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MO YACE
DE MONSIEUR LE VAILLANT
DANS L'INTÉRIEUR
DE L'AFRIQUE,
hs PAR
LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE;
Dans les Années 1780,81,82,83,84& 85.
TOME PREMIER.
&
O
LUTTE
As PAR IS;
Chez Lerov, Libraire , rue Saint- Jacques ;
vis-à-vis CE de la Parcheminerie, n° 15,
HUDCC'EXX XX.
Avec Approbation & Priviléxe du Roi,
Vaud
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à = AN 7 ne er
NURE 4 se Ur ee ea ||
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, An RATES nn nm mme sl,
A MONSIEUR BOERS,
ANCIEN FISCAL INDÉPENDANT
DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE,
PENSIONNAIRE DE LEYDE, &c.
MONSIEUR,
Je vous ai dédié mon Livre : le Puëblie
en fera moins étonné que vous.
Je fuis avec refpe“,
MONSIEUR,
Votre très-humble & très
obéiffant ferviteur
LE VAILLANT
AMIS AU RELIPUR
TOME PREMIER.
IL faut placer le Campement dans le Pays
des Grands Namaquois, au frontifpice de l'Ou-
vrage.
La Vue des montagnes du Cap de Bonne-
Efpérance, Page 22
Le Camp de Pampoen-Kraal, 166
Le Hottentot , Planche Æ, 212,
La Hottentote , Planche IT, 261
Narina, jeune Gonaquoife, Planche IV, 367
TOME DEUXIÈME.
Le Hottentot Gonaquoi, Planche III, 2
Le Caffre , Planche F, 214
La femme Caffre, Planche FE, 216
La Hottentote , Planche VIE, 346
La Girafe male , Planche VIII, D
La Girafe femelle, Planche idem, 394
DSP LP Ad CE.
ÎL a plu aux Nomenclateurs de l'Hiftoire
Naturelle d’étabiir des rapports & de calquer
l’anatomie des animaux fur celle de l'homme;
au moyen de cet arrangement qui n’eft guè-
res fenti que des gens de l'Art, il arrive que
la partie fur laquelle pofe un oïifeau dans
toute fa force, fe nomme les doigrs ; que
celle qui s'élève plus ou moins perpendicu-
jairement , aulieu d’être la jambe , comme
on le croit communément , fe nomme le
pied ; que celui-ci, furmonté par Île talon,
eft immédiatement fuivi par la jambe , qui
d'ordinaire pañle pour la cuiffe , 8 qu'enfini
cette dernière partie qui, dans l’oifeau vivant
n'eft prefque pas remarquable , fe trouve
cachée & ne fait pour ainfi dire qu’un avec
le corps même de l'animal : d'où l'on peut
conclure que le pied d'un Héron, par exem-
ple, ft aufi grand que tout fon corps;
V) PREFACE
aflertion qui paroitroit ridicule, abfurde, fi
l'on n'étoit prévenu que cette diftribution
méthodique eft adoptée par tous les Sa-
Vans. Îl eft donc clair qu'un oiïfeau ne
marche pas fur fes pieds & fes talons, mais
uniquement fur fes doigts. J'ai cru cet avet-
tiffement néceffaire pour me faire compren-
dre, s’il m'arrive ,dans le récit de mes Vo-
yages ou dans l'Ouvrage plus étendu dont il
n'eft en quelque forte que l'introduétion,
de parler, d’après ces convenances, de mes
acquifitions en quadrupèdes, oifeaux, &c.
Obligé de me fervir des termes & des mefures
adoptés par les Ornithologiftes , les perfonnes
quine font pas Naturaliftes & qui daigneront
me lire, autoient infailliblement trouvé
dans les trois quarts de mes Defcriptions, de
l'erreur ou de l’obfcurité, fi je ne leur don-
nois cette clef, indifpenfable à quiconque
jetteroit pour la première fois les yeux fur
cette partie de l'Hiftoire Naturelle.
Je pardonne à ces Ouvrages volumineux,
à ces compilations immenfes où l’on met
à contribution les Livres anciens , où les
textes font tout au long cités , où, par cela
PRÉFACE vi
feul qu'ils font anciens, on préfente comme
des vérités immuables, les rêves de l’imagi-
nation ou de l'ignorance. Mais lorfqu'épris
de la manie d’une Science , & ne trouvant
pas en foi les reffources propres à en éten-
dre les progrès ; que du fond de fon Cabinet
on prétend établir des principes & diter des
loix ; qu'on abufe des dons heureux du génie
pour propager de vicilles erreurs, & couvrir
de toutes les graces de l’élocution les men-
fonges avérés de nos Pères; qu'on les dé-
guife , qu’on les tourmente, qu’on fe les
approprie en connoïiflance de caufe, je ne
fais point grâce à l’Ecrivain qui fe pare ainfi
de la dépouille d'autrui, quelque peine qu’il
ait prife pour dn raflortir les lambeaux.
Bien réfolu de ne parler que de ce que
Jai vu, de ce que j'ai fait, je ne dirai rien
que d’après moi-même , & certes on ne
mc reprochera pas les fautes de ceux qui
m'ont précédé. |
Si , dans quelques endroits de mes récits ;
on rencontre des obfervations diamétrale-
ment oppofées à celles des autres Voyageurs,
je n'entendrai pas toujours conclure de là
vii] PRÉFACE
qu'ils fe font trompés; je ne veux déptéciet
perfonne ; J'aimerois mieux ( fur certains arti-
cles } imaginer que la différence des temps
ou des points de vue, en a produit dans les
rapports & les réfultats ; ce ne feroit plus,
fi l'on veut, qu'une erreur, une illufion
d'optique.
Mais fur les objets qui , pour avoir été
trop légèrement aperçus, défigurent effen
tiellement la vérité, mon fentiment, quoi-
qu'il ne cherche point à prévaloir, ne plicra
jamais , lorfqu'il fera sûr du fait & qu'il
marchera précédé de fes preuves.
Il n'y a pas un fiècle que le goût des
Voyages s'eft répandu dans l'Europe ; le
François fur-tout plus qu'aucun autre Peuple ,
heureux dans fa Patrie, attaché comme la
moule par fon #iffus à fa terre natale, le
François fe déplaçoit avec peine, regardoit
une abfence d'un mois comme une efpèce
de dévouement ; il fe contentoit d'attendre,
& recevoit avidemment les contes ridicules
de quelques charlatans téméraires fur les Pays
lointains ; il s'amufoit des récits de leurs dé-
“couvertes merveilleufes & de leurs aventures
incroyables ;
PRÉFACE, ik
incroyables ; l'exagérateur Ecrivain marchan:
doit, fi je puis parler ainfi, avec la crédu-
lité publique, & fe trouvoit trop payé de
ne voir rabattre que la moitié de l’enflure
& du merveilleux de fon livre. Les Sciences
croupifloient dans les ténèbres de l’incer-
titude, & l’Hiftoire Naturelle n'étoit pas
même encore à fon enfance. is
Peu à peu le génie des découvertes a dé-
ployé fes ailes ; les Arts & les Lettres ont
cédé la place aux Sciences ; la paflion des
Voyages s'eft éveillée ; ce défir toujours
plus infatiable de connoître & de compa-
rer s'eft agrandi en proportion des miracles
qu'il a produits ; on n'a plus connu de bornes
à mefure que les dangers fé font applanis ;
& ce qui paroifloit autrefois un obftacle in-
furmontable , n’eft aujourd’hui qu'une excufe
puérile , un moyen honteux de cacher fa
foiblefle & fon inertie. | \
Plus qu'aucun autre , élevé dans des prin-
cipes tout-à-fait contraires , J'ai nourri dans
mon cœur le goût le plus ardent pour les
Voyages, & quoique j'aie fait depuis pour
l'étouffer, ce n'eft qu’en cédant à mes tran£
Tome J. b
&
x PRÉFACE.
ports que je fuis parvenu à en modérer fa
violence.
J'ai traverfé les mers ; j'ai voulu voir d’autres
homimes , d'autres produétions, d’autres cli-
imats; je me fuis enfoncé dans quelques
déferts ignorés de l'Afrique : j'ai conquis une
petite portion de la terre.
Je ne fongeois point à la réputation; je
ne connoiflois point en moi de titres pout y
parvenir ; Je ne m'occupois que de mes
plaifirs. |
Mes amis & ma famille ont voulu me
perfuader que la relation de mes Voyages
& le détail de mes découvertes en Hiftoire
Naturelle pourroient être de quelqu'utilité ;
je leur livre cette relation & ces décou-
vertes telles qu'elles font & pour ce qu'elles
valent, n'entendant y attacher d'autre mérite
que la complaifance , & renonçant à toute
efpèce de prétentionlittéraire dontje ne ferois
pas en état de porter le fardeau. Ce que je
fuis ,ce que j'ai vu , ce que j'ai fait , ce que
j'ai penfé, voilà tout ce que je me fuis pro-
pofé de leur apprendre.
‘ On trouvera peut-être étrange que, pour
PRÉFACE. x
“donner la relation d'un Voyage récemment
entrepris en Afrique, j'aie été forcé de me
replier fur le pañlé , & de conduire mes'Lec-
teurs dans l'Amérique méridionaic fur les
premicrs pas de mon enfance ; j'ai cru qu'il
ne feroit pas mal à propos de juftifier, par
les commencemens de ma vie, ma manière
de voir, de penfer & d'agir qui confervera
toujours le goût du terroir, 8 qui, jugée
peut = tre avec févérité , n€ manqueroit
pas de choquer ces efprits intolérans qui
ne fouffient jamais fans humeur qu'on leur
enlève leurs préjugés, & qu'on oôfe heur-
ter de font les principes & les ufages
jufques là généralement adoptés ; mais de
quelqu'œil qu'on envifage cette hardicffe à
rendre mes penfées, à prétendre redreffer
jufqu'aux erreurs même du Génie, il m’im-
porte qu'on fache qu'aucune haine particu-
lière , aucune envie , aucuns déplaifirs fecrets
ne fauroient balancer dans mon ame l'intéréc
de la vérité , que je chéris par deflus tout,
& que Je lui ai facrifié, dans plus d’une ren-
contre , celui même de l'amour propre.
Je préfenterai à la fuite de cet Ouvrage,
bij |
xi] PRÉFACE
aux Amateurs d'Hiftoire Naturelle, la def-
cription générale de tous les individus , qua-
drupèdes & oifeaux que je me fuis procurés
dans mes courfes , & que je pofsède actuelle-
ment ;]Jyÿ jJoindrai les gravures coloriées de
ceux qui font inédits, & de ceux qui jufqu’a
préfent font encore inconnus; on y verra
des genres abfolument neufs, des variétés
confidérables dans les efpèces. Quoique la
Girafe ait été décrite & gravée dans quel-
ques Auteurs , Cela ne nrempéchera pas de
recommencer ces deux opérations: ce qui
a été dit jufqu'’àa préfent fur cet animal ,&
les deffins qui en ont été faits ne refflemblant
guères à l’original qui exifte dans mon Cabi-
net, & à l'étude que j'ai faite de fes mœurs
dans fon Pays natal.
PRÉCIS HISTORIQUE.
La partie Hollandoïife de la Guyanne foumife
à la domination de la Compagnie d'Occident,
eft peut-être la moins connue des Naturaliftes,
quoiqu’elle foit fans contredit de toute l’Amé-
rique Méridionale celle qui offre dans tous
les genres les produétions les plus curieufes
& les plus extraordinaires. Placée fous le chi-
mat brülant de la Zône Torride à $ degrés Nord
de la Ligne, cette Région, encore enveloppée .
de la croûte des temps, recèle, fi je puis
m'exprimér ainfi, le foyer où la Nature tra-
vaille fes exceptions aux règles générales que
nous croyons lui connoître; elle a, fur une
étendue d'environ cent lieues de côtes, une
profondeur prefqu'illimitée ; c’eft là que le
fleuve SURIMAN promène fes eanx majeftueufes.
Sur fa rive gauche , à trois lieues de la Mer,
s'élève PARAMARIBO , Chef-lieu de cette vafte
Colonie ; c’eft ma patrie & le berceau de mon
enfance. Elevé par des parens inftruits qui
travailloient à fe procurer par eux-mêmes les
ê ii
Xiv PRE Cr Ss
objetsintéreffans & précieux qui {ont répandus
dans ce Pays, j’avois continuellement fous
les yeux les produits de leurs acquifitions ;
je jouiflois à mon aife de leur Cabinet très-
intéreffant : j'aurai, dans la fuite, occafon d’en
parler. Dès mes plus jeunes années, ces tendres
parens qui ne pouvoient un moment fe déta-
cher de moi, fouvent expofés par leurs goûts
à des Voyages lointains, à de longs féjours
aux extrémités de la Colonie , m'emmenoient
avec eux, & me faifoient partager leurs courfes,
leurs fatigues & leurs amufemens, Ainf j’exerçai
mes premiers pas dans les Déferts, & je naquis
prefque Sauvage. Quand la raifon , qui devance
toujours l'âge dans les Pays brülés, eut com-
mencé à luire pour moi, mes goûts ne tar-
dèrent point à fe développer; mes parens aï-
doient, de tout leur pouvoir, aux premiers
élans de ma curiofité. Je goûtois tous les jours,
fous d’auffi bons maitres, des plaifirs nouveaux ;
je les entendois differter, d’une façon qui étoit à
ma portée, fur les objets acquis & fur ceux
qu'on efpéroit fe procurer dans la fuite: tant
d'idées & de rapports, s’'amañfloient dans ma
tête confufément à la vérité dans les commen
cemens, mais peu à peu avec plus d'ordre &
Fa
> 4
TI ST O0 LI Q Ù Er. KV
de méthode; la Nature a donc été ma pre-
mière inflitutrice parce que c’eft fur elle que
font tombés mes premiers regards.
Bientôt le défir de la propriété & l'efprit
d'imitation , paflions favorites de l'enfance, vin-
rent donner de l’impétuofité , je pourrois dire
de limpatience, à mes amufemens. Tout difoit à
mon amour-propre que je devois aufli me faire
un Cabinet d'Hiftoire-Naturelle ; je me laiffai
careffer par cette idée féduifante , &, fans perdre
de temps, je déclarai traitreufement la guerre
aux animaux les plus toibles , & me mis à la pour-
fuite des Chenilles, des Papillons , des Scarabées,
en un mot de toutes les efpèces d’Infedtes.
Lorfqu'’on travaille pour fon propre compte;
on peut ,-avec des moyens bornés, des talens:
novices & peu développés, faire un mauvais
ouvrage ; mais, on a, ce me femble , toujours
aflez bien réufi pour foi-même fi lon n'a
négligé, n1 temps, ni foins, ni peines & fi l’on y
a déployé toutes fes facultés, toutes fes forces.
D'après ces difpofitions, indices prefaue certains
des fuccès , je voyois fe former fous mes mains
& s'accroitre de jour en jour ma jolie col-
leétion d’Infeétes; j'en faifois le plus grand cas;
Je l'eftimais outre mefure : j'en étois l'unique
bi
XV] PRIE Te
créateur ; c'eft dire aflez combien je la trou-
vois fupérieure à celle de mes parens : l'or-
gueil eft un aveugle qui fait marcher de pair
les chefs-d'œuvres de la Sottife & du Génie.
Tout concentré dans ma jouiflance, je n’a-
vois pas encore fenti que toujours l'obftacle
fe préfente & vient fe placer entre l’entreprife
& le fuccès.
