec  une  touffe  de  plumes  5. 

Leurs  armes  principales  sont  les  lances ,  les  casse-  Armes. 
tètes  et  les  haches  d'armes  4.  Les  lances  sont  de  tou- 
tes sortes  de  formes  et  de  longueurs.  Il  en  est  qui 
ont  jusqu'à  trente  pieds  de  long ,  en  bois  très-dur, 
pointues  à  une  extrémité,  avec  un  bouton  arrondi 
à  l'autre  bout.  Quelquefois  elles  sont  garnies  d'os 
acérés,  d'autres  fois  la  pointe  est  munie  de  fortes 
barbes  qui  rendent  très-dangereuses  les  blessures 
qu'elles  font  5.  Quelques-unes  de  ces  lances  n'ont  que 
cinq  ou  six  pieds  de  long,  et  le  bout  le  plus  pesant 
est  alors  garni  d'une  espèce  de  masse  G.  Enfin ,  il  en 
est  de  plus  légères  que  l'on  lance  au  moyen  d'une 

i  Crozel,  d'Urv. ,  III,  p.  66.  Savage,  p.  70. —  ■>■  Marsden ,  d'Urv. ,  III, 
p.  317,  3 18.  —  3  Xicholas,  I,  p.  35g.  —  4  ('mise,  d'Urv.,  III,  p.  668. 
—  S  Çpokt  prem.  Voy.,  III,  p.  9.87.  Savage,  p.  66.  —  6  Nieholas ,  d'I'rv., 
111,  p.  '587. 


496  VOYAGE 

corde  fixée  au  bout  d'un  bâton,  à  peu  près  comme  on 
fait  d'une  pierre  avec  la  fronde. 

Les  casse-tètes  sont  en  jade,  basalte,  os  de  baleine, 
ou  simplement  en  bois  dur,  suivant  les  moyens  de 
l'individu  l.  Ces  armes  ont  la  figure  d'un  ovale  de 
dix-huit  ou  vingt  pouces  de  long  sur  quatre  ou  cinq 
de  large;  elles  sont  plus  épaisses  dans  le  milieu  et 
tranchantes  sur  les  bords  ;  leur  manche  est  percé  d'un 
trou  pour  recevoir  un  cordon  qui  sert  à  les  suspen- 
dre au  poignet.  Les  Zélandais  s'en  servent  quand  ils 
en  viennent  aux  mains  dans  le  combat  2,  surtout  pour 
assommer  les  esclaves  qu'ils  veulent  sacrifier.  Cet 
instrument  porte  spécialement  le  nom  de  mère,  et  l'on 
peut  dire  que  c  est  vraiment  l'arme  nationale  du  Nou- 
veau-Zélandais ,  car  un  homme  de  distinction  ne  mar- 
che presque  jamais  sans  son  mère  3. 

Les  haches  d'armes  ont  ordinairement  cinq  pieds 
de  long  ;  elles  sont  en  bois  dur ,  et  terminées  à  une 
extrémité  par  une  sorte  de  quart  de  cercle  de  huit 
pouces  de  rayon  et  tranchant  sur  les  bords ,  tandis 
que  l'autre  bout  se  termine  en  pointe.  Ainsi ,  cette 
arme  peut  servir  tour  à  tour  de  hache  et  de  pique. 
C'est  avec  celle-là  que,  dans  le  combat,  les  naturels 
coupent  la  tête  de  leurs  ennemis  4.  Quelques-unes  sont 
terminées  simplement  par  une  masse  plus  ou  moins 
épaisse,  arrondie,  anguleuse,  ou  contournée  en  forme 

i  Cook,  d'Urv.,  III,  p.  68.  —  a  Savage,  p.  66.  Nicholas,  d'Urv. ,  III, 
p.  586.  Ruiherford,  d'Urv.,  III,  p.  732.  —  3  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  288. 
Mosseville,  d'Urv.,  III,  p.  694.  —  4  Anderson ,  d'Urv.,  III,  p.  2/,. 
Savage }  p.  66. 


DE  L'ASTROLUîE.  497 

de  bec  ou  de  crochet.  Toutes  portent  indistinctement 
le  nom  de  patou. 

Souvent  aussi  les  chefs  portent  une  espèce  de  hal- 
lebarde de  cinq  ou  six  pieds  de  long,  un  peu  aplatie 
par  un  bout ,  et  terminée  de  l'autre  en  façon  de  fer  de 
lance  aplati ,  travaillé  avec  art  et  enrichi  de  touffes  de 
plumes  de  perroquet  l.  Quelques-uns  portent  encore 
de  longues  côtes  de  baleine  artistement  ciselées  sur 
les  bords,  parfaitement  polies,  et  dont  l'aspect  rap- 
pelle celui  d'un  long  sceptre  2.  Nicholas  nomme  le 
premier  de  ces  instrumens  he?ii^,  et  Rangui  de  Shou- 
raki  m'a  dit  que  le  sceptre  en  os  de  baleine  prenait  le 
nom  de  patoa-waïroa.  Il  m'a  semblé  que  ces  deux 
armes  servaient  en  même  temps  de  moyens  d'attaque 
et  d'insignes  de  commandement  pour  ceux  qui  les 
possédaient. 

Tous  ces  instrumens  étaient  parfaitement  exécutés; 
ils  avaient  un  poli  admirable  et  souvent  étaient  enri- 
chis de  bas-reliefs  tres-artistement  travaillés.  Ces  ou- 
vrages faisaient  d'autant  plus  d'honneur  à  l'industrie 
des  naturels  qu'ils  n'avaient  autre  chose  pour  les  exé- 
cuter que  des  outils  en  pierre  ou  en  coquilles  4.  Ceux 
qu'ils  estimaient  le  plus  étaient  en  jade,  et  l'on  rie 
peut  qu'admirer  l'adresse  des  sauvages  pour  donner 
promptement  le  tranchant  à  ces  outils  et  même  y  pra- 
tiquer des  trous  pour  y  passer  des  cordons.  INous 


i  Cook,  prem.  Voy%,  III,  p.  128.  —  a  Cook ,  prem.  Voy. ,  III,  p.  146, 
■>. 88.  D'Uiville,   II,  p.   171.  —  3  Nicholas ,   I ,  p.   193.  — A  Cook ,  prem. 
Yn\.,  III,  p.  285.  Sa^a^c,  p.  70.  Nicholas,  d'Urv.  ,  III,  p.  .'187. 
TOMK    II.  34 


i98  VOYAGE 

supposerons  volontiers  avec  Banks  qu'ils  n'en  venaient 
à  bout  qu'en  les  frottant  avec  de  la  poussière  de  la 
même  matière  1 . 

Outre  les  javelots  dont  nous  avons  parlé,  les  seuls 
projectiles  de  ces  naturels  étaient  les  pierres ,  dont 
leurs  pas  ,  leurs  retranchemens  et  leurs  pirogues 
étaient  toujours  abondamment  pourvus  2. 

Il  est  digne  de  remarque  que  ces  insulaires  ne  con- 
naissaient l'usage  ni  de  l'arc  3,  ni  du  bouclier  4,  ni  de 
la  fronde  5. 

Aujourd'hui  que  ces  peuples  ont  reconnu  l'immense 
supériorité  des  armes  à  feu  ,  ces  deux  objets ,  la  pou- 
dre et  des  fusils ,  poudra  et  pou  ,  sont  devenus  le  but 
constant  et  presque  unique  des  vœux  du  Zélandais  et 
de  ses  demandes  aux  Européens.  Ce  sont  les  pre- 
miers mots  qui  sortent  de  sa  bouche,  quand  on  lui  de- 
mande le  prix  d'un  objet  quel  qu'il  soit.  Si  vous  le 
refusez,  sa  figure  s'attriste;  si  vous  lui  donnez  quelque 
espoir,  l'inquiétude ,  le  désir  et  l'avidité  se  peignent 
sur  ses  traits.  Je  ne  sais  vraiment  pas  ce  qu'il  serait 
capable  de  faire  pour  se  procurer  ces  articles  si  ar- 
demment désirés  6.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
ces  sentimens  tiennent  à  l'idée  de  pouvoir,  au  moyen 
de  ces  armes  ,  détruire  et  dévorer  plus  facilement  son 
ennemi. 

Les  fusils  à  deux  coups  surtout  sont  devenus  pour 

i  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  286.  —  a  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  2  S  7. 
—  3  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  67.  Quoj,  d'Urv. ,  II,  p.  285.  New-Zealan- 
ders,  d'Urv.,  III,  p.  773.  —  4  Savage,  p.  67.  —  5  Cook,  prem.  Voy.  , 
III,  p.  127-  —  6  D'Urville,  II,  p.  io5. 


DE  L'ASTROLABE.  499 

eux  les  objets  les  plus  désirables  du  monde  ■  ;  car  ils 
peuvent  tuer  deux  hommes  à  la  fois  :  aussi  ces  armes 
ont  reçu  pour  ce  motif  le  nom  de  pou  doua  tança  ta, 
fusil  a  deux  hommes. 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  belles  nattes  se  fabri-  Naites. 
quaient  avec  le  chanvre  extrait  du  phormium.  Les  na- 
turels coupent  les  feuilles  de  cette  plante  et  les  appor- 
tent chez  eux  par  paquets  ;  à  cet  état  les  feuilles  por- 
tent le  nom  de  kovadi.  On  les  racle  fortement  avec 
de  grandes  coquilles  de  moules,  et  on  achève  de  séparer 
le  chanvre  de  la  paille  avec  les  ongles  des  orteils  que 
Ton  laisse  croître  exprès  pour  cet  objet.  Les  sauvages 
ont  imaginé  des  peignes  qui  ressemblent  plus  ou  moins 
à  ceux  dont  se  servent  les  tisserands  pour  achever  de 
nettoyer  le  chanvre.  Une  fois  préparé,  il  prend  le 
nom  de  mouka,  et  c'est  en  le  laissant  exposé  plusieurs 
jours  à  la  rosée  qu'il  acquiert  enfin  cette  blancheur 
éclatante  que  les  Européens  ont  souvent  admirée  a. 

Avec  le  mouka ,  les  Zélandais  fabriquent  leurs  nat- 
tes. Pour  cela  ils  emploient  un  métier  fort  simple  qui 
consiste  en  un  châssis  rectangulaire  de  la  dimension 
de  la  natte.  Les  fils  de  la  chaîne  sont  attachés  aux 
deux  extrémités  du  châssis  ,  à  des  distances  plus  ou 
moins  rapprochées  les  uns  des  autres;  puis  la  trame 
est  alternativement  conduite  à  la  main  au  travers  de 
ces  fils  au  moyen  d'une  espèce  d'aiguille  qui  leur  sert 
de  navette  3. 

»  D'Unille,  II,  p.  172.  —  2  (00k ,  preni.  Voy.,  III,  p.  258.  Crotei, 
d'Urv. ,  III,  p.  67.  Blosseiille ,  p.  9.  —  ï  Cook ,  prcm.  Voy.,  III,  p.  27 3. 
Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  67.  Savage,  p.  69. 

34H 


ÔOO  VOYAGE 

Les  nattes  des  Zélandais  sont  de  différentes  dimen- 
sions et  de  tissus  très-variés;  dans  les  unes,  les  fils  ne 
sont  point  tordus ,  tandis  qu'ils  le  sont  dans  d'autres 
dont  le  tissu  est  alors  beaucoup  plus  compacte  ».  Elles 
sont  souvent  ornées  de  bordures  à  dessins,  dont  les 
fils  sont  en  grande  partie  formés  de  cheveux  ou  poils 
de  chien  peints  de  diverses  couleurs,  réunis  et  tordus 
plusieurs  ensemble.  Quelques-unes  de  ces  nattes  ont 
jusqu'à  douze  et  quinze  pieds  de  longueur  sur  cinq 
ou  six  de  largeur  ;  quand  elles  sont  en  outre  d'un 
tissu  très-fin  et  enrichies  de  bordures  et  de  dessins , 
elles  ont  dû  coûter  cinq  ou  six  mois  de  travail  et  sou- 
vent davantage  2;  plusieurs  femmes  travaillent  quel- 
quefois ensemble  à  la  même  natte  5. 

Les  étoffes  papvriformes  des  Taïtiens  et  des  autres 
habitans  de  l'Océanie  m'ont  paru  totalement  incon- 
nues des  Zélandais  ;  cependant  Cook  assure  qu'ils  en 
fabriquaient  quelquefois  en  très-petite  quantité,  et 
comme  ornement  4.  Ils  font  souvent  des  nattes  en 
peaux  de  chien  cousues  ensemble,  mais  il  est  rare  que 
ces  peaux  ne  soient  pas  au  moins  doublées  en  nattes 
ordinaires  de  phormium.  Leurs  aiguilles  sont  en  os, 
et  leur  fil  en  chanvre  qu'ils  tordent  sur  leurs  genoux 
ou  avec  un  métier  très-simple. 

XIV. 

MUSIQUE    ET    DANSE. 

lustrumens.       Les  instrumens  de   musique  de  ces  sauvages  se 

•  Savage    p.  53,  69.  —  *  Nicholas ,  d'Urv. ,  III,  p.  6o5.  —  3  yicholas  , 
I,  p.   192.  —  4  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  257. 


DE  L'ASTROLABE.  50 1 

bornent  à  deux  ou  trois  espèces  de  flûtes  dont  ils 
tirent  seulement  des  sons  avec  le  souffle  des  narines. 
Les  unes  sont  des  tubes  de  six  ou  sept  pouces  de 
long  ouverts  aux  deux  extrémités ,  pourvus  de  trois 
trous  d'un  coté,  et  d'un  seul  de  l'autre  '.  D'autres 
sont  composées  de  deux  pièces  de  bois  réunies  her- 
métiquement par  des  Hures  très-serrées,  de  manière  à 
former  un  tube  renflé  dans  le  milieu,  où  se  trouve  un 
seul  trou  assez  large.  On  souffle  par  un  des  bouts ,  tan- 
dis qu'en  fermant  plus  ou  moins  l'autre  on  obtient  di- 
verses modulations.  D'autres  flûtes  ontenfin  des  trous 
de  chaque  coté  outre  ceux  des  deux  bouts.  Le  plus  sou- 
vent ces  instrumens  sont  en  bois;  quelquefois  cepen- 
dant ils  sont  en  os  humains,  et  presque  toujours  ornés 
de  gravures  bizarres  artistement  exécutées ,  et  d'in- 
crustations de  nacre  a. 

Les  Zélandais  tirent  de  ces  flûtes  des  sons  plaintifs 
et  assez  doux  quoique  discordans  5,  et  les  compa- 
gnons de  Marion  les  ont  vus  danser  au  son  de  ces 
instrumens  4.  J'ai  aussi  observé  entre  leurs  mains  des 
espèces  de  lyres  grossières  à  trois  ou  quatre  cordes 
qui  ne  rendaient  qu'un  son  sourd  et  peu  agréable. 

Ils  se  servent  de  la  trompette  marine,  murex  Lii- 
tom's ,  percée  d'un  trou,  en  guise  de  cornet  pour 
s'appeler  a  de  grandes  distances  ,  et  pour  exciter  leur 
ardeur  dans  le  combat  5. 


»  Coo/i,  prem.  Voy.,  III,  p.  291.  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  68.  —  =  Cooh, 
ilcux.  Voy.,  I,  p.  »68.  Savage,  p.  83.  —  3  Cruisc ,  p.  312.  —  4  Crozet, 
d'Urv.,  III,  p.  68.  —  5  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  264. 


502  VOYAGE 

chants.  Leurs  chanls  sont  plus  varies  que  leur  musique 

instrumentale,  et  mieux  appropriés  aux  sentimens 
qu'ils  veulent  exprimer;  ils  sont  en  outre  accompa- 
gnés de  gestes  très-expressifs  qui  ajoutent  beaucoup  à 
la  signification  des  paroles.  Sous  ce  rapport,  Forster 
reconnaît  chez  les  Nouveaux-Zélandais  une  supério- 
rité très-marquée  sur  tous  les  autres  peuples  de  la 
mer  Pacifique.  Leurs  accens,  dit-il ,  semblent  animés 
d'une  étincelle  de  génie;  et  ces  avantages  sont  à  ses 
yeux  de  fortes  preuves  de  la  bonté  de  leur  cœur  ». 

Ces  naturels  ont  des  chants  particuliers  pour  cé- 
lébrer les  plaisirs  de  l'amour  2  ?  les  fureurs  de  la 
guerre  3 ,  les  traditions  de  leurs  aïeux  4 ,  la  perte  de 
leurs  parens  et  de  leurs  amis  morts,  ainsi  que  leur 
absence  5.  Ils  en  ont  aussi  de  satiriques  pour  exciter 
le  rire  aux  dépens  de  certaines  personnes  qu'ils  pren- 
nent pour  objet  de  leurs  plaisanteries  6.  Enfin ,  il  est 
des  circonstances  où  ils  improvisent  en  quelque  façon 
des  chansons  pour  célébrer  l'arrivée  des  étrangers, 
ou  toute  espèce  d'événement  qu'ils  ont  jugé  digne  de 
leur  attention. 

Souvent  ils  accompagnent  ces  chants  en  battant 
la  mesure  sur  leur  poitrine,  de  manière  a  s'en  faire 
une  espèce  de  tambour.  L'effet  n'en  serait  pas  désa- 
gréable, s'il  n'était  pas  toujours  croissant,  de  manière 
à  produire  à  la  fin  un  bruit  si  violent  et  des  effets 


1  Cook,  deux.  Voy.,  III,  p.  369.  —  2  Savage,  p.  81.  —  3  Cook,  prem. 
Voy.,  III,  p.  g3.  — 4  Anderson,  d'Urv. ,  III,  p.  25.  —  5  Savage,  p.  83. 
Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  5 80.  —  6  Savage,  p.  84. 


DE  L'ASTKOLAKE.  mYA 

si  pénibles,  que  l'on  serait  tenté  de  craindre  pour  le 
salut  de  celui  qui  exécute  cette  singulière  musique  « . 

Quand  ils  sont  réunis  plusieurs  ensemble,  l'un 
d'eux  commence  le  chant  qu'ils  veulent  exécuter ,  et 
vers  la  fin  de  chaque  couplet  tous  les  autres  font 
chorus  en  battant  leurs  poitrines  a.  Ces  chorus  ont 
souvent  lieu  pour  un  refrein  commun  à  tous  les  cou- 
plets ;  d'autres  fois  cest  seulement  la  fin  même  des 
couplets  qu'on  répète  en  chœur. 

Savage  crut  remarquer  que  les  Zélandais  avaient 
deux  chants  pour  saluer  le  lever  et  le  coucher  du 
soleil.  Le  premier  roule  sur  un  air  joyeux ,  et  s'exé- 
cute, les  bras  tendus  en  avant,  comme  pour  saluer 
l'astre  du  jour,  et  tous  ces  gestes  annoncent  une  joie 
sans  mélange  :  le  chant  du  soir  s'accomplit  au  con- 
traire d'un  ton  dolent ,  la  tète  baissée,  et  toute  l'ac- 
tion qui  s'y  joint  exprime  le  regret  que  l'ait  éprouver 
l'absence  du  soleil  3.  Le  chant  qu'ils  adressent  à  la 
lune  est  plaintif,  et  les  gestes  qui  raccompagnent  sont 
un  mélange  de  crainte  et  de  vénération  4. 

M.  Kendall,  dans  la  Grammaire  imprimée  à  Lon- 
dres en  1820,  a  rapporté  plusieurs  de  leurs  chants, 
[f'aï-j4ta,  qui  ne  manquent  ni  d'harmonie  ni  d'inven- 
tion 5.  Pour  échantillon  de  cette  poésie  sauvage,  je  ne 
citerai  ici  que  la  pièce  suivante  à  laquelle  M.  Kendall 
a  joint  une  traduction  anglaise  fi.  A  mon  tour  j'ai  fait 


i  Savage,  p.  81.  —  2  Savage,  p.  22,  82.  —  3  Savage,  p.  21,  22,  82. 
—  i  Savage,  p.  22.  —  5  Cook ,  prem.  Voy. ,  III,  p.  290.  —  6  C.rammai- 
of  XcW'Zcaland ,  n,  107. 


504  VOYAGE 

en  sorte  d'en  rendre  fidèlement  le  sens  en  français  : 

(£  toko  to  r  au  kt  te  tiou  morongai 

3  luiotto  moi  ni  koingo  oou  ongo, 

3 ai  rama  net  ki  te  pottke  ki  eve  ittnu 

<É  tata  te  ititoxutgo  te  toi  kt  a  totuui, 

lu  a  koe,  e  taoua  ,  ka  minuit,  kt  te  tongn. 

Watt  t  o  mot  e  kah,ou,  c  tottrtki, 

(Ê  tokoroe  c  o  mo  tokou  net  langni , 

Ho  toi  ki  reiro,  okott  rottgut  ottroki. 

Le  fort  et  irrésistible  vent  qui  souffle  du  nord  orageux  a 
fait  une  impression  si  profonde  sur  mon  esprit,  en  pensant  à 
toi,  o  Taoua,  que  j'ai  gravi  la  montagne  jusqu'au  sommet  le 
plus  élevé  pour  être  témoin  de  ton  départ.  Les  vagues  rou- 
lantes vont  presque  aussi  loin  que  Stivers  '.  Tu  es  entraîné 
vers  l'est  ,  loin  au  large.  Tu  m'as  donné  une  natte  pour  la 
porter  par  amour  pour  toi ,  et  ee  souvenir  de  ta  part  me  ren- 
dra heureux  quand  je  la  nouerai  sur  mes  épaules.  Quand  tu 
seras  arrivé  au  port  où  tu  veux  aller,  mes  affections  y  seront 
avec  toi. 

Je  regrette  vivement  de  n'avoir  pu  me  procurer  la 
traduction  du  fameux  hymne  Pihe,  qui  s'exécute  dans 
toutes  les  occasions  solennelles  ,  surtout  au  commen- 
cement du  combat ,  avant  le  sacrifice  et  dans  toutes 
les  cérémonies  funéraires  2. 

M.  Nicholas  cite  aussi  quelques  exemples  fort  cu- 
rieux de  leurs  chants,  comme  ceux  où  l'on  dépeint 

i  C'est  un  homme  qui ,  dit-on ,  a  visité  la  baie  des  Iles  avant  le  capitaine 
Cook.  Tout  me  porte  à  croire  que  par  ce  nom  ils  veulent  désigner  Surville. 
—  2  D'Urville,  III,  p.  687  et  suiv. 


DE  L'ASTKOIABE.  505 

les  ravages  d'une  tempête  parmi  les  plantations  de 
patates ,  la  mort  d'un  naturel  surpris  par  son  en- 
nemi,  etc.  '.  Ce  même  voyageur  a  remarqué  aussi 
(pie  dans  les  pirogues  les  naturels  règlent  le  mou- 
vement de  leurs  pagaies  sur  un  chant  dont  les  paroles 
sont  :  fal)f  \)a  pa\)i  \)ia ,  I)ia  l)a ,  rtoki ,  rtoki ,  paroles 
qu'ils  modulent  de  toutes  sortes  de  façons  2. 

Les  chants  de  ces  naturels  sont  presque  toujours  Dause. 
accompagnes  de  danses  dont  les  temps  et  les  figures 
se  marient  avec  la  précision  la  plus  rigoureuse  au 
rythme  et  aux  paroles  du  chant.  Ces  danses  sont 
toujours  caractéristiques,  et,  pour  les  exécuter,  les 
naturels  se  rangent  sur  une  ou  deux  files.  L'un  d'eux, 
placé  à  l'écart ,  entonne  le  chant  d'un  ton  d'abord  mo- 
déré ;  alors  les  danseurs  s'agitent  peu  à  peu ,  leur 
corps  se  penche  en  arrière ,  leur  tète  acquiert  par  de- 
grés des  mouvemens  si  vifs ,  si  brusques ,  qu'on  les 
croirait  convulsifs;  les  yeux  roulent  d'une  manière 
affreuse  dans  leurs  orbites ,  la  langue  sort  de  la  bou- 
che d'une  longueur  démesurée;  enfin  à  certains  pas- 
sages, et  sans  jamais  changer  de  place,  les  danseurs 
frappent  du  pied  la  terre  si  lourdement  qu'elle  ré- 
sonne au  loin  sous  leurs  pas  5.  Quand  une  douzaine  de 
ces  insulaires  dansaient  à  bord  ,  on  aurait  cru  que  le 
pont  allait  s'enfoncer  sous  leurs  pieds  4. 

On  ne  saurait  trop  admirer  l'ensemble ,  l'harmonie 

i  Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  584.  —  2  Nicholas,  I,  p.  243.  Cruise,  d'Urv., 
III,  p.  669.  —  3  Cook ,  deux.  Voy.,  I,  p.  257.  Cruise,  p.  3i.  Sainson , 
d'Urv. ,  II,  p.  252.  Quoy,  d'Urv.,  II,  p.  286.  —  4  Crozet,  d'Urv.,  III, 
p.  54. 


50C  VOYAGE 

parfaite  avec  laquelle  tous  ces  mouvemens ,  tous  ces 
gestes  sont  exécutés.  Quelque  soit  le  nombre  des 
danseurs  ,  on  croirait  qu'ils  ne  forment  qu'un  seul  et 
même  individu  ,  tant  ils  sont  accoutumés  à  suivre  la 
même  mesure  l.  La  danse  des  marins  anglais  sem- 
blait ridicule  aux  Zélandais ,  et  ils  s'en  moquaient  en 
disant  qu'il  n'y  avait  jamais  deux  hommes  parmi  les 
Européens  qui  pussent  exécuter  ensemble  les  mêmes 
ligures  et  les  mêmes  poses  2. 

Leurs  gestes  acquièrent  une  expression  d'autant 
plus  terrible  que  la  danse  a  trait  à  une  action  plus  im- 
portante. Quand  ils  veulent  figurer  une  danse  guer- 
rière ,  il  est  difficile  d'imaginer  rien  de  plus  épouvan- 
table que  les  grimaces  qu'ils  font  3.  Les  danses  amou- 
reuses sont  accompagnées  de  gestes  et  de  postures 
lascives  et  très-indécentes  4. 

L'action  qui  s'unit  au  chant  du  Pihe ,  toute  mo- 
dérée qu'elle  est ,  participe  néanmoins  de  l'expression 
sombre,  lugubre  et  solennelle  de  cet  hymne  sacré. 
L'effet  m'en  a  toujours  semblé  imposant.  Que  ne 
doit-il  pas  être ,  quand  le  Pihe  est  entonné  par  un  ou 
deux  milliers  de  guerriers  prêts  à  s'élancer  les  uns 
sur  les  autres  pour  se  détruire  et  s'entre-dévorer  ! 

Ces  naturels  sont  tous  passionnés  pour  la  danse , 
mais  ils  s'y  livrent  avec  une  telle  ardeur  qu'ils  sont 
souvent  obligés  de  se  reposer,  tant  ils  sont  exténués 


i  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  290.  —  2  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  63ç>.  — 
3  Cook,  deux.  Voy.,  II,  p.  88.  —  4  Savage,  p.  85.  D'Unille,  III, 
p.  690. 


DE  L'ASTROLABE.  507 

de  lassitude  par  les  gestes  frénétiques  et  les  violens 
efforts  auxquels  ils  s'abandonnent  en  ces  sortes  d'oc- 
casions '.  Les  femmes  préfèrent  les  danses  qui  retra- 
cent les  plaisirs  de  l'amour  2,  tandis  que  les  guerriers 
n'estiment  que  celles  qui  ont  trait  aux  exploits  mili- 
taires. Cependant  les  femmes  et  les  jeunes  filles  se 
joignent  aussi  aux  danses  militaires.  Je  me  suis  sou- 
vent amusé  à  considérer  les  efforts  qu'elles  font  pour 
imiter  l'énergie  des  hommes,  autant  que  peut  le  leur 
permettre  la  faiblesse  de  leur  sexe. 

XV. 

MESURES. 

Les  Zélandais  mesurent  le  temps  par  jours,  ou 
plutôt  par  nuits  ,  po ;  par  lunes  ,  marama  ;  enfin  par 
années,  tau.  Suivant  Collins  ,  la  période  tau  se  com- 
posait de  cent  lunes  5.  En  général  ces  supputations 
étaient  fort  inexactes  ,  et  il  était  difficile  d'obtenir  l'é- 
poque précise  d'un  événement  déjà  éloigné ,  quand 
cette  époque  dépassait  vingt  ou  trente  lunes.  Alors  ils 
ont  plus  souvent  recours  à  quelque  circonstance  im- 
portante et  à  peu  près  simultanée  qu'ils  citent  pour 
rappeler  la  date  de  l'événement  en  question. 

C'est  ainsi  qu'en  1824  j'appris  que  Shongui  devait 
alors  avoir  environ  cinquante-deux  ans ,  en  rappro- 
chant sa  naissance  de  la  mort  de  Marion.  Car  on  me 

i  Savage,  p.  85.  Sainson ,  d'Urv.  ,  H,  p.  253.  Gairnard,  d'Urv. ,  II, 
p.  255.  —  ■>  Gairnard,  d'Urv.,  II,  p.  280.  —  3  Collins,  d'Urv.,  III, 
p.  S,. 


o08  VOYAGE 

répondit  positivement  qu'à  l'époque  de  cette  catas- 
trophe ,  Shongui  se  trouvait  encore  dans  le  ventre  de 
sa  mère  ».  D'après  le  calcul  de  ce  chef  en  lunes  ou 
?nara??ia,  je  lui  aurais  donné  cinquante-six  ans  :  en- 
core il  faudrait  pour  cela  regarder  les  lunes  comme 
des  mois ,  en  retranchant  la  différence  pour  tout  cet 
intervalle ,  c'est-à-dire  deux  ans  environ  ;  sa  suppu- 
tation donnerait  cinquante-quatre  ans ,  compte  très- 
voisin  de  la  vérité.  Quand  ces  hommes  veulent  tenir 
note  du  temps  écoulé ,  ils  le  font  au  moyen  de  petits 
morceaux  de  bois  ou  de  petites  pierres  qu'ils  ajoutent 
l'une  à  l'autre,  jour  par  jour,  et  lune  par  lune.  Les  dis- 
tances itinéraires  s'estiment,  par  terre  comme  par  mer, 
par  journées  et  demi-journées  de  marche.  Pour  les 
distances  plus  petites,  et  surtout  pour  mesurer  les  pro- 
fondeurs de  la  mer,  les  naturels  emploient  îe  koumoa, 
ou  mesure  de  dix  brasses  suivant  M.  Kendall  :  cepen- 
dant j'ai  vu  désigner  aussi  de  ce  nom  la  simple  brasse, 
qui  est  pour  eux  la  mesure  la  plus  naturelle.  Ils  se 
servent  aussi  quelquefois  de  la  longueur  du  corps 
humain  avec  le  bras  droit  alongé  devant  lui  ;  témoin 
ce  naturel  qui  mesura  un  navire  européen  en  s'éten- 
dant  sur  le  pont,  et  se  relevant  successivement  pour 
connaître  quelle  était  sa  longueur  de  l'arrière  à  l'a- 
vant. Tel  fut  aussi  le  moyen  qu'employa  Shongui  du 
cap  Nord  pour  mesurer  la  longueur  du  Dromedary 
en  1820  2. 

On  ne  leur  connaît  pas  d'autres  mesures  de  capa- 

i  Missionnary  Register ,  d'Urv. ,  III,  p.  45l.  —  2  Ci  aise,  p.  116. 


DE  L'ASTROLABE.  509 

cité  que  les  corbeilles  en  feuilles  de  koradi ,  qui  leur 
servent  à  transporter  et  à  conserver  leurs  patates  ; 
leurs  dimensions  varient,  mais  la  moyenne  est  du 
poids  de  dix-sept  livres  *. 

XVI. 

RELIGION. 

Nous  aurions  à  traiter  actuellement  de  l'article  le 
plus  curieux  et  le  plus  important  chez  ces  sauvages, 
c'est-à-dire  de  leurs  opinions  religieuses  et  du  culte 
qu'ils  rendent  à  la  divinité.  Malheureusement  nous 
sommes  loin  de  posséder  des  documens  suffisans  sur 
cette  matière.  Comme  il  est  arrivé  pour  tous  les  peu- 
ples sauvages,  les  notions  des  Zélandais  sur  la  divinité 
et  sur  ses  attributs  positifs  offrent  jusqu'à  présent  une 
grande  confusion  et  un  dédale  presque  inextricable. 
La  plupart  des  voyageurs  qui  ont  visité  cette  contrée 
n'avaient  qu'une  connaissance  trop  imparfaite  de  la 
langue ,  pour  parvenir  à  des  résultats  satisfaisans  tou- 
chant un  sujet  par  lui-même  aussi  abstrait ,  aussi  em- 
brouillé. Enfin  les  missionnaires  établis  depuis  douze 
ou  quinze  ans  parmi  ces  peuples  auraient  pu  nous 
procurer  des  détails  assez  intéressans  ;  mais  la  nature 
même  de  leur  institution,  la  tournure  de  leur  esprit,  et 
il  faut  bien  le  dire,  le  peu  d'étendue  de  leurs  lumières 
et  leur  défaut  d'éducation,  les  ont  jusqu'à  présent  em- 
pêchés d'aborder  franchement  cette  matière.  M.  Ken- 

i  Ditlon  ,  l ,  p.  193. 


510  VOYAGE 

dall  seul,  plus  éclairé  que  la  plupart  de  ses  collègues, 
eût  pu  se  livrer  à  ce  genre  de  recherches;  mais  il  était 
circonvenu  par  l'idée  fixe  de  trouver  dans  les  opinions 
religieuses  des  Nouveaux-Zélandais  une  analogie  cons- 
tante avec  les  dogmes  judaïques;  c'était  dans  l'Ancien 
Testament  qu'il  allait  chercher  l'origine  des  cou- 
tumes ,  des  emblèmes  et  même  des  expressions  mys- 
tiques des  Nouveaux-Zélandais.  On  sent  combien  une 
pareille  disposition  devait  nuire  aux  recherches  de  ce 
missionnaire.  Sans  doute  il  parvenait  quelquefois  à 
des  rappi  ochemens  surprenans ,  à  des  allusions  sin- 
gulières :  mais  on  sait  à  quels  écarts  peut  se  porter 
une  imagination  préoccupée  sans  cesse  d'une  idée  sys- 
tématique. D'ailleurs  M.  Kendall  a  quitté  depuis  long- 
temps ces  contrées ,  il  lui  a  donc  fallu  renoncer  à  ces 
observations.  Aujourd'hui  MM.  H.  et  W.  Williams 
seraient  seuls  capables  de  les  poursuivre  avec  quel- 
que succès  ;  mais  cette  étude  entrera-t-elle  dans  leurs 
vues  et  dans  leurs  idées  ?  C'est  ce  dont  je  doute  très- 
fort. 

En  attendant  qu'un  observateur  aussi  judicieux 
qu'assidu  veuille  se  donner  la  peine  d'étudier  sur  les 
lieux  même  cette  matière  à  fond ,  nous  allons  offrir  au 
lecteur  tout  ce  que  nous  avons  pu  recueillir  de  plus 
complet  et  de  plus  positif  sur  ce  sujet  dans  les  divers 
voyageurs ,  dans  nos  entretiens  avec  les  mission- 
naires ,  enfin  dans  nos  propres  communications  avec 
les  Zélandais.  Le  tableau  que  nous  allons  présenter 
aura  du  moins  le  mérite  de  mettre  sur  la  voie  et  de 
fixer  sur  ce  chapitre  intéressant  l'attention  de  ceux 


DE  L'ASTROLABE.  511 

qui  nous  suivront  dans  ces  parages,   avec  plus  de 
moyens  pour  atteindre  le  but  de  leurs  recherches. 

Les  Nouveaux-Zélandais  donnent  à  leurs  dieux  le     Atouas. 
nom  générique  iïAtoua  « ,  et  quelques  savans  ont 
cru  trouver  l'origine  de  ce  mot  dans  celui  de  Dewa  2, 
qui  exprime  aussi  le  nom  de  dieu  dans  le  sanscrit, 
d'où  il  a  passé  dans  le  malais. 

Il  m'est  impossible  de  donner  une  idée  précise  de 
ce  qu'ils  entendent  par  atoaa,  ni  de  leur  théogonie. 
Suivant  MM.  Marsden  et  Kendall,  leur  religion  serait 
purement  métaphysique ,  et  ils  ne  reconnaîtraient 
qu'un  seul  dieu  tout-puvsant  3,  éternel ,  immatériel 
et  présidant  à  la  conservation  du  monde  en  général  4, 
à  peu  près  tel  que  le  Jupiter  des  Grecs.  Mais  comme 
cette  divinité  suprême  resterait  en  quelque  sorte 
étrangère  aux  destinées  particulières  des  diverses  par- 
ties de  l'univers  et  à  celles  des  hommes,  ils  reconnaî- 
traient en  outre  une  foule  d'autres  divinités  subal- 
ternes chargées  de  présider  aux  élémens ,  aux  diverses 
localités  et  à  toutes  sortes  de  fonctions  spéciales  5. 

A  travers  toutes  ces  ténèbres,  j'ai  cru  démêler  en 
eux  l'idée  d'un  dieu  supérieur  à  tous  les  autres ,  unique 
et  essentiellement  spirituel  6.  Ensuite  les  autres  divi- 
nités seraient  à  peu  près,  à  leurs  yeux,  ce  que  sont 
les  bons  et  les  mauvais  anges  pour  les  chrétiens ,  ce 

1    Crozci,  d'Urv.,  111,  p.  G8.  —  a  Mcholas ,  II,  p.  288.  —  3  Mcholas , 
d'Urv.,  III,  p.  5So.  (mise,  d'Urv.,  III,  p.  660.  —  4  Turrtbull,  d'Urv., 
III,  p.  g3.  Blosseville,  d'Urv  ,  III,  p.  698.  —   r>  Cook ,  deux.  Voy. ,  V 
p.   283.  Forster,   d'Urv.,  III,  p.    21.    Vicholas,  d'Urv.,   III,  p.   58 1. — 
6  Cook,  pran.  Voy.,  III,  p.  296. 


.512  VOYAGE 

qu'étaient  pour  les  anciens  les  bons  et  les  mauvais  gé- 
nies. Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que  ces  insulaires 
ont  la  plus  profonde  vénération  pour  les  esprits  de 
leurs  parens  et  de  leurs  chefs  trépassés ,  auxquels  ils 
accordent  communément  les  honneurs  et  le  titre  dVz- 
toaa  » .  En  certaines  occasions  ,  ils  accordent  aussi  ces 
honneurs  à  leurs  premiers  chefs,  même  de  leur  vi- 
vant. Shongui  était  souvent  traité  iïatoua  par  ses 
compatriotes  2. 

Il  est  également  certain  que  ces  peuples  n'adorent 
jamais  de  dieux  en  bois  ou  en  pierre.  Ces  effigies  hi- 
deuses que  l'on  observe  entre  leurs  mains ,  et  aux 
portes  de  leurs  cabanes  et  de  leurs  tombeaux  3,  ne 
sont  que  des  emblèmes ,  des  signes  mystiques  qui  ne 
peuvent  pas  être  considérés  comme  de  vraies  idoles  2, 
pas  plus  du  moins  que  les  effigies  de  saints  vénérées 
par  les  rites  de  la  religion  catholique  4. 

