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Full text of "Voyage de Monsieur Le Vaillant dans l'intérieur de l'Afrique : par le Cap de Bonne-Espérance, dans les années 1780, 81, 82, 83, 84 & 85"

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DE MONSIEUR LE VAILLANT 
DANS L'INTÉRIEUR 


DE L'AFRIQUE, 
hs PAR 
LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE; 
Dans les Années 1780,81,82,83,84& 85. 


TOME PREMIER. 


& 
O 


LUTTE 


As PAR IS; 


Chez Lerov, Libraire , rue Saint- Jacques ; 
vis-à-vis CE de la Parcheminerie, n° 15, 


HUDCC'EXX XX. 
Avec Approbation & Priviléxe du Roi, 


Vaud 


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NURE 4 se Ur ee ea || 
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, An RATES nn nm mme sl, 


A MONSIEUR BOERS, 


ANCIEN FISCAL INDÉPENDANT 
DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE, 


PENSIONNAIRE DE LEYDE, &c. 


MONSIEUR, 


Je vous ai dédié mon Livre : le Puëblie 
en fera moins étonné que vous. 


Je fuis avec refpe“, 


MONSIEUR, 


Votre très-humble & très 
obéiffant ferviteur 


LE VAILLANT 


AMIS AU RELIPUR 
TOME PREMIER. 


IL faut placer le Campement dans le Pays 
des Grands Namaquois, au frontifpice de l'Ou- 


vrage. 
La Vue des montagnes du Cap de Bonne- 
Efpérance, Page 22 
Le Camp de Pampoen-Kraal, 166 
Le Hottentot , Planche Æ, 212, 
La Hottentote , Planche IT, 261 


Narina, jeune Gonaquoife, Planche IV, 367 
TOME DEUXIÈME. 


Le Hottentot Gonaquoi, Planche III, 2 


Le Caffre , Planche F, 214 
La femme Caffre, Planche FE, 216 
La Hottentote , Planche VIE, 346 
La Girafe male , Planche VIII, D 


La Girafe femelle, Planche idem, 394 


DSP LP Ad CE. 


ÎL a plu aux Nomenclateurs de l'Hiftoire 
Naturelle d’étabiir des rapports & de calquer 
l’anatomie des animaux fur celle de l'homme; 
au moyen de cet arrangement qui n’eft guè- 
res fenti que des gens de l'Art, il arrive que 
la partie fur laquelle pofe un oïifeau dans 
toute fa force, fe nomme les doigrs ; que 
celle qui s'élève plus ou moins perpendicu- 
jairement , aulieu d’être la jambe , comme 
on le croit communément , fe nomme le 
pied ; que celui-ci, furmonté par Île talon, 
eft immédiatement fuivi par la jambe , qui 
d'ordinaire pañle pour la cuiffe , 8 qu'enfini 
cette dernière partie qui, dans l’oifeau vivant 
n'eft prefque pas remarquable , fe trouve 
cachée & ne fait pour ainfi dire qu’un avec 
le corps même de l'animal : d'où l'on peut 
conclure que le pied d'un Héron, par exem- 
ple, ft aufi grand que tout fon corps; 


V) PREFACE 
aflertion qui paroitroit ridicule, abfurde, fi 
l'on n'étoit prévenu que cette diftribution 
méthodique eft adoptée par tous les Sa- 
Vans. Îl eft donc clair qu'un oiïfeau ne 
marche pas fur fes pieds & fes talons, mais 
uniquement fur fes doigts. J'ai cru cet avet- 
tiffement néceffaire pour me faire compren- 
dre, s’il m'arrive ,dans le récit de mes Vo- 
yages ou dans l'Ouvrage plus étendu dont il 
n'eft en quelque forte que l'introduétion, 
de parler, d’après ces convenances, de mes 
acquifitions en quadrupèdes, oifeaux, &c. 
Obligé de me fervir des termes & des mefures 
adoptés par les Ornithologiftes , les perfonnes 
quine font pas Naturaliftes & qui daigneront 
me lire, autoient infailliblement trouvé 
dans les trois quarts de mes Defcriptions, de 
l'erreur ou de l’obfcurité, fi je ne leur don- 
nois cette clef, indifpenfable à quiconque 
jetteroit pour la première fois les yeux fur 
cette partie de l'Hiftoire Naturelle. 

Je pardonne à ces Ouvrages volumineux, 
à ces compilations immenfes où l’on met 
à contribution les Livres anciens , où les 
textes font tout au long cités , où, par cela 


PRÉFACE vi 
feul qu'ils font anciens, on préfente comme 
des vérités immuables, les rêves de l’imagi- 
nation ou de l'ignorance. Mais lorfqu'épris 
de la manie d’une Science , & ne trouvant 
pas en foi les reffources propres à en éten- 
dre les progrès ; que du fond de fon Cabinet 
on prétend établir des principes & diter des 
loix ; qu'on abufe des dons heureux du génie 
pour propager de vicilles erreurs, & couvrir 
de toutes les graces de l’élocution les men- 
fonges avérés de nos Pères; qu'on les dé- 
guife , qu’on les tourmente, qu’on fe les 
approprie en connoïiflance de caufe, je ne 
fais point grâce à l’Ecrivain qui fe pare ainfi 
de la dépouille d'autrui, quelque peine qu’il 
ait prife pour dn raflortir les lambeaux. 

Bien réfolu de ne parler que de ce que 
Jai vu, de ce que j'ai fait, je ne dirai rien 
que d’après moi-même , & certes on ne 
mc reprochera pas les fautes de ceux qui 
m'ont précédé. | 

Si , dans quelques endroits de mes récits ; 
on rencontre des obfervations diamétrale- 
ment oppofées à celles des autres Voyageurs, 
je n'entendrai pas toujours conclure de là 


vii] PRÉFACE 

qu'ils fe font trompés; je ne veux déptéciet 
perfonne ; J'aimerois mieux ( fur certains arti- 
cles } imaginer que la différence des temps 
ou des points de vue, en a produit dans les 
rapports & les réfultats ; ce ne feroit plus, 
fi l'on veut, qu'une erreur, une illufion 
d'optique. 

Mais fur les objets qui , pour avoir été 
trop légèrement aperçus, défigurent effen 
tiellement la vérité, mon fentiment, quoi- 
qu'il ne cherche point à prévaloir, ne plicra 
jamais , lorfqu'il fera sûr du fait & qu'il 
marchera précédé de fes preuves. 

Il n'y a pas un fiècle que le goût des 
Voyages s'eft répandu dans l'Europe ; le 
François fur-tout plus qu'aucun autre Peuple , 
heureux dans fa Patrie, attaché comme la 
moule par fon #iffus à fa terre natale, le 
François fe déplaçoit avec peine, regardoit 
une abfence d'un mois comme une efpèce 
de dévouement ; il fe contentoit d'attendre, 
& recevoit avidemment les contes ridicules 
de quelques charlatans téméraires fur les Pays 
lointains ; il s'amufoit des récits de leurs dé- 
“couvertes merveilleufes & de leurs aventures 
incroyables ; 


PRÉFACE, ik 
incroyables ; l'exagérateur Ecrivain marchan: 
doit, fi je puis parler ainfi, avec la crédu- 
lité publique, & fe trouvoit trop payé de 
ne voir rabattre que la moitié de l’enflure 
& du merveilleux de fon livre. Les Sciences 
croupifloient dans les ténèbres de l’incer- 
titude, & l’Hiftoire Naturelle n'étoit pas 
même encore à fon enfance. is 

Peu à peu le génie des découvertes a dé- 
ployé fes ailes ; les Arts & les Lettres ont 
cédé la place aux Sciences ; la paflion des 
Voyages s'eft éveillée ; ce défir toujours 
plus infatiable de connoître & de compa- 
rer s'eft agrandi en proportion des miracles 
qu'il a produits ; on n'a plus connu de bornes 
à mefure que les dangers fé font applanis ; 
& ce qui paroifloit autrefois un obftacle in- 
furmontable , n’eft aujourd’hui qu'une excufe 
puérile , un moyen honteux de cacher fa 
 foiblefle & fon inertie. | \ 

Plus qu'aucun autre , élevé dans des prin- 
cipes tout-à-fait contraires , J'ai nourri dans 
mon cœur le goût le plus ardent pour les 
Voyages, & quoique j'aie fait depuis pour 
l'étouffer, ce n'eft qu’en cédant à mes tran£ 


Tome J. b 


& 


x PRÉFACE. 
ports que je fuis parvenu à en modérer fa 
violence. 

J'ai traverfé les mers ; j'ai voulu voir d’autres 
homimes , d'autres produétions, d’autres cli- 
imats; je me fuis enfoncé dans quelques 
déferts ignorés de l'Afrique : j'ai conquis une 
petite portion de la terre. 

Je ne fongeois point à la réputation; je 
ne connoiflois point en moi de titres pout y 
parvenir ; Je ne m'occupois que de mes 
plaifirs. | 

Mes amis & ma famille ont voulu me 
perfuader que la relation de mes Voyages 
& le détail de mes découvertes en Hiftoire 
Naturelle pourroient être de quelqu'utilité ; 
je leur livre cette relation & ces décou- 
vertes telles qu'elles font & pour ce qu'elles 
valent, n'entendant y attacher d'autre mérite 
que la complaifance , & renonçant à toute 
efpèce de prétentionlittéraire dontje ne ferois 
pas en état de porter le fardeau. Ce que je 
fuis ,ce que j'ai vu , ce que j'ai fait , ce que 
j'ai penfé, voilà tout ce que je me fuis pro- 
pofé de leur apprendre. 

‘ On trouvera peut-être étrange que, pour 


PRÉFACE. x 
“donner la relation d'un Voyage récemment 
entrepris en Afrique, j'aie été forcé de me 
replier fur le pañlé , & de conduire mes'Lec- 
teurs dans l'Amérique méridionaic fur les 
premicrs pas de mon enfance ; j'ai cru qu'il 
ne feroit pas mal à propos de juftifier, par 
les commencemens de ma vie, ma manière 
de voir, de penfer & d'agir qui confervera 
toujours le goût du terroir, 8 qui, jugée 
peut = tre avec févérité , n€ manqueroit 
pas de choquer ces efprits intolérans qui 
ne fouffient jamais fans humeur qu'on leur 
enlève leurs préjugés, & qu'on oôfe heur- 
ter de font les principes & les ufages 
jufques là généralement adoptés ; mais de 
quelqu'œil qu'on envifage cette hardicffe à 
rendre mes penfées, à prétendre redreffer 
jufqu'aux erreurs même du Génie, il m’im- 
porte qu'on fache qu'aucune haine particu- 
lière , aucune envie , aucuns déplaifirs fecrets 
ne fauroient balancer dans mon ame l'intéréc 
de la vérité , que je chéris par deflus tout, 
& que Je lui ai facrifié, dans plus d’une ren- 
contre , celui même de l'amour propre. 
Je préfenterai à la fuite de cet Ouvrage, 
bij | 


xi] PRÉFACE 

aux Amateurs d'Hiftoire Naturelle, la def- 
cription générale de tous les individus , qua- 
drupèdes & oifeaux que je me fuis procurés 
dans mes courfes , & que je pofsède actuelle- 
ment ;]Jyÿ jJoindrai les gravures coloriées de 
ceux qui font inédits, & de ceux qui jufqu’a 
préfent font encore inconnus; on y verra 
des genres abfolument neufs, des variétés 
confidérables dans les efpèces. Quoique la 
Girafe ait été décrite & gravée dans quel- 
ques Auteurs , Cela ne nrempéchera pas de 
recommencer ces deux opérations: ce qui 
a été dit jufqu'’àa préfent fur cet animal ,& 
les deffins qui en ont été faits ne refflemblant 
guères à l’original qui exifte dans mon Cabi- 
net, & à l'étude que j'ai faite de fes mœurs 
dans fon Pays natal. 


PRÉCIS HISTORIQUE. 


La partie Hollandoïife de la Guyanne foumife 


à la domination de la Compagnie d'Occident, 
eft peut-être la moins connue des Naturaliftes, 
quoiqu’elle foit fans contredit de toute l’Amé- 
rique Méridionale celle qui offre dans tous 
les genres les produétions les plus curieufes 
& les plus extraordinaires. Placée fous le chi- 
mat brülant de la Zône Torride à $ degrés Nord 
de la Ligne, cette Région, encore enveloppée . 
de la croûte des temps, recèle, fi je puis 
m'exprimér ainfi, le foyer où la Nature tra- 
vaille fes exceptions aux règles générales que 
nous croyons lui connoître; elle a, fur une 
étendue d'environ cent lieues de côtes, une 
profondeur prefqu'illimitée ; c’eft là que le 
fleuve SURIMAN promène fes eanx majeftueufes. 
Sur fa rive gauche , à trois lieues de la Mer, 
s'élève PARAMARIBO , Chef-lieu de cette vafte 
Colonie ; c’eft ma patrie & le berceau de mon 
enfance. Elevé par des parens inftruits qui 
travailloient à fe procurer par eux-mêmes les 
ê ii 


Xiv PRE Cr Ss 


objetsintéreffans & précieux qui {ont répandus 
dans ce Pays, j’avois continuellement fous 
les yeux les produits de leurs acquifitions ; 
je jouiflois à mon aife de leur Cabinet très- 
intéreffant : j'aurai, dans la fuite, occafon d’en 
parler. Dès mes plus jeunes années, ces tendres 
parens qui ne pouvoient un moment fe déta- 
cher de moi, fouvent expofés par leurs goûts 
à des Voyages lointains, à de longs féjours 
aux extrémités de la Colonie , m'emmenoient 
avec eux, & me faifoient partager leurs courfes, 
leurs fatigues & leurs amufemens, Ainf j’exerçai 
mes premiers pas dans les Déferts, & je naquis 
prefque Sauvage. Quand la raifon , qui devance 
toujours l'âge dans les Pays brülés, eut com- 
mencé à luire pour moi, mes goûts ne tar- 
dèrent point à fe développer; mes parens aï- 
doient, de tout leur pouvoir, aux premiers 
élans de ma curiofité. Je goûtois tous les jours, 
fous d’auffi bons maitres, des plaifirs nouveaux ; 
je les entendois differter, d’une façon qui étoit à 
ma portée, fur les objets acquis & fur ceux 
qu'on efpéroit fe procurer dans la fuite: tant 
d'idées & de rapports, s’'amañfloient dans ma 
tête confufément à la vérité dans les commen 
cemens, mais peu à peu avec plus d'ordre & 


Fa 


> 4 


TI ST O0 LI Q Ù Er. KV 
de méthode; la Nature a donc été ma pre- 
mière inflitutrice parce que c’eft fur elle que 
font tombés mes premiers regards. 

Bientôt le défir de la propriété & l'efprit 
d'imitation , paflions favorites de l'enfance, vin- 
rent donner de l’impétuofité , je pourrois dire 
de limpatience, à mes amufemens. Tout difoit à 
mon amour-propre que je devois aufli me faire 
un Cabinet d'Hiftoire-Naturelle ; je me laiffai 
careffer par cette idée féduifante , &, fans perdre 
de temps, je déclarai traitreufement la guerre 
aux animaux les plus toibles , & me mis à la pour- 
fuite des Chenilles, des Papillons , des Scarabées, 
en un mot de toutes les efpèces d’Infedtes. 
Lorfqu'’on travaille pour fon propre compte; 
on peut ,-avec des moyens bornés, des talens: 
novices & peu développés, faire un mauvais 
ouvrage ; mais, on a, ce me femble , toujours 
aflez bien réufi pour foi-même fi lon n'a 
négligé, n1 temps, ni foins, ni peines & fi l’on y 
a déployé toutes fes facultés, toutes fes forces. 
D'après ces difpofitions, indices prefaue certains 
des fuccès , je voyois fe former fous mes mains 
& s'accroitre de jour en jour ma jolie col- 
leétion d’Infeétes; j'en faifois le plus grand cas; 
Je l'eftimais outre mefure : j'en étois l'unique 
bi 


XV] PRIE Te 

créateur ; c'eft dire aflez combien je la trou- 
vois fupérieure à celle de mes parens : l'or- 
 gueil eft un aveugle qui fait marcher de pair 
les chefs-d'œuvres de la Sottife & du Génie. 

Tout concentré dans ma jouiflance, je n’a- 
vois pas encore fenti que toujours l'obftacle 
fe préfente & vient fe placer entre l’entreprife 
& le fuccès. 

Dans une de nos courfes, nous avions tué 
un Singe de l'efpèce que dans le Pays on nomme 
“Baboër; c'étoit une femelle : elle portoit fur 
fon dos un petit qui n’avoit point été blefé ; 
nous les enlevâmes tous les deux ; de retour à 
la Plantation, mon Singe n’avoit point encore 
défemparé les épaules de fa mère; il s’y cram- 
ponnoit fi fortement que je fus obligé de 
me faire aider par un Nègre pour len déta- 
cher; mais, à peine féparé, 1l fe lança comme 
un oifeau fur une tête de bois qui portoit une 
perruque de mon père ; il l'embrafla de toutes 
fes pattes, & ne voulut abfolument plus Ja 

uitter; fon inftin@ le fervoit en le trompant; 
il fe croyoit fur le dos & fous la proteion 
de fa mère ; il étoit tranquille fur cétte per- 
ruque; je pris le parti de ly laifler & de le 
nourrir avec du lait de Chèvre; fon erreur dura 


HISTORTONE. XVij 
environ trois femaines; après quoi, s’émanci- 
pant de fa propre autorité, il abandonna Ja 
perruque nouricière , & devint par fes gentil- 
leffes l'ami & le commenfal de la maifon, 

Je venois d'établir, fans m'en douter , le Loup 
dans la bergerie; un matin que je rentrois dans 
ma chambre dont j'avois eu limprudence de 
laifer la porte ouverte, je vis mon indigne 
élève qui faifoir fon déjeüné de ma fuperbe 
colleétion; mon premier tranfport fut de l’é- 
touffer dans mes bras; mais le dépit & la colère 
firent bientôt place à la pitié , quandje m’aperçus 
qu'il s’étoit livré lui-même par fa propre gour- 
mandife au plus cruel fupplice; 1l avoit , en 
croquant les Scarabées , avalé les épingles quiics 
enfiloient ; c’eft en vain qu'il faifoit mille efforts 
pour les rendre. Ses tourmens me firent ou- 
blier le dégât qu'il me caufoit; je ne fongeai 
plus qu'à le fecourir; & mes pleurs & tout 
art des Efclaves de mon père que j'appelois 
de tous côtés à grands cris, ne purent le rendre 
à la vie: cet accident me renvoyoit fort loin 
fur mes pas; mais il ne put me rebuter ; je 
me livrai bien vite à de nouvelles recherches ; 
‘& , non content d'un tréfor unique , j'en vou- 
fus: réunir plufieurs, Je fongeai, par une pro- 


XViiÿ PRÉCGLRS 
greffon naturelle, aux Oïfeaux. Nos Efclaves 
ne men fournifloient point aflez à mon gré; 
je m'armai de la Sarbacane & de l'Arc Indien; 
en peu de temps, je men fervis avec beau- 
coup d’adreffe; je paflois les journées entières 
à l'affût ; j'étois devenu un Chaffeur déterminé. 
Ce fut alors qu'on s'aperçut, & que je fentis 
moi-même, que ce goût fe changeoïit en pañlion; 
pafion vive quitroubloit jufqu'aux heures du 
fommeil, & que les années n’ont fait que fortifier. 
Quelques amis mont accufé de froideur & 
d'infenfibilité ; un plus grand nombre a trouvé 
téméraires les voyages finguliersque j'ai entrepris 
dans la fuite; je pardonne volontiers aux uns 
& n'ai rien à dire aux autres; cependant pour 
peu qu'on daigne s’arrèter aux premiers pas de 
mon enfance, cette apparence d'originalité 
furprendra moins, & l'on verra que mon édu- 
cation en eft à la fois & la caufe & l'excufe. 
Quelque temps après, mes parens, qui 
avoient fixé leur départ pour l'Europe, & qui 
n'afpiroient plus qu'au bonheur de fe réunir 
dans le fein de leurs familles, ayant mis ordre 
à leurs affaires, je monvai avec eux fur le Navire 
Catharina ; le 4 Avril 1763, on leva l'ancre, 
& l’on prit la route de la Hollande. Je partageois, 


HIS TOR I Q U E. CRIE 
dans la joie de mon cœur, tous les projets de 
plaifirs & de fêtes auxquels fe livroient mes 
parens durant la traverfée ; une curicfté bien 
naturelle à mon âge ajoutoit à mes tranfports; 
mais cette agitation, ou plutôt ce délire, ne 
me rendoit pas infenfble aux regrets. Je ne 
pouvois devenir ingrat en fi peu de temps, 
& perdre de vue f tranquillement la terre 
bienfaifante qui m'avoit vu naitre; je jetois 
fouvent mes regards vers les rives heureufes 
dont je m'éloignois de plus en plus. À melure 
qu'elles fuyoient & qu’emporté par les vents, 
je mapprochois des climats glacés du Nord, 
une triftefle profonde flétrifloit mon ame & 
venoit difiper les preftiges de l'avenir. 

Après une traverfée cruelle & dangereufe, 
nous jetèmes l'ancre au Texel, à neuf ou dix 
heures du marin , le 12 Juillet fuivant. 

Nous étions donc enfin en Europe; tout ce 
que je voyois étoit fi nouveau pour moi, je 
montrois tant d’impatience , je fatiguois les gens 
de tant de queftions, chaque objet qui s'offroit 
à ma vue, me paroïfloit fi. extraordinaire que 
Jétois moi-même un objet d'étonement aux 
yeux de ceux qui m'entouroient. Cependant 
mes importunités ne mettoient pas toujours 


XX P'RIELC (TS 

les rieurs contre moi, & je payois bien ample- 
ment en remarques piquantes fur l'Amérique , 
les inftru@tions qu’on avoit la complaifance de 
me donner fur l'Europe. 

Après avoir pañlé quelque temps en Hollande, 
nous nous rendimes en France dans la Ville où 
mon père eft né, & l’on me fixa dans le fein de fa 
famille : c'eft là que je donnai nouvelle carrière 
a mes goûts, dans le Cabinet de M. Bécœur. 
Il offroit , pour l'Ornitholosie d'Europe, la co!- 
le&ion la plus nombreufe & la mieux con- 
fervée que j'aye jamais rencontrée. 

A Surinam, je m'étois fait une manière de 
déshabiller les Oifeaux qui me réufifloit affez 
bien , mais qui parloit fort peu à l'imagination, 
encore moins aux yeux. Je ne connoiflois d'autre 
méthode que d'en dépofer les peaux dans de. 
grands livres pour les conferver ; ici, un autre 
fpe@acle éveilloit tous mes fens;1l falloit , outre 
le mérite de la confervation, leur reftituer leurs 
formes: ces deux points effentiels m'embaraf- 
foient;je réfolus de m'en faire une étude particu- 
lière & je m y livrai tout entier; j'étois chafleur 
déterminé. Pendant un féjour de deux ans en 
Allemagne , un autre de fept en Lorraine & 
en Alface, je fis un dégât d'oifeaux incroyable 3. 


PART ST OR TO LV.E! XX] 
je voulcis aufi joindre la connoïffance appro- 
fondie des mœurs à la diftinétion des efpèces, 
& je n’étois parfaitement fatisfait de mes chaffes 
que lorfque j'étois parvenu à furprendre le 
male & la femelle en fituation qui re me permit 
pas de douter de leur fexe; j'ai fouvent pañé 
des femaines entières à épier des efpèces d’oi- 
feaux avant de pouvoir me procurer la paire. 

C'eft donc dans l'efpace de huit ou neuf ans 
qu'à force de foins , de peines , de tentatives & 
de désâts, je fuis parvenu non- féulement à 
rendre à fes animaux , fi frêles & fi délicats, 
leur forme naturelle , mais même à les maintenir 
dans cette confervation intaête & pure qui fait 
le mérite de ma colleétion. C'eft aufli par cette 
longue habitude de vivre avec eux dans les 
champs, dans le bois, dans tous les lieux de leurs 
retraites les plus cachées , que j'ai äppris à dif- 
tinguer les fexes d’une manière invariable: Art 
divinatoire , fi je puis m'exprimer ainfi, que 
je ne prétends pas donner comme un mérite 
bien éminent , mais qui eft l'apanage d’un 
très- petit nombre d’Ornitologiftes. Combien 
de fois ne m'eft-1l pas arrivé de voir dans des Ca- 
binets, d’ailleurs aflez curieux , tantôt des divor- 
ces forcés, tantôt des alliances monftrueufes 


XXij PIRE C 11e | 

& contre-nature; là on place, comme mâle & 
femelle, deux êtres qui jamais ne fe font ren- 
contrés; plus loin un mâle & fa femelle font 
annoncés & claflés comme deux efpèces diffé- 
rentes , &C. 

J'amafñlois de plus en plus des connoiffances 
dans cette partie intéreflante de l'Hiftoire-Na- 
turelle ; mais j'avoue que, loin de me contenter, 
elles ne faifoient que me prouver toute l'in- 
fufifance de mes forces: une carrière plus 
étendue devoit s’ouvrir devant moi; l'occafon 
fembloit m'appeler de loin & m'inviter à ne 
pas différer plus long-temps. 

Dans le courant de 1777, une circonftance 
favorable me conduifit à Paris. Je portai, com- 
me tout Etranger qui arrive pour la pre- 
mière fois dans cette Capitale, mon tribut 
d'admiration aux Cabinets des Curieux & des 
Sçavans. J'étois ébloui, enchanté de la beauté, 
de la variété des formes , .de la richefle des 
couleurs, de la quantité prodigieufe des in- 
dividus de toute efpèce qui, comme une con- 
tribution forcée, viennent des quatre parties 
du monde fe cläfler méthodiquement , autant 
que cela fe peut faire , dans un efpace malheu- 
reufement toujours trop limité. En trois années 


HISTORIQUE. Xxiij 
de féiour, je vis, j'étudiai, je connus tous 
les. Cabinets importans ; mais, le dirai-je, ces 
fuperbes étalages me donnèrent bientôt un 
mal-aife , ils laifsèrent dans mon ame un vide 
que rien ne pouvoit remplir; je ne vis plus, 
dans cet amas de dépouilles étrangères, qu'un 
dépôt général où les différents êtres rangés , fans 
goût & fans choix, dormoient profondément 
pour la fcience, Les mœurs, les affections, les 
habitudes , rien ne me donnoit des indications 
précifes fur ces chofes effentielles? C’étoit l'étude 
qui, dans ma première jeunefle, m'avoit le plus 
intéreflé; je connoïffois, il eft vrai, divers 
Ouvrages d'Hiftoire Naturelle, mais remplis 
de contradittions fi rebutantes que le goût qui 
n'eft pas encore formé ne peut que beaucoup 
perdre à les lire : j'avois fur-tout dévoré les 
_ Chefs-d’œuvres immortels confacrés à la poftérité 
par un des plus grands génies ; je brülois tous 
les jours un nouvel encens aux pieds de fa 
ftatue; mais fon éloquence magique ne m’avoit 
pas féduit au point d'admirer jufqu’aux écarts 
de fon imagination & je ne pouvois pardonner 
au Philofophe les exagérations du Poëte. 
D'ailleurs & par-deffustout, je fongeois con- 


tinuellement aux parties du Globe qui n'ayant 


XxIV PR .É.C-I.S:5 8: | 
point encore été fouillées, pouvoient , en don- 
nant de nouvelles connoïffances , re@ifier les 
anciennes ; je regardois comme fouveraine- 
ment heureux , le mortel qui auroit le cou- 
rage de les aller chercher à leur fource; 
l'intérieur de l'Afrique, pour cela feul, me 
paroïffoit un Pérou. C’étoit la terre encore 
vierge. L'efprit plein de ces idées , je me 
perfuadois que Fardeur du zèle pouvoit fup- 
pléer au génie, & que pour peu qu'on fut un 
obfervateur fcrupuleux, on feroit toujours un 
affez grand écrivain. L’entoufiafme me nommoit 
tout bas l'être privilégié auquel cette entre- 
prife étoit refervée ; je prêtai l'oreille à fes 
fédutions , & de ce moment je me dévouai, 
N1 les liens de l'amour , ni ceux de l'amitié 
ne furent capables de m'ébranler ; je ne com- 
muniquai mes projets à perfonne. Inéxorable, 
& fermant les yeux fur tous les obftacles, 
je quittai Paris le 17 Juillet 1780. 


VOYAGE 


PROYAGE 


DANS L'INTÉRIEUR 


VOYAGE 


AU CAP DE BONNE-ÉSPÉRANCE. 


Im PATIENT de réalifer mes projets, je me 
rendis en Hollande, Je vifitai les principales 
villes de la République, & leurs curiofités ; 
Amfterdam enfin m'offrit des tréfors dont je 
n'avois nulle idée. Tous les Savans daignèrent 
me recevoir ; tous les cabinets me furent 
ouverts : entr'autres, je ne pouvois me lafler 
d'admirer celui de M. Temminck , tréforier de 
la Compagnie des Indes, & la brillante col- 
lection qu'il renferme. J'y remarquai une foule 
d'objets précieux que je n'avois jamais vus en 
Tome I, 1 A 


us) 


2 VOYAGE 

France, Tout m'y parut extrêmement rare , & de 
la confervation la plus pure. Sa fuperbe volière 
aufh me préfenta , dans une fuite admirable, 
le double afpe@ de l'Art & de la Nature réunis 
pour tromper les climats. C'eft là quil eft 
permis à l'œil enchanté d'admirer , vivans, les 
individus les plus beaux & les moins connus; 
c'eft là qu'on voit , par les foins affidus qu’on 
leur prodigue , les oifeaux les plus éloignés, 
les plus étrangers l’un à l’autre, multipliant, 
fe propageant, comme s'ils vivoient dans leur 
pays natal. Ce fpeétacle , je l'avouerai, fervit 
encore à redoubler mon ardeur , & me raffermit 
pour jamais contre tous les obftacles & tous 
les périls que J'avois réfolu d'affronter. 

Je ne tardai point à me lier particulièrement 
avec M. Temminck. Cet Amateur me combloit 
d'honnêtetés ; 1l pouvoit, plus qu'aucun autre, 
favorifer mes deffeins. Je n'héfitai point à les 
lui confier. Il m'approuva, & me mit bientôt 
au fait des moyens que je devois employer 
pour réuflür ; il n’épargna lui-même n1 foins 
ni démarches; je fus affez heureux pour obtenir 
la permiflion de pañler au Cap fur un vaiffeau 
de la Compagnie. Mon départ fut arrêté. J’obtins 


DS: 


PA 


PONT AME RAI OU EE. . 3 
de mon refpetable ami ces recommandations fi 
puiflantes & fi généreufes , fans lefquelles , par 
une fatalité fingulière , comme on le verra 
bientôt , je ferois infailliblement tombé dans 
les plus cruels embarras. 

Je m'occupois fans relâche des préparatifs 
néceflaires pour ce grand Voyage. Lorfque 
je me fus procuré tout ce que je prévoyois 
devoir m'être utile dans l'intérieur de l'Afrique, 
je pris congé de mes amis , & de l'Europe, 
Une chaloupe vint me recueillir, & me con- 
duifit au Texel, a bord du Held-Woltemaade, 
vaiffleau deftiné pour Cevlan , mais qui devoit 
relâcher au Cap de Bonne-Efpérance, Notre 
Capitaine {e nommoit S**V**, Le vent n'é- 
tant point favorable pour fortir du Texel, 
nous l’attendimes pendant huit jours, Dans cet 
intervalle, j'appris que notre navire étoit un 
ex-voto de la Compagnie des Indes , en mémoire 
d'une belle aëtion d'un Habitant du Cap, 
nommé W'oitemaade , lequel , pendant une tem- 
pête affreufe, avec le fecours de fon cheval, 
étoit parvenu à fauver quatorze Marelots d’un 
navire naufragé dans la Baie de la Table, mais 
qui lui-même , viétime de fes généreux efforts, 

| A ij 


7 NN VOYAGE 
avoit péri dans une dernière tentative , accablé 
par fa propre fatigue, par celle de fon cheval, 
& le poids des malheureux qui s'étoient jetés 
en foule fur lui, dans la crainte quil ne 
retournât plus au vaifleau avant qu'il füt en- 
tièrement fubmergé. On peut voir une defcrip- 
tion très-détaillée & très-attendriflante de cette 
cataftrophe , dans le Voyage au Cap, du 
dofteur Sparmann. | 

Enfin, le vent s'étant déclaré favorable , nous 
levâmes l'ancre le 19 Décembre 1781, à onze 
heures du matin, veille précife de la déclaration 
de guerre de la part des Anglois à la Hoilande. 
Vingt-quatre heures plus tard, la Compagnie 
ne nous auroit pas permis de partir ; ce qui 
feroit venu, fort mal-à-propos , me contrarier 
&: renverfer peut-être toutes mes réfolutions, 
& plus encore mes efpérances. Un très-gros 
temps, & une brume fort épaiffie nous permi- 
rent de traverfer la Manche fans être aperçus 
des Anglois ; nous gaonâmes la Pleine-mer , 
fendant les flots en toute fécurité , & ne foup- 
çonnant pas que le feu de la guerre fe fût 
embrafé de toutes parts. Nous allions tantôt 
bien, tantôt mal, & fuivions le Mercure , autre 


EN AFRIQUE. $ 
vaifleau de la Compagnie , qui faifoit même 
route que nous, & nous commandoit. Jufques- 
la, notre Voyage ne nous offrit rien de remar- 
quable ; mais nous devions nous reflentir bientôt 
de lébranlement général, 

Je favois que, dans une traverfée de trois 
ou quatre mois , peut-être de fix, j'éprouverois 
plus d’un inftant de défœuvrement & d'ennui; 
en conféquence , je m'étois précautionné là- 
deflus , avant de partir, & j'avois, emporté 

quelques Livres; parmi mes Traités d'Hiftoire 
_ naturelle, & mes Relations de Voyages, j'avois 
in la Caille, Je m'amufois de préférence à le 
lire; mais je me rappelle qu'un jour, tombant 
fur un paflage anti-philantropique , & plein de 
fanatifme , je jetai tout-à-coup le Livre avec 
humeur, & me promis bien de n'en pas con- 
tinuer la leure. Voici ce pañfage : « L'ufage 
» d'aller à la chaffe des Négres fugitifs & bri- 
» gands , comme à celle des animaux fauvages, 
» n'a rien qui puifie choquer la déficateffe Euro- 
» péenne;du moment où des hommesutiles dans 
» la Société renoncent a feur état , par un efprit 


w 


» de libertinage & de cupidité, ils fe dégradent 


Le 


» au deflous des bêtes, & méritent les plus rigou- 


À iij 


6 VOrAGE 

» reux traitemens ». Mais depuis, réfléchiffant 
au caractère humain , doux & fi tolérant , dont 
on fait par-tout honneur à ce Savant, je repris 
fon Livre & j'y trouvai ces réflexions : « Pré- 
» jugé à part , lequel eft préférable à l’autre , de 
» Celui qui cultive les Arts, & qui invente des 
» exceptions contraires aux règles de la loi na- 
» turelle, ou de celui qui, content du premier né- 
» ceffaire fe conduit fuivant les maximes d’une 
» équité ftritte & fcrupuleufe » ? Je me rappelai 
alors que les Lettres & les Sciences avoient 
perdu l'Abbé de la Caille , avant qu'il eût mis 
la dernière main à fon Journal ; & je rejetai 
fur l'ignorance barbare de l'Editeur ce para- 
graphe infâme , qui ne pouvoit , en aucune 
manière , être échappé à la plume d’un Prêtre, 
d'un Savant , d’un Philofophe. 

Le premier Février 1781 , étant par trois 
degrés nord de la ligne , nous flimes avertis, 
au point du jour, qu'on découvroit une 
voile à l'horizon; le Mercure étoit alors en 
avant prefque hors de vue, & nous avions 
un Calme plat ; toutes nos lunettes furent 
inutilement braquées ; ce ne fut qu'à neuf 
heures du matin que nous pümes diftinguer 


EN À) FR EOQU'E. 7 
& reconnoitre que ce n'étoit qu'un petit bà- 
timent. Les uns le croyoient François , d'autres 
foutenoient qu'il étoit Anglois ; chacun rai- 
fonnoit à fa façon, & formoit des conjettu- 
res, en attendant les certitudes. On s'aper- 
çut , quelques heures après , qu'il fe faifoit 
remorquer par deux chaloupes, & qu’il venoit 
a nous, à force de rames. C’étoit , auroit-on 
alors , un bâtiment en détrefle qui s'asprochoit 
pour demander du fecours; nous le laifñions 
arriver fort tranquillement. Vers les trois heures 
après midi, le voyant à la demi-portée, nous 
afluraämes notre Pavillon par un coup de canon 
en blanc ; mais nous fümes étrangement furpris 
de recevoir , dans notre dunette, un bcu'et 
qui fut fuivi de toute 1a bordée ; le Corfaie 
en même temps arbora pavillon Anglois. 

Je chercheroiïs en vain à peindre l'étonnemenit, 
la ffupéfaétion de tout l'équipage dans cette 
aventure imprévue. El n’y avoit peut-être pas 
fur le vaifleau un feul homme qui fe fût jamais 
trouvé à une ation. Le Capitaine & les Officiers, 
habitués à voyager paifiblement , n'avoient ja- 
mais commandé en pareille circonitance : atta- 
qués de la forte , fans s’y être attendus , fans 

À 1v 


8 VOYAGE 

avoir eu le temps de faire aucuns’ préparatifs, 
ni mème de fe baftinguer , on fe figure aifément 
quelle devoit être la confternation de ces 
pauvres gens. L'épouvante , & fur-tout la con- 
fufon étoient peintes far tous les fronts. Les 
Officiers crioient à tue-tête; les Soidats , toutes 
recrues, qui n'avoient jamais chargé un fufl, 
ne favoient auquel entendre , à quoi répondre; 
en un mot, à fept heures du foir, nous n'a- 
vions pas encore brûlé une amorce. Le Corfaire 
nous canonnoit fans relâche ; 1l nous fommoi 
de nous rendre , nous menaçant de nous couler 
à fond , fi nous réfiflions plus long-temps. Notre 
Capitaine , dans une agitation convulfñve , ne 
ceffoit de lui crier qu'il n'étoit point maître 
de fe rendre ainfi à difcrétion , qu'il falloit, 
pour cela , s'adreffer au Mercure, qui étoit fon 
Commandant. Le bon-homme avoit entièrement 
perdu la tète. 

Enfin, comme par miracle , un petit vent 
s'étant élevé, le Msrcure s'approche & demande 
à notre Capitaine pourquoi on ne tiroit pas; 
1 lui répond qu'il avoit attendu fes ordres, 
& que c'éioit au Commandant à donner le 
fignal pour fe battre ; excufe tout-ä-fait plai- 


EN AFRIQUE. 9 
fante dans la bouche d’un marin attaqué par 
un petit bâtiment de feize pièces de huit, 
tandis qu'il en avoit trente-deux d’un plus gros 
calibre , plufieurs pierriers , & trois cents hom- 
mes, outre l'équipage! 

Le Mercure commençant à tirer, nous com- 
mençâmes aufli à faire feu de tous bords; &, 
quoique le Mercure {e trouvât entre l'Anglois 
& nous, n'importe , nous tirions toujours. Nos 
gens , que ce défordre favorifoit , s'étoient 
enivrés à qui mieux-mieux ; ils alloient , cou- 
roient fans favoir où , fe heurtoient, chan- 
celoient , revenoient fans favoir pourquoi ; on 
crioit ; on pleuroit d’un côté; on juroit ; on: 
fe cachoit d’un autre ; le Chapelain lui-même, 
fans doute pour fe donner du courage , n’avoit 
pas craint de fe livrer aux mêmes excès ; je 
le vis, une lanterne à la main, defcendre à 
la Sainte-Barbe remplie de vinet-cinq milliers 
de poudre deftinés pour Ceylan , & en rap- 
porter, fans la moindre précaution , de quoi 
faire des cartouches; car 1l eft à remarquer 
qu'il n’y en avoit pas une feule de provifon , & 
que , depuis le matin , on n'avoit pas fongé à 
en préparer, 


10 V.0 YA GE 

Après avoir abymé toutes nos manœuvres ; 
& nous avoir criblés de toutes parts , le Cor- 
‘aire nous abandonna à onze heures du foir. 
I étoit fort loin que nous tirions toujours. Quel 
beau moment pour les Poltrons ! Comme ils 
fe démenoient alors, & parcouroient le pont 
d'un pas ferme , hauflant la voix , & provo- 
quant l'ennemi qu'ils n’entendoient plus! Pour- 
tant on le craignoit encore ; perfonne n'ofa fe 
coucher. Je paffai, comme les autres, toute la 
nuit au bel air, étendu fur un fac au milieu 


; » à LA c LA 
des fufiis rangés; mais, à tous momens, réveillé 


© 
par les alertes très-vives de ceux qui faifoient 
la garde, & que “ bruit des canons Anglois 
De Du fans cefle. On peut fe faire une 
idée du défordre qui avoit régné dans cette 
bagarre : le lendemain , lorfqu'on flamba les 
pièces , on trouva des canons remplis jufqu’a 
la bouche , & qui contenoient jufqu'à trois 
charges de poudre , alternativement entaflées 
lune fur l’autre , avec autant de boulets. Plu- 
fieurs fufls avoient été chargés les balles les 
premières : je fuis bien perfuadé que, fans le 
Mercure , nous euffions été pris; heureufement 
nous en füûmes quittes pour la peur. Il ny 


EN AFRIQUE. II 
avoit effe@ivement que ce fantôme capable de 
confterner des Officiers, au point de fe laïffer 
canonner , pendant quatre heures, {ans ofer 
ripofter par un feul coup. L'Anglois croyoit 
certainement que nous mavions point de ca- 
nons, ou que ceux qu'il voyoit étoient de 
bois ; la moindre réfiflance , de notre part, 
lui eût fait aufñi-tôt lâcher prife , & fans doute 
il fe feroit retiré plus vite qu'il nétoit venu. 

Je n’achèverai point ce tableau , vraiment 
digne des crayons plaifans de Calot , fans rap- 
porter un dernier trait qui rappelle le rire fur 
mes lèvres, au moment où j'écris. J’errois çà & 
là de la dunette au pont & du pont à la chambre 
(car, n'ayant point de commiffon fur le navire, 
_je n’avois aucun ordre à donner ni à recevoir }, 
j'aperçus le Gardien des papiers de la Com- 
pagnie fidélement aflis auprès de la boîte 
myftérieufe , & tout prêt à la lancer par la 
fenêtre au moindre fignal d'un péril imminent. 
Celui-la du moins étoit à fon pofñte : mais le 
devoir l'y fixoit beaucoup moins que la terreur. 
Elle s'étoit emparée de tous fes fens. « Vaillant, 
» s'écria-t-il, Vaillant, c’eft fait de nous. Eh! 


» mOn ami, nous fommes perdus, nous fommes 


12 VOYAGE 
» perdus»! Je faifois mes efforts pour le raflurer; 
& l'engageois à changer d'air, afin qu'il chan- 
geit de Contenance ;un Boulet vint traverfer fa 
chambre avec un fracas horrible ; je vis mon 
homme tomber comme une maffe , immobile, 
& fans mouvement ; je le crus mort ; mais peu 
a peu il fe releva de lui-même en pouffant de 
profonds fanglots. Pour cette fois, je ñe pus 
tenir a cette fcène touchante, & j'allai plus 
Join donner un libre cours à mes éclats de rire. 

N'étoit-1l pas odieux, que des hommes faits 
par leur état , par leur âge & leur expérience, 
pour donner des exemples de bravoure & 
d'honneur , y manquaflent d'une façon fi hon- 
teufe , dans une circonftance où il ne falloit 
qu'une minute pour difiper toute alarme, 
& faire rentrer dans le néant le chétif Cor- 
faire qui nous harceloit ; tandis qu'au con- 
traire des enfans , à peine aflez forts pour fou- 
lever un cable , avoient montré vingt preuves 
de zèle, de conftance & d'intrépidité. Ce qui 
me révoitoit davantage , & me divertifloit en 
même temps, c’eft qu’on paroïfloit convainetr, 
le lendemain, qu'on avoit coulé-bas le bâtiment 
Anglois qui avoit difparu. Je ne pouvois enten- 


EN_-AFR IQ UE. 13 | 
dre, fans murmurer, les complimens récipro- 
ques qu'on s'adrefloit fur la manière vigoureufe 
dont chacun s'étoit défendu la veille ; mais, au 
contraire , fermement perfuadé que l'ennemi 
n'avoit pas même reçu un feul de nos boulets, 
je ne pus m'empêcher d'en plaifanter, & de 
dire mon fentiment fur-tout au premier Pilote, 
Van Groenen | que j'avois vu fe comporter le 
plus mal pendant l'Adion, & qui, pour Île 
moment , montroit beaucoup d'orgueil & de 
jaétance ; les Matelots rioient fous cappe sals'en 
aperçut; mais le plus grand nombre ne pouvant, 

en confcience , fe déclarer pour lui, il fallut 
bien qu'il s'en tint au bon témoignage de fon 
/amour-propre. Pour couronner l'œuvre , le 
_ Médecin£ngelbregt, qui, pendant toute l'a@tion, 
s'étoit caché à fond de cale, fut chargé, en fa 
qualité de Doéteur, de faire le journal de cette 
brillante ation. Je pris la liberté de railler 
l'Ecrivain, comme Jj'avois fait les autres ; il ne 
put prendre fa revanche , car j'ens le bon- 
heur de me bien porter ; il n'en fut pas ainfi 
du Pilote ; ïl fe vengea de mes plaifan- 
teries par tous les défagrémens qu'il étoit en 
fon pouvoir de me faire efluyer pendant la 


14 VovAGeE 
route. Îls ne furent pas de longue durée; car, 
à dater de cette aventure fingulière , le refte 
du Voyage s'écoula fort heurenfement. Nous 
eûmes toujours bon vent ; après trois mois dix 
jours de traverfée , nous découvrimes les mon- 
tagnes du Cap, qu'éclairoit alors le plus beau 
ciel ; J'en pris le deffin; & ,le même jour, à 
trois heures après midi, nous mouillâmes dans 
la Baie de la Table. | 

Le Capitaine de port, M. Staring , vint à 
bord ; il nous confirma la déclaration de guerre 
dont la Colonie étoit déjà informée par une 
Frégate Françoife ; le lendemain , je me rendis 
à terre, & m'empreflai d'aller faluer les per- 
fonnes auxqtielles j'étois recommandé , & de 
leur remettre mes lettres. Je fus accueilli avec 
honnêteté , même avec diftinétion ; M, Boers 
Fifcal , & M. Hacker eureñt pour moi toutes 
les prévénances de l'amitié : je fentis que je 
ne les devois point à cette politefle d'ufage 
qui remplace ailleurs, par de vaines grimaces , 
ce befoin fi cher d'obliger fon femblable, & 
n'eft qu'un art perfide de tromper mieux la 
crédule franchife d'un Etranger ; ils m'offrirent 
tous les fervices que mes recommandations, & 


EN AFRIQUE. 15 
leur rang diftingué me mettoient en droit d’en 
attendre. J'y comptai : j'avois affaire à des 
Hollandois, 

Jétois impatient de connoître ce pays nou- 
veau , où je me voyois tranfporté comme en 
fonge. Tout fe préfentoit à mes regards fous 
un afpe& impofant , & déjà je mefurois de 
l'œil les déferts immenfes où j’allois m'en- 
foncer. 

La ville du Cap eft fituée fur le penchant 
des montagnes de la Table & du Lion. Elle 
forme un amphithéâtre qui s'alonge jufques 
fur les bords de Ja mer. Les rues, quoique 
larges , ne font point commodes, parce qu’elles 
font mal pavées. Les maifons, prefque toutes 
d'une, bâtiffe uniforme , font belles & fpa- 
cieufes : on les couvre de rofeaux , pour pré- 
venir les accidens que pourroient occafionner 
des couvertures plus lourdes, lorfque les gros 
vents fe font fentir ; l'intérieur de ces maiïfons 
nannonce point un luxe frivole ; les meubles 
font d'un goût fimple & noble. Jamais on n’y 
voit de tapifleries ; quelques peintures & des 
glaces en font le principal ornement. 

L'entrée de la Ville, par la place du château, 


16 VOYAGE 

offre un fuperbe coup-d'œil. C'eft là que font 
aflemblés, en partie ,; les plus beaux édifices, 
On y découvre, d'un côté , le jardin de la Com- 
pagnie dans toute fa longueur; de l'autre , les 
. fontaines dont les eaux defcendent de la Table 
par une crevafle qu'on aperçoit de la Ville 
& detoute la rade. Ces eaux font excellentes, 
& fourniflent avec abondance à la confom- 
mation des Habitans , ainfi qu’à l’approvifion- 
nement des Navires qui font en relâche. 

En général, les hommes me parürent bien 
faits , & les femmes charmantes. J'étois furpris 
de voir celies-c1fe parer, avec la recherche la 
plus minutieufe de l'élégance de nos dames 
Françoifes ; mais elles n’ont ni leur ton m1 leurs 
graces ; comme ce font. toujours les Efclaves 
qui donnent le fein aux enfans du Maitre , la 
grande familiarité qui règne entreux influe 
beaucoup fur les Mœurs & l'Education. Celle 
des hommes eft plus négligée encore, fi Fon 
excepte les enfans des riches qu'on envoie en 
Europe pour les faire inftruire ; car on ne voit 
au Cap d’autres inflituteurs que des Maïitres 
d'Ecriture. 

Les femmes touchent prefque toutes du 

clavecin; 


DNA HR TO 'U E. 17 
clavecin ; c'eft leur unique talent. Elles aiment 
à chanter, & font folles de la danfe: auf 
eft-il rare qu'il n'y ait pas plufieurs bals par 
femaine. Les Officiers des Navires en relâche, 
qui font en rade , leur procurent fouvent ce 
plaifir. À mon arrivée , le Gouverneur s’étoit 
mis dans l’ufage de donner, tous les mois, 
un bal public, & les perfonnes diftinguées de 
la Ville fuivoient fon exemple. 

J'étois étonné qu'il n'y eût n1 café ni au- 
berge dans une Colonie ou 1l arrive tant d'E- 
trangers ; mais il eft vrai qu’on trouve à peu près 
à fe loger chez tous les Particuliers, Le prix 
ordinaire, pour la chambre & la table , eft une 
piaftre par jour; ce qui eft afez cher quand 
on fonge à la valeur modique des denrées du 
Pays : lors de mon féjour , la viande de bou- 
cherie étoit à très-bas prix. J'ai vu donner 
treize livres de mouton pour un Ffcalin (douze 
fous de France };un bœuf pour douze à quinze 
Rixdaalers (quatre iv. dix fous le Rixdaaler); 
dix quartes de bled pour quatorze à quinze 
Rixdaalers ; ainfi du refte. A la vérité, pendant 
la guerre, tout étoit extraordinairement rene 
chéri; & , dans les derniers temps, on payoit 

Tome Ï. B 


18 VOYAGE 

quarante-cinq Rixdaalers ( deux cent-deux fiv. 
de France ) un miférable fac de pommes-de- 
terre , & cinquante fous un petit chou-pomme. 
A le prix des penfons n’étoit point, 
pour cela , augmenté. 

Le poiflon eit très-abondant au Cap ; parmi 
les efpèces Îles plus eftimées , on diftingue le 
Rooman, poiflon rouge de la baie Fulfo , le 
Kiepvis, qui n'a point d’écailles. Celui-ci fe 
prend dans les rochers qui bordent la mer; le 
Stéenbraafèn , le Stormpneus & quelques autres. 
Ces poiflons excellens figurent exclufivement 
fur les bonnes tables. Les huitres font très- 
rares ; on n'en trouve que dans la baie Fa/fo ; 
Mais l'anguille eft plus rare encore ; jamais 
je n'y ai vu d'écrevifles ; on y mange des 
breilles de mer, nommées Klepkoufen.- 

Il faut s'éloigner de plufieurs lieues du Cap, 
pour fe procurer du gibier ; le plus commun 
{ont le Séenbock , le Duyker , le Reebock 
le Grysbock , le Bonrtebock , toutes différentes 
efpèces de Gazelles dont je parlerai plus am- 
piement dans ma Deïcription des quadrupèdes; 
le Liévre, fur-tout la petite efpèce qu’on 
nomme le Liévre de dune , eft aflez abondant; 
mais il n’a pas le fumet du nôtre. 


EN AFRIQUE, 19 
On rencontre auffi des Perdrix de diverfes 
efpèces plus ou moins grofles , plus ou moins 
délicieufes que dans nos Contrées; mais la 
Caïlle & la Bécafline ne différent point de 
celles d'Europe. On ne les voit là qu'à leur 
pañffage. | 
Quoi que puiflent dire les enthonfiaftes du 
Cap, il me femble que nos fruits y ont bien 
dégénéré. Le raïfin feul m'y parut délicieux 
les cerifes font rares & mauvailes ; les poires 
& les pommes ne valent pas mieux , & ne 
fe confervent point. En revanche , les citrons 
& les oranges, de l'efpèce fur-tout appelée 
Naretyes, us excellens; les figues délicates 
& faines ; mais la petite banane , autrement 
le pifan eft de mauvais goût. Ne faut-il pas 
s'étonner que, dans un aufh beau Pays , fous 
un ciel aufi pur, fi lon excepte quelques 
baies aflez fades, 1l ne fe trouve aucun fruit 
indigène * L’afperge & l'artichant ne croiffent 
point au Cap ; mais tous les autres légumes 
d'Europe y femblent naturalifés : on en jouiroit 
toute l’année , fi le vent de Sud-Eft , qui règne 
pendant trois mois , ne deffléchoit la terre au 
point de Ja rendre incapable de toute efpèce 
“85 


20 VOYAGE 

de culture; il fouffle avec tant de furie , que, 
pour préferver les plantes, on eft obligé de 
faire , à tous les carreaux du jardin , un 
entourage de forte charmiile. La même chofe 
fe pratique à l'égard des jeunes arbres qui, 
malgré ces précautions, ne pouflent jamais de 
branches du côté du vent, & fe courbent tou- 
jours du côté oppofé; ce qui leur donne une 
trifte figure :.en général , il eft très-difficile de 
les élever. 

J'ai fouvent été témoin des ravages de ce 
vent; dans l'efpace de vingt-quatre heures, 
les jardins les mieux fournis font en friche & 
balayés ; c’eft depuis Janvier jufqu'en Avril 
qu'il règne fur toute la pointe de l'Afrique, 
& fort avant dans les terres. Il eft arrivé , dans 
mes Voyages, que mes chariots en ont été ren- 
verfés;il ne me reftoit fouvent d'autre parti 
a prendre que de les attacher à de gros buifions,. 
pour les empêcher de culbuter. 

Ce vent s'annonce au Cap par un petit 
nuage blanc qui s'attache d’abord à la cime de 
la montagne de la Table, du côté de celle du 
Diable. L'air commence alors à devenir plus 
“frais ; peu-à-peu le nuage augmente & fe 


EN AFRIQUE. 21 
développe. Il groffit au point que tout le fom- 
met de la Table en eft couvert ; on dit alors 
communément que la montagne a mis fa per- 
ruque. Cependant le nuage fe précipite avec 
violence & pèfe fur la Ville ; on croiroit qu'un 
déluge va linonder & l’enfevelir ; mais , à 
mefure qu'il gagne le pied de la montagne, 
il fe difipe ; il s'évapore ; il femble quil 
fe réduife à rien. Le ciel continue d’être calme 
& ferein fans interruption. Il n’y a aue la mon- 
tagne qui fe reflente de ce court moment de 
deuil qui lui dérobe la préfence du foleil, 

Jai fouvent pañlé des matinées entières à 
examiner ce phénomène fans y rien compren- 
dre; mais, dans la fuite, lorfque j'ai fréquenté 
la baie Falfo, du côté oppofé de la montagne, 
Jai joui plufñeurs fois du plaifir d'en voir le 
commencement & les progrès. Le vent s'annonce 
d'abord très-foiblement , chariant avec lenteur 
une efpèce de brouillard qu’il fembie détacher 
de la fuperficie de la mer. Ce brouillard s’a= 
male , fe prefle par l’obflacle que Iui oppofe, 
dans fon chemin , la montagne de la Table 
du côté du Sud ; c'eft alors que, pour la fran- 
\chir il s'entaffe peu-à-peu , & que , roulant 

| | B iij 


45 , : A Woods 
fur lui-même, il s'élève avec effort jüfqu'auw 


fommet , & montré à la ville le petit nuage blanc. 
qu'a déjà anhoncé le vent qui fouffle depuis 


quelques heures , par les faces de la Table 
dans Ja Rade & les environs. 

La durée ordinaire de cette eéfpècé d'orage 
eft de trois jours coffécutifs ; quelquefois il 
continue fans relâche beaucoup plus loig:témps; 
fouvént auffi il cefe tout d'un coup; l'atmof- 
trois mois qu'il rèone , s'il lui arrive de ceffer 
pluñeurs fois de cetté manière, c'eft un pro- 
roflic affuré de beaucoup dé maladies. 

Quoique ce vent ne foit pas abfolument 
dangéreux pour Îles navires, il n’eft pas fans 
exemple qu'il en ait incommodé plufeurs ; 


quand il eft trop impétueux, pat prudence & 


pour éviter jufqu'à la crainte d'un accident, ils 
‘gagnent {a pleiné mer; mais, lorfqu'il né charie 
poiñt de brouillards avec lui, il eft nul pour 
a Ville , & foufle uniquement dans la Rade. 
Ce n’eft donc que l'amas des brouillards qui, 
éhänt à fe précipitér , occafñonne ces terribles 
“Ouragans. Souvent il eft prefqu'impoflible de 
itraverfer les rnes ; &, malgré lexaitude & 


phère alors devient. brûlant ; &, pendant les 


SN 1117 TUE 


Sud E SC. 


TL 


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rer tes des nuage S, 


ÉCOLE ELCECEEEECEEL LEFEPELECE LEE CECTET LEE PEEEEEPEECELEPECECEPPALET PLEECE EEE LEE | 


MINI 


1 


cé des Mont 


= = 


agne S du. Cap de B ONnne E 7h ex anc 


= = = = NN 


ce couvertes des nuages. du Sud-Est. 


z 
"= 


La 


PAMEUN AR IR°I Q UE, 23 
l'empreffement avec lefquels on ferme & portes 
& fenêtres & volets , la pouflière pénètre juf- 
qu'aux armoires & aux malles. Tout incommode 
qu'il foit,ce vent procure cependant un grand 
bien a la Ville. Il la purge des vapeurs méphi- 
tiques, occafionnées par les immondices qui 
s'amaflent naturellement au bord de la mer, 
par celles que les Habitans y font jeter, &, 
plus que cela, par les débris enfanglantés que 
les bouchers de la Compagnie , qui ne font 
point ufage des pieds , des têtes, ni des in- 
teftins des animaux qu'ils égorgent , jettent 
& laiffent aux portés des boucheries où ils s’a- 
maflent en tas, fe corrompent, empoifonnent 
l'air & les Habitans, & fomentent ces maladies 
épidémiques trop ordinaires au Cap dans le 
cours de la faifon où le Sud-Eft n’a pas beau- 
coup régné. 

Le fléau le plus dangereux & le plus cruel 
eft le mal de gorge. Les perfonnes les plus 
robuftes y fuccombent en trois ou quatre 

. jours. C'eft un coup violent qui ne donne pas 
le temps de fe reconnoitre. 

La petite-vérole eft une autre pefte pour 
toutes les Colomies, Cette partie du Globe ne 

B iv 


24 ViO:YRAIGE 

la connoifloit point avant l'arrivée des Euro: 
péens ; &, depuis qu'elle appartient aux Hol- 
landois , on l’a vue à deux doigts de fa deftruc- 
tion. La première fois fur-tout qu'elle fe ma- 
mifefta , plus de deux tiers des Colons périrenr. 
Ses ravages furent plus meurtriers encore parmi 
les Hoitentots; il fembloit que cette maladie 
les attaquât de préférence : aujourd'hui même 
ils y font fort fujets. 

Ce font des vaifleaux arrivant d'Europe qui 
ont fait ce préfent à cette Colonie. Auff a-t- 
on grand foin d'envoyer les Chirurgiens de la 
Compagnie pour en faire la vifite la plus fcru- 
puleufe , à leur arrivée dans la Rade. Au moin- 
dre veitige de ce mal , toute communication 
de l'équipage avec Ja Ville & les Habitans leur 
eft rigoureufement interdite. On met un em- 
bargo fur la cargaifon dont on ne foufire pas 
que la moindre partie vienne à terre. On fait, 
jour & nuit , une garde févère. Si l'on apprenoit 
qu'un Capitaine eût trouvé quelque moyen de 
cacher cette maladie fur fon Bord, lui & fes 
Officiers feroient fur le champ dégradés & 
condamnés à une forte amende, fi c'étoit un 
Vaifleau de la Compagnie : j'ai dit /es Officiers, 


EN AFRIQUE. 25 

“parce que chacun d'eux , tenu de répondre du 
Vaifleau pour la partie qui le concerne, il ne 
feroit pas poflible de cacher la contagion, fans 
le confentement & le complot unanimes de 
tout l'équipage. Si le Navire étoit étranger, 
rien ne pourroit le fauver de la confifcation. 
La faifon des pluies commence ordinairement 
vers la fin d'Avril. Elles font plus abondantes & 
plus fréquentes à la Ville que par-tout ailleurs 
dans les environs : en voici la raifon naturelle ; 
le vent du Nord fait au Cap ce que fait en 
France celui du Sud-Oueft; il voiture les nuages 
qui, pañflant fur la Ville, vont s’arrèter & fe 
brifer contre la Table, le Diable & le Lyon; 
les pluies font alors continuelles au Cap, tandis 
que , deux lieues à la ronde, on jouit du plus 
beau ciel & du temps le plus fec ; quelquefois, 
elles tombent fur toute la partie qui fe trouve 
entre la baie de la Table & la baie Falfo, à 
l'Eft de cette chaine de monts énormes qui 
sétend jufqu'à l'extrémité de la pointe d'Afri- 
que , tandis que le côté Oueft eft pur & fans 
nuages. C’eft ne foible image de ce aui arrive 
aux côtes de Coromandel & du Maälabar, 


excepté qu'ici ce fpeétacle eft plus merveilieux, 


26 VOYAGE 
parce qu'il eft plus fenfible & plus PE 
En effet , de deux amis partant enfemble de la 
Viile pour alier à la baie Falfo , celui qui prend 
fa route à l'Eft de la montagne emporte fon 
parapluie , celui qui va par l'Oueft emporte 
fon parafol. Ils arrivent au rendez-vous , l’un 
haletant & trempé de fueur , Pautre mouillé 
& giacé par la pluie. | 

Les Étrangers font généralement bien ac- 
cueillis au Cap , chez les perfonnes attachées 
au fervice de la Compagnie & quelques autres 
Particuliers ; mais les Anglois y font adorés, 
foit qu'il y ait de lanalogie dans les mœurs 
des deux Nations , foit plutôt parce qu'ils 
affedternt beaucoup de générofité. Ce qui doit 
pañler pour confiant, c'eft qu’on s'emprefle, 
dès qu'il en arrive , à leur offrir des logemens. 
En moins de huit jours, tout cft Anglois dans 
la maïfon qu’ils ont choifie, & le maïître & la 
femme & les enfans en prennent bientôt toutes 
les manières. A table , par exemple, le couteau 
ne manque jamais de faire les fonétions de la 
fourchette. 

De toutes les Nations, la Françoife eft Îa 
moins confidérée. La Bourgeoifie fur-tout ne 


EN AFRIQUE. 27 
peut là fouffrir. Cette haine elt portée am 
point que fouvent j'ai oui dire à des Habitans 
qu'ils aimoient mieux être pris par les Anglois 
que de devoir leur falut aux armes de la Nation 
Françoife. Je prenois d'abord ces difcours pour 
de l'exagération , & penfois, au contraire , que 
ces gens-là fe fafoient une illufion de com- 
mande pour diminuer , à leurs propres yeux, 
lé mérite des fervices que leur rendoit aétuel- 
lement Ja France, & fe difoénfer tout bas du 
fardeau de la reconnoiffance. Quoi qu'il enfoit, 
je crois aujourd'hui que Îles François aurotent 
eu beaucoup a fe plaindre de cette Colonie , 
fi quelques perfonnes diftinguées , dont la pru- 
dence mettoit un fréin aux murmures de la mul- 
titude , mavoient un peu balancé l'injuftice de 
cette inirmitié par tous les fervices obligeans & 
“es fecours eflentiels dont les circonftances leur 
fäifoient un devoir. Ces hommes recomman- 
dables ne font point inconnus au Minifière de 
‘France ,qui honora l’un d'eux de lettres deremer- 
cimens de la part du Souverain. Eh ! qui n’a point 
eu à fe louer des procédés nobles & défintéreffés 
de M. Boers , Fifcal, & n’en conferve à jamais 
la mémoire dans fon cœur! Je lui rends, pour 


# 


28 VOYAGE 

ma part , un hommage bien fincère & bien 
pur. Puifle cette vérité qui m'échappe répandre 
autant le fouvenir de fon nom, qu’elle afligera 
famodeftie ! | 


DÉPART pour la Baie de SALDANHA. 


L ES nouvelles de la rupture entre l'Angleterre 
& la Hoïllande répandues avant notre arrivée, 
celles plus poñtives encore que nous appor- 
tions , que l'ennemi ne s’endormoit pas, firent 
craindre qu'on ne le vit inceffamment arriver. 
Enconféquence , le Gouvernement jugea qu'il 
n'y avoit point de temps à perdre, & que les 
Navires en rade dans la baie de la Table, 
devoient fe réfugier à l'inftant dans celle de 
Saldanha, où ils pourroient échapper plus füre- 
ment aux recherches des Anglois : l'ordre en 
fut donné à tous les Capitaines. Cet événement 
fembloit favorifer mes defleins , & je me pro- 
pofai de partir avec la flotte, M. Fangenep, 
qui commandoit le Mildelbourg , eut la bonté 
de m'offrir un très-agréable logement fur fon 
Bord , & toutes les facilités pour m'occuper 


EN AFRIQUE. 29 
fruétueufement des recherches que je méditois , 
lorique nous ferions dans la Baie ; J'acceptai 
fes fervices avec autant d’emprefflement que 

- de reconnoiffance ; je fis embarquer mes effets; 
le dix du mois de Mai nous mimes à la voile, 
accompagnés de quatre autres vaifleaux ; &, le 
lendemain , nous mouiliâmes à Saldanha. 

Ce Golfe s'enfonce diagonalement , fur la 
droite de fon embouchure , d'environ fept à 
“huit lieues ; à gauche , en entrant, on trouve 
une petite Anfe , nommée Hoerjes-Bay ; dix ou 
douze Vaifleaux de guerre peuvent y ancrer 
fur un bon fond; il eft facile à des bâtimens 
plus foibles de pénétrer plus avant , même 
jufqu'a la petite ifle de Schaapen-Eyland , qui 
met à l'abri de toute intempérie. On y trouve, 
à la vérité, de l’eau inférieure à celle du Cap; 
mais, dans les mauvaifes mouflons, elle change 
de nature, & devient excellente. Les Payfans 
des environs apportent aux navires qui, féjour- 
nent dans cette Baie des provifions de toute 
efpèce , à beaucoup meilleur marché qu’à la 
Ville , de telle forte enfin qu'un Navire venant 
d'Europe , contrarié par le vent Sud-Eft qu 
l'empêche d'arriver à la baie de la Table , peut 


f 
( 


30 V DO M AIGAE KA 
gagner celle de Saldanha , certain d'y trouver 
des rafraichifflemens en abondance. La Com- 
pagnie entretient , près de là , un pofte de 
quelques hommes , fous les ordres d’un Capo- 
ral-Commandant qui, dès Hu AS un 
Navire à l'embouchure de la Baie, envoie par 
terre un Exprès pour en Ra avis au Gou- 
verneur. | 

Les Cachalots |, efpèce de Baleine que Îes 
Hollandoïs appellent Noord-Kaaper , 2bondent & 
jouent continuellement dans ce baffin. Je ieur 
ai fouvent envoyé des balles , lorfqu'ils fe 
levoient droit au-deflus de lamer; il ne m'a 
jamais paru que cela leur fit le moindre effet. 
Nous trouvèmes une prodigieufe quantité de 
lapins dans la petite ifle de Schaapen-Eyland. 
Elle devint notre garenne. C'étoit une bonne 
reflource pour nos équipages. 