Dans une de nos courfes, nous avions tué
un Singe de l'efpèce que dans le Pays on nomme
“Baboër; c'étoit une femelle : elle portoit fur
fon dos un petit qui n’avoit point été blefé ;
nous les enlevâmes tous les deux ; de retour à
la Plantation, mon Singe n’avoit point encore
défemparé les épaules de fa mère; il s’y cram-
ponnoit fi fortement que je fus obligé de
me faire aider par un Nègre pour len déta-
cher; mais, à peine féparé, 1l fe lança comme
un oifeau fur une tête de bois qui portoit une
perruque de mon père ; il l'embrafla de toutes
fes pattes, & ne voulut abfolument plus Ja
uitter; fon inftin@ le fervoit en le trompant;
il fe croyoit fur le dos & fous la proteion
de fa mère ; il étoit tranquille fur cétte per-
ruque; je pris le parti de ly laifler & de le
nourrir avec du lait de Chèvre; fon erreur dura
HISTORTONE. XVij
environ trois femaines; après quoi, s’émanci-
pant de fa propre autorité, il abandonna Ja
perruque nouricière , & devint par fes gentil-
leffes l'ami & le commenfal de la maifon,
Je venois d'établir, fans m'en douter , le Loup
dans la bergerie; un matin que je rentrois dans
ma chambre dont j'avois eu limprudence de
laifer la porte ouverte, je vis mon indigne
élève qui faifoir fon déjeüné de ma fuperbe
colleétion; mon premier tranfport fut de l’é-
touffer dans mes bras; mais le dépit & la colère
firent bientôt place à la pitié , quandje m’aperçus
qu'il s’étoit livré lui-même par fa propre gour-
mandife au plus cruel fupplice; 1l avoit , en
croquant les Scarabées , avalé les épingles quiics
enfiloient ; c’eft en vain qu'il faifoit mille efforts
pour les rendre. Ses tourmens me firent ou-
blier le dégât qu'il me caufoit; je ne fongeai
plus qu'à le fecourir; & mes pleurs & tout
art des Efclaves de mon père que j'appelois
de tous côtés à grands cris, ne purent le rendre
à la vie: cet accident me renvoyoit fort loin
fur mes pas; mais il ne put me rebuter ; je
me livrai bien vite à de nouvelles recherches ;
‘& , non content d'un tréfor unique , j'en vou-
fus: réunir plufieurs, Je fongeai, par une pro-
XViiÿ PRÉCGLRS
greffon naturelle, aux Oïfeaux. Nos Efclaves
ne men fournifloient point aflez à mon gré;
je m'armai de la Sarbacane & de l'Arc Indien;
en peu de temps, je men fervis avec beau-
coup d’adreffe; je paflois les journées entières
à l'affût ; j'étois devenu un Chaffeur déterminé.
Ce fut alors qu'on s'aperçut, & que je fentis
moi-même, que ce goût fe changeoïit en pañlion;
pafion vive quitroubloit jufqu'aux heures du
fommeil, & que les années n’ont fait que fortifier.
Quelques amis mont accufé de froideur &
d'infenfibilité ; un plus grand nombre a trouvé
téméraires les voyages finguliersque j'ai entrepris
dans la fuite; je pardonne volontiers aux uns
& n'ai rien à dire aux autres; cependant pour
peu qu'on daigne s’arrèter aux premiers pas de
mon enfance, cette apparence d'originalité
furprendra moins, & l'on verra que mon édu-
cation en eft à la fois & la caufe & l'excufe.
Quelque temps après, mes parens, qui
avoient fixé leur départ pour l'Europe, & qui
n'afpiroient plus qu'au bonheur de fe réunir
dans le fein de leurs familles, ayant mis ordre
à leurs affaires, je monvai avec eux fur le Navire
Catharina ; le 4 Avril 1763, on leva l'ancre,
& l’on prit la route de la Hollande. Je partageois,
HIS TOR I Q U E. CRIE
dans la joie de mon cœur, tous les projets de
plaifirs & de fêtes auxquels fe livroient mes
parens durant la traverfée ; une curicfté bien
naturelle à mon âge ajoutoit à mes tranfports;
mais cette agitation, ou plutôt ce délire, ne
me rendoit pas infenfble aux regrets. Je ne
pouvois devenir ingrat en fi peu de temps,
& perdre de vue f tranquillement la terre
bienfaifante qui m'avoit vu naitre; je jetois
fouvent mes regards vers les rives heureufes
dont je m'éloignois de plus en plus. À melure
qu'elles fuyoient & qu’emporté par les vents,
je mapprochois des climats glacés du Nord,
une triftefle profonde flétrifloit mon ame &
venoit difiper les preftiges de l'avenir.
Après une traverfée cruelle & dangereufe,
nous jetèmes l'ancre au Texel, à neuf ou dix
heures du marin , le 12 Juillet fuivant.
Nous étions donc enfin en Europe; tout ce
que je voyois étoit fi nouveau pour moi, je
montrois tant d’impatience , je fatiguois les gens
de tant de queftions, chaque objet qui s'offroit
à ma vue, me paroïfloit fi. extraordinaire que
Jétois moi-même un objet d'étonement aux
yeux de ceux qui m'entouroient. Cependant
mes importunités ne mettoient pas toujours
XX P'RIELC (TS
les rieurs contre moi, & je payois bien ample-
ment en remarques piquantes fur l'Amérique ,
les inftru@tions qu’on avoit la complaifance de
me donner fur l'Europe.
Après avoir pañlé quelque temps en Hollande,
nous nous rendimes en France dans la Ville où
mon père eft né, & l’on me fixa dans le fein de fa
famille : c'eft là que je donnai nouvelle carrière
a mes goûts, dans le Cabinet de M. Bécœur.
Il offroit , pour l'Ornitholosie d'Europe, la co!-
le&ion la plus nombreufe & la mieux con-
fervée que j'aye jamais rencontrée.
A Surinam, je m'étois fait une manière de
déshabiller les Oifeaux qui me réufifloit affez
bien , mais qui parloit fort peu à l'imagination,
encore moins aux yeux. Je ne connoiflois d'autre
méthode que d'en dépofer les peaux dans de.
grands livres pour les conferver ; ici, un autre
fpe@acle éveilloit tous mes fens;1l falloit , outre
le mérite de la confervation, leur reftituer leurs
formes: ces deux points effentiels m'embaraf-
foient;je réfolus de m'en faire une étude particu-
lière & je m y livrai tout entier; j'étois chafleur
déterminé. Pendant un féjour de deux ans en
Allemagne , un autre de fept en Lorraine &
en Alface, je fis un dégât d'oifeaux incroyable 3.
PART ST OR TO LV.E! XX]
je voulcis aufi joindre la connoïffance appro-
fondie des mœurs à la diftinétion des efpèces,
& je n’étois parfaitement fatisfait de mes chaffes
que lorfque j'étois parvenu à furprendre le
male & la femelle en fituation qui re me permit
pas de douter de leur fexe; j'ai fouvent pañé
des femaines entières à épier des efpèces d’oi-
feaux avant de pouvoir me procurer la paire.
C'eft donc dans l'efpace de huit ou neuf ans
qu'à force de foins , de peines , de tentatives &
de désâts, je fuis parvenu non- féulement à
rendre à fes animaux , fi frêles & fi délicats,
leur forme naturelle , mais même à les maintenir
dans cette confervation intaête & pure qui fait
le mérite de ma colleétion. C'eft aufli par cette
longue habitude de vivre avec eux dans les
champs, dans le bois, dans tous les lieux de leurs
retraites les plus cachées , que j'ai äppris à dif-
tinguer les fexes d’une manière invariable: Art
divinatoire , fi je puis m'exprimer ainfi, que
je ne prétends pas donner comme un mérite
bien éminent , mais qui eft l'apanage d’un
très- petit nombre d’Ornitologiftes. Combien
de fois ne m'eft-1l pas arrivé de voir dans des Ca-
binets, d’ailleurs aflez curieux , tantôt des divor-
ces forcés, tantôt des alliances monftrueufes
XXij PIRE C 11e |
& contre-nature; là on place, comme mâle &
femelle, deux êtres qui jamais ne fe font ren-
contrés; plus loin un mâle & fa femelle font
annoncés & claflés comme deux efpèces diffé-
rentes , &C.
J'amafñlois de plus en plus des connoiffances
dans cette partie intéreflante de l'Hiftoire-Na-
turelle ; mais j'avoue que, loin de me contenter,
elles ne faifoient que me prouver toute l'in-
fufifance de mes forces: une carrière plus
étendue devoit s’ouvrir devant moi; l'occafon
fembloit m'appeler de loin & m'inviter à ne
pas différer plus long-temps.
Dans le courant de 1777, une circonftance
favorable me conduifit à Paris. Je portai, com-
me tout Etranger qui arrive pour la pre-
mière fois dans cette Capitale, mon tribut
d'admiration aux Cabinets des Curieux & des
Sçavans. J'étois ébloui, enchanté de la beauté,
de la variété des formes , .de la richefle des
couleurs, de la quantité prodigieufe des in-
dividus de toute efpèce qui, comme une con-
tribution forcée, viennent des quatre parties
du monde fe cläfler méthodiquement , autant
que cela fe peut faire , dans un efpace malheu-
reufement toujours trop limité. En trois années
HISTORIQUE. Xxiij
de féiour, je vis, j'étudiai, je connus tous
les. Cabinets importans ; mais, le dirai-je, ces
fuperbes étalages me donnèrent bientôt un
mal-aife , ils laifsèrent dans mon ame un vide
que rien ne pouvoit remplir; je ne vis plus,
dans cet amas de dépouilles étrangères, qu'un
dépôt général où les différents êtres rangés , fans
goût & fans choix, dormoient profondément
pour la fcience, Les mœurs, les affections, les
habitudes , rien ne me donnoit des indications
précifes fur ces chofes effentielles? C’étoit l'étude
qui, dans ma première jeunefle, m'avoit le plus
intéreflé; je connoïffois, il eft vrai, divers
Ouvrages d'Hiftoire Naturelle, mais remplis
de contradittions fi rebutantes que le goût qui
n'eft pas encore formé ne peut que beaucoup
perdre à les lire : j'avois fur-tout dévoré les
_ Chefs-d’œuvres immortels confacrés à la poftérité
par un des plus grands génies ; je brülois tous
les jours un nouvel encens aux pieds de fa
ftatue; mais fon éloquence magique ne m’avoit
pas féduit au point d'admirer jufqu’aux écarts
de fon imagination & je ne pouvois pardonner
au Philofophe les exagérations du Poëte.
D'ailleurs & par-deffustout, je fongeois con-
tinuellement aux parties du Globe qui n'ayant
XxIV PR .É.C-I.S:5 8: |
point encore été fouillées, pouvoient , en don-
nant de nouvelles connoïffances , re@ifier les
anciennes ; je regardois comme fouveraine-
ment heureux , le mortel qui auroit le cou-
rage de les aller chercher à leur fource;
l'intérieur de l'Afrique, pour cela feul, me
paroïffoit un Pérou. C’étoit la terre encore
vierge. L'efprit plein de ces idées , je me
perfuadois que Fardeur du zèle pouvoit fup-
pléer au génie, & que pour peu qu'on fut un
obfervateur fcrupuleux, on feroit toujours un
affez grand écrivain. L’entoufiafme me nommoit
tout bas l'être privilégié auquel cette entre-
prife étoit refervée ; je prêtai l'oreille à fes
fédutions , & de ce moment je me dévouai,
N1 les liens de l'amour , ni ceux de l'amitié
ne furent capables de m'ébranler ; je ne com-
muniquai mes projets à perfonne. Inéxorable,
& fermant les yeux fur tous les obftacles,
je quittai Paris le 17 Juillet 1780.
VOYAGE
PROYAGE
DANS L'INTÉRIEUR
VOYAGE
AU CAP DE BONNE-ÉSPÉRANCE.
Im PATIENT de réalifer mes projets, je me
rendis en Hollande, Je vifitai les principales
villes de la République, & leurs curiofités ;
Amfterdam enfin m'offrit des tréfors dont je
n'avois nulle idée. Tous les Savans daignèrent
me recevoir ; tous les cabinets me furent
ouverts : entr'autres, je ne pouvois me lafler
d'admirer celui de M. Temminck , tréforier de
la Compagnie des Indes, & la brillante col-
lection qu'il renferme. J'y remarquai une foule
d'objets précieux que je n'avois jamais vus en
Tome I, 1 A
us)
2 VOYAGE
France, Tout m'y parut extrêmement rare , & de
la confervation la plus pure. Sa fuperbe volière
aufh me préfenta , dans une fuite admirable,
le double afpe@ de l'Art & de la Nature réunis
pour tromper les climats. C'eft là quil eft
permis à l'œil enchanté d'admirer , vivans, les
individus les plus beaux & les moins connus;
c'eft là qu'on voit , par les foins affidus qu’on
leur prodigue , les oifeaux les plus éloignés,
les plus étrangers l’un à l’autre, multipliant,
fe propageant, comme s'ils vivoient dans leur
pays natal. Ce fpeétacle , je l'avouerai, fervit
encore à redoubler mon ardeur , & me raffermit
pour jamais contre tous les obftacles & tous
les périls que J'avois réfolu d'affronter.
Je ne tardai point à me lier particulièrement
avec M. Temminck. Cet Amateur me combloit
d'honnêtetés ; 1l pouvoit, plus qu'aucun autre,
favorifer mes deffeins. Je n'héfitai point à les
lui confier. Il m'approuva, & me mit bientôt
au fait des moyens que je devois employer
pour réuflür ; il n’épargna lui-même n1 foins
ni démarches; je fus affez heureux pour obtenir
la permiflion de pañler au Cap fur un vaiffeau
de la Compagnie. Mon départ fut arrêté. J’obtins
DS:
PA
PONT AME RAI OU EE. . 3
de mon refpetable ami ces recommandations fi
puiflantes & fi généreufes , fans lefquelles , par
une fatalité fingulière , comme on le verra
bientôt , je ferois infailliblement tombé dans
les plus cruels embarras.
Je m'occupois fans relâche des préparatifs
néceflaires pour ce grand Voyage. Lorfque
je me fus procuré tout ce que je prévoyois
devoir m'être utile dans l'intérieur de l'Afrique,
je pris congé de mes amis , & de l'Europe,
Une chaloupe vint me recueillir, & me con-
duifit au Texel, a bord du Held-Woltemaade,
vaiffleau deftiné pour Cevlan , mais qui devoit
relâcher au Cap de Bonne-Efpérance, Notre
Capitaine {e nommoit S**V**, Le vent n'é-
tant point favorable pour fortir du Texel,
nous l’attendimes pendant huit jours, Dans cet
intervalle, j'appris que notre navire étoit un
ex-voto de la Compagnie des Indes , en mémoire
d'une belle aëtion d'un Habitant du Cap,
nommé W'oitemaade , lequel , pendant une tem-
pête affreufe, avec le fecours de fon cheval,
étoit parvenu à fauver quatorze Marelots d’un
navire naufragé dans la Baie de la Table, mais
qui lui-même , viétime de fes généreux efforts,
| A ij
7 NN VOYAGE
avoit péri dans une dernière tentative , accablé
par fa propre fatigue, par celle de fon cheval,
& le poids des malheureux qui s'étoient jetés
en foule fur lui, dans la crainte quil ne
retournât plus au vaifleau avant qu'il füt en-
tièrement fubmergé. On peut voir une defcrip-
tion très-détaillée & très-attendriflante de cette
cataftrophe , dans le Voyage au Cap, du
dofteur Sparmann. |
Enfin, le vent s'étant déclaré favorable , nous
levâmes l'ancre le 19 Décembre 1781, à onze
heures du matin, veille précife de la déclaration
de guerre de la part des Anglois à la Hoilande.
Vingt-quatre heures plus tard, la Compagnie
ne nous auroit pas permis de partir ; ce qui
feroit venu, fort mal-à-propos , me contrarier
&: renverfer peut-être toutes mes réfolutions,
& plus encore mes efpérances. Un très-gros
temps, & une brume fort épaiffie nous permi-
rent de traverfer la Manche fans être aperçus
des Anglois ; nous gaonâmes la Pleine-mer ,
fendant les flots en toute fécurité , & ne foup-
çonnant pas que le feu de la guerre fe fût
embrafé de toutes parts. Nous allions tantôt
bien, tantôt mal, & fuivions le Mercure , autre
EN AFRIQUE. $
vaifleau de la Compagnie , qui faifoit même
route que nous, & nous commandoit. Jufques-
la, notre Voyage ne nous offrit rien de remar-
quable ; mais nous devions nous reflentir bientôt
de lébranlement général,
Je favois que, dans une traverfée de trois
ou quatre mois , peut-être de fix, j'éprouverois
plus d’un inftant de défœuvrement & d'ennui;
en conféquence , je m'étois précautionné là-
deflus , avant de partir, & j'avois, emporté
quelques Livres; parmi mes Traités d'Hiftoire
_ naturelle, & mes Relations de Voyages, j'avois
in la Caille, Je m'amufois de préférence à le
lire; mais je me rappelle qu'un jour, tombant
fur un paflage anti-philantropique , & plein de
fanatifme , je jetai tout-à-coup le Livre avec
humeur, & me promis bien de n'en pas con-
tinuer la leure. Voici ce pañfage : « L'ufage
» d'aller à la chaffe des Négres fugitifs & bri-
» gands , comme à celle des animaux fauvages,
» n'a rien qui puifie choquer la déficateffe Euro-
» péenne;du moment où des hommesutiles dans
» la Société renoncent a feur état , par un efprit
w
» de libertinage & de cupidité, ils fe dégradent
Le
» au deflous des bêtes, & méritent les plus rigou-
À iij
6 VOrAGE
» reux traitemens ». Mais depuis, réfléchiffant
au caractère humain , doux & fi tolérant , dont
on fait par-tout honneur à ce Savant, je repris
fon Livre & j'y trouvai ces réflexions : « Pré-
» jugé à part , lequel eft préférable à l’autre , de
» Celui qui cultive les Arts, & qui invente des
» exceptions contraires aux règles de la loi na-
» turelle, ou de celui qui, content du premier né-
» ceffaire fe conduit fuivant les maximes d’une
» équité ftritte & fcrupuleufe » ? Je me rappelai
alors que les Lettres & les Sciences avoient
perdu l'Abbé de la Caille , avant qu'il eût mis
la dernière main à fon Journal ; & je rejetai
fur l'ignorance barbare de l'Editeur ce para-
graphe infâme , qui ne pouvoit , en aucune
manière , être échappé à la plume d’un Prêtre,
d'un Savant , d’un Philofophe.