Il  en  est  de  même  de  ces pounamo us  qu'ils  portent 
au  cou  et  dont  ils  font  un  grand  cas.  Sans  doute  ils  y 
attachent  quelques  idées  superstitieuses ,  mais  ils  ne 
leur  accordent  aucun  culte  positif5.  Forster  avait  con- 
sidéré ces  pierres  comme  des  amulettes,  et  il  raconta 
qu'elles  étaient  connues  sous  le  nom  de  tiki  chez  les 
Zélandais  :  aussi  les  comparait-il  aux  tii  des  Taïliens  6. 
Il  est  possible  qu'à  Totara-Nouï  ces  emblèmes  por- 

i  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  32g.  —  2  Kendall ,  d'Urv. ,  III,  p.  246. 
Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  3ig.  —  3  B.  JVoodd ,  d'Urv.,  III,  p.  226.  Ken- 
dall, d'Urv.,  III,  p.  246.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  44a.  Quoy ,  d'Urv.,  II, 
j).  285.  —  4  Crozet,  d'Urv.,  III,  p.  69.  —  5  Missionnary  Register,  d'Urv., 
III,  p.  220.  —  6  Forster,  d'Urv. ,  III,  p.  21, 


DE  L'ASTROLABE.  Ô13 

tassent  le  nom  de  tikï,  mais  je  ne  crois  pas  que  cette 
désignation  soit  en  usage  chez  les  peuplades  du  Nord. 
Il  faut  observer  en  outre  que  tiki  signifie  aussi  voir, 
et  qu'il  peut  y  avoir  eu  confusion. 

J'ai  déjà  dit  que,  suivant  les  uns,  Mawi-Moaa  et 
Mawi-Polihi ,  leurs  deux  principales  divinités,  étaient 
deux  frères  dont  le  premier  tua  et  mangea  le  cadet  ; 
d'où  dériverait  leur  habitude  de  manger  le  corps  de 
leurs  ennemis  tués  dans  le  combat. 

Suivant  M.  Nicholas,  le  premier  des  dieux,  le  vé- 
ritable Jupiter  des  Zélandais,  serait  Mawi-Ranga- 
Ra?igui,  dont  le  nom  signifie  littéralement  Mawi, 
habitant  du  ciel.  Tipokv ,  dieu  de  la  colère  et  de  la 
mort,  marche  immédiatement  après  lui;  comme  le 
plus  redoutable,  c'est  celui  qui  aurait  le  plus  de  part 
aux  hommages  des  hommes.  Towaki,  suivant  d'au- 
tres Taurahi  '  (peut-être  plus  exactement  Taa-fï^ati), 
comme  maître  direct  des  élémens ,  jouerait  aussi  un 
rôle  important.  C'est  au  courroux  de  ce  dieu  que  sont 
dus  les  orages  et  les  tempêtes  :  dans  un  coup  de  vent 
violent  qu'essuya  M.  Kicholas  dans  la  baie  Shouraki , 
les  naturels  décidèrent  que  le  dieu  de  Houpa  était 
nouï  nouï  kadidi,  très-courroucé  contre  ce  chef2. 

Après  ces  trois  divinités  seulement,  marcheraient 
Mawi-Moaa  et  Mawi-P otiki ,  dont  le  premier  n'a 
guère  eu  d'autre  emploi  que  de  former  la  terre ,  tant 
qu'elle  est  restée  au-dessous  des  eaux,  et  de  la  tenir 


i  Marsden,  d'Urv.,   III,  p.   353.    Nicholas ,  d'Urv.,    III,    p.   58 1.  — 
•    \ iiholas  ,  I ,  p.  3ç)0. 

TOME    II.  35 


5li  VOYAGE 

toute  prête  à  être  attirée  à  la  surface  au  moyen  d'un 
hameçon  qui  la  tenait  attachée  à  un  immense  rocher. 
Mawi-Potiki  la  reçut  ainsi  préparée  des  mains  de  son 
frère,  l'entraîna  à  la  surface  de  l'eau  et  lui  donna  la 
forme  qu'elle  a  aujourd'hui  :  il  préside  en  outre  aux 
maladies  humaines,  et  le  plus  important  de  ses  privi- 
lèges est  de  pouvoir  donner  la  vie  que  Tipoko  seul 
peut  retirer  *.  Connu  sous  le  nom  seulement  de 
Mawi,  ce  dieu  joue  un  très-grand  rôle  dans  les  opi- 
nions superstitieuses  de  ces  peuples  ;  car  on  conçoit 
facilement  que  les  fonctions  des  trois  Mawi  peuvent 
se  confondre  et  se  réunir  sur  un  seul  et  même  être 
dans  leurs  idées.  Suivant  Forster  2,  Mawi  était  aussi 
adoré  aux  îles  de  la  Société;  suivant  M.  Ellis  ,  Mawi 
n'aurait  été  qu'un  prophète  très-célèbre  dans  ces 
mêmes  îles  5.  Enfin,  selon  Mariner,  Mawi,  nouvel 
Atlas,  supportait  la  terre,  et  ses  mouvemens  occa- 
sionaient  les  tremblemens  de  terre  4. 

Heko-Toro ,  dieu  des  charmes  et  des  enchante- 
mens ,  perdit  jadis  sa  femme;  il  alla  la  chercher  en 
plusieurs  endroits  inutilement ,  et  ne  la  trouva  enfin 
qu'à  la  Nouvelle-Zélande.  Au  moyen  d'une  pirogue 
suspendue  au  ciel  par  les  deux  bouts,  ces  deux  époux 
rejoignirent  leur  demeure  céleste  ,  où  ils  brillent  en- 
core sous  la  forme  d'une  constellation  5. 

Serait-il  vrai  que  les  Zélandais  croient  que  le  pre- 


i  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  58i.  —  2  Cook,  deux.  Voy. ,  V,  p.  143.  — 
3  W.  Ellis,  Polynes.  Research.,  II,  p.  53  et  suiv.  —  4  Mariner,  Account 
i.'f  Tonga,  II,  p.   iro.  —  5  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  582. 


DE  L'ASTROLABE.  615 

mier  homme  fut  créé  par  le  concours  des  trois  Mawi , 
que  le  premier  eut  la  plus  grande  part  à  cette  œuvre, 
et  qu'enfin  la  première  femme  fut  formée  d'une  des 
côtes  de  l'homme?...  Ce  serait  un  rapprochement 
bien  singulier  avec  les  traditions  de  la  Genèse.  Ce  qui 
rendrait  cette  analogie  plus  remarquable  encore ,  se- 
rait le  nom  d'Iwi,  que  ces  insulaires  donnent  aux  os 
en  général ,  et  qui  pourrait  bien  n'être  qu'une  corrup- 
tion du  nom  de  la  mère  du  genre  humain,  suivant  les 
écrits  de  Moïse  ». 

L'histoire  de  Roua  qui  tomba  dans  un  puits  ,  s'ac- 
crocha à  un  arbre  et  fut  ensuite  transporté  dans  la 
lune ,  où  on  le  voit  encore  aujourd'hui ,  est  moins  re- 
marquable. Elle  rappelle  cependant  les  contes  de 
bonne  femme  accrédités  en  certains  pays  touchant 
l'homme  dans  la  lune  2,  man  in  ihe  moon  3,  et  dé- 
montre qu'aux  deux  bouts  du  diamètre  de  la  terre , 
l'esprit  humain  a  le  même  penchant  aux  fables  les 
plus  ridicules ,  aux  croyances  les  plus  absurdes.  Ce 
serait  peut-être  le  meilleur  argument  à  opposer  au  sys- 
tème de  ceux  qui  veulent  que  la  race  humaine  ait  eu 
autant  de  berceaux  distincts  que  de  nuances  marquées 
dans  sa  constitution  et  dans  son  organisation  phy- 
sique. 

Les  naturels  ont  des  dieux  qui  président  à  cer- 
taines localités ,  comme  celui  qui  habite  la  caverne 
des  îles  Manawa-Tawi  4 ,  celui  qui  préside  aux  deux 

i  Sicholas,  d'Urv.,  III,  p.  58a. —  2  Savaqc ,  p.  9.1.  Illossevillc,  d'Urv., 
III,  p.  699.  —  3  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  583.  —  \  Rendait,  d'Urv., 
III,  p.  2  36. 

35' 


S 16  VOYAGE 

rochers  de  l'embouchure  du  Shouki-Anga,  elc,  l. 
M.  Marsdeu  nous  apprend  de  quelle  manière  ce  der- 
nier Atoua,  offensé  par  les  marins  du  Cossack,  se 
vengea  de  l'outrage  commis  envers  les  rochers  sacrés, 
en  causant  la  perte  de  ce  navire  2. 

La  première  fois  que  les  Zélandais  virent  les  Euro- 
péens ,  ils  les  prirent  aussi  pour  des  divinités  ou  des 
esprits  armés  du  tonnerre  et  des  éclairs  5.  Ces  insu- 
laires désignent  tous  les  Européens ,  ou  plutôt  tous 
les  blancs,  par  le  nom  générique  de  pakeha.  Je  n'ai 
jamais  pu  savoir  d'où  cette  désignation  tirait  son  ori- 
gine; ce  qui  m'a  surpris,  c'est  qu'elle  m'a  semblé 
adoptée  sur  les  divers  points  delà  Nouvelle-Zélande, 
et  cela  donne  lieu  de  croire  que  cette  dénomination 
existait,  même  avant  les  voyages  de  Cook.  Les  Nou- 
veaux-Zélandais  avaient  donc  depuis  long-temps  con- 
naissance d'une  race  d'hommes  distincte  de  celle  à  la- 
quelle ils  appartenaient. 

Tout  récemment,  ces  sauvages  ont  souvent  accordé 
les  honneurs  divins  à  nos  montres ,  dont  le  mouve- 
ment et  le  mécanisme  surpassent  la  portée  de  leur  in- 
telligence, et  qu'ils  ne  peuvent  considérer  que  comme 
des  êtres  surnaturels  4. 

M.  Marsden  demandait  un  jour  à  un  insulaire  com- 
ment il  se  figurait  l'Atoua  ;  celui-ci  répondit  :  «  Comme 
une  ombre  immortelle5.  »  Quand  j'adressais  la  même 

i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  34a.  —  2  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  475.  — 

3  Blosseville ,  d'Urv.,  III,  p.  699.  Dillon,  d'Urv.,  III,  p.    706,  709.  — 

4  Nicholas,   d'Urv.,   III,  p.  596.  D'Uiville,  II,   p.  178.  —  5  Marsden, 
d'Urv. ,  III ,  p.  196. 


DE  L'ASTROLABE.  >17 

question  à  Touai;  ce  chef  disait  que  l'A  loua  était  un 
esprit ,  un  souffle  tout-puissant ,  en  laissant  échapper 
tout  doucement  son  haleine  pour  mieux  exprimer  sa 
pensée. 

Cependant  les  Zélandais  croient  que  l'Atoua  revêt 
quelquefois  une  forme  matérielle.  Par  exemple,  ils  sont 
convaincus  qu'une  personne  ,  attaquée  d'une  maladie 
mortelle,  est  tombée  au  pouvoir  de  l'Atoua,  qui  s'est 
introduit  dans  son  corps  sous  la  forme  d'un  lézard  ,  et 
qui  lui  ronge  les  entrailles  *,  sans  qu'il  soit  possible  à 
aucun  pouvoir  humain  de  lui  résister  2.  En  général 
l'aspect  du  lézard  impose  à  ces  hommes  une  frayeur 
superstitieuse  très -remarquable  ,  et  pour  rien  au 
monde  ils  ne  voudraient  toucher  à  ce  reptile  3. 

La  présence  de  l'Atoua  s'annonce  le  plus  souvent, 
dit-on,  par  un  sifflement  bas  et  sourd.  Du  moins  c'est 
ainsi  que  celui  de  Kaï-Para  révélait  son  approche,  au 
dire  du  prêtre  Moudi-Akou  4.  On  sait  que  la  même 
opinion  régnait  à  Taïti. 

Les  roulemens  du  tonnerre  leur  inspirent  une  ter- 
reur religieuse ,  ce  bruit  présage  les  batailles  5.  Les 
naturels  s'imaginent  que  l'Atoua  ,  sous  la  forme  d'un 
immense  poisson,  produit  ce  bruit,  et  ils  lui  adressent 
des  prières  pour  le  supplier  de  ne  point  leur  faire  de 
mal  non  plus  qu'à  leurs  amis.  Cette  opinion  n'aurait- 
elle  pas  son  origine  dans  les  explosions  volcaniques  , 

«  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  6a3.  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  660.  Kendall , 
d'Urv.,  III,  p.  234.  —  •  Nicholas,  II,  p.  3o3.  J.eigh ,  d'Urv.,  III,  p.  4:1- 
—  3  Nicholas,  II,  p.  125.  Cruise,  p.  320. —  4  Marsden ,  d'Urv.,  III, 
p.    \^x.  —  5  //.  Jf'illiams,  d'Urv.,  III,  p.  5a5. 


518  VOYAGE 

fréquentes  sur  leur  île,  surtout  sur  P  ouhia-i-wahadi, 
située  au  milieu  des  eaux  ,  et  dans  cette  fable  on  re- 
trouverait encore  le  germe  de  celles  qui  furent  jadis 
accréditées  chez  les  Grecs,  sur  Encelade,  Typhon, 
Biïarée,  etc.  Le  nom  iïlka-Na- Ma wi  pour  l'île  sep- 
tentrionale semble  avoir  trait  à  l'existence  du  poisson 
monstrueux. 

A  cette  fable  se  rattache  sans  doute  l'opinion  bizarre 
qu'ils  se  sont  formée  relativement  à  l'origine  du  pou- 
namou,  le  jade  vert  qu'ils  emploient  à  la  fabrication  de 
leurs  outils  et  de  leurs  ornemens  les  plus  précieux. 

Déjà  Cook  avait  appris  qu'on  le  ramassait  dans  un 
grand  lac  situé  à  une  ou  deux  journées  des  bords  du 
canal  de  la  Reine-Charlotte.  Il  provient,  disaient-ils, 
d'un  poisson  qu'on  harponne  et  qu'on  traîne  au  ri- 
vage, où  il  se  change  par  la  suite  en  pierre.  Ce  lac  se 
nomme  Tavaï-P  ounamou  ,  et  ce  serait  ce  lieu  qui  au- 
rait donné  son  nom  à  l'île  méridionale  *.  M.  Nicho- 
las  ,  trente  années  plus  tard  ,  trouva  la  même  opinion 
accréditée  parmi  les  habitans  de  Moudi-Wenoua  2. 

Les  Nouveaux-Zélandais  sont  parfaitement  disposés 
à  reconnaître  et  à  adorer  le  Dieu  des  chrétiens  ,  mais 
pour  cela  ils  ne  veulent  point  renoncer  à  leurs  propres 
Atouas.  Ils  conviennent  même  que  le  Dieu  des  blancs 
peut  être  tout-puissant  hors  de  la  Nouvelle-Zélande  ; 
mais  ils  se  refusent  à  croire  que  leurs  dieux  soient 
impuissans  dans  leur  propre  pays  3.  En  outre  ils  ne 


i  Cook,  trois.  Voy.  ,  I,  p.  177.  —  2  Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  627.  — 
3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  421.  Missionnaiy  Register ,  d'Urv.,  III,  p.  48g. 


DE  L'ASTROLABE.  519 

sauraient  concevoir  que  ce  soit  le  même  Dieu  qui  ait 
formé  les  blancs  et  eux-mêmes  *,  Quelques-uns  s'ima- 
ginent que  l'introduction  du  Dieu  des  blancs  a  excité 
la  jalousie  et  le  courroux  des  Alouas  du  pays  qui  ont 
fait  périr  quantité  de  naturels  2.  Enfin  ,  la  coqueluche 
ayant  fait  des  ravages  terribles  à  la  baie  des  Iles  en 
1 828,  les  naturels  ont  attribué  ce  fléau  à  la  colère  du 
Dieu  des  chrétiens,  et  lui  ont  reproché  d'être  un  Dieu 
cruel,  ajoutant  qu'avant  son  arrivée  tous  les  habitans 
parvenaient  à  un  grand  âge,  mais  que  depuis  qu'il 
avait  paru  chez  eux  ,  tous  ,  jeunes  comme  vieux  ,  suc- 
combaient sous  ses  coups  3. 

En  certaines  occasions,  surtout  quand  ils  redoutent 
la  colère  de  leurs  dieux  ,  les  Zélandais  leur  adressent 
des  prières  4.  Crozct  avait  cru  remarquer  qu'ils  se  ré- 
veillaient vers  le  milieu  de  la  nuit  pour  se  mettre  sur 
leur  séant  et  marmotter  quelques  mots  qui  ressem- 
blaient à  des  prières  5.  Ils  ont  une  prière  pour  invo- 
quer le  vent  quand  ils  sont  en  calme  CK  Dans  une  vio- 
lente tempête  ,  Toupe  adressait  de  ferventes  prières  à 
l'Aloua  pour  calmer  les  élémens ,  et  paraissait  placer 
une  grande  confiance  en  son  existence,  tandis  que  son 
compagnon,  Temarangai,  doué  d'une  dose  de  foi  moins 
grande,  s'abandonnait  au  désespoir  7.  D'autres  fois  , 
au  lieu  de  prier  l'Atoua,  ils  le  chargent  d'injures  et 

i  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  248,  443.  —  '  Lcigh ,  d'Urv.,  III,  p.  471. 
VI  ni/le,  II,  p.  i63.  —  3  Kemp,  d'Urv.,  III,  p.  54;-  —  4  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  414.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  660.  New-Zealanders ,  d'Urv.» 
III,  p.  775. —  5  Ci-ozet,  d'Urv.,  III,  p.  69.  —  0  Cruise,  d'1  rv.,  III, 
p.  660.  —  :  Marsden,  d'Urv.,  III,  p,  212. 


520  VOYAGE 

d'imprécations ,  comme  s'ils  comptaient  par  là  l'ef- 
frayer et  le  chasser;  en  un  mot  ils  semblent  employer 
contre  lui  une  sorte  de  conjuration  i.  La  prêtresse 
Wanga-Taï,  à  ce  que  rapporte  M.  Dillon ,  pria  les 
dieux  de  la  Nouvelle-Zélande  de  protéger  la  navigation 
de  son  bâtiment,  quand  il  quitta  la  baie  des  Iles  2. 
Prêtres.  Pour  correspondre  avec  la  Divinité ,  pour  l'apaiser 

par  des  prières,  pour  expliquer  ses  volontés,  ces  peu- 
ples ont  des  prêtres  qu'ils  nomment  arikis  aux  en- 
virons de  la  baie  des  Iles  ,  mais  dont  le  véritable  nom 
parait  être  tohoanga  ,  d'un  mot  qui  signifie  concevoir , 
comprendre.  Ces  tohoungas  sont  toujours  consultés 
dans  les  occasions  importantes  ;  leurs  décisions  sont 
d'un  grand  poids  dans  toutes  les  entreprises ,  et  pour 
rien  au  monde  les  naturels  n'oseraient  s'opposer  aux 
volontés  que  l'Atoua  leur  intime  par  la  bouche  des 
tohoungas  3.  Ces  hommes  ont  aussi  le  pouvoir  de 
prédire  l'avenir,  et  leur  influence  devient  d'autant  plus 
positive  sur  leurs  concitoyens  que  leurs  prédictions  se 
trouvent  plus  souvent  vérifiées  par  l'événement.  Ils 
jouissent  du  privilège  de  pouvoir  calmer  les  orages, 
apaiser  les  vents  4,  arrêter  les  maladies  5,  chasser  cer- 
tains maux,  etc. ,  etc. 

Les  prêtres  ayant  le  don  de  prophétie,  sans  doute 
c'est  par  quelque  prédiction  de  ce  genre  que  l'on  peut 
expliquer  le  trait  singulier  qu'a  raconté  M.  Cruise, 

i  Kendall ,  d'Ui'v. ,  III,  p.  245.—  2  Dillon,  I,  p.  242.  —  3  Fors  ter, 
d'Urv. ,  III,  p.  11.  Dillon ,  d'Urv. ,  III,  p.  706.  Revue  Britannique,  d'Urv., 
III,  p.  720.  —  4  Nicholas,  II,  p.  718.  —  5  H.  Williams,  d'Urv.,  III, 
p.  535. 


DE  L'ASTROLABE.  521 

au  sujet  de  Tepere,  l'un  des  chefs  de  Wangaroa.  Ce 
chef  demandait  à  l'un  des  officiers  du  Dromedary 
quand  ce  navire  reviendrait  à  la  Nouvelle-Zélande ,  et 
l'Anglais  lui  répondit  :  «  Dans  douze  lunes.  —  Alors 
»  je  ne  vous  reverrai  jamais,  car  je  mourrai  avant  cette 
»  époque.  »  Toutes  les  personnes  de  sa  famille  ,  sur- 
tout les  femmes,  s'écrièrent  :  «  Oui,  oui,  avant  douze 
«  lunes  Tepere  sera  mort.  »  Ce  chef  entendait  de 
sang-froid  cet  étrange  arrêt  et  semblait  y  être  préparé, 
bien  qu'aucun  motif  ne  parût  devoir  justifier  son  ac- 
complissement aux  yeux  de  l'Anglais  '. 

Le  prêtre  le  plus  célèbre  de  la  baie  des  Iles  dans 
ces  derniers  temps  était  Toï-Tapou  ,  chef  de  Shiomi , 
qui  était  consulté  dans  toutes  les  circonstances  les 
plus  importantes  ou  les  plus  délicates  2,  A  Shouki- 
Anga,  Te  Manguina  jouissait  d'une  réputation  plus 
grande  encore  comme  grand -prêtre  des  pointes  de 
l'embouchure  de  ce  fleuve.  Il  avait  un  pouvoir  ab- 
solu sur  les  vents  et  sur  les  flots  ,  et  ces  attributions 
lui  valaient  une  haute  influence  parmi  ses  compatrio- 
tes. Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  Te  Manguina 
semblait  lui-même  convaincu  de  son  propre  pouvoir 
sur  les  élémens ,  et  de  sa  communication  immédiate 
avec  la  Divinité  5. 

Souvent  les  chefs  unissent  à  leur  autorité  civile  et 
militaire  les  fonctions  du  sacerdoce.  Pour  ajouter  à  la 
considération  dont  sa  personne  était  déjà  entourée , 


i  ('mise,  p.  261.  —  a  D'i'rvi/le,  II,  p.  2i5.  —  3  Mars  dm ,  d'Urv.,  III, 
p.  34o,  342. 


Ô22  VOYAGE 

Shongui  fit  un  voyage  à  Moudi-Wenoua  ,  et  s'avança 
jusqu'à  la  caverne  des  Esprils,  près  du  rocher  Reinga. 
Après  cette  espèce  de  pèlerinage,  sa  réputation  comme 
prêtre  et  prophète  acquit  un  nouveau  lustre,  et  Touai 
m'assura  qu'il  avait  institué  de  nouvelles  cérémonies 
jusqu'alors  inconnues  à  ces  peuples.  Le  fait  est  très- 
croyable,  et  peut  expliquer  jusqu'à  quel  point  les  rites 
et  les  opinions  religieuses  peuvent  varier  dans  ces  îles, 
même  chez  des  tribus  voisines. 

Les  fonctions  des  prêtres  sont  héréditaires  l  ;  les 
pères  sont  chargés  d'enseigner  à  leurs  en  fans  les  céré- 
monies et  les  fonctions  de  leur  ministère.  Touai  me 
disait  un  jour  que  Touao,  son  cousin,  avait  hérité  de 
son  père  le  titre  d'Ariki ,  mais  qu'il  était  loin  d'avoir 
ses  connaissances  et  son  influence. 

Par  suite  de  la  vénération  qu'ils  ont  pour  les  divini- 
tés de  toutes  les  nations,  aux  yeux  des  Zélandais  tout 
homme  qui  a  des  rapports  avec  Dieu  devient  pour 
eux  un  être  inviolable  ,  quelle  que  soit  d'ailleurs  sa 
religion.  C'est  à  ce  titre  qu'ils  ont  toujours  respecté  la 
personne  des  missionnaires  ,  même  dans  les  momens 
où  leur  colère  et  leur  fureur,  parvenues  au  plus  haut 
degré  d'exaspération ,  semblaient  disposer  ces  sauva- 
ges aux  derniers  excès. 
Médecins.  Comme  dans  presque  toutes  les  peuplades  encore 
dans  l'enfance  de  la  civilisation ,  là  les  prêtres  unis- 
sent à  leurs  fonctions  particulières  celles  de  médecin. 
Dès  qu'une  personne  tombe  dangereusement  malade, 

«   Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  348. 


DE  L'ASTROLABE.  523 

le  prêtre  médecin  est  appelé  et  ne  quille  plus  son  ma- 
lade qu'il  ne  soit  guéri  ou  enterré.  Ses  moyens  cura- 
tifs  se  bornent  le  plus  souvent  à  des  prières  à  l'Atoua, 
h  des  jongleries  de  diverses  natures  ,  surtout  à  faire 
observer  rigoureusement  les  préceptes  du  tapou  i. 

Cependant  ils  prescrivent  souvent  une  diète  abso- 
lue qui  peut  être  quelquefois  salutaire  au  patient, 
mais  qui  en  d'autres  occasions  suffit  pour  le  tuer.  Les 
fièvres  chroniques  sont  fréquentes  dans  ces  pays  ;  les 
naturels  n'ont  aucune  idée  ni  de  leurs  causes  ni  de 
leurs  effets  2,  et  ils  les  attribuent  simplement  aux  ra- 
vages d'un  feu  intérieur.  Pour  l'éteindre ,  ils  laissent 
le  palient  exposé  à  toute  la  rigueur  de  la  saison  et  lui 
font  prendre  de  l'eau  froide  \  ce  qui  ne  tarde  pas  à 
aggraver  son  mal. 

Les  médecins  sont  responsables  de  ce  qui  peut  ar- 
river au  malade.  Quand  celui-ci  appartient  au  premier 
rang  de  la  tribu  ,  cette  responsabilité  devient  très-sé- 
rieuse, s'il  vient  à  mourir.  Alors  un  conseil  est  cbargé 
d'examiner  la  conduite  du  médecin;  on  passe  en  revue 
les  moindres  circonstances  de  la  maladie  ,  et ,  si  l'on 
venait  à  découvrir  que  le  médecin  ,  par  ignorance  ou 
par  malveillance  ,  eût  manqué  à  quelques-unes  des 
lois  du  tapou,  il  serait  exposé  à  un  châtiment  sévère. 
Dans  ce  dernier  cas,  il  courrait  fort  le  risque  de  payer 
sa  faute  de  sa  tète,  et  pourrait  bien  être  sacrifié  à  l'es- 
prit du  défunt ,  pour  apaiser  son  ressentiment  4. 

•  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  377.  Kemp ,  d'Urv. ,  III,  p.  5 1 3.  —  a  Ren- 
dait, d'Urv.,  III,  p.  234.  —  3  Rendait,  d'Urv.,  III,  p.  a36.  Marsden, 
d'Urv-,  III,  p.  378.  —  4  Rutherford ,  d'Urv. ,  III,  p.  745. 


524  VOYAGE 

Un  jour,  dans  le  canal  de  la  Reine-Charlotte,  Cook 
observa  une  fille  occupée  à  faire  chauffer  des  pierres. 
Curieux  de  savoir  l'usage  auquel  elle  les  destinait,  il 
resta  près  d'elle.  Dès  que  les  pierres  furent  suffisam- 
ment chaudes ,  elle  les  retira  du  feu  et  les  donna  à 
une  vieille  femme  assise  dans  la  cabane.  Celle-ci  en 
fit  un  monceau  qu'elle  recouvrit  d'une  poignée  de  cé- 
leri ,  puis  d'une  natte  grossière  ;  ensuite  elle  se  tint  ac- 
croupie sur  ce  tas  de  pierres  comme  sur  une  chauffe- 
rette ,  et  ramassée  comme  un  lièvre  dans  son  gîte. 
Cook  pensa  que  c'était  un  remède  pour  guérir  quel- 
que maladie ,  contre  laquelle  la  vapeur  du  céleri  pou- 
vait être  un  spécifique ,  d'autant  plus  que  la  vieille 
femme  lui  parut  indisposée  I . 

Tout  ce  qui  a  trait  à  l'art  de  guérir  se  nomme  ron- 
goa,  et  les  médecins  sont  en  conséquence  nommés 
tangata-rongoa.  Ils  ont  quelque  idée  des  opérations 
chirurgicales,  et  savent  extraire  adroitement  les  poin- 
tes des  lances  qui  ont  pénétré  dans  les  chairs  ,  en  fai- 
sant de  profondes  incisions  avec  des  coquilles  tran- 
chantes. 
Waidouas.  Les  Zélandais  ont  des  idées  bien  plus  positives 
touchant  l'immortalité  de  l'ame  et  son  existence  future 
qu'on  ne  l'attendrait  de  leur  état  de  civilisation.  L'ame 
ou  esprit  qu'ils  nomment  waidoua  est  un  souffle  inté- 
rieur, parfaitement  distinct  de  la  substance  ou  enve- 
loppe matérielle  qui  forme  le  corps.  Au  moment  de  la 
mort,  ces  deux  substances,  jusqu'alors  étroitement 

>  Cook,  deux.  Voy. ,  III,  p.  371. 


DE  L'ASTROLABE.  525 

unies  ,  se  séparent  par  un  déchirement  violent.  Le 
waidoua  reste  encore  trois  jours  après  la  mort  à  pla- 
ner autour  du  corps  »,  puis  il  se  rend  directement  vers 
une  route  fictive  qui  s'étend  d'un  bout  à  l'autre  de  l'île 
Ika-ISTa-Mawi ,  et  qui  aboutit  au  rocher  Reinga  (Dé- 
part), vraiTénare  de  ces  peuples  2. 

Là,  un  Atoua  emporte  dans  les  régions  supérieures 
du  ciel  ou  le  séjour  de  la  gloire ,  rangui,  la  partie  la 
plus  pure  du  waidoua,  tandis  que  la  partie  impure  est 
précipitée  dans  les  ténèbres,  Po-nouï  ou  Po-kino.  Du 
reste  ,  il  ne  faut  pas  croire  qu'aux  mots  de  pur  et  im- 
pur ,  ces  hommes  attachent  aucune  idée  positive  de 
crime  et  de  vertu  ,  ou  de  bien  et  de  mal.  Pour  eux  , 
ces  distinctions  morales  sont  vides  de  sens,  ils  ne  con- 
naissent que  l'honneur  et  le  déshonneur,  la  gloire  ou 
la  honte.  L'un  est  pour  le  vainqueur,  l'autre  pour  le 
vaincu  5;  superstition  terrible,  et  dont  il  est  facile  de 
saisir  tout  de  suite  toutes  les  conséquences.  C'est  bien 
là  le  cas  de  s'écrier  :  Vœ  vie  lis!.. 

En  effet,  ils  sont  intimement  convaincus  qu'en  dé- 
vorant le  corps  de  leur  ennemi,  non-seulement  ils 
détruisent  sa  substance  matérielle ,  mais  qu'en  outre 
ils  absorbent,  ils  assimilent  à  leur  ame,  à  leur  esprit, 
la  partie  immatérielle  ,  le  waidoua  de  ce  même  en- 
nemi. Leur  propre  waidoua  reçoit  un  nouveau  degré 
de  gloire  et  d'honneur  par  cette  aggrégation  ,  et  plus 
un  chef  aura  dévoré  d'ennemis   d'un  rang  distingué 


«   //.  Williams,  d'Urv. ,  III,  p.  53r.  D'L'n-ille,  11,  p.  229.  —  2  Collins, 
d'Urv.,  III,  p.  81.  —  3  Cooh,  trois.  Vov.,  I,  p-  17$. 


626  VOYAGE 

dans  ce  monde ,  plus  dans  l'autre  son  waidoua  triom- 
phant sera  heureux  et  digne  d'envie. 

Du  reste ,  ils  n'ont  qu'une  idée  très-vague  du  genre 
de  bonheur  dont  ils  jouiront  dans  cette  existence  fu- 
ture ».  Il  parait  cependant  qu'ils  le  font  principale- 
ment consister  dans  de  grands  festins  en  poissons  et 
en  patates  ,  et  dans  des  combats  où  les  waidouas  élus 
seront  toujours  vainqueurs  2. 

Les  waidouas  des  morts  peuvent  communiquer 
accidentellement  avec  les  vivans  ;  le  plus  souvent  ils 
le  font  sous  la  forme  d'ombres  légères ,  de  rayons  du 
soleil  3,  de  souffles  violens  4,  etc.  Ces  apparitions  sont 
très-fréquentes ,  et  rien  ne  pourrait  persuader  à  ces 
naturels  que  ce  ne  sont  que  des  illusions  de  leur  ima- 
gination. Il  en  résulte  que  ces  hommes  éprouvent ,  à 
l'approche  des  tombeaux ,  la  même  terreur  religieuse 
que  nombre  d'Européens  dans  les  classes  du  peuple. 
Okouna  n'osa  jamais  approcher  de  la  tombe  d'un 
mort,  dans  la  crainte  de  voir  apparaître  son  waidoua  5. 

Ces  naturels  s'imaginent  que  le  siège  de  l'âme  est 
dans  l'œil  gauche,  et  les  chefs  pensent  que  cet  œil ,  à 
son  tour,  est  représenté  par  une  étoile  particulière  du 
firmament.  Ainsi  leur  esprit  ou  waidoua  a  pour  repré- 
sentant un  astre  du  ciel  ;  de  là  une  foule  d'allusions 
entre  l'état  de  cette  étoile  et  celui  du  waidoua  dont  elle 
est  l'image  6.  L'astre  acquiert  ou  perd  de  son  éclat, 


'  Savage,  p.  24.  —  2  Rendait,  d'Urv. ,  III,  p.  236.  —  3  Marsden , 
d'Urv. ,  III,  p.  329.  —  4  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  647.  —  5  Cruise ,  p.  186. 
—  G  KendaU,  d'Urv.,  III,  p.  235. 


DE  L'ASTROLABE.  527 

suivant  que  le  chef  est  plus  ou  moins  favorisé  par  la 
fortune,  et  son  vvaidoua  est  soumis  aux  mêmes  modi- 
fications. D'autres  imaginent  que  cet  astre  ne  parait 
qu'à  la  mort  du  chef  qu'il  représente.  IXos  aïeux  ne 
croyaient-ils  pas  aussi  naguère  qu'une  constellation 
ou  une  étoile  du  ciel  présidait  à  la  destinée  de  chaque 
homme  sur  la  terre?  Et  les  anciens  Grecs,  les  anciens 
Romains  ne  voyaient-ils  pas  dans  certaines  constella- 
tions l'emblème  de  leurs  souverains  ou  de  leurs  héros 
décédés? 

C'est  pour  mieux  anéantir  le  waidoua  de  son  en- 
nemi que  souvent  un  chef ,  au  moment  où  il  vient  de 
terrasser  un  rival  redouté,  lui  arrache  l'œil  gauche 
et  l'avale.  D'autres  se  contentent  de  boire  le  sang  fu- 
mant de  leur  ennemi,  pour  éviter  la  fureur  du  wai- 
doua vaincu ,  persuadés  que  par  cette  action  ce  wai- 
doua s'identifie  avec  celui  du  vainqueur,  et  dès-lors 
ne  peut  plus  lui  être  nuisible  l. 

XVII. 

CÉRÉMONIES    ET    COUTUMES    DIVERSES. 

Le  tabou  ou  plus  correctement  tapou ,  à  la  Xou-  Tapou. 
velle-Zélande,  est  une  superstition  bizarre  et  vraiment 
caractéristique  pour  tous  les  peuples  de  la  race  poly- 
nésienne ,  depuis  les  grandes  îles  qui  nous  occupent 
jusqu'aux  îles  Hawaii ,  en  suivant  une  zone  inclinée  à 
la  méridienne,  et  dont  les  habitans  parlent  tous  une 
langue  commune  dans  son  origine. 

'   Marsden,  d'Urv. ,  Ul ,  p.  3o5. 


S  28  VOYAGE 

Sans  nul  doute ,  le  but  primitif  du  tapou  fut  tou- 
jours l'intention  d'apaiser  la  colère  de  la  Divinité  et 
de  se  la  rendre  favorable,  en  s'imposant  une  privation 
volontaire ,  proportionnée  à  la  grandeur  de  l'offense 
ou  à  la  colère  présumée  du  Dieu  en  question  l .  Proba- 
blement il  n'est  guère  de  système  de  religion  où  cette 
croyance  n'ait  pénétré  ,  où  elle  n'ait  été  caractérisée 
par  des  actes  plus  ou  moins  extravagans.  En  tous  temps, 
en  tous  lieux ,  l'homme  a  presque  toujours  fait  son 
Dieu  à  son  image,  et  lui  a  prêté  naturellement  ses  pas- 
sions et  ses  caprices.  Il  a  jugé  d'ailleurs  plus  facile  et 
plus  prompt  d'expier  ses  crimes  et  ses  offenses  envers 
la  Divinité  par  des  privations  temporaires  qui  dégé- 
nèrent souvent  en  une  vaine  forme,  que  de  chercher  à 
lui  plaire  en  devenant  meilleur  et  en  faisant  du  bien  à 
ses  semblables.  Il  est  inutile  de  citer  des  exemples  de 
cette  déplorable  erreur,  l'histoire  religieuse  de  tous 
les  peuples  n'est  guère  qu'un  long  et  triste  recueil  de 
toutes  les  folies  de  l'homme. 

Plus  que  tout  autre  habitant  de  la  Polynésie,  le  Zé- 
landais  est  aveuglément  soumis  aux  superstitions  du 
tapou  ,  et  cela  sans  avoir  conservé  en  aucune  façon 
l'idée  du  principe  de  morale  sur  lequel  cette  pratique 
était  fondée.  Il  croit  seulement  que  le  tapou  est  agréa- 
ble àl'Atoua,  et  ce  motif  lui  suffit.  En  outre  il  est  con- 
vaincu que  tout  objet,  soit  être  vivant,  soit  matière 
inanimée ,  frappé  d'un  tapou ,  se  trouve  dès-lors  au 
pouvoir  immédiat  de  la  Divinité,  et  par  là  même  inter- 

i  Marsden,  d'Urv,,  III.,  p.  440,  446. 


DE  L'ASTROLABE.  529 

dit  à  tout  contact  profane.  Quiconque  porterait  une 
main  sacrilège  sur  un  objet  soumis  à  un  pareil  interdit 
provoquerait  le  courroux  de  l'Atoua,  qui  ne  manque- 
rait pas  de  l'en  punir  en  le  faisant  périr ,  non-seule- 
ment lui-même,  mais  encore  celui  ou  ceux  qui  au- 
raient établi  le  tapou  ou  en  faveur  desquels  il  a  été 
institué.  C'est  ainsi  que  l'Atoua  se  vengea,  dit-on,  sur 
M.  INicholas  du  sacrilège  que  cet  Anglais  avait  com- 
mis en  maniant  un  pistolet  taboue  pour  avoir  servi  au 
chef  Doua-Tara,  a  l'époque  de  sa  mort. 

Mais  le  plus  souvent  les  naturels  s'empressent  de 
prévenir  les  effets  du  courroux  céleste  en  punissant 
sévèrement  le  coupable.  S'il  appartient  à  une  classe 
élevée,  il  est  exposé  à  être  dépouillé  de  toutes  ses  pro- 
priétés ,  et  même  de  son  rang ,  pour  être  relégué  dans 
les  dernières  classes  de  la  société.  Si  c'est  un  homme 
du  peuple  ou  un  esclave ,  il  peut  arriver  que  la  mort 
seule  puisse  expier  son  offense. 

Pour  concilier  certaines  idées  de  justice  avec  le 
respect  dû  aux  réglemens  du  tapou,  Touai  me  disait 
que  ses  compatriotes  avaient  arrêté  que  les  étrangers 
seraient  excusables  d'y  manquer,  quand  ils  se  trou- 
veraient pour  la  première  fois  chez  eux,  mais  que 
leurs  fautes  ne  seraient  pas  tolérées  dans  un  second 
voyage. 