Le gibier de toute efpèce fourmille dans Îes 
environs. On y trouve principalement des petites 
Gazelles , nommées Sreenbock , & toutes celles 
dont j'ai parlé. On y voit auf des Perdrix 
& du Liévre ; l'embarras de monter ou de def- 
cendre continuellement dans les fables qui bor- 
dent toute cette plage, en rend la chañe très- 


ÈN AFRIQUE. 31 
pénible & très-fatigante. Les Panthères y font 
communes, mais moins férocés que dans d’autres 
parties de l'Afrique, parce que le gibier leur 
procurant une nourriture facile , elles ne font 
jamais tourmentées par la faim. 

Quelques jours après mon arrivée, le Com- 
mandant du pofte me propofa de chafler avec 
hu. Le lendemain, nous nous mimes effeci- 
vement en route. Nous voyons beaucoup de 
gibier , & nous ne pûmes jamais parvenir à 
en joindre une! feule pièce ; vers le déclin du 
jour , le hafard nous ayant féparés, comme fi 
le fort eut voulu me familiarifer tout d’un coup 
avec les dangers que j'étois venu chercher de 
fi loin , je reçus une leçon à laquelle je ne 
m'attendois guères , & je fis , pour ia première 
fois , une. épreuve un-peu rude, & qui fer 
friflonner plus d’un brave Citadin. Les coups 
de fufil que je tirois çà & là éveillèrent une 
petite Gazelle; mon chien fe mit à la pour- 
fuivre; & , s'arrêtant à un très-eros buiflon, il 
commença fes aboyemens , tournant fans cefle 
autour du buiflon. J'imaginai que la Gazelle s'y 
<toit retirée; J'accourus, dans l’efpérance de 
la tuer ; ma préfence & ma voix excitoient 


32 VOYAGE 
merveilleufement mon chien. J'attendois, à 
chaque inftant , que la Gazelle parüt ; mais, 
lé de ne rien voir fortir , j'entrai moi-même 
dans l'épaiffeur du buiflon , frappant de côtés 
& d'autres avec mon fufil pour écarter les bran- 
ches qui me coupoient le paflage, Je n'expri- 
merai jamais ,comme je l'ai fenti, la ftupeur 
& l'effroi qui me glacèrent , lorfque , parvenu 
jufqu'au centre du fourré , je me vis face à 
face d'une énorme & furieufe Panthère. Son 
gefte , dès qu'elle m'aperçut , fes prunelles 
ardentes & fixées fur moi, il cou tendu, fa 
gueule à demi béante , & le fourd hurlement 
qu’elle laffoit échapper, fembloient trop annon- 
cer ma deftruétion : je me crus dévoré. La 
tranquillité conragenfe de mon chien me fauva. 
{1 tint l'animal en art rêt, & le fit balancer entre 


{a fureur & {a crainte. Je reculai doucement 


jufqu'aux bords du buiflon; mon admirable 
chien inutoit tous mes mouvemens, ferrant de 
près fon maitre, & réfolu fans doute de périr 
avec lui. Je regagnai ia plaine , & repris, au 
- plus vite, le chemin du pofte, regardant de 
temps en temps derrière moi. Cependant j'en- 
tendois , dans l’éloignement , des coups de fufl 
| tirés 


DONC CREECRPICO U E. = 91 
tirés par intervalle. Je jugeai bien qu'ils étoient 
de mon Compagnon qui me cherchoit. Il faifoit 
nuit; je ne fus pas curieux de l'aller joindre, 
& le laiffai tirer à fon plaifr; il arriva enfin, 
mais fort tard. Sa furprife, en me voyant fain 
& fauf & bien entier, fut égaie à fa joie. Il 
m'avoua qu'il avoit jugé , par la façon dont 
mon chien aboyoit , que j'étois aux prifes avec 
une Hiène ou quelque Tigre , & que ne men- 
tendant point répondre à fes coups de fufñi , il 
m'avoit cru déchiré par morceaux. Cette aven- 
ture , lorfque je la li eus racontée en détail, 
finit par nous faire beaucoup rire; mais cz qu'il 
m'apprit à fon tour fur ce que j'aurois dû tenter 
dans cette rencontre , me fit regretter de n'a 
voir point tiré l'animal. Au refte, fi nouveau 
dans la patrie des bêtes féroces , celle-là étoit 
la première que j'eufle ainfi contemplée, & 
jignorois complètement comment il falloit s’y 
prendre avec les Panthères. C’eft ainfi que j’a- 
mufois mes loifirs, & me préparois infenfble- 
ment à de plus grands dangers! 

Nous nous rendions fort fouvent 4 l'ile 
Schaapen pour y tuer des Lapins. Dans une de 


ces promenades, qui tufques-là ne nous avoïent 
Tome I, C 


34 VOYAGE 
procuré que de l'agrément , nous nous vimes 
à deux doigts de la mort. Il s’éleva tout d'un 
coup à côté de notre chaloupe un Cachalot 
qui nous fit à une peur effroyable ; il étoit 
fi près que, dans la crainte qu'en retombant 
il ne nous fit chavirer, & ne nous engloutit 
à jamais fous fon énorme poids , nos Matelots 
fautèrent à l’eau ; mais celui qui étoit au gou- 
vernail revira fi leftement que nous évitèmes 
le monfîre. Cet animal s'étoit élancé au moins 
de douze pieds hors de l’eau ; il nous arrofa 
tous en replongeant, & notre chaloupe reçut 
unef violente commotion , qu’elle faillit d'être 
fubmergée. Ii eft certain que , fans la préfence 
d'efprit de notre Pilote, aucun de nous n'é- 
chappoit à la mort. | | 
Le Cachalot porte ordinairement foixante à 
quatre-vingts pieds de long , quelquefois da- 
vantage. Souvent 1l fe drefle perpendiculaire- 
ment au-deflus de la mer, jufqu'à moitié de 
fa longueur; & , lorfque cette lourde mafñle 
retombe , le bruit d'un coup de canon & le 
bruit de fa chute n’ent point de différence. 
Un foir que nous étions à fonper , notre 
Vaifleau ft un mouvement convuifif fi extraor- 


DU HERO UE) 14 
dinaire que , ne fachant ce que Ce pouvoit 
être, nous quittâmes précinitanment la table 
pour courir au Tillac. L’alarme étoit générale 
dans tout l'équipage ; langenép croyoit que 
nous avions chañlé fur nos :ncres, & qué nous 
battions au rocher {ur leqnel nous étions dé- 
rivés ; mais , remarquant , par la pofition des 
autres vaifleaux, que nous n'avions point changé 
de place , on jugea que ce devoit être autre 
chofe , & l'inquiétude ne fit que redoubier, 
Oh chercha la caufe de ce mouvement pré- 
cipité. Enfin on entrevit un Cachalot, Il s’étoit 
élevé à l'Avant , & venoit de pañer , en replon- 
geant, entre nos deux cables qui fe croifoient, 
Comme 1l fe trouvoit arrêté par l'extrémité de fa 
queue dont l’envergure eft excefivement large, 
les efforts furieux qu’il faifoit pour fe débarrafer 
avoient fecoué & fecouoient encore le Vaif- 
feau. On fauta à l'inftant dans les chaloupes; 
on courut aux harpons ; mais l’obfcurité de la 
nuit retarda malheureufement la manœuvre 
héceffaire pour le prendre; &, dans le moment 
où les chaloupes l'approchoient, il fe dégagea. 
Tout le monde en fut fiché. En mot particulier, 
jé le regrettai beaucoup jhfqu'au moment où 


Ci 


36 | VOYAGE 
le hafard en mitun, dans la fuite, à ma dif 
poñition. Le danger pañfé , nous vinmes nous 
remettre à table; & , comme une faufle alarme 
eft toujours le fignal d'une joie très-vive, nous- 
nous amusèmes à nons perfiffier les uns les 
autres, à dépeindre réciproquement les im- 
prefñons différentes que la frayeur avoit faites 
fur chacun des Convives , & perfonne ne fut 
épargné. 

La promptitude des ordres, & la vigilance 
de Vangenep , dans cette occafion, m'étoïent 
un sûr indice qu'il avoit eu lui-même beaucoup 


d'imquictule; mais 1! n’en avoit rien laifé pa- 


roitre ; tant il eft vrai que le fang froid du Chef 


mafque le péril, & raffure la foule ! Telle doit 
être , jufqu'au dernier moment , la conduite 
d'un bon Marin. La confternation eft bientôt 
générale , quand léquipage voit l'épouvante 
écrite fur le front de fon Capitaine. Je me 
rappelois bien alors l'épreuve que J'en avois 
faite , en pañlant fous la ligne , lorfque nous 


nous étions laiflé canonner honteufement par 


EN AFRIQUE. 37 
(île des Marmotes }; j'ignore fi, dans les temps” 
antérieurs, on y voyoit de ces animaux ; mais 
je n'y en ai point trouvé. Une tradition com- 
mune à tous les Voyageurs m'avoit appris qu'an 
Navire Danois, contrarié par les vents , ne 
pouvant entrer dans la rade du Cap , étoit venu 
fe mettre à l'abri dans cette Baie, & qu'après 
quelque féjour , le Capitaine y étant mort , fon 
équipage l'avoit enterré dans la petite ile, & 
lui avoit élevé un Tombeau. 

Toutes les fois que pour me rendre au 
Schaapen-Eyland, je pañlois à la hauteur de cette 
ile, un bruit fourd qui avoit quelque chofe 
d'effrayant venoit frapper mon oreille. J'en 
parlai à mon Capitaine. Il me répondit que, 
pour peu que cela me fit plaifir & m'intérefsât, 
nous y ferions une defcente ; qu'il feroit cu- 
rieux lui-même de voir le Tombeau Danois. Dès 
le matin , il donna fes ordres ; nous partimes, 

À mefure que nous approchions , ce bruit 
fourd piquoit notre curiofité , d'autant plus que 
la mer , fe brifant ayec violence contre les ro- 
chers qui formoient le rempart de cette île, 
ajontoit encore au bourdonnement dont nous 
ne devinions pas la caufe. 


Cu 


38 VOYAGE 

Arrivés enfin , je ne dirai pas que nous 
mimes pied à terre; car nous fñmes obligés 
de le mettre à l’eau , tant la barre s’alongeoit 
avec violence ! Nous étions à tous momens 
couverts de fon écume. Nous efcaladämes la 
#ôche avec beaucoup de peine & de danger, 
& parvinmes à fon efplanade. Jamais fpedacle 
femblable ne s’eft offert ailleurs aux yeux d'un 
Moïtel! Il s'éleva tout-à-coup , de toute la 
furface de lile, une nuée impénétrable qui 


formoit , à quarante nieds {ur nos têtes, un dais 
immenfe, ou plutôt un ciel d'ofeaux de toutes 
gfpèces & de toutes couleurs, Les Cormorans, les 


Mouertes, les Hirordelles de mer, les Péhicans, 
toit le peuple ailé qui borde cette partie de 
l'Afrique étoit , je crois, raffemblé là. Tous ces 
croaflemens mêlés enfemble & modifiés fuivant 
leurs différentes efpèces, formoient une mufique 
horrible ; étois , à tous momens, forcé de m’en- 
velopper la tête pour en diminuer les déchi- 
remens, & me donner un peu de relâche. 
L'alarme fut d'autant plus générale parmi ces 
lésions innombrables d’oifeaux que nous avions 
principalement affaire aux femelles , puifque 
c'étoit le moment de la ponte. Elles avoient 


EN AFRIQUE. 39 
des nids, des œufs & des petits à défendre. 
C'étoient des harpies acharnées contre nous. 
Leurs cris nous aflourdifloient. Souvent elles 
s’abattoient à plein vol , & nous rafoient le 
nez. Les coups de fufl redoublés ne les épou- 
vantoient point ; rien n’eut été capable d'écartêr 
ce nuage. Nous ne pouvions faire un pas fans 
écrafer des œufs ou des petits ; la terre en 
étoit jonchée. 

Les cavernes & les crevafles des roches 
étoient habitées par des PAocas & des Mors, 
efpèce de Veaux & de Lions marins. Nous tuà- 
mes, entr’autres , un de ces derniers qui étoit 
monftrueux. 

Les plus petits abris fervoient de retraite aux 
Manchots qui foifonnoient par-deflus toutes les 
autres efpèces. Cet oifeau, d'environ deux pieds 
de hauteur, ne porte point fon corps comme 
les autres oifeaux ; il fe tient droit perpendi- 
culairement fur fes pieds ; cela lui donne un 
air de gravité d'autant plus ridicule que fes 
ailes , totalement dépourvues de plumes, pen- 
dent négligemment de chaque côté. Il ne s’en 
fert que pour nager. À mefure que nous 
avancions vers le mulieu de file , nous en 

C iv 


40 | ÂGE 

rencontrions des troupes innombrables. Bien 
dreflés fur leurs pattes, ces animaux ne fe dé- 
rangeoient en aucune façon pour nous laiffer 
pañler ; ils entouroient plus particulièrement le 
Maufolée , & fembloient en défendre l'appro- 
he. Tous les environs en étoient obftrués. La 
Nature avoit fait pour le fimple Tombeau de ce 
pauvre Capitaine Danois ce que va chercher 
bien loin l'imagination d’un Poëte , & ce qu'exé- 
cute, à plus grands frais , le cifeau de nos 
Artiftes ; le hideux Chat-huant, le mieux fculpté 
dans nos Tempies , n’a point l'air finiftre & 
mortuaire du Manchot. Les cris lugubres de cet 
animal, mêlés aux cris des Veaux marins , im- 
primoient je ne fais quelle trifteffe dans l'ame 
qui difpofoit à l'attendriflement. Je fixai quel- 
que temps mes regards fur ce dernier afyle 
d'un malheureux Voyageur , & j'offris un foupir 
à fes Mânes. Du refte, le monument élevé 
fans doute à la hâte n'offroit rien de remar- 
quable : c’étoit un quarré-long de trois pieds 
de hauteur, & conftruit à fec avec des éclats 
du rocher dont l'ile s'environne, J'aurois été 
curieux de fouiller dans l'intérieur de la tombe. 
File renfermoit peut-être , avec la trifte dépouille 


EN AFRIQUE. At 
du Capitaine , l'hifloire de fa mort , ou quel- 
qu'indice fur fa famille & fa patrie. Si j'avois 
été feu! , j'aurois ofé troubler fa cendre; mais, 
avec des Marins Hollandois , je me gardai bien 
d'en faire feuiement la propoñition. Le refpe&t 
pour les morts eft pouflé chez eux jufqu'au 
fcrupule ; ils ne m'auroient point vu de bon œil 
porter les mains fur cette tombe folitaire & 
paiñble ; &, comme par-defius tout 1ls font 
fuperftitieux à l'excès, fi, dans la fuite , il étoit 
arrivé quelqu’accident au navire , ils n’auroient : 
pas manqué de m'en attribuer la caufe : je fis 
prudemment de me taire ; mais, en quittant 
cetre île, je me réfervai, tout bas, le droit 
d'y revenir un jour. 

Nous emplimes notre chaloupe de toutes les 
efpèces d'animaux que nous avions fous la 
main. Les Manchots ne furent pas oubliés. 
Nous en tirâmes beaucoup d'huile à brûler. 

Nos Matelots avoient aufi ramaflé une pro- 
digieufe quantité d'œufs qui nous fournirent, 
pour plufieurs 1ours , un aliment que nous 
trouvions délicieux, & qui venoit interrompre, 
fort à propos, la monotonie de la nourriture 
sèche & trop uniforme du Navire. 


42 VOYAGE 

J'ajouterai à cette digreffion y que j'ai crue 
intéreflante, un feul mot fur le Lion & le 
Veau marins. Ils ont été cités par tant d’Au- 
teurs , fous des dénominations fi différentes, 
des caraëtères fi faux, qu’on eft enfin parvenu 
à n'y plus rien comprendre. Ce que je puis 
dire , quant au premier de ces monfîres, c’eft 
que je n'ai jamais vu aucune de ces trompes 
d'un demi-pied de long qui pendent , à ce 
qu'on aflure , à l'extrémité de la mâchoire 
fupéricure du mâle. Pour le fecond, que les 
Hollandois ont ainfi nommé, c'eft le même 
qu’on montroit, il y a trois ou quatre ans , dans 
une des boutiques du Palais-Rovyal , & qu’on 
appeloit T'gre de mer, tandis qu’en même temps 
on en failoit voir un pareil à quelques bou- 
tiques plus loin , fous un nom différent. C’eft 
ainfi que, quinze ans plus tôt , le crédule & bon 
Parifien, qui n'auroit pas voulu faire un pas 
pour voir un chameau, couroit en foule à la 
foire S.-Germain pour s'extañer devant le Gaz- 
gan qui n'étoit pourtant autre chofe qu’un 
Chameau débaptifé par un fripon. Ces impof- 
tures font moins plaifantes qu'elles ne font 
condamnables, Elles propagent l'ignorance du 


EN AFRIQUE. 43. 
Peuple indolent de la Seine; le facrifice qu'il 
fait de fon argent , pour fatisfaire fon inepte 
curiofité , ne devroit-il pas du moins fervir à 
fon inftruétion? 

Il y avoit à peine trois mois que nous féjour- 
nions dans la Baie; j'en connoiflois déjà tous 
les environs ; je m'étois tellement occupé de 
mon chjet que , dans ce court efpace de temps, 
FAN Os rafemblé une colle@tion confidérable & 
précieufe d'oifeaux, de coquilles, d'infectes 
de madrépores , &e. Mais un évènement fu- 
nefte m'eût bientôt & pour toujours privé du 
fruit de mon travail, de mes recherches & de 
mes courfes fi pénibles. 

Nous reçûmes, par terre, un Exprès du Gou- 
verneur qui nous apprit que M. de Suffren, 
_ après fon affaire de S.-Jago , étoit arrivé au 
Cap , & quon y attendoit inceffimment une 
_ autre Flotre Françoife. Cet Exprès apportoit au 
Held-Woltemaade , le même fur lequel j'étois 
arrivé d'Europe, l'ordre de partir, à l'inftant, 
pour Ceylan, lieu de fa deftination. Le pauvre 
Capitaine S**V** mit donc à la voile dans 
les premiers jours du mois d’Août. Ce fatal 
Navire me pourfuivoit par-tout. Il étoit écrit 


44 VOYAGE 


au livre des deftins qu'il ne difparoitroit qu'a 


près m'avoir ruiné. En me rappelant notre 
ridicule combat avec le Corfaire , il ne m'é- 
toit pas difficile de preflentir que le ÆH:td- 
W'oltemaade fereit auffitôt pris qu’aperçu par 
les Anglois : c'eft en effet ce qui lui arriva. À 


peine entroit-il en marche qu'il fut rencontré, : 


& paifiblement amariné par l'Efcadre du Com- 
modore Jonfton. Cette prie fit notre malheur. 
Infiruit par la plus lâche indifcrétion de l’éaui- 
page , Jonfton vint droit à nous, & fe préfenta 
a l'ouverture de la Baie , avec pavillon de 
France. On crut d'abord que c'étoit la flotte 
Alliée qui nous avoit été annoncée; mais un 


Cutter qui précédoit, ayant arboré pavillon : 


Anglois , nous envoya fa bordée, aui fut fuivie 
de celle des autres vaifleaux. Le nombre ne 
permettant point à nos gens de difputer la 
place , 1l ne refta d'autre reflource que de 
couper précipitamment les cables pour fe faire 
échouer, On abandonna Îles Navires; chacun 
chercha fon falut dans la fuite. Le défordre & 
la confufñon fe répandirent de toutes parts: 
les malheureux Navires furent en proie au 


pillage le plus affreux. Chacun en emporta ce 


EN AFRIQUE. 4 
qui lui convenoit davantage. Mon Capitaine 
f mit le feu au fien , & les Anglois arrivèrent 
aflez à temps fur les autres pour les empècher 
de brüler ou d’échouer. La crainte d'être pour- 
fuivis, pris ou maflacrés par l'ennemi, pré- 
cipitoit nos Matelots fur le chemin du Cap. 
Vinot lieues de fable à traverfer, jufqu’à la 
Ville enavoient découragé beaucoup. Ées 
miférables s’étoient tellement furchargés qu'ils 
avoient été contraints d'abandonner, fur Îa 
route , une partie de leurs effets. Les différens 
fentiers qu'ils avoient pris en étoient parfemés; 
on en rencontroit par-tout. Ce jour là, mal- 
heureufement je chaffois. Le bruit des canon- 
nades parvint jufqu'à moi. Je m'arrêtai a l'idée 
.toute naturelle de quelque fête donnée fur 
notre Efcadre, & je hâtai mes pas pour m'y 
rendre, afin d'en jouir. Arrivé fur les Dunes, 
quel fpedtacle vint frapper mes regards! Le 
Mildelbourg fautoit ! Et la mer & es airs, tout 
fut, dans un moment , rempli de fes débris 
enflammés. J’eus la douleur mortelle de voir 
mes colledtions, & ma fortune , & mes projets 
& toutes mes éfpérances gagner la moyenne 
région , & s'y réloudre en fumée. 


46 V'OTYTLBE 

Cependänt les Anglois ne cefloient de cäs 
nonner les Dunes , & de pourfuivre les trais 
ñeurs que la cupidité avoit retenus trop long- 
temps fur nos Vaifleaux, De cinq prifonniers 
que nous avions fur notre bord , quatre s’é- 
toient jetés à la mer , en reconnoiffant le Pa- 
villon de leur Nation, & avoient rejoint leur 
Flotte. Le cinquième avoit préféré de débar- 
quer avec nos gens. Je le vis qui longeoit la 
Dune à dix pas de l'endroit où j'arrivois. Je le 
reconnus. Dans le moment où je lui faifois , en 
fa langue , du mieux qu'il m'étoit poffible , une 
queftion fur cette cataftrophe effroyable, un 
boulet , qui lui coupa la tête, emporta fa 
réponfe. Un autre, de la même bordée , en 
fit autant à un gros chien qui avoit l'air de 
chercher fon maitre , & s'approchoit de moi 
effaré & tremblant. Ces deux boulets m'en 
faifant craindre un troifième, je défemparai à 
l'inftant, & m'ailai mettre à l'abri dans le revers 
de la Dune. 

Quelle étoït ma poñition, après une aufl 
terrible aventure En fuppofant que je ne vor 
luffe point aller au Cap mendier des fecours 
pécuniaires, & grofhir la foule des malheureufes 


EN AFRIQUE. 47 
vitimes échappées à la flamme , au fer de l'en- 
nemi , indifférent à cette fcène d'horreur où 
je n’aurois dû courir aucun rifque , puifawelle 
ne m'eût donné nui profit ; fans titre, fans 
état, fans commifiion ; feul , éloigné de tous 
les miens , dont l'image trop chérie, comme 
un éclair , vint fe retracer devant moi ; à 
deux mille lieues de ma femme, de mes en- 
fans, de ma patrie adoptive ; dans un pays 
fauvage , fans efpoir d'y trouver même un 
abri tranquille & sûr ; n'ayant, pour toute 
reflource , que mon fufl, dix ducats dans ma 
bourfe, & le mince habit que je p rtois, quel 
parti me reftoit-il à prendre , & qu’allois-je 
devenir ? Toutes ces idées vinrent me frapper 
à la fois , & je fentis couler mes larmes. Dans 
ma fituation déplorable, je tournai mes yeux 
vers le rivage; les Vainqueurs, à la pour!uite 

des fuÿards , pouvoient difpofer de ma vie, 
& , d’un coup de fufñl, m'en épargner les mi- 
sères |. Je formai un moment ce fouhait bar- 
bare , & trouvai, pour la première fois, de la 
férocité dans mon cœur. 

| Mais, bientôt replié fur moi-même, & fon- 
geant à mon extrème jeunefle qui m'offroit un 


45 V o:Y A°G E 

appui confolant dans mes propres forces, je « 
pris enfin mon parti, & fus moins défefpéré. 
de mon fort. ; de 

Il me vint dans l’efprit qu’un Colon que 
J'avois vu plufieurs fois dans mes courfes , & 
qui n'étoit qu'à quatre lieues de-là , voudroit 
bien me garder chez lui, jufqu'a ce que j'eufle 
reçu des fecours de ma famille en Europe. Je 
me trainat donc jufqu’à fa demeure folitaire. 
Je demandois l’hofpitalité ; mon malheur étoit 
peint fur ma figure. Le fenfble Saber me 
tendit les bras; &, me prenant par la main, 
il me préfenta fur le champ à fa famille. Dès 
le lendemain , jimitai la conftante hirondelile 
dont on a impitoyablement brifé le nid; je 
revins, non fans triftefle, à l'a, b, c de ma 
Colleétion. 

Quelques jours après, on reçut des nou- 
velies du Cap; tous nos Capitaines avoient été 
cafés , excepté Vangenep , le feul qui eut fait 
fauter fon Navire, & dont la belle ation vesoit 
de me ruiner à jamais. 

En partant pour Îa Baie , ils avoient tous 
reçu l'ordre de fe faire fauter, s'ils étoient 
attaqués de façon à ne pouvoir fe défendre; 


on 


EN AFRIQUE. 49 
où leur avoit donné un Hoeker, petit bâti- 
ment qui ne prenant pas beaucoup d'eäu, de- 
voit pénétrer au plus loin poñhble dans la 
Bäie , & fervir de dépôt général des cordages, 
voiles, agrès , &c. des vaifleaux. Cette partié 
de l’ordre avoit été exécutée; &, fi le Capitaine 
de cette Flûte y avoit mis le feu comme on 
le lui avoit très-eypreflément recommandé, 
il jetoit les Angiois dans l'embarras , & les 
réduifoit à la néceffité peut-être d'abandonner 
_ nos Vaifleaux que, faute d’agrès néceflaires, ils 
n'auroient pu emmenér avec eux. Bien plus 
‘avancé dans le fond de la Baie que nos autres 
Navires, tandis que les Angiois les canonnoient 
& sen emparoient ; 1! avoit eu plus que le 
temps néceffaire pour fe faire fauter; non feux 
lement il n’avoit fait aucune difpcfition pot 
cela ; mais, quittant fon Bord pour fe fauves 
à la vue du Currer qui venoit le faifr , il ne 
penfa pas mème à mettre lé feu à fon bâtis 
timent ; & , par uhe contradiétion inconcevable 
& qui tient de l’extravagance , il alla brûler & 
réduire en cendres une belle habitation qu'il 
trouva à l'extrémité de la Baïe , dans un en- 
droit où la mer étoit fi baffle que les chaloupes 

Tome I, D 


50 VOYAGE 
même n’y pouvoient aborder ; aufñ fut-1l pour- 
fuivi en juftice par le propriétaire , le fieur 
Heufke , qui comptoit bien le faire condamner 
tout au moins à lui payer le montant du 
dommage. ia 
Vangenep étoit le feul Capitaine qui, à notre 
. arrivée dans la Baie, fe fut férieufement occupé, 
avant tout, des préparatifs indifpenfables pour 
l'exécution rigoureufe des ordres qu’on avoit 
donnés à tous en général. Nous avions lardé 
toutes les parties de notre bâtiment avec des 
étoupes huilées , des fagotages , des goudrons, 
& toutes fortes de matières combuftibles ; fes 
confrères étoient d'autant moins pardonnables 
que trois mois de défœuvrement , dans cette 
Baie , leur avoient laiflé tour le temps de fe 
précautioner. Nous étions arrivés le 11 Mai, 
& nous entrions alors dans le mois d'Août. 
Les Matelots & les Cficiers de nos équipa- 
ges, accourus tumultuenfement à la Ville , n’a- 
voient que trop répandu le malheur que nous 
venions d'efluyer. M. le Fifcal, ne me voyant 
point de retour avec les autres, & n'entendant 
point parler de moi, fit faire des perquifitions; 
on lui découvrit la retraite que je m'étois choifie. 


| EN: PER TQOUE. st 
Peu de jours après , je le vis arriver. Combie 
je me repentis alors d'avoir perdu fi tôt la 
tendre confiance qu'il m'avoit infpirée ! Je lui 
rendis compte de la fituation cruelle où m'’a- 
voit plongé le malheur commun, de laffreufe 
détrefle où me jetoit la perte de tout ce que 
je poflédois au monde. Je lui fs part de la 
réfolution que j'avois prife de refter chez l'hon- 
nèête Slaber , juiqu'à ce que jeufle reçu des 
nouvelles de ma famille , & de travailler, en 
attendant , à rebâtir l'édifice de mes colle@ions 
& de mes recherches en hifioire naturelle. M. 
Boers m'avoit écouté tranquiliement & fans 
minterrompre : Que ne puis-je ici graver, en 
lettres d'or , & fes tendres reproches , & fes 
preflantes follicitations de Île fuivre au moment 
même ! Sans ton, fans morgue , fans ce ver- 
biage impertinent de nos protecteurs d'Europe, 
mais avec cette bonhomie ouverte & franche 
qui mefure l'homme par l'homme, & ; 
jours le protégé digne du bienfait ; « NMonfeur 
» (me dit-il, lorfque j'eus fini de m’excufer }, 
»# vous n'oublierez pas que vous m'êtes recom- 
» mandé. L'inftant qui vous voit malheureux 
» €ft aufli le moment où je dois, à montour, 

D i 


2 VOYAGE 

» mériter la confiance des amis qui ont compté 
» fur moi; je ne la trahirai point. Ma maion, 
#» ma table, les fecours les plus prefés , je 


» vous offre tout; reprenez courage ; dreflez 


Ÿ 


de nouvelles bateries ; revenez à vos plans, 
» & n'attendez pas, pour commencer vos 
» Voyages, les nouvelles incertaines d'Europe. 
» C'eft à moi de pourvoir à ces détails. Ac- 
» ceptez ; il le faut; je le veux ». 

Cette ame fenfble parloit à la mienne une 
langue fi chère! Un refus l'auroit trop blefée! Je 
me rendis. C'eft donc à cet ami généreux que je 
dus l'avantage inappréciable de me livrer , fans 
de plus longs délais > aux préparatifs de ce 
Voyage tant défiré, ainfi qu'aux dépenfes rui- 
neufes qu'alloit entrainer fon exécution; j'en 
renouvellerai plus dune fois Île fouvenir : il 
devient un befoin pour mon cœur. Je me 
rappelle , avec une égale reconnoiffance, tout 
ce qu'a fait pour moi, dans mes différentes 
apparitions au Cap, M. Hacker, Gouverneur 
en fecond. Je rends grâce à M. Gordon , Com- 
mandant des troupes, des fervices qu'il étoit 
en fon pouvoir de me rendre , & qu'il ne 
m'a point épargnés. Ses Obfervations curieufes, 


MEN A ER TIQ-UE. $3 
publiées en Hollande par Allaman , font efti- 
mées, & J'avoue que je lui fuis particulièrement 
redevable d’une foule de détails précieux qui 
m'auroient peut-être échappé, fans les inftruc- 
tions & les confeils que jen reçus avant mon 
départ pour l'intérieur du pays, où lui-même 
il avoit entrepris quelques Voyages. 

Je demandai qu'il me fût permis de pañler 
encore une quinzaine de jours à Saldanha, 
afin de réparer , s'il étoit pofñble , une partie 
des pertes que m'avoient fait faire les Anglois. 
Ne fachant point fi, dans la fuite , j'aurois 
occañon de repañfer dans ces lieux funeftes, je 
voulois au inoins me procurer les objets que 
Jétois prefque afluré de ne point retrouver 
ailleurs. Je n’avois, pour ainf dire, qu'a mettre 
la main deflus : je connoïflois fi bien le terrein! 
je l’avois fi fouvent arpenté de tous fens! car, 
avant la tragique hifioire de nos vaiffeaux , 
javois acheté un cheval , & pris, à mon fer- 
vice , un Hottentot qui m'avoit indiqué juf- 
qu'aux retraites les plus cachées. Mon hôte 
lui-même & fes deux fils m'aidèrent beaucoup 
dans mes recherches; au moindre figne , ils 
prévenoient mes défirs : on eut dit qu'ils étoient 


Di 


54 VOYAGE 

à mes ordres. Je n’envifageois jamais ces braves 
gens fans un étonnement mêlé d’admiration. Le 
bon Slaber avoit en outre trois files. Leur 
figure & leur taille offroient réellement un 
afpeét impofant. Cette famille étoit fuperbe ; 
ils avoient tous fix pieds de haut. 

Que je mis à profit ces quinze jours accordés 
avec tant de peine par l'amitié ! Et les coquilles 
& les plantes & la chaffe partageoïent tous mes 
inftans. La chafle fur-tout , ma paññon favorite, 
m'expoloit fans cefie aux dangers les plus grands, 
& m'avoit fait une réputation d'intrépidité qui 
s'étoit répandue dix lieues à la ronde. 

Un foir que j'étois rentré de fort bonne- 
heure , je trouvai à la maifon un Habitant que 
je ne connoïflois point , & qui m'attendoit, Il 
fe nommoït Sir. Îl étoit venu pour folliciter 
nos fecours contre une Panthère qui , fixée 
depuis quelque temps dans fon canton , en- 
levoir . régulièrement toutes les nuits, quelque 
pièce de fon bétail, Sa propoftion me fit grand 
plaifir ; je l'acceptai avec tranfport. Enchanté 
de faire en règle la chafle de cet animal , je 
comptois me venger fur lui de lépouvante que 
m'avoit caufée fon pareil dans la baie de Saldanha, 


EN, ‘ASRR L'O U E. ns À 
Jour pris pour le lendemain , nous déter- 
minâmes quelques jeunes-gens des environs à 
fe joindre à nous. Je remarquOts qu'ils ne s’y 
prêtoient point de trop bonne grace. J'en fis 
honte aux plus récalcitrans ; ce fut un coup 
d’aiguillon pour les autres. Nous réunimes tous 
les chiens que nous pûmes trouver, & chacun 
s’arma de pied en cape. Toutes nos batteries 
ainfi dreflées , comme s'il fe fût agi d’une prife 
d'affaut , on fe fépara. Je me mis fur mon ht 
pour y dormir quelques heures, & me difpofer 
à la fatigue du lendemain. Je ne pus fermer 
l'œil d'impatience & d’aife. Dès la pointe du 
jour, je gagnai la plaine avec mon efcorte. 
S mit & quelques amis nous attendoient ; nous 
nous trouväames environ dix-huit chaffeurs. Nos 
chiens réunis formoient une meute de pareil 
nombre. Nous apprimes que la Panthère avoit 
encore enlevé un mouton pendant la nuit. 
Un des canons de mon fufil étoit chargé 
de très-gros plomb , l'autre de chévrotine. J’a- 
vois, en outre, une carabine chargée à balles. 
Mon Hottentot la portoit, & me fuivoit. Le 
pays affez bien découvert n'offroit que quelques 
buiffons ifolés de côtés & d’autres. 11 failoit 
D iv 


36 VOYAGE 
vifiter tous ceux qui fe trouvoient fur notre 
paflage , avec bien des précautions. 

Après plus ane heure de recherches , nous 
tombâmes fur le mouton dont la Panthère n’avoit 
dévoré que la moitié. Une fois sûrs de la pifte, 
l'animal n'étoit pas loin , & ne pouvoit nous 
échapper. En effet , quelques inftans après, nos 
Chiens qui jufques-lä n’avoient fait que battre 
confufément la Campagne , tout à coup fe 
réunirent , &, preflés enfemble , s'élancèrent à 
deux cents pas de nous, vers un énorme buifion 
où ils fe mirent à aboyer ; à burler de toutes 
leurs forces, | 

Je fantai de mon cheval, que je remis à mon 
Hottentot ; &, courant du côté du buiflon , je 
m'établis fur une petite monticule qui en étoit 
à cinquante pas ; mais , jetant les yeux derrière 
moi, je vis qu'il n’y avoit pas un feul de mes 
Compagnons qui fit bonne contenance. Jean 
Slaber , un des fils de mon hôte , coloffe de 
fix pieds, vint fe ranger près de moi; il ne 
vouloit point, difoit-il , m’abandonner, même 
au péril de fa vie. Au battement de fon cœur, 
aux traits effarés de fon vifage , je jugeai que 
le pauvre garçon comptoit peu fur lui-même ; 


BEN AOF RII O UE. s7 
Je fentois , pour en tirer parti, qu'il avoit befoin 
d’un homme ferme qui le rafurât. En effet, 
quelle que fût fa terreur , je penfe quil fe 
croÿoit en plus grande fécurité près de moi 
qu'au milieu de fes poltrons de camarades que 
nous voyons divaguer dans la plaine , & fe 
tenir à une diftance refpedueufe. 

Ils m'avoient tous averti que , dans le cas 
où je joindrois l'animal d’aflez près pour en 
être entendu ,je ne devois point crier Saa, Saa; 
que ce mot mettoit le Tigre en fureur , & 
quil s'élançoit de préférence fur celui qui la- 
voit prononcé. Mais, en rafe campagne, bien 
a découvert, & ne pouvant être furpris par 
l'animal , je me mis à crier plus de mille fois 
Saa , Ssa, Saa , autant pour exciter les chiens 
que pour l’arracher de fon fort. Ce fut en vain; 
l'animal & la meute également effrayés l'un de 
l'autre nofoient ni pénétrer ni fortir ; parmi 
les chiens cependant , je remarquai des métins 
pour qui j'aurois parié , fi leur courage eût 
_ fecondé leurs forces. Ma feule chienne, la plus 
petite de la troupe , fe montroit toujours à 
la tête des autres. Elle feule s'avançoit un peu 
dans le buifon; il eft vrai que, reconnoiffant 


58 V © Y'A G'E 

ma voix, elle en étoit animée & plus acbarnee 
que les autres. , 

L'affreux Tigre poufloit des hurlemens ter- 
ribles. À chaque inftant ,je le croyois lancé. 
Les chiens, au moindre mouvement qu’il faifoit 
fans doute, fe jetoient avec précipitation en 
arrière , & détaloient à toutes jambes, Quelques 
coups de fuñl, tirés au hafard, le déterminèrent 
enfin. Il fortit. brufquement. Css apparition 
fübite fut , pour tout le monde , un fignal 
de décamper. Jean Slaber lui-même qui, taillé 
comme un Hercule , auroit pu lutter avec 
l'animal & l'étouffer dans fes bras, perd tout 
à coup la tête; 11 cède à fa PRE , Sen- 
fuit vers les autres, & m'abandonne. Je refte 
feul avec mon Hottentoi, Le Tigre , pour ga- 
gner un autre buifion , pafle à cinquante pas 
de nous , ayant tous les chiens à fes troufles. 
Nous le faluons de nos trois coups à fon 
pañage. 

Le buiflon dans lequel il fe réfugioit étoit 
moins haut, moins grand & moins touffu que 
celui qu'il venoit de quitter ; des traces de 
fang me firent préfumer que je l'avois touché, 
& l’acharnement rédaublé des chiens m'en donna 


EN AFRIQUE. $9 
la preuve. Une partie de mon monde alors fe 
rapprocha , mais le plus grand nombre avoit 
tout à fait difparu. 

L'animal fut encore harcelé pendant plus d’une 
heure , nous tirâmes au hafard dans le buiffon 
plus de quarante coups de fufñl; enfin laffé, 
impatienté mème de ce manège qui ne finifloit 
rien, je remontai à cheval & tournai, avec 
précaution , du côté oppofé aux chiens. Je 
préfumois qu'occupé à fe défendre contr’eux, 
il me feroit aifé de le furprendre par derrière, 
Je ne m'étois pas trompé; je l'aperçus. Il étoit 
acculé , jouant des pattes pour tenir en ref- 
pe“ ma petite chienne qui venoit aboyer 
jufqu'à la portée de fa griffe, Quand j'eus pris 
tout le temps néceflaire pour le bien ajufter, 
je lui lâchai ma carabine que je laiffai tomber 
pour me faifir promptement de mon fufil 
a deux coups que je portois à l’arçon de ma 
felle,. Cette précaution fût inutile. L'animal 
ne parut point; &, moncoup parti,je ne le 
vis même plus. Quoique für de l'avoir atteint, 
il y auroit eu de limprudence à pénétrer tout 
de fuite dans ce fourré. Cependant on ne l’en- 
tendoit point ; je le foupçonnois ou mort ou 


60 VOYAGE 

dangereufement bleflé, « Amis, criai-je alors 
# a ceux de nos chaffeurs qui s'étoient rappro- 
» chés, allions, tous de front & fur une ligne 
» ferrée , droit à lui; il faut bien , sil vit 
» encore, que tous nos coups lächés enfemble , 
» Île démontent , s’il fe préfente; quel rifque 
# pouvons nous courir »#? Il ny eut qu'une 
voix pour me répondre ; mais elle fut néga- | 
tive. Ma propofition ne fut goutée de perfonne. 
Indigné , furieux : « camarade ‘dis-je à mon 
# Hotrentot non moins animé que fon mai- 
» tre, l'animal doit être où mort ou très-ma- 
» Jade. Monte à cheval , approche-toi comme 
» je l'ai fait, & tâche de découvrir dans quel 
» état nous l'avons mis. Je vais garder l'entrée ; 
» pour cette fois, s'il veut échapper, je Paf- 
» fomme. Nous pouvons l'achever fans le fe- 
» cours de ces làches », Il ne fut pas plutôt 
entré qu'il me cria qu'il apercevoit le Tigre 
étendu de fon long fans aucun mouvement 
apparent , & quil Île jugeoit mort. Pour s'en 
aflurer , il lui tira un dernier coup de fa 
carabine ; j'accourus ; tout mon corps fré- 
mifloit d’aife & d'exultation ; mon brave Hot- 
tentot partageoit mes vifs tranfports. La joie 


EE N:A'F R'IQUE GI 
doubloit nos forces. Nous traïnämes l'animal 
en plein air; il me fembloit énorme. Je com- 
mençai d'abord par prendre en détail toutes 
fes dimenfions. Je l’examinois & le retournois 
dans tous les fens- Je l'admirois avec orgueil. 
C'étoit là mon coup d'efla; & le Tigre , par 
hafard, fe trouva monftrueux. Il éroit mäie: 
depuis l'extrémité de la queue jufqu’à la mouf- 
tache , 1l portoit fept pieds deux pouces fur 
une circonférence de deux pieds d'x pouces. 
Je lui reconnus tous les cara@ères de la Pan- 
thère fi bien décrits par Buffon. Maïs, dans 
toute la Colonie ; on ne le nomme pas au- 
trement que le Tigre. Cet ufage a prévalu, 
quoique dans toute cette partie de l'Afrique 
on ne rencontre aucun Tigre , proprement 
dit, & qu'il y ait une grande différence entre 
de & l'autre de ces animaux ; les Hottentots 
lappellent Garou , Gama , ceft-à-dire Lion 
racheté, | 

En général dans les Colonies du Cap on 
redoute la Panthère beaucous plus quele Lion. 
Celui-ci n'arrive jamais fans s'annoncer par des 
ruoiflemens affreux. Il donne lui-même le fignal 
de la défenfe, comme s'il montroit plus de 


62 VOYAGE 

confiance dans fa force, ou qu'il mit plus 
de nobleffe dans l'attaque ! L'autre au contraire 
uait la perfidie à la férocité ; il arrive toujours 
fans bruit , fe gliffe avec adrefle, faifit l'avan- 
tage; &, fautant fur fa proie, l'enlève avant 
qu'on fe fcit douté de fon approche. 

Je n'ai pas manqué d’occafons par la fuite, 
de voir beaucoup de ces animaux, ainfi au une 
autre efpèce appelée par les Hollandoïs Luypar 
( c'eft le Léopard des François ); une autre 
petite efpèce encore qu'on nomme Chat- 
Tigre, & qui eft l'Offelot de Buffon: J'en par- 
lerai en diverfes rencontres. 

Lorfque j'eus fini toutes mes remarques fur 
ma Panthère, & que j'en eus pris le defhn, 
nous nous mimes en devoir de la déshabiller. Les 
poltrons fe rapprochoïient peu à peu, en nous 
voyant opérer fi tranquiiement. On fe figure 
fans peine leur air honteux & décontenancé. 
N'avoient-ils pas à rougir devant un Etranger 
qui, pour la première fois, aux prifes avec 
une bête féroce, avoit tenu ferme & montré 
plus d'intrépidité qu'eux tous , quoiqu'ils fuffent 
nés & élevés , pour ainfi parler, au milieu ces 
monfires de l'Afrique? 


| EN AFRIQUE. 63 

Lorfque j'eus fini de dépouiller ma proie, 
mon Hottentot s’affubla de fa peau , je faluai 
mes fiers chaffeurs & nous retournâmes au gite. 

Nous marchions en triomphe, efcortés par 
plufieurs chiens dontles maîtres s'étoient éclipfés 
les premiers. Ils ne nous approchoient que de 
forte. La peau du Tigre les tenoit en ref- 
pet ; &, lorfque pour les effrayer d'avantage, 
mon Hottentot fe retournoit , faifant un 
mouvement vers eux, cétoit à qui détaleroit 
le plus vite, comme fi le Tigre vivant eût 
été à leurs troufles ; ce qui nous divertifloit 
beaucoup. | 

Les détails de cette expédition ne tardèrent 
point à fe répandre. On difoit par-tout dans 
le Pays que jétois un brave ; ceux mêmes qui 
m'avoient fi bien fecondé commencoient à le 
croire. | 

Je reçusencore une fupplique de la part d’un 
Colon que je ne connoiflois pas, & qui vivoit 
à quatre lieues de nous ; il me prioit d'aider 
{es fils à le débarrafler d’une autre Panthère 
qui ravageoit fon quartier. 

Ceque je venois d'éprouver dansune première 
tentative ne m'engageoit guères à en former 


64 "HW a YAGE 

une feconde. Je m'en défendis, bién réfolu 
de ne pas m'expofer davantage au danger 
de devenir la viétime d’une auffi lâche défer- 
tion. « Allez, répondis-je à l’'Envoyé; dites 
» à votre maitre que je ne fuis pas venu dans 
» ces Contrées pour y détruire la race des 
» Tigres ; je ferois trop mal payé de ce fervice 
» puifqu'il n'auroit été utile qu'a des poltrons ; fi 
» le hafard m'expofe à de pareilles rencontres , 
» je faurai bien combattre feul, Je ne veux 
» point de vos fecours , & ne prêterai les 
» miens à perfonne ». C'eft ainfi que le fuccès 
avoit enflé mon orgueil: je me croyois tout 
au moins un Théfée. ; 

Je confondois mal-à-propos des Colons que 
je ne connoïflois point avec ceux dont j'avois à 
me plaindre. L'invitation me venoit de Louis 
Karfle. Dans la fuite , j'ai trouvé l'occafion de 
faire connoïffance avec lui. Je me fus repenti 
de ma prévention à l'égard de fes enfans. Ils 
m'ont fait éprouver qu'ils étoient incapables 
de lâcher prife dans un moment critique, & 
j'ai vu des effets de leur courage. 

Le temps que je m'étois limité moi-même 
en quittant M. Boers étoit prefque écoulé ; 

la 


EN AFRIQUE. 65 
la faifon favorable pour mon Voyage dans l'in- 
térieur du Pays s’avançoit de plus en plus. J'a- 
vois de grands préparatifs à faire, des nombreux 
_ renfeignemens à recevoir. Je pris congé du bon 
Slaber, de toute fa famille que je quittois à 
regret : libre de foins , d'embarras, d'inquiétude, 
plus léger que je n'étois venu , je lançai un 
dernier regard vers la Baie de Saldanha , & 
me mis en route pour le Cap. 


RETOUR de la Baie de Saldanha au CAP. 


Moxsreur Boers m’attendoit; à mon arrivée, 
je fus inftalé dans fa maïfon. J'y trouvai tout 
ce qui pouvoit flatter mes defirs & ces tendres 
foins de l’amitié que vend fi cher ailleurs 
l’orgueileufe infolence d'un Satrape enrichi. 
Il me prévint fur les apprèts néceflaires de 
mon Voyage, & me pria d'y fonger. Ce fut 
alors que je me liai plus particulièrement avec 
M. Gordon, Commandant des troupes. Il trouvoit 
mon entreprife trop hardie dans un moment 
fur-tout où les Caffres étoient en guerre avec 
les Colons & par conféquent avec les Hottentots, 
Tout en approuvant mes projets, il ne me 
Tome I, “E 


6; VOYAGE 
cacha point les rifques de l'exécution. Ce qu'il 
me racontoit des dangers qu'il avoit courus 
en voulant tenter une pareille entreprife, re- 
doubloit encore mon ardeur , & je me croyois 
exempt des malheurs dont il prenoit plaifir à 
me faire un tableau qui n’étoit point encou- 
rageant. 1 

Tandis qu'on travailloit à mes Equipages , : 
je vifitai plus particulièrement la Ville & fes 
environs. 

Je me rendis plufieurs fois fur la montagne 
de la Table & fur celle du Lion. Quoique 
la première, vue de la baie, paroïfle toucher 
a la Ville, elle en eft cependant éloignée de 
plus d’une lieue. 

Le pied de cette montagne eft encombré 
d'une grande quantité d'éclats de rocher qui 
paroïflent en avoir fait partie & s'en être dé- 
tachés ; la bafe eft un granit pur; &, jufqu'à 
fon fommet, elle paroït être alternativement 
compofée de couches horizontales de granit, 
& de terre. D’après les mefures données par 
J'Abbé de la Caille, elle s'élève à trois mille. 
fix cents pieds au-deflus du niveau de la Mer. 
On n’y peut monter que par la crevañle d’où 


EN AFRIQUE. 6? 
découlent les eaux qui rempliffent les fontaines 
de la Ville. Cette route eft pénible fur-tout 
vers le haut où la crevañle fe rétrécit beau- 
coup & devient prefque perpendiculaire. 1} faut 
gravir pendant plus de deux heures pour gagner 
le fommet. Il offre alors une plate-forme très- 
étendue , hériflée d'énormes rochers confufé- 
ment. amoncelés, & parfemée de différens 
arbuftes: on diroit les ruines d’une Ville im- 
menfe. Le temps, les nuages & le vent fem- 
blent en avoir ufé les parties les plus faillantes; 
ce qui donne au tout une figure baroque ; j'y 
ai vu des cailloux de quartz aufñi roulés que 
ceux vulgairement appelés galers | & qu'on 
ramafle fur le rivage. 
Vers le milieu du plateau, fe trouve un baffin 
bourbeux. C'eft de 1à que découlent les eaux - 
qui arrivent au Cap par la crevañle dont j'ai 
parlé. Il peut avoir trois ou quatre cents pas de 
circonférence. J'y ai tiré beaucoup de bécaf- 
| nes, Ces eaux font-elles le produit d'une fource, 
des pluies ou des brouillards? C'eft ce que 
j'ignore; mais la montagne eft circonfcrite 
par une quantité de ravines qui font autant 
d'aqueducs qui vont çà & là diftribuer les eaux 
E ij 


68 VOYAGE 
du baffin & fertilifer les habitations éparfes à 
quelque diftance de fon pied. 


La Table eft le repaire des Vautours de lef-, 


pèce appelée Percnopière. Le vent de Sud-Eft 
les oblige fouvent à déferter la montagne, & 
la furie avec laquelle il fouffle tes précipite 
dans les rues du Cap où ils font affommés à 
coups de bâton. On y voit auf lefpèce de 
Singe Papion , & que les Hollandois nomment 
Bawians. On fçait qu'ils font voleurs. Ils 


fe répandent dans les habitations, efcaladent | 


les jardins pour en dérober les fruits; mais ce 
n'eft jamais avec cet appareil & ce bel ordre 
dont Colbe nous a fait un conte ridicule & 
puériie. 

Quard le Ciel eft pur & ferein, on diftingue 
du fommet dela Table les montagnes du Piquet, 
éloignées de trente lieues. Malgré cette dif- 
tance , elles paroïffent encore la furpañer en 
hauteur. 

Lorfque les perfonnes qui vont pour la 


première fois à la montagne, font engagées 


A 


dans la crevañfe, elles fe croyent affaillies par” 


une pluie ordinaire, quoique Île temps foit, 
beau , & il pleut réellement pour elles. C’eft” 


EN AFRIQUE. 69 
l'effet des gouttes d'eau qui fuintant conti- 
nuellement des rochers fupérieurs , tombent 
fur ceux qui font plus bas, fe heurtent, fe 
divifent en une pluie d'autant plus fine qu’elle 
approche plus du pied de la montagne. Cette 
pluie eft toujours plus abondante le matin que 
le refte de la journée; les fraicheurs & les 
rofées de la nuit en expliquent atfément Îa 
caufe. | 

On rengontre dans la crevaffe à un tiers ou 
environ de fa hauteur une fuperbe nappe d’eau 
qui coule fur un rocher plat très-étendu. On 
va de la Ville fe promener jufqu'a cette caf- 
cade ; la route n'en eft pas fi fort efcarpée que 
les dames même ne puifient fe donner la fa. 
tisfadion d'aller y jouir d’un coup-d’œil char- 
mant & pittorefque , d'un point de vue dé- 
licieux qui commence à cet endroit. 

C'eft un ufage afflez remarquable que dans 
les pays les plus chauds, les Efclaves font du 
feu par-tout où ils travaillent. Cela leur fert 
à allumer leurs pipes, à faire réchauffer ou cuire 
. leur nourriture. Ceux du Cap, chargés d'aller 
couper du bois pour la maifon de leurs mai- 
tres , vont quelquefois ie chercher fur les 

E ü 


de 


re ‘0 V0. NA, GE 

revers de la Table. Le foir , en quittant l'ou=. 
vrage , s'ils négligent d’éteindre ces feux , ils 
fe communiquent infenfiblement de proche en 
proche à toutes les herbes & racines sèches; M 
la trace gagne & s'étend de côtés & d’autres, « 
parvient à des enfoncemens où le bois vert 
& le bois fec indiftinétement s'allument & . 
s'émbrafent, Ce font alors autant de fournaifes, 
de petits volcans qui tiennent enfemble par: 
les cordons de feu qui les ont unis. La flamme 
s'en échappe par tourbillons, & fe nuance. 
fuivant que les différentes cavernes font plus 
ou moins profondes. La nuit furvient; & la 
Ville & la Rade & tous les environs jouiflent . 
d'un fpectacle d'autant plus magnifiqué que la : 
caufe en étant connue, on eft exempt de ces 
terreurs profondes qu'imprimeroit ailleurs un 
pareil phénomène; car la hauteur & Fétendue 
de cet embrafement donnent à la montagne 
un afpeë plus effrayant que les laves du Véfuve 
dans leur plus grande force. Je n'ai vu qu'une 
feule fois cette majeftueufe illumination, & je 
puis dire qu'elle ma jeté dans le raviflement . 
& lextafe. Tout ce qu'on pourroit imaginer « 
pour éclairer les Navires à vingt lieues en 


EN, AE, R TIQUE. F7 
mer n’approcheroit jamais de ce Phare allumé 
au hafard par une miférable brouffaille qu'a 
laiflé brûler un Nègre étourdi. 

Il eft impoñfble d'arriver à la montagne du 
Diable par celle de la Table, quoiqu'elle n'en 
foit qu'une partie dont elle a été féparée, par 
le fommet , ou par deséboulemens fuccefifs , ou 
par des tremblemens de terre; mais on arrive 
aifément à celle du Lion, qui, comme l'autre, 
eft auf une partie de la Table ; le fommet 
feul de la tête du Lion r’eft praticable qu’au 
moyen d'une corde avec laquelle on fe hifle 
avec peine. C'eft de ce fommet qu'on fignale 
les Vaiffleaux qui font en pleine mer. Il y a 
toujours un ferviteur de la Compagnie chargé 
de tirer un coup de canon pour chaque Vaiffeau 
qu'il aperçoit ; & , par un fignal convenu, la 
Ville. fait à Finftant fi le Navire vient de 

_ l'Inde ou de l'Europe; mais le même homme, 
dès qu'il a reconnu le Pavillon de l’arrivant , 
_eft obligé de fe rendre à la Ville, pour en 
informer le Gouvernement. Ce métier eft pé- 
nible & cruel; 1l arrive fouvent que le mal- 
\ heureux defcend & remonte quatre ou cinq fois 
| par jour, ce qui l'excède de fatigue. C’eft, 
E iv 


4 


72 VO Y'A GE 
comme en beaucoup de points, un vice d'ad- 
miniftration fur lequel tous les yeux font 
fermés. Celui que j'y ai vu, me difoit tran- 
quillement qu'on nevieillifloit point à ce métier 
là , & je n’avois pas de peine à le croire; car 
il étoit lui-même dans un trifte état; &, 


quoiqu'il n'eut alors que trente-cinq ans, fes | 


genoux & fes jambes étoient tellement roidis 
qu'il ne marchoit qu'avec beaucoup de peine. 

J'allai vifiter aufli le fameux territoire de 
Conflance derrière la Table. Ce vignoble ne 
produit peut-être pas la dixième partie du vin 
qu’on débite fous fon nom. Il apartenoit alors 
à M. Cloite. Les uns difent les premiers 
plants originaires de Bourgogne , les autres 
de Madère, d'autres encore de Perfe ; ce qu'il 
y a de certain, c'eft que ce vin , bu au Cap, 
eft délicieux ; qu'il perd beaucoup par le tranf- 
port , & qu'après cinq ans il ne vaut plus 
rien. À mon arrivée, le Dermi-Haam (c'eft-à-dire 
environ quatre-vingts bouteilles ) fe vendoit 
trente-cinq à quarante Piaftres ; à mon départ 
il en valoit plus de cent. 

A côté de Conftance, eft un autre vignoble 


appelé de Perit Conflance, C'eft feulemeut depuis 


| EN AFRIQUE. 73 
fept ou huit ans qu'il marche de pair avec fon 
voifin. Il eft même arrivé qu'on en a quel- 
fois payé la récolte plus cher aux ventes 
de la Compagnie. Comme :1l n'eft féparé de 
l'autre que par une fimple haië, quil jouit, 
d’ailleurs, de fa même expofition, il eft proba- 
ble qu'il n'y avoit , jadis, entre ces deux vins, 
de différence que dans la façon de les travailler. 

Tout l’efpace compris entre la baie Fallo & 
celle de la Table eft orné de maifons de plai- 
fance & de belles habitations où l'on fe borne 
à la culture des légumes, des fruits, & fur-tout 
du vin. Les plus eftimés & qui approchent le 
plus du Conftance font ceux de Becker & de 
Hendrik. Les Marchands de vin du Cap favent 
les apprêter & les vendre pour du vrai Conf- 
tance. Outre ces vins doux, d’autres cantons 
des Colomies , tels que la Perle, Stellembofch , 
Drageflein, fourniffent des vins fecs très-eftimés. 
On y fait auffi du vin qui approche du Rota, 
à qui lon donne ce nom, & qu'en effet j'ai 
trouvé tout au moins auf bon. Lotfqu'on fe 
propofe d'en acheter au Cap, il faut s’adreffer 
aux Cultivateurs mêmes, afin d’être bien fervi. 
Les Marchands, au contraire , font des fripons 


4 M0 YA°G'E 

qui , fachant bien qu’il n'eft pas de garde, 
foufrent les bariques , & les chargent d’eau 
de vie pour le conferver le plus long-temps 
pofñble , s'ils ne trouvent pas à s'en défaire. 

Le vin commun du pays paroit rarement 
fur les bonnes tables. Les vins rouges de Bor- 
deaux font la boiflon ordinaire , & ceux im- 
portés par les vaiffleaux Hollandois ont toujours 
la préférence fur ceux des François qui ne les 
apportent que dans des futailles mal- condi- 
tionnées , où ils ne fe confervent point. 

Le prix mitoyen de ce vin eft d'un Florin 
la bouteille. Il varie fuivant les circonftances. 
Je l'ai quelquefois vu à trois Florins ; quelquefois 
à douze fous. | 

On n'eftime pas beaucoup la bierre qui fe 
brafle au Cap ; mais on fait grand cas & grande 
confommation de celle d'Europe. Son prix varie 
entre douze & vingt-quatre fous la bouteille, 
En général, tonte efpèce de boiflon eft d’un 
grand débit. 

On offre toujours un Sopi , c’eft-à-dire un 
verre d’arrach ou de génièvre , ou mieux 
encore d’eau de vie de France, à tous ceux 
qui fe préfentent dans une maifon. Le génièvre 


FN ‘AFRTIO ÜÙ E. 75 
_ eft cependant la boiffon du matin la plus en 
ufage. Avant de fe mettre à table, l'étiquette 
veut encore qu'on offre un Sopi, ou du vin 
blanc dans lequel on a infufé de l'abfinthe on 
de l’aloës, pour exciter l'appétit. 

A table, on boit indiftin@ement de Îa bierre 
ou du vin. À Îa fin du deflert, les dames fe 
lèvent & fe retirent dans une pièce voifine ou 
fur le perron. Alors, on apporte des pipes , du 
tabac & de nouvelles bouteilles pour les hom- 
mes , tandis qu'on envoie préfenter aux dames 
du café, du vin de Rhin ou de Mofelle avec 
du fucre & de l'eau de felfe. On commence 
enfuite des parties de jeu , ce qui n'empêche pas 
les hommes de boire & de fumer ; &, s'il arrive 
un coup intéreffant ou piquant, c'eft toujours 
le fignal ou le prétexte d'une rafade de plus. 

Cette manière de vivre eft commune à toutes 
les mafons , avec cette différence que celles 
qui ne font point fortunées , n'ufent que du vin 
du terroir. Mais , fur ce point, la vanité des 
Habitans eft bien ridicule. Un jour que je paf- 
fois dans une rue avec M. Boers , il me fit 
remarquer un homme affis fur fon perron, & 
qui, nous voyant à portée de l'entendre, fe 


76 VOYAGE | | 
tubit de crier à fon efclave de lui apporter 
une bouteille de vin rouge. Le Fifcal m'afura 
que cet homme n'en avoit pas une feule à fa 
difpofition , qu'il n’en avoit peut-être pas bu 
dix fois en fa vie ; aufli, lorfque nous fûmes 
plus loin, je me détournai, & m'aperçus que 
c'étoit de la bierre que fon domeftique lui 
verfoit. 

La Æout- Bay (la Baie au bois) tire fon nom 
du petit bois qu'on y va chercher: on n'y 
trouve point de gros arbres. Ce ne font que 
des buiflons & des taillis fort épais. Cette Baie , 
peu fpacieufe & ouverte au vent d'Oueft, eft 
entourée de brifans. Il eft rare que des Bâti 
mens sy réfugient, à moins qu'ils ne foient 
furpris tout d’un coup par le mauvais temps, 
& qu'il y ait pour eux impofññbilité de gagner 
un autre abri. Elle eft à deux lieues Sud-Oueft 
du Cap. | 

La baie Falfo, au Sud-Eft du Cap, en eft 
éloignée de trois lieues ; mais il faut en faire 
quatre pour arriver jufqu’a l’ancrage. La route 
en eft impraticable, Cette fpacieufe Baie peut 
offrir un afyle à un nombre confidérable de 
Vaifleaux. C'eft là que fe réfugient ceux qui 


EN AFRIQUE. y 
font dans la baie de la Table, lorfque le vent 
d'Oueft commence à fe faire fentir; &, par 
la raifon contraire, lorfque le Sud-Eft recom- 


mence , ces mêmes Bâtimens retournent à leur 


_ premier mouillage. 


Le Commandant de la baie Falfo a Île rang 
de Sous-Marchand ; fes appointemens font mé- 
diocres , & fa Place Îui rapporte cependant 
beaucoup , par le commerce qu'il fait avec Îles 
vaifleaux des Nations Etrangères. Il achète leurs 
pacotiiles , & les envoie revendre à la Ville, 
où il trouve quelquefois le moyen d'en quin- 
tupler la valeur. | | 

On voit fur les bords de la Baie de grands 
magañns où font dépofées les provifons pour 
les vaiffeaux de la Compagnie. On y a bâti auff 
un très-bel Hôpital pour les Equipages, un hôtel 
commode pour le Gouverneur qui s'y tranfporte 
ordinairement , & y paîle quelques jours, lorf- 
que les Navires y féjournent. Le commerce y 
attire auf des Particuliers du Cap.Ils fourniffent 
des logemens aux Officiers des Vaiffleaux. Tant 
que ces deniers y demeurent , la Baie eft extrè- 
_mement vivante ; mais, du moment que la fai- 
fon permet de lever l'ancre, elle devient déferte; 


78 Vo Y À GE 

chacun décampe ; il ne refte qu'une compagnie 
de la Garnifon qu’on relève tous les mois. Mal- 
heur alors aux Vaifleaux qui fe préfentent , & 
qui onc befoin de provifons ; car il arrive fou- 
vent que les magafns font tellement épuifés, 
qu'on eft obligé de faire venir de la Vile par 
charrois tout ce que demandent ces nouveaux- 
venus , & le tranfport coûte un prix exor- 
bitant. On paye, de vingt à trente Piaftres , 
par jour , un miférable chariot. J'en ai vu payer 
jufques à cinquante Piaftres, & il eft à remar- 
quer que , dans les vingt-quatre heures, on 
ne peut faire qu'un feul voyage. 

C'eft là que fe pêche le plus beau & le 
meilleur poiffon, particulièrement le Rooman, 
qui donne fon nom au rocher dans les environs 
duquel il fe trouve abondamment. On y pêche 
encore des huîtres ; mais elles font très-rares. 

Je ne dois pas oublier de dire que, dans le 
terrein compris entre la baie Falfo & la ville 
du Cap, mais fur-tout dans les environs de 
Conftance & de Muwe-land , on trouve ce char- 
mant arbre quon y nomme Szwer Blaaderen, 
(ceft le Proteu Argentea des Botaniftes ); il 
paroïît que , lors du féjour au Cap du Docteur 


EN AFRIQUE. 79 
Sparmann , cet arbre n’y étoit pas en fi grande 
quantité que dans le moment aëtuel ; car les 
Colons ayant remarqué qu'il croïffoit très-vite, 
‘en ont fait des plantations confidérables qui 
leur font devenues d'une grande utilité pour 
Je chauffage. J'obferve que cet arbre ne fe 
trouve dans aucun autre lieu de la Colonie, 
pas même dans le pays des Namaquois, d'où 
M. Sparmann a très-fauffement fuppofé qu’on 
l'avoit tiré; je puis affurer qu'il ny croît pas à 
& je ne l'ai vu dans aucun des cantons où 
Jai pénétré. Ainfi Je crois qu'il a été rapporté 
de quelqu’autre partie d'Afrique ou du monde, 
quoique M, Sonnerat, dans fon dernier Voyage 
aux Indes, attefte qu'il eft le feul arbre ori- 
ginaire du Cap de Bonne-Efpérance ; il paroît 
que, ce Naturalifte n'y avoit jamais vu le 
Mimofa Nilotica , qui y eft très - commun ; 
ainfi que quantité d’autres efpèces infiniment 
plus: confidérables. R 
Les Colonies Scell/embofch , Drapeflein , Frans 
che-Hoeck , la Perle , la Hollande Hoitentore font 
différens cantons fitués entre le Cap & la grande 
chaîne des montagnes qu'on aperçoit à l'Eft: 
ils fourniflent tous du fruit & du vin. 


89 ‘IV:0 Y A GE: 

Le Stellembofch eft une petite Bourgade où 
fe font retirés plufñeurs Habitans du Cap; ils 
y font valoir eux-mêmes leurs terres. Il y a 
une Eglife, un Minifire & un Land-Roff ou 
Bailly qui a rang de fous-marchand. C’eft une 
efpèce de Fifcal qui juge en premier reflort. 
Jl ne peut impofer d'amende que jufqu'à la 
fomme de cinquante Rixdaalers ; lorfque l'affaire 
eft majeure , c’eft le Fifcal qui doit en connoître. 