Le premier Février 1781 , étant par trois
degrés nord de la ligne , nous flimes avertis,
au point du jour, qu'on découvroit une
voile à l'horizon; le Mercure étoit alors en
avant prefque hors de vue, & nous avions
un Calme plat ; toutes nos lunettes furent
inutilement braquées ; ce ne fut qu'à neuf
heures du matin que nous pümes diftinguer
EN À) FR EOQU'E. 7
& reconnoitre que ce n'étoit qu'un petit bà-
timent. Les uns le croyoient François , d'autres
foutenoient qu'il étoit Anglois ; chacun rai-
fonnoit à fa façon, & formoit des conjettu-
res, en attendant les certitudes. On s'aper-
çut , quelques heures après , qu'il fe faifoit
remorquer par deux chaloupes, & qu’il venoit
a nous, à force de rames. C’étoit , auroit-on
alors , un bâtiment en détrefle qui s'asprochoit
pour demander du fecours; nous le laifñions
arriver fort tranquillement. Vers les trois heures
après midi, le voyant à la demi-portée, nous
afluraämes notre Pavillon par un coup de canon
en blanc ; mais nous fümes étrangement furpris
de recevoir , dans notre dunette, un bcu'et
qui fut fuivi de toute 1a bordée ; le Corfaie
en même temps arbora pavillon Anglois.
Je chercheroiïs en vain à peindre l'étonnemenit,
la ffupéfaétion de tout l'équipage dans cette
aventure imprévue. El n’y avoit peut-être pas
fur le vaifleau un feul homme qui fe fût jamais
trouvé à une ation. Le Capitaine & les Officiers,
habitués à voyager paifiblement , n'avoient ja-
mais commandé en pareille circonitance : atta-
qués de la forte , fans s’y être attendus , fans
À 1v
8 VOYAGE
avoir eu le temps de faire aucuns’ préparatifs,
ni mème de fe baftinguer , on fe figure aifément
quelle devoit être la confternation de ces
pauvres gens. L'épouvante , & fur-tout la con-
fufon étoient peintes far tous les fronts. Les
Officiers crioient à tue-tête; les Soidats , toutes
recrues, qui n'avoient jamais chargé un fufl,
ne favoient auquel entendre , à quoi répondre;
en un mot, à fept heures du foir, nous n'a-
vions pas encore brûlé une amorce. Le Corfaire
nous canonnoit fans relâche ; 1l nous fommoi
de nous rendre , nous menaçant de nous couler
à fond , fi nous réfiflions plus long-temps. Notre
Capitaine , dans une agitation convulfñve , ne
ceffoit de lui crier qu'il n'étoit point maître
de fe rendre ainfi à difcrétion , qu'il falloit,
pour cela , s'adreffer au Mercure, qui étoit fon
Commandant. Le bon-homme avoit entièrement
perdu la tète.
Enfin, comme par miracle , un petit vent
s'étant élevé, le Msrcure s'approche & demande
à notre Capitaine pourquoi on ne tiroit pas;
1 lui répond qu'il avoit attendu fes ordres,
& que c'éioit au Commandant à donner le
fignal pour fe battre ; excufe tout-ä-fait plai-
EN AFRIQUE. 9
fante dans la bouche d’un marin attaqué par
un petit bâtiment de feize pièces de huit,
tandis qu'il en avoit trente-deux d’un plus gros
calibre , plufieurs pierriers , & trois cents hom-
mes, outre l'équipage!
Le Mercure commençant à tirer, nous com-
mençâmes aufli à faire feu de tous bords; &,
quoique le Mercure {e trouvât entre l'Anglois
& nous, n'importe , nous tirions toujours. Nos
gens , que ce défordre favorifoit , s'étoient
enivrés à qui mieux-mieux ; ils alloient , cou-
roient fans favoir où , fe heurtoient, chan-
celoient , revenoient fans favoir pourquoi ; on
crioit ; on pleuroit d’un côté; on juroit ; on:
fe cachoit d’un autre ; le Chapelain lui-même,
fans doute pour fe donner du courage , n’avoit
pas craint de fe livrer aux mêmes excès ; je
le vis, une lanterne à la main, defcendre à
la Sainte-Barbe remplie de vinet-cinq milliers
de poudre deftinés pour Ceylan , & en rap-
porter, fans la moindre précaution , de quoi
faire des cartouches; car 1l eft à remarquer
qu'il n’y en avoit pas une feule de provifon , &
que , depuis le matin , on n'avoit pas fongé à
en préparer,
10 V.0 YA GE
Après avoir abymé toutes nos manœuvres ;
& nous avoir criblés de toutes parts , le Cor-
‘aire nous abandonna à onze heures du foir.
I étoit fort loin que nous tirions toujours. Quel
beau moment pour les Poltrons ! Comme ils
fe démenoient alors, & parcouroient le pont
d'un pas ferme , hauflant la voix , & provo-
quant l'ennemi qu'ils n’entendoient plus! Pour-
tant on le craignoit encore ; perfonne n'ofa fe
coucher. Je paffai, comme les autres, toute la
nuit au bel air, étendu fur un fac au milieu
; » à LA c LA
des fufiis rangés; mais, à tous momens, réveillé
©
par les alertes très-vives de ceux qui faifoient
la garde, & que “ bruit des canons Anglois
De Du fans cefle. On peut fe faire une
idée du défordre qui avoit régné dans cette
bagarre : le lendemain , lorfqu'on flamba les
pièces , on trouva des canons remplis jufqu’a
la bouche , & qui contenoient jufqu'à trois
charges de poudre , alternativement entaflées
lune fur l’autre , avec autant de boulets. Plu-
fieurs fufls avoient été chargés les balles les
premières : je fuis bien perfuadé que, fans le
Mercure , nous euffions été pris; heureufement
nous en füûmes quittes pour la peur. Il ny
EN AFRIQUE. II
avoit effe@ivement que ce fantôme capable de
confterner des Officiers, au point de fe laïffer
canonner , pendant quatre heures, {ans ofer
ripofter par un feul coup. L'Anglois croyoit
certainement que nous mavions point de ca-
nons, ou que ceux qu'il voyoit étoient de
bois ; la moindre réfiflance , de notre part,
lui eût fait aufñi-tôt lâcher prife , & fans doute
il fe feroit retiré plus vite qu'il nétoit venu.
Je n’achèverai point ce tableau , vraiment
digne des crayons plaifans de Calot , fans rap-
porter un dernier trait qui rappelle le rire fur
mes lèvres, au moment où j'écris. J’errois çà &
là de la dunette au pont & du pont à la chambre
(car, n'ayant point de commiffon fur le navire,
_je n’avois aucun ordre à donner ni à recevoir },
j'aperçus le Gardien des papiers de la Com-
pagnie fidélement aflis auprès de la boîte
myftérieufe , & tout prêt à la lancer par la
fenêtre au moindre fignal d'un péril imminent.
Celui-la du moins étoit à fon pofñte : mais le
devoir l'y fixoit beaucoup moins que la terreur.
Elle s'étoit emparée de tous fes fens. « Vaillant,
» s'écria-t-il, Vaillant, c’eft fait de nous. Eh!
» mOn ami, nous fommes perdus, nous fommes
12 VOYAGE
» perdus»! Je faifois mes efforts pour le raflurer;
& l'engageois à changer d'air, afin qu'il chan-
geit de Contenance ;un Boulet vint traverfer fa
chambre avec un fracas horrible ; je vis mon
homme tomber comme une maffe , immobile,
& fans mouvement ; je le crus mort ; mais peu
a peu il fe releva de lui-même en pouffant de
profonds fanglots. Pour cette fois, je ñe pus
tenir a cette fcène touchante, & j'allai plus
Join donner un libre cours à mes éclats de rire.
N'étoit-1l pas odieux, que des hommes faits
par leur état , par leur âge & leur expérience,
pour donner des exemples de bravoure &
d'honneur , y manquaflent d'une façon fi hon-
teufe , dans une circonftance où il ne falloit
qu'une minute pour difiper toute alarme,
& faire rentrer dans le néant le chétif Cor-
faire qui nous harceloit ; tandis qu'au con-
traire des enfans , à peine aflez forts pour fou-
lever un cable , avoient montré vingt preuves
de zèle, de conftance & d'intrépidité. Ce qui
me révoitoit davantage , & me divertifloit en
même temps, c’eft qu’on paroïfloit convainetr,
le lendemain, qu'on avoit coulé-bas le bâtiment
Anglois qui avoit difparu. Je ne pouvois enten-
EN_-AFR IQ UE. 13 |
dre, fans murmurer, les complimens récipro-
ques qu'on s'adrefloit fur la manière vigoureufe
dont chacun s'étoit défendu la veille ; mais, au
contraire , fermement perfuadé que l'ennemi
n'avoit pas même reçu un feul de nos boulets,
je ne pus m'empêcher d'en plaifanter, & de
dire mon fentiment fur-tout au premier Pilote,
Van Groenen | que j'avois vu fe comporter le
plus mal pendant l'Adion, & qui, pour Île
moment , montroit beaucoup d'orgueil & de
jaétance ; les Matelots rioient fous cappe sals'en
aperçut; mais le plus grand nombre ne pouvant,
en confcience , fe déclarer pour lui, il fallut
bien qu'il s'en tint au bon témoignage de fon
/amour-propre. Pour couronner l'œuvre , le
_ Médecin£ngelbregt, qui, pendant toute l'a@tion,
s'étoit caché à fond de cale, fut chargé, en fa
qualité de Doéteur, de faire le journal de cette
brillante ation. Je pris la liberté de railler
l'Ecrivain, comme Jj'avois fait les autres ; il ne
put prendre fa revanche , car j'ens le bon-
heur de me bien porter ; il n'en fut pas ainfi
du Pilote ; ïl fe vengea de mes plaifan-
teries par tous les défagrémens qu'il étoit en
fon pouvoir de me faire efluyer pendant la
14 VovAGeE
route. Îls ne furent pas de longue durée; car,
à dater de cette aventure fingulière , le refte
du Voyage s'écoula fort heurenfement. Nous
eûmes toujours bon vent ; après trois mois dix
jours de traverfée , nous découvrimes les mon-
tagnes du Cap, qu'éclairoit alors le plus beau
ciel ; J'en pris le deffin; & ,le même jour, à
trois heures après midi, nous mouillâmes dans
la Baie de la Table. |
Le Capitaine de port, M. Staring , vint à
bord ; il nous confirma la déclaration de guerre
dont la Colonie étoit déjà informée par une
Frégate Françoife ; le lendemain , je me rendis
à terre, & m'empreflai d'aller faluer les per-
fonnes auxqtielles j'étois recommandé , & de
leur remettre mes lettres. Je fus accueilli avec
honnêteté , même avec diftinétion ; M, Boers
Fifcal , & M. Hacker eureñt pour moi toutes
les prévénances de l'amitié : je fentis que je
ne les devois point à cette politefle d'ufage
qui remplace ailleurs, par de vaines grimaces ,
ce befoin fi cher d'obliger fon femblable, &
n'eft qu'un art perfide de tromper mieux la
crédule franchife d'un Etranger ; ils m'offrirent
tous les fervices que mes recommandations, &
EN AFRIQUE. 15
leur rang diftingué me mettoient en droit d’en
attendre. J'y comptai : j'avois affaire à des
Hollandois,
Jétois impatient de connoître ce pays nou-
veau , où je me voyois tranfporté comme en
fonge. Tout fe préfentoit à mes regards fous
un afpe& impofant , & déjà je mefurois de
l'œil les déferts immenfes où j’allois m'en-
foncer.
La ville du Cap eft fituée fur le penchant
des montagnes de la Table & du Lion. Elle
forme un amphithéâtre qui s'alonge jufques
fur les bords de Ja mer. Les rues, quoique
larges , ne font point commodes, parce qu’elles
font mal pavées. Les maifons, prefque toutes
d'une, bâtiffe uniforme , font belles & fpa-
cieufes : on les couvre de rofeaux , pour pré-
venir les accidens que pourroient occafionner
des couvertures plus lourdes, lorfque les gros
vents fe font fentir ; l'intérieur de ces maiïfons
nannonce point un luxe frivole ; les meubles
font d'un goût fimple & noble. Jamais on n’y
voit de tapifleries ; quelques peintures & des
glaces en font le principal ornement.
L'entrée de la Ville, par la place du château,
16 VOYAGE
offre un fuperbe coup-d'œil. C'eft là que font
aflemblés, en partie ,; les plus beaux édifices,
On y découvre, d'un côté , le jardin de la Com-
pagnie dans toute fa longueur; de l'autre , les
. fontaines dont les eaux defcendent de la Table
par une crevafle qu'on aperçoit de la Ville
& detoute la rade. Ces eaux font excellentes,
& fourniflent avec abondance à la confom-
mation des Habitans , ainfi qu’à l’approvifion-
nement des Navires qui font en relâche.
En général, les hommes me parürent bien
faits , & les femmes charmantes. J'étois furpris
de voir celies-c1fe parer, avec la recherche la
plus minutieufe de l'élégance de nos dames
Françoifes ; mais elles n’ont ni leur ton m1 leurs
graces ; comme ce font. toujours les Efclaves
qui donnent le fein aux enfans du Maitre , la
grande familiarité qui règne entreux influe
beaucoup fur les Mœurs & l'Education. Celle
des hommes eft plus négligée encore, fi Fon
excepte les enfans des riches qu'on envoie en
Europe pour les faire inftruire ; car on ne voit
au Cap d’autres inflituteurs que des Maïitres
d'Ecriture.
Les femmes touchent prefque toutes du
clavecin;
DNA HR TO 'U E. 17
clavecin ; c'eft leur unique talent. Elles aiment
à chanter, & font folles de la danfe: auf
eft-il rare qu'il n'y ait pas plufieurs bals par
femaine. Les Officiers des Navires en relâche,
qui font en rade , leur procurent fouvent ce
plaifir. À mon arrivée , le Gouverneur s’étoit
mis dans l’ufage de donner, tous les mois,
un bal public, & les perfonnes diftinguées de
la Ville fuivoient fon exemple.
J'étois étonné qu'il n'y eût n1 café ni au-
berge dans une Colonie ou 1l arrive tant d'E-
trangers ; mais il eft vrai qu’on trouve à peu près
à fe loger chez tous les Particuliers, Le prix
ordinaire, pour la chambre & la table , eft une
piaftre par jour; ce qui eft afez cher quand
on fonge à la valeur modique des denrées du
Pays : lors de mon féjour , la viande de bou-
cherie étoit à très-bas prix. J'ai vu donner
treize livres de mouton pour un Ffcalin (douze
fous de France };un bœuf pour douze à quinze
Rixdaalers (quatre iv. dix fous le Rixdaaler);
dix quartes de bled pour quatorze à quinze
Rixdaalers ; ainfi du refte. A la vérité, pendant
la guerre, tout étoit extraordinairement rene
chéri; & , dans les derniers temps, on payoit
Tome Ï. B
18 VOYAGE
quarante-cinq Rixdaalers ( deux cent-deux fiv.
de France ) un miférable fac de pommes-de-
terre , & cinquante fous un petit chou-pomme.