Un  mot  du  prêtre ,  un  songe  ou  quelque  pressen- 
timent involontaire  donne-t-il  à  penser  à  un  naturel 
que  son  dieu  est  irrité  ;  soudain  il  impose  le  tapou  sur 
sa  maison ,  sur  ses  champs ,  sur  sa  pirogue ,  etc. , 
c'est-à-dire  qu'il  se  prive  de  l'usage  de  lous  ces  ob- 
tome  ir.  36 


Ô30  VOYAGE 

jets,  malgré  la  gène  et  la  détresse  auxquelles  cette 
privation  le  réduit. 

Tantôt  le  tapou  est  absolu  et  s'applique  à  tout  le 
monde ,  alors  personne  ne  peut  approcher  de  l'objet 
taboue  sans  encourir  les  peines  les  plus  sévères.  Tan- 
tôt le  tapou  n'est  que  relatif  et  n'affecte  qu'une  ou 
plusieurs  personnes  désignées  ».  L'individu  soumis 
personnellement  à  l'action  du  tapou  est  exclu  de  toute 
communication  avec  ses  compatriotes,  il  ne  peut  se 
servir  de  ses  mains  pour  porter  ses  alimens  à  sa 
bouche.  Appartient-il  à  la  classe  noble,  un  ou  plu- 
sieurs serviteurs  sont  assignés  à  son  service ,  et  parti- 
cipent a  son  état  d'interdiction  ;  n'est-il  qu'un  homme 
du  peuple ,  il  est  obligé  de  ramasser  ses  alimens  avec 
sa  bouche ,  à  la  manière  des  animaux  2. 

On  sent  bien  que  le  tapou  sera  d'autant  plus  so- 
lennel et  plus  respectable  qu'il  émanera  d'un  person- 
nage plus  important.  L'homme  du  peuple,  sujet  à 
tous  les  tapous  des  divers  chefs  de  la  tribu ,  n'a  guère 
d'autre  pouvoir  que  de  se  l'imposer  à  lui-même.  Le 
rangatira,  selon  son  rang ,  peut  assujettir  à  son  tapou 
ceux  qui  dépendent  de  son  autorité  directe.  Enfin  la 
tribu  tout  entière  respecte  aveuglément  les  tapous 
imposés  par  le  chef  principal. 

D'après  cela ,  il  est  facile  de  prévoir  quelle  res- 
source les  chefs  peuvent  tirer  de  cette  institution  pour 
assurer  leurs  droits  et  faire  respecter  leurs  volontés. 
C'est  une  sorte  de  veto  d'une  extension  indéfinie,  dont 

i  Mursden,  d'Urv.,  III,  p.  168.  —  s  Niclwlas,  d'Urv. ,  III,  p.  624. 


DE  L'ASTROLABE.  531 

le  pouvoir  est  consacré  par  un  préjugé  religieux  de  la 
nature  la  plus  intime.  Aux  siècles  d'ignorance,  les 
foudres  spirituelles  du  Vatican  n'eurent  pas  des  effets 
plus  rapides ,  plus  absolus  sur  les  consciences  timo- 
rées des  chrétiens,  et  leurs  décrets  n'obtenaient  pas 
une  obéissance  plus  complète  que  ceux  du  tapou  à  la 
Nouvelle-Zélande.  A  défaut  de  lois  positives  pour 
sceller  leur  puissance ,  et  de  moyens  directs  pour 
appuyer  leurs  ordres  ,  les  chefs  n'ont  d'autre  garantie 
que  le  tapou.  Ainsi  qu'un  chef  craigne  de  voir  les  co- 
chons ,  le  poisson,  les  coquillages,  etc.,  manquer 
un  jour  à  sa  tribu ,  par  une  consommation  impré- 
voyante et  prématurée  de  la  part  de  ses  sujets ,  il  im- 
posera le  tapou  sur  ces  divers  objets ,  et  cela  pour 
tel  espace  de  temps  qu'il  jugera  convenable.  Veut-il 
écarter  de  sa  maison ,  de  ses  champs  ,  des  voisins  im- 
portuns ,  il  taboue  sa  maison,  ses  champs  '.  Désire- 
t-il  s'assurer  le  monopole  d'un  navire  européen  mouillé 
sur  son  territoire,  un  tapou  a  partiel  en  écartera  tous 
ceux  avec  qui  il  ne  veut  point  partager  un  commerce 
aussi  lucratif.  Est-il  mécontent  du  capitaine,  et  a-t-il 
résolu  de  le  priver  de  toute  espèce  de  rafraîchisse- 
mens ,  un  tapou  absolu  interdira  l'accès  du  navire  à 
tous  les  hommes  de  sa  tribu.  Au  moyen  de  cette 
arme  mystique  et  redoutable  ,  et  en  ménageant  adroi- 
tement son  emploi ,  un  chef  peut  amener  ses  sujets  à 
une  obéissance  passive. 

Il  est  bien  entendu  que  les  chefs  et  les  arikis  ou 


«  Cruise,  d  Irv.,  III,  p.  638.  —  ■>  Cuise ,  p.  88. 

36* 


632  VOYAGE 

prêtres  savent  toujours  se  concerter  ensemble  pour 
assurer  aux  tapous  toute  leur  inviolabilité.  D'ailleurs 
les  chefs  sont  le  plus  souvent  arikis  eux-mêmes  ,  ou 
du  moins  les  arikis  tiennent  de  très-près  aux  chefs 
par  les  liens  du  sang  ou  des  alliances.  Ils  ont  donc 
un  intérêt  tout  naturel  à  se  soutenir  réciproque- 
ment. 

Le  plus  souvent ,  le  tapou  n'est  qu'accidentel  et 
temporaire.  Alors  certaines  paroles  prononcées  ,  cer- 
taines formalités  en  déterminent  l'action,  comme  elles 
en  suspendent  le  pouvoir  et  en  terminent  la  durée. 
Nous  n'avons  que  très-peu  de  données  à  l'égard  de 
ces  cérémonies,  il  est  sans  doute  réservé  aux  mission- 
naires de  lever  un  jour  les  ténèbres  dont  cette  ma- 
tière est  encore  enveloppée. 

Seulement  il  m'a  semblé  que  pour  détruire  l'effet 
restrictif  du  tapou  ,  le  principe  de  la  cérémonie  con- 
sistait dans  l'action  d'attirer  et  de  concentrer  sur  un 
objet  déterminé,  comme  une  pierre  ,  une  patate  ,  un 
morceau  de  bois ,  toute  la  vertu  mystique ,  étendue 
d'abord  sur  les  êtres  taboues  ,  puis  à  cacher  cet  objet 
dans  un  lieu  à  l'abri  de  tout  contact  de  la  part  des 
hommes  *, 

Jusqu'aujourd'hui  M.  Nicholas  seul  nous  a  cité  un 
exemple  de  ces  rites  mystiques  ,  ceux  dont  il  fut  té- 
moin quand  Wiwia,  après  beaucoup  d'instances,  con- 
sentit à  se  dessaisir  en  sa  faveur  du  peigne  taboue  qui 
avait  servi  à  ce  chef  pour  se  couper  les  cheveux  2. 

■  D'Un'ille,  m,  p.  685.  —  2  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  619. 


DE  L'ASTROLABE.  533 

Mais  il  faudrait  plusieurs  exemples  de  celle  nature  , 
surtout  il  faudrait  des  explications  motivées  de  ces 
différens  rites  pour  se  former  une  idée  exacte  des  opi- 
nions religieuses  de  ce  peuple. 

Certains  objets  sont  essentiellement  tapoa  ou  sa- 
crés par  eux-mêmes,  comme  les  dépouilles  des  morts, 
surtout  de  ceux  qui  ont  occupe  un  rang  distingué. 
Dans  l'homme  la  tète  Test  au  plus  haut  degré  ,  et  par 
conséquent  les  cheveux  qui  lui  appartiennent.  C'est 
une  importante  affaire  pour  un  de  ces  sauvages  que 
de  se  couper  les  cheveux  '  ;  quand  cette  opération  est 
terminée,  on  veille  avec  un  soin  extrême  à  ce  que  les 
cheveux  coupés  ne  soient  pas  abandonnés  dans  un  lieu 
où  l'on  pourrait  marcher  dessus.  L'individu  tondu 
reste  taboue  durant  quelques  jours  et  ne  peut  tou- 
cher ses  alimens  avec  les  mains  a.  M.  Savage  qui 
ignorait  la  véritable  cause  de  cette  restriction  l'attri- 
buait à  un  motif  de  propreté  5.  11  en  est  de  même  de 
la  personne  qui  vient  d'être  tatouée  ,  car  l'opération 
du  moko  entraine  également  un  tapoude  trois  jours  4. 

C'est  pour  la  même  raison  que  ces  insulaires  ne 
peuvent  souffrir  aucune  sorte  de  provisions  dans 
leurs  cabanes  ,  surtout  de  celles  qui  viennent  d'être 
animées  ,  comme  viande  ,  poisson  ,  coquillages  ,  etc.  ; 
car  si  leur  tête  venait  à  se  trouver,  même  en  passant , 
sous  un  de  ces  objets,  un  pareil  malheur  pourrait  en- 
traîner des  suites  funestes  pour  eux  5.  M.  Savage,  le 

•  Cook,  trois.  Voy. ,  I,  p.  176.  Cruisc ,  p.  14.  Nicholas,  d'Urv.,  III, 
p.  6a5.  —  s  Cmisc,  d'Urv.,  III,  p.  656,  660. —  3  Savage,  p.  23.  — 
1  Riaherford,  d'Urv.,  III,  p.  740.  —  5  IUuhcrford ,  d'Urv.,  III,  p.  737. 


534  VOYAGE 

premier,  remarqua  que  ces  sauvages  ne  s'asseyaient 
qu'avec  beaucoup  de  répugnance  sous  des  filets  char- 
gés de  pommes  déterre  l.  Les  premiers  Européens 
qui  les  visitèrent  mirent  à  profit  cette  superstition 
pour  se  débarrasser  de  l'importunité  de  leurs  hôtes. 
Pour  cela  ils  n'eurent  qu'à  suspendre  au  plafond  de 
leurs  cabanes  un  morceau  de  viande;  de  ce  moment 
les  naturels  n'eurent  garde  d'en  approcher  2.  Ce 
préjugé  es.t  tellement  enraciné  chez  eux  que  certains 
chefs  faisaient  quelquefois  difficulté  de  descendre  dans 
les  chambres  des  navires ,  parce  qu'ils  redoutaient 
qu'on  ne  vînt  en  ce  moment  à  passer  par-dessus  leur 
tète,  en  se  promenant  sur  le  pont. 

Jamais  il  ne  leur  arrive  de  prendre  leurs  repas 
dans  l'intérieur  de  leurs  maisons ,  et  ils  ne  peuvent 
souffrir  que  les  Européens  prennent  cette  liberté  chez 
eux  3.  Si  ceux-ci  ont  besoin  de  se  rafraîchir,  ils  sont 
obligés  de  sortir  de  la  cabane  pour  avaler  même  un 
verre  d'eau. 

C'est  un  crime  que  d'allumer  du  feu  dans  un  endroit 
où  des  provisions  se  trouvent  déposées  4. 

Un  chef  ne  peut  pas  se  chauffer  au  même  feu  qu'un 
homme  d'un  rang  inférieur  5  ;  il  ne  peut  pas  même  al- 
lumer son  feu  à  celui  d'un  autre,  etc.,  etc.,  sous  peine 
d'encourir  le  courroux  de  l'Atoua  6. 


i  Savage,  p.  i§.  —  2  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  647.  —  3  Marsden , 
d'Urv. ,  III,  p.  196.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  749.  Nicholas ,  d'Urv.» 
III,  p.  596.  —  4  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  376.  —  5  D'Uiville,  II,  p.  82. 
—  G  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  440. 


DE  L' ASTROLABE.  635 

Les  malades  atteints  d'une  maladie  jugée  mortelle  r, 
les  femmes  près  d'accoucher  sont  mis  sous  l'empire 
du  tapou  <>.  Dès-lors  ces  personnes  sont  reléguées  sous 
de  simples  hangars  en  plein  air,  et  isolées  de  toute 
communication  avec  leurs  parens  et  leurs  amis.  Cer- 
tains alimens  leur  sont  rigoureusement  interdits  ; 
quelquefois  ils  sont  condamnés  plusieurs  jours  de 
suite  à  une  diète  ahsolue  5,  et  croient  que  la  moindre 
infraction  à  ces  règles  causerait  à  l'instant  même  leur 
mort.  Les  malades  riches  sont  assistés  par  un  cer- 
tain nombre  d'esclaves  qui,  de  ce  moment,  partagent 
toutes  les  conséquences  de  leur  position  4.  Pauvres, 
ils  sont  réduits  à  la  situation  la  plus  déplorable,  et 
contraints  de  ramasser  avec  leur  bouche  les  vivres 
qu'on  leur  porte.  L'accès  des  cases  ou  des  malades 
taboues  est  aussi  rigoureusement  interdit  aux  étran- 
gers qu'aux  habitans  du  pays  5. 

C'est  ainsi  que  M.  JNicholas  nous  dépeint  l'état  où 
se  trouva  Doua-Tara  du  moment  où  sa  maladie  fut 
déclarée  mortelle.  L'Atoua  s'était  établi  dans  son  esto- 
mac ,  et  nul  pouvoir  humain  n'eût  pu  l'en  chasser 6. 
Doua-Tara  était  rigoureusement  séquestré  de  toute 
communication  avec  les  profanes ,  et  M.  Psicholas  eut 
été  massacré  sur-le-champ  s'il  eût  voulu  violer  le  ta- 
pou?. Par  une  exception  spéciale,  M.  Marsden  ne 
put  jouir  de  ce  privilège  qu'à  son  double  titre  d'ariki 

i  Marsden,  d'Urv  ,  III,  p.  196,  4 1  S.  —  2  yicholas ,  d'Urv  ,  III, 
p.  5<)6.  yicholas,  II,  p.  i.3o,  166.  —  ï  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  2o'5. 
—  4  Savage,  p.  24.  —  5  yicholas,  l,  p.  358.  —  <i  Nicltolas,  d'Urv.,  II f  , 
p.  Gi'i.  —  7  Nicltolas,  II,  p.  167. 


o36  VOYAGE 

et  de  tohounga  ;  encore,  cela  n'eût  peut-être  pas  suffi 
s'il  n'eût  menacé  les  naturels  de  canonner  Rangui- 
Hou  dans  le  cas  où  ils  eussent  persisté  dans  leurs 
refus  '. 

L'Atoua,  disaient-ils,  était  occupé  à  dévorer  les  en- 
trailles de  Doua-Tara  ,  et  ce  chef  périrait,  mate  moe, 
dès  qu'elles  seraient  toutes  dévorées  2.  Pour  mieux  le 
soustraire  à  tout  rapport  avec  les  étrangers ,  ses  amis 
voulaient  d'avance  le  transporter  sur  l'île  isolée  où  il 
devait  être  inhumé  :  mais  Doua-Tara  les  en  empêcha 
au  moyen  d'un  pistolet  dont  il  était  armé  et  dont  il  les 
menaçait  quand  ils  voulaient  s'approcher  de  lui.  Quel- 
que temps  avant  sa  mort ,  ses  femmes  et  ses  parens 
veillaient  autour  de  lui  et  attendaient  en  silence  le  mo- 
ment où  il  allait  expirer.  Le  prêtre  ne  le  quittait  point 
non  plus  ;  il  veillait  à  l'accomplissement  de  toutes  les 
cérémonies  requises  en  pareille  circonstance,  et  ne 
permettait  pas  que  rien  se  fit  sans  son  entremise  3. 
Ils  croyaient  en  général  que  la  mort  de  Doua-Tara 
avait  été  causée  par  les  prières  de  Ware  qui  s'était 
ainsi  vengé  de  ce  chef  pour  les  coups  de  fouet  qu'il  en 
avait  reçus  4. 

Tous  les  ustensiles  qui  ont  servi  à  une  personne  du- 
rant sa  maladie  sont  taboues  et  ne  peuvent  plus  servir 
à  nul  autre  au  monde  \  ils  sont  brisés  ou  déposés  près 
du  corps  du  défunt.  A  la  mort  de  Doua-Tara,  les  mis- 
sionnaires furent  obligés  de  renoncer  aux  vases  dans 


i  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  2o3.  —  2  Nicholas ,  II,  p.  170.  —  3  Nicho- 
las,  II,  p.  180.  —  4  Nicholas,  H,  p.  9.17. 


DE  L'ASTROLABE.  537 

lesquels  ils  lui  avaient  apporté  des  vivres  ou  des  po- 
tions '. 

Tout  homme  qui  travaille  à  construire  une  pirogue, 
une  maison,  est  soumis  au  tapou  ;  mais  en  ce  cas  l'in- 
terdiction se  réduit  à  lui  défendre  de  se  servir  de  ses 
propres  mains  pour  manger  ;  il  n'est  pas  exclu  de  la 
société  de  ses  concitoyens  2. 

Les  plantations  de  patates  douces  ou  koumaras  sont 
essentiellement  tapou ,  et  l'accès  en  est  soigneusement 
interdit  à  qui  que  ce  soit  durant  une  certaine  période 
de  leur  crue.  Des  hommes  sont  préposés  à  leur  garde 
et  en  éloignent  tous  les  étrangers.  De  grandes  céré- 
monies accompagnent  toujours  la  plantation  et  la  ré- 
colte de  ces  précieuses  racines  3. 

Pour  les  planter,  les  chefs  se  revêtent  de  leurs  plus 
beaux  atours,  et  procèdent  à  cette  importante  opéra- 
tion avec  toute  la  gravité  possible.  Un  de  ces  chefs 
voyant  un  jour  le  ciel  sillonné  de  nuages  blancs  ,  dis- 
posés d'une  façon  particulière,  fit  observera  31.  Ken- 
dall  que  TAtoua  plantait  ses  patates  dans  le  ciel,  et 
qu'en  sa  qualité  d'Atoua  sur  la  terre  il  devait  imiter 
l'Atoua  du  ciel  en  ces  occasions  4. 

Lorsque  je  visitai  le  village  et  les  forets  de  Kawa- 
Kawa,  toutes  les  instances,  tout  le  crédit  du  mission- 
naire qui  m'accompagnait  ne  purent  obtenir  des  natu- 
rels la  permission  de  nous  laisser  passer  en  vue  de 
ces  cultures  sacrées  5. 

i  Nicholas,  d'Urv. ,  III,  p.  6î5.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  2o5.  — 
s  Sicholas,  d'Urv.,  III,  p.  596,  624.  —  3  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  63g, 
(i'i5.  —  4  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  246.  —  :">  D'Unille,  II,  p.  216. 


)38  VOYAGE 

On  se  condamne  au  tapou ,  au  départ  d'une  per- 
sonne chérie ,  pour  attirer  sur  elle  la  protection  de  la 
Divinité  '.  On  voit  que  lanière  de  Shongui  se  taboua 
lorsque  ce  chef  partit  pour  l'Angleterre ,  et  une  femme 
était  chargée  de  la  faire  manger2,  ^lors  le  tapou  re- 
présente assez  bien  ce  que  quelques  dévots  catholi- 
ques entendent  par  le  mot  de  vœu. 

Quand  une  tribu  entreprend  la  guerre ,  une  prê- 
tresse se  taboue ,  elle  s'interdit  toute  nourriture  du- 
rant deux  jours  ;  le  troisième ,  elle  accomplit  certaines 
cérémonies  pour  attirer  la  bénédiction  divine  sur  les 
armes  de  la  tribu  3. 

Il  est  des  saisons  et  des  circonstances  où  tout  le 
poisson  qu'on  pèche  est  tapou  4,  surtout  quand  il  s'a- 
git de  faire  des  provisions  d'hiver  5.  Là  on  retrouve  le 
but  politique  qui  fît  instituer  les  carêmes  et  autres  in- 
terdictions semblables  en  Europe  et  ailleurs. 

Un  jour  M.  Kendall  ayant  offert  du  porc  à  Wa- 
raki  qui  était  venu  le  visiter  tandis  qu'il  dînait ,  ce 
chef  en  mit  un  morceau  entre  ses  dents ,  fit  une  lon- 
gue prière  et  le  jeta  ensuite.  Puis  il  dit  qu'il  allait 
manger  comme  à  l'ordinaire  6. 

C'est  par  le  tapou  que  les  Zélandais  scellent  un 
marché  d'une  manière  inviolable.  Quand  ils  ont  ar- 
rêté leur  choix  sur  un  objet  qu'ils  n'ont  pas  le  moyen 
de  payer  sur-le-champ,  ils  y  attachent  un  fil  en  pro- 


t  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  207.  —  -  Cruise,  p.  45. —  3  Critise,  d'Urv., 
III,  p.  660.  —  4  Leigh,  d'Urv.  ,  III,  p.  471.  —  5  Marsden,  d'Urv.,  III, 
p.  268.  —  6  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  23i. 


DE  L'ASTROLABE.  539 

férant  le  mot  tapou;  on  est  certain  qu'ils  viendront  le 
reprendre  du  moment  où  ils  pourront  en  livrer  la 
valeur  » . 

Le  tapou  joue  ainsi  le  rôle  le  plus  important  dans 
l'existence  du  Nouveau-Zélandais.  Il  dirige,  déter- 
mine ou  modifie  la  plupart  de  ses  actions.  Par  le  ta- 
pou, la  Divinité  intervient  toujours  dans  les  moindres 
actes  de  sa  vie  publique  et  privée,  et  Ton  sent  quelle 
influence  une  telle  considération  doit  avoir  sur  l'ima- 
gination d'hommes  pénétrés  dès  leur  plus  tendre  en- 
fance d'un  préjugé  aussi  puissant.  M.  Nicholas  m'a 
paru  être  le  premier  voyageur  qui  ait  bien  saisi  toute 
la  valeur  et  toutes  les  conséquences  du  tapou  chez 
les  Nouveaux-Zélandais.  Voici  dans  quels  termes  il 
s'exprime  sur  cette  institution  :  «  Pour  suivre  la  va- 
leur du  mot  tabou  dans  ses  acceptions  nombreuses  et 
variées,  il  faudrait  détailler  minutieusement  toutes  les 
circonstances  de  l'économie  politique  de  ce  peuple , 
tâche  au-dessus  de  mes  forces.  Il  règle  non-seulement 
leurs  institutions,  mais  encore  leurs  travaux  journa- 
liers ,  et  il  y  a  à  peine  un  seul  acte  de  leur  vie  auquel 
cet  important  dissyllabe  ne  se  trouve  mêlé.  Bien  que 
le  tabou  les  assujettisse,  comme  on  a  pu  voir,  a  une 
foule  de  restrictions  absurdes  et  pénibles ,  il  est  néan- 
moins fort  utile  par  le  fait  dans  une  nation  si  irrégu- 
lièrement constituée.  En  l'absence  des  lois,  il  leur 
offre  la  seule  garantie  capable  de  protéger  les  per- 
sonnes et  les  propriétés  en  leur  donnant  un  caractère 

•   Cruisc,  p.  8.  D'Urv.,  III,  p.  655. 


540  VOYAGE 

authentique  que  personne  n'ose  violer.  Sa  puissante 
influence  peut  même  arrêter  les  pillards  les  plus  cruels 
et  les  plus  avides  « .  » 
Makoutou.  Les  jNouveaux-Zélandais  croient  fermement  aux 
enchantemens  qu'ils  nomment  makoutou  2.  C'est  une 
source  intarissable  de  craintes  et  d'inquiétudes  pour 
ces  malheureux  insulaires ,  car  c'est  à  cette  cause 
qu'ils  attribuent  la  plupart  des  maladies  qu'ils  éprou- 
vent, des  morts  qui  arrivent  parmi  eux3.  Certaines 
prières  adressées  à  l'Atoua,  certains  mots  prononcés 
d'une  manière  particulière  ,  surtout  certaines  grima- 
ces ,  certains  gestes  ,  sont  les  moyens  par  lesquels  ces 
enchantemens  s'opèrent  4.  Nouvel  argument  pour  at- 
tester que  partout  les  hommes  se  ressemblent  plus 
qu'on  ne  le  pense!  — 

Toutes  les  fois  que  les  missionnaires,  pour  démon- 
trer aux  naturels  l'absurdité  de  leurs  croyances  tou- 
chant le  tapou  et  le  makoutou,  leur  ont  offert  d'en 
braver  impunément  les  effets  dans  leurs  propres  per- 
sonnes, les  Zélandais  ont  répondu  que  les  mission- 
naires en  leur  qualité  d'arikis  et  protégés  par  un  dieu 
très-puissant,  pourraient  bien  défier  la  colère  des 
dieux  du  pays ,  mais  que  ceux-ci  tourneraient  leur 
courroux  contre  les  habitans,  et  les  feraient  périr 
sans  pitié ,  si  on  leur  faisait  une  semblable  insulte. 
Songes.         Les  songes ,  surtout  ceux  des  prêtres ,  sont  d'une 

i  yicholas,  d'Urv.,  III,  p.  633  et  634.  —  2  Dillon,  d'Urv.,  III,  p.  706. 
-•-  3  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  3i5.  Kemp ,  d'Urv.,  III,  p.  5i2.  — 
h  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  43g.  Hall,  d'Urv.,  HI,  p.  492.  Madame 
Williams,  d'Urv.,  III,  p.  495. 


DE  L'ASTROLABE.  541 

haute  importance  pour  les  décisions  de  ces  sauvages. 
On  a  vu  des  entreprises  concertées  depuis  long-temps, 
arrêtées  tout-à-coup  par  l'effet  d'un  songe,  et  les 
guerriers  reprendre  le  chemin  de  leurs  foyers  au  mo- 
ment où  ils  se  repaissaient  de  l'espoir  d'exterminer 
leurs  ennemis  et  de  se  régaler  de  leurs  corps.  Résis- 
ter aux  inspirations  d'un  songe  serait  une  offense  di- 
recte à  l'Atoua  qui  l'a  envoyé  *. 

M.  Dillon  ne  put  se  débarrasser  des  importunités 
d'un  naturel  qui  voulait  s'embarquer  sur  son  navire 
pour  se  rendre  en  Angleterre,  qu'en  assurant  à  cet 
homme  qu'un  songe  lui  avait  annoncé  qu'il  périrait 
infailliblement  s'il  entreprenait  ce  voyage2. 

Les  Zélandais  rendent  de  grands  honneurs  aux  Funérailles, 
restes  de  leurs  parens ,  surtout  quand  ils  sont  d'un 
rang  distingué.  D'abord  on  garde  le  corps  durant  trois 
jours ,  par  suite  de  l'opinion  que  l'ame  n'abandonne 
définitivement  sa  dépouille  mortelle  que  le  troisième 
jour  après  le  trépas.  Ce  troisième  jour,  le  corps  est 
revêtu  de  ses  plus  beaux  habits  ,  frotté  d'huile,  orné 
et  paré  comme  de  son  vivant.  Les  parens  et  les  amis 
sont  admis  en  sa  présence,  et  témoignent  leur  douleur 
de  la  mort  du  défunt  par  des  pleurs,  des  cris,  des 
plaintes  et  notamment  en  se  déchirant  la  figure  et  les 
épaules  de  manière  à  faire  jaillir  le  sang  3.  Plus  encore 

i  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  420,  421.  —  2  Dillon,  I,  p.  240  et  241.  — 
3  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  118,  297.  Crozcl,  d'Urv.,  III,  p.  54-  Jnder- 
son,  d'Urv.,  III,  p.  25.  Kendall ,  dTJrv. ,  III,  p.  119,  235.  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  412.  Nicholas,  d'Urv.,  III,  p.  622.  Stock,  d'Urv.,  III, 
p.  54i.  liuihcrfovd ,  d'Urv.,  III,  p.  745. 


5é2  VOYAGE 

que  les  hommes ,  les  femmes  sont  assujetties  à  ces  de 
monstrations  cruelles  de  sensibilité.  Malheur  à  celles 
qui  viennent  à  perdre  consécutivement  plusieurs  pro- 
ches parens  :  leur  figure  et  leur  gorge  ne  seront  du- 
rant long-temps  qu'une  plaie  sanglante ,  car  ces  dé- 
monstrations se  renouvellent  plusieurs  fois  pour  cha- 
que personne. 

Au  lieu  de  laisser  le  cadavre  étendu  tout  de  son 
long ,  comme  en  Europe ,  les  membres  sont  ordinai- 
rement ployés  contre  le  ventre  et  ramassés  en  pa- 
quet *.  Le  corps  est  ensuite  porté  et  inhumé  dans 
quelque  endroit  isolé,  entouré  de  palissades  et  ta- 
boue. Des  pieux,  des  croix  2  ou  des  figures  sculp- 
tées et  rougies  à  l'ocre ,  annoncent  la  tombe  d'un  chef  : 
celle  d'un  homme  du  commun  n'est  indiquée  que  par 
un  tas  de  pierres  3.  Ces  tombes  portent  le  nom  de 
oadoii  pa ,  maison  de  gloire. 

On  dépose  sur  la  tombe  du  mort  des  vivres  pour 
nourrir  son  waidoua  ;  car  bien  qu'immatériel ,  il  est 
encore ,  dans  la  croyance  de  ces  peuples ,  susceptible 
de  prendre  des  alimens.  Un  jeune  homme  à  toute 
extrémité  ne  pouvait  plus  consommer  le  pain  qu'un 
missionnaire  lui  offrait ,  mais  il  le  réserva  pour  son 
esprit  qui  reviendrait  s'en  nourrir,  disait  le  moribond, 
après  avoir  quitté  son  corps  et  avant  de  se  mettre  en 
route  pour  le  cap  Nord  4. 

i  Ke/idall,  d'Urv.,  III,  p.  119.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  643.  —  2  Cook , 
prem.  Voy.,  III,  p.  194.  —  3  Savage,  p.  24.  Nicholas ,  I,  p.  327,  d'Urv., 
III,  p.  5g3.  Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  645.  Blosseville,  d'Urv.,  III,  p.  696. 
—  4  Leigh ,  d'Urv.,  III,  p.  471. 


DE  L'ASTKOL.VBE.  543 

Un  festin  général  de  toute  la  tribu  termine  ordi- 
nairement la  cérémonie  ;  on  s'y  régale  de  porc ,  de 
poisson  et  de  patates  ,  suivant  les  moyens  du  défunt. 
Les  païens  et  les  amis  des  tribus  voisines  y  sont 
conviés  ». 

Le  corps  ne  reste  en  terre  que  le  temps  nécessaire 
pour  que  la  corruption  des  chairs  leur  permette  de  se 
détacher  facilement  des  os.  Il  n'y  a  pas  d'époque  fixe 
pour  cette  opération  ;  car  cet  intervalle  paraît  varier 
depuis  trois  mois  jusqu'à  six  mois ,  et  même  un  au. 
Quoi  qu'il  en  soit,  au  temps  désigné,  les  personnes 
chargées  de  cette  cérémonie  se  rendent  à  la  tombe , 
en  retirent  les  os,  et  ont  soin  de  les  nettoyer  avec 
soin  :  un  nouveau  deuil  a  lieu  sur  ces  dépouilles  sa- 
crées ,  certaines  cérémonies  religieuses  sont  accom- 
plies 2  ;  enfin  les  os  sont  portés  et  solennellement  dé- 
posés dans  le  sépulcre  de  la  famille.  Dans  ces  sépul- 
cres qui  sont  des  caveaux  ou  des  grottes  formées  par 
la  nature,  les  ossemens  sont  communément  étendus 
sur  de  petites  plates-formes  élevées  à  deux  ou  trois 
pieds  au-dessus  du  sol  5. 

Il  paraît  qu'il  y  a  des  circonstances  où  les  cadavres 
ne  seraient  point  inhumés ,  et  où  ils  seraient  conservés 
dans  des  coffres  hermétiquement  fermés ,  ou  déposés 
immédiatement  sur  des  plates-formes,  comme  cela  eut 
lieu  pour  le  père  de  Wiwia  4 ,  pour  cet  enfant  que 


i  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  119.  —  »  Kendall,  d'Urv.,  III,  p.  228. 
(mise,  d'Urv.,  III,  p.  f>45.  D'UrviUe,  II,  p.  2  3o.  —  3  Marsdrn ,  d'Urv., 
III,  p.  324.  —  'i  Mftrsdcn  ,  d'Urv.,  III,  p.  197. 


544 


VOYAGE 


M.  Cruise  vit  à  Kawera-Popo  »,  et  sans  doute  aussi 
pour  le  corps  que  Koro-Koro  montra  à  ce  voyageur  2. 


1 


B§^W& 


Probablement  cela  ne  se  pratique  que  pour  les  corps 
qui  ont  été  préparés  après  la  mort,  et  dont  on  ne 
craint  point  la  putréfaction  ;  tandis  que,  pour  les  au- 
tres ,  on  attend  que  la  chair  puisse  se  détacher  des 
os  par  un  séjour  suffisant  dans  la  tombe. 

Non-seulement  les  restes  des  morts  sont  essentiel- 
lement taboues,  mais  en  outre  les  objets  et  les  per- 
sonnes employés  dans  les  cérémonies  funéraires  sont 
assujettis  au  tapou  le  plus  rigoureux  3.  Avant  de 
rentrer  dans  le  commerce  habituel  de  leurs  compa- 
triotes, ils  ont  à  subir  des  purifications  particulières 
dont  la  nature  et  les  détails  nous  sont  encore  in- 
connus. 


i    Cruise,    d'Urv.,  III,  p.   646.  - 
S  V'Vnnlle,  II,  p.  îii  ;  III,  p.  685. 


Cruise,  d'Urv.,  III,  p.  643.  — 


DE  L'ASTROLABE.  545 

La  cérémonie  de  relever  les  os  des  morts  joue  le 
plus  grand  rôle  chez  ces  sauvages.  Les  paréos  n'ont 
acquitté  leurs  devoirs  envers  leurs  enfans,  les  enfans 
envers  leurs  parens  ,  et  les  époux  entre  eux  ,  qu'après 
avoir  accompli  cette  indispensable  opération  '.  D'a- 
près l'idée  que  j'ai  pu  m'en  former,  l'enterrement  ne 
serait  qu'un  état  provisoire  pour  donner  au  corps  le 
temps  de  se  dépouiller  de  sa  partie  corruptible  et  im- 
pure; pour  le  défunt ,  l'état  de  repos  définitif  n'aurait 
lieu  que  du  moment  où  ses  os  seraient  déposés  dans 
le  sépulcre  dé  ses  ancêtres.  Ces  naturels  bravent  les 
périls  les  plus  grands ,  les  fatigues  les  plus  pénibles 
pour  rendre  ces  devoirs  à  une  personne  qui  leur  est 
chère,  quelle  que  soit  la  distance  où  elle  aura  péri, 
pourvu  seulement  qu'ils  aient  l'espoir  de  réussir.  Les 
parens  ont  toujours  eu  soin  de  réclamer  les  os  de  leurs 
enfans  qui  sont  morts  pendant  leur  séjour  à  Port- 
Jackson  2,  et  la  possession  de  ces  dépouilles  chéries 
apaise  considérablement  leurs  regrets. 

C'est  faire  un  outrage  sanglant  à  une  famille,  à  une 
tribu,  que  de  violer  la  tombe  et  de  profaner  les  restes 
d'un  de  ses  membres.  Le  sang  seul  peut  payer  une 
pareille  insulte,  et  l'on  connaît  la  vengeance  terrible 
que  Shongui  exerça  sur  les  habitans  de  Wangaroa , 
(jui  s'étaient  permis  de  violer  la  tombe  de  son  beau- 
père  3. 

Les  cadavres  des  hommes  du  peuple  sont  enterrés 


i  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  a8y.  —  >  Marstlen,  d'Urv.,  III,  p.  f,o-j. 
■   Marsden,  d'1  rv.,  III,  p.  a8fi,  29/,,  355,  356. 

TOME    II.  '.',- 


ViC  VOYAGE 

sans  cérémonie.  Ceux  des  esclaves  ne  peuvent  jouir 
de  ce  privilège;  ordinairement  ils  sont  jetés  à  l'eau  » 
ou  abandonnés  en  plein  air  2.  Quand  les  esclaves  ont 
été  tués  pour  crimes  vrais  ou  prétendus ,  leurs  corps 
sont  quelquefois  dévorés  par  les  hommes  de  la 
tribu  3. 

Une  des  coutumes  les  plus  extraordinaires  de  la 
Nouvelle-Zélande,  c'est  qu'à  la  mort  d'un  chef,  ses 
voisins  se  réunissent  pour  venir  piller  ses  propriétés  , 
et  chacun  s'empare  de  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main. 
Quand  c'est  le  premier  chef  d'une  tribu  qui  vient  à 
mourir,  la  tribu  tout  entière  s'attend  à  être  saccagée 
par  les  tribus  voisines  4.  Aussi  c'est  pour  elle  un  mo- 
ment d'alarme  et  de  désolation  universelle-,  à  moins 
qu'elle  ne  soit  puissante  et  qu'elle  ne  compte  un  grand 
nombre  de  guerriers  disposés  à  la  défendre,  la  mort 
d'un  chef  entraine  souvent  la  ruine  de  sa  peuplade  5. 
Peut-être  les  ennemis  ou  les  voisins  d'une  tribu  choi- 
sissent-ils de  préférence  cette  occasion  pour  l'oppri- 
mer, parce  qu'en  ce  moment,  outre  la  perte  de  son 
chef  qui  doit  naturellement  affecter  son  moral ,  un 
devoir  religieux  et  indispensable  commande  à  ses  en- 
fans  et  à  tous  ses  parens  de  se  livrer  à  un  deuil  absolu, 
et  les  empêche  par  conséquent  de  veiller  à  leur  propre 
défense. 


>  Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  i85.  (rozet,  d'Urv.,  III,  p.  54.  F.  Hall, 
d'Urv.,  III,  p.  467.  —  2  Cuise,  d'Urv.,  III,  p.  645.  —  3  Omise,  p.  184. 
Blossevïlle,  d'Urv.,  III,  p.  696.  —  4  //.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  5iG. 
G.  Clarhe ,  d'Urv.,  III,  p.  520.  Stack ,  d'Urv  ,  III,  p.  54o.  D'Uiville,  II, 
p.  23o   —  5  Kendall ,  d'Urv.,  III,  p.  289. 


DE  L'ASTROLABE.  547 

D'après  les  idées  de  ces  hommes  sur  la  nature  de  Anthropophi 
l'ame,  on  conçoit  facilement  que  le  plus  grand  ou-  sLe- 
trage  qu'un  Zélandais  puisse  faire  à  son  ennemi  est  de 
le  dévorer  après  avoir  réussi  à  le  mettre  à  mort ,  puis- 
que par  cette  action  non-seulement  il  détruit  l'être 
actuel ,  mais  il  anéantit  la  partie  spirituelle ,  le  wai- 
doua  de  son  ennemi ,  qu'il  fait  servir  à  l'accroissement 
de  son  propre  waidoua.  A  cette  superstition ,  la  plus 
horrible  sans  doute  de  toutes  celles  que  l'homme  a 
pu  se  créer,  Ton  doit  attribuer  l'habitude  qu'ont  con- 
tractée ces  peuples  de  manger  les  corps  de  leurs 
ennemis.  Sur  le  champ  de  bataille,  les  cadavres  des 
chefs  les  plus  distingués ,  bien  que  desséchés  par  1  âge 
ou  les  infirmités,  seront  toujours  mangés  les  premiers 
et  de  préférence  aux  corps  plus  appétissans  des  jeunes 
guerriers  d'un  rang  obscur.  Ceci  démontre  que  les 
préjugés  superstitieux  et  les  plaisirs  de  la  vengeance 
dirigent  ces  sauvages  dans  leurs  festins  barbares  bien 
plus  encore  que  les  simples  besoins  de  l'appétit  phy- 
sique ».  A  cet  égard,  nous  partageons  complètement 
les  idées  de  Forster ,  Savage ,  Nicholas ,  Marsden , 
Kendall,  etc.  2 

Ces  naturels  si  empressés  de  se  repaître  de  la  chair 
de  leurs  ennemis ,  interrogés  par  les  Européens  s'ils 
mangeaient  aussi  quelquefois  les  corps  de  leurs  amis 
ou  de  leurs  parens ,  ont  toujours  répondu  à  cette  ques- 
tion avec  les  signes  d'une  indignation  non  équivoque3. 

i  Cook,  deux.  Voy. ,  V,  .«.87.  Sai'.Tge,  p.  35.  Nicholas,  II,  p.  68.  — 
2  Cook,  piem.  Voy.,  III,  p.  263.  Deux.  Voy.,  II,  p.  128.  —  i  Cook, 
prem.  Voy.,  III,  p.  t86.  Trois.  Voy.,  I,  p.  170. 