Le Franfche-Hoeck, (le coin François ) eft dans 
une gorge de montagnes, entre le Stellembofch 
& le Drageftein. Il a reçu fon nom des réfu- 
giés qui vinrent le défricher fur la fin du 
fècle dernier. Le terrein en eft bon , & four- 
nit beaucoup de blé & de vin. C’eft-là que 
fe mange le meilleur pain de toutes les Co- 
lonies. Ce n'eift pas que le blé y foit meilleur 
qu'en tout autre lieu; mais c'eft parce que la 
méthode françoife apportée par les Emigrans 
s'y eft confervée de père en fils fans altéra- 
tion. C'eft lätout ce qui leur refte du fouvenir 
de leur aucienne & cruelle Patrie. Je n’ai trouvé 
_ dans ce canton qu'un feul vieillard qui parlât 
françois; plufieurs familles cependant confer- 
vent & écrivent encore leursnoms primitifs. Vy 


ai 


EN AFRIQUE. 8: 
ä connu des Malherbe, des Dutoit, des Réuf, 
des Cocher & plufñeurs autres dont les noms 
nous font familiers. Du refte, on les diftingue 
des autres Colors qui font prefque tous blonds, 
par leurs cheveux bruns & la couleur bife de 
leur peau. 
La Hollande Hotrentote eft ainfi nommée parce 
que ce canton , originairement habité par les 
Hottentots, fut défriché le premier par les 
Hollandois. Il fournit des légumes, du fruit & 
du blé; le Stellembofch le borne au Nord, 
une chaine de montagnes à lEf , la baie 
Falfo à l'Oueft, & des montagnes dans lefquelles 
1l y a encore quelques habitations au Sud, 

La première chaine de montagnes & de 
collines qu'on aperçoit de la baie de ja Table, 
fe nomme Montagnes du Tigre. Elles {ont parfe- | 
mées d'habitations excellentes pour ke Blé, 
Toutes ces collines enfemencées offrent un 
fuperbe coup-d'œil à la Ville, dans le temps 
de la moiffon. Leur abondance les a fait nommer 
le Magafin à blé de la Colonie. Le derrière 
de ces collines eft également garni de fermes 
a blé, & cette culture fe prolonge aflez loin. 
Les habitations qui avoifinent le Cap font gé- 

Tome Ï, F 


82 VOYAGE 
néralement d'un grand rapport. à raifon de la 
facilité d'y faire arriver les légumes, les fruits, 
les œufs, le lait , toutes les provifionsde première. 
néceflité qui font d'un débit für & journalier , 
avantage que n'ont point les autres Habitans à 
caufe de léloignement. 

A douze lieues à la ronde du Cap, les Co- 
lons ne fe fervent plus des Hottentots, ils 
aiment mieux acheter des Nègres, qui font moins 
pareffeux , & fur les fervices defquels ils comp- 
tent davantage. Les Hottentots, infoucians & in- 
conftans par leur nature, fe retirent fouvent à 
l'approche des grands travaux, & laifient leurs 
maîtres dans l'embarras, Les Nôgres défertent 
bien auf, mais vainement pour leur liberté, 
car ils font bientôt repris On les dépofe 
chez le Bailly du canton. Le propriétaire les 
réclame ; &, moyennant un foible droit, ils font 
reftitués, après avoir reçu quelque correéhon 
très-lésère ; car il n’y a pas de pays au monde 
où les efclaves foient traités avec plus d'huma- 
nité qu'au Cap. 

Les Nègres de Mofambique & ceux de Ma- 
dagafcar font regardés comme les plus forts ou- 


vriers & les plus affectionnés à leurs maitres. 


EN: #BETO UE. 83 
Lorfawils débarquent au Cap , on les paye 
ordinairement de cent-vingt à cent-cinquante 
Piaftres la pièce. Les Indiens font plus fingu- 
lièrement recherchés pour le fervice de Îa mai- 
fon & de la Viile. On y voit aufli des Malais 
qui font en même-temps les plus entendus & 
les plus dangereux des efclaves. Affaffñiner leur 
maitre ou leur maitrefle , neft à leurs yeux 
qu'un attentat ordinaire; &, dans les cinq 
années que j'ai paflées en Afrique, j'ai vu ce 
forfait fouvent répété. Ils vont à l'échaffaud 
pleins de calme & de fang-froid. J'ai où l'un 
de ces fcélérats qu difoit à M, Boers quäal 
étoit charmé d’avoir commis {on crime ; qual 
avoit bien fu le genre de mort qu'on lui feroit 
fubir ; mais , que par là même, il fouhaitoit ar- 
déemment de voir hâter fa fin , puifqu'auftôt 
il fe retrowveroit dans fon pays. Je m'étonne 
qu'un auf violent préjugé ne caufe point 
encore de plus grands malheurs. 

Les efclaves Créoles du Cap font les plus 
eftimés ; il fe payent toujours le double des 
autres; &, lorfqu'ils favent quelque métier, 
le prix en devient excorbitant. Un cuifnier, 
par exemple , fe vend de huit à douze-cents 

on 


S4 VOYAGE 
Rixgaalers , & les autres à proportion de leurs 
talens. Ils font toujours proprement habillés; 


mais ils marchent les pieds nuds en figne de 
l'efciavage. On ne voit point au Cap, cette 
infolente valetaillé appelée laquais : le luxe 
. & l'orgueil n'y ont point encore introduit cette 
efpèéce défœuviée & vile qui meuble en Eu- 
rope les antichambres des riches, & porte fur 
toutes les tailles l’enfeigne de l'impertinence. 
_ On eft furpris, en arrivant au Cap, de la … 
multitude d'efciaves auf blancs que les Euro- 
péens, qu'on y voit. L’étonnement ceffe quand 

on fait que les jeunes Négrefles, pour :pen 
qu'elles foient jolies, ont chacune un foldat de 

la garnifon avec lequel elles vont , comme il 
leur plait, pañer tous les dimanches. L'intérêt 
du maître lui fait fermer les yeux fur le dé- 
réglement de fes efclaves, parce qu'il compte 
d'avance fur le produit de ces cohabitations 
licencieufes. ; 

Cn rencontre cependant des Négrefles légiti- 
mement mariées, & des Nègres établis faifant 
corps avec la Bourgeoïfie ; ce font des hommes 
qui, par leurs fervices ou d'autres motifs, ont 


ëté affranchis ; la facilité avec laquelle on ieur 


“+ 


EN AFRIQUE. 8$ 
donnoit ‘la liberté étoit autrefois fujète à bien 
des abus, parce que ces gens , devenus vieux 
où infirmes ou privés de reAources pour fub- 
fifter, finifloient par être des voleurs & des 
vagabonds. Le Gouvernement s’eft trouvé forcé 
d'y mettre ordre ; nul maître à préfent ne peut 
affranchir fon efclave qu’en dépofant à la cham- 
bre des orphelins une fomme fuffante pour 
fa fubfftance. 


Ce qui entretient un certain défordre parmi 


les efclaves , ce qui les corrompra toujours, 


ce font les mauvais fujets que le Gouverne- 
ment de Batavia envoie fouvent au Cap pour 
en être débaraffé. Ces gens, connus fous le nom 
de Boupinées ,| font des Malais , tous pêcheurs 


& receleurs : fur ce dernier article , leur répu-- 


tation eft fi bien établie que c'eft toujours chez 


eux qu'on commence lesrecherches , lorfqu’un 


efclave a difparu , ou que LE effets ont été 
enlevés. 


Îl eft rare qu'un maître punifle Îni- même 


fon efclave ; il le met ordinairement entre les 


mains du Fifcal , qui lui fait adminiftrer la cor- 
reétion qu'il a méritée. Si cependant un maître 


qu voudroit punir ftu-même fon efclave le 


F 1j 


86 VOYAGE 
maltraitoit outre mefure, celui-ci pourtoit en 
porter plainte: &, fur une récidive bien conftatée, 
le Fifcal obligeroit le propriétaire à le vendre. 
Dans le cas où il 'auroit grièvement bleflé où 
tué , il encourroit une peine affli&ive ,ou bien 
feroït banni & relégué dans l'ile Rober. Ces 
loix fages honorent certainement le Gouver- 
nement Hollandois; mais combien n'eft-il pas 
de moyens de les éluder! | 

L'ile Roben ef à deux lienes en mer, en 
face de la baie de la Table & à la vue de la 
Ville. Elle tire {on nom de la quantité de chiens 
marins qu'on y trouve. Cette ïle tout-à-fait 
plate a très-peu détendue. C'eft le Bicérre du 
Cap. Elle eft foumife aux ordres d'un Caperal 
qui a titre de Commandant. Les malheureux 
qui y font relégués doivent délivrer par jour 
une certaine quantité de pierres à chaux qu'ils 
dérerrent. Le refte du temps, ils pêchent ou 
bien iis cultivent de petits jardins ; ce qui 
leur procure du tabac ou quelques autres dou- 
ceurs. On ne peut voir, fans en être :étonné, 
combien dans cet endroit toutes les efpèces 
de légumes prennent de vigueur. Les ‘choux- 
fleurs fur-tout y font des monftres en groffeur ; 


EN ‘AFRTO UE. 87 
élevés dans le fable, leur délicateffe furpañle 
encore leur énormité. Il y croît aufñ de petites 
figues violettes, d’un parfum exquis. Les puits 
fourniflent de l'eau aufli bonne que celle du 
Cap, phénomène affez extraordinaire pour nne 
île auffi peu étendue & prefqu'à fleur de la mer. 
J'y ai vu beaucoup de Serpens noirs, de quatre 
à cinq pieds de long, mais qui ne font pas 
dangereux. On y trouve en abondance de Îa 
Perdrix & plus encore de la Caiïlle; j'ai quel- 
quefois tiré cinquante à foixante de ces oifeaux 
dans une matinée, L 
Je dois ici rapporter une obfervation qui 
intérefe l’'Hiftoire Naturelle. Les Cailles de l’île 
Roben & celles du: Cap n'offrent abfolument 
qu'une feule & même efpèce, fans aucüne diffé- 
rence qui puifle rendre mon aflertion même 
douteufe. Cependant la Caïlle au Cap eft un 
oïifeau de paffage ; ce fait eft reconnu de tout 
le monde ; &, quoiqu'il n’y ait que deux lieues 
de l'ile Roben à la terre ferme , ‘il eft épa- 
: lement conftant que jamais H n'y ‘a d'émigra- 
tion de ces oïfeaux. Hs'y font toujours-auf 
‘abondans en toute faifon. Si j'ajoute encore 
que! es: Cailles d'Eurôpe font abfolument. la 
ù F iv 


88 LU O.Y À GE: 
même efpèce que celle-ci, ne faut-il pas en 
conclure que-la Caïlle d'Europe ne pañle point 
1a mer: comme on la prétendu jufqu’a préfent? 
Quelques Voyageurs aflurent à la vérité en 
avoir rencontré en mer ; mais cela né décide 
point la queftion; car, à plus de foixante & 
dix, lieues des côtes, j'ai tiré fur les vergues 
de mon Navire des Etourneaux ; des Pinfons, 
des Linottes, une Chouette. Tous ces oifeaux, 
qu'on fait très-bien ne. point pañler la mer, 
avoient été fans doute déroutés par quelqu'ou- 
ragan , quelque tempête violente , & je ;croirai 
toujours qu'il en étoit ainfi des Cailles qui 
ont été rencontrées, jufqu'a ce que cette partie 
de l'Hiftoire des oifeaux; ait reçu des éclaircifle- 
mens plus poftifs. To 

Je fuis d'ailleurs d'autant plus porté à n’ajou- 
terraucune foi à cette. traverfée par la mer, que 
les Caïlles peuvent fe réndre par terre en Afrique 
&-venir en Europe par le même chemin. Il eft 
très propable que fi celles-de l'ile Robenn'ofent 
franchir le petit efpace qui les fépare: de la 
côte; bien moins encore -oferont-elles rifquer 
un trajet incomparablement plus confidérable. 
La Caille eft un oïfeau très-lourd ; la petiteffe 


EN AFRIQUE. ‘89 
de fes ailes, en proportion de la pefanteur de 
fon corps, ne convient nullement à un vol 
continuel & de long cours; eft-il quelque 
Chafleur qui ne fache poftivement & d'après 
expérience que lorfqu'un chien a fait lever 
une Caille trois ou quatre fois de fuite, ii ne 
lui eft plus poñible de s'envoler, & qu'accablée 
de laffitude , elle fe laifle prendre à la main; 
la même chofe arrive à tous les oïifeaux de ce 
genre. 

Outre la Caille commune à l'Europe & à l’Afri- 
que , on trouve encore au Cap un oifeau beau- 
coup plus petit qu'on nomme auffi Caille , mais 
très-improprement ; car 1l n’a que trois doigts 
aux pieds, &toustrois dirigés en avant, caraûtère 
fufifant pour ne pas devoir les confondre. 

M. Sonnerat , dans fon Y’oyage aux Indes, 
“décrit un oïfeau du même genre, auquel il 
donne le nom de Cuille & trois doigts. M. Desfon- 
tainesa pareillement raporté , de fon Voyage 
: fur les côtes de Barbarie , un individu femblable, 
sapprochant beaucoup de celui du Cap de Bonne- 
Efpérance , dont ileftfans doute une variété. 
J'en connois deux atitres beaucoup plus grands, 
Jun de Ceylan , l'autre de Java: j'en donnerai 


98 3 UVOOï y Æ 6 EV 

la defcription, & je penfe qu'il fera néceffaire 
d'en faire un genre neuf qui formera le pañlage 
de la Caille à la Canne pétière ; avec laquelle il 
tient par la conformation des doigts. 

Le Gouvernement envoie , tous les ans, un 
détachement dans l'ile Roben, pour y tuer des 
Mors & des Manchots qu'on nomme au Cap 
Pingouins. On extrait lhuile de ces animaux, 
comme Je l'ai déja dit; le Manchot fur-tont en 
_ fournit beaucoup. On voit à la pointe de Roben 
une petite Anfe qui peut mettre à l'abri un 
Vaiffeau , lorfque le Sud-Eft l'empêche de ga- 
gner la rade du Cap. 

En quittant l'Europe pour voyager en Afri- 
-que , il n’entroit pas dans mon Plan- de m’ap- 
pefantir fur le détail des mœurs , des ufagès 
& coutumes des Habitans du Cap; bien moins 
encore fur les formes de fon Gouvernement 
politique , civil & militaire, C'eft, je l'avoue, 
ce qui m'a le moins occupé, & ce queJe dé- 
crirois avec le plus de répugnance, quand cela 
mauroit en quelque forte intéreffé. J'ai mes 
-raïfons pour garder cette réferve à peu près 
.de la même manière que le Lecteur peut avoir 
les fiennes pour être curieux ; & n1 les Lecteurs 


EN*AFRIQ'U E. OI 
ni moi n’avons befoin de les connoïtre. Au 
tefte, on peut , des rêveries même de Kolbe,, 
extraire des faits certains qu'un féjour de dix 
ans à la Ville avoit mis continuellement fous 
fes yeux. Il n’en à pas tant impolé fur ce point 
qu’on limagine. Son Livre contient peut-être 
des vérités qui n'ont plus lieu de nos Jours, 
& font prifes pour des fables. Mais, avec le 
temps , les mœurs , les caraétères , les modes, 
les loix , les empires même changent & va- 
Hient à l'infini. C'eft un vifage qu'a défiguré 
la vieiliefle, & qui ne refflemble plus au QE 
qu'on en fit autrefois. 

Il n’en eft pas de même de ce que ce Voya- 
geur /édentaire a platement avancé fur les 
Hottentots & les cérémonies de leur Religion; 
fi ce qu'il en dit a exifté, 1l faut bien que 
lefprit philofophique qui plane impérieufement 
fur l'Europe, ait un peu rafraîchi l'ait brûlant 
des climats Africains ; câr je n'y ai vu aucune 
trace de Religion, rien qui approche même de 
Jidée d’un Être vengeur & rémunérateur. J'ai 
vécu aflez long-temps avec eux , chez eux, 
au fein de leurs déferts paiñbles ; j'ai fait , avec 
ces braves Humains , des Voyages dans des 


92 VOYAGE 

Régions fort éloignées; nulle part je n’ai ren= 
contré rien qui reflemble à de la Religion ; 
rien de ce qu'il dit de leur légiflation ,; de 
leurs enterremens ; rien de ce qu'ils pratiquent : 
à la naiffance de leurs enfans mâles ; rien enfin, 
& fur-tout de ce qu'il fe plait à détailler, de 
la ridicule & dégoûtante cérémomie de leurs 
mariages. 

On n'a point oublié au Cap le féjour de cet 
homme dans la Colonie. On fait qu'il n’avoit 
jamais abandonné la, Ville , & cependant ül 
parle de tout avec l'affurance d’un témoin ocu- 
laire. Ce qui n’eft pas douteux néanmoins, c’eft 
qu'aprés dix années de réfdence , n'ayant rien 
fait de ce qu'on l'avoit chargé de faire , äl 
trouva plus prompt & plus commode de ra- 
mafler tous les ivrognes de la Colonie qui, fe 
moquant de,lüi en buvant fon vin , lui dic- 
toient fes Mémoires de taverne, en taverne , 
lui contoient à qui mieux-mieux les Anec- 
dotes les plus abfurdes , & l’endo@rinoient 
juiqu'à ce que les bouteilles fuflent vides. C’eft 
ainfi que fe font les découvertes nouvelles, & 
que s'étendent les progrès de l’efprit finmain! 


EN ÀÂFRIQUE. 93 


MO: YA GE 


A PEff du Cap, par la terre de Natal & celle 
| de la Cafrerie, 


Les différens préparatifs de mon Voyage 
touchoïient à leur terme ; j'en fis aflembler 
toutes les provifions éparfes : elles étoient con- 
fidérables ; car, dans cette première effervef- 
cence qui tranfporte l'imagination au-delà des 
bornes ordinaires , je ne m'étois point donné 
de limites & n'en connoiflois pas ; réfolu au 
contraire de poufler en avant le plus loin & le 
plus lons-temps qu'il me feroit poflble , je 
ne favois fi le retour feroit en mon pouvoir 
comme le départ ; mais je voulois fur-tout 
m'épargner le cruel défagrément d’être con- 
traint de m’arrêter par la privation des chofes 
indifpenfables. Ainfi , jufqu'aux objets qui ne 
paroïfloient pas avoir un but d'utilité bien 
direët , je n'avois rien négligé de ce qui pou- 
voit être néceffaire à ma confervation dans 
les circonftances imprévues , & je craignois 
toujours d’avoir à me reprocher quelqu'oubli 


94 V-OoYAGE 

préjudiciable. Les trois mois pañlés au Cap où 
dans les environs depuis mon retour de la baie 
de Saldanha avoient à peine fuffi à ces différens 
apprèts. | 

J'avois fait conftruire deux grands chariots 
a quatre roues , couverts d'une double toile 
à voiles , cinq grandes caifles remplifloient 
exactement le fond de l'une de ces voitures, 
& pouvoient s'ouvrir fans déplacement. Elles 
étoient furmontées d'un large matelas fur lequel 
je me propoñois de coucher durant la marche, 
s'il arrivoit que le défaut de temps ou toute 
autre circonftance ne me permit pas de cam- 
per; ce matelas fe rouloit en arrière fur Îa 
dernière caifle, & c’eft là que je plaçois ordi- 
nairement un cabinet ou caifle à tiroirs deftiné 
à recevoir des Infeûtes, Papillons & tous les 
objets un peu fragiles , & qui demandoient 
plus de ménagement. 

J'avois fi bien réuffi dans la conftruétion de 
cette caifle ; mes Colle&tions s'y étoient fi bien 
confervées, & arrivèrent en fi bon état que, 
pour l'utilité des Naturaliftes qui s'occupent de 
cette partie , & que le défir d’un pareil Voyage 
pourroit tenter, je prendrai plaifr à en indiquer 


E Nr AB R;I:Q U E. 95 
la forme. Elle avoit deux pieds & demi de 
haut , dix-huit pouces de profondeur & autant 
de largeur. Elle étoit divifée , fur fa longueur, 
en huit parties qui contenoient chacune une 
jayette qui ne fe prolongeoit que juiqu'à trois 
pouces du fond. Ces layettes, ainñ pofés ver- 
ticalement , fe tiroient par le haut, & n'avoient 
d'échappement que leur épaiffeur, de telle forte 
que fi les fecoufles (& nous en éprouvions à 
tous momens de violentes ) venoient à déta- 
cher quelques Infeêtes de leurs cadres, ils tom- 
boient au fond de la caifie dans le vide de 
trois pouces que javois fu ménager , & ne 
pouvoient offenfer ceux qui tenoient plus ferme. 
Une couche de deux à trois lignes de cire 
vierge , fondue avec de l'huile de lin, & ap- 
pliquée fur le fond de la caifle, en bouchoit 
tous les pores, &, par fon odeur , écartoit les 
Infedtes mal-faifans. 

C'eit ce premier chariot qui portoit prefqu'en 
entier mon arfenal. Nous l'appelions le Cke- 
riot-Maïtre. Une des cinq caïffes dont j'ai parlé 
étoit remplie par compartimens de grands flacons 
quarrés, qui contenoient chacun cinq à £x livres 
de poudre, Ce n'étoit là que pour les détails 


06 VOYAGE 
& les befoins du moment. Le magafin géné 
ral étoit compote de plufieurs petits barils. 
Pour les préferver du feu ou de lhumidité, je 
les avois fait rouler féparément dans des peaux 
de mouton fraîchement écorchées. Cetre enve- 
loppe une fois sèchée étoit abfolument im pé- 
nétrable ; tout calculé je pouvois compter fur 
quatre à cinq centslivres de poudre, & deux mille 
au moins de plomb & d’étain tant en faumon 
que façonné. De feize fufls, j'en avois douze 
fur une voiture; l’un de ces fufils deftiné pour 
la grande bête , comme Rhinocéros , Eléphant , 
Hyppopotame , portoit un quart de livre, Je 
m'étois muni, outre cela, de plufeurs paires 
de piftolets à deux coups, d'un grand cime- 
terre & d'un poignard. 

Le fecond chariot offroit en caricature le 
plus plaifant attirail qu'on ait jamais VU ; mais 
il ne m'en étoit pas pour cela moins cher, 
C'étoit ma cuifine. Que de repas exquis & pai- | 
fibles ! Que le fouvenir de ces détails de ma 
vie domeftique & charmante font encore délr 
cieux à mon cœur! Je n'aflifie jamais à ces 
diners d'étiquette & de gêne où l'ennui vient 
diftribuer les places , que le dégoût qu'ils me 

caufent 


EN AFRIQUE. 07 
eaufent ne me reporte foudain au milieu de ce 
doux charivari de nos haltes , & ne préfente 
à mon imagination le tableau fi vivant & fi 
varié de mes bons Hottentots occupés à pré- 
parer le repas de leur ami. 

Ces meubles de ma cuifine n'étoient pas con- 
fidérables. J'avois un gril, une poële à frire, 
deux grandes marmites, une chaudière, quel- 
ques plats & afliettes de porcelaine, des cafe- 
tières , tafles , théières , jattes, des bouilloirs. 
Voilà ce qui compoñoit à peu près tont mon 
ménage. 

Outre cela, pour moiperfonellement je m'é- 
tois muni de linge de toute efpèce , d’une bonne 
provifñon de fucre blanc & candi, de café, 
de thé, & de quelques livres de chocolat. 

Je devois fournir du tabac & de l'eau de vie 
aux Hottentots qui faifoient ce voyage avec 
moi. Aufhi avois-je forte provifion du premier 
article & trois tonneaux du fecond. Je voitu- 
rois encore une bonne pacotille de verroteries, 
quincaillerie & autres curiofités, pour faire, fui- 
vant l'occafion, deséchanges ou des amis. Joignez 
atous ces détails de ma Caravane , une grande 
Tente, une Canonière ; lesinftrumens néceflaires 

Tome I, G 


98 VOYAGE 
pour raccomoder mes voitures, pour couler du 
plomb ; un cric, des cloux , du fer en barre & 
en morceaux , des épingles , du fl, des aiguilles, 
quelques eaux fpiritueufes, &c. & vous aurez 
une idée parfaite de ce ménage ambulant. Telle 
étoit la charge de mes deux voitures qui pou- 
voient pefer quatre à cinq milliers chacune. Je 
ne dois pas oublier de parler de mon néceffaire 
Il m'a trop fouvent amufé. Rien n’eft com- 
parable à l'étonnement qu’il canfoit aux Sau- 
vages des Pays lointains. Je m'en fervois tou- 
jours devant eux. Leurs difcours à ce fujet 
ont plus d’une fois prolongé ma toilette, êc 
m'ont procuré d'agréables récréations. | 
Mon train étoit compofé de trente Bœnfs ; 
favoir , vingt pour les deux voitures, & les dix 
autres pour relais ; de trois Chevaux de chafle ,, 
de neuf Chiens, & de cinq Hottentots; j'aug- 
mentai confidérablement par la fuite le nombre 
de mes animaux & de mes hommes. Celui de 
ces derniers alloit quelquefois jufqu’à quarante, 
Il augmentoit ou diminuoit fuivant la chaleur 
de ma cuifine ; car, au fein des déferts d'Afrique 
comme en nos Pays favans, on rencontre des 
tourbes d’agréables parafites, peu honteux de, 


EN AFRIQUE. 99 
leur contenance ; ceux-là pourtant , fans être 
trop à charge , ne m'étoient point tout-à-fait 
inutiles , & ne favoient pas comment on fait la 
pirouette quand la nappe eit enlevée. 

Le projet de mon Voyage étoit connu de 
toute la Ville du Cap. Aux approches de mon 
départ , je fus vivement follicité par plufeurs 
perfonnes qui défiroient m'accompagner. C’étoit 
a qui viendroit m'offrir fes fervices. Nous rai- 
 fonnions bien différemment , ces meflieurs & 
moi. Ils s'imaginoient que leurs propoftions 
‘alloient me caufer beaucoup de joie ; ils ne 
pouvoient croire que je pufle me réfondre à 
partir feul. Cette idée leur fembloit une folie, 
tandis que je ny voyois au contraire que de 
la prudence & de la fagefle. J'étois inftruit 
que de toutes les expéditions ordonnées par 
_ le Gouvernement pour la découverte de l'in- 
térieur de l'Afrique , aucune n'avoit réuffi ; que 
Ja diverfité des humeurs & des caraëtères ne 
pouvoit concourir au même but, qu'en un 
mot ,cet accord, fi néceflaire dans une ex- 
pédition hardie & neuve, n’étoit point pratica- 
ble parmi des hommes dont l'amour - propre 
devoit fe promettre une part égale aux fuc- 

G ij 


100 N OYAGE 

cès. Je n'avois garde , après cela, de m’expofer 
a perdre les frais de mon Voyage, & le fruit 
que je comptois enretirer. Je voulois être feul , 
& mon maitre abfolu. Ainfi je rins ferme. Je 
rejetai toutes ces offres; & , d’un mot , je cou- 
pai court à toute efpèce de propoñtions, 

Lorfque mes équipages furent en ordre, je 
pris congé de mes amis, &, le 18 Décem- 
bre 1781, à neuf heures du matin, je partis, 
efcortant moi-même à cheval mon convoi. Je 
n'avois pas compté faire une longue marche. 
Suivant le plan que je m'étois dreflé, je diri- 
geai mes pas vers la Hollande Hottentote 
& m'arrètai, vers le déclin du jour , au pied 
des hautes montagnes qui la bornent à l’'Eft du 
Cap. . 

Ce fut alors qu’entièrement livré à moi-même, 
& n'attendant de fecours & d'appui que de mon 
bras ,je rentrai pour ainf dire dans l'état primitif 
de l'Homme, &refpirai, pour la première fois 
de ma vie, l'air délicieux & pur de la liberté. 

Il falloit mettre quelqu'ordre dans mes opé- 
rations & parmi mon monde; tout dépendoit 
des commencemens, Sans être un grand Phi- 
lofophe , je connoiflois affez les hommes pour 


EN AFRIQUE. JOI 
favoir que qui veut être obéi doit leur en im- 
pofer , & qu'à moins dètre ferme & vigilant 
fur leurs a@tions, on ne peut fe flatter de les 
conduire. Je devois craindre , à tous momens, 
de me voir abandonné des miens , ou que ma 
foiblefle ne les engageñt au défordre. Je pris 
donc avec eux, fans affetation , un parti pru- 
dent , auquel j'ai toujours tenu dans la fuite, 
fans qu'aucune circonftance m'’ait fait relâcher, 
un feul jour , de mon utile févérité. 

Nous étions à peine arrêtés que je donnai 
l'ordre de dételer en ma préfence. Sous la con- 
duite de deux de mes gens en qui J'avois re- 
connu plus d'exattitude & d'intelligence, j'en- 
voyai pâturer mes Bœufs. Je fis avec les au- 
tres la revue de mes voitures, de mes effets, 
afin de m'aflurer s’il n'y avoit rien de dérangé ; ; 
_Jexaminai même jufqu'aux trains & harnois; Je 
diftribuai à chacun fon emploi & leur fis à 
tous un petit difcours relatif aux différentes 
occupations qu'ils auroient dans la fuite, C’eft 
ainfi qu'ils prirent de moi fur le champ l’idée 
d'un homme foigneux & clairvoyant, & qu'ils 
{entirent que le moindre relâchement dans leur 
fervice ne pourroit m'échapper. Après cette 

G üj 


102 VOYAGE 
cérémonie , je montai à cheval , & j'allai re- 
éonnoïtre le chemin fur la montagne que 
nous devions traverfer le lendemain. À mon 
tetour , Je trouvaimes Bœufs en état, & un 
grand feu que javois donné ordre d'allumer. 
Nous foupâmes légèrement des provifions que 
nous avions apportées de la Ville. Enfin nous 
nous couchâmes, moi fur mon chariot, mes 
Hottentots à la belle étoile. 

Le lendemain, nous attelâmes avant le jour, & 
nous mimes en devoir d'entreprendre la mon- 
tagne. Ce ne fut pas fans rifque de brifer nos 


voitures & d'eftropier nos Bœufs que nous: 
gagnâmes fon fommet. Le chemin en eff taillé 


dans le revers même. Il eft fi efcarpé, fi hérifié 
des éclats du rocher , que je m'étonne comment 
on néglige aufli abfolument la feule route par 
laquelle les Habitans de ces cantons puiflent 
_fe rendre au Cap. Le haut de cette montagne 
offre un point de vue merveilleux. Le même 
coup-d'œil embraffe toutes les habitations épar- 
fes dans un vafte baflin circonfcrit par la chaîne 
des autres monts & par la mer. 

Nous fûmes obligés de dételer nos Bœufs | 
pour leur laiffer reprendre haleine & leur donner 


EN AFRIQUE. 103 
quelques heures de repos. Inquiet fur la def- 
cente & voulant méclarcir fur les moyens les 
plus faciles de regagner la plaine, je profitai 
de ce court intervalle pour aller moi-même 
réconnoître les lieux; je me tranquillifai lorfque 
jeus aperçu que la montagne s’abaiffant à fon 
révers par une pente infenfible & douce , nous 
conduiroit fans danger dans un Pays charmant. 
Je rejoignis bientôt ma caravanne & nousre- 
primes la marche. Le chemin étroit effeétive- 
ment commode pour nos voitures & facile à 
rouler. Nous defcendimes avec antant de plaifir & 
de tranquillité que nous avions eu de peine & 
d'inquiétude de l'autre côté. Comme les ani- 
maux féroces ne fe montrent que rarement dans 
ces cantons , n'ayant rien à redouter & nulles 
précautions à prendre, nous pouffämes la marche 
jufqu'a dix heures du foir , & nous arrivâmes 
fur les boards de la rivière Palmit, ainfi nommée 
par les Hollandois à caufe de la quantité de 
rofeaux qui garniflent fes bords. 

A notre réveil nous cherchâmes envain 
nos Bœufs près de nous ; ils avoient tous 
difparu. N'étant point encore habitués à fe 
coucher le long de nos voitures, pendant la 

| G iv 


104 V'o VA GE 

nuit , ils s'étoient difperfés de côtés & d’autres: 
Mes gens fe mirent en quête; il fallut beau- 
coup de temps pour les raffembler ; nous ne 


nous trouvämes en état de partir qu’à neuf 
heures du matin ; j'allois pafer vers onze heures 


à cinquante pas d’une habitation qui fe pré- 
fentoit devant moi, lorfque le maitre de Ja 
maifon qui, fans doute , épioit ma caravane, 
vint à ma rencontre; du plus loin qu'il m’a- 
perçut, 1l fe fit reconnoiïtre. C'étoit le même 
qui m'avoit vendu au Cap mon Chariot-Mai- 
tre & les cinq paires de Bœufs qui le tiroient; je 
ne pus me difpenfer de faire halte, & fus même 
obligé d'accepter fon diner qu'il m'offrit avec 
des inftances réitérées & preflantes. Je me ren- 
dis honnêtement, lors fur-tout qu'il m’avoua 
qu'ayant appris au Cap le jour de mon dé- 
part & la route que je comptois prendre , il 
en étoit parti pour gagner les devants avec 
les fiens & fe préparer à me recevoir dans 
fon habitation. Je fis dételer à l'endroit même 
où il m'avoit rencontré, & nous rendant en- 
femble chez lui, j'y fus reçu avec beaucoup 
de graces par fa femme & deux jolies demoi- 
{elles qui compofoient toute fa famille. 


EN AFRIQUE. 10$ 

Le temps que nous mimes à vifter fon Do- 
maine nous conduifit jufqu'à l'heure du diner, 
pendant lequel on ne manqua pas de me faire 
l'éloge du chariot qu'on m'avoit vendu. Il fallut 
efluyer tout au long l'hiftoire & le récit des 
bonnes qualités de chacun des individus qui 
compofoient l’attelage. On ne me trompoit pas 
en effet. J'ai reconnu depuis & je dois con- 
venir , en l'honneur de M. Smit , que ces 
Bœufs ont toujours été les meilleurs de tous 
ceux que j'ai employés par la fuite, & du 
fervice le plus sûr ; que , dans mes courfes 
extraordinaires & les pas les plus dangereux, 
fon chariot , conftruit folidement , a réfifté 
jufqu'à la fin. 

Malgré les prières de cette bonne famille 
qui m'engageoit à pañler la nuit chez elle, je 
partis après le diner. À quelques heures de là, 
nous traverfames la rivière Ze Bor , & tout le 
canton nommé Owwz-Hoeck. Je voulois regagner 
le temps que le diner m'avoit fait perdre; il 
étoit onze heures de nuit, lorfque nous arrê- 
tâmes à côté d’une petite mare d'eau. 

” Le foleil étoit à peine levé que déjà nous étions 
en route; nous longeâmes , dans la matinée, 


106 ‘1 V ,0 YA GE 
l'habitation de François Bathenos ; il m'envoya 
un pain que je lui avois fait demander & dont 
je lui offris en vain le prix; il me faifoit prier 
de defcendre. chez lui; je m'en difpenfai, ne 
me fouciant, en aucune manière , de pañler & 
de perdre mon temps dans des habitations. Je 
rencontrois à tout moment , dans cette con- 
trée , des troupes prodigieufes de l’efpèce de 
Gazelle que les Colons nomment Reebock ; elle 
eft encore très peu connue ; M. Sparmann n'a 
fait que la citer, & le nom de cet animal, 
dans la traduétion françoife de fon Ouvrage , 
eft mal rendu; car Reebock ne fignifia jamais 
bouc rouge, mais bouc de plage. ; 
La chaleur du midi devenoit exceflive. Je 
fus contraint d'arrêter ; tandis que mes gens &c 
mes attelases refpiroient un pen , je fis une 
petite tournée , & parvins à tuer un de ces 
Reebock. Il étoit mâle ; fa couleur générale 
eft d’un gris tendre, plus foncé fur le dos que 
fur les côtés ; il a le ventre blanc; il n’eft 
abfolument point rougeûtre ; fes cornes n’ont 
guères que cinq à fix pouces de longueur ; 
le Doûteur Sparmann, qui dit n'en avoir fait 
mention que d’après ce que lui en rappelle fa 


EN AFRIQUE. 107 
mémoire, fe fera trompé en donnant un pied 
de long à ces cornes. La defcription & la figure 
de cette Gazelle fe trouveront dans mon Traité 
des Quadrupèdes de l'Afrique. 

De retour près de mes gens, nous n'arrè- 
tâmes que le temps qu'il falloit pour manger 
quelques grillades de ma chaffe , & dans l’ef- 
pace de quatre lieues que nous fimes encore 
pour gagner un campement commode , nous 
eümes en vue, fort près de nous & de tous 
côtés , des troupes de Gazelles, Bontebock 
( Antilope Jcripta de M. Pallas ) de Bubales 
( Antilope Bubalis) d'autres troupeaux encore, 
tels que Zèbres , &c. & plufieurs Autruches; 
la variété & les allures de ces grandes hordes 
étoient très-amufantes , & dignes de fixer l’at- 
tention d'un Naturalifte, Mes chiens pourfui- 

voient à outrance toutes ces différentes efpèces 
qui fe croifoient en fuyant & fe trouvoient 
péle-mèêle rafiemblées en un feul peloton, felon 
que les chiens donnoient. Cette confufon, 
pareilie aux machines de théâtre, demandoit à 
peine un moment pour fe développer ; je rap- 
pelois mes chiens, & chaque individu regagnoit 
a l'inftant fa bande qui fe tenoit à un certain 


108 VOYAGE 

éloignement des autres. Ce fpeétacle fera mieux 

fent:, fi l’on fe reporte au mois de Mai dans 

les campagnes de la Hollande ; ce ne font, de 
us côtés , que troupeaux innombrables de 

beftiaux fymmétriquement ifolés, & ne fe con- 

fondant jamais. 

Sans mes chiens , j'aurois pu tuer , de ma 
voiture , un bon nombre de ces animaux, tant 
ils étoient curieux & peu farouches! mais leur 
approche les avoit tous mis en déroute. 

Une curiofité prefque familière eft aflez le 
cara@ère de tous les animaux portant cornes, 
particulièrement des Gazelles ; il n’y avoit que 
les Zèbres & les Autruches qui fe tinflent à 
une plus grande diftance. 

Je me trouvai à quatre ou cinq lieues des 
bains chauds, fi vifités & fi vantés par les 
Habitans du Cap; j'étois empreffé de les voir, 
& craignois, en même temps, que ma marche 
n’en fût retardée. Pour retrouver d'un côté ce 
que j'allois perdre de l'autre , je partis encore 
de meilleure heure que de coutume; &, dès 
dix heures du matin , nous nous y vimes rendus, 
Cette fource minérale d’eau chaude, diftante du 
Cap d'environ trente lieues, eft généralement 


EN-AFRIQUE. 109 
eftimée. Le Gouvernement y a fait conftruire, 
pour les valétudinaires qui vont y prendre des 
bains , un bâtiment aflez fpacieux & commode; 
le logement n’y coûte rien à la vérité; mais 
chacun des malades eft obligé de pourvoir à fes 
befoins ; ce qui n’eft pas aifé dans un pays peu 
abondant en reflources, [Il y a, dans cette cam- 
pagne , deux bains {éparés , l'un pour les Noirs, 
l'autre pour les Blancs. C’eft encore près de là 
qu'eft fituée cette montagne appelée la Tour 
de Babel, dont Koïbe a tant exagéré la hauteur; 
il s’en faut bien qu'elle approche de celle de Ia 
Table. Dans tout cet arrondiflement , la Com- 
pagme , fous l'aufpice d'un Caporal, a établi 
plufieurs dépôts où elle fait engraïffer tous les 
beftiaux dont elle a befoin pour les fournitures 
de fes Vaifieaux. 

_, Je traverfai, le lendemain, la rivière Sréen- 
. back, nor loin de laquelle eft une fort belle 
habitation apartenante à la veuve Wiflel; &, 
dans l'après diner , avant de traverfer une fe- 
conde rivière appelée Sozder-Erd, je vis, en 
pañlant , le Zicken-Æuys ; c'eft le dépôt , ou 
plutôt l'hôpital des bœufs malades de la Com- 
pagnie ; ds s'y guériflent quelquefois; mais cet 


tro VOYAGE 

établiffement a cela d'utile, que ces animaux 
gatés ne peuvent communiquer la contagion 
à ceux qui fe portent bien, & dont on les a 
féparés. 

Javois réfoln de marcher dans la nuit ; il fallut 
s'arrêter à neuf heures du foir dans la vallée 
Soete- Melck ; un marais bourbeux nous barroit le 
chemin ; il n'eut pas été prudent de s'y engager 
pendant l'obfcurité. 

De très grand matin, j'aperçus une fort jolie 
maifon peu éloignée de nous ; c’étoit un pofte 
de la Compagnie , commandé par M. Martines; 
je le connoïflois pour l'avoir vu quelquefois 
au Cap chez M. le Fifcal ; je lallai vifiter ; il 
m'engagea, comme font prefque tous les Co- 
lons, à refter quelques jours avec lui; lime 
patience où j'étois d'avancer m'avoit fait pren- 
dre mon parti, je le refufai opiniâtrément. Vers 


midi, je pañlai prés d'une petite horde de 


Hottentots ; ils me parurent fi miférables que 


je leurs fis quelques préfens. Ils n'avoient pas 
une feule pièce de bétail, & vivoient des tra- 


vaux de Jeurs bras fur les habitations du voi- 


finage; j'invitai plufeurs d’entréux à me fui- 
vre , & leur promis de les bien payer aw 


mt 


EN AFRIQUE. {it 
retour; ils ne fe laiffèrent entrainer que lorfque 
je les eus affurés que je leur donnerois une 
ration fuffifante de tabac pour la route. Alors 
ils me donnèrent parole pour le lendemain. 
J'allai pafler la nuit au Tiger-Hoek (coin du 
Tigre ). J'attendis mes recrues jufqu’à neuf 
heures du matin : dans le moment où je com- 
mençois à ne plus compter fur ces gens , & me 
difpofois à continuer mon chemin , Je les vis 
arriver au nombre de trois avec armes & ba- 
gages. Ce petit renfort me fit plaifir. Ils fe 
mêlèrent avec les autres, & furent bientôt 
accoutumés. Je remis mon départ à l’après- 
midi, & réfolus, en attendant , de faire une 
tournée dans les environs. Un des nouveaux 
arrivés me demanda la permiflion de meduivre, 
en maflurant qu'il étoit un excellent chaffeur: 
javois aporté de l'Europe cette prévention 
qu'on a toujours contre Îles gens qui prennent 
foin de fe préconifer eux-mêmes , & je n’avois 
pas du talent de mon Hottentot une haute 
opinion ; je lui fis donner un fufl , & nous 
partimes enfemble. 

Nous eumes bientôt joint quelques troupes 
de Gazelles ; le Pays en étoit couvert; mais 


112 VOYAGE 
elles fe tenoient toujours hors de portée. En- 
fin , après avoir bien couru , mon chaffeur 
m'arrétant tout d'un coup, me dit qu'il aper- 
çoit un Béawe-Bock ; (un Bouc bleu ) cou- 
ché. Je porte les yeux vers l'endroit quil 
m'indique & ne le vois pas. Il me prie alors 
de refter tranquille & de ne faire aucun mou- 
vement , m'aflurant de me rendre maître de 
l'animal. Aufitôt il prend un détour, fe trai- 
nant fur fes genoux ; je ne le pérdois pas 
de vue , mais je ne comprenois rien à ce 
manése nouveau pour moi. L'animal fe lève 
& broute tranquillement fans s'éloigner de la 
place. Je le pris d'abord pour un cheval 
blanc ; car , de lendroit où Jj'étois refté , 1 
me peroifloit entièrement de cette couleur 
{ jufques-là je n'avois point encore vu cette 
efpèce de Gazelle ): je fus détrompé Jorfque 
je vis fes cornes. Mon Hottentot fe trainoit 
toujours fur le ventre, il s'approcha de fi près 
& fi promptement que mettre l'animal en joue 
& le tirer fut l'affaire d’un inftant ; la Gazelle 
tomba du coup. Je ne fis qu'un faut jufques- 
la & j'eus le plaifir de contempler à mon aife 
la plus rare & la plus belle des Gazelles d'Afri- 
que. 


EN AFRIQUE. 113 
que. J'affarai mon Hottentot que ,- de retour 
au camp, Je le récompenierois généreufement, 
Je l'envoyai auflitôt chercher un cheval pour 
tranfporter la chafle. L'intelligence de cet 
homme & les divers moyens qu'il avoit em- 
ployés pour furprendre l'animal me rendoient 
fon fervice important & précieux; je me pro- 
pofois bien de me l’attacher par tous les appâts 
qui féduifent les Hottentots. Je commençai par 
lui donner une forte provifion de tabac & je 
joignis à ce préfent de l'amadoue , un briquet 
& l'un de mes meilleurs couteaux. Il fe fervit 
_ de ce dernier meuble & fe mit ‘à dépecer l’ani- 
mal avec la même adrefle qu’il l'avoit tiré. J’en 
confervai foigneufement la peau. 

Cette Gazelle a été décrite par Pennant, 
fous le nom d’Axtilope bleu ; par Buffon, fous le 
. nomde Tyiran, Ce dernier Naturalifte a donné 
la figure d’une partie de fes cornes; elle eft rare 
& très-peu connue. Lors de ma réfidence en 

Afrique , je n'ai vu que deux de ces Gazel- 
les & une autre qui fut aportée au Gouver- 
neur, quelques années après, pendant l’un de 
mes féjours à la Ville. Elles venoient comme la 


mienne , de la vallée Soete-Melk , feul canton 
Tome I. | 5 He 


114 V O:Y A QUE 
qu'elles habitent. On m'avoit afluré que J'en ver- 
rois dans le pays des grands Namaquois ; maloré 
toutes mes informations & perquifitions , j'ai été 
trompé dans cette attente. Tous les Sauvages 
m'ont affuré ne point la connoître, On m'avoit 
encore attefté que la femelle portoit des cornes 
ainfi que le mâle; je ne puis rien dire là- 
deffus ,puifque les feules que j'aye vues étoient 
toutes trois de ce dernier genre. te 

Sa couleur principale eft un bleu léger, ti- 
rant fur le grisatre ; le ventre & l'intérieur des 
jambes dans toute leur longueur font d'un blane 
de neige ; fa tête fur - tout eft agréablement 
tachetée de blanc. nt 

Je n'ai pas remarqué que cette Gazelle, vi- 
vante , refflemblât à du velours bleu , & que, 
morte, fa peau changeât de couleur , comme 
le dit M. Sparmann ? Vivante ou morte, elle m'a 
paru toujours femblable. La teinte de celle que 
fai rapportée n’a jamais varié. J'en ai vu une 
autre à Amifterdam que l’on confervoit depuis 
plus de quinze ans. Il en étoit de même de celle 
du Gouverneur du Cap; plus fraiche encore 
que la mienne , dans tout le refte elles étoient 
_ pareilles. Je né puis m'empêcher d'ajouter ici 


EN AFRIQUE, 11$ 
que je ne reconnois pas beaucoup cet animal 
dans les deffins & les gravures que Jen ai vus 
jufqu'à préfent. Dans mes defcriptions , je don- 
nerai celle que J'ai faite decelui-ci , & le deffin 
très exat que j'en ai tiré fur les lieux , avant 
qu'on le déshabillât. 

Le lendemain, par un temps frais & cou- 
vert, nous fimes une marche de fix heures 
pour arriver fur les bords d’une très - grande 
mare, abondante enpetites Tortues ; nous en 
pêchâmes une vingtaine. Grillées tout uniment 
fur le charbon, elles étoient très-bonnes; elles 
portoient de fept à huit pouces de long fur 
quatre de large. L'écaille fur Îe dos étoit d’un 
gris blanchâtre tirant un peu fur le jaune. 
Vivantes, elles avoient une odeur infeûte; mais 
la cuifon la leur faifoit perdre. 

C’eft une chofe remarquable que, lorfque les 
grandes chaleurs viennent tarir les eaux , les 
Tortues qui cherchent toujours l'humidité, s’en- 
foncent dans la terre , à mefure que fa furface 
fe defflèche ; il fufñit alors, pour les trouver, 
de creufer profondément dans l'endroit qui les 
recéle. Elles demeurent ordinairement comme 
endormies , ne séveidlent & ne fe remontrent 

H ij 


116 VOYAGE 

que lorfque la faifon des pluies a ramené l'eau 
dans les mares ou les petits lacs; elles dépofent 
leurs œufs en plein air & fur leurs bords ; ils 
font de la groffeur de ceux ‘du Pigeon. C'eft 
au foleil & à la chaleur qu’elles laifent le foin 
de les faire éclore; ces œufs font d’un très-bon 
goût ; le blanc, qui ne durcit jamais par la 
cuiflon , conferve la tranfparence d’une gelée 
bleuûtre. | 

Je ne fais fi l'inftinét dont je viens de par- 
ler et commun à toutes les efpèces de Tor- 
tues d’eau , & fi elles emploient toutes le même 
moyen; ce que je puis aflurer, c’eft que toutes 
les fois que , pendant les féchereffes , il m’a pris 
fantaiñe de m'en procurer, en creufant dans 
les endroits où l’eau avoit féjourné, je n'ai ja- 
mais manqué d'en prendre autant que J'en ai 
voulu. 

Cette efpèce de chaffe ou pêche, comme on 
voudra l'appeler, n’étoit pas nouvelle pour moi; 
je n'avois pas oublié qu'à Surinam on fait ufage 
du même ftratagème pour avoir deux efpèces 

_de poiffons qui fe terrent auffi & qu'on nomme 
un la Varappe , Yautre le Gorret ou Kwikwi. 

Nos chariots placés fur le bord de la mare, 


E NA FR DO UE. 117 
‘effrayèrent une infinité de Gazelles qui ve- 
noient pour y boire, & les empêchèrent d’en 
approcher. 

Les Bontebock fur-tout y arrivoient par ban- 
des de deux mille au moins ; je fuis perfuadé 
que, ce jour-là, tant en Bubales, Gazelles de 
toutes efpèces, que Zèbres & Autruches, j'eus 
fous les yeux , dans le même moment , plus 
de quatre à cinq miile pièces. De tout cela, 
je ne fouhaitois qu'une Antruche, Il n’y eut 
nul moyen de me fatisfaire ; elles ne fe laifle- 
rent point approcher ; les autres efpèces, quoi- 
qu'un peu effaronchées auf, fe trouvoient de 
temps en temps à portée du coup ; mais, pour 
le plaifir feul de les détruire, je ne voulus 
point les tirer ; nous avions affez de vivres , & 
ma poudre étoit d'ailleurs trop précieufe. 

Je navois plus que deux rivières, la Brecde- 
Rivier (la rivière large), & Île Kiip= Rivier 
( rivière des cailloux ) entre Swellendam & 
moi; je me failois une fête de connoitre ce 
chef-lieu de la Coloxie; je compiois y de- 
 meurer quelques j ours ; c'eft-là que je me pro- 
pofois de pañler en revue tous ces animaux 
avec autant d'attention que de tranquillité 

| H iÿ 


118 VOYAGE 4 
Nous y arrivèmes, le jour fuivant , de fort 
bonne heure. 

De toutes les rivières que nous venions de 
traverfer , les plus confidérables font le Diep= 
Rivier & le Breede- Rivier. Les autres font à peine 
des ruiffeaux pendant les chaleurs ; mais, dans 
la faifon pluvieufe, ils fe changent bientôt en 
torrens furieux , qui coupent toute communi- 
cation avec la Ville du Cap. 

Je reftai plufieurs jours à Sweïllendam , chez 
M. Ryneveld , Bailli du lieu ; il me combla 
d'honnèterés. Je trouvois mes deux voitures bien 
pefantes & trop chargées. Je fentois le befoin 
de m'en procurer une troifième. Mon Hôte 
eut la complaifance de me faire conftruire une 
charette à deux roues, & à mon départ ilme 
donna avec profufion des vivres frais pour ma 
route. 

Je recrutai quelques Hottentots de plus ; 
‘achetai plufieurs Bœufs, des Chèvres, une 
Vache pour me procurer du lait, & un Coq 
dont je comptois me faire un réveil-matin na- 
turel. 

Il n’exifte pas un feul Naturalifte , pas même 
un lourd Habitant des campagnes qui ne fache 


EN AFRIQUE. 119 
que le Coq eft un oïfeau qui chante régu- 
lièrement pendant la nuit à la même heure , & 
qu'il prend foin de rapeler le jour. 

Je ne fais quel ridicule on a prétendu jeter 
fur cette précaution qui devoit me procurer 
de l'agrément , fi. eile n’étoit pas une reflource 
au befoin, en me faifant tenir dans plus d'un 
papier public des difcours abfurdes qui cadrent 
aflez mal avec l'emphafe du Narrateur. En 
affurant au Public, en mon nom, que j’avois 
compté remplacer ma montre par mon Coq, fi 

lle venoit à fe déranger, 1l auroit été décent 
d'apprendre au moins aux incrédules comment 
-un Coq peut jamais devenir une horloge; c'eft 
dans le même efprit qu'ailleurs on fuppofe que, 
rencontrant pour la premiére fois un Lion « nous 
» NOUS "refurämes de notre fuperbe regard 8 nous 
» laffâmes tranquillement pañer , furisfaiss 
» l'un l’autre de notre fiire contenance ». 

Quoi quil en foit de ces poëriques Ro- 
mans , mes efpérances fur mon Coq ne m'ont 
point trompé. Cet animal, qui couchoit fans 
cefle ou fur ma tente ou für mon chariot, 
mannonçoit réculièrement le lever de lau- 
rore ; 1] s’apprivoifa bientôt; il ne qauittoit 

H iv 


120 3 Oo MAG'E 
jamais les environs de mon camp ; fi le befoin 
de nourriture le faifoit s’écarter un peu , l’ap- 
proche de la nuit le ramenoit toujours ; quel- 
quefois 1l étoit pourfuivi par de petits Qua- 
trupèdes du genre des Fouines ou Belettes; je 
le voyeis moitié courant, moitié volant, battre 
én retraite de notre côté, & crier de toute fa 
force ; alors, lun de mes gens ou mes chiens 
même ne manquoient pas d'aller bien vite à 
fon fecours. | 
Un animal qui m'a rendu des fervices plus 
effentiels, dont la préfence utile a fufpendu, 
diflipé même dans mon cœur des fouvenirs 
amers & cruels, dont l'inftin@ touchant & fim- 
ple fembloit prévenir mes efforts , & vrai- 
ment confoloit mes ennuis , c'eft un Singe de 
l'efpèce fi commune au Cap fous le nom de 
Bawian ; il étoit très- familier & s'attacha par- 
ticulièrement à moi: j'en fis mon Dégufta- 
teur. Lorfque nous trouvions quelques fruits 
ou racines inconnus à mes Hottentots, nous 
n'y touchions jamais que mon cher Keës n’en 
eût goûté ; s'il les rejetoit, nous les jugions 
ou défagréables , ou dangereufes , & les aban- 
donnions. 


EN: À FE R IQ U E. 121 

Le Singe a cela de particulier quile diftin- 
gue des autres animaux & le rapproche de 
l'homme : il reçut de la Nature , en égale 
portion, la gourmandife & la curiofité ; fans 
appétit , il goûte tout ce qu'on lin préfente ; 
fans nécefüté, il touche tout ce quil trouve 
à fa portée. ; 

Je chériflois dans Keës une qualité plus pré- 
cieufe encore, [l étoit mon meilieur furveillant ; 
foit de jour, foit de nuit, le moindre figne de 
danger le réveilloit à l'inftant. Par fes cris & 
les geftes de fa frayeur, nous étions toujours 
avertis de l'approche de l'ennemi avant que mes 
chiens s'en doutaffent ; ils s’étoient tellement 
habitués à fa voix, qu'ils dormoient pleins de 
confiance, & ne faifoient plus la ronde; j'en 
étois outré de colère, dans la crainte de ne 
plus retrouver en eux les fecours indifoen- 
fables fur lefquels j'avois droit de compter, 
fi quelqu'événement funefte , ou la maladie 
venoit à menlever mon trop fidèle Gardien. 
Mais , lorfqu'il leur avoit donné l'alerte, ïls 
s’arrêtoient pour épier le fignal. Au mouvement 
de fes yeux , au moindre branlement de fa tête, 
je les voyois s’élancer tous enfemble , & détaler 


122 VOYAGE 
toujours du côté vers lequel il portoit Ia 
vues A | 
Souvent je le menois à la chafle avec moi. 
Que de folies & que de joie au fignal du 
départ ! comme il venoit baifer tendrement fon 
ami: comme le plaifr brilloit dans fa prunelle 
ardente & mobile! comme il devançoit mes pas 
plein d'aife & d'impatience , & revenoit encore 
par fes carefles, me prouver fa reconnoiflance 
& m'nviter à ne pas différer plus long-temps! 
Nous partions; chemin faifant, il s'amufoit à 
grimper fur Îles arbres, pour chercher de Îa 
gomme quil aimoit beaucoup; quelquefois il 
me découvroit du miel dans des enfoncemens 
de rocher ou dans des arbres creux ; mais, 
lorfqu'il ne trouvoit rien; que la fatigue & 
l'exercice avoient aiguifé fes dents , & que 
l'appétit commençoit à le preffer férieufement, 
alors pour moi commençoit une fcène extré- 
mement comique. Au défaut de gomme & de 
miel, il cherchoit des racines, & les mangeoit 
avec délices , fur-tout une efpèce particulière 
que , malheureufement pour lui, j’avois trouvée 
exquife & très-rafraichiffante , & que je voulois 
obftinément partager. Keës étoit rufé. Lorfqu'il 


= 


EN AFRIQUE. 123 
avoit trouvé de cette racine, fi je n'étois à 
portée d’en prendre ma part , il fe hâtoit de 
la gruger , les yeux impitoyablement fixés vers 
moi. Il mefuroit le temps qu'il avoit de Îa 
manger à lui feul, fur la diftance que j'avois 
à franchir pour le rejoindre , & j'arrivois en 
effet trop tard. Quelquefois cependant lorfque, 
trompé dans fon calenl, je l'avois atteint plus 
tôt qu'il ne s'y étoit attendu , 1 cherchoit vite 
à me cacher les morceaux ; mais , au moyen 
d'un foufflet bien appliqué ,; je l'obiigeois à 
reftituer le vol; & , maître à mon tour de Îa 
proie enviée , il falloit bien qu'il reçüt la loi 
du plus fort ; Keès n'avoit n1 fiel ni ran- 
cune , & je lui faifois aifément comprendre 
tout ce qu'a d’infenfble & dur ce lâche écoifme 
dont 1l me donnoit l'exemple. 
Pour arracher ces racines , il s'y prenoit 
d'une façon fort ingénieufe , & qui m’amufoit 
_ beaucoup. Il faifloit la touffe des feuilles entre 
fes dents, puis, {e roidifiant fur les mains, & 
portant la tête en arrière , la racine fuivoit 
aflez ordinairement. Quand ce moyen, où il 
employoit une grande force, ne pouvoit réuffir, 
1l reprenoit la touffe comme auparavant, & le 


\ 


124 VOYAGE 
plus près de terre qu’il le pouvoit ; alors, faifant 
‘ une cabriole cul par deflus tête, la racine cédoit 
toujours à la fecouffe qu'il lui avoit donnée. 
Dans nos marches, lorfqu'il fe trouvoit fati- 
gué , 1l montoit fur un de mes Chiens qui avoit 
la complaifance de le porter des heures en- 
tières; un feul, plus gros & plus fort que les 
autres auroit dû fe prêter à fon petit manége; 
mais le drôle favoit à merveille efquiver fa 
corvée. Du moment qu'il fentoit Keëès fur fes 
épaules , 1l reftoit immobile, laifloit défiler la 
Caravane fans bouger de la place: le craintif 
Keès-s'obftinoit de fon côté ; maïs ; fi-tôt qu'il 
commençoit à rous perdre de vue, il falloit 
bien fe réfoudre à mettre pied à terre ; alors 
le Singe & le Chien courorent à toutes jambes 
pour nous rattraper. Le Chien le laïfloit adroi- 
tement pañler devant lui, & l'obfervoit atten- 
tivement, de peur qu'il ne le furprit. Aurefte, 
i} avoit pris fur toute ma meute un afcendant 
qu'il devoit peut-être à la fupériorité de fon 
inftinét ; car, parmi les animaux comme parmi 
les hommes, l'adreffe en impofe trop fouvent 
à la force. Mon Keës ne pouvoit fouffrir les 
convives ; lorfqu'il mangeoit , fi l'un de mes 


+ 


EN AFRIQUE. 125 
chiens lapprochoit de trop près, il le réga- 
loit d’un foufflet , auquel Îe poltron ne répon- 
doit qu'en s’éloignant au plus vîte. 

Une fingularité que je n'ai pu jamais con- 
cevoir , c'eft qu'après le Serpent, l'animal qu'il 
craignoit le plus étoit fon femblable , foit qu'il 
fentit que fon état privé l'eût dépouillé d’une 
grande partie de fes facultés, & que la peur 
s'emparät de fes fens, foit qu'il füt jaloux & 
qu'il redoutât toute concurrence à mon amitié. 
Il m'eût été très-facile d’en prendre de fau- 
vages, & de les apprivoifer ; mais je n'y lon- 
geois pas. J’avois donné à Keës une place dans 
mon cœur que nul autre ne devoit occuper 
après lui , & je lui témoignois aflez jufqu’à 
quel point il dévoit compter fur ma conftance. 
Il entendoit quelquefois fes pareils crier dans les 
montagnes. Je ne fais pourquoi, avec toutes 
fes terreurs, 11 s'avifoit de leur répondre ; ils 
approchoïent à fa voix , & fitôt qu'il en 
apercevoit un, fuyant alors avec des cris hor- 
fibles , 1l venoit fe fourrer entre nos jambes, 
imploroit la proteétion de tout le monde, & 
trembloit de tous fes membres. On avoit beau- 


coup de peine à le calmer ; il reprenoit peu à 


126 Vo wa C'er!.: | 
peu fa tranquillité naturelle, Il étoit fujet au 
farcin. C'eft un défaut commun à prefque tous 
les animaux domeftiques; mais il fe déguifoit 
chez Keës en un talent dont j'admirois moi- 
même tous les reflorts ingénieux. Quoi qu'il en 
foit , les corrections que lui adminiftroient mes 
gens qui prenoient avec lui la chofe au férieux, 
ne le changèrerit jamais. Il favoit parfaitement 
dénouer les cordons d’un panier pour y pren- 
dreles provifons, & fur-tout le lait qu'il ai 
moir beaucoup. Il m'a forcé plus d’une fois de 
m'en pafler. Je l'étrillois auffñi moi-même. Il fe 
fauvoit & ne reparoifloit à la tente qu'à l'entrée 
de la nuit. 

J'ai repofé fur ces détails avec plaïfr. S'ils 
ne font rien pour le progrès des connoïffan- 
ces humaines , il font beaucoup pour mon ame 
ingénue & fimple. Ils me rappellent des pañe- 
tems bien doux, des jours bien fereins & 
paifibles, & les feuls momens de ma vie où 
jaye connu tout le prix de lexiftence. 

Tant que dura mon féjour à SWellendam, 
je répondis aux tendres foins de mon Hôte, 
par les témoignages ce la ‘plus vive recon- 
noiflance; mais ce n'étoit point là le train de 


EN AFRIQUE. 127 
vie qui convenoit à mon humeur; &, dès que 
ma charrette à deux roues fut achevée, j'y 
plaçai ma cuifine & mon office, & délogeai 
fans délai. Ce fut le 12 Janvier 1782. D'après 
les informations que j'avois prifes, je dirigeai 
ma route en longeant toujours la côte de l'Fft 
à une certaine diftance de la mer. Les fer- 
mes à blé ne s'étendent pas plus loin de ce 
côté, le prix très-modique de cette denrée 
n'étant pas même un équivalent aux frais & 
aux difficultés de leur tranfport à la Ville. 

A deux lieues de là, je paflai une petite 
rivière nommée le Buffias; &, après deux jours 
de marche, nous arrivâmes à un bois appelé 
le bois du Grend- Père. Je m'arrangeai pour 
pañler vingt-quatre heures dans ce bois que je 
voulois parcourir. Comme je faifois le dénom- 
brement de mes Chiens, je m'aperçus qu'il 
m'en manquoit un; c’étoit précifément une pe- 
tite Chienne de prédileétion que je nommois 
Rofette. Son abfence m'intrigua; c'étoit pour moi 
une perte réelle qui diminuoit ma meute à pro- 
pos de rien , & me privoit de ma favorite qui, 
de fon côté , m'affe@ionnoit beaucoup. Je m'in- 
formai de mes gens fi quelqu'un lavoit remarquée 


125 VOYAGE 

en route. Un feul m'aflura lui avoir donné à 
manger , mais dès le matin. Après une .ou deux 
heures de vaines recherches, j'éparpillai mon 
monde pour l'appeler de tous côtés; Je fis 
tirer des coups de fufl pour la remettre en 
voie , s'ils arrivoient jufqu'à elle ; tout cela ne 
réufliffant point , je pris le parti de faire mon- 
ter a cheval l'un de mes Hottentots & lui don- 
nai ordre de reprendre le chemin que nous 
venions de faire, & de la ramener à quelque 
prix que ce fût. Quatre heures s'étoient écoulées 
quand nous vimes arriver mon commiflionnaire 
à toute bride. Il portoit devant lui fur lar- 
çon de la felle une*chaife & un grand panier. 
Rofette couroit en avant; elle fauta fur moi 
& m'accabla de carefles, Mon homme me dit 
qu'il l'avoit trouvée à deux lieues environ de 
notre halte, aflife fur la route, à côté de la 
chaife & du panier qui s'étoient détachés de 
l'équipage fans qu'on s’en fût aperçu. Javois 
oùi conter fur la fidélité des Chiens, des traits 
non moins extraordinaires que celui ci ; mais 
je n'en avois pas été le témoin. J'avoue que 
le récit de mon Hottentot me toucha jufqu'aux 
| larmes ; 


EN AFRIQUE 129 
farmesi je careffai de nouveau cette pauvre 
bête , & cette marque d’attachement qu'elle ve- 
noit de me donner me la rendit encore plus 
chère. Elle eût péri de faim fur la place , ou 
feroit devenue pendant la mit la proie du 
premier animal féroce qui l’auroit rencontrée. 
Les coups de fufñl que j'avois fait tirer pour 
elle n'ayant fait lever aucune efpèce de gibier , 
& m'étant convaincu moi - mème par une vifite 
exacte de la forêt, qu'il ne failoit pas efpérer 
d'en trouver, nous délogeimes dès le lende- 
main matin. Nous n'avions pas fait quatre lieues, 
qu'en traverfant une petite rivière qui prend . 
fa fource dans cette forêt, ma voiture à deux 
roues culbuta. Le refte du jour nous fuffit à 
peine pour repêcher , fécher & remettre en 
place tous les effets & les uftenfiles de ma 
cuifine. Une grande partie de ma porcelaine 
fracaflée y refta. J'avois fort heureufement 
des pièces de rechange. Nous pouffâmes ju{- 
qu'à trois lieues plus loin. La je fus arrêté 
par la rivière le Duyvenochs. Elle n'étoit 
point guéable pour le moment. Ce Pays eft 
couvert de bois. Je me flattai que j'y trou- 
verois de jolis oifeaux & des infe@es ; je réfolus 

Tome I. l' : 


130 VOYAGE | 
d'attendre que la rivière fût diminuée. Je fis 
dreffer mes tentes à la lifière du bois, & mes 
_ Hottentots s'y conftruifirent des cabanes. 
Quelle fatalité ? les Habitans des environs 
‘inftruits de mon arrivée vinrent tous avec em 
preflement me rendre vifite & me troubler 
dans ma charmante retraite. Ilme fallut effuyer 
les longs préambules de leurs reproches obli- 
geans de n'être point defcendu chez eux; &, 
me fatigant de leurs offres qu’ils reproduifoient 
fous mille & mille formes pour me féduire, 
ils me citoient avec emphañfe divers curieux 
qu'ils avoient eu l’honneur de recevoir , & no- 
tamment M. le Doëteur Sparmann , Académi- 
cien Suédois. Quelque refpe&able que me parût 
cette autorité, je penfai que je ne devois pas 
quitter mon camp. 