A le prix des penfons n’étoit point,
pour cela , augmenté.
Le poiflon eit très-abondant au Cap ; parmi
les efpèces Îles plus eftimées , on diftingue le
Rooman, poiflon rouge de la baie Fulfo , le
Kiepvis, qui n'a point d’écailles. Celui-ci fe
prend dans les rochers qui bordent la mer; le
Stéenbraafèn , le Stormpneus & quelques autres.
Ces poiflons excellens figurent exclufivement
fur les bonnes tables. Les huitres font très-
rares ; on n'en trouve que dans la baie Fa/fo ;
Mais l'anguille eft plus rare encore ; jamais
je n'y ai vu d'écrevifles ; on y mange des
breilles de mer, nommées Klepkoufen.-
Il faut s'éloigner de plufieurs lieues du Cap,
pour fe procurer du gibier ; le plus commun
{ont le Séenbock , le Duyker , le Reebock
le Grysbock , le Bonrtebock , toutes différentes
efpèces de Gazelles dont je parlerai plus am-
piement dans ma Deïcription des quadrupèdes;
le Liévre, fur-tout la petite efpèce qu’on
nomme le Liévre de dune , eft aflez abondant;
mais il n’a pas le fumet du nôtre.
EN AFRIQUE, 19
On rencontre auffi des Perdrix de diverfes
efpèces plus ou moins grofles , plus ou moins
délicieufes que dans nos Contrées; mais la
Caïlle & la Bécafline ne différent point de
celles d'Europe. On ne les voit là qu'à leur
pañffage. |
Quoi que puiflent dire les enthonfiaftes du
Cap, il me femble que nos fruits y ont bien
dégénéré. Le raïfin feul m'y parut délicieux
les cerifes font rares & mauvailes ; les poires
& les pommes ne valent pas mieux , & ne
fe confervent point. En revanche , les citrons
& les oranges, de l'efpèce fur-tout appelée
Naretyes, us excellens; les figues délicates
& faines ; mais la petite banane , autrement
le pifan eft de mauvais goût. Ne faut-il pas
s'étonner que, dans un aufh beau Pays , fous
un ciel aufi pur, fi lon excepte quelques
baies aflez fades, 1l ne fe trouve aucun fruit
indigène * L’afperge & l'artichant ne croiffent
point au Cap ; mais tous les autres légumes
d'Europe y femblent naturalifés : on en jouiroit
toute l’année , fi le vent de Sud-Eft , qui règne
pendant trois mois , ne deffléchoit la terre au
point de Ja rendre incapable de toute efpèce
“85
20 VOYAGE
de culture; il fouffle avec tant de furie , que,
pour préferver les plantes, on eft obligé de
faire , à tous les carreaux du jardin , un
entourage de forte charmiile. La même chofe
fe pratique à l'égard des jeunes arbres qui,
malgré ces précautions, ne pouflent jamais de
branches du côté du vent, & fe courbent tou-
jours du côté oppofé; ce qui leur donne une
trifte figure :.en général , il eft très-difficile de
les élever.
J'ai fouvent été témoin des ravages de ce
vent; dans l'efpace de vingt-quatre heures,
les jardins les mieux fournis font en friche &
balayés ; c’eft depuis Janvier jufqu'en Avril
qu'il règne fur toute la pointe de l'Afrique,
& fort avant dans les terres. Il eft arrivé , dans
mes Voyages, que mes chariots en ont été ren-
verfés;il ne me reftoit fouvent d'autre parti
a prendre que de les attacher à de gros buifions,.
pour les empêcher de culbuter.
Ce vent s'annonce au Cap par un petit
nuage blanc qui s'attache d’abord à la cime de
la montagne de la Table, du côté de celle du
Diable. L'air commence alors à devenir plus
“frais ; peu-à-peu le nuage augmente & fe
EN AFRIQUE. 21
développe. Il groffit au point que tout le fom-
met de la Table en eft couvert ; on dit alors
communément que la montagne a mis fa per-
ruque. Cependant le nuage fe précipite avec
violence & pèfe fur la Ville ; on croiroit qu'un
déluge va linonder & l’enfevelir ; mais , à
mefure qu'il gagne le pied de la montagne,
il fe difipe ; il s'évapore ; il femble quil
fe réduife à rien. Le ciel continue d’être calme
& ferein fans interruption. Il n’y a aue la mon-
tagne qui fe reflente de ce court moment de
deuil qui lui dérobe la préfence du foleil,
Jai fouvent pañlé des matinées entières à
examiner ce phénomène fans y rien compren-
dre; mais, dans la fuite, lorfque j'ai fréquenté
la baie Falfo, du côté oppofé de la montagne,
Jai joui plufñeurs fois du plaifir d'en voir le
commencement & les progrès. Le vent s'annonce
d'abord très-foiblement , chariant avec lenteur
une efpèce de brouillard qu’il fembie détacher
de la fuperficie de la mer. Ce brouillard s’a=
male , fe prefle par l’obflacle que Iui oppofe,
dans fon chemin , la montagne de la Table
du côté du Sud ; c'eft alors que, pour la fran-
\chir il s'entaffe peu-à-peu , & que , roulant
| | B iij
45 , : A Woods
fur lui-même, il s'élève avec effort jüfqu'auw
fommet , & montré à la ville le petit nuage blanc.
qu'a déjà anhoncé le vent qui fouffle depuis
quelques heures , par les faces de la Table
dans Ja Rade & les environs.
La durée ordinaire de cette eéfpècé d'orage
eft de trois jours coffécutifs ; quelquefois il
continue fans relâche beaucoup plus loig:témps;
fouvént auffi il cefe tout d'un coup; l'atmof-
trois mois qu'il rèone , s'il lui arrive de ceffer
pluñeurs fois de cetté manière, c'eft un pro-
roflic affuré de beaucoup dé maladies.
Quoique ce vent ne foit pas abfolument
dangéreux pour Îles navires, il n’eft pas fans
exemple qu'il en ait incommodé plufeurs ;
quand il eft trop impétueux, pat prudence &
pour éviter jufqu'à la crainte d'un accident, ils
‘gagnent {a pleiné mer; mais, lorfqu'il né charie
poiñt de brouillards avec lui, il eft nul pour
a Ville , & foufle uniquement dans la Rade.
Ce n’eft donc que l'amas des brouillards qui,
éhänt à fe précipitér , occafñonne ces terribles
“Ouragans. Souvent il eft prefqu'impoflible de
itraverfer les rnes ; &, malgré lexaitude &
phère alors devient. brûlant ; &, pendant les
SN 1117 TUE
Sud E SC.
TL
d
te 2 Le
| qi
2
rt
rer tes des nuage S,
ÉCOLE ELCECEEEECEEL LEFEPELECE LEE CECTET LEE PEEEEEPEECELEPECECEPPALET PLEECE EEE LEE |
MINI
1
cé des Mont
= =
agne S du. Cap de B ONnne E 7h ex anc
= = = = NN
ce couvertes des nuages. du Sud-Est.
z
"=
La
PAMEUN AR IR°I Q UE, 23
l'empreffement avec lefquels on ferme & portes
& fenêtres & volets , la pouflière pénètre juf-
qu'aux armoires & aux malles. Tout incommode
qu'il foit,ce vent procure cependant un grand
bien a la Ville. Il la purge des vapeurs méphi-
tiques, occafionnées par les immondices qui
s'amaflent naturellement au bord de la mer,
par celles que les Habitans y font jeter, &,
plus que cela, par les débris enfanglantés que
les bouchers de la Compagnie , qui ne font
point ufage des pieds , des têtes, ni des in-
teftins des animaux qu'ils égorgent , jettent
& laiffent aux portés des boucheries où ils s’a-
maflent en tas, fe corrompent, empoifonnent
l'air & les Habitans, & fomentent ces maladies
épidémiques trop ordinaires au Cap dans le
cours de la faifon où le Sud-Eft n’a pas beau-
coup régné.
Le fléau le plus dangereux & le plus cruel
eft le mal de gorge. Les perfonnes les plus
robuftes y fuccombent en trois ou quatre
. jours. C'eft un coup violent qui ne donne pas
le temps de fe reconnoitre.
La petite-vérole eft une autre pefte pour
toutes les Colomies, Cette partie du Globe ne
B iv
24 ViO:YRAIGE
la connoifloit point avant l'arrivée des Euro:
péens ; &, depuis qu'elle appartient aux Hol-
landois , on l’a vue à deux doigts de fa deftruc-
tion. La première fois fur-tout qu'elle fe ma-
mifefta , plus de deux tiers des Colons périrenr.
Ses ravages furent plus meurtriers encore parmi
les Hoitentots; il fembloit que cette maladie
les attaquât de préférence : aujourd'hui même
ils y font fort fujets.
Ce font des vaifleaux arrivant d'Europe qui
ont fait ce préfent à cette Colonie. Auff a-t-
on grand foin d'envoyer les Chirurgiens de la
Compagnie pour en faire la vifite la plus fcru-
puleufe , à leur arrivée dans la Rade. Au moin-
dre veitige de ce mal , toute communication
de l'équipage avec Ja Ville & les Habitans leur
eft rigoureufement interdite. On met un em-
bargo fur la cargaifon dont on ne foufire pas
que la moindre partie vienne à terre. On fait,
jour & nuit , une garde févère. Si l'on apprenoit
qu'un Capitaine eût trouvé quelque moyen de
cacher cette maladie fur fon Bord, lui & fes
Officiers feroient fur le champ dégradés &
condamnés à une forte amende, fi c'étoit un
Vaifleau de la Compagnie : j'ai dit /es Officiers,
EN AFRIQUE. 25
“parce que chacun d'eux , tenu de répondre du
Vaifleau pour la partie qui le concerne, il ne
feroit pas poflible de cacher la contagion, fans
le confentement & le complot unanimes de
tout l'équipage. Si le Navire étoit étranger,
rien ne pourroit le fauver de la confifcation.
La faifon des pluies commence ordinairement
vers la fin d'Avril. Elles font plus abondantes &
plus fréquentes à la Ville que par-tout ailleurs
dans les environs : en voici la raifon naturelle ;
le vent du Nord fait au Cap ce que fait en
France celui du Sud-Oueft; il voiture les nuages
qui, pañflant fur la Ville, vont s’arrèter & fe
brifer contre la Table, le Diable & le Lyon;
les pluies font alors continuelles au Cap, tandis
que , deux lieues à la ronde, on jouit du plus
beau ciel & du temps le plus fec ; quelquefois,
elles tombent fur toute la partie qui fe trouve
entre la baie de la Table & la baie Falfo, à
l'Eft de cette chaine de monts énormes qui
sétend jufqu'à l'extrémité de la pointe d'Afri-
que , tandis que le côté Oueft eft pur & fans
nuages. C’eft ne foible image de ce aui arrive
aux côtes de Coromandel & du Maälabar,
excepté qu'ici ce fpeétacle eft plus merveilieux,
26 VOYAGE
parce qu'il eft plus fenfible & plus PE
En effet , de deux amis partant enfemble de la
Viile pour alier à la baie Falfo , celui qui prend
fa route à l'Eft de la montagne emporte fon
parapluie , celui qui va par l'Oueft emporte
fon parafol. Ils arrivent au rendez-vous , l’un
haletant & trempé de fueur , Pautre mouillé
& giacé par la pluie. |
Les Étrangers font généralement bien ac-
cueillis au Cap , chez les perfonnes attachées
au fervice de la Compagnie & quelques autres
Particuliers ; mais les Anglois y font adorés,
foit qu'il y ait de lanalogie dans les mœurs
des deux Nations , foit plutôt parce qu'ils
affedternt beaucoup de générofité. Ce qui doit
pañler pour confiant, c'eft qu’on s'emprefle,
dès qu'il en arrive , à leur offrir des logemens.
En moins de huit jours, tout cft Anglois dans
la maïfon qu’ils ont choifie, & le maïître & la
femme & les enfans en prennent bientôt toutes
les manières. A table , par exemple, le couteau
ne manque jamais de faire les fonétions de la
fourchette.
De toutes les Nations, la Françoife eft Îa
moins confidérée. La Bourgeoifie fur-tout ne
EN AFRIQUE. 27
peut là fouffrir. Cette haine elt portée am
point que fouvent j'ai oui dire à des Habitans
qu'ils aimoient mieux être pris par les Anglois
que de devoir leur falut aux armes de la Nation
Françoife. Je prenois d'abord ces difcours pour
de l'exagération , & penfois, au contraire , que
ces gens-là fe fafoient une illufion de com-
mande pour diminuer , à leurs propres yeux,
lé mérite des fervices que leur rendoit aétuel-
lement Ja France, & fe difoénfer tout bas du
fardeau de la reconnoiffance. Quoi qu'il enfoit,
je crois aujourd'hui que Îles François aurotent
eu beaucoup a fe plaindre de cette Colonie ,
fi quelques perfonnes diftinguées , dont la pru-
dence mettoit un fréin aux murmures de la mul-
titude , mavoient un peu balancé l'injuftice de
cette inirmitié par tous les fervices obligeans &
“es fecours eflentiels dont les circonftances leur
fäifoient un devoir. Ces hommes recomman-
dables ne font point inconnus au Minifière de
‘France ,qui honora l’un d'eux de lettres deremer-
cimens de la part du Souverain. Eh ! qui n’a point
eu à fe louer des procédés nobles & défintéreffés
de M. Boers , Fifcal, & n’en conferve à jamais
la mémoire dans fon cœur! Je lui rends, pour
#
28 VOYAGE
ma part , un hommage bien fincère & bien
pur. Puifle cette vérité qui m'échappe répandre
autant le fouvenir de fon nom, qu’elle afligera
famodeftie ! |
DÉPART pour la Baie de SALDANHA.
L ES nouvelles de la rupture entre l'Angleterre
& la Hoïllande répandues avant notre arrivée,
celles plus poñtives encore que nous appor-
tions , que l'ennemi ne s’endormoit pas, firent
craindre qu'on ne le vit inceffamment arriver.
Enconféquence , le Gouvernement jugea qu'il
n'y avoit point de temps à perdre, & que les
Navires en rade dans la baie de la Table,
devoient fe réfugier à l'inftant dans celle de
Saldanha, où ils pourroient échapper plus füre-
ment aux recherches des Anglois : l'ordre en
fut donné à tous les Capitaines. Cet événement
fembloit favorifer mes defleins , & je me pro-
pofai de partir avec la flotte, M. Fangenep,
qui commandoit le Mildelbourg , eut la bonté
de m'offrir un très-agréable logement fur fon
Bord , & toutes les facilités pour m'occuper
EN AFRIQUE. 29
fruétueufement des recherches que je méditois ,
lorique nous ferions dans la Baie ; J'acceptai
fes fervices avec autant d’emprefflement que
- de reconnoiffance ; je fis embarquer mes effets;
le dix du mois de Mai nous mimes à la voile,
accompagnés de quatre autres vaifleaux ; &, le
lendemain , nous mouiliâmes à Saldanha.
Ce Golfe s'enfonce diagonalement , fur la
droite de fon embouchure , d'environ fept à
“huit lieues ; à gauche , en entrant, on trouve
une petite Anfe , nommée Hoerjes-Bay ; dix ou
douze Vaifleaux de guerre peuvent y ancrer
fur un bon fond; il eft facile à des bâtimens
plus foibles de pénétrer plus avant , même
jufqu'a la petite ifle de Schaapen-Eyland , qui
met à l'abri de toute intempérie. On y trouve,
à la vérité, de l’eau inférieure à celle du Cap;
mais, dans les mauvaifes mouflons, elle change
de nature, & devient excellente. Les Payfans
des environs apportent aux navires qui, féjour-
nent dans cette Baie des provifions de toute
efpèce , à beaucoup meilleur marché qu’à la
Ville , de telle forte enfin qu'un Navire venant
d'Europe , contrarié par le vent Sud-Eft qu
l'empêche d'arriver à la baie de la Table , peut
f
(
30 V DO M AIGAE KA
gagner celle de Saldanha , certain d'y trouver
des rafraichifflemens en abondance. La Com-
pagnie entretient , près de là , un pofte de
quelques hommes , fous les ordres d’un Capo-
ral-Commandant qui, dès Hu AS un
Navire à l'embouchure de la Baie, envoie par
terre un Exprès pour en Ra avis au Gou-
verneur. |
Les Cachalots |, efpèce de Baleine que Îes
Hollandoïs appellent Noord-Kaaper , 2bondent &
jouent continuellement dans ce baffin. Je ieur
ai fouvent envoyé des balles , lorfqu'ils fe
levoient droit au-deflus de lamer; il ne m'a
jamais paru que cela leur fit le moindre effet.