37* 


5 18  VOYAGE 

Ils  ne  pouvaient  concevoir  comment  on  leur  adressait 
une  pareille  question  ,  mais  ils  ne  concevaient  pas 
davantage  l'horreur  que  les  Européens  témoignaient 
en  apprenant  que  les  Zélandais  mangeaient  la  chair  de 
leurs  ennemis  ».  Ils  ont  souvent  répondu  qu'il  n'y 
avait  aucun  mal  à  manger  son  ennemi  quand  on  l'avait 
tué  ,  et  que  cela  valait  beaucoup  mieux  que  de  laisser 
pourrir  son  corps  ou  de  le  voir  dévorer  par  les  ani- 
maux 2. 

Un  jour  que  je  m'entretenais  avec  Shongui  et  Touai 
deces  coutumes  inhumaines,  le  premier  me  fit  observer 
avec  un  grand  sang-froid  qu'il  n'y  avait  rien  d'extraor- 
dinaire à  cela  ;  que  tous  les  êtres  du  monde  en  agis- 
saient de  même;  que  les  grands  poissons  de  la  mer 
mangeaient  les  petits  ;  que  les  oiseaux  mangeaient  les 
insectes ,  que  les  hommes  mangeaient  les  animaux  , 
que  Dieu  lui-même  mangeait  les  hommes  (en  faisant 
allusion  à  leur  opinion  particulière  sur  la  cause  de 
la  mort);  qu'ainsi  il  était  tout  naturel  que  l'homme 
mangeât  son  ennemi  3. 

La  plus  grande  calamité  qu'une  famille  ou  une  tribu 
puisse  éprouver,  est  de  voir  tomber  son  chef  au  pou- 
voir de  ses  ennemis,  et  d'apprendre  que  son  corps  a 
été  mangé  par  eux  4.  Ceux-ci  ne  se  contentent  point 
de  cet  acte  de  vengeance,  mais  ils  réservent  la  tète  du 
chef  vaincu  qu'ils  préparent  suivant  un  procédé  qui 


»  Marsden,  d'Urv. ,   III,  p.  21 5.  —  '  Cook,  deux.  Voy. ,  II ,  p.  125  et 
126. —  3   Marsden,  d'Urv.,    III,  p.    383.-4  Marsden,  d'ITrv.,   III, 

p.  2i5,  /,  ;  5. 


DE  L'ASTROLABE.  549 

leur  est  propre,  afin  de  la  garder  comme  un  trophée 
de  leur  victoire  « . 

Pour  conserver  les  tètes  de  leurs  ennemis,  les  Nou-  Moko  mokaï 
veaux-Zélandais  les  vicient  et  les  font  chauffer  douce- 
ment à  la  chaleur  de  leurs  fours  en  terre,  de  manière  à 
faire  évaporer  totalement  les  principes  gazeux  et  pu- 
troXiables;  puis  ils  les  exposent  durant  plusieurs  jours 
à  la  chaleur  du  soleil  2.  Il  faut  beaucoup  de  précau- 
tions pour  réussir  complètement  dans  cette  opération, 
et  quelques-uns  d  enlr§  eux  sont  renommés  pour  ce 
genre  d'industrie5.  Du  reste,  ces  tètes,  une  fois  conve- 
nablement préparées,  retiennent  tous  les  traits  qu'elles 
avaient  du  vivant  des  personnes  auxquelles  elles  ap- 
partenaient; les  cheveux,  la  barbe  et  les  sourcils 
restent  intacts  4,  et  l'on  ne  remarque  qu'un  léger  ra- 
cornissement dans  les  parties  cartilagineuses,  comme 
les  oreilles  et  le  nez.  Elles  peuvent  aussi  se  conserver 
pendant  un  temps  indéfini ,  pourvu  qu'on  ait  soin  de 
ne  point  les  exposer  à  l'humidité* 

Ces  tètes  portent  dans  le  pays  le  nom  de  moko-mo- 
kai,  des  deux  mots  :  moko,  tète  tatouée,  et  mokaï, 
pauvre,  misérable;  ainsi  la  réunion  de  ces  deux  mots 
exprime  l'état  d'avilissement  dans  lequel  sont  tombées 
ces  tètes  naguère  si  distinguées.  En  effet ,  ces  sauva- 
ges ne  se  donnaient  jamais  la  peine  de  préparer  les 


'  Cook ,  prem.  Voy.,  III,  p.  291.  —  »  Cruise,  p.  5o.  —  3  Cook,  deux. 
Voy.,  IV,  p.  1  37.  D'L'n-ille ,  II,  p.  210  ,  24  1.  Revue  Britannique ,  d'Urv. , 
III,  p.  721,  722.  —  4  Cook,  prem.  Voy.,  III,  p.  191.  Marsden,  d'Urv., 
III,  p.  J.S2,  320.  Jliiiherford,  dViv. ,  III,  p.  753. 


560  VOYAGE 

lètes  dépourvues  de  tatouage,  qui  ne  leur  offraient 
aucune  sorte  d'intérêt. 

Quand  une  famille  ou  une  tribu  apprenait  que  l'en- 
nemi avait  préparé  et  conservait  la  tète  de  son  chef, 
c'était  pour  elle  une  consolation  dans  sa  détresse. 
Si  elk  gardait  l'espoir  de  lutter  avec  succès  contre 
l'ennemi ,  elle  n'avait  point  de  repos  qu'elle  ne  l'eût 
contraint  par  la  force  des  armes  à  lui  rendre  cette 
précieuse  dépouille.  Sinon,  par  des  présens  ou  des  of- 
fres avantageuses  ,  elle  faisait  ^n  sorte  de  le  détermi- 
ner à  lui  donner  cette  satisfaction. 

Ainsi  les  moko-mokaï  devenaient  en  quelque  sorte 
des  gages  de  paix  et  de  réconciliation  entre  des  tribus 
ennemies  et  mutuellement  acharnées  à  leur  perte. 
Après  de  longs  efforts  ,  des  guerres  sanglantes  ,  on  a 
vu  quelquefois  des  peuples  long-temps  rivaux  cesser 
leurs  querelles  et  cimenter  leur  union  future  par  l'é- 
change de  ces  précieuses  reliques  l . 

Quand  une  de  ces  têtes  est  restituée  aux  parens  de 
celui  à  qui  elle  appartenait,  ceux-ci  se  livrent ,  en  la 
revoyant,  aux  mêmes  démonstrations  de  douleur2,  ils 
lui  rendent  les  mêmes  honneurs  que  si  la  personne 
venait  de  mourir  et  qu'ils  possédassent  son  corps  en- 
tier. Il  faut  croire  qu'en  ce  cas  les  parens  du  défunt 
imaginent  que  son  waidoua  est  rétabli  dans  ses  droits 
primitifs  en  tout  ou  en  partie. 

Au  milieu  du  combat,  si  l'un  des  partis  vient  tout- 


i  Cpuise,  d'Urv.,  III,  p.  643.  D'UivilIe,  III,  p.  691.  Revue  Britannique, 
d'Urv. ,  III,  p.  722.  —  2  Cruise ,  d'Urv,,  III,  p.  641. 


DE  L'ASTROLABE.  5ol 

à-coup  à  présenter  à  ses  ennemis  les  tètes  de  leurs 
chefs,  c'est  une  preuve  que  ce  parti  désire  la  paix  et 
qu'il  est  prêt  h  l'accorder  à  telles  conditions  que  l'on 
voudra  lui  imposer.  Si  à  la  vue  de  ces  dépouilles  l'en- 
nemi pousse  une  acclamation  ,  c'est  une  preuve  qu'il 
veut  aussi  la  paix,  et  elle  est  sur-le-champ  proclamée 
des  deux  côtés  avec  les  cérémonies  usitées.  Si  l'ennemi 
garde  le  silence,  c'est  une  preuve  qu'il  veut  tenter  jus- 
qu'au bout  le  sort  des  armes,  et  le  combat  continue  ». 

Depuis  que  les  Européens  se  sont  montrés  curieux 
d'acquérir  ces  tètes  conservées ,  les  naturels  en  ont 
fait  un  objet  de  commerce2.  On  sent  bien  que  la  nou- 
velle destinai  ion  qu'ils  ont  donnée  à  ces  trophées  n'a 
pas  du  contribuer  à  rendre  leurs  guerres  ni  moins  fré- 
quentes, ni  moins  sanglantes. 

Non  content  de  manger  le  corps  de  son  ennemi  et 
de  préparer  sa  tète  en  moko-mokaï,  le  Nouveau-Zé- 
landais  se  plaît  encore  à  transformer  les  ossemens  de 
sa  victime  en  toutes  sortes  d'objets,  tels  que  flûtes, 
hameçons,  fourchettes  et  ornemens  divers.  Puis  il  les 
conserve  comme  des  monumens  authentiques  de  sa 
vengeance,  ou  il  les  vend  aujourd'hui  aux  Européens 
moyennant  des  prix  plus  ou  moins  élevés,  suivant  le 
rang  de  l'individu  auquel  ils  avaient  appartenu. 

Suivant  M.  Marsden,  il  existerait  parmi  eux  une 
convention  bien  extraordinaire.  Lorsque  deux  armées 
ou  deux  troupes  en  sont  aux  mains  et  que  le  chef  de 


'  Marsden,  d'Lrv. ,  III,  p.    3o3. —  a  Cruise,   d'LJrv.  .   III,    p.   643. 
Rutherford,  ilTrv.,  III,  p.  752. 


552  VOYAGE 

l'une  des  deux  vient  à  succomber  sous  un  coup  mor- 
tel, l'ennemi  pousse  aussitôt  le  cri  :  «A  nous  l'homme!  » 
A  ce  cri  fatal ,  les  guerriers  dont  le  chef  a  été  tué  li- 
vrent son  corps ,  quand  bien  même  il  serait  tombé 
dans  leurs  rangs.  Les  deux  armées  se  retirent  en  si- 
lence ,  chacune  de  son  côté,  et  vont  consulter  les 
dieux  pour  savoir  s'ils  doivent  continuer  la  guerre. 

Dans  ce  cas,  le  vainqueur  réclame  aussi  la  femme 
du  chef  qui  a  succombé,  et  M.  Marsden  ajoute  qu'elle 
ne  fait  aucune  difficulté  de  se  livrer  à  ses  ennemis,  car 
elle  désire  partager  le  sort  de  son  mari ,  surtout  si  elle 
lui  est  sincèrement  attachée.  Les  enfans  eux-mêmes 
sont  souvent  obligés  de  subir  la  même  destinée  ». 
Sacrifices.  Le  parti  vainqueur  procède  alors  au  sacrifice  qu'il 

doit  faire  à  ses  dieux.  L'ariki  ou  grand-prètre  ,  de  con- 
cert avec  les  chefs ,  se  charge  d'apprêter  le  corps  du 
chef ,  tandis  que  la  prêtresse  et  les  femmes  des  chefs 
sont  chargées  des  mêmes  fonctions  sur  le  corps  de  la 
femme.  Ces  corps  sont  dépecés,  placés  sur  les  feux  et 
rôtis.  Certaines  parties  sont  réservées  pour  être  of- 
fertes aux  dieux  avec  des  prières  et  des  rites  particu- 
liers . 

De  temps  en  temps  les  arikis  prennent  de  petits 
morceaux  de  cette  chair  sacrée  et  la  mangent  avec 
beaucoup  de  recueillement  ;  c'est  pendant  ce  temps 
qu'ils  consultent  les  dieux  sur  l'issue  de  la  guerre  ac- 
tuelle. Si  les  offrandes  sont  accueillies  favorablement, 
le  combat  recommence  ;  sinon  ,  quelle  que  soit  sa  su- 

j  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  3o4,  3i4. 


DE  L'ASTROLABE.  553 

périorilé  ,  le  parti  vainqueur  renonce  à  combattre  da- 
vantage ,  et  reprend  le  chemin  de  ses  foyers. 

Tandis  que  les  arikis  accomplissent  leurs  cérémo- 
nies, les  chefs  sont  assis  en  cercle  autour  des  victimes, 
la  tète  cachée  dans  leurs  nattes,  et  gardant  un  pro- 
fond silence  pour  éviter  de  troubler  ces  augustes  mys- 
tères ou  de  jeter  sur  eux  un  regard  profane.  Ils  sont 
convaincus  que  l'Atoua  punirait  sévèrement  le  moin- 
dre acte  de  mépris  ou  de  négligence  de  leur  part. 

Quand  les  cérémonies  sont  terminées,  les  restes  des 
corps  sont  distribués  entre  les  chefs  et  les  principaux 
guerriers,  suivant  leur  nombre.  Tous  mangent  de 
cette  chair  avec  une  satisfaction  très-visible  ». 

Le  premier  chef  réserve  aussi  des  morceaux  de 
cette  chair  pour  les  distribuer  à  son  retour  à  ses  amis; 
car  c'est  la  plus  haute  marque  de  distinction,  la  faveur 
la  plus  signalée  qu'il  puisse  leur  faire  2. 

Lorsque  la  distance  est  trop  grande  pour  qu'on  Rakau  tapou. 
puisse  espérer  de  rapporter  cette  chair  sans  être  gâ- 
tée ,  ils  ont  imaginé  une  sorte  de  substitution  ou  plu- 
tôt de  transubstantiation  d'une  nature  fort  remarqua- 
ble. Le  prêtre  met  en  contact  avec  la  chair  consacrée 
un  morceau  de  bois  qui  prend  le  nom  de  rakau  ta- 
pou, et  l'y  laisse  un  certain  temps  durant  lequel  il  ré- 
cite diverses  prières;  puis  il  retire  ce  bois,  l'enveloppe 
soigneusement  dans  une  natte  ,  et  durant  tout  le 
temps  qui  doit  s'écouler  jusqu'au  retour,  une  personne 
tabouée  est  commise  à  la  surveillance  de  cet  objet  sacré. 

•  Mandai,  J'Urv.,  III,  p.  3o4 ,  3i4,  3i5.  —  2  Dillon,  I,  p.  a5i. 


554  VOYAGE 

Lorsque  ia  troupe  se  trouve  de  retour  dans  ses 
Foyers,  on  apporte,  soit  un  morceau  de  porc,  soit  des 
patates,  soit  des  pommes  de  terre;  l'ariki  retire  le  ra- 
kau  tapou  de  ses  enveloppes  ,  le  met  de  nouveau  en 
contact  avec  ces  vivres  ,  en  répétant  ses  prières  mys- 
tiques. Quand  tout  est  terminé,  le  rakau  tapou  est 
jeté  dans  les  broussailles  ou  dans  un  lieu  où  il  ne  soit 
point  exposé  aux  regards  ni  au  toucher  des  profanes. 
Les  vivres  ont  reçu  la  vertu  des  viandes  sacrées  ,  et 
les  naturels  qui  sont  restés  au  village  s'en  régalent 
avec  autant  de  joie  et  de  satisfaction  mentale  que  s'ils 
se  repaissaient  de  la  chair  même  de  leur  ennemi.  Du 
moins  c'est  ce  que  m'assurait  gravement  Touai  quand 
il  me  donnait  ces  détails. 
Esclaves  Quand  un  chef  ou  quelque  personne  de  distinction 

immolés,  vient  à  mourir  en  temps  de  paix ,  des  sacrifices  hu- 
mains ont  aussi  lieu.  Un  ou  plusieurs  esclaves,  sui- 
vant le  rang  du  défunt ,  sont  immolés  sur  son  corps. 
En  cela  ces  naturels  paraissent  avoir  un  double  but , 
d'abord  d'apaiser  le  waidoua  du  défunt  et  d'arrêter 
l'effet  de  son  courroux  sur  ceux  qui  lui  survivent, 
ensuite  le  désir  d'offrir  au  mort  les  moyens  d'être 
servi  dans  l'autre  vie  comme  il  l'était  dans  celle-ci  ». 
Lorsque  le  fils  de  Pere-Ika  mourut  à  Parramatta 
chez  M.  Marsden,  cet  ecclésiastique  fut  obligé  d'inter- 
poser son  autorité  pour  empêcher  les  compagnons 
de  ce  jeune  homme  de  sacrifier  deux  ou  trois  jeunes 


»  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  285.  Cotise,  d'Urv.,  III,  p.  642.  W.  Wil- 
liams, d'Urv. ,  III,  p.  53 1. 


DE  L'ASTROLABE.  f>3ï 

esclaves  qui  se  trouvaient  avec  eux  à  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud  pour  apaiser  l'esprit  du  défunt  «. 

Les  esclaves  destinés  à  être  offerts  en  sacrifice  sont 
ordinairement  assommés  d'un  coup  de  mère  par  un 
parent  du  défunt ,  et  celui-ci  a  soin  de  choisir  le  mo- 
ment où  sa  victime  semble  ne  pas  se  douter  du  sort 
qui  lui  est  réservé  2.  Pour  diminuer  l'horreur  d'une 
telle  action ,  les  Zélandais  ont  soin  de  répéter  que  l'on 
choisit  communément  pour  cet  objet  les  esclaves  qui 
ont  commis  quelque  mauvaise  action,  comme  vol,  en- 
chantement 3,  ou  bien  ceux  qui  ne  peuvent  ou  ne  veu- 
lent point  travailler  4. 

L'esclave  qui  a  maudit  son  maître  ne  peut  éviter 
d'être  sacrifié  ;  car  on  croit  que  c'est  l'unique  moyen 
d'apaiser  l'Atoua  et  d'échapper  à  la  malédiction  profé- 
rée par  la  malheureuse  victime. 

Les  corps  des  esclaves  immolés  à  la  mort  des  chefs 
et  en  leur  honneur  devraient  être  à  la  rigueur  déposés 
près  de  ces  derniers  et  subir  le  même  sort ,  mais  il  ar- 
rive souvent  que  les  sacrificateurs  préfèrent  les  man- 
ger ;  dans  ce  cas  ils  cèdent  probablement  à  leur  sen- 
sualité plutôt  qu'aux  dogmes  de  leur  religion. 

C'est  le  cas  de  faire  remarquer  que  si  la  vengeance 
et  la  superstition  furent  sans  doute  les  premiers  mo- 
tifs qui  portèrent  ces  malheureux  peuples  à  faire  des 
sacrifices  humains  ,  la  disette   singulière  d'animaux 

i  Cruise,  y.  3o8.  —  s  Cruise,  d'Urv. ,  III,  p.  643.  F.  Hall,  d'Un.,  III, 
p.  4^2)  466.  IV.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  534.  —  3  Cruise,  p.  97.  F. 
Hall,  d'Urv.,  III,  p.  492.  King,  d'Urv.,  III ,  p.  392.  Marsdcn,  d'Urv., 
III,  p.  474-  —  A  W.  JVtlliams,  d'Urv.,  III,  p.  53o. 


Accueil. 


556  VOYAGE 

qui  caractérise  leurs  îles  dut  pour  beaucoup  entrer 
dans  le  maintien  de  ces  nouvelles  cérémonies,  à  dé- 
faut d'autres  victimes  propres  à  y  figurer. 

Lorsque  ces  naturels  ont  à  recevoir  un  étranger, 
un  parent  ou  un  ami  de  distinction  qu'ils  n'ont  pas  vu 
depuis  long-temps,  le  personnage  le  plus  important, 
de  la  tribu  s'avance  au  devant  de  lui  avec  une  bran- 
che d'arbre  à  la  main,  et  débite  d'un  ton  grave  et  mo- 
déré une  harangue  plus  ou  moins  longue,  mélangée 
sans  doute  de  complimens  sur  son  arrivée  ,  et  de 
prières  aux  dieux  pour  lui  accorder  «  protection  l.  » 
Ce  n'est  qu'après  avoir  rempli  cette  formalité  qu'il 
donne  le  salut  [shongai)  à  son  hôte,  et  souvent  celui-ci 
répond  par  un  discours  semblable  à  celui  qui  lui  a  été 
adressé. 

M.  Nicholas,  se  trouvant  à  Panake  avec  Touai,  ob- 
serva la  tante  de  ce  chef  qui  s'avançait  à  la  rencontre 
de  son  neveu,  à  la  tête  de  sa  famille.  Tous  marchaient 
en  ordre  ,  dans  un  profond  silence  et  un  grand  re- 
cueillement, tandis  que  la  tante  récitait  des  invoca- 
tions ou  prières  à  la  Divinité  2. 

M.  Cruise  nous  a  représenté  Koro-Koro  recom- 
mandant l'équipage  du  Dromedary  aux  soins  de  Te- 
tone ,  chef  du  Shouki-Anga ,  où  ce  navire  devait  se 
rendre,  par  un  discours  grave  et  solennel.  Tetone 
répliqua  par  un  autre  discours  qu'il  débita  en  mar- 
chant et  gesticulant  avec  véhémence  pour  donner  plus 
de  force  à  ses  paroles  3. 

i  Cook,  deux.  Voy,  I,  p.  i85.  Marsden,  d'Urv. ,  III,  p.  38o.  — 
2  Nicholas,  I,  p.  Ii5.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  144.  —  3  Cruise,  p.  71. 


DE  L'ASTROLABE.  557 

Tous  les  voyageurs  ont  remarqué  que  ces  naturels 
parlaient  avec  facilité  et  énergie  ;  leur  organe  est  so- 
nore, leur  maintien  simple  et  aisé,  et  leurs  gestes  ont 
une  dignité  naturelle  très-remarquable  *.  Ces  discours 
sont  toujours  écoutés  de  la  part  du  peuple  avec  une 
attention  parfaite  et  dans  un  profond  silence  2. 

Leurs  saluts  ordinaires,  d'homme  à  homme,  sont 
pour  l'arrivée  :  aïrc  mai  ra,  —  viens  ici  en  bonne  santé  ; 
pour  le  départ  :  aïl*f  atflit  ra, — va-t-en  en  bonne  santé  ; 
ou  tkfl  M  ra,  —  reste  ici,  suivant  que  la  personne  à 
laquelle  on  s'adresse  arrive,  s'en  va  ou  reste  3. 

Quand  deux  troupes  de  guerriers  se  rencontrent 
par  hasard,  les  deux  chefs  s'avancent  ordinairement 
l'un  au-devant  de  l'autre,  s'adressent  la  harangue  ac- 
coutumée, et  quand  ils  ont  reconnu  que  leurs  disposi- 
tions sont  mutuellement  amicales,  les  guerriers  des 
deux  troupes  exécutent  tour  à  tour  une  danse  guer- 
rière, à  la  suite  de  laquelle  ils  jettent  leurs  lances. 
Depuis  qu'ils  ont  des  armes  à  feu ,  ils  les  déchargent 
dans  ces  circonstances  :  c'est  aussi  le  signal  d'une 
réconciliation  définitive ,  quand  ils  veulent  terminer 
une  querelle  4. 

La  danse  guerrière  et  le  simulacre  de  combat  sont 
toujours  de  rigueur,  lorsqu'une  troupe  de  guerriers 
en  marche  veut  témoigner  sa  haute  considération  à  un 
chef,  à  une  tribu,  à  des  Européens  auxquels  ils  vont 

>  Nicholas ,  d'Urv.,  III,  p.  608  et  suiv.  Cruise,  p.  i65.  —  2  Cruise , 
p.  166.  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  322,  332  et  333.  IV.  Yate ,  d'Urv.,  III, 
p.  542.  —  3  Mcholas ,  I,  p.  182.  —  4  Nicholas,  I,  p.  128.  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  1  ;q.  //.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  528. 


.558  VOYAGE 

rendre  visite  i.  Ces  malheureuses  représentations  , 
faussement  interprétées  comme  des  menaces  et  des 
provocations  par  les  Européens  ,  ont  souvent  donné 
lieu  de  leur  part  à  des  actes  d'hostilité  très-fàcheux. 
En  lisant  la  relation  du  premier  voyage  de  Cook ,  des 
exemples  de  cette  nature  se  représentent  à  chaque 
instant. 
Saïut  La  plus  grande  marque  de  considération  et  d'atta- 

shongui.  chement  qu'un  Zélandais  puisse  vous  donner,  est  le 
salut  qu'il  nomme  shongui,  c'est-à-dire ,  de  frotter  le 
bout  de  son  nez  contre  le  vôtre  2.  Comme  tous  les 
voyageurs,  je  pensais  d'abord  que  ce  salut  bizarre  se 
bornait  à  l'attouchement  des  nez;  mais  M.  Kendall 
m'expliqua  que  ce  contact  n'était  qu'un  simple  acces- 
soire extérieur,  et  que  la  base  du  salut  consistait  de 
la  part  des  deux  personnes  à  exhaler  doucement  leur 
haleine  et  à  la  confondre.  Leur  haleine  est  en  quel- 
que sorte  l'emblème  sensible  de  leur  waidoua ,  une 
émanation  directe  de  leur  ame ,  et  il  serait  difficile  de 
donner  une  juste  idée  de  l'importance  qu'ils  attachent 
à  cette  partie  immatérielle  de  leur  être. 

En  effet ,  j'ai  souvent  examiné  ces  naturels  quand 
ils  se  saluaient,  et  j'ai  reconnu  la  vérité  de  l'assertion 
de  M.  Kendall.  Lorsque  je  voulus  en  demander  la 
raison  à  Touai ,  il  se  contenta  de  me  répondre  :  brea- 
the,  haleine,  comme  il  le  faisait  toujours  par  une  sim- 
ple parole ,  quand  il  ne  pouvait  me  développer  sa 

>  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  i5i,  i56,  i57,  322,  33g.  Cruise ,  p.  140, 
Jluiherfçrd ,  d'Urv.,  III,  p.  759.  Gaimard,  d'Urv.,  II,  p.  254,  275.  — 
2  Collins,  d'Urv. ,  III,  p.  84  ,  85.  Sainson ,  d'Urv.,  II,  p.  256. 


DE  L'ASTROLABE.  659 

pensée  d'une  manière  satisfaisante.  Puis  ,  par  des 
signes  et  des  gestes ,  il  indiquait  que  les  souffles  des 
deux  personnes  se  confondaient  ensemble. 

Au  reste,  il  faut  convenir  que  ces  sauvages  n'accor- 
dent jamais  cette  marque  d'estime  et  d'attachement 
d'une  manière  légère  ou  irréfléchie,  comme  les  Eu- 
ropéens le  font  pour  leurs  saluts  ordinaires,  et  même 
pour  leurs  accolades  '.  Le  plus  souvent,  ils  s'exa- 
minent quelque  temps,  ils  semblent  étudier  leurs 
sentimens  mutuels ,  quelquefois  même  ils  parlent 
d'objets  indifférens  avant  d'en  venir  au  shongui,  et  ils 
ne  se  livrent  jamais  à  cet  acte  qu'avec  une  gravité  et 
un  recueillement  qui  peuvent  paraître  ridicules  h  l'é- 
tranger mal  instruit,  mais  qui  ont  quelque  chose  de 
solennel  pour  celui  qui  connaît  l'objet  de  ce  salut.  J'ai 
vu  Touai  et  Shongui ,  les  premiers  chefs  des  deux  tri- 
bus rivales  deKidi-Kidi  et  de  Paroa,  dans  la  baie  des 
lies,  s'examiner  attentivement  et  causer  un  moment 
ensemble ,  puis  se  livrer  toul-à-coup  à  ce  témoignage 
authentique  et  sacré  de  leur  union. 

Quand  M.  Marsden  annonça  à  Te  Koke  ,  chef  de 
Pahia  ,  la  mort  du  fils  de  ce  chef  arrivée  à  Port-Jack- 
son et  dont  il  venait  de  recevoir  la  nouvelle,  Te  Koke 
se  fit  indiquer  l'endroit  de  la  lettre  où  se  trouvait  le 
nom  de  son  fils,  il  y  appliqua  son  nez,  et  après  lui 
toutes  les  personnes  de  sa  famille;  puis,  il  se  mit  à 
gémir  durant  plus  de  deux  heures  sur  cette  perte 
cruelle  2. 

■    Vew-Zealanders  ,  d'Urv.,  III,  p.  778.  —  *  Cruise,  p.  1',-. 


560 


VOYAGE 


Lorsque  ce  salut  s'accorde  à  des  parens,  à  des  amis 
dont  on  a  été  long-temps  éloigné,  il  est  toujours  ac- 
compagné de  soupirs,  de  gémissemens  et  même  de  cris 
plaintifs  qui  durent  d'autant  plus  long-temps  que  l'af- 
fection est  plus  vive  de  part  et  d'autre  > .  Les  voyageurs 
se  sont  plu  à  nous  citer  une  foule  d'exemples  de  ce 
genre  ,  et  à  retracer  les  marques  de  sensibilité  mani- 
festées par  ces  sauvages  en  ces  occasions  2.  Moi-même 
je  fus  témoin  de  l'entrevue  de  Taï-Wanga  avec  son 
oncle  Shongui  après  une  absence  de  dix-huit  mois,  et 
j'avoue  que  j'en  fus  véritablement  touché3.  Souvent 
l'excès  de  cette  sensibilité  les  porte  à  se  déchirer  la  fi- 
gure et  diverses  parties  du  corps,  pour  mieux  témoi- 
gner leur  joie  du  retour  d'une  personne  chérie,  comme 
ils  le  feraient  de  leur  douleur  pour  sa  mort,  tant  ces 
naturels  sont  persuadés  qu'ils  ne  sauraient  assez  té- 
moigner la  vivacité  de  leurs  affections ,  sans  faire 
couler  leur  sang  4. 

Le  mot  shongui  doit  s'écrire  e'hongui,  suivant  la 
forme  grammaticale ,  et  c'est  de  là  que  le  fameux  chef 
de  Kidi-Kidi  tirait  son  nom.  Ainsi  la  réunion  des  deux 
mots  shongui  et  ika  signifie  littéralement  salut 
du  poisson.  On  doit  se  rappeler  que  les  Zélandais  ac- 
cordent les  honneurs  divins  à  certains  poissons  mons- 
trueux. 

Ces  hommes  si  pointilleux  sur  le  salut  shongui,  n'a- 


i  Savage,  p.  43.  Nicholas ,  I,  p.  212.  Cruise ,  d'Urv.,  III,  p.  636  et 
63;.  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  737.  —  2  Marsden ,  d'Urv.,  III,  p.  281. 
—  3  D'Uiville,  III,  p.  674.  —  4  Ânderson,  d'Urv.,  III,  p.  25.  Marsden, 
d'Urv.,  III,  p.  145,   i55. 


DE  L'ASTROLABE.  501 

vaient  aucune  idée  du  baiser  ordinaire  des  Européens. 
Ils  semblaient  même  ignorer  complètement  cette  ca- 
resse entre  personnes  de  sexe  différent. 

Leurs  noms  propres  comme  ceux  des  anciens  Grecs  Noms  propres. 
sont  presque  tous  significatifs,  et  expriment  tantôt 
un  animal ,  une  plante ,  un  poisson  ;  tantôt  quelque 
qualité  du  corps  et  de  lame;  quelquefois,  enfin  ,  ils 
rappellent  un  exploit ,  une  circonstance  remarquable 
pour  l'individu  qui  le  porte.  Voici  de  nombreux  exem- 
ples de  ces  diverses  sortes  de  désignations  J . 

Taiva ,  espèce  d'arbre  ;  Koudi ,  autre  espèce  d'ar- 
bre; Ngarara,  reptile;  Kiwi,  espèce  de  casoar  ;  Kou- 
lou,  pou  ;  Tara.)  oiseau  de  mer;  Ika,  poisson;  31a- 
nou,  oiseau  ;  fVe,  chenille,  etc. 

Kara-Tete,  irascible  ;  Shouraki ,  qui  marche  vite  ; 
Doudou,  caché;  Didi,  en  colère;  ff'idi,  qui  tremble 
de  fureur;  Tourna,  qui  regarde  d'un  air  menaçant; 
Kahi,  qui  foule  aux  pieds;  Ahi-Tou,  cri  d'un  certain 
oiseau  ;  etc. 

Dipiro ,  nom  d'une  certaine  plage;  Pakiï-Koura , 
arracher  d'une  terre  rouge  (le  père  de  cet  individu 
avait  été  tué  au  moment  où  il  arrachait  de  la  racine  de 
fougère  sur  une  terre  rouge);  Tau-Tahi ,  né  la  pre- 
mière année  du  mariage;  Tau-N ga-Oudou  ,  né  la 
dixième  année  du  mariage;  Tarai,  borgne;  Hihi ', 
rayons  du  soleil  ;  Kaï-Koumou,  qui  mange  les  mem- 
bres de  son  ennemi;  Doua-Tarn,  tombe  fréquentée 
par  les  oiseaux  de  mer;  Tepahi ,  le  vaisseau;  JVare- 

■    Kendull ,   d'i  iv.  ,  III,  p.   H4. 

TOME    II.  38 


562  VOYAGE 

Oumou  ,  maison  pour  cuire  les  vivres  ;  Moudi-Waî, 
eau  située  à  l'extrémité;  Patoa-One ,  combat  sur  la 
plage,  etc. 

C'est  commettre  la  plus  grave  insulte  envers  une 
personne  que  d'appliquer  son  nom  à  quelque  objet 
que  ce  soit.  Quand  cela  arrive  et  que  la  personne  of- 
fensée en  a  le  pouvoir,  elle  ne  manque  jamais  de  s'en 
venger  en  détruisant  ou  en  pillant  les  objets  qui  ont 
reçu  le  nom  ainsi  profané.  Shongui  détruisit  un  jour 
tous  les  cochons  de  Wangaroa ,  parce  qu'un  naturel 
dans  sa  colère  avait  donné  le  nom  de  Shongui  à  un  de 
ces  animaux. 

M.  Glarke,  se  rendant  à  la  Nouvelle-Zélande  sur  la 
Coquille  ,  en  1 824  ,  avait  eu  la  fantaisie  de  donner  à 
un  beau  chien  qui  l'accompagnait  le  nom  de  Pomare  ; 
mais  Taï-Wanga  le  prévint  que  les  amis  de  Pomare 
ne  manqueraient  pas  de  tuer  son  chien  dès  qu'ils 
auraient  connaissance  de  cette  profanation.  Alors 
M.  Clarke  donna  à  cet  animal  le  nom  de  Pahi ,  l'es- 
clave attaché  à  Taï-Wanga.  Tout  esclave  qu'était  Pahi , 
il  était  facile  de  voir  que  cela  ne  lui  plaisait  nulle- 
ment, et  qu'il  ne  voyait  pas  d'un  bon  œil  l'animal  qui 
portait  son  nom. 

Un  esclave  ayant  donné  le  nom  de  Tapa-Tapa , 
femme  du  chef  Tekoke ,  aux  patates  de  Kawa-Kawa , 
les  habitans  de  cet  endroit  tremblèrent  dans  la  crainte 
que  leurs  voisins  ne  vinssent  leur  enlever  leurs  pa- 
tates *. 

'  W.  Williams,  d'Urv.,  III,  p.  534. 


DE  L'ASTROLABE.  563 

Ce  dernier  exemple  donnerait  lieu  de  penser  que, 
dans  un  pareil  cas,  non-seulement  la  personne  in- 
juriée, mais  encore  tous  les  étrangers  ont  le  droit  de 
punir  un  semblable  délit.  Sans  doute  ils  sont  per- 
suadés qu'une  telle  profanation  est  un  crime  grave 
envers  l'Atoua ,  et  qu'on  ne  saurait  trop  en  prévenir 
les  conséquences. 

XVIII. 

LANGAGE. 

Ainsi  qu'on  a  pu  le  remarquer  déjà  par  les  mots 
que  nous  avons  eu  occasion  de  citer  dans  le  cours 
de  cet  Essai ,  la  langue  des  Nouveaux-Zélandais  n'est 
nullement  dure  ni  désagréable;  dans  la  bouche  des 
femmes ,  elle  a  une  douceur  particulière.  Cependant 
elle  acquiert  une  énergie  et  une  expression  vraiment 
remarquables  dans  les  discours  animés  que  les  chefs 
prononcent  dans  leurs  assemblées  ou  dans  leurs  né- 
gociations politiques.  Sans  doute,  comme  toutes  celles 
des  peuples  sauvages  qui  ont  toujours  ignoré  une 
foule  d'idées  et  d'objets  devenus  familiers  aux  nations 
civilisées  ,  cette  langue  est  très-bornée  quant  au  nom- 
bre des  mots  qui  la  composent.  Néanmoins  elle  a  plus 
de  ressources  qu'on  ne  serait  d'abord  disposé  à  lui 
en  supposer  :  au  moyen  de  particules  heureusement 
appliquées  ,  les  différens  termes  du  discours  se  trou- 
vent convenablement  modifiés.  Il  en  résulte  qu'elle 
n'a  point  de  déclinaisons  ni  de  conjugaisons  propre- 
ment dites;  sous  ce  rapport,  elle  ressemble  beaucoup 


564  VOYAGE 

à  la  langue  anglaise  en  Europe  et  à  quelques  langues 
orientales,  comme  le  malais. 

Il  est  certain  que  le  malais  nous  a  paru  être  la  lan- 
gue la  plus  rapprochée  du  nouveau-zélandais  ,  et  il 
est  incontestable  que  Tune  des  langues  a  reçu  de  l'au- 
tre certains  mots  par  des  communications  d'une  date 
déjà  bien  éloignée.  Cependant  le  nombre  des  mots  vrai- 
ment communs  aux  deux  langues  est  beaucoup  moin- 
dre qu'on  ne  le  pense  généralement.  Sur  plus  de 
quinze  cents  mots  cités  dans  la  grammaire  anglaise  de 
MM.  Kendall  et  Lee,  je  n'ai  guère  pu  en  trouver  plus 
de  cinquante  qui  appartinssent  réellement  au  malais  : 
or  c'est  à  peine  un  sur  trente.  Du  reste ,  lors  de  la 
discussion  des  langues  de  l'Océanie,  nous  reviendrons 
plus  en  détail  sur  ces  rapprochemens.  Aujourd'hui 
nous  allons  nous  borner  à  offrir  au  lecteur  un  simple 
aperçu  du  génie  et  des  élémens  de  la  langue  que  par- 
lent les  insulaires  de  la  Nouvelle-Zélande. 

Ils  ont  toutes  nos  voyelles  ,  quelquefois  même  ils 
prononcent  distinctemeni  l'a  des  Français;  pourtant 
Vu  de  la  grammaire  doit  presque  toujours  avoir  le  son 
de  notre  ou.  Les  diphtongues  sont,  aï,  eï,  oï,  au  et  ou. 
Quant  aux  consonnes,  elles  se  bornent  à  d,  k,  m,  n, 
p,  r,  t,  et  iu  prononcé  a  peu  près  comme  dans  l'anglais  ; 
enfin  ng  gutturale ,  qui  a  chez  eux  le  même  son  que 
dans  le  malais  et  dans  plusieurs  langues  de  l'Orient. 
Les  mots  ont  rarement  plus  de  deux  syllabes,  et  se  ter- 
minent à  très-peu  d'exceptions  près  par  des  voyelles, 
ce  qui  donne  a  ce  langage  une  nuance  de  douceur  et  de 
simplicité  qui  offre  quelque  analogie  avec  l'italien. 