J'avois déterminé que , dans le cours de mes 
Voyages, je ne logerois jamais dans aucune ha- 
bitation, pour être plus libre le jour & la nuit, 
pour avoir fous ma main mes gens & mes 
équipages, pour ménager un temps précieux 
qu'il faut toujours facrifier au bavardage & 
aux récits abfurdes de ces Colons qui vous 
fatiguent avec leurs contes & vous épuifent 


L 


EN AFRIQUE: _13f 
avec leurs queftions , mais fur-tout pour mé- 
nager mon eau de vie avec laquelle j'aurois 
été contraint d'arrofer continuellement leurs 
interminables converfations, Je remerciai donc 
ces Meflieurs, qui ne réuflirent pas même à 
m'ébranler , tant ma réfolution avoit été ferme 
& irrévocable. L'exemple du Doëéteur Sparmann 
n’en étoit point un pour moi. Nos genres très- 
différens devoient nous donner d’autres idées. 
Il n’avoit befoin que du jour pour s'appliquer 
à fes recherches en botanique. Moi , je pañlois 
fouvent une partie des nuits à la chafle, fi le 
befoin l’exigeoit; j'aurois été forcé de m'en 
abftenir ou de déranger mes Hôtes. Cela feul 
m'auroit infpiré des dégoûts qui euffent mis 
bientôt fin au roman. Il n'en falloit pas tant 
pour en détruire toute l'illufion. Un autre 
motif & quimeft purement perfonnel , peut 
donner en deux mots une idée de mon carac- 
tère & du plan de vie qu'il m'avoit fait em- 
braffer. Si c'eft untrait d’amour-propre > & mon 
âge & l'éducation que J'ai reçue, & mon Pays, 
& les difiicultés vaincues m'excuferont affez. 
Quoique je reconnoifle l'utilité des chemins 
faits , chez les Peuples civilifés , l'habitude où 

li 


132 | VOYAGE 

nous “étions de les ouvrir nous-mêmes dans 
ma jeunefle a Surinam, me les a toujours fait 
fegarder comme un frein qui diminue le prix 
de la liberté. Fier de fon origine , l’homme 
s'indigne qu'on ait ofé d’avance compter fes 
pas. J'ai toujours foignenfement évité les 
foutes battues, & ne me fuis cru compléte- 
ment libre que lorfqu’au milieu des rochers, 
des forêts & des déferts d’Afrique , j'étois fûr 
de ne rencontrer d'autres traces d'ouvrages 
humains que celles que j'y avois laiffées moi- 
même. Aux fignes de ma volonté qui comman- 
doit alors fouverainement , a la plénitude de 
mon indépendance , je reconnoiffois véritable- 
ment dans l'Homme le Monarque des êtres vi- 
vans, le Defpote abfolu de la Nature. On trou- 
vera plus d’une fois alarmante une poñtion 
que je trouvois délicienfe. Ces bizarreries dé- 
coulent des premières impreflions de ma vie. 
Elles ne font que le fentiment pur & naturel 
de la liberté, qui repoufle fans diftinétion 
tout ce qui paroîit vouloir fui prefcrire des. 
Bornes. Trop de raifons m'attachoient à mes 
principes ,pour né pas les obferver religieufe- 
hent ; &,fi j'en excepte une feule fois où 


EN AFRIQUE. 133 
par politique, il me fut impoffble de refufer 
ouvertement l’'hofpitalité , je ne me fuis jamais 
écarté de mon plan dans mes Voyages. 

Je diftribuois l'emploi du temps & voici l'or- 
dre ordinaire de mes occupations. La nuit, 
lorfque nous ne marchions pas, je couchois 
dans ma tente ou fur mon chariot; au point 
du jour , éveillé par mon Coq, je me mettois 
tout de fuite en devoir d'apprèter moi-même 
mon café au lait tandis que mes gens ,: de 
leur côté , s'occupoient à nettoyer & à pan- 
fer toutes mes bêtes. Au premier rayon du 
foleil, je. prenois mon fufil; nous partions 
mon Singe & moi; nous furetions à la ronde 
qufqu'a dix heures. De retour à ma tente, je 
la trouvois toujours propre & bien balayée. 
Elle étoit particulièrement à {a garde d'un 
vieux Africain nommé Swanepoel ; n'étant plus 
capable de nous fuivre dans nos courfes ;à 
pied, ceft lui qui reftoit pour garder le 
camp ; .1l y. entretenoit le bon ordre, Les 
meubles de ma tente n'étoient pas nombreux; 
une chaife ou deux, une table qui fervoit uns- 
quément a la difledion de mes animaux, & 
quelques uftenfiles néceffaires à leur -pré- 

en 


\ 


134 ‘4 Vo y 4.6 # 

paration en faifoient tout l'ornement. Je m'y 
mettois donc à l'ouvrage depuis dix heures juf- 
qu'à midi. C'eft alors que je claflois dans mes 
tiroirs les infeétes que j'avois rapportés; la 
cérémonie de mon diner étoit tout auff fimple. 
Je plaçois fur mes genoux un bout de plan- 
éhe couvert d'une ferviette. On m'y fervoit 
un feul plat de viande rôtie ou grillée. Après 
ce diner frugal & qui ne duroit pas long 
temps , je retournois au travail , fi j'avois 
à finir quelque ouvrage que j'euffe commen- 
cé, puis à la chaffe jufqu’au foleil couchant. 
De retour au gite , Jallumois une chan- 
delle & pañlois quelques heures à configner 
dans mon Journal les obfervations, les acqui- 
fitions, en un mot, les évènemens de la jour- 
née. Pendant cetemps , mes Hottentots raffem- 
bloient mes Bœufs autour des chariots & de 
ma ténte. Les Chèvres, après qu'on les avoit 
traites, fe couchoïent çà & là pêle-mêle avec 
mes Chiens. Le fervice achevé & le grand feu 
: allumé à l'ordinaire , nous nous plaçions en cer- 
ele. Je prenois men thé ; mes gens fumoient 
cordialement leurs pipes & me contoient des 
hiftoires dont le naïf ridicule me faifoit rire 


EN AFRIQUE. 13$ 
aux éclats. Je prenois plaifir à les animer. Ils 
étoient d'autant moins timides avéc moi que je 
montrois plus de franchife , de bonhomie & 
d'attention. Souvent , à la vérité, plus content 
de moi-même , plus favorablement difpofé à 
l'afpeét d’un beau foir après les fatigues du 
jour , je me fentois entramé par un charme in- 
volontaire , & cédois doucement à l'illufion. 
C’eft alors que je les voyois difputer entr'eux 
de prétentions à lefprit pour me plaire ; le 
plus habile conteur pouvoit favorablement fe 
juger , au filence profond qui régnoit parmi 
nous. Je ne fais quel attrait puiffant me ramène 
fans cefle à ces païfibles habitudes de mon 
ame!je me vois encore, au milieu de mon 
camp , entouré de mon monde & de mes ani- 
maux ; une plante , une fleur, un éclat de 
rocher çà & là placés, rien n'échappe à ma 
mémoire , & ce fpedacle toujours plus tou- 
chant , mamule & me fit par-tout. 
Quelquefois nos converfations nous condui- 
 foient fort avant dans la nuit. J'avoue que de ces 
têtes groffières & que n'avoient point polies de 
belles éducations , il jaïllifloit quelquefois des 
traits de feu dont je me fentois ravi. Je leur 


Liv 


136 VOYAGE 

faifois fur-tout beaucoup de queftions fur Kolbe 
& difiérens Auteurs ; fur leurs religions, leurs 
loix , leurs ufages. Ils me rioient franchement au 
nez. Quelquetois , prenant la chofe au vif, je les. 
Yoyois s'indigner, haufler les épaules , éclater 
en imprécations. Je me rappelle que , voulant, 
pour les piquer au jeu, rabaiffer leurs. facul- 
tés & leur intelligence , je les comparois À 
celles qui, dans la capitale d’un grand Pays, 
dans Paris, par exemple, procure fans tra- 
vail une fubfftance brillante à une tourbe 
prodigieufe de vauriens, & qu’on décore du 
nom, modefte d’induffrie. Je leur préfentois 
fous mille formes. les reflources habiles de ces 
caméléons , & rehauflois de beaucoup lue mé- 
rite; avec quelle fatisfa@tion j je les voyois pré- 
_férer d'un accord unanime la fimplicité .de leur 
vie, champêtre & douce à mes tableaux, fédui- 
fans, & regarder ces reffources comme des 
moyens vils & mefquins pour un Peuple qui 
fe vante de fa fupériorité far les Peuples de la” 
Nature! Braves humains qu'on nous peint dévo- 
rant leurs femblables.; & qu'un enfant auroit 
conduits ! paifbles-Hottentots couvrez-les de 
vos mépris ces mortels qui vous. rédifent en 


EN AFRIQUE. 137 
efclavage, & ne vous diftinguent des bêtes que 
par les traitemens cruels qu'ils leur épargnent 
pour vous en accabler Î 

Mes animaux étoient fi “bien habitués à fe 

.mêler parmi nous que fouvent j'étois contraint 
d’en faire lever plufieurs pour arriver jufqu’à 
-ma-tente. J'avois quelques Moutons que je mé- 
nageoïis comme une teflource contre la difette; 
mais jen confervois toujours d'anciens pour 
habituer les nouveaux-venus. 
.: Le canton que nous habitions étoit rempli 
de Perdrix de trois efpèces. différentes ; lune 
-entrautres de la groffeur de nos Faifans. C'étoit 
notre nourriture ordinaire. Nous Îles mettions 
par vingtaine, dans nos marmites; elles nous 
donnoient. d'excellents confommés & de bons 
bouillis. Nous trouvions auf une efpèce de 
Gazelle de la grandeur de nos Chèvres d'Eu- 
xope , la peau d'un brun noirâtre & quelques 
taches blanches fur la cuifle. Je ne connois 
point de mets plus exquis; J'en tuai plufieurs, 
ainfi quure aûtre efpèce plus petite , dont 
je donnerai -la defcription :par là fuite. 

Mon féjour dans cet endroit avoit confidé- 


138 3 V'o*r A d'E ‘ 

rablement augmenté ma colle@ion en infeûtes 
& oifeaux précieux. Un Particulier des envi- 
rons alloit faire le Voyage du Cap; il vint 
m'offrir fes fervices ; je les acceptai avec plaifir, 
& le chargeai de remettre mon petit tréfor 
à M. le Fifcal Boers. J'etois convenu , avec 
ce dernier, que je lui ferois parvenir toutes 
mes nouveautés , lorfque les occafons s’en pré- 
fenteroient. Par là , je mettois, dès le com- 
mencement de mon Voyage, beaucoup d'objets 
rares à l'abri des accidens , & ménageois de la 
place pour les autres. 

Mes voifins me faifoient de temps en temps 
des envois de légumes ou de fruits , & M. Van- 
verck, plus près de mon camp, fachant que 
je vivoisavec plaifir de laitage , m'en envoyoit 
tons les foirs un feau , que je partageoïs avec 
mes gens. Kéès fentoit arriver le porteur de 
fort loin , & ne manquoïit jamais d’aller au- 
devant de lui. | 

Depuis Swellendam jufqu'à Duyvenochs, les 
pâturages font excellens , & les terres, fupé- 
rieures à celles du Cap, produiroiïent du blé 
en abondance ; mais les Colons n’en cultivent 


EN AFRIQUE, 139 
que ce qu'il faut à leur confommation, & c’eft 
uniquement en beftiaux & en beurre qu'ils com- 
mercent avec le Cap. On’aperçoit bien encore 
quelques cantons de vignoble ; mais, comme 
le vin en eft mauvais, on n’en fait que du 
vinaigre ou de l'eau de vie qui fe débite dans 
le voifinage. 

Le vingt-fept du moïs, je m’aperçus que Îa 
rivière avoit baïffé de beaucoup; nous la tra- 
versämes , & n'eûmes rien d'avarié ; nous en 
fimes autant de celle nommée Falfe. Après fix 
heures de marche , & plus loin, après fept 
autres heures, nous arrivâmes à la rivière de 
Gous ou Gourits. Celle-ci nous arrêta ; 1l n’étoit 
pas poffble de la traverfer ; elle avoit la largeur 
de la Seine vis-à-vis le jardin du Roi à Paris. 
H falloit que de grands orages euflent inondé le 
Pays d'où elle couloit ; car , dans cette faifon 
elle n’eft ordinairement, comme les autres, qu'un 
ruifleau praticable. Ses bords font garnis de 
grands arbres épineux, ( Mimofa- Nilotica ,) & l'on 
y trouve beaucoup de Perdrix, & notamment 
la grande efpèce que les Habitans du Cap ont 
nommée Féfants. Après trois Jours de campe- 
ment , ne voyant point diminuer cette rivière ; 


140 VOYAREr 
& , toujours impatient de pénétrer plus loin, 
je ne vis quun moyen de nous tirer d'em- 
barras ; je pris le parti de faire conftruire un 
large Radeau; on abattit des arbres , & leurs 
écorces nous fervirent à faire des cordages. 
Que de peines cette fatale opération nous 
eaufa ! Il fallut décharger les voitures , les 
démonter & les embarquer pièce à pièce. Toutes 
mes bêtes traversèrent à la nage ; en plufieurs 
voyages , mes effets, mon monde & moi, tout 
gagna la rive oppoñfée , fans le plus petit défor- 
dre & le moindre accident. Cettetentative , qui 
réufit à merveille, me raflura beaucoup fur les 
fuites, & fervit encore à réchauffer mon cou- 
rage. Mais l'opération nous avoit coûté trois 
jours entiers. d'un travail opimiâtre ; dès-lors, 
plus de chaffe, je donnai l'exemple, & char- 
pentai comme ke dernier de mes Hottentots J’a- 
voisjueé cette précaution de s'éloigner bien né- 
ceffaire à notre falut commun ; car le rivage que 
‘nous venions de quitter étoit fi maigre & fi 
brûlé , qu'un plus long féjour y auroit fait péri 
de faim tous mes Bœufs. 
Les voitures remontées & bien chargées, 
nous continuâmes notre route , & fimes qua- 


EN AFRIQUE. Y41 
torze lieues en deux jours. Je me trouvai vis= 
à-vis de Moffel-Baïe ( Baie au Moules), c'eft cellé 
qui , fur les Cartes Marines, porte le nom de 
Baïc-Saint-Blaife ; Vattérage au fond eft très- 
difficile, à caufe des rochers efcarpés qui la 
bordent , & dont les bafes s'étendent un peu 
loin dans la mer ; mais fon côté Nord offre 
une petite plage où les chaloupes peuvent 
arriver ; les environs de ce Pays font parfemés 
de bonnes habitations qui pourroient être une 
reflource pour les Vaifleaux qui viendroient y 
mouiller. Une fontaine falubre , éloignée de la 
mer d'environ mille pas , leur fourniroit de 
Feau en abondance. Pendant mon féjour dans 
cette Baie , nous ne manquâmes point d'Hui- 
tres ; elle en fournit abondamment ; nous pé- 
chions fouvent à la ligne, & ce moyen feul 
nous procuroit beaucoup d’excellens poiffons; 
je faifois faler ce qu'on ne mangeoiïit pas. Nous 
entendions , toutes les nuits, les cris des Hien- 
nes; elles paroiffoient furienfes. Nos Bœufs en 
étoient inquiétés ; mais , au moyen des grands 
feux dont nous entourions notre camp, elles 
nosèrent approcher. 

À une lieue de moi, je trouvai un Kraal 


142 VOYAGE 
de quatre huttes ; c’étoit une petite famille 
Hottentote qui ne pañloit pas vingt-cinq à 
trente perfonnes ; je troquai , avec eux, quél- 
ques bouts de tabac contre des nattes que j'étois 
bien aife de me procurer. Je fus enchanté de 
la découverte, non moins à caufe du profit 
que j'en tirai, que de l’agréable furprife qu’elle 
me caufa. Je pris plaifir à les étudier long- 
temps dans leur paifible ménage. Ils poffédoient 
cinq Vaches à lait , & un petit troupeau de 
Moutons. Dans la faifon des ouvrages, les. 
hommes fe répandoient fur les habitations voi- 
fines, où , par leur travail, ils amafloient de quoi 
fe procurer du tabac, & les moyens d'améliorer 
leur fort. Is m'aflurèrent que , dans les grands 
bois qui couvrent de tous côtés les montagnes 
de ce Pays, on rencontroit quelquefois des Elé- 
phans & des Buffles. Je battis fur le champ 
les montagnes & les forêts; ce fut inutile- 
ment ; ni mes gens ni moi ne pümes rien décou- 
vrir. Je reconnus bien , à la vérité, quelques 
empreintes de pieds d’'Eléphans ; mais elles 
étoient anciennes , d'où j'augurai ce qu'on m'ap- 
prit en effet par la fuite , que file hafard amène 
quelquefois un de ces animaux dans le Pays, 


EN AFRIQUE. 143 
les Habitans alors s’attroupent & l’obligent à 
gagner le large , lorfqu'ils ne réufliflent pas à le 
tuer. | 
_Le7, à cinq heures du matin, je quittai 
la baie Moffel pour traverfer à une heure 
après midi la rivière nommée Xkin-Brak ; elle 
prend fa fource dans un bois adoflé à une 
chaîne de montagnes qui, dans cet endroit, 
n’eft guères qu'à une lieue de la mer. Le len- 
demain , nous arrivâmes à la grande rivière 
du mème nom, & qui n'en eft éloignée que 
de trois lieues; le flux rend cette rivière fau- 
mache ; pour la traverfer fans dommage , nous 
fûmées cbligés d'attendre la marée morte ; dans 
l'intervalle , je me procurai plufeurs oifeaux 
de: mer ; 1ls étoient en abondance dans le 
canton; jy trouvois par milliers des Pélicans 
& des Phœnicoptères ou Flamans. La couleur 
rofe foncée des uns & le blanc mat des autres 
préfentoient à l'œil un mélange tout à fait 
neuf & curieux. 

En quittant la rivière nous avions à gravir 
une montagne difficile & fort efcarpée; elle 
m'effrayoit un peu. À force de patience , de foins 
& de temps , nous la laiflâmes derrière nous. Nous 


144 “IL om'AG'E | 
fümes bien dédommagés de nos fatigues par le 
fpeëtacle qui vint frapper nos regards , lorfque 
nous eûmes entièrement gagné fon fomimet. 
Nous admirâmes le plus beau Pays de l'univers. 
Nous découvrions dans le lointain la chaine 
le montagnes couverte de grands boïs qui 
bornent la vue du côté de l'Oueft; fous nos. 
pas nous plongions fur une vallée immenfe , 
relevée par des collines agréables qui va- 
rient à l'infini, & moutonnent jufqu'à la mer. 
Des prairies émaillées & les plus beaux pâtura- 
gesajoutoient encore à ce fite magnifique. J'étois 
vraiment en extafe. Ce Pays porte le rom 
d'Auteniquoi , ce qui , dans l’idiome Hottentot , 
figmfie homme chargé de miel; en effet, on 
ne pent y faire un pas , fans rencontrer mille 
effaims d’abeilles ; les fleurs naïflent par mi- 
riades ; les parfums mélangés qui s'en échap- 
pent & viennent délicieufement frapper l'odo- 
rat, leurs couleurs, leur variété, l'air pur & 
frais qu'on refpire , tout vous arrête & fufpend 
vos pas ; la Nature a fait de ces beaux lieux 
un féjour de féeries. Le calice de prefque tou- 
tes les fleurs eft chargé de fucs exquis, dont 
les Mouches compofent leur miel qu'elles vont 

| dépofer 


EN, À FR TO7U ES As 
dépofer par-tout dans des creux d'arbres & 
de rochers. Mes gens auroient defiré de s’ar- 
rêter dans ces beaux lieux. Je craignis pour 
euxle féjour de Capoue; &, fans perdre de 
temps , je donnai l'ordre pour continuer Îa 
route, & me hâtai vers la rivière Wet-Els. Elle 
tire fon nom des bois qui bordent fon cours. 
Nous, n'avions fait alors que fept lieues depuis 
la grande rivière Saumache. s 

Le 9 , nous traversämes encore plufieurs 
petits ruifleaux, qui tous defcendus des mon- 
tagnes, fe rendent dans l'Océan par cent ca- 
naux divers. | | 
__ Toutes les eaux de ces différentes rivières 

ont la couleur ambrée du vin de Madère, Je 
leur trouvois un goût ferrugineux. Cette cou- 
leur & ce goût leur viennent-ils de leur paflage 
fur quelque mine, ou des racines & des feuilles 
des arbres qu'elles arrofent & charient avec 
elles ? Je ne me donnai pas le temps d’appro- 
. fondir ce problème : je touchois au dernier 
poîte de la Compagnie. Nous y arrivâmes en- 
fin après trois heures d’une marche un peu. vive. 
J'allois: donc entièrement me fouftraire à la 
Tome I. hs K. 


dde: L ; ’ Ne ? 


146 VOTAGE 
domination de l'homme , & me rapprocher un 
peu des conditions de fa primitive origine. 
Le: fieur Mulder , Commandant , vint me 
recevoir, & me fit beaucoup d'amitié. Il n’a 
fous lui qu'un Bas-Offcier & une quinzaine 
d'hommes qui tous ont été ou Soldats ou Ma- 
telots fur les Navires de la Compagnie, Ce 
font ces hommes qui coupenr le bois de char- 
pente dont elle a befoin, & qui conftruifent 
Les chariots deftinés à le tranfporter; opération 
abfurde ! Car fi lon faifoit de ce bois un dé- 
pôt à la baie Moffel, une chétive barque en 
rendroit au Cap, par mer , en un feul Voyage, 
plus que les chariots n'en voiturent en trois ans. 
Ce feroit affurément une épargne confidérable 
“pour la Compagnie & un bieén général pour 
les Colônies. Ajoutez à cela que les Citoyens 
‘du Cap'né Le verroient point réduits à nélbrûler 
que du fagotage qu'ils font ramaffer à grands 
frais dè tous côtés par des éfclavés ‘qui n'ont 
‘d'autre ‘Emploi; ce qui coûte fau MOINS le 
“‘doûblé de’ ce qu'on paye le plis beau bois 


“dansies Chantiers de Paris. 


ICroïtait- on, par exemple ,que les” diredteurs 
de la Compagnie, pour fon propre fervice , 


d 
“ 


EN AFRIQUE. 147 
font partir tous les ans d’Amfterdam, des Na 
vires chargés de planches, de bois quarré de 
toutes les efpèces pour les envoyer à plus de 
deux mille lieues , dans un Pays qui voit croître 
des forêts immenfes , & les plus beaux arbres 
du monde, Au refte, ces abus n'ont rien qui 
doive étonner. La Compagnie fournit. gratwi- 
tement au Gouverneur & à fes Officiers tout 
le bois dont ils ont befoin. On le leur livre 
dans leurs hôtels fans aucun frais ; le Gonver- 
neur n'a donc aucun intérêt perfonnel qui l'en- 
gage à étendre juiques-] à fes vues d’adminif- 
tratioô ,.r& à détruire cet abus. fi contraire au 
foulagement de la Colonie. 

Tout le pays d’Auteniqua, depuis la chaiñe 
de montagnes jufqu'àa la mer, eft habité par 
plufieurs Colons qui élèvent quantité de bef- 
taux, font du beurre, coupent du bois de 
charpente , ramaflent du miel, & tranfportent 
le tout au Cap. 

J'étois en quelque forte indigné de voir des 
gens qui ont le bois à leur portée, en débiter 
pour le commerce, & n’avoir pas le courage:de 
fe bâtir pour eux-mêmes des maifons logeables. 
Ils habitent fous de mauvais halliers enduits de 

K i] 


148 VOYAGE 

terre. Une peau de Bufile attachée par les quatre 
coins à autant de «poteaux, leur fert de lit; 
une natte ferme la porte qui eft en même 
temps la fenêtre; deux ou trois chaifes démem- 
brées, quelaues bouts de planches , une manière 
de table , un miférable coffre de deux pieds en 
quarré , forment tout le garde - meuble de ces 
vraies tamières. C’eft ainfi que l'image de la 
mifère profonde contrafte défagréablement avec 
les charmes de ceparadis terreftre ;car la beauté 
des lieux que j'ai crayonnés plus haut fe pro- 
longe au-delà même d’Auteniqua. 

Au furplus, ils vivent fort bien. Ils ont 
en abondance le gibier & le poiflon de mer, 
& jouiflent exclufivement à tous les autres 
cantons des Colomes de l'agrément d’avoir, 
toute l’année, fans interruption, des légumes 
& des plants de toute efpèce dans leurs jardins. 
Ils doivent ces précieux avantages à lexcel- 
lence du fol & aux arrofemens naturels des 
petits ruifleaux qui fe croient -en-mille fens 
divers , & mettent, pour ainfi dire, à contri- 
bution les quatre faifons pour le fertilifer: c'eft 
a Limagne d'Afrique. Ces arrofemens , qui ne 
-tariflent jamais, n’ont pas lieu dans ce Pays de 


EN AFRIQUE. 149 
prédiledtion fans une caufe connue. Ce font 
les hautes montagnes couvertes de forêts à 
FOueft qui arrêtent les nuages & les brouil- 
lards , que le vent d'Eft enlève à la mer; ce 
qui leur procure des pluies très-fréquentes. 

: Il entra dans mes vues de demeurer quel- 
ques jours chez le Commandant, & c'eft ici 
la feule fois que je me fois écarté de mon 
plan. Mais , outre les raifons particulières qui 
m'attiroient chez lui, des raifons dé politique 
m'y retinrent & je ne pouvois mexcufer avec 
décence. On avoit envoyé par-tout l'ordre 
de me laïfler pañler , de m'aider , & de me 
fournir tous les fecours dont j'aurois befoin. 
M. Mulder , comme occupant le dernier poîte 
avoit reçu de plus vives inftances que les 
autres ; je cédai à fon defñr. Le motif honnète 
de fon procédé m'invitoit aflez , & peut-être 
comptoit - 1l lui-même fur le bon témoignage 
que rendroit de lui ma reconnoiffance lorfque 
ie ferois de retour au. Cap. ; 

Je me mis, dès mon arrivée , felon ma cou- 
tume , en devoir de parcourir le terrein, En 
vifitant les bois , je tombai fur des pas de 
Buffles & d'Eléphans , qui me parurent afleg 

K ii 


159 VOYAGE 
frais. Je vis de leurs fumées; j'aperçus aufñ 
un grand nombre de différens oïifeaux que je 
n'avois point encore rencontiés , entr’autres 
des Touracos; il n'en falloit pas tant pour 
m'arrèter dans ces environs : à quatre ou cinq 
heues de la demeure de M. Mulder, je trou- 
vai, fur la lifière d'une forèt , un endroit tout- 
à-fait avantageux & commode pour placer un 
camp. 

M. Mulder fe préparoit à partir pour le Cap. 
H me céda une vingtaine de livres de pou- 
dre; je profitai auffi de l’occafion pour écrire 
à més amis, & pour envoyer à M. Boers une 
centaine d'oifeaux avec un coffret d'infedes. 
J'augmentai mon train de quelques Bœufs; 
jenrôlai encore trois Hottentots; je fis em- 
plette d’un jeune cheval de courfe que je 
me prépofois de drefler moi même à la chaffe ; 
&,le 9 Février , je faluai M. Mulder & M°®° la 
Commandante , pour aller prendre poffeffion 
de ma forêt & m'établir dans l'emplacement 
que je m'étois choifi. 

J'avois d'avance envoyé de mes gens pour 
préparer les lieux, abattre quelques arbres & 
hettoyer la place dés brouffailles qui la cou- 


; 


EN AFRIQUE. SL 
vroient , afin d’être en état, à mon arrivée, 
de drefler fur le champ mes Tentes; ce que 
jexécutai dans un moment. Ma cuifine fut 
établie fous un gros arbre qui fembloit avoir 
vieilli là tout exprès, & mes Hottentots de 
leur côté s’arrangèrent de leur mieux & fe 
bâtirent des cabanes. Nous avions , à dix pas 
de nous , un petit ruifleau très-limpide, & 
vis-à-vis ,un charmant coteau couvert d’ex- 
cellentes herbes pour nos Chevaux & pour nos 
Bœufs; par ce moyen, nous les tenions à 
notre portée. Tant de facilités réunies ren- 
doient cette Halte agréable; malheureufement 
nous fûmes obligés de nous tranfplanter plu- 
fieurs fois, attendu que le gibier de toute 
efpèce effarouché par nos chafles commen- 
 çoit à devenir rare & fe feroit retiré tout-a- 
| fait. 

J'étois quelquefois viñté par les habitans 
du difirit ; ce qui me donnoit la facilité de 
faire provifñion chez eux de fruits, de légu- 
mes, de lait, & de toutes les chofes qu'ils 
pouvoient me fournir. À la vérité leurs. vifi- 
tes me coutèrent quelques chopines d'eau de 
vie ; mais, comme je détefte cette liqueur mal- 

K 1v 


Tÿ2 + W © Y'A °G'E 
_ faifante & que je n’en buvois jamais ; cette 
réferve les retint un peu, & les plaies qu'ils 
firent à mes tonneaux ne furent pas bien 
meurtrières. 

Je m'étois infiruit par moi-même , que le bois 
contre lequel j'avois appuyé mon camp, me 
fourniroit des Touracos. Je ne connoïflois point 
cet oïfeau & ne l'avois jamais vu; je me mis 
en quête ; j'en décounvris quelques-uns. Je 
matchai long temps à leur pourfuite, mais 
vainement ; cet oïfeau qui fe perche toujours 
à l'extrémité des plus hautes branches, ne fe 
trouvoit jamais à la portée de mon fuff; un 
après-diner cependant j'en pourfuivis un avec 
plus d’acharnement. Sautillant de branche en 
branche & s'éloignant fort peu, 1l fe mocqua 
de moi pendant plus d'une heure, & me con- 
duifit fort loin. Impatienté de fon manége , & 
ne pouvant réuflir à l'approcher, je lui lâchai 
mon coup hors de portée. F'eus la fatisfaétion 
de le voir tomber. Ma joie fut inexprimable; 
mais le plus fort n'étoit pas fait; 1l me falloit 
memparer de ma proie; j'avois bien remarqué 
lendroit de fa chute; je courus à travers les 
brouflailles & les épines pour le ramafler. Mes 


vf 


| EN AFRIQUE. 153, 
jambes & mes mains étoient déchirées & tout 
en fang. Arrivé fur la place, je ne vis rien; 
j'eus beau fureter tour à tour les environs, 
aller , revenir , battre vingt fois les mêmes 
endroits, examiner fcrupuleufement les moin- 
dres trous, les plus petits enfoncemens, mes 
peinés furent inutiles; je ne trouvois point 
mon Touraco; toutes mes recherches, toutes 
mes réflexions me conduifirent à penfer que 
je n’avois fait peut-être que lui cafler une 
aile, ce qui ne lavoit pas empêché de s'é- 
loigner de l'endroit de fa chute. Je m'éloi- 
gnai donc aufli & me mis à roder de nouveau 
dans tous les environs pendant plus d’une demi- 
heure. Point de ‘TFouraco. J'étois au défef- 
poir ; & les brouffailles épaiffes & les buiflons 
d'épines qui m'enfanglantoient jufqu’au vifage 
m'avoient réellement agité de tranfports diff- 
ciles à décrire. Pour aflouvir ma colère ,je fens 
qu'il ne m'eûüt fallu rien moins dans un pareil 
moment qu'un Lion ou quelque Tigre à pour- 
fuivre. Un chétif oifeau qu'après tant de peines 
& de defirs je venois enfin d’abattre, échapper 
& difparoître ainfi à mes yeux ! je frappois la 


154 VOYAGE 

terre de mes pieds & de mon fufil. Tout à 
coup la terre s'enfonce; je difparois moi-même 
- & tombe avec mes armes dans une fofle de 
douze pieds de profondeur. L'étonnement & 
la douleur de la chute prirent la place de mes 
emportemens. Je me vis au fond d’un de ces 
piéges recouverts que les Hottentots tendent 
aux bêtes féroces & particulièrement aux Elé- 
phans. Revenu à moi, je fongeai aux moyens 
de me tirer d'embarras, trop heureux de ne 
m'être point empalé fur le pieu très-aigu qu'ils 
plantent au fond du trou, plus heureux en- 
core de n'y avoir point trouvé compagnie, 
Mais il pouvoit à tous momens en arriver , 
fur-tout fi jétois contraint d'y pañler la nuit; 
fon approche commençoit à m'infpirer beau- 
coup de terreur en contrariant & retardant la 
feule reflource que j'imaginois pour me fauver 
du puits fatal fans fecours étrangers: c’étoit 
d'ébouler la terre à l'un des côtés avec mon 
fabre & mes mans, & d'y faire des efpèces 
de degrés ; mais cette opération pouvoit 
trainer en longueur : dans la cruelle perplexité 
où j'étois, je pris le parti plus fage de ramaslèr 


EN AFRIQUE. 155 
& de charger mon fufl. Je tirai coup fur 
coup : il étoit poflible que je fufle entendu 
de mon camp; je prêtois de temps en temps 
l'oreille avec une impatience & des pal- 
pitations mortelles ; jJ'entendis enfin deux 
coups qui me cauferent la joie la plus vive. 
Alors je continuai mon feu par intervalle pour 
attirer à moi Ceux qui mavoient répondu; 
ils arrivèrent tous armés jufqu'aux dents & 
pleins d'inquiétude & de trouble. Ils m'avoient 
Cru pourfuivi par quelque bète féroce ; ils 
me virent au contraire dans la plus piteufe 
fituation , & pris fottement comme un Re- 
nard. L'alarme fut bientôt diflipée On coupa 
fur le champ une longue perche qu'on me 
defcendit , & au moyen de laquelle je me 
hiffai comme je pus & regagnai le bord, Ce 
petit accident dont le ciel ne m'eût pas 
fauvé comme le jeune Daniel, ne me fit pas 
oublier mon Touraco. Avec mes Chiens qui 
avoient fuivi la bande , je comptois bien le 
déterrer en quelque lieu qu'il fe füt caché ; je 
les conduifis fur la voie; ils le trouvèrent blotti 
fous une touffe de brouffaiiles; je mis la main 
deffus , & le plaifir de pofféder enfin ce charmant 


156 VOYAGE 
animal me fit bientôt oublier ce qu'il m'avoit 
coûté d'embarras & de dangers. 

Je m'en fuis procuré par la fuite autant que 
jen ai voulu; jeles prenois même tous vivans 
‘parce qu'ayant remarqué dans Le jabot de celui-ci 
l'efpèce de fruits dont il fe nournit plus par- 
ticuhèrement , c'étoit toujours aux arbres qui 
prodiifent ces fruits que je m’adreflois, foit que 
je voulufle les tirer, foit que je me conten- 
tafle de leur tendre des piéges. 

Cet oifeau, agréable autant par fa forme que 
par fes couleurs & fes accensbien prononcés, 
réunit la foupleffe à l'élégance ; tous fes mou- 
vemens font lafcifs, fes attitudes pleines de 
graces. Sa couleur eft d’un beau verd-pré : 
une belle huppe de la même couleur bordée 
de blanc, orne fa tête; fes yeux d’un rouge 
vif font couronnés par un fourcil d’une blan- 
cheur éclatante; fes ailes font du plus beau 
pourpre changeant en violet, fuivant les atti- 
tudes qu'il prend, ou le point de jour fous 
lequel on ladmire. 

C'eft mal à propos que les Naturaliftes 
ont placé cet oifeau parmi les Coucous , avec 
lefquels il n’a aucun rapport. Le Coucou dans 


EN AFRIQUE. 157 
tous les Pays du monde, eft un oïfeau qui ne 
fe nourrit que de chenilles, d'infettes , &c. 
& le Touraco eft frugivore. 

Le Coucou de tous les climats ne pond ja- 
mais que dans le nid des autres oïifeaux, fur 
lefquels, par ce moyen, il fe décharge des 
foins & du fort de fa progéniture ; le Toüraco, 
plus fenfibie, plus foigneux de fa famille, fait 
lui-même fon nid, y dépofe fes œufs & les 
couve. | 

Ces deux feuls cara@tères fuffiroient pour en 
faire une efpèce différente du Coucou, pour 
en former un genre à part ; mais j'y reviendrai 
& j'en parlerai plus en détail dans mon Orni- 
tologie. 

Dans les intervalles où tantôt de fortes 
pluies, tantôt de trop grandes chaleurs fem- 
bloient me forcer au défœuvrement ( ce qui 
pourtant étoit fort rare ),je ne reftois pas 
pour cela dans l'inaéion; je m’occupois dans 
ma tente à faire des trébuchets pour prendre 
vivans des animaux de toute efpèce. Mais on 
ne croira pas qu'avec mon fufil même, j'aye 
imaginé de m'en procurer de plus entiers & 
de mieux ménagés que ceux que j'attrapois 


155 VOYAGE | 
dans mes piéges; c’eft néanmoins de cette façon 
que je faifois la chafle aux oifeaux les plus 
petits & les plus délicats. 

If eft bon que tout Naturalifte qui travaille 
Iui-même fa Collettion, foit inftruit du moyen 
que javois inventé. Cette exprefion n'eft 
point hafardée ; cette idée eft neuve abfo- 
lument 8, jufqu’à ce jour, je n'ai oui dire à 
perfonne qu'un autre que moi en ait fait 
ufage. - 

Voici quel étoit mon procédé ; je mettois, 
dans mon fufl, la mefure de poudre plus ou 
moins forte, fuivant les circonftances; immédia- 
tement fur la poudre, je coulois un petit 
bout de chandelle, épais d'environ un demi- 
pouce ; je l’aflurois avec la baguette, enfuite 
je rempliflois d’eau le canon jufqu'à la bouche; 
par ce moyen, à la diftance requife, je ne 
faññois, en tirant l'oifeau, que l'étourdir, l’ar- 
rofer & lui mouiller les plumes ; puis, le 
ramaffant auffitôt, 1l n'avoit pas, comme dans 
un piège, le temps de fe débattre & de fe 
gâter; l'eau, pouffée par la poudre, alloit au but, 
& le morceau de fuif, n'ayant pas la pefanteur 
‘de l'eau, reftoit en route ; il eft bien arrivé 


MER N-A DR D'O'U E. 159 
dans mes premières expériences , qu'ayant 
quelquefois tiré de trop près, ou mis trop 
de poudre, ou le morceau de chandelle trop 
épais , je le retrouvois tout entier dans le ventre 
de l’añnimal que je venois de tirer; mais, après 
un court apprentiflage , je ne my fuis plus 
laiffé prendre, & je n’ai jamais manqué mon 
coup. J'ai fouvent laiffé, du matin jufqu'au 
foir,mon fufil ainfi chargé; je ne m’apercevois 
point que la poudre en fût altérée, & le coup 
n'en partoit pas moins bien. On devine affez 
que, de cette manière, je ne tirois jamais 
horizontalement. 

Depuis mon retour en Europe, je me trou: 
vai un jour à la campagne chez un ami. On 
parla, devant quelques perfonnes qui m'étoient 
inconnues, du moyen que J'avois employé & 
que je viens de décrire; une d'elles, qui n’o- 
foit m'avouer en face fon incrédulité, fou- 
tenoit, vis-à vis des autres, par de très-clairs 
argnmens que l’aflertion étoit toùt au moins 
exagérée. Tandis qu'ils fe difputoient, je dif 
parus, fans que la compagnie le remarquât; 
&, après avoir préparé un fufñl fiivant ma 

manière, je revins par le jardin à la fenêtre 


160 VOYAGE 
où ces Meffieurs continuoient leur difpute ; 
& , leur montrant du doigt un petit oifeau 
perché tout près de là, je l’ajuftai; il tomba, 
Je le faifis fur le champ, &, le livrant plein 
de vie aux mains de mon difcoureur , je fis 
cefler fes beaux raifonnemens. 
Vers la fin du mois, nous fmes contrariés par 
de nouvelles pluies; elles durèrent long-temps 
& prefque fans relâche; ces orages fe fuc- 
cédoient avec rapidité; le tonnerre tomba 
plufieurs fois, près de nous, dans la forêt; 
l'eau nous gagnoit infenfiblement de toutes 
parts; pour comble de défagrement , dans 
une nuit, notre camp fut entièrement fub- 
mergé ; nous quittâmes auflitôt le bois pour 
aller nous établir plus haut en rafe campagne. 
Je voyois, avec le plus amer chagrin, qu'il 
n'étoit pas pofñble de fortir de l'endroit où 
nous-nous trouvions circonfcrits ; ces petits 
ruifleaux qui, auparavant, nous avoient paru 
fi agréables & fi rians , s’étoient changés en 
torrens furieux qui charioïent les fables, les 
arbres , les éclars de rochers ; je fentois qu’à 
moins de s’expofer aux plus grands dangers, 
il étoit impofñlible de les traverfer; d'un autre 
vi CÔTÉ, 


EN AFRIQUE. - 16: 
tôté, mes Bœufs haraflés , tranfis ; avoient 
déferté de mon camp; je ne favois par où & 
comment envoyer après eux pour les ratrap- 
per ; Ma fituation n'étoit aflurément point amu- 
fante ; je ne de triftes momens, Déjà mes 
pauvres Hottentots fatigués & malades com- 
mençoient à murmurer : plus de vivres, plus 
de gibier ; ce que nous en tuyons fufhfoit à 
peine à notre fubfftance , parce que , reflerrés 
par le torrent qui groffiffoit chaque Jour davan- 
tage , nous n'avions pas même la reflource de 
nos vaifins pour en obtenir quelqu’afliftance, 
Quelle poñition & quel affligeant appareil! On 
eut dit qu'un déluge univerfel alloit inonder 
l'Afrique. Je renfermois au-dedans une partie 
de mes alarmes; je voyois mes triftes Com- 
pagnons promener leurs regards inquiets , & 
m'attefter , par leur filence , tout ce qu'ils 
éprouvoient de craintes pour eux-mêmes. Ja- 
mais fpettacle ne vint s'offrir fous des couleurs 
plus fombres: en un moment , nos charmantes 
promenades ravagées , dévaftées par les eaux ; 
ces jardins délicieux & rians changés en un 
défert inhabitable & noir ! Dans cette détreffe, 
je raflemblai toutes mes forces, & conjurai 
Tome I, L 


. 


162 : VOYAGE 

mes amis de chercher au moins nos Bœufs 
difperfés & perdus , & de fe déterminer à 
traverfer l'un des torrens, au rifque de tout 
ce qui pourroit en arriver. Par la plus étrange 
bizarrerie du fort, l'événement fatal qui nous 
menaçoit d'une perte prochaine, caufa une par- 
tie de notre faiut. L'un de mes Hottentots, en 
cherchant un pañlage , aperçut , au milieu des 
eaux , un Buffle qui s'étoit probablement noyé 
la veille ; car il étoit encore afflez frais. Il 
vint , avec des cris de joie, nous apporter 
cette heureufe nouvelle. Rien n'arrivoit plus 
à propos. Nous tirâmes , non fans quelque 
péril, l'animal à bord; 1l fut dépecé fur la 
place. On en leva les parties les plus faines ; 
mes Chiens, qui jeûnoient depuis long-temps, 
trouvèrent dans celles que nous leur abandon- 
nâmes de quoi fe refaire & fe ravitailler un 
peu. Nous les voyons revenir de la curée avec 
des ventres qu'ils avoient peine à porter. Un 
dernier trait ne fauroit échapper à ma plume: 
il peindra mieux encore l'état cruel où nous 
nous voyons réduits ; nos Chiens, qui n'étoient 
plus que des fquelettes ambulans ; épioient nos 
démarches, & fe trainoient fur nos pas, lorfque 


EN AFRIQUE. 163 
lun de nous , pour obéir aux befoins de la 
Nature, étoit forcé de s'éloigner ; je les ai vus 
fe difputer ävec acharnement cette nourriture 
révoltante. 

Rien n'eft durable. Il eft un terme au 
malheur comme à la félicité. La fin de Mars 
amena du changement dans la fañon; les 
pluies devinrent moins fréquentes ; les tor- 
rents baifsèrent 3 je fis partir quatre Hot- 
tentots pour aller à la découverte de mes 
Bœufs; après quelques jours d’abfence, ils me 
‘les ramenèrent prefque tous. Les uns avoient 
gagné pays, étoient retournés fur nos pas, 
‘avoient même repañlé la grande rivière Sau- 
mache ; les autres s’étoient réfugiés dans dif- 
férentes habitations ; d’autres enfin s'étoient 
‘abrités comme ils l'avoient pu. Il en manquoit 
quatre que mes gens n'avoient point retrouvés 
& dont je n’ai jamais oui parler depuis. Sans 
délai, je me mis en devoir de quitter cette 
terre ingrate, & de lever le camp pour aller le 
placer à trois lieues plus loin fur ‘une col- 
line nommée Pampoen-Kraal. Je proftai de 
deux jours de beau temps, pour fécher tous 
mes effets, dont une grande partie étoit 

| | | L 


164 VOYAGE : 

moifie & prefque pourrie ; la peau du Bufle 
que nous avions écorché nous fervit à rem- 
placer les traits des chariots & des attelages 
que l'humidité avoit mis hors de fervice. Au 
milieu de ces pluies continuelles & de mes 
ennuis mortels, j'étois capable encore de quel- 
ques efforts ; J'avois trouvé dans le bois un vieux 
arbre mort, dont le tronc étoit creux. C'eft 
là que je pañlois avec mon fufl prefque 
toutes mes journées à guetter les petits Gifeaux 
& le gibier qui fe préfentoient. J’y étois du 
moins à l'abri de la pluie & m'y nourriflois 
d'efpérance. De cette niche facrée , j'abattois 
impitoyablement tout ce qui fe montroit 
devant moi. Ainfi l'étude de la Nature l’em- 
portoit fur les premiers befoins ! Dévoré fans 
cefle du défir impérieux de lui dérober fes 
tréfors, je mourois de faim, & fongeois à 
des colleétions! Malgré tant de contrariétés , 
je vis mes richeffes s’accroitre peu à peu; 
javois fait un petit amas d'objets rares & 
nouveaux pour l'Europe. Je leur fis prendre 
l'air. J'en avois eu tant de foin qu'ils m’avoient 
point été endommagés comme tous mes autres 
effets par l’humidité. Nous ne trouvâmes dans ce 


MN APR EO UE. 16$ 
bois, en menu gibier, que la Gazelle Bosbock 
& une autre efpèce plus petite, dont jai 
parlé au pañlage du Duiven-Ochs. La plaine, 
outre les trois efpèces de Perdrix que J'ai 
fait connoiïtre plus haut, en offroït une qua- 
trième nommée Faifan rouge, parce qu'elle a 
les pieds & la peau nue de la gorge, de 
cette couleur; en bêtes carnafñères , il y avoit 
des Hiennes, quelques Tigres, mais pas un 
feul Lion. 

Le .ciel s’'épuroit de plus en ts & fem- 
bloit nous préfager une vie aufi douce 
qu'elle avoit été trifte & cruelle. La colline 
de Pampoen-Kraal, où je venois de placer 
mon camp, me plaifoit beaucoup. Favois, 
non loin de ma tente, une petite éminence 
couronnée par un buiflon de trente à trente 
cinq pieds de diamètre. Les arbres & les 
arbuftes dont ïl étoit formé , avoient en 
croiflant , tellement entrelacé leurs bran- 
ches , que le tout ne paroïffoit offrir qu’un 
feul corps bien épais & bien garni. J'ima- 
ginai de m'en faire un petit Palais. Je ‘fs 
tracer une route Jjufqu'au centre. On éla- 
gua de côté & d'autre, à la hauteur d'un 


L'ij 


166. 2 V0O.YA UE 

homme, fuffifamment pour donner un pañage 
facile ; dans le milieu de ce fourré, à force 
de travail & de haches, nous parvinmes. à 
tailler deux charmantes pièces d'un quarré 
parfait. Je fs placer, dans l’une, ma table 
avec une chaife; c'étoit mon cabinet de tra- 
vail; j’ornai la feconde des uftenfiles de ma 
cuifine; ce qui n’empécha pas qu'elle me 
fervit en même temps de falle à manger, 
Ces deux pièces, naturellement plafonnées ‘par 
des branches & des feuillages d’une: épaiffeur 
impénétrable , étoient ponr moi un.abr1 chat2 
mant, d'une fraicheur délicieufe ; lorfque tont 
haraflé , couvert de fueur & de poufhñère, après 
ma chafle du matin, jy: venois me dérober 
à la chaleur du jour, & aux atteintes dévo- 
rantes du Soleil. Quand la fatigue avoit aiguifé 
mon appétit, quels repas exquis |! Quand la 
rêverie s'emparoit de mes fens, quelles tendres 
méditations ! Quand le fommeil venoit m'y 
furprendre , quel repos voluptueux & doux ! 
Grottes fomptueufes de nos financiers, jardins 
Anglois bouleverfés vingt fois avec l'or du 
citoven, pourquoi. vos ruifleaux , Vos -Cafca- 
des & vos montagnes, &. vos jolis chemins 


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| EN AFRIQUE. 167 
tortueux , & vos ponts détruits, & vos ruines, 
& vos marbres, & toutes vos bel'es in- 
ventions viennent-ils flétrir l'ame & fatiguer 
les yeux quand on a connu la falle verte & 
toute naturelle de Pampoen-Kraal? 

Quoi qu'il dût m'en couter d'abandonner 
cette aimable folitude , il fallut cependant 
s'y réfoudre. Je me mis, un jour , à parcourir 
tous les environs, afin de reconnoitre quelle 
route je pourrois tenir, qui füt du moins 
praticable & fûre. Je trouvai, à une lieue de 
diftance de mon camp, un torrent très-rapide | 
qu'on a nommé le srou du Kayman, je ne f{çais 
pourquoi; car, dans tout ce pays, je n'ai 
jamais aperçu ni Kayman ni Crocodille; ce 
torrent filoit entre deux montagnes peu hautes 
mais exceflivement efcarpées ; à ma droite, j’a- 
“vois la mer à mille pas environ; fur la gauche des. 
bles pour mes 
voitures & mes beftiaux ; ii ne me reftoit done 


montagnes. & des bois impratica 


d’autres reffources pour pafler que le trou dan- 

gereux de Kayman. J'en étois fort inquiet, cha- 

grin même ; qu'on fe peigne ma poftion ; à cha- 

que pas, être ainf arrêté & voir naître fans cefle: 

un obftacle d'un obftacle vaincu ! & pourtant 
L 1y 


_ 1168 VOYAGE 

je fentois le befoin de pénétrer plus avant! 
‘Le torrent me parut trop enflé , trop rapide, 
pour entreprendre de le traverfer ; je craignois 
fur-tout pour mes Bœufs; les radeaux ne m'of- 
froient tout au plus qu'un moyen de voiturer 
mes effets ; je fus donc forcé de prendre patience 
& d'attendre. 

Le dix-huit Avril, je reçus un exprès de M. 
Muilder ; 1l étoit de retour du Cap, & m'’en- 
voyoit des lettres qu'il avoit rapportées; c'é- 
toient des réponfes à celles dont je lavois 
chargé dans les premiers jours de Février. 
Mes amis s'inquiétoient beaucoup de mon 
fort & m'engagoient à revenir; d’autres m'in- 
vitoient à la perfévérance , & , paifibles au 
fein de leurs foyers, s’'embarrafoient peu des 
obftacles, pourvu que mon Voyage fervit aux 
progrès des connoiïffances humaines, ou, fans 
aller fi loin, leur fournit, dans des fables 
contées à leur manière, quéiqu'aliment à leur 
curiofté. Je trouvai l'intérêt de chacun à fa 
place, & fuivis toujours mon plan. Il eft aifé 
de voir combien la mauvaife faifon avoit re= 
tardé ma marche, puifque j'avois fait à peine 
huit lieues que le Commandant, M. Mulder, 


+ 


EN AFRIQUE. 169 
avoit eu le temps d'aller au Cap & de reve- 
nir; äl m'écrivoit lui-même une lettre par la- 
quelle il me propofoit un rendez-vous de 
pêche à la mer, fi cela ne me dérangeoit pas; 
il devoit apporter des filets & tout ce qui feroit 
néceffaire pour pafler enfemble une huitaine de 
jours fur lerivage; il m'annonçoit que fa femme 
embelliroit cette petite fête. Cette nouvelle me 
fit plaifir ; je les vis en effet l'un & l’autre fuivre 
de près le Meffager. M. Mulder avoit encore 
amené avec lui le fecond Commandant. On eut 
dit un Voyage de Patriarches. Celui ci portoit 
fur fes piftolets, à l'arçon de Ja felle, un petit 
enfant de quatre mois allaïté par fa femme. Ils 
étoient tous quatre à cheval. Son chariot , avec 
fes filets & fes équipages, étoit allé nous atten- 
dre au bord de la mer; j'en fis atteler un des 
miens. On y chargea ma tente, une on deux 
futailles vides & tout ce que je prévis qui 
gous feroit. utile pour la Pêche miraculeufe. 
Rendus au rivage , après quelques complimens 
& les petites cérémonies d'ufage, nous jetä- 
mes plufñeurs fois les filets; mais ce fut tou- 
Jours inutilement; nous ne prenions prefque 
rien; ce métier n'amufoit perfonne. On réfo- 


170 VOYAGE 

lut d'aller plus loin fur un petit lac formé. 
par la marée haute où l'on efpéroit plus de 
bonheur, & l'on fe mit en marche ; j'étois 
beaucoup moins curieux de poiffons que d'oi- 
feaux, & me ferois bientôt lañlé de la pêche, 
fi les bonnes façons de mes amis, & la gaité. 
franche & naïve des femmes ne m'avoient un 
peu retenu; cependant je rodois à pied de 
côtés & d'autres , fouiilant de tous mes yeux 
& l'air, & les chemins, & les arbres. Nous 
arrivâmes fur les bords du lac; je cherchois 
un endroit commode pour y placer nos 
tentes : une alerte à laquelle nous n'avions 
garde de nous attendre eut bientôt dérangé 
tout ce ménage grotefque. En traverfant une 
partie de rofeaux fort élevés & fort épais; 
les travailleurs tombèrent tout d'un coup 
fur un Buñle qui s'étoit couché là. lis em 
étoient fi près que l'animal, autant effrayé 
qu'eux de cette apparition fubite , renverfa ; 
en fe retirant, le cheval du fecond Comman- 
dant & celui de fa femme. L’alarme devint 
générale ; chacun gagnoit au large & fuyoit 
à toutes jambes. Les gens de M. Mulder, 
peu familiarifés avec les Bufiles , fe trouvant 


\ 


L 


EN AFRIQUE. 171 
plus près de l'eau, s’y plongèrent jufqu’au 
cou. Les miens, mieux aguerris, faifoient 
bonne contenance; mais l'animal, à l'afpe& 
de tant de monde, effarouché de toutes parts, 
ne fçavoit lui-même comment fuir, & reftoit 
immobile, retranché contre une roche énorme. 
J'accourus à tout ce vacarme ; malheureu- 
fement je n’étois armé que de mon fufñl à 
deux coups. Il n'étoit pas à préfimer qu'une 
balle ordinaire pût tuer le Buffle; Jofai ce- 
pendant: l’approcher & le tirer. À ce pre- 
mier coup, il quitte la place; &, furieux, il 
vient droit à moi ; ma feconde balle le frappe 
auffitôt & l'intimide 1] rebroufle chemin , &, 
paflant à côté d'un Bœuf qui portoit notre 
cuifine, il décharge toute fa colère fur ce 
paiñble animal , Patteint au ventre de deux 
coups de corne & difparoit. I n'y eut pas 
moyen de faire refter plus long-temps la com- 
paguie dans cet endroit. Les maris craignoient 
beaucoup pour leurs femmes; à leur air pé- 
trifié , je jugeois aflez qu'ils entroient pour 
quelque chofe dans ces tendres alarmes; jeleur 


 confeillai de retourner à notre première pè- 


Cherie, fur le bord de la mer. La fortune avoit 


‘372 VOYAGE FR 
changé; nous eümes la fatisfaétion de prendre 
une fi grande quantité de poiffons que J'en fis 
faler & remplir mes futailles. M. Mulder imita 
mon exemple ; cette pêche , qui dura huit jours 
entiers, & les occupations qu’elle nous don- 
noit, nous amusèrent en effet beaucoup plus 
que je ne m'y étois attendu. Je faifois bien, à 
la vérité , de temps en temps, quelques abfences 
& je tuai. plufieurs oïfeaux rares; mais je n'eus 
pas occafion d’avoir à lutter contre un fecond 
Bufile. Nos falaifons achevées, nous partageàmes 
les provifñons , & l’on fe fépara ; je ne quittois 
point fans regret ces honnêtes Colons: ils avoient 
aporté dans cetre jolie fête une humeur fi ñm- 
ple , fi naive & fi douce ! Je fuivis de l'œil leur 
petite caravanne , & ne partis qu'après l'avoir 
tout à fait perdue de vue. 

De retour à mon camp, je trouvai tout en 
ordre, mes bêtes foignées & mes gens à leur 
devoir. Je leur en témoignai ma fatisfaétion. 

Favois remis à M. Mulder tous les ani- 
maux apprêtés depuis mon dernier envoi, 
ainfi que les Touracos vivans que j'avois pris 
aux piéges ; il me promit de les faire pafler 
à M. Boers au Cap. H eut aufli la complaifance 


EN AFRIQUE. 173 
de me céder un de fes filets, & m'envoya une 
‘paire de roues que je lui avois demandées, Ma 
charrette étoit fort incommode, & menaçoit 
toujours de renverfer ; je réfolus de l'afleoir 
comme les deux autres. C'étoit un ouvrage 
preffant; on s'en occupa fur le champ; chacun 
mit la main à l'œuvre. Le bois néceflaire pour 
cette opération fut bientôt façonné ; en moins 
de quinze jours, notre charrette, transformée 
en chariot, joua fur quatre roues, Ce chariot n'é- 
toit pas de main de maître ; mais il fervit tout 
autant; au refte la quinzaine ne fut pas uni= 
quement employée à fa conftruétion; lorfque 
je m'aperçus qu'il alloit fon train & que 
mes Charrons en viendroient à leur honneur ; 
je détachai une partie de mon monde, & l’en- 
voyai réparer, près du torrent que nous étions 
fur le point de traverfer , les chemins & les 
ravines que les eaux avoient dégradés. J'avois 
fait porter des pierres & de groffes branches 
d'arbres, pour combler les fondrières qui, fans 
cette précaution, auroient déboîté, peut-être 
même rompu, mes voitures ; lorfqu'a force de 
ces corvées pénibles nous fûmes parvenus à 

- adoucir les pañlages,. le trente Avril, je fis 


174 VO Y AIG:E 
défiler dévant moi ma caravane; &, jetant un 
dernier coup-d'œil fur le délicieux hermitage de 
Pampoen-Kraal, je 1e quittai avec plus de regret 
qu'un amant ne fe fépare de fa maiïtrefle. De- 
puis, J'ai demandé, pius d’une fois, des nou- 
 velles de ce charmant afyle, & j'ai eu la fa- 
tisfa@ion d'apprendre que non-feulement il 
avoit été refpetté ; mais que les Hottentots lui 
avoient donñé mon nom. | 

Malgré toutes mes précautions, nous eûmes 
beaucoup de peine au trou de Rayman, ainf 
qu'à la rivière que les Hottentots nomment 
en leur langue Krakede-Kau; ce qu fignifie le 
Gué des Filles; ce pays étoit autrefois habité 
par des Hottentots qui font auellement ané- 
antis ou difperfés de côtés & d’autres. Les 
grandes foffes qu'on rencontre de diffance en 
diftance annoncent qu'ils étoient chaffeurs , & 
qu'ils attrappoient , dans Îeurs piéges , des 
Buffles & des Eléphans qu'on ne voit plus, ou 
très rarement, ae ce quartier. 

Après huit heures de marche, nous arrivames 
pres de la Swarie-rivier ( la rivière noire ); elle 
étoit encore débordée par les pluies, £ nous 
fûmes obligés de la pafler fur des radeaux que 


EN AFRIQUE. 175 
nous conftruisimes à l’inftar de ceux que nous 
avions déjà précédemment faits; des traces de 
Buffles toutes fraîches nous firent féjourner à 
l'autre bord, & j’eus enfin le plaifir d'en tuer 
un ; le Hottentot que j'avois mené avec moi 
en tua un autre. Je revins vite au camp annon- 
cer cette bonne nouvelle qui promettoit à 
mes gens des vivres pour long-temps, en cas 
de détrefle. Comme nous avions tué ces deux 
animaux fur le bord de la rivière, au- deffus 
de l'endroit où je venois de m'établir, je les 
fis poufler au courant qui les amena devant 
ma Tente , & là ils furent auflitôt dépecés. 
Je voulus qu'on les coupât par tranches fort 
minces pour être plus aifément faupoudrés de 
fel, & expofés enfuite à l'air & au foleil. Les 
buiflons, les branches, les chariots, tout ce 
qui nous environnoit fut chargé des débris 
fanglans de nos Buffles; mais, tont-à-coup, au 
milieu de notre opération & fans nous y être 
attendus , nous -nous vimes aflaillis par des 
volées de Milans, de Vautours, de toutes fortes 
d'oifeaux de proie qui. vinrent impunément fe 
mêler parmi nous. Les Milans, fur-tout, étoient 
les plus effrontés. Ils arrachoïent les morceaux 


tr Voyacez 
& les difputoient avec acharnement à me 
gens ; emportant chacun une pièce aflez forte ; 
ils s’en alloient, à dix pas de nous, fur une 
branche la dévorer à nos yeux. Les coups de 
fufñil ne les épouvantoient guères ; ils reve- 
noient fans ceffe à la charge, de telle forte que, 
m'apercevant que Je brülois ma poudre fort inu- 
tilement, nous primes le parti de les écarter, 
& de les chaffer avec de grandes gaules jufqu’à 
ce que notre viande füt féchée. Cette manœu- 
vre qui impatienta mon monde fort long-temps, 
n’empêcha point que nous ne fuflions encore 
bien maraudés ; mais, fans elle , 1l ne nous 
{eroit abfolument rien refté de nos deux Bufiles. 
J'en avois fait fumer les langues. Dans la 
fuite, je n'ai jamais oublié de prendre cette 
précaution , à l'égard de celies de tous les ani- 
maux que J'ai tués; c'étoit une douceur, une 
petite reflource pour moi , dans la difette, 
ou même lorfque, par fenfualité & pour ré- 
veiller mon appétit, j'en faifois ajouter un plat 
à mon mince ordinaire. Il n’y a que les langues 
d’Eléphant que je n’ai jamais voulu conferver; 
Zleur goût , leur forme même m'a toujours 
caufé une répugnance dont je ne fnis pas le 
maitre , 


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D 


EN AFRIQUE. 177 
maître , & dont il me feroit difficile de donner 
la raifon. 

Nos provifons achevées & bien embalées , 
nous abandonnâmes la rivière Noire; & , après 
avoir traverfé le Goucom à deux lieues de 
là , nous gagnâmes deux lieues encore plus 
loin la Nyfena. Celle-ci étoit confidérable , & 
la marée l’enfloit encore. Je n’avois jufques-là 
trouvé nulle part un endroit plus agréable pour 
affeoir un camp. C’étoit une prairie très-riante 
d'environ mille pas en quarré; une forêt de 
grands arbres formoit au Sud un magnifique 


rideau qui s'étendoit en retour jufqu'a l'Oueft. 


J'avois au Nord devant moi la rivière qui pa- 
roifloit fort poiffonneufe ; une grande variété 
de menu gibier fe promenoit fur les bords. Tant 
d'avantages m'auroient fait prefqu'oublier Pam- 
poen-Kraal. Cependant , je ne fus pas tenté de 
m'arrêter. Une inquiétude fecrette m'agitoit ; 
je voyois à l’autre bord de la rivière une 
montagne difficile qu'il nous falloit néceffaire. 
ment franchir. Elle étoit efcarpée de façon à 
me faire craindre quil ne m'arrivat auelqu’ac- 
cident ; un preflentiment intérieur fembioit me 
l’annoncer. Je faillis en effet à perdre dans un 
Tome I, M 


178 VOYAGE 

moment tout le fruit de mes peines & de mes 
incroyables fatigues. J'avois eu la fage pré- 
caution de ne conduire mes chariots que l’un 
après l'autre ; &, quand j'aurois voulu les 
faire monter enfemble , je n’aurois point eu 
de Bœufs aflez pour cette opération. J'en fis 
atteler vingt au chariot-maitre, celui qui por- 
toit , comme on l’a vu plus haut, toute mon 
artillerie & mes feules richefles. Mes Bœufs le 
trainent ; ils montent, grimpent avec effort; ils 
touchoïent prefqu'au fommet....; la chaine 
qui retenoit les dix-huit premiers fe rompt d’un 
feul coup, & la voiture roule avec précipi- 
tation jufqu'au pied de la montagne entrai- 
nant avec elle les deux Bœufs attachés au t1- 
mon. De la hauteur où nous étions, mes Con- 
duéteurs & moi nous la fuivions des yeux anéan- 
tis de peur , & dans les plus horribles palpi- 
tations ; vingt fois nous la vimes prête à cul- 
buter dans le précipice qui bordoit le chemin. 
Ce malheur feroit infailliblement arrivé fans la 
force plus que naturelle des énormes Bœufs du 
timon que rien ne put abattre. Cette infortune 
eût fini tout d'un coup mon Voyage. La voi- 
ture & mes effets les plus précieux euflent été 


EN AFRIQUE. 179 
mis en pièces ; ma poudre, mon plomb, mes 
armes difperfés ; j'étois perdu fans reflource. 
Elle s'arrêta contre un rocher fur les bords du 
torrent. Nous defcendimes avec des cris de joie. 

Après avoir ramaflé nos effets, & rétabli chaque 
chofe à fa place, nous attelâmes de nouveau 
cette fatale voiture qui regagna fans péril, dans 
une heure, ce qu'elle avoit perdu en dfk mi- 
nutes. Les autres un peu. moins pefantées arrivè- 
rent à bon port. J'en avois fait doubler les traits; 
quatre hommes efcortoient les roues ; tous prèts 
à enrayer au moindre choc ; ce qui ne nous au- 
“roit pas fauvés de la chute, tant la route étoit 
efcarpée ; mais ce qui eût un peu diminué Ja ra- 
pidité , & nous eût donné le temps de la diriger 
de notre mieux pour éviter l'affreux précipice. 

La frayeur eft une loupe qui groffit les 
objets. Elle mavoit annoncé quelque chofe 
de plus finiftre. J'effayerois en vain de pein- 
dre ma contenance, & toutes les agitations 
de mon efprit dans ce moment terrible, Je 
fuivois involontairement tous les mouvemens 
du chariot , & femblois le redrefler par ceux 
de mon corps, & les geftes de mes bras. 
Chaque fecoufle retentifloit jufqu’au fond de 

M 1} 


180 | VOYAGE. « 

mon cœur, J'euffe été , nouvel Hippolyte, en- 
trainé dans les précipices , que la terreur n’eût 
pas plus profondément agité mes fens. Je trou- 
vois que nous nous tirions d'affaire à bon mar- 
ché. Il s'étoit effeétivement opéré un miracle 
en ma faveur , & je fentis que le Dieu au tri- 
dent fatal ne me pourfuivoit pas. Non-feu- 
lement je ne vis au chariot aucune fra@ure 
eflentielle ; mais il n'y avoit, dans l'intérieur, 
un déplacement coniidérable occafonné par les 
fecoufles ; mes Bœufs entrainés par le recul 
d'une voiture de quatre à cinq mille pefant, & 
qui auroient dû être hachés en morceaux , avant 
d'arriver au pied de la montagne , en furent 
quittes pour quelques plaies pen dangereufes 
qui ne les empêchèrent pas de continuer leur 
travail. Il faut convenir qu'au temps perdu 
près , le mal n’avoit pas été bien-grand, quoi- 
que nous eufñons eu lieu de frémir pour les 
fuites. 