Nous trouvèmes une prodigieufe quantité de
lapins dans la petite ifle de Schaapen-Eyland.
Elle devint notre garenne. C'étoit une bonne
reflource pour nos équipages.
Le gibier de toute efpèce fourmille dans Îes
environs. On y trouve principalement des petites
Gazelles , nommées Sreenbock , & toutes celles
dont j'ai parlé. On y voit auf des Perdrix
& du Liévre ; l'embarras de monter ou de def-
cendre continuellement dans les fables qui bor-
dent toute cette plage, en rend la chañe très-
ÈN AFRIQUE. 31
pénible & très-fatigante. Les Panthères y font
communes, mais moins férocés que dans d’autres
parties de l'Afrique, parce que le gibier leur
procurant une nourriture facile , elles ne font
jamais tourmentées par la faim.
Quelques jours après mon arrivée, le Com-
mandant du pofte me propofa de chafler avec
hu. Le lendemain, nous nous mimes effeci-
vement en route. Nous voyons beaucoup de
gibier , & nous ne pûmes jamais parvenir à
en joindre une! feule pièce ; vers le déclin du
jour , le hafard nous ayant féparés, comme fi
le fort eut voulu me familiarifer tout d’un coup
avec les dangers que j'étois venu chercher de
fi loin , je reçus une leçon à laquelle je ne
m'attendois guères , & je fis , pour ia première
fois , une. épreuve un-peu rude, & qui fer
friflonner plus d’un brave Citadin. Les coups
de fufil que je tirois çà & là éveillèrent une
petite Gazelle; mon chien fe mit à la pour-
fuivre; & , s'arrêtant à un très-eros buiflon, il
commença fes aboyemens , tournant fans cefle
autour du buiflon. J'imaginai que la Gazelle s'y
<toit retirée; J'accourus, dans l’efpérance de
la tuer ; ma préfence & ma voix excitoient
32 VOYAGE
merveilleufement mon chien. J'attendois, à
chaque inftant , que la Gazelle parüt ; mais,
lé de ne rien voir fortir , j'entrai moi-même
dans l'épaiffeur du buiflon , frappant de côtés
& d'autres avec mon fufil pour écarter les bran-
ches qui me coupoient le paflage, Je n'expri-
merai jamais ,comme je l'ai fenti, la ftupeur
& l'effroi qui me glacèrent , lorfque , parvenu
jufqu'au centre du fourré , je me vis face à
face d'une énorme & furieufe Panthère. Son
gefte , dès qu'elle m'aperçut , fes prunelles
ardentes & fixées fur moi, il cou tendu, fa
gueule à demi béante , & le fourd hurlement
qu’elle laffoit échapper, fembloient trop annon-
cer ma deftruétion : je me crus dévoré. La
tranquillité conragenfe de mon chien me fauva.
{1 tint l'animal en art rêt, & le fit balancer entre
{a fureur & {a crainte. Je reculai doucement
jufqu'aux bords du buiflon; mon admirable
chien inutoit tous mes mouvemens, ferrant de
près fon maitre, & réfolu fans doute de périr
avec lui. Je regagnai ia plaine , & repris, au
- plus vite, le chemin du pofte, regardant de
temps en temps derrière moi. Cependant j'en-
tendois , dans l’éloignement , des coups de fufl
| tirés
DONC CREECRPICO U E. = 91
tirés par intervalle. Je jugeai bien qu'ils étoient
de mon Compagnon qui me cherchoit. Il faifoit
nuit; je ne fus pas curieux de l'aller joindre,
& le laiffai tirer à fon plaifr; il arriva enfin,
mais fort tard. Sa furprife, en me voyant fain
& fauf & bien entier, fut égaie à fa joie. Il
m'avoua qu'il avoit jugé , par la façon dont
mon chien aboyoit , que j'étois aux prifes avec
une Hiène ou quelque Tigre , & que ne men-
tendant point répondre à fes coups de fufñi , il
m'avoit cru déchiré par morceaux. Cette aven-
ture , lorfque je la li eus racontée en détail,
finit par nous faire beaucoup rire; mais cz qu'il
m'apprit à fon tour fur ce que j'aurois dû tenter
dans cette rencontre , me fit regretter de n'a
voir point tiré l'animal. Au refte, fi nouveau
dans la patrie des bêtes féroces , celle-là étoit
la première que j'eufle ainfi contemplée, &
jignorois complètement comment il falloit s’y
prendre avec les Panthères. C’eft ainfi que j’a-
mufois mes loifirs, & me préparois infenfble-
ment à de plus grands dangers!
Nous nous rendions fort fouvent 4 l'ile
Schaapen pour y tuer des Lapins. Dans une de
ces promenades, qui tufques-là ne nous avoïent
Tome I, C
34 VOYAGE
procuré que de l'agrément , nous nous vimes
à deux doigts de la mort. Il s’éleva tout d'un
coup à côté de notre chaloupe un Cachalot
qui nous fit à une peur effroyable ; il étoit
fi près que, dans la crainte qu'en retombant
il ne nous fit chavirer, & ne nous engloutit
à jamais fous fon énorme poids , nos Matelots
fautèrent à l’eau ; mais celui qui étoit au gou-
vernail revira fi leftement que nous évitèmes
le monfîre. Cet animal s'étoit élancé au moins
de douze pieds hors de l’eau ; il nous arrofa
tous en replongeant, & notre chaloupe reçut
unef violente commotion , qu’elle faillit d'être
fubmergée. Ii eft certain que , fans la préfence
d'efprit de notre Pilote, aucun de nous n'é-
chappoit à la mort. | |
Le Cachalot porte ordinairement foixante à
quatre-vingts pieds de long , quelquefois da-
vantage. Souvent 1l fe drefle perpendiculaire-
ment au-deflus de la mer, jufqu'à moitié de
fa longueur; & , lorfque cette lourde mafñle
retombe , le bruit d'un coup de canon & le
bruit de fa chute n’ent point de différence.
Un foir que nous étions à fonper , notre
Vaifleau ft un mouvement convuifif fi extraor-
DU HERO UE) 14
dinaire que , ne fachant ce que Ce pouvoit
être, nous quittâmes précinitanment la table
pour courir au Tillac. L’alarme étoit générale
dans tout l'équipage ; langenép croyoit que
nous avions chañlé fur nos :ncres, & qué nous
battions au rocher {ur leqnel nous étions dé-
rivés ; mais , remarquant , par la pofition des
autres vaifleaux, que nous n'avions point changé
de place , on jugea que ce devoit être autre
chofe , & l'inquiétude ne fit que redoubier,
Oh chercha la caufe de ce mouvement pré-
cipité. Enfin on entrevit un Cachalot, Il s’étoit
élevé à l'Avant , & venoit de pañer , en replon-
geant, entre nos deux cables qui fe croifoient,
Comme 1l fe trouvoit arrêté par l'extrémité de fa
queue dont l’envergure eft excefivement large,
les efforts furieux qu’il faifoit pour fe débarrafer
avoient fecoué & fecouoient encore le Vaif-
feau. On fauta à l'inftant dans les chaloupes;
on courut aux harpons ; mais l’obfcurité de la
nuit retarda malheureufement la manœuvre
héceffaire pour le prendre; &, dans le moment
où les chaloupes l'approchoient, il fe dégagea.
Tout le monde en fut fiché. En mot particulier,
jé le regrettai beaucoup jhfqu'au moment où
Ci
36 | VOYAGE
le hafard en mitun, dans la fuite, à ma dif
poñition. Le danger pañfé , nous vinmes nous
remettre à table; & , comme une faufle alarme
eft toujours le fignal d'une joie très-vive, nous-
nous amusèmes à nons perfiffier les uns les
autres, à dépeindre réciproquement les im-
prefñons différentes que la frayeur avoit faites
fur chacun des Convives , & perfonne ne fut
épargné.
La promptitude des ordres, & la vigilance
de Vangenep , dans cette occafion, m'étoïent
un sûr indice qu'il avoit eu lui-même beaucoup
d'imquictule; mais 1! n’en avoit rien laifé pa-
roitre ; tant il eft vrai que le fang froid du Chef
mafque le péril, & raffure la foule ! Telle doit
être , jufqu'au dernier moment , la conduite
d'un bon Marin. La confternation eft bientôt
générale , quand léquipage voit l'épouvante
écrite fur le front de fon Capitaine. Je me
rappelois bien alors l'épreuve que J'en avois
faite , en pañlant fous la ligne , lorfque nous
nous étions laiflé canonner honteufement par
EN AFRIQUE. 37
(île des Marmotes }; j'ignore fi, dans les temps”
antérieurs, on y voyoit de ces animaux ; mais
je n'y en ai point trouvé. Une tradition com-
mune à tous les Voyageurs m'avoit appris qu'an
Navire Danois, contrarié par les vents , ne
pouvant entrer dans la rade du Cap , étoit venu
fe mettre à l'abri dans cette Baie, & qu'après
quelque féjour , le Capitaine y étant mort , fon
équipage l'avoit enterré dans la petite ile, &
lui avoit élevé un Tombeau.
Toutes les fois que pour me rendre au
Schaapen-Eyland, je pañlois à la hauteur de cette
ile, un bruit fourd qui avoit quelque chofe
d'effrayant venoit frapper mon oreille. J'en
parlai à mon Capitaine. Il me répondit que,
pour peu que cela me fit plaifir & m'intérefsât,
nous y ferions une defcente ; qu'il feroit cu-
rieux lui-même de voir le Tombeau Danois. Dès
le matin , il donna fes ordres ; nous partimes,
À mefure que nous approchions , ce bruit
fourd piquoit notre curiofité , d'autant plus que
la mer , fe brifant ayec violence contre les ro-
chers qui formoient le rempart de cette île,
ajontoit encore au bourdonnement dont nous
ne devinions pas la caufe.
Cu
38 VOYAGE
Arrivés enfin , je ne dirai pas que nous
mimes pied à terre; car nous fñmes obligés
de le mettre à l’eau , tant la barre s’alongeoit
avec violence ! Nous étions à tous momens
couverts de fon écume. Nous efcaladämes la
#ôche avec beaucoup de peine & de danger,
& parvinmes à fon efplanade. Jamais fpedacle
femblable ne s’eft offert ailleurs aux yeux d'un
Moïtel! Il s'éleva tout-à-coup , de toute la
furface de lile, une nuée impénétrable qui
formoit , à quarante nieds {ur nos têtes, un dais
immenfe, ou plutôt un ciel d'ofeaux de toutes
gfpèces & de toutes couleurs, Les Cormorans, les
Mouertes, les Hirordelles de mer, les Péhicans,
toit le peuple ailé qui borde cette partie de
l'Afrique étoit , je crois, raffemblé là. Tous ces
croaflemens mêlés enfemble & modifiés fuivant
leurs différentes efpèces, formoient une mufique
horrible ; étois , à tous momens, forcé de m’en-
velopper la tête pour en diminuer les déchi-
remens, & me donner un peu de relâche.
L'alarme fut d'autant plus générale parmi ces
lésions innombrables d’oifeaux que nous avions
principalement affaire aux femelles , puifque
c'étoit le moment de la ponte. Elles avoient
EN AFRIQUE. 39
des nids, des œufs & des petits à défendre.
C'étoient des harpies acharnées contre nous.
Leurs cris nous aflourdifloient. Souvent elles
s’abattoient à plein vol , & nous rafoient le
nez. Les coups de fufl redoublés ne les épou-
vantoient point ; rien n’eut été capable d'écartêr
ce nuage. Nous ne pouvions faire un pas fans
écrafer des œufs ou des petits ; la terre en
étoit jonchée.
Les cavernes & les crevafles des roches
étoient habitées par des PAocas & des Mors,
efpèce de Veaux & de Lions marins. Nous tuà-
mes, entr’autres , un de ces derniers qui étoit
monftrueux.
Les plus petits abris fervoient de retraite aux
Manchots qui foifonnoient par-deflus toutes les
autres efpèces. Cet oifeau, d'environ deux pieds
de hauteur, ne porte point fon corps comme
les autres oifeaux ; il fe tient droit perpendi-
culairement fur fes pieds ; cela lui donne un
air de gravité d'autant plus ridicule que fes
ailes , totalement dépourvues de plumes, pen-
dent négligemment de chaque côté. Il ne s’en
fert que pour nager. À mefure que nous
avancions vers le mulieu de file , nous en
C iv
40 | ÂGE
rencontrions des troupes innombrables. Bien
dreflés fur leurs pattes, ces animaux ne fe dé-
rangeoient en aucune façon pour nous laiffer
pañler ; ils entouroient plus particulièrement le
Maufolée , & fembloient en défendre l'appro-
he. Tous les environs en étoient obftrués. La
Nature avoit fait pour le fimple Tombeau de ce
pauvre Capitaine Danois ce que va chercher
bien loin l'imagination d’un Poëte , & ce qu'exé-
cute, à plus grands frais , le cifeau de nos
Artiftes ; le hideux Chat-huant, le mieux fculpté
dans nos Tempies , n’a point l'air finiftre &
mortuaire du Manchot. Les cris lugubres de cet
animal, mêlés aux cris des Veaux marins , im-
primoient je ne fais quelle trifteffe dans l'ame
qui difpofoit à l'attendriflement. Je fixai quel-
que temps mes regards fur ce dernier afyle
d'un malheureux Voyageur , & j'offris un foupir
à fes Mânes. Du refte, le monument élevé
fans doute à la hâte n'offroit rien de remar-
quable : c’étoit un quarré-long de trois pieds
de hauteur, & conftruit à fec avec des éclats
du rocher dont l'ile s'environne, J'aurois été
curieux de fouiller dans l'intérieur de la tombe.
File renfermoit peut-être , avec la trifte dépouille
EN AFRIQUE. At
du Capitaine , l'hifloire de fa mort , ou quel-
qu'indice fur fa famille & fa patrie. Si j'avois
été feu! , j'aurois ofé troubler fa cendre; mais,
avec des Marins Hollandois , je me gardai bien
d'en faire feuiement la propoñition. Le refpe&t
pour les morts eft pouflé chez eux jufqu'au
fcrupule ; ils ne m'auroient point vu de bon œil
porter les mains fur cette tombe folitaire &
paiñble ; &, comme par-defius tout 1ls font
fuperftitieux à l'excès, fi, dans la fuite , il étoit
arrivé quelqu’accident au navire , ils n’auroient :
pas manqué de m'en attribuer la caufe : je fis
prudemment de me taire ; mais, en quittant
cetre île, je me réfervai, tout bas, le droit
d'y revenir un jour.
Nous emplimes notre chaloupe de toutes les
efpèces d'animaux que nous avions fous la
main. Les Manchots ne furent pas oubliés.
Nous en tirâmes beaucoup d'huile à brûler.
Nos Matelots avoient aufi ramaflé une pro-
digieufe quantité d'œufs qui nous fournirent,
pour plufieurs 1ours , un aliment que nous
trouvions délicieux, & qui venoit interrompre,
fort à propos, la monotonie de la nourriture
sèche & trop uniforme du Navire.
42 VOYAGE
J'ajouterai à cette digreffion y que j'ai crue
intéreflante, un feul mot fur le Lion & le
Veau marins. Ils ont été cités par tant d’Au-
teurs , fous des dénominations fi différentes,
des caraëtères fi faux, qu’on eft enfin parvenu
à n'y plus rien comprendre. Ce que je puis
dire , quant au premier de ces monfîres, c’eft
que je n'ai jamais vu aucune de ces trompes
d'un demi-pied de long qui pendent , à ce
qu'on aflure , à l'extrémité de la mâchoire
fupéricure du mâle. Pour le fecond, que les
Hollandois ont ainfi nommé, c'eft le même
qu’on montroit, il y a trois ou quatre ans , dans
une des boutiques du Palais-Rovyal , & qu’on
appeloit T'gre de mer, tandis qu’en même temps
on en failoit voir un pareil à quelques bou-
tiques plus loin , fous un nom différent. C’eft
ainfi que, quinze ans plus tôt , le crédule & bon
Parifien, qui n'auroit pas voulu faire un pas
pour voir un chameau, couroit en foule à la
foire S.-Germain pour s'extañer devant le Gaz-
gan qui n'étoit pourtant autre chofe qu’un
Chameau débaptifé par un fripon. Ces impof-
tures font moins plaifantes qu'elles ne font
condamnables, Elles propagent l'ignorance du
EN AFRIQUE. 43.