DE  L'ASTROLABE.  565 

Les  substantifs  sont  indéclinables,  et,  comme  dans 
la  plupart  des  langues  européennes,  leurs  cas  ou  rôles 
dans  le  discours  sont  indiqués  par  des  particules  qui 
les  précèdent,  savoir  :  no  au  génitif,  /v  au  datif,  ^  au 
vocatif,  et  ia.  l'ablatif;  nga,  devant  un  substantif,  dé- 
signe le  pluriel.  Les  substantifs  comme  les  adjectifs 
n'admettent  point  de  genres  ;  généralement  ceux-ci  se 
placent  après  les  noms.  Les  comparatifs  et  les  super- 
latifs se  forment  encore  par  des  particules  placées 
devant  ou  après  les  adjectifs  que  l'on  veut  modifier. 

Les  pronoms  sont  assez  compliqués  ,  et  ceux  de  la 
première  personne  admettent  deux  espèces  de  plu- 
riels comme  deux  espèces  de  duels  ;  ainsi  ahau,  moi, 
a  un  premier  pluriel  tatou  ,  nous  tous  ,  en  parlant  de 
toutes  sortes  de  personnes  indistinctement,  et  un  se- 
cond ,  matou  ,  quand  il  s'agit  seulement  de  toutes  les 
personnes  dont  je  veux  parler;  il  a  de  même  un  pre- 
mier duel  taoua  ,  nous  deux,  pour  moi  et  la  personne 
à  qui  je  parle,  et  maoua,  pour  moi  et  la  personne  dont 
je  parle.  Il  en  est  de  même  des  autres  pronoms  per- 
sonnels et  de  tous  les  pronoms  possessifs. 

Le  verbe  est  un  mot  invariable ,  et  dont  les  temps 
divers  ne  sont  exprimés  que  par  des  particules  placées 
devant  ou  après  la  racine  constante.  Quant  aux  per- 
sonnes ,  elles  sont  indiquées  par  les  pronoms  per- 
sonnels qui  suivent  toujours  le  verbe,  excepté  au  futur 
où  il  les  précède. 

Ainsi  pour  kai,  manger,  on  aura  ha  haï,  l'action 
mémo,  de  manger  ;  c  kat  aittt  ra  oki  au ,  (ra  ûkt  n'est 
qu'une  espèce  de  complément   pour   ajouter  de  la 


566  VOYAGE 

force  à  renonciation ,  qui ,  le  plus  souvent ,  est  sup- 
primé dans  la  conversation),  je  mange;  c  kaï  ana 
iaoua,  toi  et  moi  nous  mangeons.  &oa  kaï  kc  tatou, 
nous  tous  (indistinctement)  avons  mangé  ;  va  flkt  ia  t 
kaï  ai,  il  mangera.  La  particule  ana  est  le  signe  du 
présent,  ko  a  celui  du  passé,  et  aï,  celui  du  futur. 
La  langue  anglaise  présente  un  cas  très-analogue. 

De  la  racine  aire ,  aller  ,  on  fait  aire  mai,  arriver  ; 
et  l'on  dira,  c  a'ivc  mai  koïroua,  nous  deux  arrivons, 
hoa  tai  kc  mai  marna ,  moi  et  celui  dont  je  parle  arri- 
vâmes (ici,  par  irrégularité  taï  est  substitué  à  aire). 
lia  oki  ratou  c  a'ivc  mai  aï,  ils  arriveront. 

Quand  on  ajoute  le  mot  waka  devant  le  verbe, 
il  répond  parfaitement  à  notre  mot  faire  en 
français.  Ainsi  de  rongo ,  entendre,  on  fera  waka 
rongo ,  faire  entendre;  de  kitea,  voir,  waka  kitea  y 
faire  voir ,  montrer  ;  de  mataa ,  connaître ,  ivaka  ma- 
tau ,  faire  connaître,  enseigner.  Souvent  on  place 
ce  même  mot  waka  devant  les  adjectifs  dans  le  même 
but  ;  comme  ma ,  blanc,  ivaka  rua,  faire  blanc,  blan- 
chir, et  (au  figuré)  faire  honte,  couvrir  de  confusion; 
mahana,  chaud  ,  ivaka  mahana,  faire  chaud  ,  chauf- 
fer; tata,  près,  ivaka  tata,  rendre  près,  approcher; 
tapou,  sacré  ,  ivaka  tapou,  rendre  sacré  ,  consacrer, 
etc.  Ce  mot  waka  est  un  de  ceux  qui  rendent  le  plus 
de  services  à  la  langue  des  Zélandais. 

Les  adverbes  et  les  prépositions  répondent  aux 
nôtres  ;  quant  aux  conjonctions,  elles  sont  peu  nom- 
breuses. Les  phrases  sont  presque  toujours  simple- 
ment énonciatives  ,  et  ces  hommes  ignorent  les  artifi- 


DE  L'ASTROLABE.  567 

ces  du  discours  qui  se  sont  introduits  dans  les  langa- 
ges plus  perfectionnés. 

Ils  emploient  volontiers  la  simple  négation  ha  ore 
(qu'on  doit  prononcer  à  peu  près  hashiole)  pour  non. 
Mais  pour  l'affirmative  ils  répètent  presque  toujours 
la  phrase  interrogative.  Ainsi  à  ces  questions  :  Es-tu 
allé  à  ff'angawa?  Aimes-tu  le  pain  des  Européens? 
ils  répondront  :  Je  suis  allé  là,  j'aime  ce  pain. 

La  forme  passive  des  verbes  leur  étant  inconnue  , 
leurs  propositions  ont  toujours  la  tournure  active,  à 
moins  qu'ils  ne  trouvent  un  mot  avec  la  signification 
naturellement  passive,  ce  qui  arrive  quelquefois  : 
comme  ivera ,  brûlé,  pau,  consumé  ;  poudi,  affligé; 
poka ,  couvert;  louai,  distribué;  ngaro ,  caché; 
nguengue ,  fatigué;  noa,  délivré,  etc.  ■ 

3Ialgré  la  pauvreté  de  leur  langue ,  les  Zélandais 
trouvent  le  moyen  d'exprimer  toutes  leurs  idées  et 
même  celles  que  leur  inspire  la  vue  d'objets  jus- 
qu'alors étrangers  pour  eux.  Je  suis  disposé  à  croire 
que  celui  qui  en  aurait  fait  une  étude  suffisante ,  et 
qui  pourrait  la  comprendre  parfaitement,  y  trouverait 
des  beautés  d'une  nature  particulière.  Mais  c'est  un 
ouvrage  de  longue  haleine  et  qui  exigerait  des  com- 
munications longues  et  assidues  avec  ces  peuples 
singuliers. 

XIX. 

NUMERATION. 

En  1 824 ,  un  grand  nombre  d'essais  et  de  questions 

>  l.ramninr  of  \civ-y.ea/and,  p.  227,  191,  195,  194,  2  1  7.  229,  2  io.  l85. 


568  VOYAGE 

adressées  aux  naturels  de  la  baie  des  Iles  m'avaient 
conduit  à  penser  que  les  Nouveaux-Zélandais ,  par 
une  exception  unique  sur  le  globe,  avaient  adopté 
la  numération  ondécimale  ou  par  onze.  Tous  les  offi- 
ciers de  la  Coquille  que  je  rendis  témoins  de  mes 
expériences  partagèrent  alors  mon  opinion ,  et  je  crois 
que  quelques-uns  d'entre  eux,  au  moins  MM.  Lesson 
et  Blosseville,  l'ont  déjà  consignée  dans  quelques 
écrits  rendus  publics. 

Cependant  cette  opinion  n'était  qu'une  erreur,  et 
la  coutume  qui  y  donna  lieu  paraît  limitée  aux  habi- 
tans  de  la  baie  des  lies.  Car  toutes  les  expériences 
que  j'ai  faites  sur  d'autres  insulaires,  dans  le  voyage 
de  V Astrolabe,  m'ont  convaincu  que  ces  naturels, 
comme  tous  ceux  du  reste  de  la  Polynésie,  emploient 
la  numération  décimale.  Tâchons  de  mieux  expliquer 
notre  pensée  : 

D'abord  il  est  certain  que  les  noms  des  dix  pre- 
miers nombres  sont  partout  à  la  Nouvelle-Zélande. 

i  Tahi.  6  Ono. 

2  Doua.  7  Witou. 

3  Todou.  8  Wadou. 

4  Wa.  g  Iwa. 

5  Dima.  10  Nga  oudou. 

Souvent  la  particule  ka  se  place  devant  le  nombre, 
et  l'on  a  ha  tahi,  ka  doua,  etc.  Cette  particule  équi- 
vaut à  peu  près  à  notre  il  y  a,  ou  c'est. 

Parvenus  à  dix,  les  habitans  de  la  baie  des  îles  qui 
avaient  placé  dix  cailloux,  dix  haricots,  en  général  dix 


DE  L'ASTROLABE.  569 

objets,  en  plaçaient  constamment  un  onzième  qu'ils 
nommaient  te  /eau,  et  disaient ka  te  kau.  Puis,  pour 
les  nombres  suivans ,  ils  disaient  ka  te  kaa  ma  tahi, 
ma  doua,  etc.  ( ma  signifie  avec,  ensemble)  jusqu'à 
doua  te  kau.  Ils  avaient  ensuite  todou  te  kau ,  wa  te 
kau,  etc.,  jusqu'à  7yz«,  qui  se  trouvait  être  le  nombre 
ka  te  kau ,  répété  autant  de  fois  qu'il  y  avait  d'unités 
dans  ce  nombre  même  ou  onze  fois. 

Par  suite  de  ce  système,  il  est  certain  que  ka  te 
kau  valant  onze ,  celui  qui  eut  promis  ka  te  kau  ma 
ma  parka  (11  et  4),  eût  été  obligé  de  livrer  quinze 
cochons ,  comme  celui  qui  eut  demandé  trente-cinq 
mesures  de  patates  en  eût  reçu  ka  toî>ou  te  kau  ma 
îtaua  (3  fois  11  et  2).  En  un  mot,  c'eût  été  le  véritable 
système  de  numération  ondécimale.  De  là  notre  er- 
reur touchant  la  manière  de  compter  de  ces  hommes. 

Mais,  dans  le  voyage  de  V Astrolabe,  je  m'assurai 
qu'à  une  certaine  distance  de  la  baie  des  Iles,  à  la  baie 
Shouraki ,  déjà  le  nga  oudou  et  le  te  kau  signifiaient 
absolument  la  même  chose,  dix;  plus  loin  vers  le 
sud,  au  détroit  de  Cook,  la  dernière  désignation  te 
kau  était  tout-à-fait  inconnue. 

Voici  ce  qu'on  doit  conclure  de  tout  cela  ;  et  dès 
1824  M.  Kendall  me  donna  la  même  explication, 
qu'alors  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'adopter.  Le  mot 
propre  pour  représenter  le  nombre  dix  est  nga  ou- 
dou, et  te  kau  signifiait  simplement  que  les  dix  objets 
étaient  bien  comptés ,  mis  à  part  ;  c'était  en  quelque 
sorte  un  repaire  à  côté  de  ces  dix  objets  pour  indi- 
quer que  la  dizaine  s'y  trouvait.  Il  parait  qu'à  la  baie 


570  VOYAGE 

des  Iles,  avec  le  temps,  ce  repaire  fit  partie  avec  le 
nombre  lui-même,  et  devint  une  onzième  unité  qui 
s'ajoutait  à  chaque  réunion  de  dix  objets.  C'est  ainsi 
qu'en  certains  cantons  de  la  France,  les  marchands 
ont  encore  l'habitude  de  donner  le  treizième  pour 
chaque  douzaine;  et,  en  d'autres,  un  vingt-sixième 
pour  chaque  quarteron  ou  lot  de  ving-cinq  objets. 
Un  étranger  qui  verrait  accorder  ce  treizième  ou  ce 
vingt-sixième  objet,  pourrait  commettre  une  erreur 
semblable  à  celle  qui  résulta  de  nos  observations  à  la 
baie  des  Iles. 

Du  reste,  les  Nouveaux-Zélandais  emploient  mano 
pour  mille  ;  mais  à  dix  mille  cesse  leur  numération , 
car  ils  se  servent  pour  exprimer  ce  nombre ,  ou  plu- 
tôt tout  nombre  très-considérable  et  au-dessus  de 
leurs  moyens  de  calcul,  du  terme  indéfini  tim,  qui 
veut  dire  en  général  beaucoup  plus  de  mille. 

Une  expression  proverbiale  fort  usitée  chez  eux 
est  celle-ci  :  ki  a  tUat-^ato  te  tint  a  te  tan^ata,  ki  a 
t\auûa  te  îîiana;  sur  le  Waï-Kato  (rivière)  il  y  a  dix 
mille  habitans,  sur  le  Kawia  (autre  rivière)  il  y  en  a 
mille  ï. 

XX. 

POPULATION. 

Les  documens  que  nous  possédons  sur  ces  grandes 
îles  sont  beaucoup  trop  bornés  pour  que  nous  puis- 

'  Grannrar  of  }few-Zeat(i/i(/ j  p.   19. 


DE  L'ASTROLABE.  571 

sions  apprécier  d'une  manière  exacte  leur  population. 
Fors  ter  ne  porta  qu'à  cent  mille  le  nombre  total  de 
leurs  habitans  '.  Mais  il  est  hors  de  doute  que  cet 
observateur  disposé  à  l'exagération  pour  d'autres  ar- 
chipels, et  notamment  pour  les  îles  de  la  Société, 
était  resté  au-dessous  de  la  vérilé  pour  la  Nouvelle- 
Zélande.  M.  Kendall  m'a  souvent  dit  que  Ika-Na- 
Mawi  pouvait  compter  un  million  d'habitans;  j'ai  ra- 
conté que  M.  H.  Williams  estimait  ce  nombre  à  cinq 
cent  mille  2  ;  enfin  M.  Nieholas  le  réduisait  à  cent  cin- 
quante mille  5.  Pour  moi ,  je  pense  qu'en  prenant 
pour  Ika-INa-Mawi  le  chiffre  deux  cent  mille,  on  ne 
pourra  pas  commettre  une  grande  erreur.  Quant  à 
Tavaï-Pounamou,  on  ne  peut  guère  lui  donner  plus 
de  cinquante  mille  habitans.  Il  en  résulterait  que  la 
population  de  la  Nouvelle-Zélande  entière  pourrait 
monter  à  deux  cent  cinquante  mille  âmes.  L'intro- 
duction des  armes  à  feu  a  été  funeste  à  certaines  par- 
ties de  cette  contrée.  Les  habitans  du  Shouraki  et  des 
rives  de  la  baie  d'Abondance  jusqu'au  cap  Est  en  ont 
souffert  d'une  manière  cruelle,  et  des  cantons  na- 
guère occupés  par  une  population  nombreuse  sont 
aujourd'hui  presque  entièrement  déserts. 

Nous  devons  faire  observer  que  le  tableau  que  nous 
venons  de  tracer  des  coutumes,  de  l'industrie  et  des 
cérémonies  des  Nouveaux-Zélandais ,  doit  particuliè- 
rement s'appliquer  aux  habitans  de  la  partie  septen- 


1  Cook,  deux.  Voy.,  V,  p.  204.  —  a  D'Uirille,  II,  p.  7.5  1.  —  3  .\icho- 
l<is,  d'Urv.,  m,  p.  6*r. 


572  VOYAGE 

trionale  de  Ika-Na-Mawi,  les  seuls  jusqu'aujourd'hui 
que  les  Européens  aient  eu  le  moyen  d'étudier  avec 
quelque  succès  dans  leur  vie  privée  et  dans  leurs  ins- 
titutions politiques.  Tout  porte  à  croire  néanmoins 
que  toutes  ces  observations  peuvent  convenir  à  tous 
les  habitans  de  Ika-Na-Mawi  indistinctement,  à  quel- 
ques exceptions ,  à  quelques  nuances  près  ;  car  tous 
ces  insulaires,  parvenus  au  même  degré  de  civilisation 
et  réunis  par  peuplades  presque  semblables,  avaient 
dû  adopter  des  institutions  à  peu  près  identiques.  En 
franchissant  le  détroit  de  Cook ,  en  arrivant  sur  le  sol 
de  Tavaï-Pounamou ,  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître 
une  différence  énorme,  différence  due  à  la  fois  à  la 
faiblesse  relative  des  tribus  qui  habitent  cette  dernière 
île  et  à  la  stérilité  du  sol  qu'elles  occupent  *.  Cette  dif- 
férence paraît  devenir  d'autant  plus  grande  qu'on  s'a- 
vance vers  le  sud,  puisqua  la  baie  Dusky  Cook  ne 
trouva  plus  que  des  familles  isolées  réduites  à  l'exis- 
tence la  plus  misérable.  Toutefois  c'est  la  même  race 
d'hommes  qui  peuple  la  surface  entière  de  ces  îles 
dans  une  étendue  de  quatre  cents  lieues  du  nord  au 
sud;  ils  emploient  les  mêmes  armes,  les  mêmes  vête- 
mens  ;  ils  parlent  la  même  langue,  et  leurs  habitudes 
au  fond  sont  les  mêmes.  Je  le  répète ,  toute  la  diffé- 
rence paraît  consister  dans  une  dégradation  conti- 
nuelle dans  la  force  des  tribus ,  dans  les  arts  in- 
dustriels et  agricoles,  en  même  temps  que  la  latitude 
augmente.  Nul  doute  que  les  parties  septentrionales 

i   D'Urvillc,  II,  p.  40. 


DE  L'ASTROLABE.  573 

de  Ika-Na-Mawi,  qui  sont  aussi  les  plus  tempérées, 
naient  été  peuplées  les  premières,  et  les  contrées  plus 
australes  le  furent  successivement  par  des  tribus  chas- 
sées de  leur  territoire,  et  réduites  à  chercher  un  asile 
en  des  régions  encore  inhabitées,  moins  favorisées 
par  la  nature  et  soumises  à  un  climat  plus  rigoureux. 


574  VOYA.GE 


CHAPITRE  XX. 


PRODUCTIONS     DE     I.A     NOTJVEl.LF.-ZELAXDr.. 


I. 

REGNE    MINÉRAL. 

Le  sol  entier  de  la  Nouvelle-Zélande  est  montueux 
et  fort  irrégulier  ;  on  y  rencontre  rarement  des  val- 
lées d'une  certaine  étendue.  Cependant  Ika-Na-M awi 
offre  des  districts  où  le  terrain  est  plus  uniforme  ; 
dans  d'autres  parties,  les  ondulations  du  sol,  quoique 
nombreuses  et  rapprochées ,  sont  moins  brusques , 
et  leur  pente  serait  assez  douce  pour  se  prêter  sans 
peine  à  toutes  sortes  de  cultures.  Bien  qu'on  trouve 
des  montagnes  sur  toutes  les  parties  de  sa  surface ,  il 
est  une  foule  d'endroits  où  ces  montagnes  s'abaissent 
par  degrés  et  semblent  offrir  des  sites  agréables ,  des 
stations  susceptibles  d'être  occupées  par  des  peuples 
civilisés.  C'est  ce  que  nous  avons  observé  sur  les 
bords  de  la  baie  Hawke,  delà  baie  d'Abondance,  de 
la  baie  Shouraki ,  et  sur  certains  lieux  voisins  du  cap 
Est. 


DE  L'ASTROLABE.  575 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  Tavaï-Pounamou  ;  tous 
les  voyageurs  se  sont  accordés  à  représenter  cette  île 
comme  une  chaîne  de  hautes  montagnes  entassées  les 
unes  sur  les  autres ,  de  l'aspect  le  plus  sauvage  et  le 
plus  repoussant  :  souvent  leurs  cimes  sont  couron- 
nées de  neiges  éternelles,  leurs  flancs  sont  escarpés  et 
dépouillés,  tandis  que  leurs  bases  seulement  sont  re- 
vêtues de  verdure  sur  la  côte  occidentale.  Presque 
toujours  ces  montagnes  descendent  à  la  mer  en  pente 
brusque ,  ce  qui  rend  l'abord  de  ces  plages  inaccessible. 
Dans  les  baies  situées  dans  le  détroit  de  Cook ,  la 
cote  offre  quelquefois  des  lisières  de  terrain  plus  pra- 
ticables. Il  est  probable  qu'il  en  est  de  même  sur  la 
côte  orientale.  Enfin ,  quel  que  soit  l'aspect  que  pré- 
sentent au  navigateur  les  cimes  sourcilleuses  de  l'inté- 
rieur, peut-être  les  efforts  des  voyageurs  futurs  dé- 
couvriront-ils dans  ces  régions  inconnues ,  des  vallons 
rians ,  des  cantons  favorisés  par  la  nature,  dont  nous 
ne  soupçonnons  pas  même  l'existence. 

Quant  aux  documens  géologiques  et  minéralogi- 
ques  que  nous  possédons  sur  ces  contrées  australes  , 
ils  sont  encore  fort  incomplets.  Banks  eut  été  par  sa 
position,  ses  connaissances,  et  par  suite  des  nom- 
breuses relâches  que  Cook  fit  dans  son  premier 
voyage,  celui  qui  aurait  pu  recueillir  le  plus  de  don- 
nées sur  ce  chapitre,  et  il  ne  nous  a  rien  laissé. 

Crozet,  sans  être  naturaliste,  fut  le  premier  qui 
donna  quelques  détails  sur  la  constitution  géologique 
de  la  Nouvelle-Zélande.  Il  rencontra,  dit-il,  des  traces 
de  volcans,  de  la  lave  mêlée  de  scories ,  du  basalte,  de 


576  VOYAGE 

la  pierre  ponce ,  des  blocs  de  ces  verres  noirs  qu'on 
sait  n'être  qu'une  fusion  de  matières  vitrinables  au  feu 
du  volcan ,  des  terres  cuites  sous  forme  friable , 
comme  le  tripoli  ».  Aux  environs  de  la  baie  des  Iles  , 
il  trouva  çà  et  là  des  blocs  de  marbre  blanc  et  de 
marbre  rouge  jaspé,  du  granit  à  base  de  gabbre  à 
lames  plus  ou  moins  noires ,  du  quartz  cristallisé ,  des 
pierres  à  feu  ,  du  silex ,  des  agathes  calcédoineuses , 
des  cailloux  cristallisés  intérieurement,  d'autres  trans- 
parens.  Près  du  cap  Nord,  il  avait  observé  une  fon- 
taine dont  les  eaux  très-limpides,  en  dégouttant  du 
rocher,  avaient  la  propriété  de  pétrifier  les  objets  qui 
s'y  trouvaieut  plongés.  On  avait  découvert  de  l'argile 
propre  à  faire  de  la  poterie  ;  partout  on  avait  remarqué 
de  l'ocre  d'un  très-beau  rouge.  Enfin  Grozet  avait 
aussi  fait  attention  au  jade  vert  dont  les  naturels  fa- 
briquaient la  plupart  de  leurs  instrumens ,  mais  sans 
connaître  le  lieu  d'où  ils  le  tiraient  2. 

Fors  ter  rapporte  que  les  rochers  et  les  pierres  qui 
formaient  la  belle  cascade  de  Dusky-Bay,  étaient  du 
granit,  du  saxum  et  une  espèce  de  pierre  de  talc 
brune  et  argileuse,  dispersée  en  couches,  et  com- 
mune à  toute  la  Nouvelle-Zélande  3. 

Il  nous  apprend  que  les  pierres  de  la  plupart  des 
collines  du  canal  de  la  Reine-Charlotte  sont  de  na- 
ture argileuse  et  contiennent  quelquefois  des  veines 
de  quartz  blanc.  Sur  quelques-unes  des  montagnes, 


i  Crozel,  d'Urv.,  III,  p.  69.  —  5  Crozet,  d'Urv. ,  III,  p.  70.  Rochon, 
Voyages,  p.  367.  —  3  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  173. 


DE  L'ASTROLABE.  577 

sont  de  vastes  couches  de  différentes  pierres  de  corne 
et  d'ardoises  argileuses.  Il  ramassa  en  outre  sur  le  ri- 
vage des  pierres  à  feu ,  des  cailloux ,  des  morceaux 
de  basalte  noir,  ferme  et  pesant ,  et  de  petits  mor- 
ceaux de  pierre  ponce  blanchâtre.  Il  aperçut  aussi,  en 
certains  endroits ,  des  couches  de  saxum  noirâtre , 
composé  d'un  mica  noir  et  compacte,  entremêlé  de 
petites  particules  de  quartz.  L'ardoise  argileuse  lui 
parut  souvent  rouillée ,  ce  qui  lui  fit  soupçonner  la 
présence  du  fer  T . 

La  montagne  entière  qui  sépare  l'anse  des  Indiens 
de  l'anse  des  Cormorans ,  est  composée,  dit  ce  natu- 
raliste ,  d'une  aYgile  talqueuse,  ou  pierre  de  talc  ,  qui 
tombe  en  morceaux  ,  et  se  divise  en  lames  par  son  ex- 
position au  soleil  et  à  l'air.  Sa  couleur  est  blanche , 
grisâtre,  et  un  peu  teinte  d'un  sale  jaune  rouge,  peut- 
être  à  cause  des  particules  de  fer  qu'elle  contient  2. 

Bien  que  le  jade  vert  ou  pounamou  des  naturels  fût 
ordinairement  apporté  de  l'intérieur,  Forster  décou- 
vrit sur  la  petite  île  Motou- Aro ,  dans  le  canal  de  la 
Reine-Charlotte,  des  veines  perpendiculaires  et  quel- 
quefois obliques  de  cette  pierre,  d'environ  deux  pou- 
ces d'épaisseur,  au  milieu  des  couches  de  pierres  de 
talc  grisâtre  dont  on  a  déjà  parlé  3. 

Suivant  Anderson,  les  bases  des  montagnes,  dans 
le  même  canal,  du  moins  dans  la  partie  qui  regarde 
la  côte,  sont  d'un  grès  cassant  et  jaunâtre,  qui  prend 


•  Cook,  deux.  Voy. ,  I,  p.  244.  —  2  Cook .   deux.  Voy. ,  II ,  p.  1  ro.  — 
3  Cook,   deux.  Voy.,  V,  p.  11  et  12. 

TOME  II.  39 


578  VOYAGE 

une  teinte  bleue  aux  endroits  où  il  est  battu  par  les 
flots.  Ses  couches  sont  horizontales  ou  obliques,  et  il 
contient  de  légères  veines  d'un  quartz  grossier,  peu 
éloignées  les  unes  des  autres  ,  et  qui  affectent  la  même 
direction  que  le  grès.  Le  terrain  qui  recouvre  ce  grès 
est  jaunâtre,  il  ressemble  à  de  la  marne  et  a  un  ou 
deux  pieds  de  profondeur  ! . 

Cook  observa  beaucoup  de  sable  ferrugineux  dans 
la  baie  Mercure  2. 

M.  Nicholas  nous  apprend  que  le  bleu  employé  par 
les  habitans  de  la  baie  des  Iles,  pour  former  leur  tein- 
ture de  mokoy  était  un  oxide  de  manganèse,  qui  se 
trouvait  sur  les  bords  de  la  rivière  Krawa-Kawa,  et 
qu'il  fallait  creuser  assez  avant  pour  l'extraire  3.  Sur 
les  bords  du  lac  Maupere,  il  observa  des  stalactites, 
du  quarlz  et  des  morceaux  de  cristal  incrustés  dans 
des  roches  4. 

Dans  ces  arcades  naturelles  si  fréquentes  le  long 
delà  Nouvelle-Zélande,  M.  Cruise  assure  qu'on  ren- 
contre souvent  des  échantillons  de  cristal  5. 

La  description  que  fait  M.  Marsden  des  rochers 
qui  environnent  le  pâ  de  Ika-Nake,  près  deWangari, 
donnerait  lieu  de  penser  que  quelques-uns  de  ces  ro- 
chers seraient  des  basaltes  en  cristaux  bien  pronon- 
cés 6.  Dans  l'espace  de  plusieurs  milles,  sur  la  rive 
sud-ouest  de  la  rivière  Shouki-Anga,  il  remarqua  que 
la  plage  était  jonchée  de  pierres  arrondies,  de  diverses 

i  Cook,  trois.  Voy. ,  I ,  p.  184.  —  2  Cook,  prem.  Voy. ,  III ,  p.  259.  — 
3  Nicholas,  II,  p.  i53.  —  4  Nicholas,  II,  p.  25i.  —  5  Cruise,  p.  207. 
—  6  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.   186. 


DE  L'ASTROLABE.  579 

grosseurs,  depuis  un  jusqu'à  six  pieds  de  diamètre  ». 

Dans  le  district  de  Tae-Ame,  ce  même  ecclésias- 
tique visita  une  source  d'eau  chaude  qui  répandait 
une  odeur  sulfureuse,  et  dont  la  surface  était  cou- 
verte d'une  écume  semblable  à  de  l'ocre  rougeâtre. 
Les  pierres  des  environs  étaient  dures  et  pesantes , 
probablement  basaltiques. 

A  peu  de  distance  de  cette  source  et  près  d'un  petit 
lac  dont  les  eaux  sont  blanchâtres ,  toute  la  nature 
du  pays  porte  l'empreinte  récente  des  volcans.  Le  sol 
des  environs  est  spongieux  ,  humide  et  blanchâtre 
comme  de  la  terre  de  pipe.  Un  bois  entier  de  pins  a 
été  consumé  par  l'action  du  feu  ». 

Rutherford  a  déclaré  positivement,  et  il  est  le  seul 
qui  ait  observé  ce  fait,  que  plusieurs  veines  riches  de 
charbon  de  terre  se  montraient  sur  les  flancs  des 
montagnes  de  l'intérieur  de  l'île  Ika-Na-Mawi.  Il  fait 
aussi  mention  de  bancs  d'écaillés  d'huîtres,  qu'il  a  vus 
à  la  profondeur  de  trois  pieds  sous  terre  et  à  dix 
milles  de  distance  de  la  côte.  Les  naturels,  ajoutait-il 
avec  sa  simplicité  caractéristique,  ne  pouvaient  expli- 
quer comment  ces  coquilles  se  trouvaient  en  cet  en- 
droit. Rutherford  racontait  aussi  qu'auprès  du  cap 
Est  était  une  plaine  d'un  mille  carré  environ,  dont  la 
surface  est  couverte  d'herbe,  mais  qu'au-dessous  elle 
présente  une  poussière  dune  couleur  jaune  brillante 
comme  du  soufre.  Cette  poussière  cautérise  la  peau, 


>  Marsden,  d'Urv.,  III,  p.  353.  —  a  Marsden ,  d'Urv. ,  III,  p.  375  et 

N1ÎY. 

39" 


Ô80  VOYAGE 

elle  est  tant  soit  peu  chaude,  et  se  rencontre  jusqu'à 
la  profondeur  de  plusieurs  pieds  ! . 

Tous  les  voyageurs,  et  M.  Marsden  particulière- 
ment, ont  vanté  la  fertilité  du  sol  qui,  dans  les 
plaines ,  est  en  général  composé  de  débris  végétaux , 
mêlés  de  sable.  Sur  les  coteaux  dépouillés,  il  est 
communément  argileux.  Enfin,  dans  les  terres  sub- 
mergées et  sur  le  bord  des  torrens ,  à  basse  mer , 
c'est  une  vase  molle  qui  couvre  quelquefois  de  grands 
espaces  de  terrain. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  traces  de  volcans  qui 
existent  sur  un  grand  nombre  de  points,  comme  dans 
le  canton  de  Tae-Ame,  sur  les  bords  du  lac  Mokoïa, 
dans  le  canal  de  l'Astrolabe,  sur  les  îles  Rangui-Toto 
et  Koreha ,  dans  la  baie  Inutile ,  sur  les  bords  du 
canal  de  la  Reine-Charlotte.  L'île  Pouhia-I-Wakadi 
est  un  petit  volcan  en  activité.  Tout  annonce  que  des 
voyages  plus  étendus  dans  l'intérieur,  surtout  dans 
l'île  Tavaï-Pounamou,  en  feront  connaître  de  plus 
remarquables . 

Il  faudra  aussi  des  recherches  plus  suivies  et  des  ex- 
périences plus  scrupuleuses  pour  déterminer  quelles 
sortes  de  métaux  ces  grandes  îles  australes  peuvent 
offrir  à  l'industrie  humaine. 

En  attendant  que  les  progrès  de  la  civilisation  ou 
les  efforts  des  voyageurs  viennent  un  jour  étendre 
nos  connaissances  sur  cette  matière ,  je  vais  joindre 
ici  l'exposé  des  observations  géologiques  recueillies 

i  Rutherford,  d'Urv.,  III,  p.  743. 


DE  L'ASTROLABE.  581 

par  mon  savant  compagnon,  M.  Quoy,  sur  le  sol  de 
la  Nouvelle-Zélande  : 

«  La  Nouvelle-Zélande,  comme  toutes  les  grandes 
terres  ,  doit ,  dans  sa  constitution  géologique ,  recon- 
naître plusieurs  systèmes  de  formations.  Les  latitudes 
qu'elle  occupe  vers  le  sud  ne  permettant  point  le  dé- 
veloppement de  cette  vigoureuse  végétation  qu'on  voit 
dans  la  zone  torride  embrasser  le  sol  et  le  recouvrir 
d'humus  depuis  le  bord  de  la  mer  jusqu'au  sommet 
des  plus  hautes  montagnes,  il  serait  facile  à  l'observa- 
teur qui  aurait  le  temps  de  parcourir  celte  île,  de  l'étu- 
dier sous  ses  rapports  géologiques.  Nous  allons  don- 
ner une  idée  succincte  des  points  divers  que  V Astro- 
labe a  parcourus  et  où  elle  a  relâché. 

»  Du  cap  des  Vents  contraires  au  détroit  de  Cook , 
la  cote  est  raide,  inabordable  et  sans  ports.  Les  monta- 
gnes y  sont  très-élevées ,  et  descendent  jusqu'au  bord 
de  la  mer.  La  plupart  se  dessinent  en  pitons  sans 
former  de  longs  sommets  à  crêtes ,  ce  qui  me  fait 
soupçonner  dans  plusieurs  une  origine  volcanique. 
Une  entre  autres  se  distinguait  par  cinq  digitations  en 
forme  de  main  ,  qui  couronnaient,  son  sommet,  d'où 
le  nom  de  Cinq-Doigts  qui  lui  fut  donné. 

»  Le  large  détroit  qui  sépare  en  deux  la  Nouvelle- 
Zélande  présente  sur  l'île  sud  la  baie  Tasman  qui,  par 
son  ouverture  et  son  étendue  ,  pourrait  plutôt  passer 
pour  un  golfe.  Une  anse  de  ce  vaste  enfoncement, 
donna  refuge  à  l'Astrolabe,  et  en  prit  le  nom.  Son 
contour  offre  de  petites  montagnes  à  sommets  arron- 


Ô82  VOYAGE 

dis  ,  la  plupart  bien  boisées,  quelques-unes  seulement 
recouvertes  de  fougères  très-épaisses.  Elles  sont  for- 
mées de  granit  a  grains  moyens  avec  mélange  de  peg- 
matite  violette  à  gros  grains.  Comme  dans  tous  les 
terrains  granitiques  l'eau  sort  de  toutes  parts.  Il  ap- 
partient aussi  à  cette  formation  d'offrir  des  cotes  sai- 
nes que  les  vaisseaux  peuvent  aborder  de  fort  près. 

»  La  pointe  nommée  de  Séparation  est  aussi  grani- 
tique ,  et  il  est  probable  que  depuis  ce  lieu  jusqu'à 
l'anse  de  l'Astrolabe  les  falaises  grisâtres  qu'on  aper- 
çoit au  loin  sont  de  même  nature. 

»  Non  loin  de  là,  dans  cette  même  baie  Tasman,  nous 
avons  trouvé  sur  le  bord  de  la  mer  un  bloc  de  roche 
pétrosiliceuse  talcifère  verte ,  percée  d'un  trou,  et  qui 
servait  d'ancre  à  une  pirogue.  Les  environs  ne  pré- 
sentant aucuns  débris  de  cette  substance ,  nous  igno- 
rons d'où  les  naturels  la  tirent. 

»  Au  fond  de  la  baie  Tasman  est  le  passage  des  Fran- 
çais qui  conduit  dans  la  baie  de  l'Amirauté.  Il  est  res- 
serré entre  deux  collines  fort  élevées ,  très-raides , 
couvertes  de  bois ,  mais  qui  dans  certains  points  de 
leurs  escarpemens  permettent  de  reconnaître  des  cou- 
ches très-obliques  et  quelquefois  verticales  ,  d'épais- 
seur variable ,  d'une  roche  talqueuse  phylladiforme 
violette  ou  verdâtre  passant  quelquefois  au  jaspe.  Ces 
couches  barrent  en  partie  le  passage  ,  et,  s'étendant 
sous  les  eaux ,  elles  rendent  le  mouillage  très-peu  sûr. 
On  conçoit  en  effet  que  lorsque  les  ancres  tombent 
dans  la  ligne  des  couches  elles  ne  peuvent  mordre,  et 
les  forts  courans  qui  régnent  dans  ce  lieu  entraînent 


DE  L'ASTROLABE.  583 

le  navire  dans  tous  les  sens ,  ainsi  que  cela  arriva  au 
notre.  En  général ,  dans  les  fonds  schisteux,  il  n'y  a 
qu'une  direction  dans  laquelle  la  tenue  soit  bonne,  c'est 
celle  où  l'ancre  est  transversale  au  sens  des  couches. 
Encore,  le  reversement  de  la  marée  peut-il  détruire 
cette  disposition.  Ce  que  nous  disons  ne  doit  être  con- 
sidéré que  d'une  manière  fort  générale ,  car  un  acci- 
dent quelconque  de  terrain,  une  pointe  de  rocher  peu- 
vent rendre  dans  tous  les  sens  la  tenue  bonne  pour  le 
moment. 

»  Les  contours  de  la  baie  Inutile  sont  volcaniques. 
Il  en  est  de  même  des  terres  que  nous  côtoyâmes  pen- 
dant un  à  deux  jours  après  en  être  sorti.  Elles  offrent 
des  pitons  isolés  ,  noirs  ,  peu  élevés  ,  et  qui ,  dans 
plusieurs  points,  ne  paraissent  pas  encore  assez  dé- 
composés pour  que  de  grands  végétaux  s'y  dévelop- 
pent. 

»  Les  échantillons  que  nous  recueillîmes  pendant 
une  relâche  de  quelques  heures  à  la  baie  Tolaga  sont  de 
grès  calcaire ,  sorte  de  Macigno  dont  les  rochers  assez 
peu  élevés  de  ce  lieu  sont  formés.  Par  la  décomposi- 
tion et  l'action  de  la  mer  ils  présentent  de  ces  perfo- 
rations en  forme  de  pont ,  qu'a  figurées  Cook  dans 
ses  voyages ,  et  que  nous  avons  retrouvées  dans  un 
sol  semblable  sur  la  Nouvelle-Hollande,  à  la  baie 
Jervis. 