A mefure que je m'éloignois des Colonies, 
& m'avançois dans les terres, tout prenoit , à 
mes regards, une teinte nouvelle. Les campa- 
gnes éroient plus magnifiques ; le fol me fem- 


bloit plus fécond & plus riche ; la Nature plus 


EN AFRIQUE. 181 
majeftuenfe & plus fière : la hauteur des monts 
offroit, detoutes parts, des fites & des points 
de vue charmans que je n’avois jamais ren- 
contrés. Ce contrafte, avec les terres arides & 
brûlées du Cap, me faifoit croire que j'en 
étois à plus de mille lieues. « Quoi, me difois- 
» je dan$ mon extafe , ces fuperbes Contrées 
# feront donc éternellement habitées par les 
» Tigres &°par les Lions; quel eft le Spécu- 
» lateur infenfé qui, dans la vue uniquement 
» fordide d'un commerce d'entrepôt & de col- 
» portage, a: pu donner: a préférence QE 
» baie orageufe de la Table fur les Rades 
» multipliées & les Ports naturels & fi rians 
» qui bordent les côtes orientales de l'Afri- 
5» que » ? : 

Tout en remontant pédeftrement ma mon- 
tagne , je m'entretenois ainf avec moi-même, 
& formois , pour la conquête de ce beau Pays, 
de vains fouhaits que n'exaucera jamais la Po- 
litique pareffeufe des peuples de l’Europe, 

Nous avancions, ayant toujours à l'Oueft la 
grande chaine couverte de bois que nous 
avions apérçue de fort Join. Après quatre heures 
& demie dé marche , je fis halte près d'un 

Mi 


182 V O:Y A G E. 

petit ruifleau à environ trois lieues de’ {a 
mer. Nous aperçumes une quantité prodigieufe 
de poiffon qui remontoit avec la marée. Lorfque 
nous la vimes dans fon inftant de ftagnation; 
je fis barrer le ruifleau avec le large filet de 
M. Mulder ; je m'en férvois pour la première 
fois : 1l étoit trop long : on le mit en. double. 

Je pañlerois pour un Exagérateur ; fi je difois 
tout ce qu'il y refta de poiflon , lorfque la 
marée fut écoulée. Le filet en fouffrit beau- 
coup. Mes gens en accommodèrent à toutes 
fauces. Je réfervai, pour moi , une centaine 
de têtes que je mis fans eau dans une marmite 
avec différentes épiceries ; je fcellai herméti- 
quement le couvercle avec de la terre glaife, 
& Jjenterrai cette braifiäre fous des cendres 
chaudes. Il réfulta de cet arrangement une ma- 
telotte excellente, dont je ne pouvois me 
raflafier , & qui me dura plufieurs jours. 

On ne fauroit choifir un emplacement plus 
utile & plus agréable que celui fur lequel je 
me trouvois alors pour établir & voir profpérer 
une Colonie. La mer pañle par urie ouverture 
d'environ mille pas entre deux grands-rochers, 
& pénètre dans les terres à plus de deux lieues 


EN AFRIQUE. 183 
& demie. Le baffin qu’elle y forme a plus d'une. 
lieue de large; toute la côte, à droite & à gau- 
che, eft bordée de rochers qui ne laiffent au- 
cuné communication avec lui. Les terres font 
vigoureufes & fertiles. Des eaux fraiches & 
limpides arrivent de tous côtés des monta- 
gnes de l'Oueft. Ces montagnes, couronnées 
de bois fuperbes , fe prolongent jufqu'au baflin 
par des retours & des finuofités qui préfentent 
cent bocages naturellement variés , & plus 
agréables les uns que les autres. C'eft fur ces 
bords que je trouvai beaucoup de petits Hérons 
blancs de la même efpèce que ceux qui font 
envoyés de Cayenne , & que j'avois vus dans 
ma jeunefle à Surinam. J'y découvris auffi la 
grande Aigrette ; mais elle y étoit plus rare. 

Les bois fourniffent en abondance du menu 
gibier , du Bufile & quelquefois des Eléphans, 
On voit éparfes, à de longues diftances , deux 
ou trois miférables habitations réduites au trifte 
& pénible commerce du bois & du beurre avec 
le Cap. 

Je demeurai dans ce beau Pays juiqu'au 13. 
Nous traversämes , par des chemins déteftables 
une forêt nommée le Poor, De là , en fept heures 

M 1v 


184 VOYAGE 

de marche, nous nous rendimes à [a rivière Île 
Wiute-Dreft. Je vis encore , en divers endroits, 
deux ou trois habitations non moins chétives & 
maigres que les autres , l'éloignement , les dif- 
ficultés invincibles pour ces malheureux Colons, 
& les rifques de la route ne leur permettant 
que très-rarement de conduire au Cap quelques 
Bœufs qui y arrivent toujours en mauvais état, 
& font par conféquent mal vendus & plus mal 
payés. À mon pañage , plufieurs de ces habi- 
tans n'avoient pas mis les pieds au Cap depuis 
nombre d'années, 

J'avançois toujours ; mais, foit que les fati- 
gues & les traverfes multipliées que je venois 
d'éprouver coup fur coup euflent un peu dé- 
rangé ma fanté , foit que je dufle payer le tri- 
but à ces nouveaux climats, & que leur tem- 
pérature eût agi fur moi fortement , je fus fou- 
dain frappé de maladie & de l'idée cruelle que 
je laiflerois mes cendres à deux mille lieues de 
ma famille. Mon imagination trop aétive s’exa- 
géra ce malheur ; je laiffai mon ame s’abattre 
& fe décourager. La plus noire mélancolie vint 
s'emparer de mes fens, & je me vis en effet 
arrêté, J'éprouvois des maux de tête violens, 


LA 


EN AFRIQUE. 185 
une péfanteur extraordinaire , un mal-aife gé- 
néral qui m'annonçoit de preflans dangers. C'é- 
toit l'unique malheur que j'avois redouté en par- 
tant. Je fentis qu'il étoit à propos d'enrayer, 
afin de me rafleoir, & je pris enfin mon parti: 
la maladie la plus férieuie devoit là, tout auffi 
bien qu'au milien des fourrures doëtorales, 
prendre un cours heureux, ou finir par la 
mort. | 

Je me trainai donc comme je pus, & vifitai 
 promptement les environs. Le voifinage d'un 
petit ruifleau m'offrit un emplacement heureux 
“pour moñ camp; jy fis dreïler mes tentes à la 
lifière d’un bois. Je ne connoiflois de 1a méde- 
cine-pratique que la diète & le repos ; mes gens 
n’en favoient pas davantage; j'allois, entre leurs 
mains, courir de triftes hafards, fi la maladie 
empiroit. L'accablement furvint & me força de 
refter couché dans mon chariot. La chaleur du 
Soleil en faifoit une fournaife ardente. D'horribles 
douleursme déchiroient les entrailles. Une dyfen- 
terie cruelle fe déclara; j'entendis, à leur tour, 
mes gens fe plaindre l'un après l’autre du même 
mal. J'imaginai alors que nous devions cette 
efpèce d’épidémie à la grande quantité de poiffon 


186 VOYAGE 

falé que nous avions mangé. J’ordonnai fur Îe 
champ qu’on brülât la provifion qui nous reftoit; 
la fièvre me confumoit par degrés ; mais je ne 
perdis point entièrement les forces. Après douze 
jours d'une tranfpiration abondante , le repos & 
la diète en effet me rétablirent ; je pris de l’exer- 
cice avec modération ; je tranquillifai ma tête, 
& me trouvai de jour en jour mieux portant. Le 
même régime rétablit tout mon monde. Je ne 
manquai point d'ajouter à la lifte des grandes 
& fublimes découvertes de la médecine les bains 
de chaleur , & j'ai toujours penfé que ces bains 
ou le hafard m'avoient fauvé la vie. 

Après mon parfait rétabliflement , je re- 
pris de nouveau mes occupations ordinat- 
res : l'exercice & la chafle, Dès ma première 
courfe, je reconnus que nous étions flanqués 
d’une feconde rivière , le Queur-Boom. Elle 
tombe des montagnes de l'Oueft, & reçoit le 
Witte-Dreft une lieue avant d'arriver à la mer. 
Son embouchure eft à côté d’une Baie connue 
des Navigateurs fous le nom de baie l'Agoa. 
Dans un Voyage que fit, de ce côté, le Gou- 
verneur du Cap, Blettenberg , 1l voulut qu'on 
gravât ; fur une colonne de pierre, fon nom, 


EN AFRIQUE. 197 
lannée & le jour de fon arrivée, J’examinai 
ce pitoyable monument auquel il ne man- 
quoit qu'une infcription en vers pour le rendre 
encore plus digne de mépris. Ce nom a pré- 
valu dans toutes les Colonies; la baie /’4goa 
neft plus connne que fous le nom de Blerten- 
bergs-Bay. C’eft ainfi qu'un chéuif piquet planté 
par la vanité d’un Particulier donne tout à coup 
naïflance à des erreurs qui déconcertent les 
conventions jufques-là reçues, en même temps 
qu’elle renverfe les opinions genéralement adop- 
tées par les Peuples. I y avoit , dans notre 
voifinage une troupe de vingt-cinq à trente 
Bubales; 1s étoient dans un accul formé par 
la mer & nos deux rivières. Notre camp fe 
trouvoit placé de façon que nous occupions 
toute la largeur du feul débouché qui leur 
reftât pour échapper. Ces animaux étoient en- 
tièrement à notre difcrétion. Nous les regar- 
dions comme faifant partie de notre ménagerie, 
ou plutôt de notre baffle-cour. Auffi ne nous 
en faifions-nous pas faute ; quand nos provi- 
fions tiroient à leur fin, j'en abattois une cou- 


ple ; aucun ne nous échappa, & leurs peaux 


TÆRn 


188 VOYAGE 
réunies firent une jolie tente à mon chariot de 
Pampoen-Kraal. | 

Des troupeaux confidérables de Bufiles ve- 
noient brouter fous nos yeux de l’autre côté 
du Queur-Boom. Nous leur donmons la chaffe, 
& nous en attrapions toujours quelques-uns. 

Cet animal eft extraordinairement farouche; 
c'eft avec bien de la précaution qu'il faut l'atta- 
quer dans le bois ; mais, en rafe campagne, il 
neft point redoutable ; 1l craint & fuit la pré- 
fence de l'homme ; la facon la plus fûre de 
le prendre eft de le faire harceler par quelques 
bons Chiens ; tandis qu'il s'occupe à fe défen- 
dre , un coup de fufil dans la cervelle ou l’'omo- 
plate l'étend roide fur la place. Les balles dont 
il faut fe fervir font de gros calibre, plomb 
& étaim. Si le coup ne frappoit pas les deux 
parties que j'indique , l'animal échapperoit à la 
mort. 

Ses cornes font très-grandes & divergentes; 
on diroit , par le rapprochement qui les unit 
fur le front, qu'elles fortent toutes deux de 
la même bafe. Elles y forment une efpèce de 


bourelet. Le Bufle eft incomparablement plus 


EN ARIQUE. 189 
fort & plus grand que les Bœufs les plus beaux 
d'Europe. Je penfe , avec beaucoup d'Obferva- 
teurs, qu'il ne feroit pas impofñble de le rendre 
docile, & de le foumettre au joug. Vainement 
viendroit-on objeéter qu'on n’a pu jufqu'ici 
réuflir. De faufles expériences ne fauroient 
prévaloir. Cette entreprile demande à la vérité 
du temps, de l'adrefle & de l'intelligence, & 
ne doit pas être confiée à l’indolence d’un 
abfurde Colon accoutumé à voir fonvent dans 
une légère difficulté des obftacles infurmonta- 
bles. C'eft une fpéculation digne des grandes 
vues d’une Compagnie qui cherche à étendre 
fans cefle toutes les branches de l'induftrie & 
du commerce. Qu'on faffle chercher & Jeter 
dans des parcs fufifans les jeunes de ces ani- 
maux. Habituez-les infenfiblement à veñir re- 
cevoir de leurs gardiens quelques alimens de 
prédile@tion. Bientôt ils carefferont la main qui 
les nourrira. Devenus grands, ils feront des 
petits. Inftruits par les mères & à leur imita- 
tion , ils fe rendront encore plus familiers. Pour- 
quoi refufera-t-on de craire qu'a la troifième 
génération, les mœurs du Buffle ne fuffent point 


adoucies , quand nous voyons, tous les jours, 


L 


190 VOYAGE 

l'Ours féroce dérobé dans les montagnes inhaë 
bitées de la Savoie, parcourir nos rues, dan- 
fer , fauter, faluer , fe plier, en un mot, avec 
la plus lâche foumiffion à tous les caprices 
de l’avare exigeance de leurs conduéteurs. 

En général l'animal à cornes & à pied four- 
chu porte un œil hagard; ce qui le fait pa- 
roitre terrible ; mais ce n'eft pas, comme dans 
les bêtes carnaffières & fanguinaires , un figne 
de fureur ; c’eft au contraire un figne de crainte 
& d’effroi. Il n’a ni laftuce réfléchie, ni l’atroce 
méchanceté du Lion, du Tigre & même de 
l'Eléphant. Il n’en a nul befoin. Les végétaux 
dont il fe nourrit ne portent point aflez de 
chaleur dans fes entrailles ; il eft farouche ; 
mais 1l eft timide. Je ne vois rien dans ce 
contrafte apparent qui bleffe la Nature, & 
Jy découvre un des caraétères le plus frappans 
de l’homme. 

Ce n'eft point ici le moment d'entrer dans 
le dérail immenfe de ces nuances fi compli- 
quées , jufqu’alors fi peu fenties , qui diftin- 
guent entr'eux les asimaux fauvages. C'eft pref- 
que toujours leur propre falut, ou le foin de 
leur fubfftance qui les portent à la férocité. 


LENrAFBRIQUE., 191 
Mais ,comme nous, dominés par des pañions 
différemment combinées , ils y arrivent par 
des routes différentes ; je renvoie à la defcrip- 
tion des animaux , cet examen qui ne convient 
point à des récits purement hiftoriques. 

Je n’avois point encore vu de près la baie 
très-improprement dite Blettemberg ; quelques 
ménagemens que je prenois à la fuite de 
ma maladie m'avoient jufqu’alors empêché de 
l’aller examiner; lorfque je m'y rendis pour 
la première fois, je fus furpris de voir que ce 
n’étoit qu'une rade très-ouverte & qui ne prend 
prefque pas dans les terres. Elle eft fpacieufe ; 
les plus gros Vaifleaux peuvent y mouiller ; 
l'encrage en eft für ; au moyen des chaloupes 
on gagne aifément une belle plage qui n’eft 
point gènée par les rochers qui s'y trouvent, 
attendu qu'ils font tous ifolés. Les équipages, 
en remontant une lieue de côte , arriveroïent 
à l'embouchure du Queur-Boom & y trou- 
veroient de l’eau ; chez les Habitans des en- 
virons on fe procureroit des rafraichifflemens , 
& la Baie même donneroit le poiffon dont elle 
abonde & des Huitres excellentes dont tous les 
rochers font couverts. Cette Baie eft un des 


‘192 V:0 Y'AMG:E 
endroits où le Gouvernement devroit établir 
des chantiers, des dépôts de bois; ils font. 
magnifiques dans tous les environs, plus faciles 
äa exploiter que par-tout ailleurs, parce que, 
comme dans le pays d'Auténiqua, par exemple, 
ce n'eft point fur des montagnes efcarpées qu'il 
faut l'aller chercher; il eft là fous la main ; on 
le trouve par-tout; on en feroit comme je 
lai deja dit , des magafins fur le bord de la 
Baie. Une ou deux barques le tranfporteroient 
au Cap dans la belle mouflon, en très-peu de 
temps & fans rifque; ce débouché facile ou- 
vriroit les yeux des Habitans fur leur intérêt 
particulier; les tranfports angmenteroient & fe 
renouvelleroient bientôt. Ces terres inépuifa- 
bles , une fois défrichées , offriroient en outre 
l'efpoir des plus belles récoltes, y attireroient 
des Colons intelligens à caufe de la facilité 
de communiquer avec le Cap. On fe procu- 
reroit de toutes parts une aifance & des agré- 
mens auxquels on eft forcé de renoncer, parce 
que , pour les aller chercher , il faut faire plus 
de cent-cinquante lieues dans Îes terres. On 
n'entendroit plus alors ces bons Hollandois 
former hautement & de tout leur cœur des 
| vœux 


NEA GR KQU É, : 193 
vœux ardens pour qu'une Nation quelconque 
vienne s'établir dans leur voifinage & leur four- 
nir les douceurs de la vie , les agrémens de Ia 
fociété, en même temps qu'elle étendroit les 
tréfors du coinmerce à la baie l'Agoa. Ces 
fouhaits fi contraires à leur politique , ne fe- 
ront point heureufement exaucés. Il n'appartient 
qu'à la Compagnie d'y former un bel établi. 
fement, Aux profits généraux d'une pareille 
opération elle en joindroit de particuliers, qui 
ne laifferoient pas d'avoir de l'importance ; elle | 
pourroit faire, par exemple, l’exploitation d’un 
arbre nommé Bois- Puant qu’elle fe réferveroit 
& tranfporteroit en Europe, où fans contredit 
on l'auroit bientôt diftingué des plus beaux bois 
de l'ébénifterie. 

Les avantages que la Compagnie & la Co- 
lonie peuvent tirer de ce beau Pays n'étoient 
certainement point échappés au Gouverneur 
qui en avoit fait le voyage; mais, en bonne 
foi, dans des Colonies dont le bien - être eft 
fubordonné à celui de quelques entrepreneurs 
réunis, intéreflés à étouffer tout germe qui 
tendroit à diminuer leurs profits, qu’eft - ce 
qu'un Gouverneur ? Un être apatnique, indo- 

Tome 1. N 


194 VOYAGE 

lent fur le bien général , qui n’eft ftimulé & n’a 
d'énergie que pour fa fortune particulière ; con- 
fentant à s'expatrier pour un temps ,il a mis 
ir petto pour premier article de fon marché, 
que, comme il doit faire une fortune rapide, 
tous les moyens de fe la procurer font bons 
& licites ; il part; il arrive; il les trouve à fa 
portée , les faifit, s'en retourne dans fa Patrie, 
infulte fes Concitoyens par un fafte infolent, 
& n’a garde, fans doute , d'ouvrir les yeux 
de fes maîtres fur ces redreflemens & ces 
opérations qui feroient, en peu de temps, la 
profpérité d'une nombreufe Colonie. Un fuc- 
ceffeur le remplace qui s'enrichit à fon tour, 
& le citron eft ainñ cent fois exprimé. 

Je crois qu'il en eft des Colonies apartenan- 
tes à des fociétés comme de ces voitures publi- 
ques qui circulent dans toute l'Europe , trai- 
nant à ja fois & marchandifes & voyageurs ; 
pourvu que celles-ià arrivent à bon port, les 
entrepreneurs s'inquiètent peu fi les pauvres 
roués qui fortent du carrofie ont encore leurs 
bras & leurs jambes. 

Dans les environs de cette Baie, je trouvai le 
moyen d'augmenter ma colleétion de plufieurs 


EN AFRIQUE. 19$ 
beaux oïfeanx & même de quelques nouvelles 
efpèces qui n'étoient point rares dans les fo- 
rêts du canton; mais je voulus fur-tout m'en 
procurer un qui mit plus d’une fois ma patience 
à l'épreuve & faillit de me coûter cher. C'étoit 
un Balbuzard d’une très-belle efpèce. Cet oi- 
feau, du genre des Aigles , eft de la taille à 
peu près de l'Orfraye ; tous les jours, je le 
voyois planer au-deffus de mon camp , mais 
à une diftance hors de la portée de la balle; 
je l'épiois & le faifois épier continuellement ; 
un homme toujours en védette ne le perdoit 
pas de vue; un jour que Jj'avois traverfé le 
Queur-Boom , & que je me promenois le long 
de la rive oppofée à celle de mon camp, je 
vis autour d'un vieux tronc d'arbre mort une 
quantité de têtes, d'arrêtes de gros poiflon, 
des offemens & des débris de différentes petites 
Gazelles ; la terre en étoit jonchée. Je penfai 
que ce pouvoit être là que mon couple de 
Balbuzards avoit établi fa pêcherie ou tout au 
moins fon repaire. Je ne tardai pas à le voir 
tournoyer dans l'air à une grande hauteur. Je 
me cachaï vite dans un buiflon fort épais ; mais 
cette rufe n'étojt pas aflez fine pour tromper 

: Nj 


1c6 ON O Ÿ AGE 
l'œil perçant de deux Aigles. Ils m'avoient fans 
doute aperçu; ils ne eu point. Le 
lendemain & plufeurs jours de fuite, je retour- 
nai à mon pofte ; j'allois à la petite pointe du 
jour me placer dans le buiffon & s'en fortois 
que le foir ; mais ce fut toujours inutilement. 
Ce manége étoit fort pénible , parce que, pour 
aller & revenir, obligé de pañler deux fois la 
rivière , 1l falloit attendre la marée baffe. 

Las à la fin de perdre tout mon temps & de 
ne pouvoir réufür , je pris deux Hottentots avec 
moi, & dans le milieu de la nuit traverfant la 
rivière, je les conduifis à la portée du tronc 
d'arbre. Là je leur fis creufer un trou de trois 
picds de large fur quatre de profondeur; lorfqu'il - 
fut fait, jy defcendis; oh recouvrit le trou par 
defflus ma tête avec quelques bâtons, un bout 
de natte & de la terre; je me réfervai feule- 
ment aflez d'ouverture pour pañler mon fufl & 
voir en même temps le tronc de l'arbre. J'or- 
donnai à mes gens de retourner au camp. Le 
jour parut ; mais les cruels oïfeaux ne parurent 
point. La terre remnée fraichement leur avoit 
_ fans doute infpiré de la méfiance ; je m'y étois 
prefqu’attendu. À la nuit clofe , je fortis de mon 


1 


EN AFRIQUE. 197 
trou & m'en retournai pañler quelques heures 
à mon camp ; puis je revins me faire enterrer 
comme auparavant. Je continua ce manége deux 
jours de fuite avec beaucoup de conftance. Dans 
cet intervalle, le foleil avoit defléché la terre 
& lui avoit rendu fa couleur uniforme. Sur le 
midi du troifième jour, je vis la femelle planer 
au-deffus de l'arbre ; elle s’y abattit, tenant dans 
fes ferres un très-gros poiffon. Soudain un coup 
de fufil la fit tomber en fe débattant ; mais avant 
que je me fufle débarraflé de ma natte & de la 
terre qui me couvroit , elle reprit fon vol & 
rafant la furface de larivière, elle Eagnà l'autre 
bord ou je la vis expire. - 

La joie que je reffentis de me voir enfin pof- 
fefleur de cet oïifeau fut fi vive que je ne fis 
: point attention que la marée étoit hante; le fuñil 
fur l'épaule, je conrs me jeter à l’eau. Je n’ou- 
_ vris les yeux fur mon étourdérie que lorfqu'au 
milieu dela rivière je me fentis gagné juiqu'au 
menton ; Fe feul; je ne fais point nager. 
En retournant , la rapidité du courant m'eût 
fait Éillblement culbuter. Sans trop favoir 
ce que j'allois devenir, je pourfuivis machinae 
pin mon chemun, & j'eus le bonheur , le 

: Ni ny. 


198 V'0 YA QUE 
nez au vent, de gagner la rive oppofée. Uri 
pouce de plus m’auroit infailliblement noyé. Je 
fautai fur mon Balbuzard , & le plaifir de tenir 
ma proie effaça bien vite la peur & le danger; 
je fus contraint de me déshabiller pour étendre 
tout ce que Jj'avois fur le corps; pendant ce 
temps , je m'amufai à faire l'examen de ma 
prife ; après avoir fait sècher mes vêtemens , 
je rejoignis, fans péril, mes dieux pénates; à 
mon arrivée, on me dit que plufieurs de mes 
gens étoient à la pourfuite d'un Buffle qui 
venoit de s'offrir à leur rencontre. Vers le foir , 
ils arrivèrent chargés des quartiers de l'ani- 
mal qu'ils avoient dépouillé fur la place. Le 
lendemain de grand matin je ne négligeai pas 
d'envoyer chercher tous les rebuts qu'ils avoient 
abandonnés, afin d'attirer les oifeaux de proie. 
Ce moyen me procura mon Balbuzard mâle. 
Il ne différoit de fa femelle que par le carac- 
tère général des oifeaux carnivores , d’être 
toujours un tiers moins gros. Je donne Île 
deflin & la defcription de ceux-ci fous le nom 
de Vocifer. ; | 
Dans la même matinée, comme j'étois tran- 
guillement aflis fur une chaife , à l'ouverture 


EN AFRIQUE. 199 
de ma tente, ayant devant moi une table fur 
laquelle je difféquois le Balbuzard que j'avois 
tué la veille , tout à coup une Gazelle de 
l'efpèce appelée Bos Bock , traverfe mon camp, 
pafle comme un éclair entre mes voitures, fans 
que mes chiens qui l’avoient entendue les pre- 
miers & qui fe préfentent au-devant d'elle puif- 
fent lui faire rebrouffe r chemin ; elle va donner 
dans un filet étendu pour sècher à la lifière 
de mon camp , le déchire , en emporte quelques 
lambeaux , &, fuivie de toute ma meute » fe 
Jette à corps perdu dans la rivière. Au même 
inftant , Je vois arriver neuf Chiens fauvages 
qui lui avoient probablement donné la chañle, 
& la fuivoient à la pifte. À la vue de mon camp 
ces animaux Ss'arrètérent tout court, & faifant 
un crochet ils gagnèrentune petite colline contre 
laquelle j'étois adofé. lis pouvoient de là , mieux 
encore que mot, obferver le fpeëtacie de leur 
proie , arrêtée par mes Chiens & mes Hot= 
tentots qui faifoient tout ce qu'ils pouvoient 
pour la tirer de leurs dents & me l’amener 
vivante. Ils y réuflirent effe@ivement après lui 
avoir. mis des Jarretières. Rien n’étoit plus plai 
fant que l'air capot de ces Chiens fauvages, qui, 

N 1v 


209 VOYAGE 
toujours fpetateurs de cette fcène appétiffan- 
te , n'avoient point quitté la colline , & dolem- 
ment affis fur le cul, montroient aflez par des 
mouvemens d'impatience toute notre injuftice 
& tous leurs droits fur le repas dont nous les 
privions. J'aurois bien voulu en attraper un ;- 
quelques-uns de mes gens fe glhfièrent de 
côtés & d'autres pour. les joindre ; mais, plus 
fins que nous, ils fe doutèrent de leurs ma- 
nœuvres & gagnèrent au large. Une balie que 
je leur envoyai pour les remercier du fervice 
qu'ils venoient de me rendre, fut une balle 
perdue. R 
Je voulois garder & apprivoifer cette Ga- 
zelle ; mais elle étoit fi farouche; la vue feule 
de mes Chiens lui infpiroit tant de crainte ; 
elle fe débattoit avec tant de mouvemens & 
des foubrefauts fi violens qu’elle fe feroit in- 
failliblement détruite. Nous lui épargnâmes cette 
peine : elle fut mangée. | 
Cette aventure fervit de matière, pendant 
plus de huit jours, anx bons mots de mes beaux 
efprits. lis plaifantoient les pauvres chiens fau- 
vages d’avoir fait lever le Liévre. pour fe le 
voir fouffler fous la mouftache. 


EN AFRIQUE. 201 
Il faut pourtant convenir que, fi mes chiens 
n’avoient point été foutenus par mes gens, la 
Gazelle, à coup sûr, n’eût pas été pour eux, 
quoiqu'il fe trouvaflent en nombre plus grand 
que les neufs fauvages ; ceux-c1 font forts , fa- 
ronches,-intrépides ; j'aurai occafñon d'en parler. 
dans la fuite, & de relever, à leur égard, des 
erreurs bien groffières confacrées par les pius 
grands talens. Mais comment parler fainement 
des objets qu'on n'a pas vus par foi-même , & 
qu'on eff réduit à copier d’après ceux quin’en 
favoient pas davantage. 

Jufqu'au 25 Juin, je fs plufieurs campemens 
aux environs de la Baie, dans différens en- 
droits. 

Réfolu de continuer mes incurfions entre la 
chaîne de montagnes & la mer , j'allai recon- 
noitre les lieux ; je cherchois & ne pouvois 
trouver, nulle part, un endroit par où mes 
chariots puflent pafler librement ; les forêts 
étoient d'une étendue & d'une épaiffeur qui ne 
. permettoienspas de s'y enfoncer ; de leur côté 
| mes Hottentots n’étoient pas plus heureux que 
moi dans leurs recherches. Nous ne trouvions 
abfolument aucune idue, Je me décidai donc à 


202 VO YA GE 

traverfer la chaine des montagnes ; encore 
pour s'engager , falloit il y trouver le com- 
mencement d'un pañlage , & le moyen pour 
ces malheureux Bœufs d'y tenir pied. J’eus beau 
courir , arpenter , divaguer fans cefle , toujours 
de quelque côté que je me retournaffle, des 
rochers à pic frappoient mes regards. Nous 
. nous étions , fans le favoir , engorgés dans une 
efpèce de cul-de-fac dont on ne pouvoit fe 
tirer qu’én revenant fur fes pas. C’eft le parti 
que nous fümes obligés de prendre, & nous 
nous retrouvämes au bois du Poort , d’où j'étois 
parti un mois auparavant, 

Ii faut fouvent peu de chofe pour rendre le 
calme à notre ame. Telle eft l’heureufe infta- 
bilité de lefprit humain! Cette terre que je 
revoyois avec le plus amer regret , & qui me 
fembloit âpre & fi trifte , prit tout à coup une 
face nouvelle & riante. Je vis, fous mes pas, 
des traces d’une troupe d’Eléphans qui devoient 
avoir pafñlé le jour même ; il n’en fallut pas 
davantage pour difiper mes chagrins & me 
confoler du retard que j'éprouvois dans ma 
route. Nous plantimes donc le piquet à cet 
endroit même. 


EN AFRIQUE. 203 

Dans le nombre de mes Hottentots, j'en avois 

un qui , dans fa jeuneffe, avoit voyagé jufques- 

là, avec fa horde & fa famille qui n’en étoit 
pas éloignée jadis. 

Il en avoit encore une connoiffance fuper- 
ficielle ; je le choifis avec quatre autres bons 
tireurs ; &, après avoir mis ordre à mon camp, 
nous partimes tous fix munis de quelques pro- 
vifons , & fuivimes les traces. que nous ne 
perdimes pas un feul inftant de vue. Elles nous 
conduifirent à la nuit , fans que jufques-là nous 
euffions rien vu autre chofe. Nous foupâmes 
gaiement , nous invitant les uns les autres à ne 
pas trop regretter les douceurs du camp; &, 
après avoir fait un grand feu , nous nous cou- 
châmes autour, fur la terre refroidie & dure. 

Quoique chacun de nous eut affeété d’infpirer 

à fes Compagnons desfentimens de patience & de 
couragé,un mouvement d'inquiétude & de crainte 
nous tourmentoit également , & perfonne ne 
jouit d’un fommeil paifible. Au moindre fouffle, 
au plus léger bruiffement d'une feuille, nous 
étions aux écoutes, & bientôt fur nos gardes, 
La nuit s'écoula dans ces petites agitations ; dès 
la pointe du jour , j’excitai les dormeurs avec 


304 FN "0 Y L'OE 
mes cris ; leur toilette ne fut pas longue; un 
verre d'eau de vie leur rendit cette première 
épreuve plus douce, & leur fit oublier mon 
brufque réveil-matin. Nous reprimes bientôt la 
trace, Cette feconde journée s’écoula triftement 
& ne fut pas plus heureufe que la première. Le 
foir , nous répétâämes les cérémonies de la veilie, 
avec cette différence que, plus enhardis peut- 
être ,ou même plus confians, nous efpérions 
qu'un fommeil non interrompu nous repoferoit 
un peu de nos fatigues, & ferviroit du moins 
a nous rafraichir. Mais nous fümes troublés 
par une alerte un peu vive. Il y avoit à peine 
une heure que mes Hottentots dormoient, éten- 
dus auprès de notre feu, lorfqu'un Buffle, attiré 
par la lueur, s’approcha de tout près. Comme 
3! craint l'homme , il ne nous eut pas plutôt 
aperçus que, faifi d'épouvante, il s'éloigne à 
 Pinftant. Le bruit qu'il fait en reculant précipi- 
tamment dans les brouflailles , & les déchirant 
pour nous échapper, nous éveille. Je faute trop 

tard fur mes armes; 1! avoit difparu. Nous fimes 
la ronde, pendant une heure , tirant des coups 
de fufñil au hafard, & nous revinmes près du 
feu, Enfin le troifiéme jour fe leva plus orageux. 


\ 


EN AFRIQUE. 20$ 
Je raconterai cette hiftoire en détail ; car elle 
. merevient fouvent à l’efprit ; & maintenant que 
le feu de la jeuneffe a fait place à des projets 
moins téméraires, à des idées plus tranquilles, 
_ce fouvenir m'anime & me fait frémir encore. 
Nous ne perdions pas un feul moment de vue 
la trace de nos animaux ; après quelques heures 
de fatigues & de marches pénibles au milieu 
des ronces, nous parvinmes à un endroit du bois 
fort découvert. Dans un efpace affez érendu, 
1] n'y avoit que quelques arbriffeaux & du taillis. 
Nous arrêtons. Un de mes Hottentots, qui étoit 
monté fur un arbre pour obferver , après avoir 
jeté les yeux de tous côtés, nous fait figne, 
en mettant un doigt fur la bouche , de refter 
tranquilles ; 1l nous indique , avec la main qu’il 
ouvre & ferme plufeurs fois , le nombre d'Elé- 
_ phans qu'il aperçoit, 11 defcend; on tient con- 
feil, & nous prenons le deflous du vent , pour 
approcher fans être découverts. Il me conduit 
fi près, à travers les brouffailles , qu'il me met 
en préfence d’un de ces énormes änimaux. Nous 
nous touchions pour ainfi dire; je ne l’aper- 
cevois pas! non que la peur eut fafciné mes 
yeux ; 1l falloit bien ici payer de fa perfonne, 


206 VOYAGE 
& fe préparer au danger : j'étois fur un petit 
tertre au-deflus de l’'Eléphant même. Mon brave 
Hottentot avoit beau me le montrer du doigt, 
& me répéter vingt fois d’un ton impatient & 
preflé, LE VOILÀ !... MAIS LE VOILA !.. Je ne 
le voyoïs toujours point ; je portois la vue 
beaucoup plus loin , ne pouvant imaginer que 
ce que javois à vingt pas au-deffous de . moi 
pût être autre chofe qu’une portion de rocher, 
puifque cette mañle étoit entièrement immobile. 
À la fin cependant un léger mouvement frappa 
mes regards. La tête & les défenfes de l'animal 
qu'effaçoit fon énorme corps fe tournèrent avec 
inquiétude vers moi. Sans plus perdre de temps, 
& mon avantage en belles contemplations , je 
pofe vite mon gros fufil fur fon pivot , & lui 
lâche mon coup au milieu du front. Il tombe 
mort. Le bruit en fit, fur le champ, détaler 
une trentaine qui s'enfuirent à toutes jambes. 
Rien n'étoit plus amufant que de voir le mou- 
vement de leurs grandes oreilles qui battoient 
Pair en proportion de la viteffe qu’ils mettoient 
dans leur courfe: ce n'étoit là que le prélude 
d’une fcène plus animée. | | 

Je prenois plaifir à les examiner , lorfqu'il 


EN AFRIQUE. 207 
en pañla un à côté de nous qui reçut un coup 
de fufil d'un de mes gens. Aux excrémens 
teints de fang qu'il répandit, je jugeai qu'il 
étoit dangereufement bleflé ; nous commen- 
câmes à le pourfuivre. Il fe couchoit , fe 
redrefloit | retomboit ; mais , toujours à fes 
troufles , nous le faifñions relever à coups de 
fufil. L'animal nous avoit conduits dans de 
hautes broufflailles parfemées ça & là de troncs 
d'arbres morts & renverfés. Au quatorziéme 
coup , il revint furieux contre le Hottentot qui 
Pavoit tiré; un autre l’ajufta d’un quinziéme qui 
ne fit qu'augmenter la rage de l'Eléphant ; &, 
gagnant au pied fur les côtés, 1l nous cria de 
prendre garde à nous. Je n’étois qu'à vingt- 
cinq pas; je portois mon fufil qui pefoit trente 
livres outre mes munitions. Je ne pouvois être 
aufli difpos que mes gens qui, ne s'étant pas 
laiflé emporter auih loin, avoient d'autant plus 
d'avance pour échapper à la trompe vengerefe, 
& fe tirer d'affaire. Je fuyois; mais l'Eléphant 
gagnoit à chaque inftant fur moi. Plus mort 
que vif , abandonné de tous les miens ( un feul 
accouroit dans ce moment pour me défendre), 
il ne me refte que le parti de me coucher, & 


208 - VOYAGE 
de me blottir contre un gros tronc d'arbre ren* 
verfé; jy étois à peine que l'animal arrive, 
franchit l'obftacie ; &, tout effrayé lui-même 
du bruit de mes gens qu'il entendoit devant 
ui, il s’arrète pour écouter. De la place où je 
m'étois caché, j'aurois bien pu le tirer; mon 
fufil heureufement fe trouvoit chargé; mais la 
bête avoit recu inutilement tant d’atteintes, 
elle fe préfentoit à moi fi défavorablement que, 
défefpérant de l’abattre d’un feul coup, je reftai 
immobile , en attendant mon fort. Je l’obfervois 
cependant , réloilu de lui vendre chèrement 
ma vie, fi je le voyois revenir à moi. Mes 
gens , inquiets de leur maître , mappeloient de 
tous côtés. Je me gardois bien de répondre, 
Convaincus , par mon filence , qu'ils avoient 
perdu leur chef , ils redoublent leurs cris, & 
eviennent en défefpérés. L'Eléphant effrayé re- 
broufie auffitôr, & faute une feconde fois le 
tronc d'arbre , à fix pas au-deffous de mor, fans 
m'avoir aperçu; c’eft alors que me remettant 
en pied, à mon tour échauffé d'impatience, 
& voulant donner à mes Hottentots quel- 
que figne de vie, je lui envoie mon coup de 
fufl dans la culotte. Il difparut entièrement à 
; | mes. 


EN AFRIQUE. 209 
mes regards ; laiflant par-tout, fur fon paflage, 
des traces certaines du cruel état où nous 
J'avions mis. 

Ce tableau n’eft point achevé. La reconnoif- 
fance & l'amitié réclament un dernier trait. 
-Cœur fenfible , brave homme ! l’heure eft venue 
de t'élever ce fimple monument que je t’'avois 
promis; tu ne comprendras jamais à quel point 
il m'eft cher! Puifle-t-il répandre quelqu’hon- 
neur fur mes Voyages, & même en décorer 
l'hiftoire. Elle ne parviendra pas jufqu'à toi dans 
le fond de ton défert paifible ; mais tu fentis 
mes larmes; mais tes bras fraternels ont preflé 
mon cœur; foit que tu meures, foit que tu 
vives, je le fens.…... mon fouvenir durera plus 
long-temps & plus glorieufement chez tes Hor- 
des fauvages , que par les vains trophées de la 
vanité des hommes : j'en fuis peu digne; je les 
abjure ; mais toi , généreux Klaas , jeune Elève 
de la Nature , belle ame que sont point déf- 
gurée nos brillantes inflitutions, garde toujours 
la mémoire de ton ami: c'eft à toi feul qu'il 
adrefle encore fes pleurs & fes tendres regrets! 

C'étoit alors que , couché le long d'un mifé- 
rable tronc d'arbre, à la merci d'un animal 

Tome I. O 


210 VOYAGE 
furieux dont l'œil égaré me cherchoit de toutes 
parts , qui, s’il fe fût rourné vers moi, m'a- 
néantifloit fur la place, c’étoit alors que mon 
cœur , tout palpitant d’effroi , s’ouvroit aux 
charmes d’un fentiment délicieux que m'infpi- 
roit un de ces Humains dont les Nations poli- 
cées ne parlent qu'avec horreur ou mépris; que, 
fans les connoïtre , elles regardent comme des 
êtres atroces , le rebut de la Nature ; en un 
mot, un Sauvage de l'Afrique, un Caffre, un 
Hottentot. | 

En partant du Cap, je l’avois reçu de M. Boers 
comme un homme fur la bravoure & la fidé- 
lité duquel je devois compter. Il lui avoit re- 
commandé de ne me quitter mi à la mort ni 
à la vie, en lui promettant des récompenfes, 
fi, de retonr au Cap fain & fauf, je rendois 
un témoignage fatisfaifant de fa conduite. C'eft 
ce même homme qui ne m'avoit pas un feul 
inftant abandonné , mais qui, m'ayant vu tout 
à coup difparoïtre , accouroit à mon fecours, 
& me cherchoit vainement. Je l’entendois à 
travers les brouffailles m'appeler d'une voix 
étouffée ; puis, s'adreffant à fes camarades qui 
le fuivoient d’un peu loin, humiliés, confondus, 


EN AFRIQUE, 21I 


leur reprocher leur lâcheté au milieu du péril, 


Que deviendrez-vous , leur difoit-il en fon 
langage expreflif & touchant, que devien- 
drons-nous, fi nous avons le malheur de 
trouver notre infortuné maitre écrafé fous 
les pieds de l'Eléphant ? Oferez-vous jamäis 
retourner au Cap fans lui ? De quel œil fou- 
tiendrez-vous la préfence du Fifcal? Quelle 
que foit votre excufe , vous pañflerez pour 
fes vils affaflins ; c’eft vous en effet qui Pa- 
vez affafliné. Retournez au camp ; pillez, 
difperfez {es effets, devenez tout ce que vous 
voudrez ; pour moi,je ne quitte point cette 
place ; vivant ou mort, il faut que je re- 


trouve mon malheureux maitre; & j'ai réfolu 


de périr avec lui.» [l accompagnoit ce dif- 


_ cours de gémifflemens & de fanglots fi tonchans, 


que , dans le moment le plus critique , je fentis 
mes yeux fe mouiller , & l’attendriffement fuc- 
céder aux glaces de l'effroi. Mon coup de fufil 
fut un fignal de joie; je me vis à linftant en- 
touré des miens, & preflé dans les bras de 


mon cher Klaas avec des étreintes fi vives qu'il 
ne pouvoit fe détacher de mon corps. Ce fidèle 
garçon hbaifoit tour à tour ma figure & mes 


Oij 


212 VOYAGE 
vêtemens; fes camarades eux-mêmes , pénétrés 
de regrets & dans une attitude fuppliante, 
tendoient les mains vers moi comme pour im- 
plorer leur pardon. Je pris foin' de les confoler. 
Je jouiflois trop pleinement , pour ofer trou- 
bler cette fcène attendriflante par de belles 
paroles & des reproches inutiles ! Depuis ce 
jour heureux de ma vie, où j'ai connu la dou- 
ceur d'être aimé purement & fans aucun mélange 
d'intérêt, le bon Klaas fut déclaré mon égal, 
mon frère, le confident de tous mes plaïfirs, 
de mes difgrâces, de toutes mes penfées ; il a 
plus d’une fois calmé mes ennuis , & ranimé 
mon courage abattu. Si, dans la fuite, 1l mon- 
tra quelques marques de foiblefle dangereufes 
& contraires au bon ordre que j'avois établi 
parmi nous , ce témoignage de fon attachement 
lui valut trop d'empire fur moi, pour que je me 
fufle permis de me montrer févère, ou feule- 
ment d’alarmer fon cœur. | 

J'ai tiré moi-même , d’après nature , le por- 
trait de ce brave Hottentot, & c’eft fur mon 
deffin très-fidèle & très-refemblant que j'ai fait 
faire, fous mes yeux , la gravure qu'on voit à 
cette place. 


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LE HOTTENTOT 


MN AFRIQUE. 213 
Cependant la nuit approchoit ; nous nous 
hâtames dé rejoindre l'Eléphant que j'avois eu 
le bonheur de tuer d'un feul coup. Nous n'a- 
vions rien pu faire de plus à propos ; notre 
préfence écarta quelques Vautours & plufieurs 
petits animaux carnafñcrs qui n’avoient point 
perdu de temps, & qui déjà commençoient à 
l'entamer. Nous fimes plufeurs feux ; les pro- 
vifñions nous manquoient. Mes gens tirèrent 
pour eux plufieurs grillades de l'Eléphant ; on 
apprêta pour moi quelques tronçons de la 
trompe. J’en mangeois pour la première fois; 
mais Je me promis bien que ce ne feroit pas 
la dernière ; car je ne trouvois rien de plus 
exquis. Klaas m'aflura que , lorfque j'aurois 
goûté des pieds, j'aurois bientôt oublié la 
trompe ; pour m'en convaincre , il me promit, 
pour le lendemain, un dejeñiné friand qu'il fit 
préparer : fur le champ. On coupa donc les 
quatre - pieds de l'animal; on fit en terre un 
trou d'environ trois où quatre pieds en quarré. 
On le remplit de charbons ardens ; & , recou- 
vrant le tout avec du bois bien fec , on y en- 
tretint un grand feu pendant une partie de la 
nuit ; lorfqu'on jugea que ce trou étoit aflez 
O ü} 


214 VO YA En 
chaud , il fut vidé ; Klaas y dépofa Les quatre . 
_ pieds de l'animal, les fit recouvrir de cendres 
chaudes, enfuite de charbons , de quelque 
_menu bois, & ce feu brüla jufqu’au jour. Toute 
“cette nuit , je dormis feul ; mes gens veillèrent; 
tel avoit été l’ordre de Klaas. On me raconta 
qu'on avoit entendu beaucoup de Buffles & 
d'Eléphans roder à l'entour. Nous nous y étions 
attendus; toute la forêt en étoit remplie; mais 
la multiplicité de nos feux avoit empêché qu'ils 
me. nous inquiétafent. | 
Mes gens me préfentèrent , à mon déjeüné, 
un pied d'Eléphant. La cuiffon lavoit prodi- 
gieufement enfié; J'avois peine à en. recon- 
noître la forme ; maïs il avoit fi bonne. mine ; 
il exhaloit une odeur fi fuave que je m'empreffai 
d'en goûter, c’étoit bien un manger de Roï, quoi- 
que j'euffe entendu vanter les pieds de l'Ours, je 
ne concevois pas comment un animal aufñ lourd, 
auf matériel que l'Eléphant, pouvoit donner 
un mets fi fin, f délicat: « Jamais, me difois- 
» je intérieurement , non jamais nos modernes 
» Lucullus ne feront figurer, fur leurs tables, 
» un morceau pareil à celui que j'ai préfente- 
» ment fous la main; vainement Îeur or con- 


EN AFRIQUE. 214 
» vertit & bouleverfe les faifons; vainement 
» ils fe vantent de mettre à contribution toutes 
» les contrées ; leur luxe n’atteint point juf- 
» ques-là ; il eft des bornes à leur cupide fen- 
» fualité » ; & je dévorois fans pain le pied de 
mon Eléphant ; & mes Hottentots, afñis près de 
moi, fe régaloient avec d’autres parties qu'ils ne 
trouvoient pas moins excellentes. Ces détails 
paroitront puériles , ou tout au moins indifférens 
au plus grand nombre de Lecteurs ; il faut tout 
dire , puifqu'on n'a jufqu'ici que des Notions 
bizarres ou d’abfurdes Romans fur le Pays fin- 
guler que je parcours. 

Nous employämes le refte de Îa matinée à 
arracher les défenfes ; comme c’étoit une fe- 
melle , elles ne pefoient guères que vingt livres; 
la bête avoit huit pieds trois pouces de hau- 
teur. Mes gens fe chargèrent de toute la viande 
qu'ils pouvoient porter , & nous reprimes la 
route du camp. Nous nous étions propofé de 
fuivre la pifte de celui qui m'avoit laiffé la vie, 
& que, nous avions fi cruellement maltraité ; 
mais 1} en étoit venu tant d’autres, pendant la 
nuit, que les traces fe trouvèrent confondues, 
Nous étions d'ailleurs fi fatigués ; je craignois 

| | Oiv 


216 VOYAGE 
tant de rebuter ces pauvres gens! je les rame- 
nai au plus vite. 

Que la vue eft un fens fubtil dans le Hotten- 
tot! qu'il le feconde par une attention! difficile 
& bien merveilleufe ! Sur un terrein fec où mal- 
gré fa pefanteur l'Eléphant ne laiffe aucune trace, 
au milieu des feuilles mortes, éparfes & rou- 
lées par le vent, l’Africain reconnoit le pas 
de l'animal ; il voit le chemin qu'il a pris, & 
celui qu'il faut fuivre pour l’atteindre ; une 
feuille verte retournée ou détachée, un bour- 
geon, la façon dont une petite branche eft rom- 
pue , tout cela & mille autres circonftances font 
pour lui des indices qui ne le trompent jamais; 
le chaffeur Européen le plus expert y perdroit 
toutes fes reflources ; moi-même je n'y pou- 
vois rien comprendre ; ce n’eft qu'à force de’ 
temps & d'habitude que je me fuis fait à cette 
partie divinatoire de la plus belle des chaffes; 
il eft vrai qu'elle avoit pour moi tant d’attraits 
qu'aucun des plus petits éclairciffemens n’étoient 
dédaignés ; je m'inftruifois, chaque jour , de plus 
en plus; &, lorfque je rôdois dans les bois avec 
mon monde, nous pañions les journées en quef- 
tions, & l'épreuve fuivoit quelquefois le précepte. 


EN AFRIQUE, 217 

De retour au camp, mon vieux Swanepoël 
me dit que, pendant mon abfence, il avoit 
été, toutes les nuits, inquiété par des troupes 
d'Eléphans qui s'étoient fi fort approchés qu'on 
les entendoit cafler les branches, & brouter 
les feuilles ; je fis un tour dans la forêt, & je 
vis effettivement quantité de jeunes arbres 
cafés, des branches dégarmies , & de jeunes 
pouffes dévorées. 

C'en étoit affez pour me remettre en cam- 
pagne. Mes gens avoient eu tout le temps de 
repofer ; j'aimois mieux aller furprendre de jour 
ces animaux , que de les attendre chez moi pen- 
dant la nuit ; dès le matin, je me mis fur la 
Pifte ; je ne fus pas obligé de courir bien loin; 
car ; du haut d’une colline, à la fière du bois, 
j'en aperçus quatre dans de fortes bronfailles ; 
jé fis en forte de n'en point ètre éventé ; &, 
m'approchant avec précaution , je me donnai 
le plaifir de les confidérer à mon aife , pendant 
plus d'une demi-heure ; ils étoient occupés à 
manger les extrémités des buiflons. Avant de 
les prendre , il les frappoient de trois ou quatre 
coups-de trompe; c'étoit,je crois, pour en 
faire tomber les fourmis ou d’autres infeétes, 


218 VOYAGE 
Après ce préliminaire , ils formoient toujours ; 
avec la trompe , un faifceau de toutes les 
branches qu’elle pouvoit entourer, & le portant 
à la bouche , toujours de gauche à droite , fans 
le broyer beaucoup, ils l'avaloient. Je remar- 
quai qu'ils donnoient la préférence aux branches 
les plus garnies de feuilles , & qu'ils étoient 
en outre très friands d’un fruit jaune, quand 1l 
eft mûr , & qu'on nomme Ceriffer dans le pays. 
Lorfque j'eus fufifamment examiné leur ma- 
nége, je tirai à latête celu: qui fe trouvoit 
le plus près de moi, & en moins de dix mi- 
nutes , je mis de même les trois autres à terre (*). 
Nous nous imaginions qu'il n'y en avoit plus; 
mais un grand bruit à côté de nous , nous ayant 
fait tourner la vue, un de mes Hottentots, 
qui aperçut un petit Eléphant, le tua; j'en 
eus beaucoup d'humeur, & le réprimanda for- 
tement. Ce jeune animal n’étoit pas plus gros 
qu'un veau de cinq à fix mois; j'aurois pu faci- 
lement lapprivoifer. 


(*) Lorfque les Eléphans font en troupe & preflés, fi 
le premier qu'on a tiré tombe moït, on peut fe promettre 
de les abattre tous, les uns aprèsles autres. Je reviendrai 


«fur cette fingularité. 


EN AFRIQUE, 
. ° e. f e 
Parmi les quatre que j'avois tués, 1l y à 
un jeune mâle de fept pieds un pouce de 
hauteur ; fes défenfes ne pefoient guères qu’en- 
viron quinze livres chacune. 
La plus grande des trois femelles n'avoit 
, e 0 , (2 
que huit pieds cinq pouces, &,en général, 
leurs défenfes ne pañloient pas quinze livres 
par pièce. 
Mais une fingularité qui nous émerveilla, 
mes Hotteéntots & moi, dont ils m'aflurèrent 


2 


n'avoir jamais vu d'exemple, & que les Na- 
turaliftes, felon leur louable coutüme de n’a- 
Vouer pour principes invariables & sûrs que 
la routine des livres & des chafieurs de cabinet, 
révoqueront probablement en doute, c’eft que 
la femelle que nous jugions être la mère du 
petit mâle n'avoit qu'un feul teton placé an 
milieu de la poitrine. Il étoit plein de lait; 
jen tirai dans ma main; je le trouvai affez 
doux; mais le goût n'en étoit poimt agréable. 
Ce lait fortoit par huit petites fligmates bien 
fenfñbles & très diftinées; les autres avoient 
les deux feins placés à Fordinaire fur la poitrine, 
de la même forme que ceux des femmes, & 


d'une proportion telle, que plus d’une petite- 


220 VOYAGE 

maîtrefle, que défole un peu trop d'embon: 
point , eut envié ce charme à mes femelles 
d'Eléphant. 

Le pétit mâle qu'avoit tué mon indifcret 
Hottentot, ne montroit point encore de dé- 
fenfes ; en lui écartant les lèvres je ne vis à 
l'endroit où elles doivent poufler, qu’un point 
blanc de la groffeur d'une chevrotine; fa viande 
étoit fort délicate. | 

J'efpérois découvrir un fœtus dans l’une des 
femelles ; je m'étois trompé. Je trouvai leur 
eftomac rempli d'une eau très limpide; mes gens 
en burent ; j'en voulus goûter auffi; mais elle 
me donna des naufées fi défagréables, qu'autant 
pour en faire pañler le goût, que pour me 
rafraichir , je m'en alla boire à une fontaine 
éloignée d'un quart de lieue de l'endroit ou 
nous étions. 

J'avois laiflé mes gens occupés à dépecer nos 
Eléphans. Revenu de la fontaine au bout d’une 
demi-heure , je trouvai bien extraordinaire de 
n'en plus apercevoir un feul. Que pouvoit-il 
être arrivé qui les eût forcés d'abandonner l’ou- 
vrage. Je ne pouvois concevoir la caufe de 
cette défertion fubite. Je me mis à crier de 


EN AFRIQUE.. 221 
toutes mes forces, pour les rappeler, s'ils pou- 
voient m'entendre ; je fus bien étonné ; lorfqu’à 
ma voix, je les vis fortir tous quatre du corps 
des Eléphans dans lefquels ils s’étoient intro- 
duits pour en détacher les filets intérieurs, qui 
après les pieds & la trompe , font les mor- 
ceaux les plus délicats. 

Javois dépêché mon cinquième Hottentot 
au Camp, pour dire à Swanepoël de m'envoyer 
un attelage de Bœufs, & une chaire. Nous 
avions tranché les quatre têtes , quand tout cela 
arriva. On commença par les enfiler avec la 
chaine ; mais ce ne fut pas une petite céré- 
monie de faire approcher les Bœufs , & de les 
atteler à ces têtes. Ils fouflloient avec violence; 
écartoient les nafeaux ; ils reculoient d’hor- 
reur. Cependant nous parvinmes à les ramener 
par la rufe; & ils furent attelés aux quatre 
têtes; c’eft ainfi qu'ils les trainèrent jufau’à ma 
tente , à travers les fables, la poufière , & 
les buiflons , imprégnés de leur fang ; fpe@acle 
horrible fans doute , mais nécef{aire , le chemin 
étant fi difficile, que jamais un chariot ne feroit 
venu jufqu'a nous! Mais ce fut bien pis, lorfque 
voulant retourner aux Eléphans près defquels 


222 VOYAGE 

javois Jaiffé une partie de mon monde, je ne 
pus jamais faire pañler mon cheval par les 
endroits tout fouillés de leur fang ; je fus con- 
traint de le conduire par un autre chemin; &, 
lorfqu'atrivé près des Eléphans il en eut fenti 
l'odeur & les eut aperçus, il fe cabra , s’em- 
porta , me jeta par terre ; & , prenant fa courfe 
par un très-long détour , il regagna le gite. 

Je touche encore à l’un de ces momens qu’on 
ne retrouve point deux fois dans la vie; 
que mon ame fe fent émue! Je dirai mal tous 
fes plaifirs & {es tranfports ; il faudroit être 
un autre pour aflembler tant d'idées & de fen- 
timens divers; celui qui les éprouva n'y peut 
fufire ; ils l'agitent ; ils l'oppreffent ; il en eft 
accablé. : 

Obligé de retourner à pied, j'aperçus en 
route à travers les arbres , un Etranger à che- 
val , un Hottentot qui ne m'étoit point connu ; 
comme je voyois quil coupoit au court pour 
me joindre, je l'attendis; c'étoit un exprès 
envoyé par M. Boers ; il avoit eu ordre de s'in- 
former de moidans tous les cantons des Colonies 
où je pouvois avoir pañé , & de me fuivre 
à la trace lorfque , quittant les chemins connus, 


EN AFRIQUE. 223 
je me ferois enfoncé dans le défert ; cet homme 
avoit exactement rempli fa commifhon ; & , fui- 
vant l'empreinte de mes roues, elles l'avoient 
conduit à tous mes divers campemens , & de là 
jufqu'à moi. 

Avant de quitter le Cap , Monfieur Boers 
m'avoit promis que, fi pendant mon abfence 
il recevoit pour moi des lettres d'Europe, 
quelque route que j'euffle tenue , quelque lieu 
que jhabitaffe , il me les feroit parvenir; ce 
refpe@able ami m'avoit tenu parole ; dans le 
paquet que fon Hottentot me remit de fa part, 
j'en trouvai plufieurs qui portoient le timbre de 
France ; c’étoient les premières nouvelles que 
je recevois depuis mon départ d'Europe ; qu'on 
fe figure mon impatience & le trouble de mes 
 fens en prenant ces lettres des mains de l’en- 
voyé ; dans l'incertitude de ce que j'allois appren- 
dre , J'avois à peine la force de les ouvrir; on 
devine bien que je n'attendis pas que je fufle 
de retour au camp, pour me fatisfaire. Elles 
étoient toutes de mes plus chers amis, & de 
ma femme ; mon œil les parcourut plus vite 
que l'éclair; jen’y voyois par-tout que des fujets 
de félicité; jétois aimé, regretté, La tendre 


224 VOYAGE: 

amitié venoit me chercher jufqu'au fond de 
mon défert, pour inonder mon cœur de fes 
voluptés ; je ne pouvois ni parler , ni foupirer, 
ni pleurer; je ne pouvois que refter à cette 
place, & mourir de ma joie; peu à peu je repris 
mes fens ; & je revins à mon camp. 

Ces premiers élans appaifés, je m'enfermai 
dans ma tente; & , donnant un libre cours 
à mes larmes, je me trouvai foulagé, & me 
mis en devoir de répondre fur le champ. Je 
datai mes lettres du CAMP d'AUTENIQUOI, 
JOUR OÙ J'AVOIS TUÉ QUATRE ELÉPHANS. 
L'une de ces lettres, qui contenoit des détails 
intéreflans adreflés à un Sçavant , courut ridi- 
culement , 1 y a quelques années, tout Paris, 
& s'eft perdue depuis. J'y prenois date de 
quelques découvertes qui contrarient fort les 
opinions reçues jufqu'à ce jour, & dont je 
rendrai compte dans mes defcriptions d’ani- 
maux. 

La nuit venue, le camp rangé, & les feux 
faits, je m'y plaçai à mon ordinaire, mes papiers 
fur mon bout de planche, & mes Hottentots 
autour de moi, « Mes amis, leur dis-je , vous 
» voyez un homme, un de vos compatriotes 

que 


9 


# 


» 


3 


FN AFRIQUE, 225 
que M. Boers envoie pour s'informer de ce 
que je fuis devenu , pour favoir de moi-même 
fi votre conduite répond à ce qu'il attend de 
vous, & à ce que vous me devez. Voilà, 


( en leur montrant la première lettre qui me 


tomba fous la main ) » voilà ia réponfe que 


22 


5 


SE 


je lui fais, je lui apprends que, jufqu'à ce 
jour, vous vous êtes comportés en braves 
& honnêtes gens; que, depuis huit mois que 
nous voyageons enfemble, je vous regarde 
comme les fidèles compagnons de mon entre- 
prife , & de mes travaux; je lui dis qu'il 
doit être fans inquiétude à mon égard, 
parce que je compre fur vous comme fur 
moi-même ; & , afin que de retour au Cap 
lenvoyé de M. Boers puifle aflurer vos 
amis & vos familles que vous vous portez 
bien, que vous êtes contens & heureux avec 
moi, je veux quil foit témoin de la façon 
amicale avec laquelle je vous traite, & je 
vais, en conféquence , diftribuer à chacun 
de vous , un bout d'excellent tabac ; je pré- 
tends que toutes les pipes s’allument à l’inf- 
tant ». La diftribution faite , chacun fe remit 
fa place , & s’enfuma tout à fon aife. 

Tome I. P 


4 


226 "HW O YAIGE 

J'étois fi joyeux des témoignages d’affeétion 
que je recevois des miens, de leurs protefta- 
tions vives d’attachement , des’ détails exaûs 
& marqués au coin de la complaifance & de 
l'intimité qu'on me donnoit dans toutes les 
lettres , qu'enivré de plaifir , oubliant pour 
ce moment & l'Afrique, & la chafle, & les 
plus beaux oifeaux , & les brillantes colleétions, 
en un mot, redevenu, pour cette fois, un 
enfant , j'imaginai, pour me divertir, ce que 
dans un certain monde, on nomme une /o/le 
Journée, & dans un ordre inférieur , tout natu- 
rellement, une farce. 

Je m'étois montré un peu trop généreux dans 
la diftribution du tabac. Ils en avoient plus qu’il 
n’en falloit pour s’enivrer, fi je les avois laiffés 
faire ; mais je roulois dans ma tête un moyen 
de les en empêcher. Je m'étois aperçu que la 
troïfième charge des pipes tiroit à fa fin; je 
n'eus pas plutôt pris mon thé à la crême, 
que je me fis apporter un petit coffret que 
je plaçai fur mes genoux. Je l’ouvris; jamais 
Charlatan n'y eût mis autant d'adreffe & de 
myftère. J'en tirai ce noble & mélodieux inftru- 
ment , inconnu peut-être à Paris, mais aflez 


EN AFRIQUE. 227. 
commun dans quelques Provinces, & qu’on 
voit dans les mains de prefque tous les Ecoliers 
& du Peuple, en un mot une Guimbarde. Je 
commençois à peine un air de Pont-Neuf , queje 
vis. tout mon monde defcendre filencienfement 
les pipes, & me confidérer, bouche béante, 
le bras à demi tendu, les doigrs écartés dans 
l'attitude de ces gens qu'une bonne vieille vient 
d'enforceler ; mais leur extafe n'égaloit point 
encore leur plaiñr ; toutes les oreilles dreffées, 
& les têtes immobiles, penchées de mon côté, 
ne perdoient pas le moindre fon de l'inftrument; 
ils ne purent tenir à leur enthoufiafme; chacun 
infenfiblement quitte fa place pour s'approcher 
& jouir de plus près ; je crus voir le moment où 
tous enfemble alloient fe profterner devant le 
Dieu qui opéroit ces prodiges; je rioïs en moi- 
même comme un fou, & faifois mes efforts 
pour ne pas éclater; ce qui eût bientôt diffipé 
le preftige. Quand je l’eus favouré à monaife, 
je me faifis de celui de mes gens qui fe trou- 
voit le plus près de moi, & l’armai de mon Luth 
merveilleux. J’eus beaucoup de peine à lui faire 
comprendre la manière de s’en fervir ; lorfqu'il 
y fut tant bien que mal arrivé, je le renvoyai 

P ij 


226. VOYAGE 
à fa place. Je m'étois bien donté que les autres 
ne feroient contens que lorfqu'ils auroient auffi 
chacun le eur. Je diftribuai donc antant de 
Guimbardes que j'avois de Hottentots à ma 
fuite; &, ramaflés enfemble, les uns faifant 
bien , les autres faifant mal, d’autres plus mal 
encore, ils me régalèrent d’une mufique à 
épouvanter les furies ; jufqu'a mes Bœufs, in- 
quiétés de ce bourdonnement affreux , & qui fe 
mirent à beugler, tout mon camp fut le théâtre 
d'un charivari dont rien n'offre d'exemple. 
C'étoit, de toutes parts, l'image d'un vrai 
jour de fabbat. 116 

A l'air de ftupéfa@ion dont je les avois frappés, 
en effayant moi-même l'inftrument ridicule , je 
m'étois perfuadé qu'on étonne de fimples efprits 
avec de bien fimples moyens ; &, malgré tout 
ce que raconte l'hiftoire des grands talens d'Or- 
phée , & des miracles de fa mufique, je fuis 
toujours tenté de faire honneur aux Poëtes de 
cette Lyre harmonieufe , que leur feule imagi- 
nation a divinifée. | 

Lorfque je me fus fufifamment rempli des 
accords de la mienne, & que je craignis que 
çes plaifanteries ne fe changeaflent en alarmes 


EN AFRIQUE: 229 
 férieufes , & que mes Bœufs, qui n’avoient point 
oublié les têtes d'Eléphant , ne prifient abfo- 
lument l'épouvante, & ne décampañfent , je fis 
figne de la main que j'avois encore quelque 
chofe à dire ; tout le bruit cefla. « Mes chers 
» enfans, ajoutai-je d'un ton fimple & cordial : 
» je vous ai réglés du meïlleur tabac que vous 
» ayez Jamais goûté ; je vous ai fait connoitre 
» un inftrument merveilleux ; nous allons à 
» préfent terminer cette fête charmante par 
» une rafade générale du meilleur Brard-Wyr 
» François, & nous le fablerons à la fanté de nos 
» familles & de nos amis ». 

C'étoit , comme Jje l'ai dit , un vrai jour de 
carnaval ; & jufqu'aux bêtes domeitiques , tout 
devoit fe reflentir de la folie commune, & 
prendre part à nos orgies. Keès étoit dans ce 
moment à côté de moi. Il aimoit cette place ; les 
foirs fur-tout il ne manquoit pas de s'y rendre. 
Elevé comme un enfant de famille, je l’avois 
paflablement gâté. Je ne buvois ou ne mangeoiïs 
rien que Jene le partageafle toujours avec lui. 
S'il m'arrivoit quelquefois de l'oublier , ennemi 
juré de mes difiraftions, il avoit grand foin de 
m'arracher à mes rêveries par quelques coups. 

P ii 


230 VO Y AGE 

de fa main, ou le bruit defes Îèvres. J'ai dit 
que la gourmandife le poignoit avec force; fon 
tempérament le portoit aux extrêmes ; il aimoit 
également le lait & l'eau de vie. Jamais je ne 
lui 2015 donner de cette liqueur que fur une 
afñiette qu'on plaçoit ordinairement devant lui; 
J'avois remarque que , toutes les fois qu'il en 
avoit bu dans un verre, fa précipitation lui en 
faifant prendre autant par le nez que par la 
bouche, 1l en avoit pendant des heures entières 
à touffer & à éternuer ; ce qui l'incommodoit 
fort, & pouvoit à la longue ui caffer quelque 
vaifeau. 

Il étoit donc à mes côtés, fon affétte à terre 
devant lui, attendant qu'on lui. fervit fa por- 
tion , fuivant des yeux la bouteille qui faifoit 
la ronde , & s’arrêtoit à chacun de mes Hot- 
tentots. Dans quelle impatience il attendoit fon 
tour ! comme fes mouvemens & fes regards 
fembloient nous dire qu'il craignoit que la 
cruelle bouteille ne fe vidât trop tôt , & n’arri- 
vât point jufqu'à lui! mais, hélas! l’infortuné 
qui fe léchoit les lévres d'avance ne favoit pas 
qu’il alloïit en goûter pour la dernière fois !.. 
Raflure-toi, Leîteur fenfble , le bon Keës ne 


EN AFRIQUE. 231 
périt point, & mon eau de vie à l'avenir fut 
épargnée. 