Peuple indolent de la Seine; le facrifice qu'il
fait de fon argent , pour fatisfaire fon inepte
curiofité , ne devroit-il pas du moins fervir à
fon inftruétion?
Il y avoit à peine trois mois que nous féjour-
nions dans la Baie; j'en connoiflois déjà tous
les environs ; je m'étois tellement occupé de
mon chjet que , dans ce court efpace de temps,
FAN Os rafemblé une colle@tion confidérable &
précieufe d'oifeaux, de coquilles, d'infectes
de madrépores , &e. Mais un évènement fu-
nefte m'eût bientôt & pour toujours privé du
fruit de mon travail, de mes recherches & de
mes courfes fi pénibles.
Nous reçûmes, par terre, un Exprès du Gou-
verneur qui nous apprit que M. de Suffren,
_ après fon affaire de S.-Jago , étoit arrivé au
Cap , & quon y attendoit inceffimment une
_ autre Flotre Françoife. Cet Exprès apportoit au
Held-Woltemaade , le même fur lequel j'étois
arrivé d'Europe, l'ordre de partir, à l'inftant,
pour Ceylan, lieu de fa deftination. Le pauvre
Capitaine S**V** mit donc à la voile dans
les premiers jours du mois d’Août. Ce fatal
Navire me pourfuivoit par-tout. Il étoit écrit
44 VOYAGE
au livre des deftins qu'il ne difparoitroit qu'a
près m'avoir ruiné. En me rappelant notre
ridicule combat avec le Corfaire , il ne m'é-
toit pas difficile de preflentir que le ÆH:td-
W'oltemaade fereit auffitôt pris qu’aperçu par
les Anglois : c'eft en effet ce qui lui arriva. À
peine entroit-il en marche qu'il fut rencontré, :
& paifiblement amariné par l'Efcadre du Com-
modore Jonfton. Cette prie fit notre malheur.
Infiruit par la plus lâche indifcrétion de l’éaui-
page , Jonfton vint droit à nous, & fe préfenta
a l'ouverture de la Baie , avec pavillon de
France. On crut d'abord que c'étoit la flotte
Alliée qui nous avoit été annoncée; mais un
Cutter qui précédoit, ayant arboré pavillon :
Anglois , nous envoya fa bordée, aui fut fuivie
de celle des autres vaifleaux. Le nombre ne
permettant point à nos gens de difputer la
place , 1l ne refta d'autre reflource que de
couper précipitamment les cables pour fe faire
échouer, On abandonna Îles Navires; chacun
chercha fon falut dans la fuite. Le défordre &
la confufñon fe répandirent de toutes parts:
les malheureux Navires furent en proie au
pillage le plus affreux. Chacun en emporta ce
EN AFRIQUE. 4
qui lui convenoit davantage. Mon Capitaine
f mit le feu au fien , & les Anglois arrivèrent
aflez à temps fur les autres pour les empècher
de brüler ou d’échouer. La crainte d'être pour-
fuivis, pris ou maflacrés par l'ennemi, pré-
cipitoit nos Matelots fur le chemin du Cap.
Vinot lieues de fable à traverfer, jufqu’à la
Ville enavoient découragé beaucoup. Ées
miférables s’étoient tellement furchargés qu'ils
avoient été contraints d'abandonner, fur Îa
route , une partie de leurs effets. Les différens
fentiers qu'ils avoient pris en étoient parfemés;
on en rencontroit par-tout. Ce jour là, mal-
heureufement je chaffois. Le bruit des canon-
nades parvint jufqu'à moi. Je m'arrêtai a l'idée
.toute naturelle de quelque fête donnée fur
notre Efcadre, & je hâtai mes pas pour m'y
rendre, afin d'en jouir. Arrivé fur les Dunes,
quel fpedtacle vint frapper mes regards! Le
Mildelbourg fautoit ! Et la mer & es airs, tout
fut, dans un moment , rempli de fes débris
enflammés. J’eus la douleur mortelle de voir
mes colledtions, & ma fortune , & mes projets
& toutes mes éfpérances gagner la moyenne
région , & s'y réloudre en fumée.
46 V'OTYTLBE
Cependänt les Anglois ne cefloient de cäs
nonner les Dunes , & de pourfuivre les trais
ñeurs que la cupidité avoit retenus trop long-
temps fur nos Vaifleaux, De cinq prifonniers
que nous avions fur notre bord , quatre s’é-
toient jetés à la mer , en reconnoiffant le Pa-
villon de leur Nation, & avoient rejoint leur
Flotte. Le cinquième avoit préféré de débar-
quer avec nos gens. Je le vis qui longeoit la
Dune à dix pas de l'endroit où j'arrivois. Je le
reconnus. Dans le moment où je lui faifois , en
fa langue , du mieux qu'il m'étoit poffible , une
queftion fur cette cataftrophe effroyable, un
boulet , qui lui coupa la tête, emporta fa
réponfe. Un autre, de la même bordée , en
fit autant à un gros chien qui avoit l'air de
chercher fon maitre , & s'approchoit de moi
effaré & tremblant. Ces deux boulets m'en
faifant craindre un troifième, je défemparai à
l'inftant, & m'ailai mettre à l'abri dans le revers
de la Dune.
Quelle étoït ma poñition, après une aufl
terrible aventure En fuppofant que je ne vor
luffe point aller au Cap mendier des fecours
pécuniaires, & grofhir la foule des malheureufes
EN AFRIQUE. 47
vitimes échappées à la flamme , au fer de l'en-
nemi , indifférent à cette fcène d'horreur où
je n’aurois dû courir aucun rifque , puifawelle
ne m'eût donné nui profit ; fans titre, fans
état, fans commifiion ; feul , éloigné de tous
les miens , dont l'image trop chérie, comme
un éclair , vint fe retracer devant moi ; à
deux mille lieues de ma femme, de mes en-
fans, de ma patrie adoptive ; dans un pays
fauvage , fans efpoir d'y trouver même un
abri tranquille & sûr ; n'ayant, pour toute
reflource , que mon fufl, dix ducats dans ma
bourfe, & le mince habit que je p rtois, quel
parti me reftoit-il à prendre , & qu’allois-je
devenir ? Toutes ces idées vinrent me frapper
à la fois , & je fentis couler mes larmes. Dans
ma fituation déplorable, je tournai mes yeux
vers le rivage; les Vainqueurs, à la pour!uite
des fuÿards , pouvoient difpofer de ma vie,
& , d’un coup de fufñl, m'en épargner les mi-
sères |. Je formai un moment ce fouhait bar-
bare , & trouvai, pour la première fois, de la
férocité dans mon cœur.
| Mais, bientôt replié fur moi-même, & fon-
geant à mon extrème jeunefle qui m'offroit un
45 V o:Y A°G E
appui confolant dans mes propres forces, je «
pris enfin mon parti, & fus moins défefpéré.
de mon fort. ; de
Il me vint dans l’efprit qu’un Colon que
J'avois vu plufieurs fois dans mes courfes , &
qui n'étoit qu'à quatre lieues de-là , voudroit
bien me garder chez lui, jufqu'a ce que j'eufle
reçu des fecours de ma famille en Europe. Je
me trainat donc jufqu’à fa demeure folitaire.
Je demandois l’hofpitalité ; mon malheur étoit
peint fur ma figure. Le fenfble Saber me
tendit les bras; &, me prenant par la main,
il me préfenta fur le champ à fa famille. Dès
le lendemain , jimitai la conftante hirondelile
dont on a impitoyablement brifé le nid; je
revins, non fans triftefle, à l'a, b, c de ma
Colleétion.
Quelques jours après, on reçut des nou-
velies du Cap; tous nos Capitaines avoient été
cafés , excepté Vangenep , le feul qui eut fait
fauter fon Navire, & dont la belle ation vesoit
de me ruiner à jamais.
En partant pour Îa Baie , ils avoient tous
reçu l'ordre de fe faire fauter, s'ils étoient
attaqués de façon à ne pouvoir fe défendre;
on
EN AFRIQUE. 49
où leur avoit donné un Hoeker, petit bâti-
ment qui ne prenant pas beaucoup d'eäu, de-
voit pénétrer au plus loin poñhble dans la
Bäie , & fervir de dépôt général des cordages,
voiles, agrès , &c. des vaifleaux. Cette partié
de l’ordre avoit été exécutée; &, fi le Capitaine
de cette Flûte y avoit mis le feu comme on
le lui avoit très-eypreflément recommandé,
il jetoit les Angiois dans l'embarras , & les
réduifoit à la néceffité peut-être d'abandonner
_ nos Vaifleaux que, faute d’agrès néceflaires, ils
n'auroient pu emmenér avec eux. Bien plus
‘avancé dans le fond de la Baie que nos autres
Navires, tandis que les Angiois les canonnoient
& sen emparoient ; 1! avoit eu plus que le
temps néceffaire pour fe faire fauter; non feux
lement il n’avoit fait aucune difpcfition pot
cela ; mais, quittant fon Bord pour fe fauves
à la vue du Currer qui venoit le faifr , il ne
penfa pas mème à mettre lé feu à fon bâtis
timent ; & , par uhe contradiétion inconcevable
& qui tient de l’extravagance , il alla brûler &
réduire en cendres une belle habitation qu'il
trouva à l'extrémité de la Baïe , dans un en-
droit où la mer étoit fi baffle que les chaloupes
Tome I, D
50 VOYAGE
même n’y pouvoient aborder ; aufñ fut-1l pour-
fuivi en juftice par le propriétaire , le fieur
Heufke , qui comptoit bien le faire condamner
tout au moins à lui payer le montant du
dommage. ia
Vangenep étoit le feul Capitaine qui, à notre
. arrivée dans la Baie, fe fut férieufement occupé,
avant tout, des préparatifs indifpenfables pour
l'exécution rigoureufe des ordres qu’on avoit
donnés à tous en général. Nous avions lardé
toutes les parties de notre bâtiment avec des
étoupes huilées , des fagotages , des goudrons,
& toutes fortes de matières combuftibles ; fes
confrères étoient d'autant moins pardonnables
que trois mois de défœuvrement , dans cette
Baie , leur avoient laiflé tour le temps de fe
précautioner. Nous étions arrivés le 11 Mai,
& nous entrions alors dans le mois d'Août.
Les Matelots & les Cficiers de nos équipa-
ges, accourus tumultuenfement à la Ville , n’a-
voient que trop répandu le malheur que nous
venions d'efluyer. M. le Fifcal, ne me voyant
point de retour avec les autres, & n'entendant
point parler de moi, fit faire des perquifitions;
on lui découvrit la retraite que je m'étois choifie.
| EN: PER TQOUE. st
Peu de jours après , je le vis arriver. Combie
je me repentis alors d'avoir perdu fi tôt la
tendre confiance qu'il m'avoit infpirée ! Je lui
rendis compte de la fituation cruelle où m'’a-
voit plongé le malheur commun, de laffreufe
détrefle où me jetoit la perte de tout ce que
je poflédois au monde. Je lui fs part de la
réfolution que j'avois prife de refter chez l'hon-
nèête Slaber , juiqu'à ce que jeufle reçu des
nouvelles de ma famille , & de travailler, en
attendant , à rebâtir l'édifice de mes colle@ions
& de mes recherches en hifioire naturelle. M.
Boers m'avoit écouté tranquiliement & fans
minterrompre : Que ne puis-je ici graver, en
lettres d'or , & fes tendres reproches , & fes
preflantes follicitations de Île fuivre au moment
même ! Sans ton, fans morgue , fans ce ver-
biage impertinent de nos protecteurs d'Europe,
mais avec cette bonhomie ouverte & franche
qui mefure l'homme par l'homme, & ;
jours le protégé digne du bienfait ; « NMonfeur
» (me dit-il, lorfque j'eus fini de m’excufer },
»# vous n'oublierez pas que vous m'êtes recom-
» mandé. L'inftant qui vous voit malheureux
» €ft aufli le moment où je dois, à montour,
D i
2 VOYAGE
» mériter la confiance des amis qui ont compté
» fur moi; je ne la trahirai point. Ma maion,
#» ma table, les fecours les plus prefés , je
» vous offre tout; reprenez courage ; dreflez
Ÿ
de nouvelles bateries ; revenez à vos plans,
» & n'attendez pas, pour commencer vos
» Voyages, les nouvelles incertaines d'Europe.
» C'eft à moi de pourvoir à ces détails. Ac-
» ceptez ; il le faut; je le veux ».
Cette ame fenfble parloit à la mienne une
langue fi chère! Un refus l'auroit trop blefée! Je
me rendis. C'eft donc à cet ami généreux que je
dus l'avantage inappréciable de me livrer , fans
de plus longs délais > aux préparatifs de ce
Voyage tant défiré, ainfi qu'aux dépenfes rui-
neufes qu'alloit entrainer fon exécution; j'en
renouvellerai plus dune fois Île fouvenir : il
devient un befoin pour mon cœur. Je me
rappelle , avec une égale reconnoiffance, tout
ce qu'a fait pour moi, dans mes différentes
apparitions au Cap, M. Hacker, Gouverneur
en fecond. Je rends grâce à M. Gordon , Com-
mandant des troupes, des fervices qu'il étoit
en fon pouvoir de me rendre , & qu'il ne
m'a point épargnés. Ses Obfervations curieufes,
MEN A ER TIQ-UE. $3
publiées en Hollande par Allaman , font efti-
mées, & J'avoue que je lui fuis particulièrement
redevable d’une foule de détails précieux qui
m'auroient peut-être échappé, fans les inftruc-
tions & les confeils que jen reçus avant mon
départ pour l'intérieur du pays, où lui-même
il avoit entrepris quelques Voyages.
Je demandai qu'il me fût permis de pañler
encore une quinzaine de jours à Saldanha,
afin de réparer , s'il étoit pofñble , une partie
des pertes que m'avoient fait faire les Anglois.
Ne fachant point fi, dans la fuite , j'aurois
occañon de repañfer dans ces lieux funeftes, je
voulois au inoins me procurer les objets que
Jétois prefque afluré de ne point retrouver
ailleurs. Je n’avois, pour ainf dire, qu'a mettre
la main deflus : je connoïflois fi bien le terrein!
je l’avois fi fouvent arpenté de tous fens! car,
avant la tragique hifioire de nos vaiffeaux ,
javois acheté un cheval , & pris, à mon fer-
vice , un Hottentot qui m'avoit indiqué juf-
qu'aux retraites les plus cachées. Mon hôte
lui-même & fes deux fils m'aidèrent beaucoup
dans mes recherches; au moindre figne , ils
prévenoient mes défirs : on eut dit qu'ils étoient
Di
54 VOYAGE
à mes ordres. Je n’envifageois jamais ces braves
gens fans un étonnement mêlé d’admiration. Le
bon Slaber avoit en outre trois files. Leur
figure & leur taille offroient réellement un
afpeét impofant. Cette famille étoit fuperbe ;
ils avoient tous fix pieds de haut.
Que je mis à profit ces quinze jours accordés
avec tant de peine par l'amitié ! Et les coquilles
& les plantes & la chaffe partageoïent tous mes
inftans. La chafle fur-tout , ma paññon favorite,
m'expoloit fans cefie aux dangers les plus grands,
& m'avoit fait une réputation d'intrépidité qui
s'étoit répandue dix lieues à la ronde.