»  La  colline  au  pied  de  laquelle  se  trouvent  quelques 
maisons  parait  entièrement  composée  d'une  argile  sa- 
blonneuse assez  peu  minéralisée ,  contenant  des  co- 
quilles  fossiles   difficiles   à  reconnaître.    Cependant 


584  VOYAGE 

M.  Regley,  naturaliste  du  Jardin  du  Roi,  a  distingué 
des  uni  valves  et  des  bivalves.  C'est  le  seul  point  de 
la  Nouvelle-Zélande,  où  nous  ayons  abordé,  qui  nous 
ait  offert  des  fossiles. 

»  J'ai  lieu  de  croire,  par  des  échantillons  amassés  au 
fond  de  la  baie  des  Brèmes  ,  que  les  montagnes  noires 
et  déchiquetées  qui  l'entourent ,  comme  les  Pauvres- 
Chevaliers ,  la  Poule  et  les  Poussins  de  Cook,  sont 
de  nature  ignée.  Les  blocs  entassés  sans  ordre  sur  le 
rivage  étaient  formés  d'agrégats  assez  solides  de  sco- 
ries boursoufflées  et  de  fragmens  de  basalte. 

»  Près  de  l'extrémité  de  l'île  nord  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, la  mer  pénètre  fort  avant  dans  les  terres  qu'elle 
a  découpées  de  diverses  manières.  C'est  ce  que  Cook, 
qui  n'en  a  connu  que  l'entrée  ,  a  nommé  assez  impro- 
prement rivière  Tamise.  La  mer  n'y  est  pas  profonde. 
Le  sol  est  peu  élevé ,  coupé  en  falaises  abruptes  re- 
couvertes d'épaisses  fougères.  Une  seule  île  assez 
grande  était  bien  boisée  sur  ses  flancs ,  de  larges 
espaces  nus  laissaient  apercevoir  des  coulées  de  la- 
ves en  scories.  Sur  la  grande  terre  à  droite ,  près  de 
la  côte,  nous  vîmes  une  quantité  de  petits  pitons 
coniques  isolés ,  vraies  miniatures  de  volcans  bien 
anciennement  éteints  et  recouverts  d'une  végétation 
herbeuse.  Ils  étaient  formés  d'une  brèche  volcanique 
assez  peu  consistante  de  tuffa  ou  pépérino ,  avec  des 
fragmens  de  basalte  et,  je  crois ,  d'obsidienne. 

»  Les  îlots  peu  élevés  qui  forment  la  baie  des  Iles , 
et  les  terres  environnantes  qui  le  sont  davantage, 
ont  pour  base  un  pélrosilex  terreux  se  délitant  faci- 


DE  L'ASTROLABE.  585 

lemenl,  et  affectant  dans  sa  cassure  une  sorte  de 
forme  rhomboïdale. 

»  On  trouve  encore  sur  les  côtes  de  la  Nouvelle- 
Zélande  des  ponces  flottantes  en  assez  gros  morceaux. 

»  Des  missionnaires  anglais  nous  donnèrent  des 
échantillons  de  serpentine  imparfaitement  schistoïde 
d'un  vert  noirâtre  sans  indication  précise  de  localité. 
Ils  y  ajoutèrent  du  soufre  cristallisé  et  des  efflores- 
cences  de  sulfate  de  soude  provenant  de  la  petite  île 
Blanche  située  dans  la  baie  d'Abondance,  et  qui  est  en 
ignition.  Nous  en  avons  vu  sortir  une  fumée  abon- 
dante. » 

II. 

REGNE    ANIMAL. 

Avant  la  découverte  de  ces  îles  par  les  Européens, 
elles  ne  nourrissaient  que  deux  sortes  de  quadru- 
pèdes, le  chien  et  le  rat.  Le  premier  appartenait  à 
l'espèce  répandue  dans  les  diverses  îles  de  l'Océanie; 
l'autre  était  un  peu  plus  petit  que  le  rat  commun  d'Eu- 
rope. Dans  le  globe  entier,  nulle  autre  contrée  d'une 
aussi  vaste  étendue  n'avait  offert  une  disette  aussi 
complète  :  c'est  un  fait  fort  remarquable  dans  l'his- 
toire des  migrations  des  grandes  races  animales. 

Quel  est  le  quadrupède  indiqué  dans  la  grammaire 
zélandaise  sous  le  nom  de  tito,  puisque  le  chien  est 
/eoudi'et  le  rat  hiore  '  ? 

>   Grammar  oj '  .Xcw-Zealand,  p.  214. 


o 8 G  VOYAGE 

Aujourd'hui  les  cochons  sont  répandus  sur  presque 
toute  l'île  septentrionale,  et  dans  beaucoup  d'endroits 
ils  vivent  à  l'état  sauvage.  Les  missionnaires  ont  ré- 
cemment introduit  aux  environs  de  la  baie  des  lies  , 
les  chats ,  les  chèvres ,  les  brebis ,  et  même  les  va- 
ches. Mais  les  scrupules  religieux  des  insulaires,  rela- 
tivement aux  réglemens  du  tapou,  s'opposent  à  la 
propagation  de  ces  espèces. 

Les  mammifères  amphibies  étaient  plus  abondans 
et  plus  variés.  Les  côtes  les  plus  australes  donnaient 
particulièrement  asile  à  de  nombreuses  légions  de 
phoques,  de  l'espèce  P.  Ursina  de  Linné.  Les  ba- 
leines et  diverses  espèces  de  marsouins  fréquentaient 
les  mers  qui  baignent  ces  iles.  Tous  ces  animaux  ont 
beaucoup  diminué  depuis  une  trentaine  d'années  ,  par 
suite  des  visites  continuelles  des  baleiniers  et  des 
pêcheurs  de  phoques. 

Jusqu'aujourd'hui  les  Européens  n'ont  pas  observé 
sur  ces  terres  d'autres  reptiles  qu'une  petite  espèce  de 
lézard.  Cependant  les  habilans  ont  quelques  notions 
de  serpens  venimeux.  Certains  rapports  de  leur  part 
font  aussi  mention  d'un  lézard  monstrueux  qui  vit 
dans  certains  cantons  de  l'intérieur,  et  qui  enlève  et 
dévore  quelquefois  leurs  en  fans.  Ce  bruit  n'est-il 
qu'un  conte  populaire,  analogue  à  celui  du  coppir 
chez  les  Australiens?  Ou  bien  leurs  rivières  nourris- 
sent-elles quelque  reptile  du  genre  du  crocodile  ou 
du  caïman? 

Parmi  les  animaux  terrestres  qui  vivent  à  la  Nou- 
velle-Zélande ,  sans  contredit  c'est  la  famille  des  oi- 


DE  L'ASTROLABE.  08 7 

seaux  qui  présente  le  plus  grand  nombre  d'espèces. 
Ces  îles  ont  déjà  offert  aux  naturalistes  une  trentaine 
d'espèces  bien  caractérisées.  Les  plus  communes  sont 
le  philédon  à  cravate,  une  ou  deux  colombes,  un 
moucherolle,  un  carouge  à  caroncules,  des  cailles, 
des  alouettes,  des  mésanges,  etc.  Les  plus  remar- 
quables sont  un  gros  perroquet  à  plumage  sombre 
[Psittacus  nesto?-) ,  une  belle  colombe  à  plumage  écla- 
tant, le  glaucops  cendré,  et  surtout  cette  espèce  naine 
de  casoar  qui  a  reçu  le  nom  iXaptertx,  et  qui  est 
encore  imparfaitement  connue.  Cook  indique  aussi 
des  faucons  et  des  cbouettes  qui  diffèrent  peu  des 
espèces  d'Europe. 

A  cela  nous  devons  joindre  les  oiseaux  de  mer,  tels 
que  pétrels  ,  albatros  ,  huitriers  ,  fous  ,  mouettes  , 
sternes,  cormorans,  pingouins,  hérons,  bécassines 
et  canards.  Ces  derniers  étaient  abondans  sur  les  ri- 
vières et  les  lacs  de  l'intérieur.  Les  naturels  avaient 
trouvé  le  moyen  de  les  prendre  au  piège,  ainsi  que 
les  pigeons  et  les  perroquets.  Ils  chassaient  les  apté- 
rix  au  flambeau,  et  les  forçaient  à  la  course  avec  leurs 
chiens.  Ils  mangeaient  la  chair  de  ces  divers  oiseaux  , 
mais  ils  n'élevaient  aucune  espèce  pour  s'en  faire  une 
ressource  alimentaire. 

Le  gros  perroquet  qu'ils  nomment  haka,  et  le  phi- 
lédon à  cravate  qu'ils  appellent  loui,  étaient  les  seuls 
oiseaux  qu'ils  se  plussent  quelquefois  à  nourrir,  le 
premier  pour  sa  forme  et  son  plumage ,  l'autre  pour 
sa  disposition  à  siffler  et  chanter,  à  peu  près  comme 
le  merle  ou  letourneau  en  Europe. 


588  VOYAGE 

Nous  ne  savons  pas  trop  ce  que  Cook  entendait 
par  ses  poules  des  bois  de  la  baie  Dusky;  mais  il  est 
probable  que  c'étaient  simplement  des  poules  d'eau  > . 

Rien  n'est  plus  mélodieux  que  le  chant  du  mo- 
queur, et  nul  oiseau  n'est  plus  familier  que  le  mou- 
cherolle. 

Les  insectes  sont  excessivement  rares.  Je  crois 
qu'un  de  nous  a  observé  un  seul  papillon  diurne,  et 
nous  n'avons  remarqué  que  quelques  petites  espèces 
nocturnes.  Les  coléoptères  recueillis  se  sont  bornés  à 
trois  ou  quatre  espèces  de  médiocre  dimension.  Ainsi, 
cette  grande  tribu  du  règne  animal,  si  nombreuse  en 
espèces  sur  les  continens ,  à  la  Nouvelle-Zélande  n'est 
encore  représentée  que  par  de  très-petites  espèces 
appartenant  aux  familles  des  fourmis,  des  sauterelles, 
des  araignées  et  des  mouches. 

Les  moustiques  et  les  mouches  de  sable ,  avec  une 
espèce  très-voisine  de  notre  mouche  bleue  de  la 
viande  2,  nous  ont  paru  être  les  seuls  insectes  impor- 
tuns ou  malfaisans  3.  Forster  se  plaint  beaucoup  des 
mouches  de  sable  noires  qu'il  nomme  lipula  alis  in- 
cumbentibas.  Elles  étaient  fort  nombreuses  à  la  baie 
Dusky,  et  leurs  piqûres  causaient  des  démangeaisons 
insupportables. 

Le  mille-pieds ,  dit-on ,  se  trouve  sur  les  îlots  Ma- 
nawa-Tawi,  et  non  pas  sur  la  grande  terre  4.  Enfin 
les  relations  de  M.  Marsden  ont  mentionné  une  espèce 

'  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  164.  —  2  Nicholas,  II,  p.  37.  —  3  Cook, 
prem.  Voy.,  H,  p.  253.  Deux.  Voy.,  I,  p.  an.  Trois.  Voy.,  I,  p.  ig5. 
—  4  Nicholas,  I,  p.  77. 


DE  L'ASTROLABE.  589 

de  chenille  qui  fait  quelquefois  de  grands  ravages 
dans  les  plantations  de  patates  douces  des  naturels. 

Les  coquilles  marines  sont  nombreuses  et  variées, 
principalement  dans  les  genres  onehidie,  turritelle, 
ancillaire,  murex,  fuseau,  struthiolaire ,  modiole, 
moule,  haliotide,  patelle,  monodonte,  telline,  etc. 
Je  n'ai  pas  connaissance  qu'on  ait  trouvé  sur  ces 
grandes  îles  aucune  coquille  vraiment  terrestre  :  les 
ampullaires  habitent  sur  les  bords  fangeux  des  tor- 
rens ,  et  même  sur  ceux  que  la  marée  couvre  et  dé- 
couvre alternativement. 

Les  crustacés  sont  abondans  en  divers  points,  et 
surtout  sur  les  côtes  de  Tavaï-Pounamou,  puisque 
les  habitans  ont  tiré  leur  nom  kaï-kohoura  de  cet  ali- 
ment; kohoura  signifiant  homard  en  langue  du  pays. 
Les  naturels  font  cette  pèche  en  plongeant  le  long  de 
la  cote,  et  dégageant  avec  les  pieds  ces  animaux  du 
fond  où  ils  se  tiennent  cramponnés  K 

La  vraie  manne  des  insulaires  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande est  cette  profusion  de  poissons  d'excellente  qua- 
lité qui  se  rencontre  sur  presque  tous  les  points  de 
ces  îles.  Nous  citerons  notamment  les  espèces  qui 
appartiennent  aux  genres  spare ,  scombre ,  serran , 
trigle,  labroïde ,  raie,  etc.  D'autres  se  rapprochent 
beaucoup  des  soles ,  des  carrelets ,  des  morues ,  des 
mulets,  des  congres  et  des  anguilles  de  nos  climats  a. 
On  y  trouve  aussi  diverses  espèces  de  squales  dont 


»   Cook,  prem.  Voy. ,  III,  p.  ?.5.'|.  —  -  Conk ,  prem.  Voy.,  III,  p.  255. 
Trois.  Voy.,  I,  p.  io.3. 


590  VOYAGE 

plusieurs  individus  atteignent  d'énormes  dimensions. 

M.  Marsden  nous  apprend  que  le  lac  Maupere  est 
très-poissonneux  ,  mais  on  ignore  quelles  sont  les  es- 
pèces qui  l'habitent. 

Je  dois  à  M.  Quoy  la  note  suivante  touchant  les 
animaux  divers  que  l'on  rencontre  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande : 

«  La  Nouvelle-Zélande,  par  son  isolement  et  sa  po- 
sition reculée  vers  le  sud  ,  possède  dans  ses  produc- 
tions des  caractères  qui  lui  sont  propres.  Sa  végéta- 
tion a  une  physionomie  toute  particulière  ,  et  diffère 
totalement  de  celle  de  la  Nouvelle-Hollande,  terre 
la  plus  voisine ,  et  avec  laquelle  on  aurait  pu  lui  sup- 
poser de  grands  rapports.  Le  règne  animal  n'offre  pas 
moins  de  différence  dans  ses  divisions.  Les  mammi- 
fères sont  presque  nuls  :  car  le  chien  et  le  rat  peuvent 
y  avoir  été  apportés  par  les  premiers  habitans  ;  le  chien 
surtout  dont  la  race  médiocre  et  abâtardie  semble  n'a- 
voir pu  s'isoler  de  l'homme  pour  redevenir  sauvage. 
Il  paraît  que  le  cochon,  qu'on  trouve  maintenant  en 
assez  grande  abondance  sur  quelques  points  ,  est  une 
acquisition  moderne  due  aux  Européens.  Ainsi  cette 
nombreuse  famille  de  marsupiaux ,  qu'on  rencontre 
d'une  manière  non  interrompue  dans  les  îles  d'Asie , 
les  Moluques,  la  Nouvelle-Guinée,  qui  pullule  dans 
la  Nouvelle-Hollande ,  s'est  arrêtée  à  l'île  de  Van- 
Diémen. 

»  Les  oiseaux,  moins  bornés  dans  leurs  migrations, 
sont  cependant  peu  nombreux  ,  et  ne  présentent  pas 


DE  L'ASTROLABE.  591 

cette  diversité  qu'on  trouve  à  la  Nouvelle-Hollande. 
Bien  qu'il  y  ait  des  genres  communs  aux  deux  terres , 
l'ensemble  est  cependant  spécial  à  la  Nouvelle-Zélande. 
Ainsi,  par  exemple,  il  paraît  y  avoir  peu  d'oiseaux  de 
proie.  Le  glaucope  à  caroncules ,  le  philédon  à  cra- 
vate ,  un  nouveau  tangara ,  le  grimpereau  que  nous 
avons  nommé  hétéroclite ,  l'oiseau  connu  sous  le  nom 
d'aptérix ,  sorte  de  casoar  à  long  bec  grêle ,  notre 
genre  anarrynque  parmi  les  échassiers,  peut-être  le 
sphénisque  nain,  etc.,  sont  des  êtres  qui  n'appartien- 
nent qu'à  cette  île.  Elle  a  de  commun  avec  d'autres 
contrées  d'avoir  des  philédons  ,  des  cailles,  des  alouet- 
tes ,  des  moucherolles  ,  des  mésanges  ,  des  fauvettes , 
des  stournes  ,  des  synallaxes  ,  des  tourterelles  ,  des 
cormorans  ,  des  huitriers  ;  un  étourneau  à  caroncules, 
espèce  unique  dont  il  faut  aller  chercher  l'analogue  en 
Amérique;  un  gros  perroquet  qui,  dans  sa  forme 
toute  particulière,  a  de  la  ressemblance  avec  celui  de 
Madagascar;  enfin  des  perruches.  Excepté  ces  der- 
nières et  une  colombe  à  reflets  métalliques ,  ces  oi- 
seaux sont  remarquables  par  la  teinte  sombre  de  leur 
plumage.  De  ces  divers  genres,  représentons  de  ceux 
qu'on  trouve  dans  les  terres  environnantes  ,  celui  des 
perroquets  est  sans  contredit  le  plus  extraordinaire , 
comme  paraissant  étranger  au  milieu  de  tous  les  au- 
tres ,  et  sous  une  latitude  aussi  rigoureuse.  Mais,  s'il 
est  vrai  qu'il  y  ait  de  ces  oiseaux  au  cap  Horn ,  on  ne 
doit  point  s'étonner  de  trouver  des  perruches  à  l'ile 
Macquarie,  située  par  55°  latit.  S.  On  remarque 
que  la  nature  a  donné  à  quelques-uns  de  ces  animaux 


592  VOYAGE 

de  la  même  famille  un  duvet  et  des  plumes  plus  four- 
nis ,  afin  de  résister  à  l'intempérie  des  saisons.  C'est  ce 
qu'on  voit  très-bien  sur  le  kakatoès  blanc  de  Port- 
Jackson  comparé  avec  celui  des  Moluques  ou  de  la 
Nouvelle-Guinée. 

»  Sauf  quelques  petites  espèces  de  lézards,  nous  ne 
connaissons  point  d'autres  reptiles.  Il  est  cependant 
probable  qu'il  existe  des  batraciens  dans  les  lieux  fa- 
vorables à  leur  développement.  D'après  des  rapports 
assez  vagues  de  naturels  ,  Cook  a  cru  reconnaître  le 
crocodile  ,  ou  du  moins  une  grande  espèce  de  lézard. 
Ce  fait  qui  n'est  pas  incroyable  demanderait  cependant 
à  être  confirmé.  Sans  jamais  avoir  rencontré  de  ser- 
pens ,  il  nous  a  paru  évident  qu'il  y  en  avait ,  et  même 
de  venimeux  ,  par  les  gestes  d'effroi  que  faisait  le  Zé- 
landais  Cocaco,  qui  a  navigué  avec  nous,  lorsque 
nous  lui  présentions  de  ces  reptiles  conservés  dans 
l'esprit-de-vin.  Il  indiquait  précisément  que  leur  mor- 
sure faisait  enfler.  Nous  n'avons  pu  savoir  si  c'était 
un  serpent  de  terre  ou  de  l'espèce  qui  vit  dans  la  mer, 
€t  dont  la  queue  est  élargie  en  même  temps  que  com- 
primée. 

»  Certains  parages  abondent  en  poissons  ;  d'autres 
semblent  en  être  dépourvus.  La  rivière  Tamise  est  le 
lieu  où  nous  en  péchâmes  le  plus  à  la  ligne.  Ils  appar- 
tenaient à  la  famille  des  spares ,  et  étaient  de  fort  bon 
goût.  Nous  ne  fumes  pas  heureux  lorsque  nous  jetâmes 
la  seine  dans  la  baie  des  Iles.  Les  énormes  dimensions 
que  les  naturels  donnent  à  ces  sortes  de  filets  sem- 
blent bien  indiquer  que  le  poisson  n'est  généralement 


DE  L'ASTROLABE.  593 

pas  très-commun.  Celui  que  nous  obtînmes  apparte- 
nait aux  scombres  ,  aux  serrans  ,  aux  trigles ,  aux  la- 
broïdes ,  aux  squales ,  et  presque  tous  des  espèces 
nouvelles.  Nous  signalerons  un  petit  poisson  d'eau 
douce  voisin  des  galaxies ,  qui  infeste  l'aiguade  de  la 
baie  des  Iles.  11  est  si  gluant  de  sa  nature  qu'il  s'intro- 
duit facilement  dans  les  seaux  et  les  tonneaux  ,  et  peut 
faire  gâter  l'eau  lorsqu'il  vient  à  se  corrompre. 

»  Malgré  ses  vastes  baies ,  ses  découpures ,  ses  pla- 
ges et  ses  rochers  battus  par  la  mer,  la  Nouvelle-Zé- 
lande n'offre  pas  à  ses  habitans  de  grandes  ressour- 
ces dans  ses  autres  productions  marines.  A  l'exception 
des  haliot  ides ,  des  struthiolaires,  rares  dans  les  col- 
lections avant  le  voyage  de  H  Astrolabe;  de  notre  nou- 
veau genre  ampullacère  ',  encore  plus  recherché,  la 
classe  des  mollusques  ne  fournit  aucun  autre  aliment. 
Sous  le  rapport  de  l'histoire  naturelle  ,  au  contraire, 
cette  terre  encore  peu  explorée,  nous  a  offert  de  nom- 
breuses espèces  nouvelles,  soit  en  mollusques,  soit 
en  annelides.  Nous  citerons  quelques  localités  pour 
faciliter  les  recherches  de  ceux  qui  viendront  après 
nous. 

»  L'entrée  du  détroit  de  Cook  par  la  baie  Tasman 
nous  a  donné  dans  ses  vases  le  baccinnvi  raphantis  2 , 
et  une  belle  espèce  d'ancillaire.  Nous  avons  trouvé  peu 
après  dans  l'anse  de  l'Astrolabe  un  grand  nombre  de 


»  Ampullarïa  avellana,  Lin».,  dont  il  n'y  avait  que  deux  individus  dans 
Parif.  —  a  Fusus  raphanus ,  Lk.,  mais  qui  est  un  vrai  buccin  d'après  l'exa- 
men île  l'animal. 

TOME    il.  î" 


59.4  VOYAGE 

turritelles  roses,  qu'il  faut  draguer,  d'énormes  moules 
vertes  dont  les  naturels  ne  font  point  usage  ,  des  mé- 
sodesmes,  des  vénéricardes ,  de  jolies  modioles  en- 
chevêtrées dans  leur  byssus  cotonneux ,  et  cachées 
sous  les  rochers.  Sur  les  redoutables  rochers  de  la 
passe  des  Français  nous  avons  recueilli  le  purpui  a 
haustum  seulement  figuré  dans  les  belles  Planches 
de  Martyn  ;  le  troque  de  Cook  et  celui  qu'on  nomme 
empereur,  coquille  rare  et  très-recherchée  des  ama- 
teurs. Le  buccinum  testidaneam  abonde  sur  les  plages 
caillouteuses  de  la  baie  des  Iles  ;  c'est  de  là  aussi  que 
viennent  les  struthiolaires,  dont  les  naturels  entassent 
les  débris  près  de  leurs  demeures  après  en  avoir 
mangé  ranimai.  Nous  ne  connaissons  point  la  localité 
précise  de  ce  buccin  qui  doit  probablement  habiter  les 
rochers  battus  par  les  flots.  Partout  dans  ces  mêmes 
lieux  on  rencontre  des  patelles,  des  patelloïdes,  des 
monodontes ,  des  calyptrées ,  des  crépidules ,  quel- 
quefois des  vermets ,  de  nombreuses  variétés  d'osca- 
brions  et  une  foule  d'autres  mollusques  à  coquilles, 
qu'il  serait  trop  long  d'énumérer  dans  un  simple 
aperçu  des  choses  principales  que  présente  cette  con- 
trée. Nous  ajouterons  cependant  encore  que  la  baie 
de  Tolaga  est  un  lieu  où  les  haliotides  semblent  plus 
particulièrement  se  plaire,  comme  les  nérites  dans  la 
baie  des  Brèmes.  Ce  n'est  même  qu'à  celte  extrémité 
de  la  Nouvelle-Zélande ,  se  rapprochant  davantage  des 
contrées  chaudes ,  que  nous  avons  trouvé  ce  dernier 
mollusque.  Il  y  était  en  grand  nombre. 

»  Quant  aux  mollusques  terrestres ,  ils  sont  à  peu 


DE  L'ASTROLABE.  593 

près  nuls  sur  les  divers  points  du  littoral  que  nous 
avons  parcourus. 

»  Les  crustacés  qui ,  dans  les  pays  tempérés ,  four- 
nissent ordinairement  par  leur  nombre  une  nourri- 
ture abondante,  n'offrent  ici  que  de  petites  espèces 
seulement  remarquables  pour  le  naturaliste.  Les  do- 
minantes étaient  des  crabes ,  des  pagures  ,  des  porce- 
laines, quelques  plagusies. 

»  Les  mêmes  remarques  s'étendent  aux  oursins. 
Sous  des  latitudes  aussi  peu  chaudes  on  ne  doit  pas 
s'attendre  à  rencontrer  un  grand  nombre  de  zoophy- 
tes,  surtout  de  ceux  qui  happent  par  leur  éclat  ou  leur 
grandeur.  Aussi  notre  drague  n'amenait-elle  que  des 
polypiers  flexibles  de  petite  taille ,  qu'on  ne  pouvait 
étudier  qu'à  l'aide  d'une  loupe.  La  mer  rejetait  sur  les 
plages ,  de  même  que  dans  nos  contrées ,  d'assez  nom- 
breuses médusaires. 

»  Les  insectes  sont  tellement  rares  sur  les  bords  de 
la  mer  que  je  ne  puis  indiquer  que  quelques  papillons 
et  une  espèce  de  cicindelle  recueillie  sur  la  plage  de  la 
baie  Tasman. 

»  Tl  résulte  de  ce  rapide  examen  que  l'intérêt  des  pro- 
ductions de  la  Nouvelle-Zélande  dans  le  règne  animal, 
tient  moins  à  leur  variété ,  à  leur  abondance  ou  à  leur 
éclat,  qu'à  ce  quelles  ne  sont  pas  encore  bien  connues 
des  naturalistes  ou  répandues  dans  les  collections.  » 

in. 

REGNE    VÉGÉTAL. 

La  végétation  de  ces  îles  est.  riche  et  variée.  On  y 


69(5  VOYAGE 

rencontre  de  belles  forêts  dont  les  arbres  conservent 
leur  feuillage  pendant  l'hiver,  et  plusieurs  de  ces  ar- 
bres offrent  d'excellens  bois  de  construction.  Les 
collines  dépourvues  de  bois  sont  en  général  tapissées 
par  la  fougère  comestible ,  Pteris  esculenta,  dont  les 
tiges  rameuses  et  entrecroisées  forment  des  fourrés 
de  quatre  ou  cinq  pieds  de  haut  presque  impénétra- 
bles. Ces  localités  sont  d'une  monotonie  désolante 
pour  le  botaniste;  mais  s'il  dirige  ses  pas  sur  les  bords 
de  la  mer,  sur  les  rives  des  torrens  ,  dans  les  ravins 
humides ,  surtout  dans  les  forêts  ombragées  par  de 
grands  arbres,  ses  récoltes  deviennent  plus  abondan- 
tes ,  et  bon  nombre  de  plantes  encore  peu  connues 
viennent  s'offrir  à  ses  regards.  Dans  le  tableau  rapide 
que  nous  nous  proposons  de  tracer  de  la  végétation 
de  cette  contrée,  nous  allons  prendre  pour  base  le 
beau  travail  que  M.  Achille  Richard  vient  de  terminer 
sur  cette  matière  : 

Forster,  le  seul  naturaliste  qui  eût  jusqu'à  ce  jour 
essayé  de  tracer  le  tableau  de  la  végétation  de  la 
Nouvelle-Zélande,  ne  mentionna  que  174  espèces  de 
plantes  propres  à  ces  îles,  dont  une  vingtaine  étaient 
des  Cryptogames  appartenant  seulement  aux  familles 
des  Fougères  et  des  Lycopodes.  Agardh  décrivit 
plus  tard  diverses  Algues  rapportées  par  Banks,  et 
le  professeur  Hooker  a  récemment  décrit  une  foule 
de  Cryptogames  recueillies  par  Menzies ,  médecin  et 
botaniste  de  l'expédition  du  capitaine  Vancouver. 

M.  Richard,  dans  son  Essai,  a  réuni  à  ces  divers 


DE  L'ASTROLABE.  597 

documens  toutes  les  plantes  nouvelles  rapportées  par 
l'Astrolabe ,  et  il  en  résulte  aujourd'hui  pour  la 
Nouvelle-Zélande  une  Flore  de  380  espèces  ,  dont 
211  sont  des  Phanérogames. 

Sans  doute  plus  d'un  botaniste  sera  étonné  au  pre- 
mier abord  de  voir  qu'une  terre  située  par  la  latitude 
la  plus  tempérée,  et  dont  la  surface  est  au  moins  égale 
à  celle  de  l'Italie  en  y  joignant  la  Sicile,  n'ait  offert 
aux  recherches  des  voyageurs  qu'un  nombre  d'es- 
pèces aussi  borné,  tandis  que  de  petites  îles  en  Eu- 
rope en  présentent  souvent  un  nombre  double  ou 
même  triple.  Cet  élonnement  augmentera  quand  on 
apprendra  que  k  Nouvelle-Zélande,  loin  d'être  une 
terre  aride  et  stfrile,  offre  le  plus  souvent  un  sol  fé- 
cond et  bien  arrosé,  et  qu'il  est  généralement  tapissé 
d'une  riche  et  brillante  verdure.  Mais  il  faut  regarder 
comme  un  fait  à  peu  près  constant  que ,  dans  les 
Flores  locales,  les  nombres  des  espèces  ne  suivent 
point  précisément  les  rapports  des  surfaces  du  sol, 
mais  qu'ils  sont  bien  plutôt  en  raison  inverse  des  dis- 
tances des  localités  aux  trois  grands  continens  de 
l'Ancien-Monde ,  du  Nouveau  et  de  l'Australie.  Ce 
n'est  que  lorsque  cette  distance  devient  peu  considé- 
rable que  l'iniluence  des  surfaces  du  sol  peut  agir 
plus  directement  sur  le  chiffre  des  espèces ,  qu'on 
peut  appeler  l'exposant  de  la  Flore. 

Les  îles  de  France  et  de  Bourbon  ,  dans  la  mer  des 
Indes,  nous  paraissent  être  les  seules  qui  sortent  de 
cette  règle  générale,  attendu  que  les  exposans  de 
leurs  Flores  sont  infiniment,  plus  élevés  que  ne  sem- 


»ns  VOYAGE 

Lierait  l'annoncer  leur  grande  distance  aux  terres 
de  l'Asie  ou  de  l'Afrique. 

A  la  Nouvelle-Zélande,  le  rapport  des  Cryptogames 
aux  Phanérogames  est  celui  de  158  à  211  ,  environ 
de  3  à  4,  et  l'on  doit  faire  attention  que,  dans  ces 
Cryptogames ,  ne  sont  point  comprises  ces  plantes 
presque  microscopiques  qui  grossissent  démesuré- 
ment les  Flores  des  pays  mieux  connus.  Ce  fait  vient 
confirmer  ce  que  j'avançais  dans  un  Mémoire  sur  les 
Fougères  de  l'Océanie  ,  publié  en  1 825 ,  que  la  végé- 
tation primitive  du  globe  terrestre  dut  se  composer 
de  Lichens  et  de  Mousses ,  et  que  le  nombre  des 
Phanérogames  est  en  général  d'autant  moins  consi- 
dérable ,  par  rapport  à  celui  des  Cryptogames ,  que 
les  terres  sont  d'une  formation  plus  ou  moins  récente. 

Nous  ne  dirons  rien  de  ces  Jungermannies ,  dont  le 
nombre  des  espèces  s'élève  jusqu'à  27  ;  elles  pro- 
viennent presque  toutes  des  récoltes  de  Menzies,  et 
nous  n'en  avons  nous -même  observé  que  deux  ou 
trois  espèces  au  plus  dans  le  détroit  de  Cook  et  dans 
les  autres  lieux  que  nous  avons  visités.  Il  faut  sup- 
poser que  les  ravins  humides  et  les  roches  refroidies 
de  la  baie  Dusky  sont  autrement  fertiles  en  Hépa- 
tiques que  les  contrées  plus  septentrionales  de  la 
Nouvelle-Zélande. 

Mais  nous  ferons  remarquer  le  nombre  des  Fou- 
gères aujourd'hui  connues  dans  ces  îles  et  qui  se 
monte  déjà  à  45  espèces.  Son  rapport  à  celui  des 
Phanérogames  est  donc  de  45  à  21 1,  environ  7s;  ce 
qui  est  parfaitement  d'accord  avec   ce   que  j'avais 


DE  L'ASTROLABE.  599 

observé  pour  la  plupart  des  îles  de  l'Océanie.  Il  faut 
ajouter  à  cela  que  plusieurs  de  ces  Fougères  sont  iden- 
tiques ou  du  moins  analogues  à  la  Nouvelle-Zélande 
et  dans  les  régions  intertropicales. 

Bien  quelles  soient  déjà  portées  au  nombre  de  29, 
les  Algues  n'ont  été  qu'imparfaitement  étudiées,  et 
l'on  ne  peut  douter  que  ce  nombre  s'accroîtra  beau- 
coup pour  l'observateur  qui  voudra  faire  des  reeher- 
cbes  plus  assidues  et  qui  pourra  visiter  à  loisir  les 
plus  riches  localités.  IS'ous  recommanderons  le  nou- 
veau genre  Marginaria  établi  par  M.  Richard ,  que 
nous  avions  fait  figurer  très-exactement  par  M.  Lau- 
vergne,  mais  dont  les  échantillons  se  sont  trouvés 
égarés  dans  le  cours  du  voyage. 

La  division  des  Monocotylédones  n'offre  rien  de 
remarquable  que  la  prédominance  des  Graminées  cl 
des  Cypéracées  déjà  signalée  dans  notre  Mémoire  sur 
les  Fougères  ,  et  l'extrême  disette  des  espèces  dans 
les  autres  genres  et  même  dans  les  autres  familles. 
En  effet,  les  Graminées  et  les  Cypéracées  sont  encore 
représentées  par  les  exposans  1 5)  et  1  5,  tandis  que  les 
Joncées  et  les  Orchidées,  les  plus  riches  à  la  suite, 
sont  réduites  à  4 ,  et  que  le  plus  grand  nombre  n'offre 
plus  qu'un  tvpe  unique.  Cette  division  s'accroîtra 
sans  doute  par  les  recherches  des  voyageurs,  mais 
nous  doutons  que  son  exposant  soit  jamais  plus  que 
doublé. 

Là  comme  partout  ailleurs ,  dans  les  Dicotylédo- 
nes ,  les  composées  ou  synanthérées  occupent  le  pre- 
mier rang  de  la  Flore  et  comptent  27  espèces.  Mais  la 


fiOO  VOYAGE 

dégradation  est  rapide;  car  les  Ombellifères ,  Epacri- 
dées,  Myrtacées  et  OEnothérées  qui  suivent  immédia- 
tement n'en  comptent  que  9,  8,  7  et  6;  trois  autres 
familles  n'en  ont  que  5 ,  4  et  3  ;  douze  familles  sont 
réduites  à  2  espèces  ;  enfin ,  les  vingt  qui  restent  ne 
sont  plus  représentées  que  par  le  type  unique.  Parmi 
ces  familles  si  pauvres  en  espèces ,  nous  citerons  no- 
tamment les  Rosacées,  les  Malvacées,  les  Borraginées, 
et  les  Apocinées  plus  ou  moins  riches  en  représentans 
sur  les  autres  points  du  globe. 

La  Flore  de  la  Nouvelle-Zélande  a  cela  de  commun 
avec  celle  des  terres  équatoriales ,  que  les  plantes 
annuelles  y  sont  rares  et  peu  nombreuses  ;  les  espèces 
vivaces  sont  plus  fréquentes  ;  enfin  ,  les  végétaux  li- 
gneux et  même  arborescens  occupent  le  rôle  le  plus 
important.  Jusque  dans  les  lieux  découverts,  les  Fou- 
gères et  les  Lycopodes  couvrent  bien  plus  souvent  le 
sol  qu'aucune  plante  herbacée. 

Certainement  c'est  avec  celle  de  l'Australie  que 
la  Flore  de  la  Nouvelle-Zélande  a  le  plus  de  rapports, 
relativement  au  nombre  des  espèces;  mais  le  ton  gé- 
néral de  la  végétation  se  rapproche  plus  de  celui  des 
îles  de  l'Océanie  intertropicale  pour  la  forme  des 
Fougères ,  pour  \z faciès  général  des  plantes ,  surtout 
pour  la  teinte  verte  et  prononcée  des  arbres  qui  for- 
ment les  forêts. 

Bien  qu'elle  soit  séparée  de  l'Europe  par  le  dia- 
mètre entier  du  globe,  la  Nouvelle-Zélande  nous  offre 
1 7  espèces  de  ce  continent ,  savoir  :  Tijpha  angusti- 
folia  y  Scirpus  lacastris ,  S.  acicularis  ,    Triticum 


DE  L'ASTROLABE.  601 

repens ,  Jane  us  communis ,  J.  viarilimas ,  Ramex 
crispas ,  Chenopodiam  maritimum ,  Sais o la  frati- 
cosa  ,  Plaîitago  major ,  Convolvalas  sepiu7n  ,  C. 
soldanella,  Sonchus  oleraceus,  Gnaphalium  luteo-al- 
ùum,  Ranunculus  acris ,  Arenaria  média,  Ahinc 
?nedia.  Dans  la  plupart  des  lieux  où  j'ai  observé  ces 
plantes,  il  est  impossible  de  supposer  qu'elles  y  aient 
été  importées  depuis  la  découverte ,  comme  les  pom- 
mes de  terre  ,  les  choux  ,  les  raves  ,  les  oignons ,  etc. 
On  est  donc  conduit  à  penser  que  les  mêmes  causes 
qui  amenèrent  le  développement  de  leurs  germes  sur 
le  sol  européen  purent  aussi  déterminer  leur  appari- 
tion sur  les  plages  de  la  Nouvelle-Zélande.  Le  nom- 
bre de  ces  espèces  est  le  douzième  du  nombre  total 
des  Phanérogames,  et  il  s'élèvera  jusqu'au  dixième, 
si  l'on  v  joint  les  Festuca  littoralis,  Phalaris  phleoï- 
des,  Apiuni  graveolens  et  Tillœa  muscosa  mention- 
nées par  Forster.  C'est  un  fait  digne  de  toute  l'atten- 
tion du  botaniste,  dans  la  distribution  des  races  végé- 
tales sur  la  surface  du  globe  terrestre. 

A  la  Nouvelle-Zélande ,  le  IVeinmannia  racemosa 
représente  le  IV.  parvi/lora  de  Taïli  ;  le  Piper  exccl- 
sum  remplace  le  P.  methysticum ;  le  Convolvalas 
soldanella  le  C.  peltatas  ;  le  Gahnia  procera  tient 
lieu  du  G.  shœnoïdes ,  X Eaphorbia  glauca  de  \E% 
Atolo;  les  Metrosideros  diffusa,  florida  et,  tomentosa, 
du  M.  villosa,  le  Cymbidium  autumnale  du  C.  cly- 
peolum,  l' Urticaferox  de  F  U '.  ruderalis ,  etc.  Si  l'on 
comparait  la  végétation  de  la  Nouvelle-Zélande  avec 
celle  de  la  Nouvelle-Calédonie,  on  trouverait  de  plus 


M  VOYAGE 

grands  rapports  ;  ce  qui  est  assez  naturel ,  attendu  le 
rapprochement  de  ces  deux  terres  et  une  différence 
moins  grande  dans  la  nature  du  sol  et  dans  celle  du 
climat. 