J'avois fini mes dépêches , & je mettos 
mes dernières enveloppes, au moment où il 
voyoit avec fatisfattion la bouteille achever la 
ronde ; il me vint dans l’idée de tromper fon 
attente par une efpiéglerie, fans autre motif 
que de lui caufer une furprife , & de m'amufer, 
On venoit de lui verfer fa portion dans fon 
afhiette ; tandis qu'il fe met en pofture , j'al- 
lume à ma chandelle une déchirure de papier 
que Je lui gliffe fubtilement fous le ventre ; 
l'eau-de-vie s’enflamme ; Keës poufle un cri 
aigu, & faute à dix pas de moi, jurant de 
tout fon pouvoir ; j'eus beau le rappeler, & 
lui promettre mille carefles, ne prenant con- 
feil que de fon dépit & de fa colère, il dif- 
parut & alla fe-concher : déjà la nuit étoit 
avancée ; je reçus les adieux & les remerci- 
mens de tout mon monde, & chacun s'endor- 
mit profondément. 

__ Je dois obferver qu'à dater de cette peur 

terrible de mon Keës, j'ai vainement employé 

tous les moyens de faire oublier à cet animal 

ce qui sétoit pañlé , & de le ramener à fa 
P iv. 


232 VOYAGE | 
hiqueur favorite, jamais il n’en a voulu boire; 
il lavoit prife au contraire en averfon. Si 
quelqu'un de mes gens, pour lui faire niche, 
lui montroit feulement la bouteille , il mar- 
mottoit entre fes dents, jurant après lui; quel- 
quefois , lorfquil étoit à fa portée, il lu 
applhiquoit un foufllet, gagnant vite un arbre, 
& de là narguoit en füreté le mauvais plaifant. 

Le jour fuivant, après avoir récompenfé 
dignement l'intelligent commiflionnaire de M. 
Boers, je lui remis mes dépêches, & lui fs 
reprendre fa route. | 

Dans la matinée, je commençai à difléquer 
lune des têtes d'Eléphant ; je lui laiffai les | 
dents molaires & les défenfes. Pendant cette 
opération, plufeurs de mes gens qui étoient 
allés à la provifion avoient rapporté beau- 
coup de viande , toujours provenante des 
parties les plus fucculentes des quatre Elé- 
phans : on les dépeçoit par tranches fort lon- 
gues & fort minces, afin qu'expofées au fo- 
leil, comme nous avions coutume de le faire, 
elles féchaffent plus vite ; les uns cafloient les 
os , les mettoient en petits morceaux dans 
nos deux marmites ; on jetoit par-deflus de 


EN AFRIQUE. 233 
l'eau bouillante ; à mefure que la graifle fon- 
doit , elle furnageoit ; mes gens en remplif- 
foient des veflies & des boyaux pour la mieux 
conferver. Le Hottentot ne néglige jamais cette 
provifion ; outre le befoin qu'il en a journel- 
lement pour fa toilette , il s'en fert aufñi pour 
accommoder fes différens mets : quant à nous, 
nous n’en avions jamais trop ; car 1l en falloit 
encore pour graifler les roues des chariots 
& les courroies des attelages qui, fans ces 
précautions , auroient bientôt été defléchées 
par le foleil , & hors d'état de fervir : moi-même 
j'en faifois ufage pour ma chandelle & ma lampe 
de nuit; ce qui m'en confommoit beaucoup ; 
à. défaut de coton filé, je faifois les mêches 
avec mes cravates.  . | 

Cette fonte & tous fes accefloires nous pri- 
rent beaucoup de temps; l'opération n'étoit 
point encore fifie , quand on vint me donner 
avis de l'empreinte énorme d’un pied d'Elé- 
phant qu'on avoit remarqué à cent pas de 
ma tente; je courus vite pour la reconnoître; 
l'animal devoit être monftrueux ; il n'avoit pas 
fait beaucoup de chemin , puifque la trace 
étoit toute fraiche. Nous batiimes avec foin 


234. VOYAGE 

la forêt ; en un demi-quart-d'heure il fut 
joint ; je l’ajuftai dans le bon endroit ; mais Je 
fus bien furpris de ne pas le voir tomber : 
mon fufil aparemment n'étoit pas aflez chargé, 
ou bien l'animal étoit une roche inattaquable. 
Cependant dès qu'il fe fentit frappé 1l vint à 
nous avec fureur; nous nous y étions atten- 
dus : au moyen des grofles touffes de brouf- 
failles qui nous fervoient comme de rempatt, 
il ne fit que frapper la terre , & s'impatienter : 
il perdoit beaucoup de fang; mais, au train 
dont il détala, il étoit inutile de penfer à le 
fuivre ; j'en eus beaucoup de regret : c'étoit 
le plus beau que j'eufle vu jufqu'à ce jour. 
Il portoit au moins douze à treize pieds de 
haut ; à vue d'œil nous jugeâmes que fes. 
défenfes pefoient plus de cent-vingt livres 
chacune. 

Nos viandes bien sèches &tèncaquées, nous 
partimes pour rétrograder encore vers le fatal 
trou du Kayman , où j'avois paflé le 30 Avril, 
deux mois auparavant. Mes Hottentots , que 
Javois envoyés à la découverte, me rappor- 
tèrent que nous pourrions traverfer la chaine 
des montagnes, à celle quil nommoient Za sére 


EN AFRIQUE. 235$ 
du Diable, & nous en primes la route. Che- 
min faifant , je revis mon ancien camp de Pam- 
poen-Kraal, & lui jetai un dernier regard de 
complaifance. Arrivé au pied de la montagne, 

_je fis charger , fur une voiture , la tête d'Elé- 
phant que j'avois difléquée , les défenfes, tout ce 
-que J'avois de préparé en oifeaux , infeêtes, &c. 
& laiflant encore une fois mon camp à Îa 
garde de mes fidèles ferviteurs , je me rendis 
avec mon chariot chez M. Mulder : obligé de 
rebroufler chemin, comme on l'a vu, pour 
trouver un paflage , je m'étois confidérable- 
ment rapproché de fa demeure. Il fe chargea 
de faire pafler ma Pacotille & de nouvelles 
lettres à M. Boers par la première occafon. 
Je pris enfin congé de fa vénérable famille que 
je ne devois plus revoir , & je rejoignis mon 
camp. | 
Dès le lendemain, de grand matin, nous 
 grimpâmes la montagne, non fans beaucoup 
de peine & de fatigues: mais ce ne fut rien 
en comparaon de celles que nous caufa fa 
defcente ; j'en fus effrayé : quand nous l'ap- 
perçümes d'abord, chacun de nous fe regarda 
fans proférer un feul mot, comme des gens 


236 Vovr+iGsz 

pris au piége fans s'y être attendus. Nous ne 
pouvions cependant demeurer fur le pic; il 
falloit bien defcendre d'un ou d'autre côté. Si 
nous nous fauvions de Carybde , nous tombions 
dans Scylla. Toujours perfuadé que la patience 
& les précautions triomphent des plus grands 
obftacles , j'avois peine à croire que cette entre- 
prife fût moins impraticable pour ma caravane, 
que ne l'avoit autrefois été le pañlage des 
Alpes à des armées innombrables & je me pré- 
parai, pour ainfi dire , au faut périlleux. Je pris 
foin de ne faire defcendre mes voitures que 
les unes après les autres. Je voulus qu’elles ne 
fuflent attelées que de deux Bœufs. Je fis avan- 
cer la première en bon ordre ; tout mon monde 
lefcortoit. 1] nous fallut pafler tantôt fur des 
pointes de rochers entièrement ifolés qui, fai- 
fant autant de dégrés efcarpés , donnoïent à 
ce chariot des faccades à le rompre tout-à-fait ; 
mais ce n’étoit point là ce qui nous paroïfloit 
le plus dangereux ; au moyen des cables que 
nous avions attachés aux roues, nous les fou- 
levions ou les laiffions rouler au befoin. C'é- 
toient les places unies & les pentes gliflantes 
qui nous faifoient frémir ; à chaque inftant , je 


EN‘ AFRIQUE. 237 
voyois dériver la voiture & les Bœufs jufqu'aux 
bords des précipices. Nous marchions fur les 
côtés oppolés aux pentes , en pefant avec force 
fur les cordages attachés au chariot. Nous dûmes 
à notre adrefle un entier fuccès. Nous remon- 
tâmes pour chercher les deux autres voitures ; 
&, après beaucoup de temps , toute la caravane 

‘arriva heureufement au pied de la montagne. 
Il me fembloit que la Nature m'eût oppofé 
cette barrière comme un obftacle qui m'inter- 
difoit l'entrée de ce nouveau Pays, & que ce 
füt là qu'elle eût caché fon plus beau tréfor ; 
jen étois d'autant plus irrité; je favois que 
cette route d’Auteniquoi à l’Ange-KJoof pafloit 
pour impraticable chez les naturels du Pays, 
& que perfonne , avant moi, ne s'y étoit ha- 
fardé avec des voitures; 1l n’en falloit pas davan- 
tage à l’amour-propre; j’eus Le bonheur de fran- 
chir ces rochers ; mais , comme fi la punition 
avoit dû fuivre de près une auffi téméraire ten- 
tative , je me trouvai dans le plus noir & le 
plus affreux des déferts. 
Ce n'étoit plus ce délicieux & fertile Pays 
d'Auteniquoi; la montagne que nous venions de 
_traverfer , difons mieux , dont nous venions de 


238 Vo YX GE 

nous précipiter, nous en féparoit à jamais. Elle 
ne pouvoit plus nous offrir ces forêts majef- 
tueufes que nous avions fi long-temps admirées; 
tout le revers de fa chaine étoit hideux , pelé, 
fans aucun arbre , fans aucune apparence de 
verdure. Une autre chaine parallèle à celle-ci 
fembloit porter à regret quelques plans chétifs 
& contournés de ce bois qu’on nomme Wage- 
Boom. C'eft cette chaine qui, refferrant beau- 
coup ce Pays, & n'en faifant qu’une gorge in- 
terminable , lui a fait donner le nom de l’4rge- 
Koof , vallée longue. 

Mon intention étant de tirer au Nord, je 
fis fept heures de marche , en longeant cette 
vallée maudite, & nous traverfâmes de nouveau 
le Queur-Boom ; cette rivière n’eft ici qu'un 
médiocre ruiffeau ; mais, deux mois auparavant, 
elle m’avoit bien fait trembler, lorfqu'a fon 
embouchure pour aller chercher mon Balbu- 
zard , je m'y étois lancé avec trop de préci- 
tation , & avois failli de m'y noyer. Continuant 
toujours notre marche avec triftefle , après 
quelques campemens non moins ennuyeux, & 
vingt-deux heures de marche, je pañlai une 
autre rivière encore qui porte bien fon nom, 


EN AFRIQUE. 239 
le Krom-Rivier (la rivière courbe ). Elle fait 
tant de tours & de détours, que nous la trouvions 
fans cefle fur notre chemin. Je la traverfai dix 
fois. À mefure que nous avançions, les deux 
chaines de montagne paroifloient fe rappro- 
cher exprès, & le Pays fe rétrécifloit confi- 
dérablement; la vallée n’étoit prefque plus 
qu'une ravine marécageufe, qui pendant fix 
grandes lieues , donna beaucoup de peine 
à mes Bœufs; nous revimes encore une fois 
le Krom-Rivier; mais ce fut pour la dernière. 
I prenoit fa route vers l'Eft où il va fe jeter 
à la Mer; & nous tournâmes enfin tout-à-fait 
au Nord. J'abandonnai là un de mes chevaux 
malade , à qui il n'étoit plus poffble de nous 
fuivre. Je ne voulois pas m'arrêter pour une 
cure qui peut-être n'eût pas réufh; je pen- 
fai qu'il étoit plus fimple de lui laifler à lui- 
même le foin de fa confervation. 

Le l'Ange-Kloof a, dans fa longueur , quelques 
miférables habitations qui reffemblent moins 
à la demeure des hommes , qu'à des tanières 
d'animaux. On y nourrit un peu de bétail. 
Lorfque le vent d’Eft vient frapper ces Contrées 
fauvages, le froid y eft exceflif; je l'ai fenti 


240 VOYAGE 

depuis le premier jour jufqu’au dernier. Nous 
avions, tous les matins , de la glace & des gelées 
blanches. Je ne fçais pas combien cette vallée 
de défolation, a de longueur précife ; mais je 
fuis für d'avoir employé quarante-fix heures 
de marche pour la traverfer. 

Après m'être avancé fept à huit lieues, je 
franchis la Diep-Rivier (la rivière profonde ); 
&;, dix lieues plus loin, le fept Août , nous 
campämes fur les bords de celle du Garmsoos. 
Elle tire fon nom d’un infortuné Capitaine qui, 
dans une tempête, avoit fait nauffrage à fon 
embouchure. 

Une demi-heure avant d'arriver, 1l nous 
avoit fallu defcendre encore une montagne 
fort efcarpée, & très-dangereufe; deux de mes 
Bœufs y furent éventrés. Je dus cette perte 
à celui de mes gens qui conduiïloit la deuxième 
voiture, & s’en étoit imprudemment écarté. 

Combien nous fûmes dédommagés à l'afpet 
de ce Pays brillant & nouveau , de l'ennui 
que nous éprouvions depuis plufieurs jours 
au milieu des chemins déteftables, & des glaces 
de la vallée de l’'Ange-Kloof. 

Le premier jour de mon campement, vers 

| le 


EN AFRIQUE. 241 
le milieu de lanuit, couche dans ma tente, 
mais ne dormant pas encore, je Crus.entendre 
un bruit qui n'étoit pas ordinaire; je prêtois 
l'oreille avec attentions je ne m'étois point 
trompé ; c'étoient des cris & des chants qui nè 
me paroïfloient pas venir de fort loin; j'appelai 
auflitôt mes gens qui me dirent qu'ils enten- 
doient auffi un bruit confus, mais étoient-ce dés 
_ Hottentots, étoient-ce des Caffres? Je devois re- 
douter ceux-ci ; non qu'ils foient , Comme d'i- 
gnorans Ecrivains les dépeignent plus altérés de 
fang humain que les autres Sauvages, mais parce 
que les traitemens odieux que leur font efluyer 
les Colons, les portent davantage à la guerre, 
& que la vengeance eft de droit naturel Îe 
rapporterai bientôt plufeurs faits qui prouveront 
mieux que de vains ratfonnemens , lequel eft 
le barbare d'un Sauvage, ou d'un Blanc. 

Cétoit aflez de cette couleur, pour être 
confondu parmi les viimes de leur co- 
lère. Je fis mettre tout mon monde fous les 
‘armes, & nous nous éloignâmes du camp. À 
mefure que nous marchions, le bruit étoit 
plus diftinét, & nous vimes les feux. Je ne 


pouvois me perfuader que ce fuflent des 
Tome I, ._ Q 


LA 


242% VOYAGE. 

Cafires; ils fe feroient trahis eux-mêmes; en 
vain l'artifice emprunte les ombres de la nuit ; 
4l doit encore emprunter fon filence. 

_ Je me poñtai dans un embufcade, afin de 
les furprendre, s'ils venoient à pañler pour 
piller mon camp; & je détachai deux de mes 
gens, pour aller à la découverte : ils revinrent 
auflitôt, & m'aprirent que nous n'avions eu 
qu'une faufie alarme, & que c’étoit une Horde 
Hottentote qui chantoit & fe divertifloit. Je 
me raflurai & fus même enchanté de cette 
nouvelle, qui me promettoit pour le len- 
demain une entrevue intéreflante. Nous gagnà- 
mes notre gîte, & chacun fe rendormit tran- 
quillement. 

De bon matin, je fus qe nouveau réveillé 
“par des ramages qui n'étoient pas moins de 
mon goût. C'étoient des oifeaux que je ne con- 
noïflois point, & que je n’avois jamais entendus, 
Je les trouvai magnifiques. Je fus ébloui par 
le brillant & le changeant des Etourneaux-cui- 
vrés, du Sucrier à gorge améthiite, du Courou- 


coucou, du Martin-chaffeur , & de beaucoup 


d'autres. Je vis aufi des efpèces que j'avois 


déjà rencontrées. 


Vie 


2%, A RATIOU 2. 243 
Le gibier me parut aufli fort abondant; je 
voyois fur-tout défiler devant moi dès com- 
pagnies innombrables de Faifans & quelques 
Gazelles Bos-Bock., La facilité de me procurer 
tous ces animaux , dont je n’avois trouvé nulle 
part la plus grande partie , me caufa beaucoup 
de joie. RL au 
Pendant que je m'amufois à tirer des oifeaux, 
je permis à mes Hottentots d'aller reconnoître 
& vifiter les leurs. La connoiffance futbientôt liée 
avec cette Horde Sauvage ; je me rendis'à mon 
tour auprès d'elle ; nous fûmes bientôt fatisfaits 
les uns des autres. Leurs femmes s’habituèrent 
a nous apporter , tous les foirs, une grande 
quantité de lait. Ces gens étoient riches en 
beftiaux. Îls me firent préfent de quelques 
Moutons,; ils y ajoutèrent encore une paire 
de magnifiques Bœufs pour mes attelages ; & 3 
ne voulant point être en refte avec eux, je 
leur donnai du tabac, des briquets & quelques 
couteaux. Tout mon monde s'infinua infen- 
fiblement dans le Kraal; chacun eut bientôt 
fa chacune, & l'efcadron femelle vint fins 
façon s'établir avec nous pour le temps de 
notre féjour. 


Qi 


244 VOYAGE 

J'appris qu’à l'embouchure de cette rivière; 
je pourrois rencontrer des Hyppopotames; je 
n'en avois point encore vu; jé n'étois éloigné 
de la mer, que de quatre ou cinq lieues. À 
portée, pour la première fois, de connoitre 
cette efpèce de Quadrupède , je me hâtai de 
partir. Mais la rivière étoit fi large, fes bords 
fe trouvoient tellement obftrués par de grands 
arbres , que toutes mes peines & mes recherches 
furent inutiles ; je pañlois les journées le long 
du rivage; pendant la nuit, je me mettois à 
l'afûüt dans l'efpérance de les voir fortir de 
l'eau , pour brouter ; jamais je n’eus la fatifac- 
tion d'en joindre ou même d'en voir un feul. 

En revanche, l'Eléphant & plus encore le 
Bufle étoient fi communs & fi faciles à tuer 
que nous régorgions de vivres ; j'en fourniflois 
abondamment aux anciens maris de nos femmes. 
Mieux armé qu'eux, Je faifoisla chaffe unique- 
ment pour eux; Je les obligeois de - toutes 
facons; c'eft ainfi qu'au milien des déferts 
d'Afrique, j'introduifois les ufages & les belles 
manières des Nations les plus civilifées de 
l'Europe. Qu'il me foit permis de remarquer, 
en pañfant , que, fi quelques hiftoriens ont donné 


EN. AFRIQUE. 245 
aux Hottentots le caradtère de la jaloufie, 
Ceux-ci du moins n'étoient point fenfibles à 
cette cruell# paflion. Si je rencontre , dans 
la fuite , quelques peuplades qui connoiffent 
fes atteintes , je le dirai avec une égale vé- 
racité. | 

Mes façons engageantes m’avoient gagné la 
confiance & l'amitié de ces bons Sauvages ; ils 
avoient de moïune fi haute opinion, qu'ils n’en- 
treprenoient rien fans me confulter. Un jour, 
ils vinrent fe plaindre des Hiennes du Pays ; qui 
 défoloient & ravageoient leurs troupeaux ; j’a- 
Joutai d'autant plus de foi à leurs difcours , 
que je venois d’avoir moi-même un de mes 
Bœufs dévoré par ces animaux. Enchanté de 
faire cette chafle avec eux , je leur afignai 
jour pour le lendemain; dès le matin, je les 
vis arriver tous à ma tente ; ils étoient au 
moins cent hommes bien armés d’ares & de 
flèches, J'y joignis tous mes chaffeurs ; &, me 
mettant à leur tête, nous battimes , avec nos 
chiens , tout le Pays. J’avois efpéré , avec tant 
de monde , détruire jufqu'à la dernière de ces 
bêtes féroces; mais trois coups de fufil qui 
en ayoient mis trois à bas, diflipèrent appa- 


Qi 


246 _ Voyacr 

remment tout le refte : nous n’en rencontrâmes 
plus du tout ;le bruit les avoit écartées au loin . 
de façonque , de ce moment-là ,jufqu’à notre 
départ , il ne fut non plus queftion d'Hiennes 
que s’il n’en avoit jamais exifté. 

Quelques jours après, nous eumes une alerte 
qui pouvoit devenir férieufe ; au milieu de 
la nuit, nous fûmes tous en mème tempsréveil- 
lés par un bruit épouvantable ; c'étoit un trou- 
peau d'Eléphans qui défiloit & frifoit notre 
camp. Ils étoient par centaine. J'éprouvois 
des tranfes affreufes que mes gens partageoient 
bien chacun en fon particulier; nousne nous avi- 
saämes pas d'infulter cesénormes bataillons, ni 
de leur difputer le paflage. Mon camp , mes 
animaux , mes voitures & tout mon monde, 
euflent été pulvérifés en un clin-d'œil. Il ne s'ar- 
rêtèrent point , & mon camp fut refpetté. 

À lapointe du jour nous revimes nos voi- : 
fins; ils avoient eu pour eux les mêmes ter- 
reurs. Îls venoient particulièrement m'avertir 
que , fi je rencontrois jamais cette efpèce, il 
failoit bien me donner de garde de tirer; 
que les Eléphans que nous avions vus étoient 
dangereux , & beaucoup plus méchans que 


EN AFRIQUE. 247 
les autres; ils m'afluroient que la chair n’en 
valoit rien; quelle donnoit des ulcères À qui- 
conque en mangeoit ; qu'en un mot c'étoient 
des Eléphans rouges. Des Eléphans rouges! 
ce mot feul me donnoit envie de les voir, 
& me promettoit de nouvelles connoiffances. 
ä acquérir; Car jamais je n’avois ni lu ni en- 
tendu dire qu'il y eût des Eléohans rouges. 

Ces animaux retirés dans le bois, avoient 
gagné un fond couvert d'énormes buiflons ; il 
n'eüt pas été prudent de les trop approcher; 
je fis filer des Hottentots par derrière pour 
former uñe enceinte, avec ordre de mettre le. 
feu de diftance en diftance , aux herbes sèches. 
& de tirer des coups de fufñl afin de les obli- 
ger de pañer aux pieds d’un grand rocher ,. 
fur lequel je m'étois pofté avec mes meilleurs 
tireurs; nous ne pouvions Y Courir aucune 
efpèce de danger. 

- Mes traqueurs me fecondèrent merverileu- 
fement ; auflitôt que les feux & les coups 
de fufil eurent donné l'aiarme , toute la troupe 
_épouvantée fe préfenta devant moi; une dou- 
zaïne de décharges auxquelles ils ne satren- 
doient pas les fit reculer avec préc pitation. 


rx 


Q :+ 


24) Vorics£ | 
& dans le plus grand défordre.; j'efflayerois en 
vain de rendre les fignes multipliés de leur 
fureur; ils fe voyoient d'un côté pourfuivis 
par le feu des brouffailles qui les gagnoit par 
derrière; de l'autre, par mes décharges au 
feul pañlage qui leur reftât pour échapper à 
la mort; ils s’agitoient autant que pouvoient 
le permettre la pefanteur & l'énormité de 
leurs mafles ; leurs cris affourdiflans , & le. 
craquement des arbres qu'il brifoient , pour 
reculer ou pour fuir, formoient un choc , 
un tumulte épouvantable , dont le fpeñacle 
m'effrayoit moi même quoique je fufie à l'abri fux ; 
monrocher , & que je ne puffe être inquièté en 
aucune façon. Nous en avions bleffé un qui S'É- 
toit un moment écarté de l'enceinte, mais 
qui venoit d'y rentrer, confondu avec les au- 
tres, ils nous eût été difficile de l’ajufter de 
nouveau. À la nature de fes mugiflemens, je 
penfai qu'il étoit bien frappé & ne tarderoit 
pas à expirer ; nous ne jugemes pas à propos 
d'aller à lui, bien certains qu'il ne pourroit 
nous échapper. 

Je n’avois eu d'autre deffein dans cette nou- 
velle chafle, que de me procurer un de ces 


EN AFRIQUE. 249 
animaux, qu'on difoit d'une efpèce différente 
de tous ceux que j'avois vus jufques-là; fa- 
tisfait d'en avoir bleflé un , & le tenant pour 
mort, je remis au lendemain à le trouver ; 
en conféquence je rappelai tous mes gens ; 
& nous regagnèmes le camp. 

J'avois en effet été frappé de la couleur 
rougeâtre de ces animaux , & je trouvois ce phé- 
nomène extraordinaire ; mais, ayant remarqué 
que la terre fur laquelle nous étions alors ; 
avoit à peu près la même teinte, & réfléchif- 
fant que l’Eléphant aime & pafle une partie 
de fon temps à fe vautrer dans les endroits 
humides & marécageux , je me doutai que 
cette couleur n’avoit d'autre caufe , & quelle 
étoit purement faétice. 

J'en fus mieux convaincu , lorfque , revenu 
au bois le lendemain matin avec tout mon 
monde , je trouva notre Eléphant mort ; cha 
cun demeura perfuadé que nos voifins s'é- 
toient trompés; &, quoiqu'ils nous eufent 
dit du danger qu'ils y avoit à manger de cette 
efpèce, mes gens coupèrent la trompe pour 
moi, & prirent pour eux les autres parties de 
l'animal ; j'ai quelquefois rencontré par la fuite 


250 | V0 Y ÊCE 

des Colons qui croyoient encore aux Eléphans 
rouges : quelques peines que j'aye prifes à 
les déperfuader , je n’ai pu rien gagner fur 
ces efprits prévenus ; ils foutenoient le préjugé 
“par le préjugé même. 

C'étoit une femelle que j'avois tuée ; elle 
avoit neuf pieds trois pouces de hauteur ; lune 
de fes défenfes pefoit treize livres , l’autre 
dix; cet animal, foit mâle foit femelle, a tou- 
jours la défenfe gauche plus courte & moins 
lourde que la droite; elle eft auffi plus polie 
& plus luifante ; cette différence provient, 
comme je lai dit, de ce que c’eft toujours 
de gauche à droite que la trompe porte la 
nourriture à la bouche ; les faifceaux de bran- 
chages dont l'animal fe nourrit, néceffitent un 
frotement continuel fur cette défenfe , tan- 
dis que la droite n’eft prefque jamais touchée ; 
en outre, c’eft avec la même que l’animal 
eft habitué à fonder la terre: & par les trous 
plus ou moins larges qu'il y fait, on peut 
juger quelle eft fa taille. 

Lorfque je donnerai la defcription de l'Elé- 
phant, je parlerai de fes mœurs , de fes paf- 
fions , de fes goûts & ne dirai que ce que j'ai vu. 


EN AFRIQUE... 25£ 
Je commençois à prendre plaifir à cette chafle 
que je trouvois enfin bien moins dangereufe 
que divertiffante. Je ne pouvois comprendre 
& l'ai moins compris encore par la fiute, 
pourquoi les Auteurs & les Voyageurs ont 
farci de tant de menfonges les récits qu'ils 
nous ont faits des forces & des rufes de cet 
animal ; pourquoi ils ont fi fort monté l'ima- 
gination fur les dangers où s'expofent les 
Chafleurs qui les pourfuivent. À ja vérité , 
qu'un étourdi foit en même temps aflez témé- 
raire pour attaquer un Eléphant en rafe campa- 
gne , 1l eft mort s’il manque fon coup : la plus 
grande vitefle de fon cheval n'évalera jamais 
le trot de l'ennemi furieux qui le pourfuits 
mais fi le Chafleur fait prendre fes avantages, 
toutes les forces de l'animal doivent céder à 
fon adrefle & à fon fang-froid. J'avoue que fa 
première vue caufe un étonnement prefque 
ftupide ; elle eft impofante , effrayante ; mais 
avec un peu de courage, & de tranquillité, 
on s'accoutume bientôt à fon afpe&t. Avaur 
de fe livrer à cette grande chafle , un homme: 
prudent doit s'attacher à découvrir le carac 
tère , la marche & les reflources de l'anirs 


2% VOYAGE 

il doit fur-tout , felon les circonftances , s'af- 
furer des retraites, pour fe mettre à l'abri de 
tout péril, s'il arrivoit que, l'ayant manqué, 
il en fût pourfuivi; au moyen dé ces précau- 
tions, cette chafle n’eft plus qu'un exercice 
amufant, un jeu dans lequelil y a cinquante 
contre un à parier pour le joueur. 

Tant que je reftai dans ce canton, je va- 
tiai mes campemens avec mes occupations ; 
mais toujours je m'attachai aux bords rians 
du Gamtos. J'y fis une ample moiflon de ra- 
retés , & ma Colleëtion s’y accrut fenfiblement. 

Le 11 Septembre, à fix heures du matin, 
nous décampèmes ; j'en avois donné connoif- 
fance à la Horde voifine ; c’étoit avec le plus 
fincère & le plus vifregret qu'elle nous voyoit 
partir; moi-même je m'en féparois avec peine. 
Ces bonnes-gens m'avoient infpiré de l'atta- 
chement : « tant de douceur & de fimplicité, 
# me difois-je, peuvent-ils attirer tant de mé- 
# pris? Sont-ce donc là ces Sauvages de l'A- 
» frique , avides du fang des Etrangers, & 
# qu'on n'aborde qu'avec horreur »? Cette 
bonhomie & cette affabilité me donnoient 
d'autant plus de confiance que Jj'étois réelle 


EN AFRIQUE: 253 
ment alors plongé dans le défert, & que rien 
ne me promettoit de dangers pour la fuite, 
Tout ce pays, qui n’eft habité que par Hordes 
de Gonaquois, diffère eflentiellement de celui 
des Hottentots de la Colonie. Ces peuples 
n’ont entreux aucune relation direéte. Ceux 
là font appelés Mortentors Sauvages. Je n'iraï 
pas plus avant, fans donner fur eux en général 
des aperçus certains , fans lefquels on n’a pu, 
jJufqu’ici s’en former que des idées imparfaites. 

Ils ne compofent plus, comme autrefois , une 
Nation uniforme dans fes mœurs , fes ufages, 
& fes goûts. L'érabliffement de la Colonie 
Hollandoife, a été l'époque funefte qui les 
a défunis tous, & des différences qui les dif= 
tinguent aujourd'hui. 

Lorfqu'en 1652 , le chirurgien Riébek, de 
retour de l'Inde à Amfterdam, ouvrit les yeux 
des direéteurs de la Compagnie , fur l'importance 
d'un établiffement au Cap de Bonne-Efpérance, 
ils pensèrent fagement qu’une telle entreprife ne 
pouvoit être mieux exécutée que par le génie 
même qui l’avoit conçue. Ainfi , chargé de 
pouvoirs , bien approvifionné, muni de tout 
ce qui pouvoit contribuer à laréuflte de fon 


254 VOYAGE 

projet , Riébek arriva bientôt à la baie de 
la Table. En Politique adroit , en habile con- 
ciliateur 1l emploÿa toutes les voies détour- 
nées propres à lui attirer la bienveillance des 
Hettentots, & couvrit de miel les bords du 
vafe empoifonné. Gagnés par de cruels appâis, 
ces maîtres imprefcriptibles de toute cette partie 
de l'Afrique , les Sauvages , ne virent point 
tout ce que cette profanation coupable leur 
enlevoit de droits, d'autorité, de repos, de 
bonheur. Iwdolens par nature, vrais Cof- 
mopolites, & nullement Cultivateurs, pour- 
quoi fe feroient-ils inquiétés que des Etrangers 
fuflent venus s'emparer d’un petit coin de terre, 
inutile & fouvent inhabité? Ils pensèrent qu'un 
peu plus loin, un peu plus près, il importoit 
peu dans quel lieu leurs troupeaux , la feule 
richeffe digne de fixer leursregards,trouveroient 
leur nourriture, pourvu qu'ils la trouvaffent. 
L'avare Politique des Hollandois entrevit de 
grandes efpérances dans des commencemens auffi 
païfibles,&, comme elle eft fur-tout habile& plus 
apre qu'un autre à faifir les avantages de la for- 
tune, elle ne manqua pasde confommer l’œuvre F 
en offrant aux Hottentots deux amorces bien 


EN AFRIQUE. 255 
féduifantes, le tabac & l’eau de vie. De ce 
moment , plus de liberté , plus de fierté, plus 
de nature, plus de Hottentots, plus d'hommes; 
ces malheureux Sauvages alléchés par ces deux 
appas, S'éloignèrent le moins qu'ils purent, de 
la fource qui les leur offroit ; d’un autre côté, 
les Hollandois qui, pour une pipe de tabac 
ou un verre d'eau de vie, pouvoient fe pro- 
curer un Bœuf, fe ménagèrent autant qu'ils 
purent, d’aufli précieux voifins. La Colonie 
infenfiblement, s'étendoit , s’'affermifloit; on 
vit bientôt s'élever fur des fondemens qu'il 
n'étoit plus temps de détruire, cette puiffance 
redoutable qui diéta des loix à toute cette 
partie de l'Afrique, & recula bien loin , tout 
ce qui voulut s'oppofer aux progrès de fon 
ambitieufe cupidité. Le bruit de fes profpérités 
fe répandit, & y attira de jour en jour de 
nouveaux Colons. On jugea, comme cela fe 
pratique toujours, que la loi du plus fort 
étoit un titre fuffifant pour s'étendre à volonté; 
cette logique rendit nuls ceux de la pro- 
priété , fi facrés & fi refpedtables ; on s'empara 
indiftinétement, à plufeurs reprifes, au-delà 
même des befoins, de toutes les terres que le 


tr, 


256 VOYAGE 
Gouvernèment ou les particuliers favorifés par 
lui , jugèrent bonnes , & trouvèrent à leur bien- 
féance. 


Les Hottentots, ainfi trahis, cafés , refe 


ferrés de toutes parts , fe divifèrent & prirent 


deux partis tout-à- fait oppofés. Ceux que 


la confervation de leurs troupeaux inté- 
refloit encore, s’enfoncèrent dans les mon- 
tagne vers le Nord & le Nord-Eft. Mais ce 
fut le plus petit nombre. Les autres, ruinés 


par quelques verres d'eau de vie & quelques 
bouts de tabac, pauvres, dépouillés de tout, 
ne fongèrent point à quitter le Pays; mais, 


renonçant abfolument à leurs mœurs ainfi 
qu'à leur antique & douce origine , dont ils 
ne fe fouviennent plus même aujourd'hui, ils 
vendirent lâchement leurs fervices aux blancs 
qui, d'Étrangers foumis, tout-à-coup devenus 
Maîtres & Cultivateurs entreprenans & fiers, 
n'ont pas même affez de bras pour faire valoir 
leurs immenfes richefles ; & fe déchargent 
entièrement des travaux pénibles & multipliés 
de leurs habitations fur ces infortunés Hot- 
tentots, de plus en plus désradés & abâtardis. 
Mo à hordes, à la vérité » Chétives & 
 miférables 


j4 


EN AFRIQUE. 257 
miférables fe font établies , & vivent comme 
elles le peuvent . dans différens Cantons de la 
Colonie; mais leur chef n'eft pas même un 
homme de leur choix. Comme elles font dans 
le diftrit & fous l'Empire du Gouvernement , 
‘c'eft au Gouverneur qu'apartient feul le droit 
de le nommer. Celui qu'il a choiïä fe rend à 
la Ville, & vient recevoir une grofle canne 
affez femblable à celle des Coureurs, avec 
cette différence que la pomme n'eft que de 
cuivre pur. On lui pafle eniuite au cou, en 
figne de fa dignité, un croïffant ou hauffe-col 
auf de cuivre façonné, fur lequel eft gravé 
majufculeufement le mot CAPITEIN. Desce 
moment , fa trifte Horde qui , depuis long-temps 
a perdu fon nom national, prend celui - 9U 
nouveau chef qu’on lui donne. On dit alors, 
par exemple, la Horde du Capitaine Keis; & 
le Capitaine Keis devient pour le Gouver- 
nement une nouvelle créature, un nouvel 
efpion , un nouvel efclave, & pour les fiens 
un nouveau Tyran. 

Le Gouverneur ne connoît Jamais les fujets 
par lui-même. C'eft ordinairement le Colon le 
plus voifin de la Horde, qui follicite & déter- 

Tome I, R 


258 OWPO' YA E 

mine la nomination pour une de fes créatures, 
parce qu'il compte fur la reconnoiffancé d’un 
aufh bas protégé, & que celui-ci mettra tous 
fes vaflaux à fa difcrétion , lorfque le befoin 
l'exigera. C'eft ainfi que, fans informations 
préliminaires , fans égards comme fans juftice, 
on contraint une Horde impuiflante & fans 
forces, à recevoir {a loi d’un homme incapable 
fouvent de la commander; c’eft ainfi que l’in- 
térèt d'un feul lemporte fur l'intérêt géné- 
ral dans les grandes & les petites affaires, 
& que les révolutions d'une République, ou 
la puérile éle&ion d'un Syndic de village, 
partant d'un même principe , fe refflemblent 
également Dar les effets. 

- Tels font en général les Hottentots, connus 
aujourd’hui fous le nom de Hottentots du 
Cap, ou Hottentots des Colonmies ; 1l faut bien 
fe garder de les confondre avec les Hottentots 
Sauvages, qu'on nomme par dérifion Jackals- 
Hottentot, & qui, fort éloignés de la domina- 
tion arbitraire du Gouvernement Hollandois, 
confervent encore, dans le défert qu'ils ha- 
bitent , toute la pureté de leurs mœurs primi- 


tives. 


EN AFRIQUE. 259 
Parvenu au point de mon Voyage , où 
n'ayant plus de relation avec les premiers 
que je laifle derrière moi, J'arrive & me trouve 
au milieu des feconds; il n’eft pas néceflaire 
que j'approfondiffe & détaille ici toutes les dif- 
férences qui les diftinguent ; pour donner une 
idée du caraûtère de ces dermiers, & de ce 
que je dois attendre d’eux, il fuffit d’une re- 
marque , dune feule vérité d'expérience : 
par-tout où les Sauvages font abfolument fé- 
parés des Blancs & vivent ifolés , leurs mœurs 
font douces ; elles s’altèrent & fe corrompent, 
a mefure qu'ils les approchent ; il eft bien 
rare que les Hottentots qui vivent avec eux, 
ne deviennent des monftres. Cette affertion, 
toute affigeante quelle foit , n'en eft pas 
moins une vérité de principe qui fouffre à 
peine une exception; lorfqu'an Nord du Cap, 
je me fuis trouvé fous le tropique, parmi 
des Nations très-éloignées , quand je voyois 
des Hordes entières m'entourer avec les fignes 
de la furprife , de la curiofité la plus erfan- 
tine, m'approcher avec confiance , pañler la 
main fur ma barbe , mes cheveux , mon vifage: 
« je n'ai rien à craindre de ces gens , me 

Ri 


260 VOYAGE 
» difois-je tout bas; c’eft pour la première fois 
»# qu'ils envifagent un blanc ». 

Je me fuis livré à cette digreffion d’autant 
plus volontiers qu’il étoit intérefant de fixer 
les regards fur cette partie plus férienfe de 
mes excurfions & de mon hiftoire. J'y reviens 
avec empreffement & j éprouve fans cefle un 
nouveau plaifir à conter ces fimples mais dé- 
licieufes aventures. 

Toute la Horde qui avoit eu de la peine à 
fe féparer de moi, m'accompagna jufqu’à la 
rivière Lour! , à quatre lieues du Gamtoos. 
Nous arrêtämes pour prendre congé de nos 
bons amis , les régaler de quelques verres d'eau 
de vie, & de quelques pipes de tabac. Les 
femmes qui, pendant mon féjour dans les en- 
virons de leurs Kraals, s’étoient attachées à 
mes Hottentots & qui peut-être aufi regret- 
toient un peu ma ciuifine, vouloient abfolu- 
ment nous fuivre; mais plufeurs fois je m'é- 
tois aperçu, quoique Jj'eufle feint de ne le 
pas remarquer , qu'il s'étoit élevé quelques dé- 
mêlés entre mes gens ; 1l s’en. étoit fuivi un 
peu de relâchement dans le fervice ; ainfi je re- 
fufai nettement à ces femmes la permiflion de 


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EN AFRIQUE. 261 
m'accompagner & de refter avec moi. Une feule 
m'avoit paru fort agiflante ; J'avois remarqué 
qu'elle avoit grand foin de mes vaches & de 
mes chèvres ; qu'elle favonnoit & blanchiffoit 
mon linge fort proprement; ces raïfons in- 
térefloient affez ma perfonne; mais un autre 
motif plaidait plus fortement fa caufe. Elle 
étoit devenue la maitrefle tendrement aimée 
de mon fidèle Klaas; les féparer, c’eût été 
déchirer deux cœurs à la fois , fans nul pro- 
fit que de me montrer févère & dur envers 
un être qui m'autoit, en toute rencontre , fa= 
crifié fa vie. Par une politique contraire à 
celle qu'eñt adoptée tout autre, je réfolus 
de la garder ; certe marque de préférence ; fai- 
foit. voir à- quel point je diftinguois Klaas 
de fes camarades. Que ce foit. inguftice ou foi- 
blefle , je me livrai au défir de faire au moins 
un heureux , puifque tous ne pouvoient l'être, 
& je n’eus point dans la fuite, à m'en repentir. 
Je donnai à cette femme le nom de Rage/; 
elle fut chargée du même fervice qu'elle avoit 
toujours fait; elle m'a fuivi par-tout jufqu'à 
la fin de ce Voyage. 

Après le départ de la horde, nous conti- 
R ü] 


262 VOYAGE 
nuâmes notre route; mais un gros orage nous 


força d'arrêter à Galgebos, Il étoit cinq heures 


du foir ; le lieu ne manquoit pas d’agrémens ; 
Jy aurois volontiers féjourné quelque temps ; 
mais 1l n’y couloit pas un feul ruifleau. Nous 
_allâmes donc à deux lieues de là paffer la rivière 
Van-Staade, & dételer à fept heures fur le bord 
d'une mare qui pouvoit abreuver toute la ca- 
ravane. 

De combien de procédés & d’inventions 
utiles le hafard n'eft-1l nas fouvent la caufe? 
Prefque toujours 1l nous fert mieux, & par des 
moyens plus fimples qu'aucun de ceux qui 
nous font fuggérés par nos propres lumières, 
nos combinaifons , notre intelligence : je reçus 
la preuve de cette vérité dans l'endroit même 
où Je m'arrêtois, 

La horde dont je venois de me féparer étoit 
venue dès le matin m'apporter, dans mon camp, 
une bonne provifon de lait ; j'en avois placé 
une cruche prefque remplie fur mon chariot 
dans l'intention de m'en fervir en route pour 
me défaltérer ; l'orage que nous avions efluyé 
mavoit tellement rafraichi que je n'y avois 
pas touché; le foir, après les feux faits, 


EN AFRIQUÉ*. 263 
je voulus diftribuer ce lait à mes gens ; mais 
il étoit tourné ; je le fis jeter dans une chau- 
dière pour en régaler mes chiens; combien ne 
fus-je pas émerveillé d'y trouver le plus excel- 
lent & le plus beau beurre; j'en étois rede- 
vable aux cahottemens de la voiture qui l’a- 
voit battu pendant la route. Cette découverte, 
que je mis en pratique dans tout mon Voyage, 
me procuroit, outre le beurre frais , un petit- 
lait falutaire dont je faifois fréquemment ufage, 
& qui fans doute contribua à me tenir vigou- 
reux & bien portant. 

Le jour fuivant, un fecond orage nous em- 
pêcha de partir ; il étoit affreux. Il tomboit 
des grêlons auf gros que des œufs de poules; 
mes beftiaux en fouffroient de manière à m'in- 
quiéter beaucoup. Je fus obligé de tuer une 
de mes chèvres mortellement bleflée ; ce fut 
une perte réelle. Je la regrettai beaucoup; elle 
étoit prête a mettre bas. | 

Mais enfin , le temps ayant changé nous 
abandonnâmes notre mare; &, vers le milieu de 
la journée , après avoir traverfé les deux rivières, 
le petit & grand Sivear-Kops, je fis dételer fur 
le bord de cette dernière. Je venois d’apercevoir 

R iv 


264 VovrÆAcé 

des empreintes que je ne connoïiflois pas ; quel- 
ques uns de mes gens, à qui je les fis remarquer , 
m'aflurèrent que c’étoient des pas de Rhinocéros. 
Tandis qu'on mettoit ordre à mon camp, je 
fuivis la trace ; mais la nuit qui furvint me la 
fit perdre, & je retournai fans avoir rien vu. 
Nous avions , fur cette feconde rivière qui étoit 
confidérable , une autre horde de Sauvages. Le 
Kraal étoit compofé de neuf à dix huttes, & 
fourni de cinquante à foixante perfonnes tout 
au plus. Ces gens me confeillèrent de ne point 
pafler la rivière Boffiman qui coule près de la 
côte ; ils me difoient qu'il étoit plus à propos 
de couper fur ma gauche & de gagner davan- 
tage l'intérieur du Pays, pour éviter une troupe 
nombreufe de Cafires qui jetoit l'alarme & 
mettoit tout à feu & à fang dans le canton; 
que, de côtés & d'autres, ce n'étoit que défor- 
dre & pillage , campagnes ravagées , habitations 
dévaftées & réduites en cendres; que les Pro- 
priétaires , pour échapper à une mort prompte 
& fûre , avoient tout abandonné, traînant der- 
rière eux quelques foibles reftes de leurs trou- 
peaux ; qu'en un mot je ne devois pas m'ap- 
procher de la Caffrerie. Un avertiffement auf 


EN AFRIQUE. 26$ 
brufque m'en impofa d'abord. J'aflemblai aufi- 
tôt mon monde. On tint confeil fur le parti 
qu'il falloit prendre, J'étois bien aife d'appro- 
fondir les difpofitions de tous. Ii réfulta de ce 
concert unanime , afiez conforme à mes deffeins 
cachés, que nous éviterions d'abord, :utant que 
cela ne nous rejetteroit pas trop loin, cette 
dangereufe troupe de Caffres; que , commenous 
en étions fort près, nous ferions toujours fur 
nos gardes de jour & de nuit ; que, pour éviter . 
toute furpnife, nous ne camperions plus qu’en 
rafe campagne; que nos Bœufs feroient gardés 
a leur pâture par quatre hommes avec leurs 
fufils; que mes Chevaux ne quitteroient plus 
le piquet , afin qu’en cas d'alarme, ils fuffent 
toujours fous Ja main; mon grand fufl bien 
chargé devoit refter au camp, & trois coups 
tirés à des intervalles égaux étoient le fignal 
de ralliement pour ceux que leurs occupa- 
tions diverfes auroient trop éloignés du centre 
commun. 

Nos précautions aufli bien prifes & connues 
de tont le monde , je montai à Cheval; &, 
fuivi de deux de mes gens bien armés, je fis 
une patrouille rigoureufe afin de découvrir fi, 


266 VOYAGE 

dans les environs , il ne rôdoit pas quelques 
Caffres , & de fufiller impitoyablement le pre- 
mier que Jaurois vu caché dans l'intention de 
nous furprendre, s'il m'étoit impoñfble de l’en- 
lever vivant. Rien ne fe préfenta. Je poufñai 
plus avant dans Y’après-diné. La rivière jufqu’à 
fon embouchure étoit bordée d’arbres épineux, 
la terre fablonneufe , couverte de buiflons, 
& peuplée d’un abondant gibier. Jen tuai quel- 
ques pièces par provifion. Nous ne vimes rien 
paroître qui dût nous inquiéter ; convaincu que 
nous n'avions, pour le moment , rien à redou- 
ter de ces Caffres fi terribles, dès le lendemain 
matin je fis lever le camp , & nous AR 
le Swaar-Kops. 

La Horde de Hottentots, effrayée au feul 
nom de ces cruels vengeurs , fe propofoit d’al- 
ler s'établir plus loin, pour n'être plus dans 
le voifinage de la Caffrerie. Lorfqu'elle me 
vit près de partir, elle me demanda la per- 
miffion de me fuivre, & de fe mettre fous la 
protettion demon camp. Je leur accordai cette 
grâce ; &, quoique dans le fond je fufle en- 
chanté de leur propofition, je m'en fis adroi. 
tement un mérite, autant dans le deflein de 


EN AFRIQUE. 267 
les tenir fous ma dépendance , que de raflu- 
rer mes gens par ce fimulacre impofant, & 
de foutenir leur courage. Je ne pouvois rien 
défirer de plus favorable ; Je renforçois ma 
troupe, & j'avois par-deflus les reffources par- 
ticulières de cette Horde , l'avantage de ma 
petite artillerie qui pouvoit faire face à des 
nuées de Sagayes (*) , & rendre nuls tous les 
efforts d'une armée de Sauvages, fi j'étois bien 
fecondé. En moins de deux heures, les cabanes 
furent démontées, empaquetées & miles avec 
les autres effets fur le dos des Bœufs auxiliaires. 

Je fis d’abord partir avant moi la moitié 
des hommes de cette Horde avec tous leurs 
beftiaux ; je leur donnai deux de mes gens 
bien armés pour les efcorter ; ils emmenoient 
aufl un de mes Chevaux, afin qu’en cas d’ac- 
cident , ils puflent m'en donner plus prompte- 
ment connoiflance. 

Une heure après, je fis filer nos relais, va- 
ches, moutons, & chèvres, & toutes les femmes 
de la Horde avec leurs enfans, montées fur leurs 


(#) Efpèce de lance dont fe fervent les Caffres avec 
beaucoup d’adreffe, 


268 VOYAGE 

Bœufs ; une partie de leurs hommes marchoït 
derrière. Cette compagnie étoit encore efcortée 
par fix de mes Chaffeurs. Mes trois voitures 
fuivoient avec le refte de mes gens tous 
armés. Enfin, monté fur mon meilleur Cheval, 
pour avoir l'œil à tout, je galoppois fur les 
ailes, à droite , à gauche, en avant en arrière, 
dans la crainte ou j'étois fans cefle de quel- 
qu'embufcade imprévue ; car je puis aflurer 
que, le Chef une fois démonté, toute la ca- 
ravane net été qu'une boucherie horrible & 
la proie d'un moment. 

J'étois armé de toutes pièces. Je portois une 
paire de piffolets à deux coups, dans les po- 
ches de mes culottes; une autre paire pareille à 
ma ceinture ; mon fufil à deux coups fur 
l'arçon de ma felle; nn grand fabre à mon 
côté, & un crit ou poignard à la bouton- 
nière de ma vefte. J'avois dix coups à tirer 
dans le moment. Cet arfenal me gênoit un 
peu dans les commencemens : cependant je ne 
le quittai plus du tout , autant pour ma propre 
füreté que parce qu'il me fembla que j'aug- 
mentois, par cette précaution, la confiance de 
tout mon monde; mes armes lui répondoient 


EN AFRIQUE. 269 
fans doute de mes réfolutions ; dans cette 
penfée chacun fuivoit tranquillement fon che- 
min , fe repofant fur moi du foin dele défendre, 

Cette caravane en marche étoit un fpec- 
tacle unique , amufant , je pourrois dire ma- 
gnifique, Les finuofités qu'elle étoit obligée 
de faire en fuivant les détours des rochers 
& des buiflons, lui donnoient continuelle- 
ment de nouvelles formes, & ce point de 
vue varioit à chaque inftant. Quelquefois elle 
difparoïfloit entièrement à mes regards, & 
tout-à-coup du haut d'un tertre, je décou- 
vrois à vue d'oifeau dans le lointain mon 
avant-oarde qui s'avançoit .lentement vers le 
fommet d’une montagne , tandis que le corps 
général , qui fuivoit fans tumulte & dans le 
plus bel ordre , les traces de ceux qui les 
avoient précédés , n'étoit encore qu'à mes 
pieds ; les femmes donnoient à tetter, à man- 
ger & à boire à leurs enfans, affis à côté 
d'elles fur leurs Bœufs; les uns pleuroient ; 
d'autres chantoient ou ricient ; les hommes en 
fumant une pipe fociale caufoient entr'enx 
& navoient plus l'air de gens qui fuient plein 
d'épouvante l'approche d’un ennemi cruel, 


270 VOYAGE 

Un peu plus inquiet que ces machines am- 
bulantes , J'avois les yeux ouverts fur ma po- 
fition critique , & philofophois de mon côté 
fur ma bête. À trois mille lieues de Paris; 
feul de mon efpèce, parmi tant de monde, 
entouré, guetté par les animaux les plus fé- 
roces , Jétois tenté de m'admirer conduifant 
pour la première fois dans les déferts d’A- 
frique , une peuplade de Sauvages qui, volon- 
tairement foumife à mes ordres, les exécutoit 
aveuglément, & s’en étoit remis à moi feul 
du foin de fa confervation; je n’avois rien à 
craindre d'eux tous colleétivement pris; ce- 
pendant j'en voyois qui m'auroient fait trem- 
bler , fi, corps-à-corps,iln'y avoit eu entr'eux 
& moi d'autre juge d’un débat que la force ; 
mais, au fond j'étois affez convaincu que , là 
comme ailleurs, ce n’eft pas le plus fort mais 
le plus adroit qui commande. 

Nous n’étions pas encore bien avancés , quand 
mes chiens, qui rôdoient de côtés & d’autres 
dans les buiflons , fe mirent tous à aboyer 
& à tenir. La peur s’empara de tout le monde, 
Ce ne pouvoit être, difoit-on, autre chofe 
qu'une embufcade de Caffres; je me prêtois 


EN AFRIQUE. 275 
difficilement à leurs raïfonnemens abfurdes. 
Comment concevoir que mon avant-garde eût 
pañlé fans être inquiétée? & Je venois de 
l'apercevoir qui fuivoit paifiblement fa route, 
fans aucune apparence de défordre; je piquai 
des deux, & lorfqu'à travers les buiflons je 
fus arrivé fur la voie, je fus bien étonné de 
ne voir qu'un Porc-Epic qui fe défendoit au 
milieu de mes chiens; je le tuai & fur le 
champ, dans la crainte que ce coup de fufil 
ne fit faire quelque fottife à mes gens, je 
revins auprès d'eux ; &, par mes plaifanteries 
fur leurs terreurs paniques, ils purent juger 
que je ne me démontois pas aifément. 

Le Porc-Epic fe défend à merveille. Ses pi- 
quans le mettent à l'abri de toute atteinte; 
lorfque le chien l'approche, celui-là prend fa 
belle | & fe jette de côté fur lui; une fois 
touché, le chien ne revient plus à la charge, 
H lui refte toujours dans les chairs quelques- 
uns des piquans; cela le décourage & le fait 
fuir. Un de mes Hottentots fut incommodé 
pendant plus de fix mois pour en avoir été 
bleffé à la jambe. 

M. Mallard , Officier du régiment de Pon- 


272 © Vo yaAGE 

dichery ,;au Cap de Bonne-Efpérance, fut pi: 
qué en harcelant un de ces animaux; ïl s’en 
fallut peu qu'il ne perdit la jambe; &, malgré 
tous les foins qu'on prit de. fa perfonne , il 
fouffrit cruellement pendant quatre mois entiers 
dont il paffa le premier dans fon lit. 

Au refte le Porc-Epic eft un excellent man- 
ger ; on le voit avec plaifir fur les tables. les 
mieux fervies du Cap, lorfqu'il a été foigneu- 
fement fumé. 

Après une heure & demie de marche, je fis 
halte; mais nous n'arrêtâmes que le temps 
qu'il falloit pour ramaffer une bonne provifion 
de fel fur les bords d’un Lac d’eau falée, qui fe 
ttouvoit dans notre chemin ; &, deux lieues 
plus loin, je pris les devañs pour aller vifiter 
une habitation que j'apercevois à notre gauche. 
Elle avoit été faccagée & brülée par des Caffres; 
il n'en exiftoit plus que quelques pans de murs, 
tout ñoircis & calcinés par les flammes , image 
bien horrible dans le fond d'un défert! 

Une heure après, je trouvai mon avant- 
garde arrêtée fur les bords du Æowga; nous 
y plantâmes le piquet. 

Ce Kouga n'eft à proprement parler qu'un 

ruifleau ; 


ÉN AFRIQUE. 273 
ruifleau; encore l'eau n'y couloit prefque pas; 
1] n’en étoit refté que dans des creux où nous 
tronvâmes quantité de Tortues excellentes ; 
mais elles étoient très-petites ; la plus forte ne 
peloit pas trois livres, Je fis faire, avant la 
nuit, un abbatis de branchages pour former 
une efpèce de parc autour de mes bêtes; 
pendant ce temps là, les femmes ramañfloient 
de côtés & d'autres tout ce qu'elles pou- 
voient trouver de bois fec afin d'alimenter 
plufeurs feux qu’il étoit indifpenfable de tenir 
allumés en divers endroits , dans la crainte 
d'être furpris , foit par les Caffres, foit par 
les {Lions qui devenoient très-communs dans 
ce Canton. Nous y reflâmes jufqu’au 20. 
Les vivres commençoient à manquer; j’eus 
le bonheur de tuer trois Buffles & deux 
Bubales. | 

Les bords du ruifleau. me procurèrent quel- 
ques Pintades abfolument fembiables à celles 
d'Europe; en les faifant bouillir long-temps, 
elles étoient très-bonnes; mais roties ou fur 
le gril, on ne pouvoit en tirer aucun parti. 
Elles étoient apparemment trop vieilles ; je 
trouvai auf quelques efpèces nouvelles de 

Tome I, S 


274 VoYAGE. | 
rès-Jolis oifeaux ; les Barbus entr'autres. J'en 
donnerai les Planches enluminées. 

Nous remontâmes enfuite le Kouga dans 
Tordre que nous avions obfervé jufaw’alors ; 
il y avoit à peine une heure que nous mar- 
chions, que mon avant-garde qui s'étoit arrêtée, 
Mm'envoya dire qu'elle trouvoit des empreintes 


de pieds d'hommes; la peur leur perfuadoit 


à tous que c'étoient des pieds de Caffres; ils 
ne voyoient par-tout que Caffres. Faccourus ; 
les traces ne me parurent pas bien fraiches; 
cependant, comme cette découverte devenoit 
très-férieufe, je fentis qu'il n'y avoit rien à 
négliger, ni temps à perdre pour fe mettre 
en bon état de défenfe ; je fis halte; &, tandis 
que tout le monde travailloit à parquer les 
Bœufs & à ranger le camp, fuivi de mes deux 
Chaffeurs intrépides, je partis encore pour 
aller à la découverte. Nous fuivimes fa trace 
pendant plus d'une heure. Elle nous conduifit 
dans un endroit où nous trouvâmes les reftes 
d'un feu qui n'étoit pas encore éteint, & 
quelques os de mouton fraichement rongés. 
Il étoit très-évident que les Sauvages qui s'é 
toient arrêtés là, y avoiont pañié la mut; mais 


# 


EN AFRIQUE, 297$ 
à la vue des os rongés, j'avois bien de la 
peine à croire que ce fuffent des Caffres, 
parce que cette nation n'élève point de bètes à 
laine. À la vérité, ilétoit poffñible qu'ils en euffent 
ou pillé ou trouvé chez leurs ennemis. Dans l'in- 
certitude où me jetoient mes réflexions , je 
réfolus de poufler encore plus avant; enfin, 
las de parcourir & de battre la campagne, 
voyant que ces traces nous écartoient trop 
.& nous jetoient dans une route oppofée à cellé 
que nous devions tenir, nous rejoignimes le 
camp. La nuit fuivante fut affez tranquille ; 
mais le jour furvint avec un orage terrible ; 
une pluie continuelle nous forca de refter clos 
dans, nos tentes, & le lendemain nous eûimes 
le défagrément de traverfer quatorze fois de 
fuite le malencontreux Kouga , qui de quart- 
d'heure en quart - d'heure , venoit impitoya- 
blement nous bärrer le chemin, ne nous 
donnoit pas le temps de nous reconnoître & 
fur toutes chofes faifoit danfer horriblement 
nos voitures fur les caïlloux roulans de fon 
lit & les éclats de rocher qu'il charioit dans 
fon cours. Ce manége fatiguant & répété tant 
de fois, nous ferça de pañler la nuit, près 
S 1 


276 Voyaerz 

d'un petit torrent appelé Drooge- Rivier ( rivière 
sèche), Nos attelages éroient trop haraflés pour 
nous conduire plus avant; les circonftances 
ne nous permettoient pas non plus de fonger 
à faire de grandes marches. Il falloit trop de 
temps, lorfque nous arrivions, pour ranger le 
camp, s'occuper des foins & à la nourriture d’une 
centaine d'animaux, faire bouillir les marmites 
pour un nombre encore plus confidérable de 
perfonnes, veiller à la füreté de tous ces indi- 
vidus, faire le bois pour les feux, & les en- 
tretenir toute la nuit ; ces détails devenoient 
bien pénibles & pourtant indifpenfables. 

Ce foir là, nos chiens s'avifèrent de vouloir 
être nos pourvoyeurs. Le Pays étoit rempli de 
Pintades ; au coucher du foleil, tous ces ani- 
maux s’étoient perchés par centaines pour pañler 
la nuit fur les arbres qui nous environnoient, 
Tls faifoient un caquetage continuel & défa- 
gréable ; mais il fervit du moins à quelque chofe, 
& les oifeaux mal-adroits fe décelèrent eux- 
mêmes ; car nos chiens, qui les entendoient, 
fe mirent à courir & à abboyer aux pieds 
des arbres. Les pintades auroient bien voulu 
fuir; mais Ja pefanteur de leur Ççorps & {a 


EN AFRIQUE. 277 
trop petite envergure de leurs ailes, ne leur 
permettant pas de prendre leur vol de deflus les 
arbres; obligés pour cela de courir & de s'é- 
lancer de la terre, c'eft dans ce moment que 
nos chiens les attendoient au pañlage, & les 
démontoient d'un coup de dent. Cette façon 
de chaffer nous procura de ces animaux en 
quantité , fans qu’il nous en coutât une feule 
charge de poudre. Le lendemain, je voulus 
employer le même manége; mais les Pintades 
mieux inftruites par le fort de la veille, ne 
defcendirent point; au refte, un feul coup 
‘ de fufil produifit tout l'effet que j'en avois 
efpéré. | ë 

Pendant {a nuit, quelques Lions fe firent- 
entendre dans le lointain. 

Le 23, après fix heures de marche, nous 
arrivâmes à une grande & belle rivière 
le Sondag; elle étoit à plein bord; le temps 
tournoit à la pluie; la crainte d'être encore 
arrêtés par un débordement, nous fit prendre 
le parti de traverfer fur des Radeaux ; je 
fis Couper le bois néceffaire pour cette conf- 
trudtion , & même celui qu'il nous falloit pour 
Jentourage ordinaire de nos beftiaux, lorfque 

S u 


278 VOYAGE 

nous ferions @ampés; après quoi je fis em< 
barquer nos voitures pièce à pièce, tous les 
effets & la moitié de mon monde. Ils allèrent 
camper de l’autre côté de la rivière, fous Îa 
conduite de Swanepoël; les beftiaux paflèrent 
a la nage comme ils avoient fait dans les 
occafions précédentes ; & , le jour fuivant , avec 
le refte de la troupe & des effets, je traverfai 
à mon tour le torrent fur mon Radeau. Les 
préparatifs, l'exécution , & le rétabliflement 
de toutes chofes nous occupèrent jnfqu'au 
dernier du mois. 

Dans l'intervalle, je m'étois procuré plu- 
fieurs oïfeaux; j'avois fait faler plufieurs Cou- 
dous; mais j'avois failli perdre mon pauvre 
Keës. Ce détail fera mieux connoître que tout 
ce que je pourrois dire, ma manière uniforme 
& fimple de pafler mes jours. 

J'étois prêt de diner, & je dreflois fur un 
plat, des haricots fecs que je venois de fri- 
caler, lorfque j'entendis tout-ä-coup le ra- 
mage d'un oiféau que je ne connoiflois pas. 
Jeus bientôt oublié & la cuifine & le diner. 
Je prends mon fufil & m'élance hors de ma 
tante. Je revins an bout d’un quart-d'heure, 


EN AFRIQUE. 279 
fatisfait de ma coutfe , & tenant mon oïifeau 
à la main; je fus grandement furpris en ren- 
trant, de ne plus trouver une feule fève fur 
ma table; c'étoit un tour de Keës; mais je 
l'avois fi bien étrillé la veille pour m'avoir 
volé mon fouper, que je ne concevois pas 
qu'il l'eût fitôt oublié , ou qu'il eût mis fi peu 
d'intervalle entre la punition & ce nouveau 
délit ; cependant il avoit difparu ; comme il 
attendoit toujours la nuit pour fe remontrer, 
lorfqu’il avoit fait quelque fotife, je favois 
bien qu'il ne pourroit méchapper ; c'étoit 
ordinairement à l'heure de mon thé qu'il fe glif- 
foit fans bruit, & venoit fe mettre près de moi 
à fa place accoutumée , avec l'air de l'innocence 
& comme sl n’eût jamais été queftion de rien. 
Ce foir là , il ne reparut pas; & , le lendemain, 
perfonne ne l'ayant vu, je commençai à 
prendre de l'inquiétude, & à craindre quil 
n'eût difparu tout-à-fait. J'en aurois été d'au- 
tant plus défolé, qu'en outre qu'il m'amufoit 
fans cefle , 1l m'étoit réellement fort utile, 
& me rendoit des fervices que je n'aurois pu 
remplacer par d’autres; mais, au troifième jour, 
un de mes gens qui revenoit de chercher de 

| S iv 


280 VOYAGE 

l'eau, m'affura qu'il l'avoit vu rôder dans le 
voifin, mais que le drôle sy étoit enfoncé , 
dès qu'il lavoit aperçu. Je me mis aufftôt 
en campagne ; je battis avec mes chiens tous 
les environs; tout d'un coup j'entends un cri 
pareil à celui qu'il faifoit toujours lorfqu'il me 
voyoit arriver de la chafle, & que je n’avois pas” 
voulu l'emmener avec moi; je m'arrête , je cher- 
che des yeux; enfin je l’aperçois qui fe cachoit 
à moitié derrière une grofle branche dans l’é- 
paifleur d’un arbre. Je l'appelle amicalement , je 
l’engage par toutes fortes de bonnes paroles a 
deicendre & à venirà moi; il ne s’en fie point 
à ces fignes de mon amitié & de la joie que me 
caufoit fa rencontre ; il me force à grimper fur 
larbre pour l'aller chercher. Il ne fuit pas & fe 
laiffe prendres le plaifir & la crainte fe peignoient 
alternativement dans fes yeux ; il les expri- 
moit par fes geftes. Nous rejoignimes mon 
camp. C'eft là qu'il attendoit fon fort & ce 
que je décideroiïs de lui. Faurois bien pu le 
mettre à l'attache, mais c'étoit m'ôter l'agré- 
ment de cette jolie bête; je ne te maltraitai 
même pas, & voulus être généreux avec lui. 
Une correétion de plus ne l'avroït poin changé ; 


VO A BRTOUE : T1. 
peut-être en avoit-il plus d'une fois effuyé mal 
à propos; car fa réputation, qui prêtoit aflez 
les couleurs de la vraifemblance aux rapports 
qu’on me faifoit contre lui, lui nuifoit beaucoup 
dans mon efprit & me rendoit injufte, fur-tout 
quand j'avois de Fhumeur; on avoit mis fouvent 
{ur fon compte bien des petits vols de frian- 
dife dont mes Hottentots eux-mêmes avoient 
probablement touché la valeur, & dont le pau- 
vre Keès n'avoit fans doute été que le prête- 
nom. | 

Le Sondag eft un fleuve qui prend fa fource 
dans de hautes montagnes prefque toujours cou- 
vertes de neiges; ce qui les a fait nommer 
Sneuw-Bergen ( montagnes de neige ). Je les 
avois au nord fur ma gauche. Le fleuve , groff 
par différentes petites rivières qui fe joignent 
a lui, va fe jeter & fe perdre dans.la mer, 
a dix lieues de l'endroit où j'étois. 