Un foir que j'étois rentré de fort bonne-
heure , je trouvai à la maifon un Habitant que
je ne connoïflois point , & qui m'attendoit, Il
fe nommoït Sir. Îl étoit venu pour folliciter
nos fecours contre une Panthère qui , fixée
depuis quelque temps dans fon canton , en-
levoir . régulièrement toutes les nuits, quelque
pièce de fon bétail, Sa propoftion me fit grand
plaifir ; je l'acceptai avec tranfport. Enchanté
de faire en règle la chafle de cet animal , je
comptois me venger fur lui de lépouvante que
m'avoit caufée fon pareil dans la baie de Saldanha,
EN, ‘ASRR L'O U E. ns À
Jour pris pour le lendemain , nous déter-
minâmes quelques jeunes-gens des environs à
fe joindre à nous. Je remarquOts qu'ils ne s’y
prêtoient point de trop bonne grace. J'en fis
honte aux plus récalcitrans ; ce fut un coup
d’aiguillon pour les autres. Nous réunimes tous
les chiens que nous pûmes trouver, & chacun
s’arma de pied en cape. Toutes nos batteries
ainfi dreflées , comme s'il fe fût agi d’une prife
d'affaut , on fe fépara. Je me mis fur mon ht
pour y dormir quelques heures, & me difpofer
à la fatigue du lendemain. Je ne pus fermer
l'œil d'impatience & d’aife. Dès la pointe du
jour, je gagnai la plaine avec mon efcorte.
S mit & quelques amis nous attendoient ; nous
nous trouväames environ dix-huit chaffeurs. Nos
chiens réunis formoient une meute de pareil
nombre. Nous apprimes que la Panthère avoit
encore enlevé un mouton pendant la nuit.
Un des canons de mon fufil étoit chargé
de très-gros plomb , l'autre de chévrotine. J’a-
vois, en outre, une carabine chargée à balles.
Mon Hottentot la portoit, & me fuivoit. Le
pays affez bien découvert n'offroit que quelques
buiffons ifolés de côtés & d’autres. 11 failoit
D iv
36 VOYAGE
vifiter tous ceux qui fe trouvoient fur notre
paflage , avec bien des précautions.
Après plus ane heure de recherches , nous
tombâmes fur le mouton dont la Panthère n’avoit
dévoré que la moitié. Une fois sûrs de la pifte,
l'animal n'étoit pas loin , & ne pouvoit nous
échapper. En effet , quelques inftans après, nos
Chiens qui jufques-lä n’avoient fait que battre
confufément la Campagne , tout à coup fe
réunirent , &, preflés enfemble , s'élancèrent à
deux cents pas de nous, vers un énorme buifion
où ils fe mirent à aboyer ; à burler de toutes
leurs forces, |
Je fantai de mon cheval, que je remis à mon
Hottentot ; &, courant du côté du buiflon , je
m'établis fur une petite monticule qui en étoit
à cinquante pas ; mais , jetant les yeux derrière
moi, je vis qu'il n’y avoit pas un feul de mes
Compagnons qui fit bonne contenance. Jean
Slaber , un des fils de mon hôte , coloffe de
fix pieds, vint fe ranger près de moi; il ne
vouloit point, difoit-il , m’abandonner, même
au péril de fa vie. Au battement de fon cœur,
aux traits effarés de fon vifage , je jugeai que
le pauvre garçon comptoit peu fur lui-même ;
BEN AOF RII O UE. s7
Je fentois , pour en tirer parti, qu'il avoit befoin
d’un homme ferme qui le rafurât. En effet,
quelle que fût fa terreur , je penfe quil fe
croÿoit en plus grande fécurité près de moi
qu'au milieu de fes poltrons de camarades que
nous voyons divaguer dans la plaine , & fe
tenir à une diftance refpedueufe.
Ils m'avoient tous averti que , dans le cas
où je joindrois l'animal d’aflez près pour en
être entendu ,je ne devois point crier Saa, Saa;
que ce mot mettoit le Tigre en fureur , &
quil s'élançoit de préférence fur celui qui la-
voit prononcé. Mais, en rafe campagne, bien
a découvert, & ne pouvant être furpris par
l'animal , je me mis à crier plus de mille fois
Saa , Ssa, Saa , autant pour exciter les chiens
que pour l’arracher de fon fort. Ce fut en vain;
l'animal & la meute également effrayés l'un de
l'autre nofoient ni pénétrer ni fortir ; parmi
les chiens cependant , je remarquai des métins
pour qui j'aurois parié , fi leur courage eût
_ fecondé leurs forces. Ma feule chienne, la plus
petite de la troupe , fe montroit toujours à
la tête des autres. Elle feule s'avançoit un peu
dans le buifon; il eft vrai que, reconnoiffant
58 V © Y'A G'E
ma voix, elle en étoit animée & plus acbarnee
que les autres. ,
L'affreux Tigre poufloit des hurlemens ter-
ribles. À chaque inftant ,je le croyois lancé.
Les chiens, au moindre mouvement qu’il faifoit
fans doute, fe jetoient avec précipitation en
arrière , & détaloient à toutes jambes, Quelques
coups de fuñl, tirés au hafard, le déterminèrent
enfin. Il fortit. brufquement. Css apparition
fübite fut , pour tout le monde , un fignal
de décamper. Jean Slaber lui-même qui, taillé
comme un Hercule , auroit pu lutter avec
l'animal & l'étouffer dans fes bras, perd tout
à coup la tête; 11 cède à fa PRE , Sen-
fuit vers les autres, & m'abandonne. Je refte
feul avec mon Hottentoi, Le Tigre , pour ga-
gner un autre buifion , pafle à cinquante pas
de nous , ayant tous les chiens à fes troufles.
Nous le faluons de nos trois coups à fon
pañage.
Le buiflon dans lequel il fe réfugioit étoit
moins haut, moins grand & moins touffu que
celui qu'il venoit de quitter ; des traces de
fang me firent préfumer que je l'avois touché,
& l’acharnement rédaublé des chiens m'en donna
EN AFRIQUE. $9
la preuve. Une partie de mon monde alors fe
rapprocha , mais le plus grand nombre avoit
tout à fait difparu.
L'animal fut encore harcelé pendant plus d’une
heure , nous tirâmes au hafard dans le buiffon
plus de quarante coups de fufñl; enfin laffé,
impatienté mème de ce manège qui ne finifloit
rien, je remontai à cheval & tournai, avec
précaution , du côté oppofé aux chiens. Je
préfumois qu'occupé à fe défendre contr’eux,
il me feroit aifé de le furprendre par derrière,
Je ne m'étois pas trompé; je l'aperçus. Il étoit
acculé , jouant des pattes pour tenir en ref-
pe“ ma petite chienne qui venoit aboyer
jufqu'à la portée de fa griffe, Quand j'eus pris
tout le temps néceflaire pour le bien ajufter,
je lui lâchai ma carabine que je laiffai tomber
pour me faifir promptement de mon fufil
a deux coups que je portois à l’arçon de ma
felle,. Cette précaution fût inutile. L'animal
ne parut point; &, moncoup parti,je ne le
vis même plus. Quoique für de l'avoir atteint,
il y auroit eu de limprudence à pénétrer tout
de fuite dans ce fourré. Cependant on ne l’en-
tendoit point ; je le foupçonnois ou mort ou
60 VOYAGE
dangereufement bleflé, « Amis, criai-je alors
# a ceux de nos chaffeurs qui s'étoient rappro-
» chés, allions, tous de front & fur une ligne
» ferrée , droit à lui; il faut bien , sil vit
» encore, que tous nos coups lächés enfemble ,
» Île démontent , s’il fe préfente; quel rifque
# pouvons nous courir »#? Il ny eut qu'une
voix pour me répondre ; mais elle fut néga- |
tive. Ma propofition ne fut goutée de perfonne.
Indigné , furieux : « camarade ‘dis-je à mon
# Hotrentot non moins animé que fon mai-
» tre, l'animal doit être où mort ou très-ma-
» Jade. Monte à cheval , approche-toi comme
» je l'ai fait, & tâche de découvrir dans quel
» état nous l'avons mis. Je vais garder l'entrée ;
» pour cette fois, s'il veut échapper, je Paf-
» fomme. Nous pouvons l'achever fans le fe-
» cours de ces làches », Il ne fut pas plutôt
entré qu'il me cria qu'il apercevoit le Tigre
étendu de fon long fans aucun mouvement
apparent , & quil Île jugeoit mort. Pour s'en
aflurer , il lui tira un dernier coup de fa
carabine ; j'accourus ; tout mon corps fré-
mifloit d’aife & d'exultation ; mon brave Hot-
tentot partageoit mes vifs tranfports. La joie
EE N:A'F R'IQUE GI
doubloit nos forces. Nous traïnämes l'animal
en plein air; il me fembloit énorme. Je com-
mençai d'abord par prendre en détail toutes
fes dimenfions. Je l’examinois & le retournois
dans tous les fens- Je l'admirois avec orgueil.
C'étoit là mon coup d'efla; & le Tigre , par
hafard, fe trouva monftrueux. Il éroit mäie:
depuis l'extrémité de la queue jufqu’à la mouf-
tache , 1l portoit fept pieds deux pouces fur
une circonférence de deux pieds d'x pouces.
Je lui reconnus tous les cara@ères de la Pan-
thère fi bien décrits par Buffon. Maïs, dans
toute la Colonie ; on ne le nomme pas au-
trement que le Tigre. Cet ufage a prévalu,
quoique dans toute cette partie de l'Afrique
on ne rencontre aucun Tigre , proprement
dit, & qu'il y ait une grande différence entre
de & l'autre de ces animaux ; les Hottentots
lappellent Garou , Gama , ceft-à-dire Lion
racheté, |
En général dans les Colonies du Cap on
redoute la Panthère beaucous plus quele Lion.
Celui-ci n'arrive jamais fans s'annoncer par des
ruoiflemens affreux. Il donne lui-même le fignal
de la défenfe, comme s'il montroit plus de
62 VOYAGE
confiance dans fa force, ou qu'il mit plus
de nobleffe dans l'attaque ! L'autre au contraire
uait la perfidie à la férocité ; il arrive toujours
fans bruit , fe gliffe avec adrefle, faifit l'avan-
tage; &, fautant fur fa proie, l'enlève avant
qu'on fe fcit douté de fon approche.
Je n'ai pas manqué d’occafons par la fuite,
de voir beaucoup de ces animaux, ainfi au une
autre efpèce appelée par les Hollandoïs Luypar
( c'eft le Léopard des François ); une autre
petite efpèce encore qu'on nomme Chat-
Tigre, & qui eft l'Offelot de Buffon: J'en par-
lerai en diverfes rencontres.
Lorfque j'eus fini toutes mes remarques fur
ma Panthère, & que j'en eus pris le defhn,
nous nous mimes en devoir de la déshabiller. Les
poltrons fe rapprochoïient peu à peu, en nous
voyant opérer fi tranquiiement. On fe figure
fans peine leur air honteux & décontenancé.
N'avoient-ils pas à rougir devant un Etranger
qui, pour la première fois, aux prifes avec
une bête féroce, avoit tenu ferme & montré
plus d'intrépidité qu'eux tous , quoiqu'ils fuffent
nés & élevés , pour ainfi parler, au milieu ces
monfires de l'Afrique?
| EN AFRIQUE. 63
Lorfque j'eus fini de dépouiller ma proie,
mon Hottentot s’affubla de fa peau , je faluai
mes fiers chaffeurs & nous retournâmes au gite.
Nous marchions en triomphe, efcortés par
plufieurs chiens dontles maîtres s'étoient éclipfés
les premiers. Ils ne nous approchoient que de
forte. La peau du Tigre les tenoit en ref-
pet ; &, lorfque pour les effrayer d'avantage,
mon Hottentot fe retournoit , faifant un
mouvement vers eux, cétoit à qui détaleroit
le plus vite, comme fi le Tigre vivant eût
été à leurs troufles ; ce qui nous divertifloit
beaucoup. |
Les détails de cette expédition ne tardèrent
point à fe répandre. On difoit par-tout dans
le Pays que jétois un brave ; ceux mêmes qui
m'avoient fi bien fecondé commencoient à le
croire. |
Je reçusencore une fupplique de la part d’un
Colon que je ne connoiflois pas, & qui vivoit
à quatre lieues de nous ; il me prioit d'aider
{es fils à le débarrafler d’une autre Panthère
qui ravageoit fon quartier.
Ceque je venois d'éprouver dansune première
tentative ne m'engageoit guères à en former
64 "HW a YAGE
une feconde. Je m'en défendis, bién réfolu
de ne pas m'expofer davantage au danger
de devenir la viétime d’une auffi lâche défer-
tion. « Allez, répondis-je à l’'Envoyé; dites
» à votre maitre que je ne fuis pas venu dans
» ces Contrées pour y détruire la race des
» Tigres ; je ferois trop mal payé de ce fervice
» puifqu'il n'auroit été utile qu'a des poltrons ; fi
» le hafard m'expofe à de pareilles rencontres ,
» je faurai bien combattre feul, Je ne veux
» point de vos fecours , & ne prêterai les
» miens à perfonne ». C'eft ainfi que le fuccès
avoit enflé mon orgueil: je me croyois tout
au moins un Théfée. ;
Je confondois mal-à-propos des Colons que
je ne connoïflois point avec ceux dont j'avois à
me plaindre. L'invitation me venoit de Louis
Karfle. Dans la fuite , j'ai trouvé l'occafion de
faire connoïffance avec lui. Je me fus repenti
de ma prévention à l'égard de fes enfans. Ils
m'ont fait éprouver qu'ils étoient incapables
de lâcher prife dans un moment critique, &
j'ai vu des effets de leur courage.
Le temps que je m'étois limité moi-même
en quittant M. Boers étoit prefque écoulé ;
la
EN AFRIQUE. 65
la faifon favorable pour mon Voyage dans l'in-
térieur du Pays s’avançoit de plus en plus. J'a-
vois de grands préparatifs à faire, des nombreux
_ renfeignemens à recevoir. Je pris congé du bon
Slaber, de toute fa famille que je quittois à
regret : libre de foins , d'embarras, d'inquiétude,
plus léger que je n'étois venu , je lançai un
dernier regard vers la Baie de Saldanha , &
me mis en route pour le Cap.
RETOUR de la Baie de Saldanha au CAP.
Moxsreur Boers m’attendoit; à mon arrivée,
je fus inftalé dans fa maïfon. J'y trouvai tout
ce qui pouvoit flatter mes defirs & ces tendres
foins de l’amitié que vend fi cher ailleurs
l’orgueileufe infolence d'un Satrape enrichi.
Il me prévint fur les apprèts néceflaires de
mon Voyage, & me pria d'y fonger. Ce fut
alors que je me liai plus particulièrement avec
M. Gordon, Commandant des troupes. Il trouvoit
mon entreprife trop hardie dans un moment
fur-tout où les Caffres étoient en guerre avec
les Colons & par conféquent avec les Hottentots,
Tout en approuvant mes projets, il ne me
Tome I, “E
6; VOYAGE
cacha point les rifques de l'exécution. Ce qu'il
me racontoit des dangers qu'il avoit courus
en voulant tenter une pareille entreprife, re-
doubloit encore mon ardeur , & je me croyois
exempt des malheurs dont il prenoit plaifir à
me faire un tableau qui n’étoit point encou-
rageant. 1
Tandis qu'on travailloit à mes Equipages , :
je vifitai plus particulièrement la Ville & fes
environs.
Je me rendis plufieurs fois fur la montagne
de la Table & fur celle du Lion. Quoique
la première, vue de la baie, paroïfle toucher
a la Ville, elle en eft cependant éloignée de
plus d’une lieue.
Le pied de cette montagne eft encombré
d'une grande quantité d'éclats de rocher qui
paroïflent en avoir fait partie & s'en être dé-
tachés ; la bafe eft un granit pur; &, jufqu'à
fon fommet, elle paroït être alternativement
compofée de couches horizontales de granit,
& de terre. D’après les mefures données par
J'Abbé de la Caille, elle s'élève à trois mille.
fix cents pieds au-deflus du niveau de la Mer.
On n’y peut monter que par la crevañle d’où
EN AFRIQUE. 6?
découlent les eaux qui rempliffent les fontaines
de la Ville. Cette route eft pénible fur-tout
vers le haut où la crevañle fe rétrécit beau-
coup & devient prefque perpendiculaire. 1} faut
gravir pendant plus de deux heures pour gagner
le fommet. Il offre alors une plate-forme très-
étendue , hériflée d'énormes rochers confufé-
ment. amoncelés, & parfemée de différens
arbuftes: on diroit les ruines d’une Ville im-
menfe. Le temps, les nuages & le vent fem-
blent en avoir ufé les parties les plus faillantes;
ce qui donne au tout une figure baroque ; j'y
ai vu des cailloux de quartz aufñi roulés que
ceux vulgairement appelés galers | & qu'on
ramafle fur le rivage.