Maintenant  voici  comment  les  diverses  plantes  se 
distribuent  sur  le  sol  de  la  Nouvelle-Zélande. 

Sur  les  bords  de  la  mer,  on  trouve  les  suivantes: 
Festuca  littoralis ,  A^rostis  procera,  Triticum  re- 
pens ,  Juncus  maritimus '-,  Coriaria  sarmentosa , 
Avicennia  resinifera ,  Calyslegia  soldanella,  Gna- 
phalium  lateo-album ,  Senecio  neglectus ,  Petrose- 
linum  prosti  atam  ,  Euphorbia  glane a  ,  etc.,  plus 
ou  moins  fréquemment.  Mais  le  Polygonam  pros- 
Iratum  est  certainement  l'une  des  plus  communes  , 
elle  couvre  avec  profusion  les  dunes  et  les  rochers 
maritimes. 

Les  JVahlenbeigia  gracias,  Lobelia  alata ,  Sa- 
molas  littoralis ,  et  P etro s elinum  filiforme  préfèrent 
les  lieux  ombreux  et  humides. 

D'immenses  étendues  de  coteaux  arides  et  décou- 
verts sont  presque  exclusivement  occupées  par  les  Pte- 
risesculenta  et  Lycopodium  d'Uivillœi.  Mais  lorsque 
le  sol  est  moins  desséché,  dès  qu'il  est  traversé  par 
des  fdets  d'eau  plus  ou  moins  abondans,  on  voit  bien- 
tôt s'y  presser  en  tapis  serrés  les  espèces  suivantes , 
savoir  :  les  divers  Dracophyllum,  les  deux  Leplo- 
spermum  ,  le  Leptocarpus  simplex ,  les  Pimclea  , 
YEpacris  paaci/lora  et  le  Leacopogon  Forsteri ' ,  et 
sans  contredit,  ces  plantes  jointes  aux  Guallheria 
antipoda    et   Andromeda    rupestris    constituent  la 


DE  L'ASTROLABE.  603 

grande  masse  de  la  végétation  zéiandaise  ;  ce  sont  elles 
qui  viennent  constamment  frapper  les  regards  du  na- 
turaliste ,  dès  qu'il  sort  des  sables  maritimes ,  des 
forets  épaisses  ou  des  coteaux  envahis  par  la  fougère 
comestible. 

Quelques  espaces  de  terre  toul-à-fait  dénués  de 
verdure  sur  les  hauteurs,  sont  tapissés  par  ies  grands 
lichens  des  genres  Sticta,  Ce/wtm/ce  et  Stereocau- 
lon.  Ce  cas  est  particulièrement  fréquent  sur  les  co- 
teaux qui  dominent  l'anse  de  l'Astrolabe  dans  le  dé- 
troit de  Cook. 

Dans  les  ravins  humides,  et  à  l'ombre  des  grands 
arbres,  vivent  les  deux  Cyathées  et  la  plupart  des 
nombreuses  Fougères  observées  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande. Là  aussi  habitent  ces  espèces  plus  remarqua- 
bles et  jusqu'aujourd'hui  particulières  aces  îles,  telles 
que  les  Geniosioma  i  upestris,  Fiscum  anlarcticum, 
Panax  arboicnm,  Aralia  Schefjlera,  Cussonia  Les- 
soniiy  Zantlwxylum  Xovœ-Zeelcuidiœ ,  Tiïcliiliamo- 
nophylla ,  Sutlonia  australis ,  Piper  excelsar?i ,  Car- 
podetus  serratus,  Corynocarpus  lœvigata. 

Quant  aux  arbres  qui  composent  les  profondes 
forêts  dont  le  sol  est  quelquefois  couvert,  nous  ne 
pouvons  guère  citer  que  le  Podocarpus  dacrydoides 
propre  aux  terres  basses  et  marécageuses,  le  Dacry- 
dium  cupi  essinnm ,  le  Podocarpus  zamiœfolius  de 
Richard ,  et  le  Phyllocladus  rhumboidalis  qui  affec- 
tionnent les  coteaux  et  les  terres  élevées.  Le  Metro- 
sideros  lucida  et  le  Dodonœa  spathulala  habitent, 
aussi  les  forêts.  Le  Melicythus  ramiflorus  dont  le 


HOi  VOYAGE 

port  et  le  feuillage  rappellent  parfaitement  le  Moras 
alba  de  l'Europe  méridionale  ,  se  trouve  le  plus  sou- 
vent présides  cabanes  des  naturels. 

Nous  n'avons  observé  qu'une  seule  fois,  sur  les 
bords  argileux  du  Waï-Tamata,  l'arbuste  gracieux 
que  M.  Richard  a  nommé  Aster farfaraceus.  Nous 
n'avons  vu  également  qu'une  seule  fois  ,  près  du  vil- 
lage de  Kahou-Wera,  la  plante  que  ce  botaniste  a 
désignée  sous  le  nom  à'Apeïba  australis,  et  qui  ren- 
trerait dans  un  genre  que  l'on  avait  cru  jusqu'ici  con- 
finé sur  les  terres  de  l'Amérique  méridionale. 

Le  chiffre  actuel  de  380  est  encore  loin  de  repré- 
senter toutes  les  espèces  qui  doivent  entrer  dans  la 
Flore  de  la  Nouvelle-Zélande  ;  il  reste  surtout  bon 
nombre  de  plantes  arborescentes  à  connaître ,  attendu 
que  la  plupart  n'avaient  déjà  plus  de  fleurs  ni  de 
fruits  lors  de  notre  passage.  Nous  ne  doutons  pas 
que  le  nombre  des  Phanérogames  qui  croissent  dans 
ces  îles  ne  puisse  être  un  jour  doublé ,  et  il  ira  faci- 
lement à  quatre  ou  cinq  cents.  Ce  résultat  est  direc- 
tement celui  qu'avait  annoncé  l'illustre  Forster ,  à  une 
époque  où  il  avait  à  peine  observé  le  quart  de  ce 
nombre  d'espèces  l. 

Avant  que  les  Européens  eussent  apporté  sur  ces 
iles  une  foule  de  plantes  alimentaires  de  nos  climats  , 
la  patate  douce ,  Convolvulas  batatas ,  le  taro,  Arum 
esculentum ,  les  courges  et  la  moelle  de  la  grande 

i   Cook,  deux.  Voy.,  V,  p.  i54. 


DE  L'ASTROLABE.  605 

fougère,  Cyathea  medullaris ,  étaient  les  seules  subs- 
tances végétales  réellement  comestibles;  car  la  racine 
du  Pteris  escalenta  n'était  vraiment  propre  qu'à  l'u- 
sage des  naturels  ,  tant  elle  était  coriace  et  insipide. 

Ils  mâchaient,  dit  Crozet,  une  sorte  de  gomme 
verte  qui  avait  un  goût  échauffent.  M.  JNicholas  nous 
instruit  qne  cette  gomme  provenait  du  À'oudi,  le  seul 
arbre  du  pays  qui  en  produise.  C'est  aussi  celui  qui 
donne  le  meilleur  bois  de  construction ,  il  atteint  les 
plus  grandes  dimensions  '.  M.  Richard  l'a  rangé 
parmi  les  Podocarpus ,  je  crois  plutôt  qu'il  appartient 
au  genre  Araucaria ,  ou  qu'il  en  est  du  moins  très- 
voisin  ,  attendu  que  les  missionnaires  m'ont  assuré 
que  son  fruit  était  une  espèce  de  cône  comme  celui  du 
cyprès. 

M.  Nicholas  cite  un  grand  arbre  fort  touffu,  pro- 
bablement le  Karaka  d'Anderson  2,  dont  les  feuilles 
d'un  vert  foncé  ressemblent  assez  à  celles  de  l'oran- 
ger. Ses  fruits ,  encore  verts ,  imitent  la  forme  de  l'o- 
live ,  et  deviennent  jaunes  en  mûrissant.  Ils  contien- 
nent une  amande  d'une  consistance  onctueuse  et  d'une 
odeur  désagréable.  Cuites  comme  les  patates  ,  ces 
amandes  sont  mangées  avec  plaisir  par  les  naturels , 
quoique  leur  goût  ne  puisse  plaire  à  un  Européen  5. 

Un  autre  arbre  produit  des  fruits  en  forme  de  cône, 
d'une  saveur  chaude ,  épicée  ,  et  assez  agréable ,  que 
les  habitans  aiment  beaucoup  4. 

Un  bel  arbre  très-touffu  produit  un  fruit  sembla- 

»  Nicholas,  I,  p.  3o5.  —  2  Cook,  trois.  Voy. ,  I,  p.  186.  —  3  Nicha- 
las,  T,  p.  232.  —  '1  Nichol <s ,  I,  p.  232. 


606  VOYAGE 

ble  à  la  cerise,  pour  la  couleur  el  la  forme.  Les  natu- 
rels le  regardent  comme  vénéneux  ;  son  goût  est  très- 
amer  et  désagréable  ».  Serait-ce  le  maï-tao  d'An- 
derson  2? 

M.  Nicholas  parle  encore  d'une  espèce  d'arbre 
d'un  bois  très-léger,  plein  de  moelle ,  à  feuilles  inci- 
sées ,  et  dont  l'écorce  fibreuse  sert  aux  naturels  pour 
confectionner  leurs  plus  fortes  lignes  de  pêche. 
Comme  il  ajoute  que  cet  arbre  se  trouve  à  Taïti ,  et 
que  les  insulaires  en  font  des  étoffes  3;  je  suppose  que 
ce  doit  être  une  espèce  <X  Hibiscus  ,  à  moins  que  ce 
ne  soit  le  Morus  papyrifera  que  Cook  a  indiqué  à  la 
baie  des  Iles  ,  mais  que  je  n'y  ai  jamais  observé. 

Avec  l'infusion  de  l'écorce  d'un  arbre  nommé  Hthou, 
les  Zélandais  teignent  leurs  étoffes  en  noir  4.  Le  Tawa 
ressemble  au  sycomore  pour  le  feuillage  ;  le  Rewa- 
i  eiva  au  hêtre  pour  le  grain  du  bois.  L'écorce  du  fVao 
est  une  sorte  de  liège.  Le  Kaï-katea  et  le  Koa  sont 
de  grands  arbres  5.  Une  espèce  que  M.  Nicholas 
nomme  Supple-jack  (probablement  une  sorte  de  liane 
très-forte),  se  trouve  partout  dans  les  forêts,  et  rampe 
à  des  distances  de  cinquante  à  soixante  pieds  de  l'en- 
droit d'où  sa  tige  sort  de  terre  6. 

Le  Kaï-katea  (Podocarpus  dacrydoides ,  Rich.) 
habite  de  préférence  les  terrains  marécageux  et  inon- 
dés en  hiver.  Il  parvient  aux  plus  grandes  dimensions, 
etc'estl'arbre  qui  avait  particulièrement  fixéles  regards 

»  Nicholas,  I,  p.  281.  —  2  Cook,  trois.  Voy.,  I,  p.  186.  —  3  Nicholas , 
I,  p.  3oy.  —  4  Nicholas,  I,  p.  34o.  —  S  Nicholas,  II,  p.  245.  — 
<*  Nicholas,  II,  p.  246. 


DK  L'ASTROLABE.  607 

de  Cook  dans  son  premier  voyage  '.  On  a  reconnu 
par  la  suite  que  son  bois  était  trop  cassant  pour  être 
utilement  employé  en  mature. 

On  ne  sait  pas  bien  quel  est  celui  que  ce  voyageur 
décrit  comme  ayant  une  fleur  écarlate  qui  semble  être 
l'assemblage  de  plusieurs  fibres.  Il  est  probable  néan- 
moins que  ce  doit  être  quelque  Meh  osidevos  2. 

On  sait  quel  parti  son  équipage  sut  tirer  des  feuil- 
les du  Tetragonia  expansa,  bouillies  en  guise  d'épi- 
nards  ,  ainsi  que  du  céleri  et  «d'une  crucifère  qu'An- 
dersen nommait  Cochlearia,  et  qui  est  le  Lepidium 
oleraceum  de  Forster. 

Cook  et  ses  compagnons  employaient  en  guise  de 
thé  la  décoction  des  feuilles  du  Melaleuca  scoparia 
qu'il  nommait,  pour  ce  motif,  plante  à  thé.  Anderson 
assurait  positivement  que  ce  végétal  pourrait  rempla- 
cer le  thé  qui  vient  de  la  Chine  et  du  Japon  3.  S'il  en 
était  ainsi,  cette  production  pourrait  devenir  une 
branche  de  commerce  importante,  attendu  que  cet  ar- 
brisseau est  l'un  des  plus  communs  de  la  Nouvelle- 
Zélande. 

Cook  faisait  encore  un  cas  tout  particulier  des  jeu- 
nes pousses  du  Dacvydium  capressinum  qu'il  em- 
ployait en  guise  de  spruce.  En  les  mêlant  avec  du 
moût  de  bière  et  de  la  mélasse  ,  il  en  composait  une 
boisson  qu'il  jugea  très-salutaire  a  son  équipage  4. 

Les  compagnons  de  Cook  assaisonnaient  en  guise 


i  Cook,  prem.  V«). ,  I,  j>.  >5(>.  —     Cook,  prem.  Voy. ,  I,  p.  255.  — 
3  Cook,  Irois.  Vov. ,  T,  p.  rR;.  —  4  Cook,  doux.  Voy.,  T,  p.  1 5ç>. 


608 


VOYAGE 


de  chou-palmiste  les  sommités  du  Dracœna  aastralis , 
auxquelles  ils  trouvaient  le  goût  de  l'amande  et  un 
peu  de  la  saveur  du  chou  *.  C'est  le  Ti  des  naturels 
dont  la  racine  cuite  était  très-douce  2. 


Privés  comme  nous  l'étions  de  tous  végétaux  frais  , 
nous  avons  souvent  mangé  avec  plaisir  ,  sur  V Astro- 
labe ,  tant  en  soupe  qu'en  salade  ,  les  jeunes  plantes 
du  Sonchus  oleraceas  qui  croissait  en  abondance  près 
de  la  passe  des  Français. 

Forster  recueillit  à  Totara-Nouï  une  espèce  de  poi- 
vre dont  le  goût  ressemble  à  celui  du  gingembre  3. 
C'est  le  Piper  excelsum ,  nommé  par  les  habitans 
Kawa-kawa,  comme  à  Tonga,  mais  avec  lequel  ils 
ne  savaient  point  faire  de  liqueur  spiritueuse. 


i  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  189.  —  2  Grammar  of  New-Zealand,  p.  212. 
-+■  3  Cook,  deux.  Voy.,  I,  p.  248. 


DE  L'ASTROLABE.  609 

Ce  naturaliste  rencontra  dans  les  bois  du  même 
district  une  plante  qu'il  nomma  Areca  sapida,  d'après 
Solander,  et  dont  la  tige  offrait  aussi  une  espèce  de 
chou-palmiste  *.  Toutefois  je  doute  fort  que  cette 
plante  soit  un  véritable  Areca,  et  je  pense  plutôt 
qu'elle  doit  se  rapporter  au  genre  Zamia. 

Le  Phormium  tenax  et  son  beau  tissu  soyeux  sont 
aujourd'hui  généralement  connus.  Nous  nous  con- 
tenterons de  dire  que  la  Nouvelle-Zélande  est  la  véri- 
table patrie  de  ce  beau  végétal.  Il  croit  de  préférence 
sur  les  bords  des  torrens;  mais  on  le  trouve  aussi  sur 
les  rochers  maritimes. 

Les  naturels  mentionnent  diverses  espèces  d'ar- 
bres, comme  le  Dimou,  le  Tôt  ara,  Poudi-kovea,  Ta- 
nakea,  Akcy  Angui,  Ka-Ika,  Kaï-katoa,  Karangou, 
Koutou-outou,  Mae-oe,  Maide,  Mira,  Pâte  (avec  le- 
quel on  allume  du  feu  par  le  frottement),  Poutou- 
kawa,  Tara-ide,  Toupaki ,  Toupou-toupou  (espèce  de 
manglier),  ïVarangui,  etc.  C'est  aux  recherches  des 
voyageurs  à  venir  qu'il  est  réservé  de  prononcer  sur 
ia  véritable  nomenclature  de  ces  diverses  espèces. 

Cook  et  Marion,  les  premiers,  introduisirent  dans 
la  Nouvelle-Zélande  plusieurs  plantes  européennes  , 
qui  y  réussirent  parfaitement ,  et  se  propagèrent  en- 
suite naturellement  sur  diverses  parties  de  l'île  Ika- 
Na-Mawi.  Depuis  une  quinzaine  d'années  que  les  mis- 
sionnaires se  sont  établis  sur  le  sol  de  cette  île,  le 
nombre  de  ces  plantes  s'est  bien  accru.  Dans  un  dcmi- 

i   Cook,  deux.  Voy.,  III,  |>.  3;7. 

TOME    II.  4l 


(>10  VOYAGE  DE  L'ASTROLABE. 

siècle ,  il  en  sera  de  ces  contrées  voisines  de  nos  anti- 
podes ,  comme  de  toutes  les  terres  où  les  Européens 
ont  formé  des  colonies  \  leur  Flore  aura  subi  des  modi- 
fications considérables  ,  aux  espèces  réellement  indi- 
gènes se  seront  mêlées  ces  nombreuses  plantes  dont 
les  semences,  confondues  avec  d'autres  graines  plus 
utiles ,  participent  aux  soins  qu'on  donne  à  ces  der- 
nières, et  réussissent  le  plus  souvent  beaucoup  mieux 
dans  leur  nouvelle  patrie.  C'est  désigner  assez  claire- 
ment les  céraistes,  anagallis ,  silène,  bidens ,  plan- 
tains et  diverses  sortes  de  graminées  qu'on  trouve  au- 
jourd'hui dans  tous  les  lieux  cultivés  en  Amérique , 
en  Asie,  et  même  dans  l'Australie.  Il  est  donc  extrê- 
mement important  de  fixer  le  plutôt  possible  l'état 
de  la  végétation  primitive  dans  ces  contrées  lointaines, 
afin  d'éviter  à  la  géographie  botanique  de  nombreuses 
sources  d'erreur.  Sous  ce  rapport ,  l'Essai  rédigé  par 
M.  A.  Richard  sur  les  récoltes  faites  par  M.  A.  Lesson 
et  par  moi-même  à  la  Nouvelle-Zélande,  mérite  donc 
tout  l'intérêt  des  botanistes.  En  outre  je  suis  bien  aise 
de  leur  annoncer  que  dans  le  même  été  où  j'explorais 
les  côtes  de  la  Nouvelle-Zélande,  mon  ami  M.  Allan 
Cunningham  ,  savant  et  infatigable  botaniste  de  Port- 
Jackson  ,  passa  deux  mois  à  parcourir  ces  terres  aus- 
trales ,  et  pénétra  à  de  grandes  distances  à  l'intérieur. 
Sans  doute  cet  habile  naturaliste  publiera  un  jour  le 
résultat  de  ses  observations ,  et  son  travail  laissera 
peu  de  chose  à  désirer  sur  les  richesses  végétales  de 
la  Nouvelle-Zélande. 

FIN    DU    DEUXIÈME    VOLUME    ET    DE    I.'eSSAI    SUR    I.A    NOU VELI.E-ZKI.ANDE. 


NOTICE 


LES  ILES  DU  GRAND-OCÉAN 

£nt  a  ta  Ôorictf  ï>c  <&rogvnph'c  &*  $rt"s ,  ÎMM  sa  scanrr 
ï>u  5  joimicr   1832. 


Comme  je  l'ai  déjà  annoncé  dans  la  relation  du  voyage  de 
l'Astrolabe  « ,  j'avais  réservé  pour  le  dernier  volume  de  cet  ou- 
vrage le  Mémoire  où  je  comptais  présenter  mes  idées  touchant 
les  peuples  qui  habitent  le  Grand-Océan ,  et  la  nomenclature 
suivant  laquelle  je  me  proposais  de  classer  les  nombreuses  îles 
qui  s'y  trouvent  disséminées.  Mais  la  publication  du  Voyage 
de  l'Astrolabe  a  été  déjà  retardée  bien  au-delà  de  ce  que  je 
pouvais  attendre,  et  les  expressions  qu'il  me  faudra  quelque- 
fois employer  dans  le  cours  de  ma  narration  m'ont  paru  être  de 
nature  à  donner  lieu  à  une  explication  préliminaire  pour  être 

i  Cet  ouvrage  est  à  sa  trente-troisième  livraison  pour  la  partie,  historique 
et  à  sa  sixième  pour  la  partie  zoologiquc.  Trois  volumes  de  ma  relation  ont 
vu  le  jour;  la  Zoologie,  ainsi  que  la  Botanique,  sont  à  leurs  premières 
parties. 

Je  dois  déclarer  que,  depuis  que  j'ai  pris  la  haute  surveillance  de  celte 
entreprise,  elle  marche  avec  une  activité  peu  commune  et  des  soins  qui  mé- 
riteront,  je  l'espère,  les  suffrages  du  public. 

4i' 


012  VOYAGE 

bien  comprises  du  lecteur.  A  cette  considération,  déjà  assez 
puissante  pour  me  déterminer,  vient  s'en  joindre  une  autre 
non  moins  importante.  Dans  votre  dernière  séance  vous  avez 
entendu  avec  intérêt  la  lecture  d'un  Mémoire  dans  lequel  M.  de 
Rienzi  vous  a  développé  ses  opinions  sur  le  même  sujet  ;  dès- 
lors  j'ai  cru  devoir  rompre  le  silence  que  je  me  proposais  de 
garder,  et  vous  exposer  à  mon  tour  le  résultat  de  mes  médita- 
tions. On  voudra  bien  remarquer  que  je  ne  prétends  imposer 
mes  idées  à  personne;  elles  sont  le  fruit  de  dix  années  d'études, 
de  recherches  et  d'observations ,  dont  la  plupart  ont  été  faites 
sur  les  lieux  mêmes  :  toutefois ,  je  conviens  qu'elles  ne  consti- 
tuent encore  qu'un  système.  L'expérience ,  et  surtout  les  fails 
recueillis  par  les  voyageurs  qui  me  suivront ,  décideront  s'il 
mérite  d'être  préféré  aux  autres. 

D'abord ,  à  l'exemple  du  célèbre  Malle-Brun  ,  et  sans  autre 
modification  qu'un  léger  changement  déjà  adopté  par  M.  Brué 
dans  la  terminaison  du  mot,  nous  désignerons  par  Océnnie 
l'ensemble  des  îles,  grandes  ou  petites,  éparses  sur  la  surface 
du  Grand-Océan,  nommé  par  diflférens  navigateurs  Océan  Pa- 
cifique. 

A  l'ouest,  les  limites  de  l'Océanie  seront  le  détroit  de  Ma- 
lacca ,  la  mer  de  la  Chine ,  les  côtes  orientales  de  Formose , 
des  îles  Liou-Kiou  et  du  Japon;  au  nord,  elle  sera  terminée 
par  le  quarantième  degré  de  latitude  septentrionale;  à  l'est 
par  les  côtes  de  l'Amérique  ,  et  au  sud  par  le  cinquante-cin- 
quième degré  de  latitude  méridionale.  Il  est  évident  que  ces 
trois  dernières  limites  sont  purement  systématiques,  attendu 
qu'on  ne  trouve  plus  d'habitans  dans  toute  cette  surface,  au- 
delà  du  vingt-troisième  degré  de  latitude  nord,  du  cent  dixième 
degré  de  longitude  ouest,  et  enfin  du  quarante-septième  degré 
de  latitude  sud. 

Parmi  les  nombreuses  variétés  de  l'espèce  humaine  qui  oc- 
cupent les  diverses  îles  de  l'Océanie,  tous  les  voyageurs,  sans 
exception  }  en  ont  signalé  deux  très-différentes  l'une  de  l'autre, 
et  les  traits  aussi  nombreux  qu'essentiels  qui  les  caractérisent, 


DE  L' ASTROLABE.  613 

tant  au  moral  qu'au  physique,  exigent  sans  doute  qu'on  les 
regarde  comme  appartenant  à  deux  races  distinctes. 

L'une  de  ces  races  offre  des  hommes  d'une  taille  moyenne, 
au  teint  d'un  jaune  olivâtre  plus  ou  moins  clair,  aux  cheveux 
lisses,  le  plus  souvent  bruns  ou  noirs,  présentant  des  formes 
assez  régulières,  des  membres  bien  proportionnés;  on  les 
trouve  habituellement  réunis  en  corps  de  nation  et  quelquefois 
en  monarchies  considérables.  Du  reste,  cette  race  offre  pres- 
que autant  de  nuances  diverses  que  la  race  blanche  qui  habite 
l'Europe  ,  race  nommée  caucasique  par  Duméril,  et  japëtiquc 
par  Bory  de  Saint-Vincent. 

L'autre  race  se  compose  d'hommes  d'un  teint  très- rembruni, 
souvent  couleur  de  suie,  quelquefois  presque  aussi  noir  que 
celui  des  Ca  fifres ,  aux  cheveux  frisés,  crépus,  floconneux, 
mais  rarement  laineux,  avec  des  traits  désagréables,  des  for- 
mes peu  régulières,  et  les  extrémités  souvent  grêles  et  diffor- 
mes. Ces  hommes  vivent  en  tribus  ou  peuplades  plus  ou  moins 
nombreuses,  mais  presque  jamais  ils  ne  forment  un  corps  de 
nation,  et  leurs  institutions  n'atteignent  jamais  le  degré  de 
perfectionnement  que  l'on  remarque  quelquefois  parmi  les 
hommes  de  la  race  cuivrée.  Toutefois,  les  noirs  de  l'Océanie 
offrent  dans  leur  couleur,  leurs  formes  et  leurs  traits,  tout  au- 
tant de  variétés  que  l'on  peut  en  observer  parmi  les  nom- 
breuses nations  qui  habitent  le  continent  africain  ,  et  consti- 
tuent la  race  éthiopienne  de  la  plupart  des  auteurs. 

Bien  que  ce  ne  soit  pas  ici  le  lieu  de  présenter  dans  son 
entier  le  système  que  nous  nous  sommes  créé  sur  la  ma- 
nière dont  l'Océanie  a  dû  se  peupler,  ni  de  l'appuyer  par  des 
raisonnemens  plus  ou  moins  plausibles,  nous  devons  cepen- 
dant déclarer  que  nous  considérons  la  race  noire  comme  celle 
des  véritables  indigènes,  au  moins  de  ceux  qui  ont  occupé 
les  premiers  le  sol  de  l'Océanie.  Les  hommes  d'un  teint  plus 
clair  appartiennent  à  une  race  de  conquérans  qui ,  provenant 
de  l'ouest,  se  répandit  peu  à  peu  sur  les  îles  de  l'Océanie,  et 
v  fonda  successivement  des  colonies  plus  ou  moins  considéra- 


614  VOYAGE 

blés.  Souvent  elle  expulsa  ou  détruisit  complètement  les  pre- 
miers possesseurs  du  sol  ;  d'autres  fois  les  deux  races  vécurent 
ensemble  en  bonne  intelligence,  et  leurs  postérités  se  confon- 
dirent par  des  unions  multipliées.  Enfin  il  put  arriver  que  les 
étrangers  trouvèrent  la  place  encore  vacante.  De  là  cette 
foule  de  nuances  diverses  qui  caractérisent  les  babitans  de  cha- 
que archipel,  sans  compter  celles  qui  ont  eu  pour  causes  les 
climats,  les  habitudes,  le  régime  alimentaire,  en  un  mot 
toutes  les  circonstances  dues  aux  diverses  localités. 

Toutefois,  parmi  les  hommes  de  la  première  race,  on  re- 
marque tout  de  suite  deux  divisions  bien  prononcées.  En  effet, 
toutes  les  peuplades,  sans  exception,  qui  occupent  les  îles  les 
plus  orientales  de  l'Océan  Pacifique ,  depuis  les  îles  Hawaii 
jusqu'aux  îles  de  la  Nouvelle-Zélande  d'une  part,  et  de  l'autre 
depuis  les  îles  Tonga  et  Hamoa  jusqu'à  l'île  de  Pâque ,  sem- 
blent sortir  d'une  même  origine,   et  ne  former  qu'une  seule 
grande  famille  dont  les  membres  se  trouvent  dispersés  à  des 
distances  immenses  les  uns  des  autres.  Le  teint,  les  traits  de 
la  physionomie  et  les  formes,  ont  toujours  des  rapports  plus 
ou  moins  intimes  :  la  langue  est  partout  exactement  la  même. 
Tous  ces  peuples  sont  esclaves  de  la  superstition  du  tapou , 
presque  tous  sont  adonnés  à  l'usage  du  kava,  et  celui  de  l'arc 
et  des  flèches  leur  est  inconnu.  Enfin  ils  ont  tous  des  disposi- 
tions plus  ou  moins  prononcées  pour  les  arts  de  la  civilisa- 
tion ;   même  avant  l'arrivée  des  Européens,  plusieurs  d'entre 
eux  étaient  réunis  en  gouvernemens  réguliers;   on  trouvait 
chez  eux  des  dynasties  affermies  sur  le  trône,  des  castes  avec 
leurs  privilèges  respectifs;  une  religion  avec  ses  rites,  ses  prê- 
tres et  ses  sacrifices;  des  lois,  des  us  et  des  coutumes  scrupuleu- 
sement observés  ,  enfin  une  étiquette  qui,  pour  la  rigueur  et 
les  détails ,  ne  le  cédait  en  rien  à  celle  des  nations  les  plus  ci- 
vilisées de  l'Europe  ou  de  l'Asie. 

La  seconde  division  de  la  race  cuivrée  a  rapport  aux  hom- 
mes répandus  sur  cette  immense  chaîne  de  petites  îles  qui  ont 
reçu  des  navigateurs  les  noms  de   Groupe  de  King'smill ,  îles 


DE  L'ASTROLABE.  615 

Gilbert ,  Marshall  ,  Carolines  ,  Mariannes  ,  jusqu'aux  îles 
Pelew  inclusivement.  Ces  insulaires  diffèrent  principalement 
des  Océaniens  de  l'Orient  par  une  couleur  un  peu  plus  fon- 
cée, par  un  visage  plus  effilé,  des  yeux  moins  fendus  et  des 
formes  plus  sveltes.  Ils  paraissent  aussi  étrangers  au  tapou.  La 
langue  varie  d'un  archipel  à  l'autre,  et  diffère  complètement  de 
celle  qui  est  commune  aux  nations  de  l'autre  division.  Les  seuls 
traits  de  conformité  entre  les  deux  divisions  sont  la  distribu- 
tion de  la  société  en  castes,  l'absence  de  l'arc  et  des  flèches 
pour  armes  offensives,  et  l'usage  du  kava  sur  quelques  îles; 
mais  dans  celles  de  l'Occident  le  kava  est  remplacé  par  le 
bétel  et  l'arek. 

Cela  posé  ,  nous  allons  passer  aux  divisions  que  nous  avons 
adoptées  pour  l'Océanie.  Ces  divisions  principales  et  fonda- 
mentales sont  au  nombre  de  quatre. 

La  première  sera  l'Océanie  orientale,  à  laquelle  nous  con- 
serverons le  nom  de  Polynésie ,  déjà  adopté  par  divers  géo- 
graphes; mais  nous  en  limiterons  l'acception  aux  peuples  qui 
reconnaissent  le  tapou,  parlent  la  même  langue  et  forment  la 
première  division  de  la  race  cuivrée  ou  basanée. 

La  seconde  division  composera  l'Océanie  boréale,  et  com- 
prendra toute  la  seconde  division  de  la  race  cuivrée.  Comme 
elle  n'est  composée  que  d'îles  très-petites,  dont  les  plus  impor- 
tantes sont  Gouaham  dans  les  Mariannes  ,  et  Baubelthouap 
dans  les  îles  Pelew,  nous  lui  imposerons  le  nom  de  Micronc- 
sie ,  qui  ne  diffère  que  par  la  terminaison  de  celui  qu'a  pro- 
posé M.  de  Rienzi. 

La  troisième  division  présentera  l'Océanie  occidentale,  et 
renfermera  toutes  les  îles  communément  connues  sous  le  nom 
d'îles  des  Indes-Orientales.  De  fortes  présomptions  autorisent 
à  croire  que  de  ces  îles  sortirent  primitivement  les  hardis 
navigateurs  qui  prirent  possession  des  deux  premières  divisions 
de  l'Océanie.  Nous  lui  laisserons  le  nom  de  Malaisic ,  déjà  em- 
ployé par  quelques  auteurs,  et  dont  nous  pensons  que  l'initia- 
tive est  due  à  M.  Lesson. 


616  VOYAGE 

Enfin  la  quatrième  division  sera  l'Océanie  australe,  formée 
par  la  grande  île  de  la  Nouvelle-Hollande  et  toutes  les  terres 
qui  l'environnent,  jusqu'aux  limites  de  la  Micronésie  et  de  la 
Polynésie.  Comme  elle  est  la  patrie  de  la  race  noire  océa- 
nienne ,  elle  recevra  le  nom  de  Mèlanésie.  Déjà  M.  Bory 
de  Saint-Vincent  avait  proposé  de  désigner  une  variété  des 
noirs  de  l'Océanie  par  le  nom  de  Mélaniens ,  et  nous  avons 
conservé  volontiers  cette  désignation  en  lui  donnant  une  ac- 
ception beaucoup  plus  étendue.  Les  Mélaniens  ou  Mélanésiens 
occupent,  sans  contredit,  la  partie  la  plus  considérable  des 
terres  océaniennes,  mais  la  population  de  ces  grandes  îles  est 
loin  d'être  en  rapport  avec  leurs  vastes  dimensions. 

Nous  allons  actuellement  revenir  sur  chacune  des  divisions 
de  l'Océanie,  tracer  leurs  limites  respectives,  et  faire  con- 
naître leurs  subdivisions  en  indiquant  rapidement  les  traits 
caractéristiques  des  peuplades  qui  les  composent. 

Une  ligne  inclinée,  par  rapport  à  la  méridienne,  partant 
de  l'extrémité  N.  O.  des  îles  Hawaii ,  passant  entre  les  îles  Viti 
et  les  îles  Tonga ,  et  se  prolongeant  dans  l'ouest  de  la  partie  la 
plus  australe  de  la  Nouvelle-Zélande ,  sera  la  limite  occiden- 
tale de  la  Polynésie;  et  toutes  les  îles  situées  à  l'est,  jusqu'à 
l'île  de  Pâque  inclusivement,  feront  partie  de  cette  grande 
division. 

Ainsi  la  Polynésie  comprendra  l'archipel  de  Hawaii  ou  des 
îles  Sandwich  ;  celui  de  Nouka-Hiva ,  ou  des  Marquises  ;  les 
îles Pomotou, ou  l'archipel  Dangereux;  celui  deTaïti,  ou  de  la 
Société  ;  celui  de  Hamoa,  ou  des  Navigateurs  ;  celui  de  Tonga, 
ou  des  Amis;  enfin  les  grandes  îles  de  la  Nouvelle-Zélande. 
En  outre,  on  devra  y  joindre  une  foule  d'îles  semées  en 
dehors  de  ces  archipels ,  comme  les  îles  habitées  de  Fanning, 
Roggewein,Mangia,  Savage,  Rotouma,  Niouha,  Waï-Hou  ou 
Pâque,  Chatam  ,  etc.,  et  plusieurs  îles  désertes  comme  Pal- 
myras,  Christmas,  Pylstart ,  Sunday,  Macauley,  Curtis ,  et  les 
îlots  situés  au  sud  de  la  Nouvelle-Zélande.  Comme  nous  l'a- 
vons déjà   dit,   toutes  ces  îles  sont  habitées  par  des  hommes 


DE  L'ASTROLABE.  617 

dont  l'origine  est  évidemment  commune ,  attendu  qu'ils  ont 
entre  eux  les  plus  grands  rapports,  tant  au  physique  qu'au 
moral,  que  leur  langue  est  la  même,  et  qu'ils  sont  tous  assu- 
jettis aux  réglemens  mystérieux  et  inviolables  du  tapou. 

Il  est  certain  que  les  peuples  de  Hawaii,  de  Taïti  et  de 
Tonga  étaient  ceux  qui  avaient  fait  le  plus  de  progrès  vers  la 
civilisation  ;  des  monarchies  régulièrement  constituées,  et  qui 
paraissaient  avoir  un  certain  degré  d'ancienneté  ,  des  castes  sé- 
parées les  unes  des  autres  par  des  privilèges  distincts  ,  des  cou- 
tumes invariables  et  des  cérémonies  religieuses  célébrées  avec 
appareil,  sans  que  leur  principe  en  soit  bien  connu,  attes- 
taient que  ces  hommes  avaient  depuis  long-temps  quitté  l'état 
de  nature  pour  former  des  sociétés  étendues.  D'ailleurs  les  ré- 
cits des  anciens  voyageurs ,  tels  que  Mendana,  Schouten  et 
Tasman,  sont  là  pour  démontrer  que  leurs  coutumes,  leur  in- 
dustrie, leurs  rapports  sociaux  et  leur  langue  n'ont  point  varié 
depuis  deux  siècles  et  même  davantage. 

Les  Nouveaux-Zélandais,  au  contraire,  placés  sur  une  terre 
bien  plus  étendue  ,  et  doués  par  la  nature  d'un  tempérament 
plus  robuste,  d'un  caractère  plus  énergique  et  d'une  plus 
grande  aptitude  pour  les  arts  et  les  métiers  de  la  civilisation  , 
étaient  restés  plus  voisins  de  leur  état  primitif.  Réunis  seule- 
ment en  peuplades  peu  considérables,  ils  n'accordaient  à  leurs 
chefs  qu'une  autorité  incertaine  et  souvent  précaire  ;  chez  eux 
tous  les  arts  étaient  encore  dans  l'enfance,  et  la  guerre  seule 
occupait  presque  exclusivement  tous  les  instans  de  leur  exis- 
tence. L'àpreté  du  climat,  la  pénurie  de  ressources  alimen- 
taires dans  le  règne  végétal,  l'étendue  même  de  leur  sol  ont 
dû  contribuer  à  retarder  les  progès  des  Nouveaux-Zélandais 
vers  la  civilisation  ;  mais  tout  donne  lieu  de  penser  qu'aussi- 
tôt qu'ils  s'en  occuperont  sérieusement  ils  prendront  un  essor 
plus  rapide  que  tous  les  autres  peuples  de  la  Polynésie.  Ainsi 
l'on  a  vu  les  habitans  de  l'Europe  septentrionale  ,  comme  les 
Fiançais,  les  Anglais  et  les  Allemands,  à  peu  près  sauvages  il 
y  a  vingt  siècles  ,  sortir  promptement  de  leur  état  de  barbarie  , 


618  VOYAGE 

égaler  et  dépasser  enfin  les  nations  du  Midi,  qui  les  avaient 
si  long-temps  traités  avec  dédain  à  cause  de  leur  ignorance. 

L'élat  politique  des  insulaires  d'Hamoa  ,  aux  formes  athléti- 
ques ,  est  presque  inconnu  ,  mais  la  relation  de  Lapérouse 
donne  lieu  de  présumer  qu'il  se  rapproche  beaucoup  de  celui 
de  Tonga.  La  forme  du  gouvernement  aux  îles  Marquises  a  de 
grands  rapports  avec  celui  des  îles  de  la  Société,  mais  il  est 
plus  simple  et  plus  patriarcal.  D'autres  îles  de  la  Polynésie, 
comme  Mangia,  Waï-Toutaki ,  Waï-Teroa,  Oparo ,  sont  à 
peu  près  dans  le  même  cas.  Enfin  les  habitans  des  îles  Basses, 
ou  Pomotou,  situées  dans  l'est  de  Taïti,  dénués  d'institutions 
et  dispersés  en  petites  peuplades  ,  vivent  dans  un  état  peu  dif- 
férent de  celui  qui  est  propre  aux  tribus  Mélanésiennes,  et  of- 
frent peut-être  la  transition  entre  les  deux  races. 