Le premier OËtobre, nous reprimes notre 
route dans l’ordre accoutumé. Après fept heures 
de marche, nous nous repofämes un moment 
fur les ruines d’une habitation délaiffée comme 
l'autre, & non moins trifte & lugubre. À quatre 
heures du foir, nous nous arrêtimes à une mare 


252 NOR VA GE 

d'eau. Nous fñmes bien heureux , cette nuit la, 
d'avoir de grands feux. Quelques Hiennes & 
deux Lions nous vinrent vifiter , & mirent. 
tous nos béftiaux en défordre. Nous paflâmes 
toute la nuit fur pied. 11 ne fallut rien moins 
que nos décharges bruyantes & non interrom- 
pues, pour parvenir à les éloigner, tant ils 
montroient d’acharnement ! 

_ À la pointe du jour, nous vimes une fi grande 
quantité de Gazelles Spring- Bock, que je réfo- 
lus d'employer la journée entière à en faire 
la chaffe. Nos provifions commençoient à man- 
quer, & demandoient à être renouvelées plus 
fouvent. C'étoit parmi tout mon monde une 
confommation de viandes dont on ne fauroit 
fe faire une jufte idée. En conduifant une horde 
entière , & tous leurs animaux, J'avois pris un 
furcroitd'embarras confidérable & qui m'effrayoit 
quelquefois. Nous fûmes aflez heureux de tuer 
fept de ces Gazelles. Quoique cette efpèce 
foit lefte à la courfe, à cheval on les joint 
facilement. Raffemblées ordinairement en troupe 
& ferrées comme des moutons, elles fe nuifent 
mutuellemént ; ce qui ralentit beaucoup leur 
marche. Une feule balle bien ajuftée | peut en 


EN AFRIQUE. 233 
traverfer deux , quelquefois trois, & plus 
encore. 

Le jour d’après, nous fimes une marche for. 
cée ; nous avions eu de mauvaife eau la veille; 
il falloit, pour s’en procurer de plus fraîche, 
rencontrer un bras du Sondag. Nous le tronvä- 
mes heureufement à quatre heures. Nos Bœufs 
étoient rendus. Ils avoient travaillé par une 
chaleur étouffanre. Je craignois qu'il n'en mou- 
rût quelques-uns, malgré qu’on eût eu la précau- 
tion de renouveler plufieurs fois les attelages. 
Le 4, nous quittämes tout-à-fait le fleuve, 
& ne fimes, ce jour là, que trois lieues, tant 
da chaleur étoit infupportable; nos Bœufs fe 
fentoient encore de la veille. 

Le cinq, nous nous mimesenroute, dès trois 
heures du matin. À fept heures, nous trou- 
vâmes encore une habitation abandonnée, Les 
propriétaires fans doute , preflés par la peur, 
ne s'étoient pas donné le temps de mettre 
aucun de leurs effets à Fabri du pillage. A 
lafpeët de cette habitation demeurée entière, 
& qui ne portoit aucune empreinte du feu, 
il me fembla que les habitans avoient pris l'é. 
pouvante mal-à-propos. Je fus curieux d’en- 


284 VOYAGE 

_trer dans cette maïfon. Je ne m’étois pas trompé 
Nous n'apperçümes aucun dérangement dans les 
meubles. Chaque uftenfile étoit à fa place. Je 
ne permis pas qu'on touchât aux effets, 
même les plus indifférens ; feulemeñit , comme 
la chaleur continuoit d’être excefive , je fis 
halte à l'ombre de cette maifon , & nous nous 
repofàmes un peu. Vers le foir , je délogeat 
& nous entreprimes une marche de quatre 
heures. 

Le lendemain nous paflämes encore à tra- 
vers deux habitations fimplement défertées 
comme celie de la veille, & dans le même 
état. Je ne voulus pas arrêter. Quatre heures 
de marche nous mirent fur les bords de la 
petite rivière Vogel (l'Oifeau ); nous fimes 
halte , parce que mes Bœufs avoient encore 
manqué d'eau, & prefque de nourriture. A 
midi le tems s'obfcurcit un peu , & d’affez gros 
nuages nous déroboient entièrement la vue du 
Soleil. Je profitai de cette heureufe circonf- 
tance pour avancer de plus en plus; nous ef. 
périons gagner Agter-Bruyntjes- Hoogte ; mais 
parvenus au pied de ces montagnes , une mare 
d’eau qui fe trouvoit là, nous engagea, d'y 

| 


_ 


EN AFRIQUE. 285 
gamper ; nous n'étions rien moins qu’aflurés 
d'en rencontrer une autre. | 

Pendant la nuit, nos feux furent aperçus 
par des Hottentots Sauvages. Comme ces gens 
s'approchoient de nous pour nous reconnoitre , 
il furent éventés par nos Chiens, qui nous 
donnèrent l'éveil & qui courant au qui vive, 
aboyoient & fe démenoient horriblement ; pour 
cette fois une partie de mon monde, perfuadé 
que nous étions inveftis par les Caffres ( la 
peur, Je le répète, leur faifoit voir par-tout 
des Caffres ), propofa de laïffer le camp , & 
de fe mettre à l'abri dans les buiflons , comme 
_ fi nous euffons été en plus grande fûreté , fépa- 
fément cachés dans de miférables taillis que 
réunis en corps , bien armés & déterminés. Klaas 
& moi, nous étions furieux. Le vénérable 
Swanepoël fe joignit à nous pour remonter 
ces cœurs efféminés ; & quelque dût être l’é- 
vénement , 1] jura qu'äl s’attachoit à moi, & 
donneroit pour ma défenfe jufqu’à la dernière 
goutte de fon fang. Au milieu de ces difcours 
& des lâches irréfolutions du refte de ma 
troupe , une voix fe fit entendre qui fupplioit 
gn Hollandois inintelligible , de rappeler les 


286 LV YA die 15 
Chiens, ce que l'on fit à l'inftant. Lorfque je 
me fus afluré que ces gens n'étoient que des 
Hottentots, je leur permis d'approcher ; ils 
parurent au nombre de quinze hommes, plu- 
fieurs femmes, & quelques enfans. 

Ils s'étoient mis en route pour s'éloigner 
du feu de la guerre. Je fus prévenu par eux 
que , lorfque j'aurois franchi la montagne, je 
trouverois encore plufñeurs habitations défer- 
tes ; ils mexpliquèrent comment les proprié- 
taires de ces habitations éparfes , s'étoient 
affemblés dans une feule pour être en force 
contre l'ennemi; mais que leur parti étoit pris 
d'abandonner tout-à-fait le pays & leurs poffef- 
fions pour fe rapprocher des Colomies Hollan- 
doifes , attendu que les Caïffres étoient 4 
heure même en campagne, & juroient de 
pen pas laïifler fubffter une féule. | 

Je paflai Ka nuit en conférences de cette 
nature, & j'appris de ces gens touf ce quéje 
voulus favoir. Je pouvois d’antant moins mé 
déterminer à regarder les Cafffes commes des 
bêtes féroces altérées de fang , qui 'épargnoient 
ni l'âge , ni le fexe, ni leurs voifins , Que je con- 
noiflois affez bien les Colons pour fufpedet 


EN AFRIQUE. 287 
leur foi ; & rejeter fur eux une partie des 
horreurs dont ils affettoient fans eefle de fe 
plaindre. Et pourquoi mêler dans ces guerres 
affreufes , un peuple aufi doux que le Hot- 
tentot , & qui mène une vie à la fois fi pai- 
fible & fi précaire , s'il n’y avoit pas eu dans 
le reffentiment des Caffres , une caufe cachée 
bien digne de toute leur vengeance? Le Caffre 
Jui-même n’eft point un peuple méchant. Il vit, 
comme tous les autres Sauvages de cette par- 
tie de l'Afrique, du fimple produit de fes 
beftiaux , fe nourrit de laitage, fe couvre de 
la peau des bêtes ; 1l eft comme les autres, 
indolent par fa nature, plus guerrier par les 
circonftances ; mais ce n’eft point une Nation 
odieufe , & dont le nom foit fait pour infpirer 
la terreur; je voulus donc m'inftruire à fond 
des motifs & des commencemens de ces guerres 
atroces qui troublent ainfi le repos des plus 
belles contrées de l'Afrique. Ces bonnes gens 
qui s'étoient livrés à moi avec tant de con- 
fiance , s’ouvrirent également fans réferve. [ls 
m'apprirent ,en effet , que les vexations & la 
cruelle tyrannie des Colons, étorent l'unique 
caufe de la guerre, & que le bon ‘droit étoit 


288 VOYAGE 

du côté des Cafres ; ils m'apprirent que les 
Boffifmans , efpèce de vagabons déferteurs , qui 
ne tiennent à aucune Nation, & ne vivent 
que de rapines , profitoient de ce moment de 
trouble pour piller indiftintement & Cafires 
& Hottentots. & Colons; qu'il n'y avoit que 
ces miférables qui euflent pu engager les 
Caffres à comprendre dans la profcription gé- 
nérale tous les Hottentots,, qu’ils regardoient 
comme des efpions attachés aux Blancs, & dont 
ceux-ci ne fe fervoient que pour jeurs tendr 

des piéges plus adroits : ce.dernier trait n'étoit 
pas dénué de fondement , mais.ne pouvoit, 
dans aucun cas, s'étendre aux Hordes les plus 
éloignées. Ainfi l'innocent fuivoit le fort du 
coupable, Eh! comment des! Sauvages eufient- 
ils été capables de faire d'eux-mêmes une 
diftinétion que les Peuples civilifés-ne font pas! 
Ils m’apprirent enfin que. les Caffres s'étoient 
procuré quelques armes à feu , enlevées dans 
ces habitations ravagées ,; ou dérobées à ces 
Hottentots-Colons. furpris à la découverte. 

Je fus inffruit enfin , dansle, plus grand dé- 
tail, de touf,ce qui s'étoit pañlé , des attaques, 
des combats qui s'étoient. donnés , & dans 

À | lefquels, 


£N AFRIQUE. 289 
lefquels , tout en faifant de grands ravages, 
les Caffres cependant avoient toujours eu le 
deflous ; ce qui ne me parut pas étonnant: la 
Sagaye , leur arme la plus meurtrière, & qu'ils 
manient avec la plus grande adrefle, ne fau- 
toit foutenir la comparaifon avec nos armes 
à feu, employées par des Chafleurs qui ne 
manquent jamais leur coup. Tout ce que j'aps 
prenois m'ntérefloit fort ; la plus légère cir< 
conftance ne pouvoit m'être indifférente; je 
‘me trouvois engagé ; pour mon propre compte; 
dans les événemens & les hafards de cette 
guerre, puifque jétois atuellement, pour 
ainfñi dire , fur le champ de bataille, & que 
je touchoïisäu moment où , navré jufqu’au fond 
de l'ame du fpedacle afligeant que j'avois in- 
ceffament fous Les yeux , pénétré du plus ardent 
defir de rendre fervice à des infortunés que je 
ne connoïfois point, que je navois jamais 
vus, que je ne reverrois jamais, mais dont 
le trifte fort excitoit ma compañon, j'allois, 
fi tout ce monde eût voulu me fuivre, tra 
verfer cinquante lieues de la Cafrerie , au 
tifque de tout ce qui auroit pu m'en arriver ; 
& rétablir à jamais, le calme dans ces con: 

Tome L: T | 


-390 | VOYAGE 
trées malheureufes. Je ne fus fecondé par per- 
fonne ; le Ciel même eût été impuiffant contre 
la terreur de ceux qui marchoient à ma fuite; 
mais Je couvrirai d'opprobre, avec bien plus 
de juftice, les lâches Colons que j'allai cher- 
cher deux jours après, pour l'indigne manière 
dont le Chef ofa colorer fon refus de m'aider 
dans une expédition, qui certes auroit réuff 
& faifoit le plus srand honneur à l’humanité. 

Un nouveau malheur arrivé depuis peu dans 
ces lieux funeftes, m'enhardifloit encore, & 
venoit échauffer mon imagination. On me dit 
qu'il n'y avoit pas fix femaines qu'un Navire 
Anglois avoit fait naufrage à la côte; que, 
parvenue à terre , une partie de l'équipage 
étoit tombée entre les mains des Caffres, qui 
l'avoient exterminée , à l'exception de quelques 
femmes qu'ils s'étoient cruellement réfervées; 
que tous ceux qui avoient échappé vivoient 
errans fur le rivage, dans les forêts, où ils 
achevoient de périr miférablement. On comp- 
toit ; parmi ces infortunés , plufieurs Officiers 
François , prifoniers de guerre , qu'on ren+ 
voyoit en Europe. 

Combien je me jfentis tourmenté par ces 


EN AFRIQUE, 291 
détails affligeans ! D’après tous les renfeigne- 
mens que purent me donner ces nouveaux 
venus , je jugeai,en m'orientant, que de l'en- 
droit où j'étois, je ne devois pas avoir plus 
de cinquante lieues jufqu'au vaiffeau. Je rou- 
lois mille proyets dans ma tête; jinventois 
mille moyens de fecourir des infortuñés , dont 
la fituation étoit fi déplorable. Tout mon 
monde je révolta contre ma propoñtion. Ni 
prières, ni menaces ne firent eïtet fur leurs 
efprits. Le récit de cette aventure leur avoit 
fait des impreffions bien différentés! une rue 
meur foudaine fe répandit dans tout mon 
camp. Si, fecondé par deux ou trois de mes 
braves , je n’en avis impofé, par mes geftes 
& ma contenance déterminée , à ces miféra- 
bles, j'euffe infailliblement péri la vi@ime de 
leur fédirion. Je fis trembler l’un deux , en 
lui appuyant le piftolet fur le front, Maïs je 
ne pus rien gagner. La Horde qui marchoit à 
ma fuite me dit, fans préambule , qu’elle étoit 
"LIBRE , & ne voyoit point en moi fon chef; 
qu'a l'inftant elle alloit rétrosrader , avec les 
quinze Hottentots récemment arrivés; & jui 
qu'à mes propres gens , qui me fgnifièrent 

Ti} 


2952 VOYAGE 

d'un ton hardi , qu'ils n'étoient point d'hu- 
meur à fe faire écharper par des milliers de 
Caffres, tous enfemble avec des cris me dé- 
clarèrent aflirmativement qu'ils ne me fui- 
vroient pas, & qu'ils alloient plutôt fur le 
champ fe remettre en route pour les Colo- 
nies. Je tenois toujours ferme , & leur fis 
tête jufqu'a la fin. Mes repréfentations , les 
inftances de mon Klilaas n'en ébranlèrent que 
deux , qui confentirent à fe hafarder avec 
moi. Le vieux Swanepoel en étoit un, mais 
que pouvions nous faire à nous quatre. Vai- 
nement je remontrai à ces Sauvages, de quelle 
ingratitude is payoient la complaifance que 
javois eue de Îles laiffer venir avec moi ; 
qu'ils oublioient bien vite les foins, les vi- 
vres & la proteëtion que je leur avois accor- 
dés; vainement je leur dis que je les tenois 
tous pour des traitres, des lâches, & mes 
ennemis plus odieux que les Caffres, je ne 
fis que redoubler leur crainte , & leur inf- 
pirer de la haine contre moi-même ; l'épou- 
vante s'étoit affife au milieu d'eux; je la li- 
{ois fur tous les fronts. Je pris le parti de 
me taire; la nuit s'avançoit ; après avoir re- 


EN AFRIQUE, 293 
command la plus févère garde , j'allai m'enfer- 
mer dans ma tente, On m'avertit, au point du 
jour , que ces Etrangers délogeoient, entrainant 
leurs femmes , leurs enfans, leurs beftiaux , tous 
leurs effets après eux ; je défendis qu'on leur 
dit un feul mot d'adieu ; &, moi-même fans 
perdre de tems, je donnait l’ordre pour le dé- 
part , & me mis en route de mon côté. En 
quatre heures nous traverfämes la montagne 
d'Agter-Bruyntjes-Hoogte , puis rafraichis 
par un orage, qui fembloit arriver à fouhait, 
après quatre autres heures nous campêmes pour 
pafler la nuit, Nous vimes toujours chemin fai- 
fant quelques habitations défertes , dont les pro- 
priétaires , fans doute , étoient du nombre des 
confédérés. Le fol, dans cet endroit, me parut 
généralement bon; les montagnes étoient cou- 
vertes de beaux & grands arbres, Îes plaines 
parfemées de Mimofa Nilotica , regorgeoient de 
Gazelles & de Gnous; ces derniers animaux , 
quoique très bons à manger, font cependant 
inférieurs aux autres Gazelies, 

Par tous les renfeignemens que j'avois pris 
des quinze Hottentots qui avoient foulevé 
la Horde & me lavoient enlevée ; j'efti- 

Ti} 


294 VOYAGE 

timois que je ne dévois pas être loin de l'en- 
droit où tous les Colons s'étoient raflemblés. 
Je me flattois fans cefle , de trouver parmi 
eux quelques gens de bonne volonté, qui, 
goûtant mes projets de pacification auprès 
‘des Caffres, & l'efpoir de fecourir de mal- 
heureux naufragés, sy livreroient de bonne 
grace ,; & s'emprefleroient de me feconder. 
L'image de ces infortunés me fuivoit par- 
tout ; quel devoit tre laffreufe fituation des 
femmes , condamnées à trainer ainfi leurs 
jours dans les horreurs & tous les déchire- 
mens du défefpoir. Cette idée ne défemparoit 
pas mon imagination, & m'attachoit de plus 
en plus à mon projet ; le defir de leur ren- 
dre la liberté , & de les ramener avec moi, 
m'étourdifiant de plus en plus fur les obfta- 


les, ne me laifioit voir que la poffbilité du 


fuccès : combien j'étois impatient d'arriver 
chez cette Horde de Colons! 
Dès le lendemain, après trois heures d'une 


marche entreprife au point du Jour, je dé- 


couvris enfin l’habitation tant defirée ! Du plus 


loin que ces gens m'aperçurent Je les vis tous 
s'affembler & fe groupper devant la maifon ; 


EN AFRIQUE 19 
feurs mouvemens , -leurs déplacemens , l'at- 
tention avec laquelle ils tournoient tous en 
femble leurs resards vers moi, me failoient 
aflez comprendre qu'ils ne me voyoient pas 
fans alarme, & que mon convoi fur-tout les 
inquiétoit fortement. Je piquai des deux; & 
les abordant avec politefle , je me fis con- 
noïtre & déclinai mon nom. J'affe&ai de ne 
marcher qu’avec l'autorité de la puiffance Hol- 
landoife , à qui j'avois des comptes à rendre 
de mes découvertes. Cette fin de mon difcours 
très-concis parut leur en impofer ; ils m'ac- 
cueillirent alors avec les démonfirations de la 
plus grande joie, & me témoignèrent combien 
ils étoient enchantés de me voir. Ils mavouè- 
rent que ma barbe les avoit intrigués (elle 
avoit alors onze mois de crue }; qu'ils n’avoient. 
fu, non plus, que penfer de mes armes, de mes 
chariots, de mon grand cortége ; qu'ils avoient 
fouvent oui parler de moi; qu’on leur avoit 
conté cent cataftrophes où j'avois failli. perdre 
la vie ; mais qu'on les avoit aflurés en dernier 
lieu qu'un vaifleau que j’avois trouvé à l'Ancre 
dans la baie Blettemberg m'avoit conduit à 
l'ile Bourbon ; qu'anf 1is n'avoient eu garde, 

T iv 


296  VoyaiAcez 

en me voyant arriver, de croire que ce füt 
moi. Après avoir efluyé cent queftions aux- 
quelles on ne me donnoit pas le temps de ré 
pondre, je leur déclarai les motifs qui m'a- 
voient conduit vers eux , & Ja réfolution que 
Javois prife de pénétrer dans le fond de la 
Caffrerie, Je ne leur cçachai pas combien Jj'é- 
tois furpris de ce que jufqu'à ce moment , ils 
mavoient point encore tenté de fauver les 
malheureux Européens, dont ils n'ignoroient 
pas le fort ; que j'efpérois trouver parmi eux 
des hommes de bonne volonté , qui fe déta- 
cheroient pour venir avec moi vers la côte 
fur laquelle avoit péri leur vaifleau ; qu'il ne 
falloit pas douter que le Gouvernement Hollan- 
dois ne récompeniât glorieufement les Auteurs 
d'une fi belle entreprife ; &, pour les déterini- 
ner d’autant plus, je ne manquai pas d’ajou- 
ter que , parmi les effets du vaifieau qui 
étoient encore en partie fur la côte, chacun 
d'eux trouveroit l'avantage de fe procurer à 
peu de frais mille aifances pour le refte de 
fes jours. Cette raifon parut les ébranler un 
moment ; mais jen augurai mal, quoiquils 
s'empreffailent de me répondre que, fi les chofes 


&N AFRIQUE. 297 
étoient telles que je les leur dépeignois ;iln'y 
avoit rien de fi jufte que d'aller au fecours de 
ces malheureux , qui, dans le fond , étoisnt, 
difoient-1ils , leurs frères , leurs femblables, 

Le plus rufé comme le plus lâche de ia 
troupe , ne prenant de mon difconrs que 
ce qui intérefloit fa cupidité, ajouta, pour 
les autres , qu'il étoit trop probable que les 
Caffres avoient déjà dépouillé ie Vaifleau & en 
avoient enlevé ce qu'il y avoit de meilleur; 
qu'on n'y trouveroit peut-être rien, ou fi peu 
de chofe qu'on n'en rapportercit pas de quoi 
compenfer les frais & les ifques d'un pareil 
voyage; & qu'ils laïfleroient , pendant jeur 
abfence , leurs femmes & leurs enfans expofés 
à être maffacrés par les Caffres, 

Je fentois intérieurement qu'il n’y avoit rien 
qui püt les tenter dans cette expédition: ils 
ne pouvoient enlever beaucoup de beftiaux aux 
ennernis ; Car, après sen être partagé plus de 
 vingt-mille depuis Fe commencement des hofti- 
htés , il ne devoit pas en refter beaucoup à 
ces Sauvages, qui, pour conferver ceux qu'ils 
avotent réchappés du piilage, les avoient retirée 
fort avant dans l'intérieur de leurs terres, 


298 VOYAGE | 

Je fis tous mes efforts pour combattre leg 
raifonnemens de cet homme, & lui dis aflez de. 
fois qu'il oublioit fur toutes chofes les malheu- 
reux pour quijétois venu folliciter des fecours. 
Mais il avoit entrainé fes camarades ; & dès 
lors aucun d'eux ne montra le moindre penchant 
a me feconder. Nayant plus à compter fur des 
profits, il ne failoit plus compter fur leur 
afliitance. 

J'aurois vainement tenté plus long-temps de 
les ébranier ; je me répandis en imprécations: 
Je les menaçai de toute l’'animadverfion du 
Gouvernement ; je leur fouhaitai des nuées de 
Cafires autour de leur habitation ; &, dans la 
crainte que leur exemple n'influât jufques fur 
les miens, parmi lefquels j'en trouvois quelques- 
uns qu'un peu d'obéiffance & d'amitié atta- 
choit encore à ma perfonne , je m’éloignai fur 
le champ, & me remis en route. 

J'avois remarqué qu'ils étoient renforcés par 
une troupe affez nombreufe de Métis Hotten- 
tots ; cette première efpèce eft courageufe ; 
entreprenante , tient plus. du Blanc que du 
Hottentot , qu'il regarde au-deflous de lui ; ils 
avoient toujours été les premiers à marcher 


EN AFRIQUE. 299 
contre les Caffres, & s’étoient fignalés dans toutes 
les rencontres. Cela me fit naître l'idée de laïfier 
en arrière trois de mes gens , avec ordre de 
fe faufiler parmi eux , & de faire en forte d'en 
engager quelques-uns à me fuivre , fur-tont 
ceux qui connoiïfloient le Pays & la langue des 
Caffres ; je les inftruifis comme il faut, avant 
de les laiffer partir ; &, voulant me rendre au- 
de là de la rivière X/ein-Vis , je la leur affignai 
pour rendez-vous. J'y arrivai, en trois heures 
de temps, par de très-mauvais chemins , & je 
fis halte après l'avoir traverfée. Il fallut y 
coucher pour attendre Îe retour de mes gens, 
& des nouvelles du fuccés de leur négociation; 
Javois vu quelques empreintes de Lions ; je 
me précautionai contre les furprifes de ces 
‘animaux, autant que contre celles des Caffres. 
Je n’aurois pas eu beaucoup d'inquiétude fur le 
compte de oes derniers, s’il m'eñt été poffible 
de trouver un moyen de leur faire favoir que 
je n'étois ni de la nation, ni de l'avis, ni 
du nombre de leurs perfécuteurs ; maïs ils 
pouvoient tomber à limprovifte fur mon camp, 
& y caufer bien du dommage , avant que nous 
nous fufions expliqués. Cette confdération 


306 Vo %x:1'c"r | 

m'engagea à choifir, pour cette fois, centré 
ma coutume ordinaire , uue élévation dont la 
vue s'étendit un peu loin, Jy fis dreffer ma 
tente, ranger mes chariots & toutes mes bêtes ; 
puis, à quelques pas de |à, je fis conftruire 
quelques fauffes huttes ; enfuite nous aliâmes 
placer ma tente canonière à une portée de 
fufil de ce camp; je la fis mafquer avec des 
branches d'arbre, pour qu'elle ne fût point 
eperçue ; c'étoit là que je comprois pañer la 
nuit avec tous mes gens; par cette manœuvre 
je donnois le change à l'ennemi: s’il fe fut en 
effet préfenté, croyant me furprendre dans 
mon camp, 1l sy feroit à coup für jeté à 
corps perdu ; c’eft alors que j'aurois eu le temps 
d'arriver fur lui, & de le furprendre à mon tour. 

La nuit ne fut pas tranquille. Nos chiens 
nous donnèrent beaucoup d'inquiétude, & nous 
ne dormimes point. 

À la pointe dû jour, je vis arriver de loin mes 
trois Hottentots ; ils amenotïent avec eux trois 
Etrangers ; l'un nommé Æzrs, fils d'un Blanc 
& d'une Hottentote , avoit prefque toujours 
vécu parmi les Caffres; il en parloit facilement 
Ja Jangue ; quelques verres d'eau de vie d'Or 


EN AFRIQUE. 391 
léans que J'avois en réferve , meurent bientôt 
gagné toute fa confiance , & je lui fis conter 
tout ce qu'il favoit fur les affaires préfentes. 
Ce qu'il m'apprit me confirma dans l'opinion 
que les Caffres , en général , font pacifiques & 
tranquilles ; mais 1! m'affura que continuelle- 
ment harcelés, volés & maffacrés par les Blancs, 
ils s'étoient vus forcés de prendre les armes 
pour leur défenfe ; il me dit que les Colons 
publicient par-tout que cette Nation étoit 
barbare & fanguinaire, afin de juftifier les vols 
& les atrocités qu'ils commettoient journelle- 
ment contre elle, & qu'ils tâchoient de faire 
pañler pour repréfaiiles; que , fous prétexte 
qu'il leur avoit été enlevé quelques beftianx, 
ils avoient fans diftin@ion d'âge & de fexe exter- 
miné des :Hordes entières de Cafifres, dérobé 
tous leurs Bœufs, ravagé leurs campagnes ; que 
cette méthode de fe procurer des beftiaux leur 
paroïflant plus abrégée que celle d'en élever 
eux-mêmes , 1ls eu ufoient avec tant d'indif- 
crétion que , depuis un an , ils en avoient partagé 
plus de vingt mille , & qu'ils avoient impi- 
toyablement maflacré tout ce qui s'étoit pré 
fenté pour les défendre, Hans m'aflura avoir 


302 “W'or'ator 
été témoin d'une anecdote qué je place ici 
comme 1} me la raconta. de 

Une troupe de Colons venoit de détruire 
une bourgade de Cafires ; un jeune enfant d’en- 
viron douze ans s'étoit fauvé , & fe tenoit. 
caché dans un trou; 1l y fut malheurenfement 
découvert par un homme du détachement des 
Colons qui, le voulant garder comme Efclave, 
l'emmena au camp avec Ii; le Commandant 
qui le trouvoit à fon gré , déclara qu'il pré- 
tendoit s'en emparer. Celui qui l’avoit prisre- 
fufoit obftinément de le rendre; on s'échauffa 
des deux côtés; le Commandant alors, outré 
de colère , & comme un forcené , courant à 
linnocente viétime, crie à l’adverfaire : « Si je 
» ne puis l'avoir, il ne fera pas non plus pour 
» toi». Âu même inftant, 1l lâche un coup 
de fufil dans la poitrine du jeune enfant qui 
tombe mort. 

J'appris encore que plufeurs fois pour s’a+ 
mufer , ces fcélérats avoient placé leurs pri- 
fonniers à me certaine diftance , & difputoient 
d’adrefle entr'eux à qui tireroit le mieux au 
blanc. Je ne tariroïis pas fi je voulois rapporter 
en détail les atrocités révoltantes qu'on fe 


EN AFRIQUE. 393 
permet chaque jout contre ces malheureux Saw 
vages fans protetions & fans appui. Des con- 
fidérations particulières & de puiffans motifs me 
ferment la bouche ; &, d’ailleurs, qu’eft-ce que 
la réclamation d'un Particulier fenfible contre 
le defpotifme & la force ? II faut gémir & favoir 
fe taire. J'en dis afez pour faire connoître ce 
que font les Colons dans cette partie de l'Afri- 
que, que l'inertie du Gouvernement abandonne 
a leur propres excès , & craindroit même de 
punir. C'eft là que fe commettent toutes Îles 
horreurs inventées par l'enfer; c'eft dans un 
Etat républicain qui fe diftingue plus qu'an- 
cun autre par la fimplicité de fes mœurs & 
fon efprit philantropique , c’eft à que l'iniquité 
Ja plus coupable demeure impunie, parce qu'on 
ne daigne pas étendre fes regards au-del4 des 
objets dont on eft environné. Si quelquefois 
le Gouverneur reçoit quelques nouvelles de 
ces déportemens affreux , la diftance , le temps 
qu'il faut pour qu'elles arrivent jufqu'à lui 
d’autres raifons peut-être qu'il eff prudent de 
ne point approfondir , les amènent à la Ville 
tellement déguifées ou dénaturées qu’elles font 
à peine le fujet des converfations du jour. 


304 VOYAGE 
Un Colon arrive de deux cents lieués loir; 
_ il fe plaint au Gouverneur que les Cañres lui 
ont enlevé tous fes beftiaux ; il demande ‘un 
Commando, c'eft-à-dire la permiffion d’aller avec 
le fecours de fes voifins reprendre le vol qu’on 
Jui a fait. Le Gouverneur ne préfume pas la 
rufe , ou feint de n’y rien comprendre; il adhère 
à tous les faits expofés dans la requête qu'on 
lui met fous les yeux; il ne voit rien que d’'é- 
quiiable dans la demande de l'impofteur ; les 
informations préalables exigeroient de trop longs 
dGlais ; elles feroient pénibles, embärrafantes. 
Une permiffion eff fi facile à éonner elle coûte 
f peu! c’eft un mot! On écrit ce mot fatal; 
& l'on ne fe doute pas qu'il eft l’arrèt de mort 
d'un mallier de Sauvages qui n'ont ni la même 
défente ni les mêmes reflources, Le monftre 
qui trompe ainf la religion du Gouverneur s'en 
retourne fatisfait au milieu des complices de 
fa cupidité , & donne a fon Commando toute 
lextenfion qui convient à fes intérêts, C’eft un 
nouveau mafñacre qui n'eft que ie fignal de plu- 
ficurs autres boucheries ; car, f les Caffres ont 
eu l’andace de récupérer par force ou par 
adrefle les beftiaux qu’on leur avoit enlevés , 
en 


tN AFRIQUE. 30$ 
en Yertu de cet ordre qui vient d'être furpris 
au Gouvernement , & qui n'aura de fin que 
lorfqu'il n'y aura plus de viétimes, à quel affreux 
garnage les Colons ne fe livrent-ils pas ! 

C'eft ainfi qu'a continué cette guerre , ou 
plutôt ce brigandage, pendant tout le temps de 
mon féjour en Afrique. Ce ne font point des 
fpéculations de commerce, n1 l'amour d'aucun 
fervice qui m'ont conduit au Cap ; l'impulfion 
feule de mon caräftère , & le défir de con- 
noitre des chofes nouvelles ont dirigé mes pas 
dans cette partie du monde. Fyÿ fuis arrivé libre 
& dans toute l'indépendance du génie. Je fuis 
plus familiarifé avec l'intérieur du Pays & les 
Nations Etrangères qui l'habitent qu'avec au 
cune des Colonies du Cap, & le Cap lui-même 
que je n'ai guères Connu que dans mes retours. 
Nul intérêt perfonnel ne me fera foupçonner 
de partialité. Mais j'ai vu que, par toute forte 
de raifons , l'œil prévoyant de la Politique s’eft 
ouvert trop tard fur les établiffemens qui fe 
font éloignés & s’éloignent encore tous les jours 
de la Métropole ; j'ai vu que toute l'autorité 
d'un Gouverneur ne s'étend pas aflez loin poux 
arrêter juiques dans leur fource les défordres 

"Tome: . 12 


e- 


306 0. Y À GE; 
affreux qui fe perpétuent & fe-multiplient dans 
l'intérieur du Pays. S'il arrivoit que, continuelle- 
ment vexés , les Caïfres fiflent jamais caufe com- 
mune avec les Nations voifines qui commencent 
aufli à fe plaindre des Colonies , leur réunion 
cauferoit certainement les plus grands troubles; 
& qui fait à quel point s’arrèteroit une femblable 
confédération qui auroit en mème temps des 
droits imprefcriptibles à défendre, & d’ancien- 
nes injures à venger. Le Gouvernement a plus 
d'un moyen de prévenir ces malheurs; mais 1l eft 
temps de les mettre en œuvre ; le danger croit 
par le retard. N'eft-il pas arrivé qu'un Gouver- 
neur ,inftruit un jour d’une vexation cruelle 
exercée contre les Sauvages, fit vainement 
fommer celui qui en étoit l’Auteur de venir 
au Cap rendre compte de fa conduite? Le 
coupable ne daïgna pas même répondre à l’ordre 
qu'on lui fgnifia; il continua de plus en plus à 
tourmenter & à piller comme il l'avoit toujours 
fait, & fa défobéiffance n’eut aucune fuite & 
fut même bientôt oubliée. L 

Un jour que je m’entretenois de ces abus 
avec quelques Colons , plufieurs d'entreux me 


dirent qu'ils avoient plus d’une fois reçu de 


æ 


| EN AFRIQUE. 307 
pareils ordres du Gouverneur auxquels ils ne 
failoient aucune attention. Je mis un peu 
trop de chaleur dans cette difpute , & leur 
répartis que J'étois étonné que , dans ces cir- 
conftances , le Gouverneur ne fit pas accompa- 
gner fes ordres par un détachement qui, en 
cas de refus, enlèveroit le coupable, & le con- 
duiroit fous bonne efcorte à la Ville: « Savez- 
» vous bien , me dit l’un d'eux , ce qui réful- 
# teroit d'une pareille tentative ? Nous ferions 
» tous dansun moment affemblés, nous tuerions 
# la moitié de fes Soldats, nous les falerions 
» & les renverrions par ceux qu'on auroit épar- 
» gnés,avec menaces d'en faire autant de qui- 


» conque oferoit fe préfenter dans la fuite». 
Telle fut fa réponfe, à laquelle je n’aurois trouvé 
pour le moment qu'une réplique inutile. Un 
_ Peuple de ce cara@tère ne fera jamais facile à 
traiter; 1l faudra bien de la foupleffe pour le ré- 
duire. Je neregarde pas comme impoñible qu'un 
jour fecouant tout-à-fait le joug , il ne fañle 
peut-être la loi au chef-lieu de la Colomie , & 
ce jour arrivera lorfqu’en homme de tête ,s'em- 
parant de la confiance & des efprits de la mul- 
titude , viendra leur offrir , fous. des couleurs 


Vi 


308 VOYAGE 

féduifantes, l'image de l'indépendance & de 14 
Bberté. Ils ne fentent que trop déjà la facilité 
de l'entreprife, & les avantages du fuccès; il 
ne faudroit que leur rapeler qu'ils font environ 
dix mille, tous chafleurs , déterminés & adroits; 
que chaque coup qu'ils tirent eft la mort ; que 
fans peine & fans aucuns rifques ; 1ls peuvent 
battre & détruire toutes les forces que le Gou- 
vernement voudroit leur oppofer ; que l’abon- 
dance les attend au moment où ils méconnoitront 
les loix gênantes & fouvent tyranniques du 
Gouvernement, qui s'oppofent à tout genre de 
profpérité particulière; que, placés dans un 
fuperbe climat , poffeffeurs des plus belles terres, | 
& des plus beaux bois du Pays, abondamment 
fournis de gibier de toute efpèce , ils peuvent, 
en ajoutant à tous ces avantages celui de Îa 
culture des terres & la multiplication des trou 
peaux, fe procurer de la première main toutes 
les refflources des échanges ; qu’au moyen des. 
ports & des rades qui bordent par-tout leur 
territoire, il ne tient qu'a eux d'attirer l'in- 
duftrie étrangère , d’'angmenter leur population, 
leurs richeffes & tous les agrémens d'un com- 
merce extérieur &très-étendu, Le gouvernement 


EN AFRIQUE. 309 
du Cap n'en eft pas à fentir pour la première 
fois toute l'importance de ces réflexions, 8 
c'eft là, peut-être , une des plus juftes caufes 
de fon indolence apparente fur la conduite 
des Colons. Il connoït le génie & le caraétère 
de ces hommes robuftes prefque tous élevés au 
milieu des bois. On les ménageoit d'autant plus, 
lors de mon féjour , qu’on fe repofoit fur leurs 
fecours puiffans du fort de la Ville entière, sil 
fût arrivé que les Anglois, dans la guerre de 
1781, fe fuflent préfentés , comme on s’y at- 
tendoit, pour y faire une defcente. Un dernier 
trait fera connoître à quel point on avoit droit 
de compter fur eux: dans une alarme mal à 
propos répandue , en moins. de vingt-quatre 
heures, on en vit arriver mille à douze cents, 
qui alloïient être fuivis de tous les autres, fi 
lon n’avoit donné contre - ordre. 

J'aurois induit dans une grande erreur, fi. 
lon s’imaginoit d'après ce que je viens de dire, 
que ces Colons font tous autant de Céfars ; 
ils s'en faut de beaucoup , & cela ne sac- 
corderoit guères avec les détails dont j'ai rendu 
compte plus haut, en parlant de leur guerre 
attuelle avec les Gens & de leurs poffef- 

Vi 


310 "Voricr 
fions de toutes parts, abandonnées & défertes: 
Nés la plupart dans les rochers, une éducation 
groffière & fauvage en a fait des Colofes 
pour la force; habitués dès leur tendre jeu- 
nefle à épier & à furprendre les animaux monf- 
trueux de l'Afrique , ils ne font abfolument 
bons que pour un premier coup de main, ou 
pour réuflir dans une embufcade; ils ne tien- 
éroient poinf à découvert en rafe campagne, 
& né reviendroient certainement pas à la 
charge ; ils ne connoiffent point le courage par 
le côté qui fait honneur , mais par celui que 
donne l'unique fentiment & fa force ou defon 
adrefle | & , fi l'on fe rappelle mon aventure 
avec eux dans la baïe de Saldanha , on peut 
juger qu'elle cadre à merveille avec ce que 
jen dis auellemement. [1 n’en eft pas ainfi 
de la plupart des femmes. Courageufes avec ré- 
flexion , leur fang-froid ne connoït point d’obf- 
tacles ni de périis; non moins habiles à ma- 
nier un Cheval & à faire le coup de fufil 
que leurs maris , elles font autant infatigables 
qu'eux , & ne reculeront pas à la vue du Paie 
ger : ce font de vraies Amazones. 

J'ai connu une veuve qui gouvernoit clte- 


EN) AFRIQUE. 411 
même fon habitation; lorfque les bêtes féro- 
ces venoient alarmer fes troupeaux, elle mon- 
toit à Cheval, les pourfuivoit à outrance & 
ne quittoit jamais prife qu'elle ne les eût ou 
tuées ou obligées d'abandonner fon canton. 

Dans un de mes Voyages, deux ans plus 
tard, aux pays des grands Namaquois, j'ai vu 
fur une habitation très-ifolée , une fille de 
Vingt-un ans qui accompaonoit toujours fon père 
a Cheval, lorfqu'il fe mettoit en campagne à 
la tête de fes gens, pour repouffer les Boffif- 
mans qui venoient les inquiéter ; elle bravoit 
leurs flèches empoifonnées , les pourfuivoit 
avec acharnement , les gagnoiïr à la courfe, & 
les fufilloit fans pitié. 

Les Annales du Cap font mention d’un grand 
nombre de femmes qui fe font diftinguées par 
des actions d’'intrépidité , faites pour honorer 
le plus déterminé des hommes. 

On sy entretenoit encore lors de mon ar- 
rivée, de la tragique aventure d'une veuve 
qui vivoit fur une habitation très-reculée,, 
avec fes deux fils, dont l'aîné avoit dix-neuf 
ans. Dans une nuit obfcure, elle & toute fa 
maifon fut réveillée par les piétinemens & les 

V iv 


312 VOYAGE 

beuglemens fourds de fes bêtes à cornes , qui 
étoient enfermées non loin de là dans un parc. 
On vole aux armes, on court au brin: c'é- 
toit un Lion; il avoit franchi Pentourage , 
& faifoit parmi les Bœufs, un affreux dégât ; 
il ne falloit pour arrêter fa fureur ; qu’entrer 
dans le parc, inveftir le féroce animal, & le 
tuer. Aucun des efclaves & des Hottentots 
de cette femme n’avoit affez de courage; fes 
deux fils mème n'ofèrent s’y préfenter. Cette 
veuve intrépide , entre feule , armée de fon 
fufl, & pénétrant au milieu du défordre , 
jufques fur le Lion que lobfcurité de la 
nuit lui laifloit à peine entrevoir ; elle lui 
lâche fon coup ; malheureufement l'animal 
n'étant que blefñfé , s’élance fur elle avec fu- 
reur & la terrafle. Aux cris de cette pauvre 
mère, fes deux enfans accourent ; ils trou- 
vent le terrible Lion attaché fur fa proie ; 
furieux , défefpérés , ils fondent fur lui, & 
l'égorgent trop tard fur le corps enfanglanté 
de leur mère. Outre les bleflures profondes 
qu'elle avoit reçues à la gorge & en différentes 
parties du corps, le Lion lui avoit coupé une 
nain au-deffus du poignet, & l’avoit dévorée ; 


EN AFRIQUE. 313 
tous les fecours furent inutiles, & cette nuit 
même , elle expira au milieu des douleurs, & 
des vains regrets de fes enfans, & de es 
efclaves affemblés. 

On a vu que Hans m'avoit donné fur [a 
Caffrerie tous Îcs éclairciflemens que je lui 
avoit demandés ; il m'avoit appris que le ter- 
rein fur lequel je me trouvois attuellement, 
étoit de la domination d’un puiffant Seigneur 
qui faifoit fa réfidence à trente lieues de nous, 
plus du côté du Nord, & qu'il fe nommoit le 
Roi FAROO ; 1] me confeilloit de pénétrer 
juiqu'a lni, m'aflurant que je n’avois rien à 
craindre , aucun rifque à courir; 1l me difoit 
‘au contraire que ces pauvres peuples me ver- 
soient avec plaifir, dans l'efpérance que de 
retour au Cap, le récit de ce que j'aurois vu 
touchant leurs mœurs, leur caraéière & leur 
façon de vivre effaceroient les mauvaifes im- 
preffions que donnoient d'eux par-tout les 
Colons qui ne pouvoient les fouffrir; qu’on 
leur laifleroit peut-être à la fin leur tran- 
quilhté , le feul bien qu'ils demandaflent aux 
Blancs. 

Au premier coup-d'aœxl, ce raifonnement 


314 VOYAGE 
étoit fpécieux , féduifanr ; je fentois vive: 
ment tous les avantages que je pouvois tirer de 
l'exécution d’un femblable projet. J'étois entrai- 
né ..... Mais d’un autre côté fi par trop d'im- 
prudence ou de confiance , Jallois perdre en 
un moment tout le fruit de mon Voyage ; s’il 
arrivoit que je fufle maflacré , cette démarche 
pouvoit pañler pour le comble de la déraifon 
& de l'exiravagance ; je connoiïflois l'humeur 
vive & remuante des bâtards des Blancs & des 
Hottentots; je voyois pour la première fois 
celui-ci, de auoi pouvoit-il être capable ? Je 
l'ignorois ; l’'appât d’un verre d'eau de vie ve- 
noit d'en faire un traître, 1l étoit ami des 
Caffres , il avoit pañlé une partie de fes jours 
avec eux, il fortoit alors. d’une retraite fuf- 
pee à mes regards & n'étoit là peut-être 
que pour obferver les mouvemens des Co- 
lons , & les trahir eux mêmes. N'étoit-1l pas 
pofible qu'il eût aufi l'intention de me facri- 
fier, afin de partager mes dépouilles avec 
“les Caffres, & de fe faire auprès d'eux un 
mérite de m'avoir fait tomber dans le piége? 
Après avoir pefé long-temps fur ces ré- 
flexions, agité par mille idées contraires, & 


EN AFRIQUE. 315 
hors d'état de prendre un parti pour moi- 
mème, je m'arrêtai tout d'un coup à un plan 
plus facile & plus fage. Je me ménageois par 
ce moyen un peu de temps, pour me livrer 
a de nouvelles réflexions , & m'éclaircir da- 
Vantage fans compromettre & ma fortune & 
ma perfonne; j'imaginai de faire une députa- 
tionau Roï Faroo, & fur la première ouver- 
ture que j'en fis à Hans, il accepta la com- 
miflion fans balañcer; quoique cette corduite 
me parût d'un aflez bon augure , j'étois bien 
réfolu cependant de prendre mes füretés; ce 
jeune Métis me promit d'engager deux ou 
trois de fes amis , à faire le voyage avec lui; 
je lui donnaï deux de mes plus fidèles Hotten- 
tots, Adams & Slanger ; ils devoient rendre 
compte à ce Roi de tout ce que j'avois fait 
depuis onze mois, que j'avois quitté le Cap; 
afin qu'il fût en état de juger que la curiofité 
{eule , me conduifoit dans fes Etats, je char- 
geai mes Meffagers de ui dire que , né dans 
un autre monde, Etranger fur-tout dans les 
lieux où je me trouvois a@uellement, je n’é- 
tois, en aucune façon , ni l'ami ni le com- 
plice des Colons qui lui faifoient la guerre ; 


X 


316 VO Y A GE 
que je ne vivois pas même avec eux; que je 
défapprouvois hautement leur conduite , qu’en 
un mot, il pouvoit être afluré qu'aufi long- 
temps que je refterois dans fon Pays , 1l n’au- 
roit nul fujet de s'inquiéter de mes mouve- 
mens & de mes démarches, puifqu'ils ne ten- 
doient qu’à un but unique & bien innocent; 
celui de me procurer les objets relatifs à mes 
goûts , ainfi qua mes études, & que loin 
d'apporter le ravage & la crainte dans fes 
poflefñions ,; j'y faifirois au contraire toutes 
les occafons d’être utile à fes fujets, à lui- 
même, comme je l’avois été à plufieurs Hordes 
de Hottentots , qui ne fufpeétoient ni ma foi, 
ni mes fervices ; J'ajoutai que le Gouverne- 
ment du Cap, à qui je rendroïs un compte 
fidèle de tout ce qui s'étoit pañlé fous mes 
yeux, s’emprefferoit de rétablir le calme dans 
fon Pays & la bonne harmonie entre [ui & 
les Colons. | 
Après avoir ainfi endoftriné mes députés, 
fur-tout ceux de mon camp, à qui je recom- 
mandois le plus grand fecret fur quelques 
autres particularités, dont je les fis feuls dé- 
pofitaires, telles, par exemple, que la cons 


EN AFRIQUE. 317 
dition éxprefle d'amener avec eux quelques 
Caffres , afin de juger du degré de confiance 
qu'ils auroient ‘en moi , & de voir jufqu’à quel 
point je pourrois leur accorder la mienne, 
je leur remis quelques préfens pour le Prince, 
& les congédiai; ils me promirent de fe ren- 
dre bientôt à Koks-Kraal, où je devois les 
attendre ; chacun d'eux fit fes provifions : ils 
partirent. 

Je me mis moi même en route dans la ma- 
tinée ; après trois heures de marche , nous 
trouvâmes les bords du Groot-Vis Rivier; la 
chaleur étoit excefive ; la terre , de tous côtés 
couverte de gros cailloux roulés, rendoit le 
chemin fort pénible pour les Bœufs; nous 
cotoyions toujours les bords de la rivère; à 
trois cents pas de fon cours , la fatigue nous 
força de nous arrêter ; il n'étoit encore que 
quatre heures du foir. Tandis qu’on faifoit les 
préparatifs ordinaires pour fe procurer une 
nuit tranquille , je regagnai , en me prome- 
nant , le rivage. Non loin de là, j'aperçus les 
reftes d'un Kraal de Cafires , & je fus curieux 
de l'aller vifiter; J'y vis quelques cabanes affez 
bien confervées , les autres étoient entièrement 


318 VOYAGE 

détruites ; maïs un fpeétacle plus trifte, frap- 
poit mes regards; je reconnus des offemens 
humains ; leur vétuflé me fit croire qu'ils 
provenoient des malheureux dont les Colons 
avoient fait leurs premières vitimes, & que 
cette expédition datoit des commencemens 
de cette injufte guerre. | 

La nuit du 10 s’écoula tranquillement ; à 
la vérité quelques Hiennes rôdèrent autour de 
nous; mais habitués à leurs manéges, nous 
nous en inquiétâmes fort peu. Le matin , mes 
Hottentots qui revenoient de faire la provifion 
d'eau, mavertirent qu'ils avoient vu des em- 
preintes toutes fraiches de Coudoux & d'Hip- 
popotames; nos provifions touchoient à leur 
fin ; le temps étoit favorable. Je réfolus de 
donner cette journée à la chaffe. 

Mes gens fe répandirent fur les bords de 
la rivière, pour tâcher de découvrir le lieu 
précis où fe tenoient les Hippopotames ; moi, 
je pris d'un autre côté, dans l’efpérance de 
trouver des Coudoux ou d’autre gibier ; je ne 
vis que des Gazelles de parade, & des trou- 
pes d'Autruches; j'étois à pied; il ny avoit 
aul moyen de les approcher; je commençois 


EN AFRIQUE. 319 
à Craindre que toutes la journée ne fe pañlàt 
en contemplations & en courfes; j'avois ar- 
penté & battu bien du pays, lorfque tout-à- 
coup dans une plaine dont l'herbe étoit haute 
& qui portoit quelques arbriffleaux, j’aperçus 
un grouppe de fept Coudoux,; ils ne me virent 
point heureufement; j’'approchai avec précau- 
tion fuivi d’un homme que j'avois mené avec 
moi; lorfque nous fûmes à deux cents pas, 
je lui dis de tirer le premier; plus für d’at- 
teindre ces animaux à la courfe, je voulois 
réferver mon coup pour ce moment plus dou- 
teux ; 1l tira & les mit tous en fuite, comme 
je m'y étois attendu ; par un bonheur étrange, 
ils vinrent pañler à trente pas de moi ; je 
jetai bas le feul mâle qui füt dans la troupe; 
mon Hottentot eut beau me foutenir que c’é- 
toit le même qu'il avoit vifé , nous ne lui 
trouvâmes qu'une feule bleffure , & qu’une 
feule balle. Nous le couvrimes de quelques 
branchages. Après avoir attaché mon mou- 
choir au bout d’une perche, & fiché en terre 
cet -épouventail pour écarter les bêtes féroces, 
nous nous mimes à la pourfuite des autres 
Coudoux , parce que le mâle étant tué, j'étois 


320 VOYAGE 
certain que les femelles n'iroient pas loin; 
nous aperçümes des traces de fang qui dé- 
notoient que l’une d'elles avoit été touchée ; 
à quatre cents pas en effet, nous la trouvâmes 
qui rendoit les derniers foupirs ; mon Hotten- 
tot à qui Javois reproché fa mal-adrefle, pa- 
roifloit flatté de la rencontre; mais il avoit 
tiré le mâle, & c'eft par hafard qu'il avoit 
touché cette femelle. Nous la déporillèmes, 
elle fut vidée ; par ce moyen nous pou- 
vions à nous deux, n'étant pas fort éloignés 
du mâle, la tranfporter jufques-là. Nous étions 
vraiment haraflés de fatigue, & l'appétit com- 
mençoit à fe faire fentir. Nous allumames 
quelques branchages, & fimes cuire le foie 
fur des charbons. Je ne fais fi ce fut l'effet de 
la faim ou de la délicatefle du mets; je me 
rappelle que fans autre affaïiflonnement, fans 
pain (il y avoit Iong-temps que je n’en man- 
geois plus ), je ne pouvois m'en rafafier , & 
que c'eft là un des plus délicieux repas que 
j'aie fait de ma vie ; nous attachâmes enfuite 
les quatre pieds de lanimal , & avec une 
perche nous le portâmes fur les épaules, à 
côté du premier que nous avions tué. Mon 
Hottentot 


EN AFRIQUE 321 
Hottentot fe détacha , pour me ramener deux 
chevaux & quelques - uns de fes camarades; 
notre chale fut enlevée & conduite au Camp. 
Dans un inftant on remplit les marmites ; on 
fit cuire des grillades fur des charbons ardens ; 
en moins de deux heures les trois quarts de 
notre viande difparut. e 

Le Hottentot eft gourmand, tant qu'il a 
des proviñons en abondance ; mais aufli dans 
la difette il fe contente de peu; je le com- 
pare fous ce rapport à l’'Hienne , ou même à 
tous les animaux carnafñers , qui dévorent 
toute leur proie dans un inftant, fans fonger 
à l'avenir , & qui reftent en effet plufeurs 
jours fans trouver de nourriture , & fe con- 
tentent de terre glaife , pour appaifer leur faim, 
Le Hottentot eft capable de manger , dansun 
feul jour, dix à douze livres de viande ; 
& dans une autre circonftance défavorable, 
quelques fauterelles, un rayon de miel, fou. 
vent aufli un morceau de cuir de fes fandales, 
fufifent à fes befoins preflans ; je n'ai ja- 
mais pu parvenir à faire comprendre aux 
miens, quil étoit fage de réferver quelques 
alimens pour le lendemain; non-feulement ils 

Tome I. | X 


322 * WLO YA GE : 

mangent tout ce qu'ils peuvent, mais îils dif- 
tribuent le fuperflu aux furvenans; la fuite 
de cette prodigalité ne les inquiète en aucune 
façon. « ON CHASSERA, difent:ils. .... OU 
» L'ON DORMIRA ». Dormir eft pour eux 
une reflource, qui les fert au befoin; je n'ai 
jamais pafle dans des contrées äpres & ftériles 
où le gibier eft rare, que je n’aye trouvé des 
Hordes entières de Sauvages endormis dans 
leurs Kraals ; indice trop certain de leur po- 
fition miférable ; maïs ce qui furprendra beau 
coup ,; & que je n'avance que fur des obfer- 
vation vingt fois répétées , c’eft qu'ils com- 
mandent au fommeil, & trompent, à leur gré 
le plus puiffant befoin de Ïa nature. Il eft pour- 
tant des momens de veiile au-deflus de leuts 
forces & de l'habitude. Ils emploient alors un 
autre expédient non moins étrange, & qui, 
pour n'infpirer nulle croyance , ne ceflera pas 
d’être un fait inconteftable & fans réplique ; 
je les ai vus fe ferrer l'eftomach avec une 
courroie ; ils diminuent ainfi leur faim, la fup- 
portent pluslong-temps , & l'afluuviffent avec 
bien peu de chofes, Ce plaifant moyen des 
ligatures eft encore chez eux un remède géné- 


[ 


EN AFRTQUE. 323 
ral qu'ils appliquent à tous les maux. Ils 
bandent avec force leur tête ou toute autre 
partie fouffrante , & penfent qu'en gênant le 
mal , ils obligent à fuir. J'ai été plus d’une 
fois préfent à de pareilles opérations ; après 
qu'elles étoient achevées au défir da malade, 
je le voyois fe calmer, répondre plus facile- 
ment à mes queftions affetueufes & m’aflurer 
qu'il éprouvoit du foulagement ; quelque bi- 
‘zarre que paroifle cette coutume , elle ne 
feroit pas auf généralement adoptée par ces 
peuples, fi elle ne répondoit point à la haute 
idée qu'ils en ont. 

Ceux de mes Hottentots que j'avois eñvoyés à 
la découverte de l'Hippopotame , furent bien- 
tôt de retour & magpprirent qu'en côtoyant 
la rivière, ils en avotent reconnu un dans un 
endroit tellement couvert de rofeaux, qu'ils 
ne leur avoit pas été pofhble d'arriver juf- 
qu'à l'eau pour l'examiner de plus près; mais 
que chaque fois qu'il s’étoit élevé pour ref- 
pirer, ils l’avoient diftin@tement entendu; qu’en 
vain ils avoient tiré pluñeurs coups de fuñl 
pour leffaroucher & l'obliger à changer de 
place; qu'il étoit probable que le lendemain 

X 1j 


324 VOYAGE 

il choïfroïit un autre endroit plus favorable 
a nos deffeins ; ils avoient aufli rencontré une 
vingtaine de Bufles , & n’en avoient pas tué 
un feul. 

Le jour fuivant, 11 du mois, nous fûmes 
vifités, pendant la nuit, par des Lions, des 
Hiennes & des Jakals; ils nous tinrent fur 
le qui vive , jufqu’à deux heures du matin. La 
fumée de toutes nos orillades & de nos vian- 
des fraiches les avoient fans doute attirés ; 
nous eûmes beaucoup de peine à contenir 
nos Chevaux , entrautres celui que javois 
acheté de M. Mulder , au canton d’Auteniquois. 
Aux cris des bêtes féroces, la frayeur s’étoit 
emparée de ce jeune animal, à tel point que 
nous fûmes obligés de lui mettre des entraves 
aux quatre jambes & double longe à la tête, 
pour l'empêcher de fe détruire lui-même ; le jour 
ramena la tranquillité. Nous continuämes la 
difletion de nos Coudoux ; après quoi l'on 
plia bagage. 

J'avois envoyé la veille , un Hottentot re- 
connoître Koks-Kraal; c’étoit le rendez-vous 
où jétois convenu d'attendre mes députés ; 
il n'y avoit que trois jours qu'ils étoient 


EN AFRIQUE. 325 
partis; je ne devois pas efpérer de Îles revoir 
de fi tôt ; cette nouvelle retraite pouvoit donc 
m'offrir un nouveau plan de vie, & c'eft là 
que j'allois fonder pour quelque temps mon 
petit Empire, fi des nouvelles fâcheufes ou 
quelque malheur ne forçoient pas mes dépu- 
tés à fe replier fur moi ; cependant , je n’a- 
vois pas de temps à perdre , & les précau- 
tions, toujours plus indifpenfables dont tou- 
tes Les circontances me faifoient une loi très- 
févère , m'engageoient aflez à me hâter. Sur 
le rapport de mon Comtmifhionnaire , je Jugeai 
que nous camperions Commodément dans 
Foks-Kraal , & le premier afpeét de ce 
beau lieu ne trompa point mon attente. Je 
m'y rendis en trois heures. Nous trouvâmes 
une enceinte d'environ cinquante pieds en 
quarré formée par une haie fèche de bran- 
ches d'arbres & d'épines; elle étoit un peu 
dégradée dans quelques endroits ; maïs fa 
reffauration fut à peine l'ouvrage d'un jour. 
C'étoit , pour abriter nos beftiaux , une décou- 
verte d'autant plus heureufe que cette en- 
ceiïñte dominoit prefque tous les environs; 
d'un côté l’on découvroit la rivière dont nous 

X ü} 


“ 


326 VOYAGE 

n'étions éloignés que de trois ou quatre cents 
pas. Les bêtes féroces n'étoient pas l'objet de 
mes plus grandes inquiétudes; je fongeois davan- 
tage à me garantir des Caffres, répandus dans 
le Pays. Ne fachant point les démarches paci- 
fiques que je tentois auprès d’un de leurs Rois, 
& les Caffres n'ayant aucune connoiffance de ma 
façon de penfer fur leur compte , ils pou- 
voient venir à toute heure m'infulter & m’at- 
taquer dans mon camp , &, ce que je redou- 
tois le plus, c’étoit celui même entre les 
mains de qui j'avois remis les conditions de 
mon ambaffade. Inftruit par fes propres yeux 
du nombre des gens qui reftoient avec moi, 
de mes forces comme de ma foiblefle, inf 
truit, par mes propres aveux , de mes réfolu- 
tions & de la place aflignée pour nous re- 
joindre, il étot en fon pouvoir ou de cor- 
rompre ceux de mes gens qui l'accompagnoient 
ou de les trahir & de les affafliner en che- 
min; qui l'empéchoit alors de cacher fa mar- 
che & de venir, à la tête d’un parti nom- 
breux, fondre inopinément fur moi &, par 
un de ces coups de main trop ufités dans 
la guerre, m'effacer tout a-coup de la lifte des 


É NE D HR I QU E. 327 
vivans ? Je ne cacherai point à mes Leteurs, 
qu'avec le projet bien formé de vendre chè- 
rement ma vie, mes terreurs augmentoient en 
proportions des fois que je prenois chaque 
jour pour ma défenfe; mais à mefure que le 
moment du départ de ces Envoyés s’éloignoit , 
ma tête fe tranquilifoit un peu ; une longue 
abfence diminuoit le péril, & je finis par me 
familiarifer avec ces triftes idées. 

J'avois ordonné de drefler ma grande tente, 
en dehors , à l’une des extrémités du parc ; je 
la fis entourer de cabanes pofiches , pour 
donner le change à l'ennemi, comme on l'a- 
voit effayé au Klyn-Vis-Rivier. À l'extrémité 
de ce parc , oppofée à ma tente & dans un de 
fes angles , nous pratiquâmes une féparation 
pour mes Chevaux , une autre pour mes Mou- 
tons & Chèvres ; près de là je plaçai ma 
petite tente, & je me propofois d'y cou- 
cher ; nous exhauffâmes tellement tout l'entou- 
rage du parc avec des arbres épineux, qu’il 
étoit impofñhble qu'aucun animal féroce pat le 
franchir ; par ce moyen mes troupeaux fe 
trouvoient en füreté dans ce quatré d'envi- 
ron quarante pas fufh{amment libre & com- 

X 1Y 


328 VOYAGE 

mode. Cette efpèce de fort pouvoit même au 
befoin , me fervir de retraite pour moi & les 
miens , & de là nous euflions bravé deux mulle 
Caffres. 

Ces arrangemens fatisfirent tous mes com- 
compagnons , encore plus inquiets que leur 
chef , & je les vis peu à peu reprendre leur 
gaité naturelle; nous ne négligions pas pour 
cela les accefloires d’ufage ; aux approches de 
Ja nuit, à cinquante pas de chacune des faces 
du parc , nous faifions de grands feux, pour 
écarter les Lions & les Hiennes; nous en al- 
lumions d’autres encore auprès de nous , afin 
d'augmenter mes fûretés; toutes ces difpof- 
tions réuflirent à merveille ; je repris mes occu- 
pations ordinaires , & ne refpirai plus que pour 
la chafle. Dès le premier agrès-diné, j'avois 
vu des volées de Perroqueïs traverfer les airs, 
pour aller s’abattre & boire à la rivière ; Je 
les obfervai & parvins à en tuer un. C’étoit 
une efpèce nouvelle & qui n'a pas été dé- 
crite. Sa taille approche de celle du Perro- 
quet cendré de Guinée ; fa couleur générale 
eft le vert de plufieurs nuances; mais fur 


chaque jambe & fur le poignet de l'aile, il 


! EN AFRIQUE. 329 
porte une belle couleur aurore : j'en parle 
amplement dans mes defcriptions d'Oifeaux. 
Nous étions aufli vifités en plein jour par 
des troupes confidérables de Bavians, Singes 
de la même efpèce que mon ami Keës ; ces 
animaux étonnés de voir tant de monde, l'é- 
toient encore plus de reconnoitre un des leurs 
paifñible au milieu de nous, & qui leur répon- 
doit en bon langage. Un jour 1ls defcendirent 
d’une colline que nous avions à côté de notre 
camp; en moins d'une demi-heure, plus d’une 
centaine nous entourèrent avec curiofité ; ils 
répétoient fans cefle, Gou-a.cou, Gou-a-cou. La 
voix de Keës les enhardiffoit. Il y en avoit dans 
le nombre de beaucoup plus grands les uns 
que les autres ; mais ils étoient tous de la 
même efpèce ; 1ls fe perdoient en démonftra- 
tions & gambades quon effayeroit en vain 
de décrire. On fe tromperoit s'ils étoient jugés 
d'après ces Singes abâtardis qui languiffent en 
Europe dans l'efclavage, la crainte & l'ennui, 
ou périflent étonflés par les carefles de nos 
femmes , ou même empoifonnés par leurs 
bonbons. Le Ciel épais de nos climats flétrit 
leur gaité naturelle & les confume ; ce n'eft 


330 Voo Y & GE 
plus qu'avec des coups de bâton qu'on les fait 
rire. 

Mais une fingularité que j'ai eu déjà l’oc- 
cafion de remarquer , fixoit mon attention. 
Tout en reconnoiïflant fes femblables & leur 
répondant, Keès ,que je tenois par la main, ne 
voulut jamais les approcher; je le trainois vers 
eux ,& ces animaux, qui paroifloient fimple- 
ment fe tenir fur leur garde fans témoigner 
d'autre crainte, me voyoient arriver avec au- 
tant de tranquillité que Keës montroit d'agi- 
tation dans fa réfiftance. Tout d’un coup, il 
m'échappe, & court fe cacher dans ma tente; 
la crainte peut-être qu'ils ne l’entrainaflent 


avec eux , étoit la caufe de fon effroi. Il m'é- 


toit très-attaché; j'aime à lui faire honneur 
de ce fentiment ; les autres Singes conti- 
nuoient leurs agaceries, & fembloient s’effor- 
cer de gambades & de cris pour m’amufer; 
raffafñié de leur tintamarre, & las de ce fpeéta- 
cle, je voulus m'en procurer un autre; un 
coup de fufñl eut bientôt mis tous mes chiens 
à leurs troufles; ce fut un coup-d'œil amu- 
fant de voir leur fouplefle & leur légèreté 
dans la courfe ; ils fe difpersèrent ; & , fautant de 


1£ Sie Ér mmte  É  emad 


EN AFRIQUE. 331 
rocher en rocher, ils difparurent plus prompts 
que l'éclair. 

Le 13 du mois, je fus réveillé de grand 
matin par le chant d’un oifeau qui m'étoit in- 
connu. Ses tons foutenus & fortement pro- 
noncés, ne reflembloient en rien à tout ce 
que j'avois jufqu'alors entendu. Ils me paroif- 
foient réellement extraordinaires; je me levaï 
fur le champ, & j'arrivai fort près de lui fans 
qu’il m'eût aperçu ; mais, comme à peine 1l fai- 
foit jour, je le vis mal au milieu des branches 
touffues de l'arbre fur lequel 1l étoit perché, 
& jeus le malheur de le laifler partir. Mais, 
a fon vol, je crus reconnoitre le Crapaud-vo- 
lant. Je ne m'étois pas trompé ; quelques-jours 
plus tard, j'eus occafñon d'en tirer plufeurs 
autres. 

Cet oifeau eft très-différent du Crapaud- 
volant que nous connoïifflons en Europe , & 


“qui n'a qu'un cri plaintif aflez femblable à 


celui du Crapaud terreftre; ce qui probable- 
ment lui en a fait donner le nom; mais celui 
d'Afrique a un chant très-articulé qu'il n’eft 
pas poflible d'imiter; il le foutient pendant 
des heures entières après le coucher du foleil, 


332 VOYAGE 

quelquefois pendant toute la nuit, & cette 
différence , jointe à celle de fa robe, en fait 
une efpèce nouvelle. 

Je tuai encore plufeurs jolis oifeaux , entr’au- 
tres un Barbu d’une très-petite efpèce inconnue, 
un Coucou que j'ai nommé le Criard, parce 
qu'en effet fon cri perçant fe fait entendre à 
une grande diftance; ce cri ou, pour m'ex- 
primer plus correétement, ce chant ne reffemble 
point à celui de notre Coucou d'Europe, & 
fon plumage eft aufli très-cifférent; je trou- 
vai encore dans ce Canton beaucoup de ces 
Couceus dorés décrits par Buffon, fous le nom 
de Coucou ;Vert-doré du Cap. Cet oifeau eft 
fans contredit le plus beau de fon genre; le 
blanc, le vert & l'or enrichiffent fon plumage; 
perché fur l'extrémité des grands arbres, 1l 
chante continuellement & dans une modula- 
tion variée , ces fyllabes Di Di Dipric aufñ 
diftinement que je l’'écris; c’eft pour cette 
raifon que je l’avois nommé le Dipric. 

Comme je m'amufois ainfi à pourfuivre 
quelques petits oifeaux, j'aperçus une volée de 
Vautours & de Corbeaux, qui faifoient grand 
bruit en tournoyant dans l'air, arrivé prefqu’au- 


EN AFRIQUE. 333 
deflous d'eux, je vis les reftes d'un Buffle que 
des Lions avoient dévoré il n'y avoit peut-être 
pas vinset-quatre-heures. Au premier afpeét 
du champ dé bataïlle, j’augurai que le combat 
avoit été terrible ; tous les environs étoient 
battus & labourés; je pouvois compter com- 
bien de fois le Buflle avoit été terraflé; je 
trouvois çà & là éparfes des touffes de la 
crinière des Lions qu'il avoit fans doute ar- 
rachées foit avec fes pieds, foit avec fes cornes. 

Je n’étois pas éloigné de la rivière, je vis 
près de la des pas fraichement imprimés de 
deux Hippopotames; je fuivis la trace & re- 
connus afément par quel endroit ils avoient 
regagné l’eau; je prètois l'oreille inutilement 
& nentendis rien; je ne pouvois gagner les 
bords de Ja rivière , tant ils étoient ebftrués 
& garnis de rofeaux & d’arbrifleaux ; ces 
Hippopotames avoient toute facilité pour fe 
tenir cachés & s'exempter de faire le plongeon; 
J'aurois perdu trop de temps à les attendre; 
l'heure du diner approchoit; j'étois à jeun & 
fatigué ; mon Crapaud-volant & les autres 
oïfeaux mavoient mené fort loin ; dans le 


moment ou pour rejoindre mon camp par le 


334 V10Y:6r: 

plus court chemin , je m’orientois & conful- 
tois le Soleil, un coup de fufñl tiré prefqu’à 
mon oreille me fit treflaillir , & me caufa 
d'autant plus d'épouvante que je m'y atten- 
dois moins; ce coup ne pouvoit venir que 
de quelqu'un de mes gens ; je courus vers 
le côté d’où je l'avois entendu partir, & je 
trouvai le plus mauvais de mes chafleurs en 
train de brûler ma poudre, Depuis la pointe 
du jour il guettoit , me dit-il, un Hippopotame, 
& venoit de Île tirer; 1l né doutoit point que 
l'animal ne fût tué. Un coup heureux peut 
partir d'une main mal-adroite; quoiqu'il fallüt 
plus d'un gros quart-d’heure pour voir l'ani- 
mal remonter fur l’eau , je réfolus de l’attendre 
moi-même & Jenvoyai mon Hottentot cher- 
cher du monde, en lui donnant commifflion de 
m'apporter quelque nourriture. Après une 
heure & demie d'impatience , mes gens arri- 
vèrent; mais l’'Hippopotame n'avoit point en- 
core reparu; le chaffeur m'afluroit cependant 
qu'après avoir tiré fon coup , il F'avoit vu 
s'enfoncer dans lean, & qu'en même temps 
il avoit remarqué beaucoup d'ébullitions & 
plufeurs taches de fang à la furface; il ajou« 


EN AFRIQUE. 335 
toit que le courant étant très-fort, l'animal 
avoit peut-être dérivé entre deux eaux, ce 
que je trouvai plus croyable; il partit donc 
dans l’efpérance de le rencontrer plus bas; 
moi, je regagnai le camp pour y difléquer 
les oifeaux que j'avois tués. | 

Vers les trois heures après midi, nous fümes 
affaillis par un orage terrible, & le tonnère 
tomba plufieurs fois fur la forêt qui bordoit 
la montagne; un de mes gens revint avec 
une Gazellé qu'il avoit tuée, & celui qui 
avoit tiré l'Hippopotame arriva fort tard fans 
avoir rien vu; on fe moqua beaucoup de lui; 
il fut l'objet des farcafmes de mes beaux- 
efprits; chacun difoit fon mot : on vouloit 
lui perfuader que c'étoit fur un Légouane 
qu'il avoit lâché fon coup de fufi (*). Les 
plaifanteries faifant infenfiblement place aux 
injures, je vis linftant où les épigrammes 
alloient fe terminer par un noble combat 
aux coups de poings; Je mis fin, par un mot, 
à leur verve bilieufe , & contraïgnis les ora. 
teurs au filence. 


(*) Le Legouane eft une efpèce de gros Lézard aflez 
commun dans les rivières d'Afrique, 


336 VOYAGE 
Le 14,la pluie tomba toute la nuit avec 
une telle abondance qu’elle éteignit nos feux 
fans qu'il füt pofñible de les rallämer. Nos 
chiens faifoient un vacarme affreux qui nous 
tint tous éveillés; cependant nous ne vimes 
aucun animal féroce ; j'ai obfervé, que dans 
ces muts pluvieufes, le Lion, le Tiere & 
l'Hienne ne fe font Jamais entendre ; c’eft alors 
que le danger redouble ; car, comme ces ani- 
maux ne ceflent pas pour cela de rôder, ils 
tombent fur leur proie fans s'être annoncés 
& fans qu'on ait le temps de les prévenir; 
ce qui ajoute encore à leffroi que devroit 
caufer cette circonftance fâcheufe, c’eft que 
l'humidité Ôtant le nez aux chiens, leur fecours 
eft prefque nul; mes gens n'étoient que trop 
inftruits de ce danger : lorfque Îa pluie étei- 
gnoit nos feux pendant la nuit, 1ls avoient 
beaucoup de peine à prendre fur eux de les 
rallumer , tant ils craignoient les furprifes. 
Il faut convenir que les nuits orageufes des 
déferts d'Afrique font l'image de la défola- 
lation , & qu'on fe fent involontairement 
frappé de terreur. Quand ces déluges vous 
furprennent, ils ont bientôt traverfé , inondé 
une 


EN AFRIQUE. 337 
ttné tente & des nattes ; une fuite continuelle 
d'éclairs fait éprouver vingt fois dans une mi- 
nute le pañlage fubit & précipité d'un jouf 
effrayant à L'obfcurité la plus profonde ; les 
coups aflourdiffans du tonnerre qui étlatent 
de toutes parts avec un fracas horrible , 
s'entrechoquent , fe multiplient renvoyés dé 
montagnes en montagnes, le hurlement des 
animaux domeftiques, quelques intervalles d’un 
filence affreux, tout concourt à rendre ces 
momens plus lugubres. Le danger des attaques 
de la part des bêtes féroces, ajoute encore 
À la terreur commune: il n’y à que le jour 
pour diminuer l’effroi, & rendre le calme à 
la Nature, 

Il furvint, mais trifle encore & chargé de 
nuages ; la pluie redoubloit par intervalles, 
N’étant point difpoié à fortir, je m'occupai 
à faire la revue des oifeaux de ma Colle@ion 
nouvellement préparés; j’en avois fuffifamment 
pour en remplir une caïfle >; je la fis avec 
beaucoup de foin , & la calfeutrai felon ma 
coutume , pour empêcher les infeftes d'y 
pénétrer ; la récapitulation générale , tant de 
ceux que je poflédois aétuellement que des 

Torne EL -” 4 


338 VOYAGE 
envois précédens que j'avois faits du pays 
d'Auteniquoi , pañloit déjà fept cents pièces. 
Vers les quatre heures du foir le ciel s'épura 
& vint ranimer fort à propos nos courages 
abattus. Nous reprimes nos exercices accou- 
tumés. Je mamufai à faire tirer au blanc; c’étoit 
un grand plaifir pour mes Hottentots; j'avois 
foin de le leur procurer de temps en temps; 
il les tenoit en haleine , & j'avois remarqué 
qu'à dater des commencemens du Voyage, 
leur aflurance avoit augmenté en proportion 
de leur adreffle ; 1ls recevoient de moi, comme 
une faveur, ce que je ne leur accordois que 
dans la vue politique d’une plus grande fécurité 
pour ma caravane. Le prix étoit ordinairement 
une ration de tabac; une bouteille acrochée 
à un rocher fervoit de but; la condition étoit 
de la cafler à deux cent - cinquante pas. Ce 
fut un nommé Pit qui ce jour là, au cinquante- 
quatrième coup, remporta le prix; lle partagea 
généreufement da tous ceux qui avoient con- 
couru avec lui. Les balles n’étoient point 
perdues pour cela; on les retrouvoit toujours 
prefque toutes au pied de la roche; il n'en 
coûtoit que la façon de la refonte. 


EN AFRIQUE. 339 

Le coucher du foleil nous promit du beau 
temps pour le lendemain , & je formai le deffein 
de faire férieufement la chafle aux Hippopo- 
tames. J'envoyai plufieurs hornmes à la décou- 
verte le long de la rivière; nous nettoyâmes 
toutes nos armes à feu; nous fondimes des 
balles de gros calibre, dans lefquelles je mettois, 
fuivant l’ufage d'Afrique, un huitième d’étain; 
les baîles, par ce moyen, font d’une plus grande 
réfiftance ; elles pénètrent mieux parce qu’elles 
ñe s’aplatiffent point fur les os ; eiles feroient 
d’un effit encore plus certain s’il étoit poflible 
de n’en employer que d'étain pur; mais deve- 
ñues plus lévères, elles ne porteroient pas fi 
loin,& ne toucheroient jamius fi jufte. Après 
que Îles feux pour la nuit furent allumés, ce 
qui ne fe fit pas facilement par ce que la terre 
étoit humide & le bois fort mouillé, je régalai 
mes gens avec du thé; je fuis perfuadé que 
fur une once ils firent paffer au moins cinquante 
pintes d’eau bouillante, 

Cette foirée fut une des plus amufantes que 
j'euffe encore pañlées. Toujours mêmes quolibets, 
mèmes contes plaifans de la part de ces bonnes 
gens, qui, tous aflis en rond autour d’un grand 


Yi; 


340 JAN Y À QUE 

feu, s'évertucient pour amufer leur maître 
& jaloux de fixer fon attention & de lui donner 
des preuves d’attachement & de cordialité, lui 
failoient ailément oublier quel chef-d'œuvre on. 
Couronnoit ce jour là dans une telle Académie; 
certes, mon Lycée valoit bien fon pareil. Il fut 
fur-tout queftion des prouefles du lendemain à 
la chaffe des Hippopotames ; tout le monde 
efpéroit fe trouver de la fête; j'eus beaucoup 
de peine à arranger cette partie de façon que 
chacun fût content ; je voulois que quelques 
chaffeurs fe difiribuaffent dans la campagne pour 
tirer des Gazelles , fur lefquelles je faifois plus 
de fond pour notre cuifine que fur les Hippo- 
potames , attendu que la rivière avoit fes bords 
fi couverts de rofeaux & de grands arbres , 
qu'il me paroifloit toujours plus diffcile de les 
découvrir & de les approcher. Cependant la 
nuif avançoit, & je ne voyois point arriver 
les chaffeurs que j'avois envoyés à la décou- 
verte; je fistirer trois coups de mon gros calibre; 
il fe pafla prefque une demi-heure fans qu'on 
nous sépondit; à la fin nous diftinguâmes, à 
quatre ou cing minutes d'intervalles, trois coups 
qui nous firent juger qu'ils étoient peut-être 


EN ÀAFRIQUE. 341 
adreflés à des Hippopotames; un quart-d'heure 
après, nous entendimes encore trois autres 
coups; mais le fon ne nous parut pas venir 
de fi loin que les premiers; enfin, d'intervalies 
en intervalles , toujours mèmes décharges, & 
toujours plus rapprochées de nous ; ce qui nous 
perfuada qua ces malheureux fuyoient la pour- 
faite de quelques bêtes féroces. J'allois voler 
à leur rencontre ; ils parurent,effarés & trem- 
blans. Ils n'avoient cependant rien aperçu; mais 
a l'inquiétude des deux Chiens qu'ils avoient 
emmenés avec eux , il étoit trop clair que des 
Lions marchandoient leur vie, & qu'ils avoient 
eu tout à craindre dans leur chaffe, Les Chiens, 
comme on va le voir, ne les avoient point 
trompés ; J'appris d'eux encore qu'ils avoient 
oui le grognement de quelques Hippopotames 
au-deffus de l'endroit où ils s’étoient embufqués; 
ce rapport fortifñia mes efpérances; mais nous 
avions grand befoin de repos; je rentrai dans 
ma tente ; je n'étois pas encore endormi à onzé 
heures & demie ; tout à coup Île rugiffement 
d'un Lion, qui n'étoit. qu'à cinquante pas dé 
nous , frappe mon oreille ; 1l fe faifoit enten- 
dre d'un autre Lion, qui paroïfloit d'abord 

| Yi 


\ 


342 DIV OT AE 

lui répondre de fort loin ; mais dans un quart. 
d'heure celui-ci le vint joindre , & tous deux 
fe mirent à rôder près du camp ; nous fimes 
une patrouille fi hardie & fi prompte, & nous 
tirâmes à la fois tant de coups de fufil, que nos 
décharges les intimidèrent & les forcèrent à 
gagner tout-à-fait le large. Nous ne doutâmes 
plus que ce ne fuflent les mêmes qui avoient 
fuivi nos chafleurs. Pour cette fois, ils devoient 
leur falut aux Chiens qu’ils avoient emmenés. 
Avertis par eux du danger qui les menaçoit, 
les coups de détreffle qui s’adrefloient à nous 
avoient fufh pour tenir l'ennemi en refpe&. 

On ne fauroit exprimer à quel point lesChiens 
les plus hardis tremblent à l'approche dusLion. 
_ Rien n'eft fi facile pendant la nuit que de 
deviner à leur contenance quelle eft l’'efpèce 
d'animal féroce qui fe trouve dans le voifinage. 
Si c’eft un Lion , le Chien, fans bouger de la 
place, commence à hurler triftement. Il éprouve 
un mal-aife & la plus étrange inquiétude ; il 
s'approche de l’homme, Île ferre, le carefle ; 
il femble lui dire : « TU ME DÉFENDRAS ». Les 
autres animaux domeftiques ne font pas moins 
agités; tous fe lèvent; rien ne refte couché; 


EN AFRIQUÉ. 343 
les Bœufs pouflent à demi-voix des mugife- 
mens plaintifs ; les Chevaux frappent la terre 
& fe retournent en tous fens; les Chèvres ont 
leurs fignes pour exprimer leur frayeur; les 
Moutons , tête baiflée , fe raflemblent & fe 
preflent les uns contre les autres ; ils n’offrent 
plus qu’une mafle & demeurent dans une 
immobilité totale. L'homme feul , fier & con- 
fiant , faifñit fes armes , palpite d’impatience & 
foupire après fa viétime. 

Dans ces occafions, l'épouvante de Keës 
étoit la plus marquée ; autant effrayé des coups 
de fufñl que nous tirions que de l'approche 
du Lion , le moindre mouvement le faifoit 
treffaillir ; 1 fe plaignoit comme un malade, 
& fe trainoit à mes côtés, dans une langueur 
mortelle. Mon Coq me paroifloit feulement 
étonné de toute cette agitation convulfive 
de mon camp ; un fimple Epervier l'eùt jeté 
dans la confternation. I craignoit plus l'odeur 
d'une Belette que tous les Lions réums de 
l'Afrique : c'eft ainfi que chaque être a fon 
ennemi qui le défie, & celui-ci fléchit à fon 
tour devant un plus fort. L'homme brave 
tout , fi ce n'eft fon femblable. 

Y1v 


344 VOYAGE 

On voit à la vérité des animaux d'une 
même efpèce fe livrer entreux des combats; 
mais l'amour , la feule pañfion qui les défuniffe j 
les y force momentanément, après quoi tout 
rentre dans l'ordre. On remarque chez les 
animaux domeftiques des haines plus fuivies 
& plus durables. Eft-ce l'effet de l'éducation 
ou de l'exemple ? | 

Je reviens aux différences par lefquelles le 
danger s'annonce ; on croira fans peine , qu’au- 
cun autre n'a été à portée d'en mieux appré- 
cier les détails; & tous les livres & les com- 
pilations & toute l'éloquence fpéculative ne 
fauroient prévaloir contre des obfervations- 
pratiques tant de fois répétées fur le grand 
théâtre des déferts d'Afrique. 

Si c'eft une Hienne qui parcourt le voifinage, 
le Chien le plus hardi la pourfuit jufqu’a une 
certaine diftance , & ne paroit pas la craindre infi- 
niment ; le Bœuf refte couché fans témoigner de 
frayeur ,à moins que ce ne foit une jeune bête 
qui entende pour la première fois cet animal 
dangereux ; il en eft de même du Cheval qui, le 
pied pañlé dans fon licou , refte la nuit fur le 
pré & ne le craint en aucune façon. 


EN ÀÂFRIQUE. 34$ 

Si ce font des Jakals ( efpèces de Renards), 
les Chiens les pourfuivent avec vigueur, & 
le plus loin poflble , à moins que, pour le 
falut de ceux-là, il ne fe trouve, dans les en- 
virons des Hiennes ou des Lions ; car, dès qu’ils 
en ont connoïflance , la peur les force à re- 
broufler chemin, & les ramène bientôt au 
gite. 

Les Hottentots prétendent que le Jakal eff 
l'efpion des autres bêtes féroces ; qu'il vient 
agacer & défier les Chiens, pour s’en faire 
fuivre , afin que le Lion ou l’Hienne faififfant 
Jeur avantage , puiffe plus facilement s'emparer 
de leur proie qu'ils partagent amiablement avec 
lui ,en reconnoïffance du fervice qu'ils en ont 
reçu. | | 

‘Ce que j'ai vu vient affez à l'appui de cette 
aflertion , peut-être un peu exagérée; il eff 
certain, quoi qu'il en foit, que du moment 
que les Jakals commencent leurs concerts, on 
ne tarde pas à entendre arriver les Hiennes; 
elles ne fe montrent cependant à découvert 
que lorfqu'elles voient les Chiens bien enga- 
gés. Nous en gardions toujours deux à l'atta 
che, pour aboyer en flabfence des autres, 


346 ND Y à GES à 

afin d'empêcher que l'Hienne , qui craint le 
feu moins que le Lion, ne nous approchât de 
trop près. 

Le lendemain, 1$ du mois, à peine fai- 
foit-il jour, que nous étions tous fur pied. 
Après le déjeuné , je fs partir trois Chaffeurs 
pour le bois & pour la plaine, avec ordre 
de chercher des Buffles, des Gazellzs de pa- 
rade , des Gnous & des Coudoux; d’une autre 
part, Je pris ayec moi quatre des meilleurs 
tireurs & trois hommes pour porter ma 
groffe carabine , les munitions & quelques 
pièces de viande féchée , dans le cas où nous 
ferions obligés de paffer toute la journée en 
campagne , & lañflant le vieux Swanepoël 
avec le refte de mon monde à la garde du 
camp» nous partimes. 

En côtoyant la rivière, nous nous appro- 
chions de fon bord autant qu'il nous étoit 
pofhble , & dans le plus grand filence ; nous 
marchâmes ainfi trois bonnes heures fans avoir 
rien découvert. Enfin nous reconnümes le pas 
d'un Hippopotame qui devoit avoir pafé là pen- 
dant la nuit: nous fuivimes cette trace l'ef- 
pace dune heure & demie ; elle nous con- 


EN AFRIQUE. 347 
duifit à l'endroit où l'animal s’étoit jeté à 
l'eau : à linftant nous nous diftribuèmes Île 
long du bord, à quelques difiances les uns 


des autres, pour prêter l'oreille. Il partit un 
coup de fufñl de celui de mes gens qui étoit 


le plus éloigné ; nous courûmes à lui; il 
avoit vu & tiré l'animal; mais il l'avoit man- 
qué. Heureufement nous n’attendimes pas long- 
temps fans le voir reparoitre & l'entendre 
refpirer ; toute fa tête étoit hors de l'eau ; mais 
il avoit gagné vers la rive oppofée. La rivière 
étoit fort large ; deux de mes gens fe mirent 
à la nage & la traverfèrent dans l’efpoir de 
forcer l'animal à terir au moins le milieu 
s'ils ne pouvoient l’amener à notre portée. 
Cette épreuve réufñit complètement ; mais 
l’'Hippopotame mentroit tant de défiance qu’à 
peine pour refpirer fortoit-1l le bout du 
nez hors de l’eau ; changeant de place à tout 
inftant 1] ne fe remontroit jamais dans l’en. 
droit où nous l'attendions ; il replongeoit fi 
fouvent & fi vite qu'il ne nous donnoït pas 
même le temps de l'ajufter. Déjà nous avions 
tiré une trentaine de coups fans qu'aucun 
l'eût atteint; les deux Hottentots qui svoient 


348 1WOTLAGE 

pañlé Ia rivière n’avoient point de fufil ; l’a- 
nimal rufé qui remarquoit qu’on ne tiroit point 
de leur côté, s’y tenoit de préférence ; je 
fis partir Pit, celui de mes Chafleurs qui en 
dernier lieu venoit de remporter le prix au 
blanc ; je lui commandai de pañfer la rivière 
hors de la vue de l'animal , de faire un dé- 
tour pour rejoindre fes deux camarades, & 
fur - tout de ne point tirer fans être für 
de fon coup; il exécuta mes ordres avec 
beaucoup d'intelligence ; l'animal qui, de l'au- 
tre bord fe fentant hors de notre portée, 
n'avoit point de défiance, levoit quelquefois 
fa tête prefqu’entière hors de l’eau; dans un 
de ces momers Pit l’ajufta fibien, que l'Hip- 
popotame , en recevant le coup , replongea. II 
étoit bien touché; j'en étois certain; il re- 
parut en effet bientôt, fortant la plus grande 
partie de fon corps, & fe débattant convulfi- 
vement;, c’eft alors que je lui envoyai une 
balle dans la poitrine; 1il s’enfonça de nou- 
veau & ne reparut plus que vingt-fept minu- 
tes après ; 1] étoit mort & dérivoit au cou- 
tant; nos nageurs allèrent à lui & le pouf- 
sèrent de notre côté jufqu’au bord du rivage. 


E NA F.R.1-Q U E, 349 
Je ne peindrai point la joie commune lorf- 
que nous vimes enfin, ce monftrueux animal 
en notre pofleffion ; mais mon monde & moi 
avions nos motifs qui ne fe reflembloient 
guères. La gourmandife le préfentoit aux yeux 
de mes gens comme un friand morceau. dont 
ils alloient fe gorger , tandis que la curiofité 
l'offroit à mon efprit comme un objet inté- 
reffant d'Hiftoire naturelle que je ne connoif- 
fois encore que par Îles livres & les gravures. 
Les jambes de ce quadrupède , fort courtes. 
proportionnellement à fon volume , nous fa- 
vorifoient d'autant mieux que nous pouvions 
le rouler à terre, comme nous aurions fait 
un foudre d'Allemagne. L'animal étoit tout auffi 
rond; je ne pouvois me lañler d'admirer & 
d'examiner dans les plus grands détails cette 
énorme mañfle. C'étoit une femelle ; la balie 
de Pit l'avoit atteinte précilément au-deflous 
de l'œil gauche , & fe trouva implantée dans 
la mâchoire ; je doutois fort qu’elle fût morte 
de ce coup; ma balle au contraire , entrée 
précifément au défaut de l’'omoplate , lui 
avoit caffé une côte & traverfoit le poumon 
de part en part. 


850 V O Y A G'E 

Elle avoit , depuis le mufle jufqu'à la naif- 
fance de la queue, dix pieds fept pouces de 
longueur fur huit pieds onze pouces de cir- 
conférence ; fes défenfes arquées ne portoient 
que cinq pouces de long, fur un pouce de 
diamètre dans la partie la plus épaifle ; ce quime 
faifoit juger qu’elle étoit encore jeune ; je ne 
Jui trouvai point de fœtus; elle n’avoit dans 
leflomac que des feuilles , & quelques rofeaux 
mal broyés; j'y vis même des morceaux de 
branches de la groffeur d'une plume à écrire, 
qui n'étoient qu'aplatis; généralement, foit dans 
l'eftomac , foit dans les déjeétions, on remarque 
que les grands animaux , comme Eléphant , 
Rhinoceros , ne triturent que fort Képèrement 
les différentes nourritures qu'ils prennent. 

Toutes les figures d'Hippopotames qui ont 
été données jufqu'a préfent font très-impar- 
faites ; la meilleure que je connoifie, eit fans 
contredit celle de M. Allaman, Profeffeur de 
médecine à Leyde. Elle a été gravée d’après 
les deffins qu'il en avoit reçus de M. Gor- 
don. Dans ma defcription des Animaux je ferai 
copier celui que j'en ai tiré moi-même, & 
j'efpère qu'il fatisfera les Naturalftes. 


EN AFRIQUE. 351 
Je fis partir un Hottentot pour le camp, 
afin d'amener le lendemain deux forts attela- 
ges de Bœufs, pour tranfporter notre chañle; 
le jour avoit entièrement difparu ; nous choi- 
simes le deffous d'un gros arbre pour y pañler 
la nuit; nous n'étions pas éloignés du bord 
de l'eau, parce que n'ayant pu rouler notre 
animal plus loin, & ne voulant pas l’aban- 
donner au hafard d'être dévoré par les bêtes 
carnaïlières, nous nous voyions forcés de le 
garder à vue; nous étions environnés & cou- 
verts de beaucoup d'arbres, ce qui rendoit 
notre pofition plus critique; nous pouvions 
être aifément furpris; mais au moyen des 
feux extraordinaires que nous allnmâmes , & 
d'une vingtaine de coups de fufil, qui furent 
tirés par intervalles, nous eümes une nuit fort 
tranquille. Il ne nous fut cependant pas pof- 
fible de dormir ; attirés par le voifinage de l’eau 
& la fraicheur de l'emplacement que nous 
occupions , des miriades de Coufns nous dé- 
voroient ; un de mes Hottentots qui s'étoit 
endormi avoit tellement été piqué, que fon 
vifage démefurément enflé le rendoit mécon- 
noiflable. 


352 V Oo YAGE 

J'avois eu foin de faire couper un pied de 
FHippopotame qu’on m'accommoda comme on 
avoit fait, environ cinq mois avant, celui du 
premier Eléphant que j'avois tué avant de 
traverfer la montagne Duyvels-Kop, pour pals 
fer du Pays d'Auteniquoi dans celui du l'Ange- 
Kloof, 

J'eus toutes les peines du monde pour mettre 
mes gens à l'ouvrage; ils avoient pañlé toute 
Ja nuit à fe bourrer d'Hippopotame; je les 
avois vu faire cuire des émincées d'un pied 
de large & de deux ou trois de longueur ; ils re 
fentoient d'autre befoin que celui de dormir. 

On me fervit pour mon déjeüné , le pied 
qu'on m'avoit fait cuire pendant la nuit; ül 
étoit fucculent ; je le crois fupérieur à celui 
de l’Eléphant. Il eft plus délicat, & jamais 
je n'ai rien mangé qui mait fait plus de 
plaifir. | 

Quoique LHippopotame foit extrêmement 
gras, fa graïle n'a rien de dégoûtant & ne 
produit point Îles mauvais effets de célle des 
autres animaux ; mes gens la faifoient fondre 
& la buvoient par écuelles, comme on avale 
un bouillon ; ils s’en étoient outre cela fi bien 

frottés, 


EN AFRIiÇUEÉ, 353 
fcottés , qu'on eût dit qu’on les avoit verniflés, 
tant ils étoient luifans, & leurs ventres ten- 
dus montroient affez que le repas de la nuit 
navoit point été frugal. 

J'avois oublié de dem#nder un Cheval pour 
moi ; Swanepoël y avoit penié ; la chaleur étoit 
exceflive ; fix grandes lieues nous féparoient 
du gîte ; je fis attacher l’'Hippopôtame par la tête 
à une forte chaîne, & l'on y attela douze 
Bœufs ; tant que nous longeâmes la rivière , ïls 
éprouvèrent beaucoup de peine & de fatigue 
foit par l'inégalité du chemin, foit par les 
troncs d'arbre qui gênotent à tous momens le 
pañlage ; mais , une fois arrivés fur la plane 
couverte d'herbes aflez hautes, je fis changer 
les relais; & , voyant qu'ils alloient aflez ron- 
dement , je montai à Cheval, pour gagner le 
devaat. Jager, mon Chien favori, qui ne me 
quittoit jamais & me fuivoit à la chafle & dans 
toutes mes courfes, fut obligé, pour cette fois, 
de refter en arrière, ne pouvant fe trainer; il 
avoit imité mes Hottentots, & n'arriva qu'avec 
eux vers les cinq heures du foir. 

Les trois Chafleurs que j'avois envoyés d'un 
autre côté, étoient aufl de retour avec bonne 

Tome I: VAR 


354 YoYyAGE 

priie; ils avoient tué deux Gnous, trois Ga- 
zelles de parade, de façons que nous nous 
trouvions tout d’un coup abondance de vivres ; 
mais la grande chaleur , & le frottement de l'Hip- 
popotame fur la terre l'avoit avancé & meurtri, 
de manière que quelques-unes des parties 
les plus fufceptibles comme les plus délicates, 
étoient endomagées, & commençoient à fe 
gäter ; cela nous obligea à pañfer la nuit à le 
dépecer; on en fala une partie dans les deux 
peaux de Gnoux que mes Chaffleurs avoient 
rapportées ; je fis mettre à part les meilleurs 
morceaux dans une barique d’eau de vie 
qu'on défonça après avoir tranfvafé dans des 
cruches ce qui pouvoit y refter de liqueur; 
mes gens profitèrent de cette opération & 
s’enivrèrent. 

La nuit fuivante, nos deux Lions revinrent 
encore ; je crois que toutes les Hiennes & 
tous les Jakals s'étoient affemblés pour nous 
rendre vifite. Une Hienne ofa traverfer nos 
feux & arriver quiqu’a nous. Elle fut man- 
quée par un Hottentot qui la tira ; les Ja- 
kals venoient jufques dans le camp ; fans le 
renfort de nos Chiens , nous eufñons été 


A. 


EN AFRIQUE. 355 
forcés de partager notre chafle avec ces ani- 
maux qui ne paroiflozent pas d'humeur à en 
avoir le démenti. 

Le lendemain , nos gens s’occuipérent à dé- 
pecer la peau de l'Hippopotame pour en faire 
ce qu'on appelle dans le Pays des Chaxboc, Ce 
font les fouets en ufage pour frapper les 
Bœufs qui font fous la main du conduéteur 
au timon du chariot ; ils ont la forme de ceux 
dont on fe fert en Europe pour monter à 
Cheval; mais ils font plus gros & plus longs; 
& comme dans la plus grande épaifieur, la 
peau peut avoir deux pouces, on la coupe 
en lanières de deux pouces de large ; ce qui 
donne à toutes ces pièces deux pouces d'é- 
quarifage en tous fens ; ils ont environ fix 
pieds de long; on les fufpend & l’on attache 
un poids à l'extrémité inférieure pour les 
faire fécher ; on les arrondit à coup de maillet, 
obfervant de les faire venir à rien par l'un 
des bouts; ceux qu’on rend plus minces pour 
monter à Cheval, ont fur ceux d'Europe 
l'avantage de ne jamais rompre, fur-tout, fi 
de temps à autre, on prend foin de les 
luftrer avec un peu d'huile, 


Z ij 


356 VOYAGE 
_Onfaitun ufage pareil du cuir du Rhinocéros ; 
les Habitans du Cap lui donnent mème la pré- 
férence , quoique ce fouet foit moins folide, 
mais parce qu'il prend un plus bean poli & 
une couleur de corne prefque trarfparente, 
Pour les Colons, qui ne font point élégans 
& qui préfèrent l'utile à l’agréable, ils ne font 
ufage que des premiers ; les uns & les autres 
fe vendent aûtuellement aflez cher, les deux 
efpèces d'animaux qui fourniflent la matière de 
ces fouets ne fe trouvant plus dans les Co- 
lonies, & ceux des particuliers qui pénètrent 
quelquefois au-delà n'étant pas fürs d'en pou- 
Voir rencontrer. | 

Au refte, la peau de ces animaux ne peut 
guères s'employer mieux. Eile eft trop épaifle 
pour fervir à d'autres ufages ; ‘elle reffem- 
ble beaucoup, fi l’on met à part fon épaif- 
feur, à celle du Cochon ; l’'Hippopotame lwu- 
même approche un peu de cet animal : leur 
lard n'auroit point de différence pour Îles 
perfonnes qu'on n'en auroit pas prévenus ; fi 
la falaifon de celui-ci ponvoit fe faire avec 
toutes les précautions requifes , on lui donne- 
roit la préférence avec d'autant plus de rafon 


EM À FR PQO'U EF. 357 
que , dans la Colonie, cette graiffe pafñfe pour 
être très-faine; par exemple, on eft perfuadé 
au Cap qu'elle fufit, prife en potion, pour 
guérir radicalement les perfonnes attaquées de 
la poitrine ; celle que je confervois dans des 
Outres de peau n'avoit que la confitance 
ordinaire de l’huile d'Olive dans les grands 
froids de l'hiver. 

On reconnoit dans les défenfes de l'Hippo- 
potame, une qualité qui lui donne la préfé- 
rence fur l'ivoire ; celui-ci jaunit avec le temps; 
mais, de quelque façon que les autres foient 
préparés , elles confervent leur biancheur dans 
toute jeur pureté; 1l ne faut pas s'étonner 
fi les Européens en font un aflez gros objet 
de trafic , & furtout les François ; aidées par 
-lArt, elles fuppléent à la Nature, & figurent 
admirablement bien dans la bouche d'une 
jolie femme. 

Mes Hottentots avoient compté fur une fe- 
conde chafie ; l'appât étoit pour eux fi fé- 
duifant! je trouvai que nous avions aflez de 
provifñons, & qu'il falloit employer plus uti- 
lement notre temps, ou du moins varier un 
peu nos occupations, je devrois dire nos 

Zi 


358 V…0O0VABRGE 

plaifirs, L'envie me prit d’effayer ici mon filet; 
nous trouvâmes difficilement un endroit de la 
rivière commode pour le lancer ; mais nous 
y réufsimes tant bien que mal; nous ne pü- 
mes tier tout au plus qu'une vingtaine de 
poiffons de deux ou trois efpèces; le plus 
long avoit à peu près fix pouces; frits à la 
graifle d'Hippopotame, ils me parurent excel- 
lens; cette pêche ne nous procurant nul profit 
qui méritât de nou: fixer, & l'embarras d’ap- 
procher de la rivière à notre gré m'en ayant 
tout-à coup dégouté , je fis retirer le filet. 
Davus le moment où l'on s'occupoit à le plier, 
il vint près de nous un oïfeau qui, loin de 
s'effaroucheér en nous voyant, s’'approchoit de 
plus en plus, & poufloit des cris fort aigus; 
on me dit que c’étoit l'oifeau qui découvre le: 
miel ; je remarquois dans fes cris & fes ma- 
nières , beaucoup d'analogie avec flotfeau 
connu des Ornitologiftes, fous le nom de 
Coucou Indicateur ; mais il étoit beaucoup plus 
gros que celui que je connoïflois déja ; mes 
Hottentots qui le refpeëtent, à caufe des ‘er- 
vices qu'il leur rend, me demandoient grâce 
pour lui; c'étoit une efpèce nouvelle à joindre 


EN: À'E FM 'HOU E. 359 
a ma colleétion; je l’abbattis ; il eft du genre 
de l’Indicareur connu ; mais plus grand & dif- 
férent par fon plumage, il en eft une variété. 

J'ai fait plus par la fuite ; j'ai tué trois 
différentes efpèces de ces oifeaux, tous égale- 
ment Indicateurs. 

Les Sauvages de lAfrique les connoiffent 
bien , & les ménagent comme des Divinités ; 
ces oifeaux ne vivent que de miel ou de cire; 
ce font eux qui leur indiquent involontaire- 
ment les magafins où l'on trouve abondam- 
ment de l’un & de autre. 

Les Naturaliftes placent on ne fait pourquoi, 
l'Indicateur parmi les Coucous; il ne tient 
pourtant à ce genre que par la conformation 
des pieds; & , différent par les autres caraétères 
phyfiques , 1l l'eft beaucoup encore par fes 
mœurs; au rifque d'encourir l’'Anathème des 
fcientifiques Cabinets, il faut répéter fans cefle 
que les gros livres ne font rien auprès du 
grand livre de la Nature, & qu'une erreur pour 
avoir été confacrée par cent plumes éloquentes, 
ne peut cefler d'être une erreur. 

Cet oifeau n'eft pas plus Coucou que les 
Pics, les Barbus , les Perroquets , les Toucans 

Z iv 


360 V'o' f À GE 

& toutes les antres efpèces qui ont ‘deux 
doigts devant & deux derrière; sil devoit 
être rangé dans une claffe connue, il appar- 
tiendroit plutôt à celle des Barbus, parce que 
c'eft avec elle qu'il fe trouve avoir le plus 
d'analogie. 

Je nai trouvé dans fon eflomac que de 
la cire & du miel; pas le moindre débris d’in- 
fefte ne s'y faifoit apercevoir; fa peau eft 
épaifle, & le tiffu en eft fi ferré que, lorf- 
qu'elle eft encore fraiche, on peut à peine 
la percer avec une épingle; je ne vois là 
qu'une admirable précaution dela Nature qui, 
l'ayant deftiné à difputer fa fubfftance au plus 
ingénieux des infettes, lui donna une enve- 
loppe aflez forte pour le mettre à labri de 
fa piqüre. 

Il fait fon nid dans des creux d'arbres, il 
y grimpe comme les Pics, & couve fes œufs 
lui-même; ce carattère de fes mœurs fuit pour 
le féparer totalement du Coucou & en faire 
un nouveau genre. 

On verra, dans mon Ornitologie, les figures 
& les defcriptions détaillées des trois efpèces 
d'indicateurs qui me font connues, 


EN AFRIQUE. 36: 
Mon Hotténtot Klaas , en revenant de la 
chafle , m'apporta un Aigle qu'il avoit tué ; 
C'étoit une efpèce que je n'avois pas encore 
vue & qui n'eft décrite par aucun Auteur: ; je 
le récompenfai dignemert , & lui donnai double 
ration de tabac ; non que je duffe être géné- 
xeux envers un komme que j'afletionnois de 
prédileétion , & à qui 1l m'eût été cruel de 
refufer la plus légère faveur , mais pour exciter, 
par cet exemple, tous mes gens à me faire 
quelques découvertes. 

Cet oifeau, entièrement noir, me fembloit, 
par fon caraétère , tenir autant du Vautour 
que de lAigle ; mais j'ai reconnu quil en 
diffère par fes mœurs; au furplus lanalogie 
eft grande dans tout le refte ; car, au befoin, 
lAigle devient Vautour ; c’eft-à-dire que, 
preflé par la faim, s'il ne fe préfente rien de 
mieux pour linftant , il fe jette aufli bien 
qu'aucun autre oifeau de proie fur une cha- 
rogne empeñtée , & c'eft une erreur groffère 
d'imaginer quil ne vit que de fa chaffe : lorf- 
que je faifois répandre les débris des gros 
animaux que nous avions tués, pour attirer 


les oifeaux carnivores, les Aigles, les Pigriè- 
Tome I. *Zv 


362 MO Y À GE): 
ches même arrivoient à la curée tout auf bien 
que le Vautours. x 

Je demande bien pardon aux Poëtes anciens 
& modernes, de dégrader ainfi la noblefle de 
ce fier animal; il eft affreux, je l’avouerai, 
de voir cette fublime monture du: puiffant 
maitre des Dieux s'abattre honteufement fur 
les reftes épars d’une charogne infeéte , & sy. 
repaitre à fon plaifr! | 

Le 18 , nous paflâmes une partie de la nuit 
a faire le coup de fufil, pour écarter encore 
nos deux Lions & la troupe vorace des Hien- 
nes; je ne m'endormis que fort tard; à mon 
reveil, quelle fut ma furprife de me voir 
entouré au milieu de mon camp d'une ving- 
taine de Sauvages Gonaquois. Cette vifite 
& fes fuites méritent de plus amples détails. 
Le Leéteur , dans ce fimple récit, puifera plus 
de vérités Fe l'état pofitif d'un Sauvage d’A- 
frique , que dans tous les difcours des Philo- 
fophes. 

Le Chef Pen pour me faire fon com- 

_ pliment ; les femmes , dans toute leur parure, 

marchoient derrière lui: elles étoient luifantes 
& fraichement Boughoué es c'eft-à-dire qu’a- 


EN AFRIQUE. 363 
près s'être frottées avec de la graifle, elles 
s'étoient faupoudrées d'une pouffière rouge 
qu'elles font avec une racine nommée dans Île 
pays Boughou , & qui porte une odeur aflez 
agréable. Elles avoient toutes le vifage peint 
de différentes manières, chacune d'elles me 
fit un petit préfent. L'une me donna des œufs 
d'Autruches, une autre un jeune Agneau, 
d'autres m'offrirent une abandante provifion 
de lait dans des paniers qui me paroiffoient être 
d'ofier; ce dernier cadeau m'étonna ; » du Jait 
» dans des paniers, me difois-je! voilà une 
» invention qui annonce bien de linduftrie»! 
&, me rappelant ces pots au lait de cuivre 
dont on fe fervoit autrefois à Paris, avant 
que la fageffe de la Police les eût à jamais 
profcrits, je vis en les comparant avec les 
vafes fi propres qui m'étoient préfentés, com- 
bien un grand peuple avec fes arts , fes grands. 
hommes & fon Louvre, eft fouvent loin. pour 
les befoins les plus fimples, des peuples quil 
méprife ! 

Ces jolis paniers fe fabriquent avec des 
rofeaux fi déliés, & d’une texture fi ferrée 


qu'ils peuvent fervir mème à porter de l’eau; 


. 364 VOYAGE 
ils mont été, pour cet ufage, d'une grande 
reffource dans la fuite; le chef des Gonaquois 
m'apprit qu'ils étoient l’ouvrages des Cafires 
avec lefquels ils les échangent contre d’autres 
objets. 

Ce chef fe nommoit Haabas ; 1l me fit pré- 
fent d'une poignée de plumes d’Autruche du 
choix le plus rare. Pour lui montrer le cas 
que Je faifois de fon préfent, je détachai fur 
le champ le panache de la même efpèce que 
je portois à mon chapeau, & je mis le fien à 
la place; je remarquai dans les traits du bon 
vieillard toute la fatisfattion qu'il en reffen- 
toit ; il me témoigna par {es geftes & fes pa- 
roles combien il étoit enchanté de mon 
adtion. 

Mon tour vint de prouver à ce Chef mare- 
connoiffance : je commençai par lui faire donner 
quelques livres de tabac. J'allois me procurer, 
à peu de frais , une fcène délicieufe , & faire 
plus d’un heureux ; d’un fimple figne , Haabas 
fit approcher tout fon monde ; dans un clin- 
d'œil, ils formèrent un cercle, & s'accroupi- 
rent comme des Singes; tout le tabac fut diftri- 
bué, & je remarquai, ayec beaucoup de plaifir, 


EN AFRIQUE. 36$ 
que la portion que s'étoit réfervée Haabas éga- 
loit tout au plus celle des autres. Je me fentis 
touché de cette bonhomie & de l'efprit d'é- 
quité que je voyois briller en lui d'une façon 
fi naive & fi fimple ; j’ajoutai an préfent que 
Je venois de lui faire, pour lui perfonnellement, 
un couteau, un briquet , une boite d'amadoue, 
& un collier de très-gros grains de verroterie. 
Je donnai aux femmes des colliers & du fil de 
cuivre pour des bracelets; au milieu de ces 
 ofrandes réciproques, & des fentimens affec- 
tueux qu'elles nous infpiroient mutuellement, 
je remarauai une jeune fille de feize ans; con- 
fondue dans la foule , elle montroit moins d'em- 
prefflement à partager les joyaux que je diftri- 
buois à fes compagnes , que de curicfité pour 
ma perfonne : elle m'examinoit avec une atten- 
tion fi marquée , que je m'approchai d'elle pour 
lui donner tout le temps de me confidérer à 
fon aife ; je lui trouvai la figure charmante ; 
elle avoit les plus fraiches & les plus belles 
dents du monde; fa taille élégante & fvelte, & 
les formes amoureufes de fon corps auroient 
fervi le pinceau d’Albane. C'étoit la plis jeune 
des Graces fous la figure d’une Hotrentote. 


366 V6 Tr AGE 

Les impreffions de la beauté font univerfeiles ; 
c'eft une Souveraine dont l'empire eft par-tout; 
je fentis à la prodigalité de mes préfens que je 
pliois un peu fous fa puiffance ; ma jeune Sau- 
vage fe fut bientôt accoutumée à moi; je 
venois de lui donner une ceinture , des bra- 
celets , un collier de petits grains blancs qui 
la paroient à ravir; je détachai de mon cou 
un mouchoir rouge dont elle s'enveloppa la 
tête ; dans cet accoutrement , elle étoit , ce 
qu'en langage précieux, on diroit délicieufe. 
Je me faifois un plaifir de la parer moi-même. 
Quand fa toilette fut achevée, elle me demanda 
quelques bijoux pour fa fœur, qui étoit 
reftée à la Horde ; elle montra du doigt fa 
mère , & m'apprit qu'elle n'avoit plus de père; 
je la fatiguois de queftions, tant je trouvois 
de charme dans fes réponfes. Rien négaloit le 
plaifir que j'avois à la voir, fi ce n’étoit celui 
que je prenois à l'entendre ; je lui demandai 
de refter avec moi, & lui fs toutes fortes de 
promefles ; mais quand je lui parlai fur-tout de 
l'emmener dans mon Pays où toutes les femmes 
font des reines, & commandent à des Bordes 
puiffantes d'Efclaves , loin de fe laiffer tenter, 


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EN AFRIQUE. 367 
elle rejeta bien loin mes propofitions, & fe 
livra fans façon: à quelques mouvemens d'im- 
patience & d'humeur. Un Monarque n'eût pas 
vaincu fa réfiftance , & le chagrin que Ini cau- 
foit la fenle idée d'abandonner fa famille & fa 
Horde. Je finis par la prier de m'amener du 
moins fa fœur, qui auroit lieu d'être fatisfaite 
a fon tour. Elle me le promit. Dans ce mo- 
ment , fes yeux fe fixèrent fur une chaife placée 
non loin de moi. Elle me montra un couteau 
que j'y avois laiflé par hafard; je m'empreffai 
de le lui offtir; elle le remit fur le champ à 
fa mère. : tÉ 

Elle :étoit fans ceffe occupée de fes atours 
nouveaux pour elle ; elle touchoit fegbras, fes 
pieds, fon collier , fa ceinture, pañoit vingt 
fois la main fur fa tête pour y toucher & recon- 
noître fon mouchoir qui lui plaifoit beaucoup; 
Jouvris mon néceflaire, & j'en tirai le miroir 
que je mis devant elle; elle s’y regarda très- 
attentivement & même avec compiaifance ; elle 
montroit aflez par fes gefles & fes attitudes 
variées combien elle étoit fatisfaite , je ne dis 
pas de fa figure mais de fes ajuftemens qui 
Jui- faifoient une aimprefñon toujours plus 


368 VOYAGE 

vive. Lors de fa toilete du matin & du 
départ de la Horde pour me venir voir, elle 
s'étoit frotté les joues avec de la graïfle & 
de la fuie; je les lui fis Liver & bien efluyer, 
mais je ne pus jamais lui perfuader que les 
fecours de fon art nuifoient à la Nature qui 
l'avoit crée très-olie. Quelqu’adrefle que je 
mifle dans mes raifonnemens ,; quelque  füt 
l'effet de fa complaifance à rendre à fes joues 
fraiches ce tendre velouté de la jeunefle f 
fugitif & fi léger, elle tenoit à fon vilain 
noir graifieux avec autant d'entêtement qu’en 
nos climats on tient au rouge, à toutes ces 
pâtes non moins dégoütantes , fi elles ne font 
pas plus, funeites. 

Ma belle élève me pria de lui laiffer mon mi- 
roir & j'y confentis ; elle profitoit à merveille 
de la faveur qu’elle s’étoit doucement acquife 
pour me demander tout ce qui lui faifoit 
plaifir ; je me laiflois toujours entrainer; cepen= 
dant je fus contraint de lui refufer plufeurs 
effets autant par le befoin indifpenfable que 
jen avois, que dans la crainte qu'elle n’en 
fit un ufage dangereux pour elle-même. Mes 
boucles de jarretières lavoient auf tentée; 

le 


EN AFRIQUE. 369 
le brillant des caïlloux du Rhin parloit à fes 
yeux. J’aurois été charmé de lui en faire 
hommage. Combien ne défirai-je pas en ce 
moment les plus miférables attaches de fer 
pour remplacer ce meuble d'un luxe d'ailleurs 
fort inutile ! Malheureufement c’étoit la feule 
paire que je poflédafle ; je lui fis comprendre 
que ces boucles m'étoient abfolument nécef- 
faires ; de ce moment, il n’en fut plus quef- 
tion. Elle avoit le bon efbprit de n'être affedée 
d'aucun de mes refus; il fuffoit que j'eufle 
une fois dit non , pour qu'elle changeñt 
d'objet. 

Je trouvoïs fon nom difcile à prononcer, 
défagréable à l'oreille , & très infignifiant pour 
mon efprit; je {2 débaptifai & la nommai Na- 
nina, qui fignihe fÆur en langage Hottentot ; 
Je la priai de conferver ce beau nom qui 
lui convenoit à mille égards ; elle me promit 
de le porter tant qu'elle vivioit , comme un 
fouvenir de mon pañflage dans fon Pays & 
comme un témoignage de fon amour; Car ce 
fentiment déjà ne lui étoit plus étranger & 
dans fon langage naif & touchant , elle me 
faifoit affez connoîïtre tout ce qu'a d'impérieux 

Tome L, À a 


370 VOYAGE 
Ja première impreffion de la Nature, & qu'au 
fond des déferts d'Afrique , il ne falloit pas 
même ofer pour être heureux. 

J'avois fait tuer un Mouton, & cuire une 
bonne quantité de notre Hippopotame pour 
régaler nos hôtes ; ils felivrèrent à tousles accès 
de la gaité. Tout le monde danfa. Mes Hot- 
tentots , en hommes polis & galans , régalè- 
rent de leur mufique les Sauvages ; les vir- 
tuofes firent entendre le Goura, le Jnoum- 
jnoum, le Rabouquin ; l’heureufe Guimbarde 
ne fut point oubliée ; cet inftrument nouveau 
produifit fur les affiftans la plus vive fenfation ; 
Narina, comme toutes les jolies femmes qui ne 
doutent de rien , voulut l'effayer; mais, comme 
toutes les jolies femmes , bientôt impatientée 
de la leçon , elle jeta loin d'elle l’inftrument 
qu'elle trouva déteftable. 

Toute cette journée fe pañla en fêtes, enfolies ; 
mes gens diftribuèrent leur ration d’eau de vie, 
indépendamment de celle que je leur avois fait 
particulièrement donner; je vis avec plaifir 
que Narina n'en pouvoit boire; cette fobriété 
redoubla l'intérêt qu'elle m'avoit infpiré; je 

détefte cette liqueur , & m'étonne comment 


RES, 


EN TrRT Où. 371 
fios femmes bravent ainfi par genr..leffe le plus 
dégoûtant des poifons. 

Je fongeai à faire ramafler de bonne heure 
le bois néceffaire pour nos feux ; cette opé- 
ration ne fut pas longue ; les Gonaquois 
fe mirent de la partie, & firent une ample 
. provifion pour eux-mêmes; car je leur avois 
permis de refter jufqu'au lendemain, & leur 
avois affigné , pour pañler la nuit, une place 
éloignée de mon camp. 

Le foir, lorfque ces feux furent allumés, 
je régalai mon monde avec du thé & du café; 
_ Narina prenoit goût au thé ; mais la couleur 
du caffé lui donnoit de l’averfion pour cette 
liqueur ; je mis la main fur fes yeux, & lui 
en fis avaler une demi -tafle; elle la trouva 
bonne ; mais elle retournoït de préférence 
au thé; elle y revenoit même fort fouvent ; 
cétoit de fa part une fineffe dont je feignois 
de ne m'être pas aperçu & qui m'amufoit beau- 
coup ; je fuis perfuadé que cette boïflon ne 
flattoit pas infiniment fon goût : mais elle fe 
dépêchoit de l’avaler pour arriver, dans le fond 
de la tafle, au morceau de fucre candi qu’elle 
m'avoit vu y jeter. 

Aa} 


372 VOYAGE 

Après ce goûter frugal , & les fcènes pi 
quantes qu'il me procuroit, -on fe remit à Îa 
danfe , & vers minuit le befoin du repos fit 
cefler les plaifirs. 

Depuis quelque temps je conchois dans mon 
chariot pour éviter l'humidité des nuits; je 
fis au chef des Gonaquois la politeffe de le 
garder dans mon camp, & j'arrangeai moi- 
même ce bon vieillard dans ma Canonnière. 

Le Le@eur s'attend bien fans doute, à voir 
ma favorite exceptée de Îa loi qui renvoyoit 
toute la Horde dans l'enceinte que je luiavois 
prefcrite, & ne croira point à ma continence. 
Narina fe tenoit près de moi, & ne fongeoit 
guères à quitter fon ami... Je Jui montrai fa 
mère & fes compagnes qui s'éloignoient de 
nous, &...je reçus les adieux de Narina. | 

Je détachai deux de mes gens armés pour 
pañler la nuit anprès de ces Gonaquois & les 
défendre contre lapproche des animaux car- 
nafñers ; lorfque tout le monde fe fut retiré, 
jordonnai qu'on ne laiffât plus entrer n1 fortir 
perfonne. 

J'eus beaucoup de peine à m'endormir; 
tout ce qui venoit de fe pañer, depuis l’ar- 


EN AFRIQUE. 373 
rivée de ces Sauvages, fe retraçoit à mon 
imagination fous des couleurs fi bizarres & fi 
nouvelles ; ce que japprenois du caraétère 
& des mœurs de ces peuples, comparé aux 
relations fades & ridicules de nos roman- 
ciers Voyageurs, me fembloit fi pur, fi fim- 
ple & fi touchant, mes converfations parti- 
culières avec Haabas, avec Narina m'avoient 
fi vivement intéreflé, que je maudiflois juf- 
qu'aux rapides inftans enlevés à ces fcènes ani- 
mées, & regrettois de n'en pas voir {e pro- 
longer le cours. 

A mon réveil, j'allai vifiter le camp de 
mes Gonaquois ; l'aurore commençoit à pese 
a briller; roulés en peloton fousleurs Kros(*); 
ils étoient tous plongés dans le plus profond 
fommeil ; Narina étoit avec fa mère , fur une 
natte que je leur avois fait donner pour les 
* garantir. de lhumidité. Les fept autres femmes 


Done EEE TS SR EE ER mere} 


(*) Manteaux de peaux de différens Quadrupèdes 
dont fe fervent généralement tous les Hottentots , foit 
pour fe vèrir de jour, foit pour fe couvrir pendant la 
nuit. J'aurai occafion d'en parler plus amplement dans 


. la fuite, 
À a ii} 


374 V-O;Y:AGE 

entaflées les unes près des autres formoient un 
grouppe plaifant ; on ne voyoit ni pieds ni 
têtes; tout étoit caché fous la couverture ; 
je leur fouhaitai le bon jour par un coup de 
fufl ché à leurs oreilles ; je vis aufitôt 
toutes ces têtes efirayées fortir de deflous 
leurs Kros & m'ofirir le plus comique des 
tableaux ; cependant quelques-uns des dormeurs 
ne fe réveillèrent point; ce qui ne doit pas 
urprendre ; car le fommeil pour les Hotten- 
tots eft voifin de la léthargie, 

Je les laiflfai reprendre à leur aife l'ufage de 
leurs fens , & Jj'allai côtoyer la rivière pour 
tirer quelques oifeaux avant que la chaleur fe 
fit fentir; le Nord qui dans ces parages fait 
l'office du midi en France, nous annonçoit une 
journée accablante ; je rentrai chez moi à dix 
heures avec quelques oifeaux, entr'autres un 
Gobe-Mouche roux à longue queue, que je 


# 


recardois avec railon comme une découverte 
heureufe: ce charmant animal, dont la cou- 
leur dominante eft en eftet le plus beau roux, 
a la tête ornée d’un huppe plus belle encore, 
& porte deux très-longues plumes à la queue ; 


ce qui lni donne un air de dignité que fa 


EN AFRIQUE, 37$ 
femelle ne partage point avec lui; encore n’en 
jouit-il que dans la faifon des amours; elle 
dure environ trois mois, pañié lequel temps ces 
deux plumes fe détachent d’elles-mêmes; rien 
alors ne le diftingue de fa femelle qu'une 
teinte un peu plus rembrunie. 

Il ne faut pas confondre cette efpèce avec 
l’'oifeau du même genre décrit par Buffon & 
Briflon fous le nom de Gobe-Mouche huppé 
& à longue queue du Cap de Bonne - Efpé- 
tance; 1 eff faux que cet oifeau.fe trouve 
au Cap. Il appartient aux Indes & notamment 
a l'ile de Ceylan. Il diffère beaucoup du mien. 
Les caraëtères qui les diftinguent feront rap- 
portés dans mon Ornithologie. Je puis feu- 
_ lement aflurer d'avance que les deux Gobe- 
Mouches, décrits fous ce nom, dont l'un eft 
prefque blanc & l’autre roux, & qu’on donne 
comme des efpèces différentes , n’en font 
abfolument qu’une feule, & que cette variété 
dans les couleurs provient de la différence des 
faifons: on peut s’en convaincre en examinant 
lun de ces individus dans mon cabinet , aui, 
tenant encore des deux états, montre clai- 
rement le pañfage fucceflif du blanc au roux. 


Aa iv 


376 VIOVAGR 

Celtu que je venois de tirer n'éprouve jas 
mais ce changement; ce caraétère feul fuffit 
pour ne pas le confondre , comme on l'a fait, 
& pour en faire une nouvelle efpèce. 

Après avoir dépolé ma chafñe dans ma tente, 
je retournai au camp de mes hôtes; je n’y 
trotvai que les hommes ; toutes les femmes 
avoient difparu; on m'apprit qu’elles venoient 
de partir pour fe baigner. Curieux de voir 
cette cérémonie , je gagnai la rivière; je ne 
perdis pas beaucoup de temps à les chercher; 
leurs voix & leurs éclats de rire m’eurent 
bientôt mis fur la pifte; je me glifai dou- 
cement entre les arbres & les brouflailles, & 
j'arrivai tout près du bord fans être aperçu ; 
elles nageoïent toutes, folâtrant au milieu des 
eaux, & plongeant avec une adrefle merveil- 
leufe. | 

Lorfque j'eus examiné mes baigneufes à 
loifir, un coup de füfil que je tirai en me 
préfentant à elles fit ceffer leurs jeux. Toutes 
en même temps s’enfoncèrent dans eau, & 
ne montroient plus que le bout di nez; je 
m'étois affis fur leurs habillemens entaflés; je 
prenois plaifir à les perffiler , & leur faifois voir 


EN AFRIQUE. 277 
Tun après l'autre leurs petits tabliers, en les 
invitant à venir les chercher; la mère de Na- 
rina rioit aux éclats de l'embarras de fes com- 
pagses ainfi prifes au dépourvu. Elle étoit 
fortie de l’eau plus tôt que les autres, & fe 
répofoit fous un arbre en les attendant ; elles 
me fupplièrent long-temps de méloigner ; ce 
fut en vain. Il ne leur reftoit qu’un parti qu'elles 
faifirent avec une adreffe dont je fus étonné; 
elle connoïffoient tout lafcendant qu'avoit fu# 
moi la belle Narina. Sa mère lui lança fon 
tablier & fon kros ; elle s'habilla dans l'eau 
& vint bientôt à moi de l'air le plus tendre & le 
plus ingénu, me conjurer de me retirer quelques 
mMomens à l'écart pour donner le temps à ces 
femmes de reprendre leurs vêtemens; je fer- 
gnis d'y mettre un peu de réfftance ; mais, 
me prenant paf la man, Narina réufit à 
m'entrainer avec elle jufqu’à ce qu'étant hors 
de vue elle put crier à fes compagnes qu’elles 
pouvoient fortir de l’eau & s'habiller. 
Cependant nous cheminions vers ma tente, 
de plus en plus familiarifés, Narina folâtrant 
aufh librement avec moi qu'elle l’eut fait avec 
fon frère , fes parens, fes compagnes; elle me 


378 MOYAGE 

plaifantoit à fa manière, me tourmentoit d’une 
façon très-piquante, tantôt luttant de force 
avec moi pour fe débarrafler de mes bras, 
tantôt franchiffant, pour me fuir, les taillis, les 
ravines , les plus larges foflés ; jeune & vigou- 
reux alors, depuis long-temps rompu auk 
travaux les plus pénibles, & menant une vie 
plus dure mille fois que ces Sauvages mêmes , 
Jeufle défié nos Hercules d'Europe ; mais foit 
que l'habitude & un refle de galanterie me fiffent 
une loi de n’employer envers la ieune Narina 
que la moitié de mes forces, foit qu’en effet 
elle eût plus d'adrefle, & les mouvemens plus 
fouples, elle m'auroit contraint à lui demander 
grâce, & je pliois fous fes efforts ; mais fur-tout 
lorfqu'échappée à mes agaceries, & mettant 
entre nous un peu d'intervalle, elle me défoit 
à la courfe & venoit à s'élancer, avec quelle 
viteffe elle parcouroit les chemins & par cent 
détours revenoit fe cacher à la lifière du bois 
& me furprenoit au pañage! 

Différens oifeaux que je voyois voltiger dans 
la forêt me forçoient à tous momens d'y ren- 
trer : c'étoit le feul moyen qui me reftât d'ap- 
paifer les fougues de ma jeune Sauvage ; rien 


EN AFRIQUE. 379 
n'ésaloit le plaifir qu’elle éprouvoit à me voir 
tirer des coups de fufils; je ne les lui épar- 
gnois pas, & dans cette feule courfe j'abattis 
une vingtaine d’oifeaux; je n'avois point em. 
mené de Chien; Narina en farfoit aifément 
l'office , faififloit admirablement bien les pièces 
qui n'étoient que bieflées. Cependant je com- 
mençois à perdre de vue mon camp, & m'e- 
tois laiflé entrainer un peu loin. Tous ces 
jeux & les efpiéoleries de ma jeune compagne 
parvinrent enfin à m'égarer , & ne cefièrent que 
lorfqu’elle m'eut donné tout naturellement une 
bonne leécon & la meilleure réponfe au tour 
fi plaifant que je venois de lui jouer il n’y 
avoit qu'un moment aux bords de {a rivière 
Groot-Vis, Nous venions de rejoindre fon 
cours qui me reconduifoit imfailliblement à 
mon camp ; un Héron que je veñois de tirer, 
s'étoit abattu fur les bords de Îa rivière; en- 
frainé, par le courant, 1l gagnoit le milieu & 
alloit m'échapper; j'en eufle été d'autant plus 
défolé qu'un de fes pareils que j'avois eu beau- 
coup de peine à me procurer, avoit été un 
jour par la négligence d’un de mes gens cruel- 
lement endommagé dans ma tente, Déjà j'étois 


330 Voyace 

à mi-CotpS dans la rivière ; mais embarraflé 
dans les herbes qui croiffent fur les bords, & 
n'ayant pas encore oublié l'accident du Queur- 
Boom, je répugnois à me laiffer entraîner plus 
avant ; Narina, qui s'aperçut de mon embarras 
& me voyoit my prendre aflez gauchement 
pour courir après mon oiïfeau, s'étonna que je 
craignifle fi fort de me mettre au large; en un 
clin- d'œil elle s'élance à la nage; je rejoins la 
terre que je venois de quitter; mais la cruelle, 
tenant mon oïfeau à la main, m'appelle & 
minvite à le venir chercher; après cent débats 
& les plus vives inftances, loin de le rendre 
à mes défirs, elle gagne comme un trait l’autre 
bord, & de là me nargue à fon aïfe & fe rit 
de ma poltronnerie; j'ai dit quelque part que 
je ne fais point nager ; s’il fut des circonftances 
où je duffe m'en plaindre , fans contredit, il 
ne pouvoit s'en rencontrer de plus mortifiante 
& qui dût m'exciter davantage à réparer cette 
négligence inexcufable de l'éducation. Lorfque 
je vis que je ne pouvois rien obtenir de ma 
belle étourdie , je pris le parti de m'afleoir fur 
les bords de la rivière & de l’attendre patiem- 
ment ; elle fut bientôt lafle elle-même ; elle 


EN AFRIQUE. 381 
fe remit à la nage & revint ,non fans queïques 
plongeons, rejoindre le bord où j'étois, rien 
ne l’effrayoit de ma part ; pendant fa traverfée , 
je l’avois plufieurs fois couchée en joue; elle 
n'en étoit que plus folle & plus entêtée à me 
refufer mon Héron; nous reprimes enfin tous 
les deux plus paifñblement notre route jufqu'à 
ma Tente. 

Les autres Gonaquoifes que nous avions 
laiflées plus bas fur les bords de la même 
rivière ne tardèrent pas à nous rejoindre; un 
refte de honte fe lifoit dans leurs regards & 
fur leurs fronts; J'eus à rougir de m'être fait 
un jeu cruel de leur décence; c’étoit la pu- 
deur native dans tout fon embarras. bien dif- 
férente de cette réferve perfide dont on fe pare 
avec ofrgueil & qui n'eft qu'un manége agaçant 
plus dangereux que le fcandale. 

Je fis déjeñner mes Sauvages; enfuite on 
m'apporta la table fur laquelle je faifois mes 
diffeétions, & qui ne me fervoit qu'à cela; 
elle formoit avec deux chaifes tout le meuble 
de ma tente; je me mis devant eux à écorcher 
les oifeaux que javois tués le matin. Cette 


opération les intriguoit fort ; ils me regardoient 


382 VOYAGE 

avec furprife & ne pouvoient concevoir à 
quel deffein j'ôtois la vie à des oïfeaux pour 
les dépouiller & leur rendre auffitôt leur forme. 
Je ne perdis pas mon temps à leur vanter des 
cabinets de colle@ions, & le cas qu’on en fait 
en Europe; ils fe feroient à bon droit étonnés 
que je fufle venu de fi loin dans cette uni- 
que deflein, & la queftion de Narina s'il n’y 
avoit point d'oifeaux dans mon Pays , me parut 
naturelle & bien fimple ; je penfai qu'aucune 
differtation fur ce fujet avec des Sauvages qui 
ne m'auroient point compris, ne valoit pas 
le plaifir d'apprèter un Martin-Pécheur dont je 
fis préfent à ma belle curieufe. 

Haabas m'engageoit à lever mon camp pour 
l'aller placer près de fa Horde , où je trouve- 
rois une grande variété d’oifeaux de toute 
efpèce ; il me fit comprendre que je n’en étois 
éloigné que d'environ deux lieues; je lui 
promis de l'aller voir fous peu de jours. 

Il fe difpofoit à partir. Je le fis diner avec 
tout fon monde, & lui donnai en particulier 
une petite provifion de tabac, ce qui lui fit 
grand plaïifir; Narina me promit de m'apporter 
du lait, & de m'amener bientôt fa fœur; 


EN AFRIQUE 393 
enfin ; très-fatisfaits les uns des autres, après 
mille adieux répétés , ces bonnes gens me 
quittèrent ; je les fis accompagner par un des 
miens que je chargeai de reconnoître la route , 


& de me faire quelques échanges pour des 
Moutons, 


Fin du Tome Premier. 


.