La  Micronésie  embrasse  le  groupe  de  King'smill ,  les  îles 
Gilbert,  les  îles  Marshall,  ou  îles  Radak  et  Ralick,  les  Ca- 
rolines  ,  les  Mariannes  ,  les  îles  Pelew,  et  en  outre  les  îles  inha- 
bitées comprises  entre  le  Japon  et  l'archipel  d'Hawaii,  la 
plupart  réunies  sous  les  noms  d'archipel  d'Anson  et  d'archipel 
de  Magellan  sur  la  carte  de  M.  Brué.  Cette  longue  chaîne  de 
petites  îles  n'offre  point  une  population  homogène  comme 
celle  qui  habite  les  terres  de  la  Polynésie;  le  langage,  les 
coutumes  et  la  forme  du  gouvernement  varient  d'un  archipel 
à  l'autre,  et  le  tapou ,  ce  caractère  moral,  essentiel  à  la  fa- 
mille polynésienne,  paraît  être  inconnu  des  Micronésiens, 
au  moins  sa  puissance  n'est  pas  la  même.  Toutefois ,  une  res- 
semblance générale  dans  le  teint,  leurs  cheveux  noirs,  leur 
physionomie  plutôt  effilée  qu'arrondie,  leurs  formes  souples  et 
flexibles,  et  la  douceur  habituelle  de  leurs  mœurs  et  de  leur 
caractère  semblent  leur  assigner  une  origine  commune.  Sui- 
vant nos  conjectures,  ce  serait  aux  habitans  des  Philippines 
que  les  Micronésiens  pourraient  se  rapporter,  et  leur  première 
patrie  dut  être  dans  les  îles  de  Luçon  ou  de  Mindanao.  Si  l'on 
en  excepte  les  îles  Pelew,  celles  des  Mariannes  et  l'île  Ua- 
lan ,  les  mœurs ,  les  coutumes  et  les  idées  religieuses  des  Mi- 


DE  L'ASTROLABE.  619 

cronésiens  sont  encore  peu  connues,  et  l'on  doits'en  rapporter 
aux  récits  incomplets  des  premiers  missionnaires  espagnols , 
ou  bien  aux  souvenirs  du  vieux  Torrès  de  Gouaham,  successi- 
vement recueillis  par  MM.  Chamisso  et  Freycinet. 

La  Malaisie  offrira  toutes  les  îles  que  M.  Brué  a  désignées 
dans  sa  carte  sous  le  titre  d'îles  des  Indes-Orientales,  savoir  : 
les  îles  de  la  Sonde,  les  Moluques  et  les  Philippines.  Ces  terres 
sont  connues  depuis  long-temps  des  Européens,  et  divers  au- 
teurs ont  écrit  sur  les  coutumes  de  leurs  habitans.  La  langue 

o 

tagale  est  celle  de  Luçon  ;  la  langue  hisaic  est  celle  de  Minda- 
nao  ,  et  l'on  suppose  généralement  que  la  langue  malaise  est 
celle  des  îles  de  la  Sonde  et  des  Moluques.  Il  paraît  néanmoins 
que  le  malais  était  commun  seulement  aux  peuples  des  rivages 
de  la  mer,  car  dans  l'intérieur  des  grandes  îles,  comme  Bor- 
néo ,  Célèbcs  et  Guilolo ,  on  parle  d'autres  langues,  ou  du 
moins  des  dialectes  tout  différens  du  malais  vulgaire.  Déjà 
l'on  savait  que  le  javan  différait  essentiellement  de  cette 
langue. 

Les  Malais  ont  un  teint  jaunâtre  plus  ou  moins  foncé,  une 
taille  moyenne,  peu  d'embonpoint,  le  corps  souple  et  agile, 
les  yeux  un  peu  bridés,  les  pommettes  saillantes,  les  cheveux 
plats  et  lisses  ,  et  très-peu  de  barbe  et  de  poil.  Ils  sont  adonnés 
à  l'usage  du  bétel  et  de  l'opium  ;  le  riz  est  leur  nourriture  ha- 
bituelle. L'islamisme  a  pénétré  chez  eux,  mais  dans  les  terres  les 
plus  orientales  de  cette  division,  il  s'est  mêlé  et  confondu  dans 
l'esprit  des  naturels  avec  leurs  superstitions  primitives,  et  les 
habitans  éloignés  des  côtes  à  Ceram  ,  Célèbes  et  Bornéo  ,  sui- 
vent encore  aujourd'hui  leurs  croyances  particulières. 

La  Malaisie  se  divisera  naturellement  en  deux  parties; 
l'une  sera  composée  des  îles  de  la  Sonde  et  des  Moluques  où 
règne  la  langue  malaise,  et  l'autre  réunira  les  Philippines  où 
les  langues  tagale  et  bisaïe  sont  en  usage. 

La  Mélanésie  est  séparée  de  la  Malaisie  par  une  ligne  qui 
passerait  à  l'ouest  de  l'île  Waigiou,  de  la  pointe  occidentale  de- 
là Nouvelle-Guinée  et  à  l'est  des  îles  Arrou  ;  de  la  Mieronésic 


fi  20  VOYAGE 

par  une  ligne  légèrement  oblique  à  la  direction  de  l'équateur 
en  fléchissant  vers  le  sud  dans  l'est,  enfin  de  la  Polynésie  par 
une  ligne  flexueuse  qui ,  partant  de  la  partie  orientale  de 
Santa-Cruz,  s'avancerait  jusqu'à  l'est  des  îles  Viti  et  se  diri- 
gerait ensuite  au  sud-ouest  entre  la  Nouvelle-Hollande  et  la 
Nouvelle-Zélande. 

L'île  de  Van-Diémen  ou  Tasmanie  sera  l'extrémité  méri- 
dionale de  la  Mélanésie  ;  l'île  immense  de  la  Nouvelle-Hol  - 
lande,  qu'à  l'exemple  des  Anglais  nous  appellerons  le  plus  sou- 
vent Australie,  en  est  la  partie  la  plus  importante,  puisqu'à 
elle  seule  elle  pourrait  constituer  un  continent.  La  Nouvelle- 
Guinée  et  les  îles  qui  s'y  rattachent  en  forment  encore  une 
portion  considérable;  on  doit  enfin  y  comprendre  les  îles  de 
la  Louisiade,  de  la  Nouvelle-Bretagne, de  la  Nouvelle-Irlande, 
l'archipel  de  Salomon  ,  celui  de  Santa-Cruz  ou  Nitendi,  les 
Nouvelles-Hébrides,  les  îles  Loyalty,  la  Nouvelle-Calédonie, 
enfin  l'archipel  Viti. 

Toutes  les  nations  qui  habitent  cette  grande  division  de 
l'Océanie  sont  des  hommes  d'une  couleur  noirâtre  plus  ou 
moins  foncée,  à  cheveux  frisés  ou  crépus,  ou  quelquefois 
presque  laineux,  avec  un  nez  épaté,  une  grande  bouche, 
des  traits  désagréables  et  des  membres  souvent  grêles  et  rare- 
ment bien  conformés.  Les  femmes  sont  encore  plus  hideuses 
que  les  hommes,  surtout  celles  qui  ont  nourri ,  car  leur  gorge 
devient  aussitôt  flasque  et  pendante,  et  elles  perdent  sur-le- 
champ  le  peu  de  fraîcheur  qu'elles  devaient  à  leur  jeunesse. 
Les  idiomes  très-bornés  varient  à  l'infini  et  quelquefois  dans  la 
même  île.  Ces  noirs  sont  presque  toujours  réunis  en  peuplades 
très-faibles  dont  le  chef  jouit  souvent  d'une  autorité  arbitraire , 
et  qu'il  exerce  parfois  d'une  manière  aussi  tyrannique  que  la 
plupart  des  petits  despotes  africains.  Bien  plus  reculés  vers 
l'état  de  barbarie  que  les  Polynésiens  et  les  Micronésiens ,  on 
ne  trouve  chez  eux  ni  forme  de  gouvernement,  ni  lois,  ni  cé- 
rémonies religieuses  régulièrement  établies.  Toutes  leurs  ins- 
titutions paraissent  être  encore  dans  l'enfance  ;    leurs   disposi- 


DE  L'ASTROLABE.  621 

lions  et  leur  intelligence  sont  aussi  généralement  bien  infé- 
rieures à  celles  de  la  race  cuivrée. 

Il  est  vrai  que  plusieurs  de  ces  peuples  sont  encore  très- 
imparfaitement  connus.  Ennemis  naturels  des  blancs  ,  ils  ont 
toujours  montré  une  défiance  opiniâtre  et  une  antipathie  pro- 
noncée contre  les  Européens;  ceux-ci  ont  presque  toujours  eu 
lieu  de  se  repentir  de  leurs  communications  avec  ces  hôtes 
perfides.  Aussi  ni  Cook,  ni  Bougainville,  ni  aucun  des  navi- 
gateurs qui  leur  ont  succédé  n'ont  eu  avec  les  Mélanésiens 
ces  relations  de  bonne  amitié  qu'ils  se  plaisaient  à  entretenir 
et  à  multiplier  avec  les  peuples  plus  hospitaliers  de  la  Po- 
lynésie. 

Jusqu'aujourd'hui  nous  devons  nous  en  tenir  aux  documens 
que  nous  ont  transmis  Mendana  sur  les  îles  Santa-Cruz  et 
Salomon;  Carterct  sur  Santa-Cruz  ;  Cook  sur  Mallicolo  ,  Er- 
romango  et  Tanna;  Labillardière  sur  la  Nouvelle-Calédonie 
et  les  Papous  de  Waigiou  ;  MM.  Frejcinet  et  Dupcrrey  sur 
ces  mêmes  Papous  et  sur  ceux  de  Dorci  ;  M.  Dillon  sur  les 
habitans  de  Viti ,  de  Vanikoro  et  de  Nitendi  ;  enfin  les  navi- 
gateurs de  l'Astrolabe  sur  les  noirs  de  Viti,  Vanikoro,  de  la 
Nouvelle-Irlande  et  de  Dorei.  Les  insulaires  de  l'Australie  et 
de  la  Tasmanie  ont  été  décrits  d'une  manière  assez  exacte, 
et  il  est  résulté  de  ces  descriptions  que  ces  hommes  sont  pro- 
bablement les  êtres  les  plus  bornés,  les  plus  stupides  et  les  plus 
essentiellement  rapprochés  de  la  brute. 

Nous  pensons  que,  parmi  les  nombreuses  variétés  de  la  race 
mélanésienne,  celle  qui  doit  occuper  le  premier  rang  est  celle 
qui  habite  les  îles  Viti.  En  effet  ,  malgré  leur  férocité  et  leur 
penchant  au  cannibalisme,  ces  naturels  ont  des  lois,  des  arts, 
et  forment  quelquefois  un  corps  de  nation.  On  trouve  parmi 
eux  de  très-beaux  hommes  ;  leur  langue  est  plus  riche,  plus 
sonore  et  plus  régulière  que  dans  les  îles  de  l'Ouest ,  et  leur 
habileté  dans  la  navigation  ne  le  cède  pas  à  celle  des  hommes 
de  l'autre  race.  Dans  ce  nombre,  nous  avons  trouvé  des  indi- 
\idus  doués  d'une  dose  d'intelligence  et  de  jugement  fort  re- 


622  VOYAGE 

marquable  pour  des  sauvages.  Mais  il  est  évident  qu'ils  de- 
vaient ces  avantages  à  leur  voisinage  du  peuple  Tonga  ,  et  aux 
fréquentes  communications  qu'ils  avaient  eues  avec  la  race 
polynésienne. 

On  doit  en  dire  autant  des  peuples  de  Nitendi  ,  des  îles 
Hébrides  et  des  îles  Salomon ,  qui  ont  eu  aussi  des  rapports 
plus  ou  moins  intimes  et  fréquens  avec  les  Polynésiens,  car 
on  voit  ces  derniers  s'étendre  jusque  sur  les  îles  Rotouma  , 
Anouda ,  Tikopia  ,  et  même  Taumako ,  situées  tout  près  des 
îles  occupées  par  les  Mélanésiens.  A  Vanikoro,  nous  avons  pu 
nous-mêmes  nous  convaincre  des  relations  fréquentes  qui 
existaient  entre  les  deux  races,  comme  des  unions  plus  intimes 
qui  en  étaient  souvent  les  suites.  De  là  ces  nombreuses  nuan- 
ces observées  par  divers  navigateurs  dans  toutes  ces  îles  ,  et 
qu'ils  ont  réunies  ordinairement  sous  les  trois  désignations  de 
nègres,  mulâtres  et  blancs.  Les  premiers  étaient  les  Mélané- 
siens, les  derniers  des  Polynésiens,  et  les  mulâtres  des  Hybrides, 
issus  du  croisement  des  deux  races  noire  et  cuivrée.  Ce  mé- 
lange a  été  observé  sur  la  Nouvelle  -Irlande  et  les  îles  voisi- 
nes; il  est  probable  qu'il  existe  encore  plus  loin  vers  l'occi- 
dent sur  les  côtes  de  la  Nouvelle-Guinée. 

Il  est  bon  de  remarquer  que  les  Mélanésiens  paraissent  être 
d'autant  plus  bornés  dans  leurs  institutions  qu'ils  ont  eu 
moins  de  communications  avec  les  Polynésiens.  Ainsi  les  ha- 
bitans  de  la  Nouvelle-Irlande ,  de  la  Nouvelle-Bretagne,  de  la 
Louisiade  et  des  côtes  méridionales  de  la  Nouvelle-Guinée , 
sont  bien  inférieurs  aux  peuplades  qui  habitent  les  îles  situées 
plus  à  l'est.  Cependant  tous  les  Mélanésiens  (les  Australiens  et 
les  Calédoniens  exceptés  )  connaissaient  l'usage  de  l'arc  et  des 
flèches  ;  plusieurs  savaient  même  fabriquer  des  vases  en  terre. 
Ils  devaient  probablement  ces  notions  à  leurs  voisins. de  l'oc- 
cident. 

Enfin  ceux  qui  occupent  le  dernier  degré  de  cette  race  sont 
évidemment  les  habitans  de  l'Australie  et  de  la  Tasmanie. 
Etres  chétifs  et  misérables  ,  réunis  en  faibles  tribus ,  étrange- 


DE  L'ASTROLABE.  623 

ment  disgraciés  par  la  nature,  et  réduits  par  la  pauvreté  de 
leur  sol  comme  par  leur  indolence  et  leur  stupidité  à  une 
existence  très-précaire  ,  ils  parlent  des  langues  extrêmement 
bornées  qui  varient  presque  de  tribu  à  tribu  ,  et  n'offrent  d'a- 
nalogie avec  aucune  de  celles  dont  les  règles  sont  mieux  éta- 
blies. Toute  leur  industrie  se  réduit  à  fabriquer  des  filets,  des 
lances,  de  misérables  pirogues  d'écorce  ,  et  des  manteaux  en 
peaux  à' opossum  ou  de  kangnrou.  Quelques-uns  savent  cons- 
truire des  huttes  en  écorecs  d'arbres  assez  bien  closes,  d'autres 
de  simples  abris  avec  des  branches  couvertes  de  broussailles  ; 
mais  il  en  est  qui  ,  toujours  errans  et  vivant  en  plein  air,  se 
contentent  ,  durant  leur  sommeil,  d'abriter  leurs  épaules  sous 
un  morceau  d'écorce  arraché  à  l'arbre  voisin.  Ces  hommes 
n'ont  d'autres  traces  d'idées  religieuses  que  des  notions  vagues 
touchant  l'existence  de  malins  génies  toujours  disposés  à  les 
tourmenter,  et  le  sentiment  confus  d'une  vie  nouvelle  qui  les 
attend  après  leur  mort. 

Nous  devons  faire  observer  qu'un  grand  nombre  d'Austra- 
liens sembleraient  se  rapprocher  des  Polynésiens  par  leur  cou- 
leur simplement  basanée,  mais  l'examen  le  plus  léger  de  leurs 
traits  et  de  leur  conformation  suffit  pour  les  replacer  dans  la 
race  noire  à  laquelle  ils  appartiennent.  Ces  Australiens  sont 
au  reste  des  Mélanésiens  ce  que  les  Hottentots  sont  à  la 
race  éthiopienne.  On  doit  même  convenir  qu'il  existe  de 
grands  rapports  entre  les  Hottentots  et  les  Australiens. 

Quelque  dégradée,  quelque  misérable  que  nous  paraisse 
l'espèce  humaine  considérée  dans  cet  état,  nous  pensons  que 
c'est  là  l'état  primitif  et  naturel  de  la  race  mélanésienne  ,  sauf 
les  difformités  physiques  qui  résultent  des  privations  alimen- 
taires sur  un  sol  aussi  ingrat  que  celui  de  l'Australie.  Le  sort  de 
ces  êtres  s'est  un  peu  amélioré  sur  les  cotes  plus  fertiles  de  la 
Nouvelle-Guinée  et  des  îles  voisines,  leur  extérieur  est  moins 
hideux,  et  leur  intelligence  s'est  un  peu  développée.  Cependant 
ce  n'est  qu'en  arrivant  sur  les  îles  où  les  Mélanésiens  ont  pu 
avoir  des  communications  avec  les  Polynésiens  qu'on  voit  leur 


R24  VOYAGE 

race  quitter  peu  à  peu  son  type  primitif  et  recevoir  une  foule 
de  nuances  diverses.  Il  paraît  qu'à  la  Nouvelle-Calédonie  où  la 
nature  du  sol  se  rapproche  de  celle  de  l'Australie  ,  malgré  la 
proximité  de  cette  terre  avec  celles  de  Tanna  et  d'Erromango, 
le  caractère  mélanésien  a  subi  des  modifications  peu  sensibles. 
Aussi  Labillardière  avait  naturellement  rapproché  les  Nou- 
veaux-Calédoniens des  Tasmanicns 

Nous  devons  ajouter  qu'à  notre  avis  la  race  mélanésienne 
dut  occuper  dans  le  principe  la  plupart  des  îles  de  l'Océanie. 
On  observe  encore  aujourd'hui  à  Taïti,  dans  les  basses  classes, 
des  individus  qui  ,  pour  la  couleur,  les  formes  et  les  traits  du 
visage  ,  se  rapprochent  beaucoup  du  type  mélanésien.  Cook 
trouva  même  à  Taïti  une  tradition  qui  constatait  qu'une  tribu 
entière  de  noirs  très-féroces  vivait  encore  dans  les  montagnes 
de  l'île,  peu  de  temps  avant  son  arrivée.  C'était  probablement 
les  tristes  débris  des  primitifs  possesseurs  du  sol,  et  les  hommes 
du  peuple  dont  nous  venons  de  parler  sont  des  métis  issus  du 
mélange  des  vaincus  avec  la  race  des  conquérans. 

Les  habitans  de  plusieurs  des  îles  Pomotou  ne  paraissent  être 
qu'une  race  mixte  due  à  un  semblable  mélange. 

A  la  Nouvelle-Zélande ,  il  existe  une  quantité  d'insulaires 
dont  les  traits,  la  couleur  et  la  stature  se  rapportent  parfaite- 
ment au  caractère  des  Mélanésiens  de  la  Nouvelle-Calédonie 
et  des  Nouvelles-Hébrides. 

Dans  la  Micronésie,  on  retrouve  également  des  traces  de 
cette  fusion  des  deux  races,  surtout  dans  les  îles  les  plus  orien- 
tales, dont  les  habitans  paraissent  quelquefois  appartenir  pres- 
que autant  à  l'une  des  races  qu'à  l'autre. 

A  Ualan,  comme  à  Taïti,  les  hommes  des  dernières  castes, 
savoir  les  neas  et  les pennmaï ,  étaient  bien  inférieurs  à  ceux 
des  hautes  classes,  et  quelques  individus  se  rapprochaient  du 
type  mélanésien. 

Dès  la  découverte  des  Carolines  ,  le  père  Cantova  raconte 
qu'on  trouvait  à  Hogoleu  et  à  Ioulai  quelques  noirs  et  beau- 
coup de  muhUres. 


DE  L'ASTROLABE.  G25 

Le  capitaine  Lutke,  de  la  marine  russe,  vient  de  trouver,  au 
milieu  même  des  Carolines,  une  île  haute  ,  l'île  Pounipet,  en- 
tièrement habitée  par  des  hommes  noirs. 

Enfin  il  est  aujourd'hui  presque  avéré  que  les  Alfourous  de 
Timor,  de  Céram  et  Bourou  ,  les  Negritos  del  monte  ou  Actas 
de  Mindanao,  les  Indios  des  Philippines,  les  Ygolotcs  de  Luçon, 
les  Negrillos  de  Bornéo,  les  noirs  de  Formose,  des  Andamans, 
de  Sumatra,  de  Malacca  et  ceux  de  la  Cochinchine  ,  nommés 
Moys  ou  Kemoys,  appartiennent  à  celte  même  race  primitive  de 
Mélanésiens  qui  durent  être  les  premiers  occupans  de  l'Océanie. 
Ils  y  vécurent  en  petites  tribus  et  dans  un  état  très-voisin  de 
celui  de  nature,  jusqu'à  l'époque  où  ces  îles  furent  envahies 
par  de  nouveaux  peuples  également  arrivés  de  l'occident  ,  et 
appartenant  à  la  race  jaune  ou  cuivrée.  La  première  irruption, 
qui  fut  sans  doute  considérable  ,  donna  lieu  aux  colonies  po- 
lynésiennes sur  toute  l'étendue  des  îles  les  plus  reculées  vers 
l'est.  Des  migrations  postérieures  et  probablement  partielles 
peuplèrent  successivement  les  îles  de  la  Micronésie. 

Nous  n'hésitons  pas  à  croire  que  les  Polynésiens  sont  arri- 
vés de  l'occident  et  même  de  l'Asie  ;  mais  nous  ne  croyons  point 
qu'ils  soient  des  descendans  des  Hindous  actuels.  Ils  ont  eu 
probablement  une  origine  commune  avec  eux  ,  mais  les  deux 
nations  étaient  déjà  séparées  depuis  long-temps  ,  quand  une 
d'elles  alla  peupler  l'Océanie. 

Il  en  est  de  même  des  conséquences  que  divers  voyageurs 
ont  tirées  des  rapports  observés  entre  les  Polynésiens  et  les 
Malais.  Sans  aucun  doute  ces  deux  nations  ont  eu  jadis  des 
relations  ensemble,  de  longues  recherches  nous  ont  fait  dé- 
couvrir environ  soixante  mots  qui  sont  évidemment  communs 
entre  les  deux  langues ,  et  c'en  est  assez  pour  attester  d'ancien- 
nes communications.  Mais  il  y  a  trop  de  différence  dans  les 
rapports  physiques  pour  qu'on  puisse  supposer  que  les  Poly- 
nésiens ne  soient  qu'une  colonie  malaise. 

Les  hommes  qui  m'ont  paru  avoir  le  plus  de  rapports  avec 
la  race  polynésienne  ont  été,  dans  la  Malaisie,  les  habitans  de 
TOME   ii.  4^ 


626  VOYAGE 

l'intérieur  de  Célèbes,  nommés  Alfouroxis.  Ce  dernier  mot 
avait  à  l'instant  réveillé  dans  mon  imagination  l'idée  d'hom- 
mes au  teint  noir,  aux  cheveux  crépus,  au  nez  épaté,  en  un 
mot  de  véritables  Mélanésiens.  Qu'on  juge  donc  de  mon  éton- 
nement,  en  voyant  des  individus  dont  le  teint,  les  formes  et 
les  traits  de  la  physionomie,  me  rappelèrent  involontairement 
les  figures  que  j'avais  observées  à  Taïti  ,  à  Tonga  et  à  la  Nou- 
velle-Zélande. Ces  rapports  me  parurent  si  frappans,  si  com- 
plets ,  que  j'engageai  vivement  le  gouverneur  Merkus  qui 
m'accompagnait,  à  faire  des  recherches  suivies  sur  les  coutu- 
mes, les  idées  religieuses  et  la  langue  de  ces  peuples,  car  ils 
parlaient  un  idiome  tout  différent  du  malais.  Si  la  langue  des 
Alfourous  de  Célèbes  présentait  plus  de  rapports  avec  le 
polynésien  que  le  malais  lui-même  ,  je  ne  balancerais  pas  à 
croire  que  Célèbes  fut  un  des  berceaux  de  la  race  polyné- 
sienne ,  ou  du  moins  l'une  de  ses  stations  principales  dans  sa 
marche  de  l'ouest  vers  l'est. 

Sous  ce  rapport,  l'étude  approfondie  des  Dayaks  ou  Eïda- 
hans  de  Bornéo  et  des  Battas  de  Sumatra  ne  serait  pas  moins 
importante.  Déjà  le  voyageur  Nicholas  a  signalé  les  rapports 
nombreux  qui  existaient  entre  les  coutumes  des  Battas  et  des 
Nouveaux-Zélandais  '. 

Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  les  Micronésiens  ont  dû  prin- 
cipalement leur  origine  aux  îles  de  Luçon  et  de  Mindanao;  des 
colonies  chinoises  ou  japonaises  ont  pu  accidentellement  ar- 
river sur  quelques-unes  de  ces  îles ,  et  leur  postérité  se  sera 
confondue  avec  celle  des  Tagales. 

Quant  aux  Papous,  bien  qu'ils  ne  soient  peut-être  encore 
qu'une  belle  variété  de  la  race  mélanésienne,  certaines  observa- 
tions feraient  soupçonner  qu'ils  seraient  venus  plus  récemment 


>  Déjà  les  vocabulaires  donnés  par  M.  Marsden  indiquent  que  les  dia- 
lectes des  Batias  et  des  Lampoons  ont  beaucoup  plus  de  rapports  avec  la 
langue  des  Polynésiens  que  le  malais  proprement  dit. 


DE  L'ASTROLABE.  627 

des  régions  occidentales,  peut-être  des  îles  Andaman,  de  Cey- 
lan  ou  même  de  Madagascar.  Une  des  plus  fortes  raisons  pour 
la  croire  étrangère  aux  régions  qu'elle  occupe  aujourd'hui ,  c'est 
qu'on  la  trouve  toujours  confinée  aux  rivages  de  ces  terres,  et 
qu'avec  les  Papous,  ou  du  moins  tout  près  d'eux,  on  trouve 
de  véritables  Mélanésiens  qui  portent  le  nom  A'Arfakis  ,  Al- 
fourous  ou  Endamcnes .  Du  mélange  des  Papous,  des  Alfourous 
et  des  Malais,  il  résulte  une  foule  de  nuances  diverses  qui  dé- 
routent à  chaque  instant  les  calculs  de  l'observateur.  Mais  on 
peut  remarquer  que  les  Papous  proprement  dits  n'occupent 
qu'une  très-petite  partie  des  côtes  de  la  Nouvelle-Guinée,  et  je 
pense  qu'ils  ne  s'étendent  guère  à  l'est  de  la  grande  baie  du 
Geelwinck.  Plus  loin  ce  sont  de  véritables  Mélanésiens  comme 
ceux  qui  habitent  la  Nouvelle-Bretagne  ,  la  Nouvelle-Ir- 
lande, etc. 

D'après  cet  exposé,  il  est  facile  de  voir  que  je  n'admets  point 
cette  multiplication  de  racesadoptée  par  quelques  auteurs  mo- 
dernes. Revenant  au  système  simple  et  lucide  de  l'immortel 
Forster,  si  bien  continué  par  mon  savant  ami  Chamisso,  je  nr 
reconnais  que  deux  races  vraiment  distinctes  dans  l'Océanic  , 
savoir  :  la  race  mélanésienne  qui  n'est  elle-même  qu'un  em- 
branchement de  la  race  noire  d'Afrique,  et  la  race  polyné- 
sienne basanée  ou  cuivrée,  qui  n'est  qu'un  rameau  de  la  race 
jaune  originaire  d'Asie. 

Et  qu'on  me  permette  de  remarquer,  en  passant,  que  je  ne 
vois  sur  toute  la  surface  du  globe  dans  l'espèce  humaine  que  trois 
types  ou  divisions  qui  me  paraissent  mériter  le  titre  de  races 
vraiment  distinctes  :  la  première  est  la  blanche  plus  ou  moins 
colorée  en  incarnat,  qu'on  suppose  originaire  des  environs  du 
Caucase,  et  qui  occupa  bientôt  presque  toute  l'Europe,  d'où 
elle  s'est  ensuite  répandue  sur  les  diverses  parties  du  globe.  La 
seconde  est  la  jaune ,  susceptible  de  prendre  diverses  teintes 
cuivrées  ou  bronzées  ;  on  la  suppose  originaire  du  plateau  cen- 
tral de  l'Asie,  et  elle  se  répandit  de  proche  en  proche  sur  tou- 
tes les  terres  de  ce  continent,  sur  les  îles  voisines,  sur  celles  de 


K28  VOYAGE 

l'Océanie,  et  même  sur  les  terres  de  l'Amérique,   en  passant 
par  le  détroit  de  Behring. 

La  troisième  est  la  race  noire  qu'on  suppose  originaire  de 
l'Afrique  qu'elle  occupa  dans  sa  majeure  partie ,  et  qui  se  ré- 
pandit aussi  sur  les  côtes  méridionales  de  l'Asie,  sur  les  îles  de 
la  mer  des  Indes,  sur  celles  de  la  Malaisie  ,  et  même  de  l'O- 
céanie. 

Nous  n'agiterons  point  ici  la  question  de  savoir  si  ces  trois 
races  ont  un  égal  degré  d'ancienneté  ,  ou  bien  si  elles  appar- 
tiennent à  trois  créations  ou  formations  différentes  et  successi- 
ves '.  Mais  nous  ferons  remarquer  que  la  nature  ne  les  dota 
point  d'une  égale  manière  sous  le  rapport  moral  ;  on  dirait  qu'elle 
voulut,  dans  chacune  de  ces  races,  fixer  aux  facultés  intellec- 
tuelles de  l'homme  des  limites  fort  différentes. 

De  ces  différences  organiques  ,  il  dut  naturellement  résulter 
que  partout  où  les  deux  dernières  races  se  trouvèrent  en  con- 
currence ,  la  noire  dut  obéir  à  l'autre  ou  disparaître.  Mais 
quand  la  blanche  entra  en  lice  avec  les  deux  autres  ,  elle  dut 
dominer,  même  quand  elle  se  trouvait  bien  inférieure  en 
nombre.  L'histoire  de  tous  les  peuples  et  les  récits  de  tous  les 
voyageurs  offrent  à  chaque  instant  l'accomplissement  de  cette 
loi  de  la  nature.  On  n'a  presque  jamais  vu  une  nation  de  la 
race  jaune  soumise  aux  lois  d'une  peuplade  de  noirs ,  ni  les 
blancs  courbés  sous  le  joug  des  hommes  des  deux  autres  races , 
sauf  un  petit  nombre  de  circonstances  où  la  force  numérique 
se  trouvant  hors  de  toute  proportion  devait  l'emporter  sur  la 
supériorité  morale.  La  nation  juive  est  peut-être  la  seule  qui 
fasse  une  exception  à  cette  règle  générale. 

Vous  voyez,  Messieurs,  que  les  divisions  que  je  propose 
pour  les  îles  de  l'Océanie  offrent  des  différences  essentielles 
avec    celles  qui  vous   ont  été  indiquées   par   un  infatigable 

1  Nous  dirons  seulement  que  nous  partageons  l'opinion  qui  fait  remonter 
ces  trois  races  à  une  même  souche  primitive,  et  place  leur  berceau  commun 
dans  le  plateau  central  de  l'Asie. 


DE  L'ASTROLABE.  629 

voyageur,  M.  de  Rienzi.  Sans  m'ériger  en  juge  de  son  sys- 
tème, et  tout  en  proclamant  qu'il  a  su,  dans  son  intéressant 
mémoire,  présenter  une  foule  de  faits  curieux  touchant  les  peu- 
ples de  l'Océanie  ,  il  me  semble,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi, 
que  son  système  est  plus  artificiel  et  le  mien  plus  naturel.  La 
nomenclature  de  M.  de  Rienzi ,  reposant  sur  des  divisions  pu- 
rement géométriques  ,  offre  sans  doute  des  coupes  plus  régu- 
lières; mais  la  mienne,  assujettie  à  des  rapports  plus  ou  moins 
intimes  ,  mais  toujours  positifs,  entre  les  peuplades  qui  com- 
posent chaque  division,  aural'avantagederappeleravecsa  dési- 
gnation la  nature  et  le  caractère  propre  de  ses  habilans.  Ainsi 
l'on  saura  sur-le-champ  que  je  veux  traiter  des  peuples  cuivrés, 
parlant  une  langue  commune  et  esclaves  du  tapou,  ou  des  peu- 
ples cuivrés,  parlant  des  langues  diverses  et  étrangers  au  ta- 
pou, ou  enfin  des  noirs  de  l'Océanie  ,  suivant  qu'on  verra 
paraître  dans  mon  récit  les  désignations  de  Polynésiens,  Mi- 
cronésiens  et  Mélanésiens. 

Les  limites  que  j'ai  dû  m'imposer  dans  cette  notice  ne  m'ont 
point  permis  d'entrer  dans  les  détails  relatifs  à  chaque  archi- 
pel, à  chaque  île  de  l'Océanie ,  ni  aux  noms  que  je  me  propose 
d'adopler.  C'est  un  sujet  que  je  réserve  pour  la  discussion  rai- 
sonnée  qui  accompagnera  la  carte  générale  de  l'Océanie  à 
laquelle  je  travaille  en  ce  moment,  de  concert  avec  mon  brave 
et  savant  compagnon  de  voyage,  M.  Lotlin. 


Nota.  Apres  avoir  composé  cet  écrit,  j'ai  relu  avec  attention  l'article 
public  en  1825  par  M.  Bory  de  Saint- Vincent  sur  Y  Homme,  et  pour  la  pre- 
mière fois,  j'y  ai  vu  que  M.  Cuvier  ne  reconnaissait  que  trois  variétés  dans 
l'espèce  humaine,  auxquelles  il  donne  les  noms  de  caucasique  ou  blanche, 
mongolique  ou  jaune ,  éihiopïque  ou  nègre.  Il  est  assez  remarquable  que 
douze  années  d'études  et  d'observations  et  près  de  soixante  mille  lieues  par- 
courues sur  la  surface  du  globe  m'aient  ramené  aux  opinions  que  ce  célèbre 
physiologiste  avait  adoptées  depuis  long-temps,  sans  que  j'eusse  connaissance 
des  écrits  où  il  les  avait  consignées.  Seulement  si,  comme  l'avance  M.  Bory, 


630  VOYAGE  DE  L'ASTROLABE. 

M.  Cuvier  ne  sait  à  laquelle  des  trois  races  rapporter  les  Malais,  les  Améri- 
cains et  les  Papous,  je  ne  balancerais  pas  un  moment  à  rapporter  les  deux 
premiers  peuples  à  la  race  jaune  et  les  Papous  à  la  race  noire. 

J.  D'URVILLE. 


Paris,  2-  décembre  i83i 


TABLE. 


Pa?ps. 

Chapitre  XII.  Traversée  de  Porl-Jackson  à  la  baie  Tasman,  el  séjour 
à  l'anse  de  l'Astrolabe.  i 

Chapitre  XIII.  Traversée  de  l'anse  de  l'Astrolabe  à  la  baie  Houa- 
Houa.  44 

Chapitre  XIV.  Traversée  de  la  baie  Houa-Houa,  jusqu'au  départ  de  la 
baie  Wangari.  1 1 1 

Chapitre  XV.  Exploration  de  la  baie  Shouraki  ;  découverte  du  canal 
de  l'Astrolabe.  i56 

Chapitre  XVI.  Séjour  dans  la  baie  des  Iles.  198 

Notes.  247 

Chapitre  XVII.  Découverte  et  bistoire  de  la  Nouvelle-Z,élande.  289 

Cbapitre  XVIIL  Description  géographique  de  la  Nouvelle-Zélande.  33i 

Chapitre  XIX.  Des  habitans  de  la  Nouvelle-Zélande.  387 

I.  Rapport  physique.  387 

Deux  races,  387.  —  Conformation  générale,  389.  —  Femmes, 
390.  —  Maladies,  391.  —  Longévité,  392. 

II.  Caractère.  392 

Préventions  des  Européens,  392.  —  Moral,  395.  Colère,  397. 
Générosité,   399.  —  Intelligence,  4o3.  —  Affections,  404. 

—  Hospitalité,  407. 

III.  Constitution  politique.  409 

Rangs,  409.  —  Chefs,  410.  —  Étiquette,  4i3.  —  Motifs  de 
guerre,  41 5.  —  Combats,  419.  —  Panapati,  422. —  Revue, 
422.  —  Délits  et  punitions,  423. 

IV.  Occupations.  425 

Repas,  427.  —  Sommeil,  428.  —  Astronomie,  429.  —  Voyages, 
43o. 

V.  Mariage.  43 1 

Décence,  43i.  —  Fidélité  conjugale,  432.  — Fiançailles,  433. 

—  Polygamie,  436.  —  Suicide,  4^9.  —  Couches,  441. 

VI.  En/ans.  441 

Naissance,  441.  —  Baptême,  443.  —  Education,  444.  —  Adop- 
tion, 4  \<i. 


632  TABLE. 

VII.  Moko  ou  tatouage.  447 

Opération,   448.  —  Signe  de  distinction,   449.   —  Effets  du 
moko,  452. 

VIII.  Esclaves.  453 
Occupations,  454.  —  Conditions,  455. 

IX.  Habitations.  456 

Cases,  456.  —  Magasins  publics,  461.  —  Pas  ou  forteresses, 
463. 

X.  Nourriture.  465 
Racine  de  fougère,  465.  —  Patates,  468.  —  Pommes  de  terre , 

469.  —  Animaux,  470. —  Oiseaux,  471- —  Poissons,  470. 
—  Chair  humaine,  475.  —  Boisson,  476.  —  Cuisine,  477. 

XI.  Habillement.  479 

XII.  Ornemens.  484 

XIII.  Industrie.  487 
Agriculture,  488.  —  Pêche,  491.  —  Pirogues,  492.  —  Armes, 

495.  —  Nattes,  499. 

XIV.  Musique  et  danse.  5oo 
Instrumens,  5oo.  —  Chant,  5o2.  —  Danse,  5o5. 

XV.  Mesures.  5o"j 

XVI.  R.eligion.  5og 

Atouas,  5n.  —  Prêtres,  520.  —  Médecins,  522.  —  Waidouas, 
524. 

XVII.  Cérémonies  et  coutumes  diverses.  527 

Tapou,  527.  —  Makoutou,  54o.  —  Songes,  54o.  —  Funérailles, 
54i.  —  Anthropophagie,  547.  —  Moko-mokaï ,  54g.  — 
Sacrifices,  552.  —  Rakau  tapou,  553.  —  Esclaves  immolés, 
553.  —  Accueil,  556.  —  Salut  shongui ,  558.  —  Noms 
propres,  56i. 

XVIII.  Langage.  563 

XIX.  Numération.  567 

XX.  Population.  570 
Chapitre  XX.  Productions  de  la  Nouvelle-Zélande.                                574 

I.  Règne  minéral.  574 

II.  Règne  animal.  585 

III.  Règne  végétal.  5g5 
Notice  sur  les  Iles  du  Grand-Océan.  611 

fin   de   la   table. 


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