Vers le milieu du plateau, fe trouve un baffin
bourbeux. C'eft de 1à que découlent les eaux -
qui arrivent au Cap par la crevañle dont j'ai
parlé. Il peut avoir trois ou quatre cents pas de
circonférence. J'y ai tiré beaucoup de bécaf-
| nes, Ces eaux font-elles le produit d'une fource,
des pluies ou des brouillards? C'eft ce que
j'ignore; mais la montagne eft circonfcrite
par une quantité de ravines qui font autant
d'aqueducs qui vont çà & là diftribuer les eaux
E ij
68 VOYAGE
du baffin & fertilifer les habitations éparfes à
quelque diftance de fon pied.
La Table eft le repaire des Vautours de lef-,
pèce appelée Percnopière. Le vent de Sud-Eft
les oblige fouvent à déferter la montagne, &
la furie avec laquelle il fouffle tes précipite
dans les rues du Cap où ils font affommés à
coups de bâton. On y voit auf lefpèce de
Singe Papion , & que les Hollandois nomment
Bawians. On fçait qu'ils font voleurs. Ils
fe répandent dans les habitations, efcaladent |
les jardins pour en dérober les fruits; mais ce
n'eft jamais avec cet appareil & ce bel ordre
dont Colbe nous a fait un conte ridicule &
puériie.
Quard le Ciel eft pur & ferein, on diftingue
du fommet dela Table les montagnes du Piquet,
éloignées de trente lieues. Malgré cette dif-
tance , elles paroïffent encore la furpañer en
hauteur.
Lorfque les perfonnes qui vont pour la
première fois à la montagne, font engagées
A
dans la crevañfe, elles fe croyent affaillies par”
une pluie ordinaire, quoique Île temps foit,
beau , & il pleut réellement pour elles. C’eft”
EN AFRIQUE. 69
l'effet des gouttes d'eau qui fuintant conti-
nuellement des rochers fupérieurs , tombent
fur ceux qui font plus bas, fe heurtent, fe
divifent en une pluie d'autant plus fine qu’elle
approche plus du pied de la montagne. Cette
pluie eft toujours plus abondante le matin que
le refte de la journée; les fraicheurs & les
rofées de la nuit en expliquent atfément Îa
caufe. |
On rengontre dans la crevaffe à un tiers ou
environ de fa hauteur une fuperbe nappe d’eau
qui coule fur un rocher plat très-étendu. On
va de la Ville fe promener jufqu'a cette caf-
cade ; la route n'en eft pas fi fort efcarpée que
les dames même ne puifient fe donner la fa.
tisfadion d'aller y jouir d’un coup-d’œil char-
mant & pittorefque , d'un point de vue dé-
licieux qui commence à cet endroit.
C'eft un ufage afflez remarquable que dans
les pays les plus chauds, les Efclaves font du
feu par-tout où ils travaillent. Cela leur fert
à allumer leurs pipes, à faire réchauffer ou cuire
. leur nourriture. Ceux du Cap, chargés d'aller
couper du bois pour la maifon de leurs mai-
tres , vont quelquefois ie chercher fur les
E ü
de
re ‘0 V0. NA, GE
revers de la Table. Le foir , en quittant l'ou=.
vrage , s'ils négligent d’éteindre ces feux , ils
fe communiquent infenfiblement de proche en
proche à toutes les herbes & racines sèches; M
la trace gagne & s'étend de côtés & d’autres, «
parvient à des enfoncemens où le bois vert
& le bois fec indiftinétement s'allument & .
s'émbrafent, Ce font alors autant de fournaifes,
de petits volcans qui tiennent enfemble par:
les cordons de feu qui les ont unis. La flamme
s'en échappe par tourbillons, & fe nuance.
fuivant que les différentes cavernes font plus
ou moins profondes. La nuit furvient; & la
Ville & la Rade & tous les environs jouiflent .
d'un fpectacle d'autant plus magnifiqué que la :
caufe en étant connue, on eft exempt de ces
terreurs profondes qu'imprimeroit ailleurs un
pareil phénomène; car la hauteur & Fétendue
de cet embrafement donnent à la montagne
un afpeë plus effrayant que les laves du Véfuve
dans leur plus grande force. Je n'ai vu qu'une
feule fois cette majeftueufe illumination, & je
puis dire qu'elle ma jeté dans le raviflement .
& lextafe. Tout ce qu'on pourroit imaginer «
pour éclairer les Navires à vingt lieues en
EN, AE, R TIQUE. F7
mer n’approcheroit jamais de ce Phare allumé
au hafard par une miférable brouffaille qu'a
laiflé brûler un Nègre étourdi.
Il eft impoñfble d'arriver à la montagne du
Diable par celle de la Table, quoiqu'elle n'en
foit qu'une partie dont elle a été féparée, par
le fommet , ou par deséboulemens fuccefifs , ou
par des tremblemens de terre; mais on arrive
aifément à celle du Lion, qui, comme l'autre,
eft auf une partie de la Table ; le fommet
feul de la tête du Lion r’eft praticable qu’au
moyen d'une corde avec laquelle on fe hifle
avec peine. C'eft de ce fommet qu'on fignale
les Vaiffleaux qui font en pleine mer. Il y a
toujours un ferviteur de la Compagnie chargé
de tirer un coup de canon pour chaque Vaiffeau
qu'il aperçoit ; & , par un fignal convenu, la
Ville. fait à Finftant fi le Navire vient de
_ l'Inde ou de l'Europe; mais le même homme,
dès qu'il a reconnu le Pavillon de l’arrivant ,
_eft obligé de fe rendre à la Ville, pour en
informer le Gouvernement. Ce métier eft pé-
nible & cruel; 1l arrive fouvent que le mal-
\ heureux defcend & remonte quatre ou cinq fois
| par jour, ce qui l'excède de fatigue. C’eft,
E iv
4
72 VO Y'A GE
comme en beaucoup de points, un vice d'ad-
miniftration fur lequel tous les yeux font
fermés. Celui que j'y ai vu, me difoit tran-
quillement qu'on nevieillifloit point à ce métier
là , & je n’avois pas de peine à le croire; car
il étoit lui-même dans un trifte état; &,
quoiqu'il n'eut alors que trente-cinq ans, fes |
genoux & fes jambes étoient tellement roidis
qu'il ne marchoit qu'avec beaucoup de peine.
J'allai vifiter aufli le fameux territoire de
Conflance derrière la Table. Ce vignoble ne
produit peut-être pas la dixième partie du vin
qu’on débite fous fon nom. Il apartenoit alors
à M. Cloite. Les uns difent les premiers
plants originaires de Bourgogne , les autres
de Madère, d'autres encore de Perfe ; ce qu'il
y a de certain, c'eft que ce vin , bu au Cap,
eft délicieux ; qu'il perd beaucoup par le tranf-
port , & qu'après cinq ans il ne vaut plus
rien. À mon arrivée, le Dermi-Haam (c'eft-à-dire
environ quatre-vingts bouteilles ) fe vendoit
trente-cinq à quarante Piaftres ; à mon départ
il en valoit plus de cent.
A côté de Conftance, eft un autre vignoble
appelé de Perit Conflance, C'eft feulemeut depuis
| EN AFRIQUE. 73
fept ou huit ans qu'il marche de pair avec fon
voifin. Il eft même arrivé qu'on en a quel-
fois payé la récolte plus cher aux ventes
de la Compagnie. Comme :1l n'eft féparé de
l'autre que par une fimple haië, quil jouit,
d’ailleurs, de fa même expofition, il eft proba-
ble qu'il n'y avoit , jadis, entre ces deux vins,
de différence que dans la façon de les travailler.
Tout l’efpace compris entre la baie Fallo &
celle de la Table eft orné de maifons de plai-
fance & de belles habitations où l'on fe borne
à la culture des légumes, des fruits, & fur-tout
du vin. Les plus eftimés & qui approchent le
plus du Conftance font ceux de Becker & de
Hendrik. Les Marchands de vin du Cap favent
les apprêter & les vendre pour du vrai Conf-
tance. Outre ces vins doux, d’autres cantons
des Colomies , tels que la Perle, Stellembofch ,
Drageflein, fourniffent des vins fecs très-eftimés.
On y fait auffi du vin qui approche du Rota,
à qui lon donne ce nom, & qu'en effet j'ai
trouvé tout au moins auf bon. Lotfqu'on fe
propofe d'en acheter au Cap, il faut s’adreffer
aux Cultivateurs mêmes, afin d’être bien fervi.
Les Marchands, au contraire , font des fripons
4 M0 YA°G'E
qui , fachant bien qu’il n'eft pas de garde,
foufrent les bariques , & les chargent d’eau
de vie pour le conferver le plus long-temps
pofñble , s'ils ne trouvent pas à s'en défaire.
Le vin commun du pays paroit rarement
fur les bonnes tables. Les vins rouges de Bor-
deaux font la boiflon ordinaire , & ceux im-
portés par les vaiffleaux Hollandois ont toujours
la préférence fur ceux des François qui ne les
apportent que dans des futailles mal- condi-
tionnées , où ils ne fe confervent point.
Le prix mitoyen de ce vin eft d'un Florin
la bouteille. Il varie fuivant les circonftances.
Je l'ai quelquefois vu à trois Florins ; quelquefois
à douze fous. |
On n'eftime pas beaucoup la bierre qui fe
brafle au Cap ; mais on fait grand cas & grande
confommation de celle d'Europe. Son prix varie
entre douze & vingt-quatre fous la bouteille,
En général, tonte efpèce de boiflon eft d’un
grand débit.
On offre toujours un Sopi , c’eft-à-dire un
verre d’arrach ou de génièvre , ou mieux
encore d’eau de vie de France, à tous ceux
qui fe préfentent dans une maifon. Le génièvre
FN ‘AFRTIO ÜÙ E. 75
_ eft cependant la boiffon du matin la plus en
ufage. Avant de fe mettre à table, l'étiquette
veut encore qu'on offre un Sopi, ou du vin
blanc dans lequel on a infufé de l'abfinthe on
de l’aloës, pour exciter l'appétit.
A table, on boit indiftin@ement de Îa bierre
ou du vin. À Îa fin du deflert, les dames fe
lèvent & fe retirent dans une pièce voifine ou
fur le perron. Alors, on apporte des pipes , du
tabac & de nouvelles bouteilles pour les hom-
mes , tandis qu'on envoie préfenter aux dames
du café, du vin de Rhin ou de Mofelle avec
du fucre & de l'eau de felfe. On commence
enfuite des parties de jeu , ce qui n'empêche pas
les hommes de boire & de fumer ; &, s'il arrive
un coup intéreffant ou piquant, c'eft toujours
le fignal ou le prétexte d'une rafade de plus.
Cette manière de vivre eft commune à toutes
les mafons , avec cette différence que celles
qui ne font point fortunées , n'ufent que du vin
du terroir. Mais , fur ce point, la vanité des
Habitans eft bien ridicule. Un jour que je paf-
fois dans une rue avec M. Boers , il me fit
remarquer un homme affis fur fon perron, &
qui, nous voyant à portée de l'entendre, fe
76 VOYAGE | |
tubit de crier à fon efclave de lui apporter
une bouteille de vin rouge. Le Fifcal m'afura
que cet homme n'en avoit pas une feule à fa
difpofition , qu'il n’en avoit peut-être pas bu
dix fois en fa vie ; aufli, lorfque nous fûmes
plus loin, je me détournai, & m'aperçus que
c'étoit de la bierre que fon domeftique lui
verfoit.
La Æout- Bay (la Baie au bois) tire fon nom
du petit bois qu'on y va chercher: on n'y
trouve point de gros arbres. Ce ne font que
des buiflons & des taillis fort épais. Cette Baie ,
peu fpacieufe & ouverte au vent d'Oueft, eft
entourée de brifans. Il eft rare que des Bâti
mens sy réfugient, à moins qu'ils ne foient
furpris tout d’un coup par le mauvais temps,
& qu'il y ait pour eux impofññbilité de gagner
un autre abri. Elle eft à deux lieues Sud-Oueft
du Cap. |
La baie Falfo, au Sud-Eft du Cap, en eft
éloignée de trois lieues ; mais il faut en faire
quatre pour arriver jufqu’a l’ancrage. La route
en eft impraticable, Cette fpacieufe Baie peut
offrir un afyle à un nombre confidérable de
Vaifleaux. C'eft là que fe réfugient ceux qui
EN AFRIQUE. y
font dans la baie de la Table, lorfque le vent
d'Oueft commence à fe faire fentir; &, par
la raifon contraire, lorfque le Sud-Eft recom-
mence , ces mêmes Bâtimens retournent à leur
_ premier mouillage.
Le Commandant de la baie Falfo a Île rang
de Sous-Marchand ; fes appointemens font mé-
diocres , & fa Place Îui rapporte cependant
beaucoup , par le commerce qu'il fait avec Îles
vaifleaux des Nations Etrangères. Il achète leurs
pacotiiles , & les envoie revendre à la Ville,
où il trouve quelquefois le moyen d'en quin-
tupler la valeur. | |
On voit fur les bords de la Baie de grands
magañns où font dépofées les provifons pour
les vaiffeaux de la Compagnie. On y a bâti auff
un très-bel Hôpital pour les Equipages, un hôtel
commode pour le Gouverneur qui s'y tranfporte
ordinairement , & y paîle quelques jours, lorf-
que les Navires y féjournent. Le commerce y
attire auf des Particuliers du Cap.Ils fourniffent
des logemens aux Officiers des Vaiffleaux. Tant
que ces deniers y demeurent , la Baie eft extrè-
_mement vivante ; mais, du moment que la fai-
fon permet de lever l'ancre, elle devient déferte;
78 Vo Y À GE
chacun décampe ; il ne refte qu'une compagnie
de la Garnifon qu’on relève tous les mois. Mal-
heur alors aux Vaifleaux qui fe préfentent , &
qui onc befoin de provifons ; car il arrive fou-
vent que les magafns font tellement épuifés,
qu'on eft obligé de faire venir de la Vile par
charrois tout ce que demandent ces nouveaux-
venus , & le tranfport coûte un prix exor-
bitant. On paye, de vingt à trente Piaftres ,
par jour , un miférable chariot. J'en ai vu payer
jufques à cinquante Piaftres, & il eft à remar-
quer que , dans les vingt-quatre heures, on
ne peut faire qu'un feul voyage.
C'eft là que fe pêche le plus beau & le
meilleur poiffon, particulièrement le Rooman,
qui donne fon nom au rocher dans les environs
duquel il fe trouve abondamment. On y pêche
encore des huîtres ; mais elles font très-rares.
Je ne dois pas oublier de dire que, dans le
terrein compris entre la baie Falfo & la ville
du Cap, mais fur-tout dans les environs de
Conftance & de Muwe-land , on trouve ce char-
mant arbre quon y nomme Szwer Blaaderen,
(ceft le Proteu Argentea des Botaniftes ); il
paroïît que , lors du féjour au Cap du Docteur
EN AFRIQUE. 79
Sparmann , cet arbre n’y étoit pas en fi grande
quantité que dans le moment aëtuel ; car les
Colons ayant remarqué qu'il croïffoit très-vite,
‘en ont fait des plantations confidérables qui
leur font devenues d'une grande utilité pour
Je chauffage. J'obferve que cet arbre ne fe
trouve dans aucun autre lieu de la Colonie,
pas même dans le pays des Namaquois, d'où
M. Sparmann a très-fauffement fuppofé qu’on
l'avoit tiré; je puis affurer qu'il ny croît pas à
& je ne l'ai vu dans aucun des cantons où
Jai pénétré. Ainfi Je crois qu'il a été rapporté
de quelqu’autre partie d'Afrique ou du monde,
quoique M, Sonnerat, dans fon dernier Voyage
aux Indes, attefte qu'il eft le feul arbre ori-
ginaire du Cap de Bonne-Efpérance ; il paroît
que, ce Naturalifte n'y avoit jamais vu le
Mimofa Nilotica , qui y eft très - commun ;
ainfi que quantité d’autres efpèces infiniment
plus: confidérables. R
Les Colonies Scell/embofch , Drapeflein , Frans
che-Hoeck , la Perle , la Hollande Hoitentore font
différens cantons fitués entre le Cap & la grande
chaîne des montagnes qu'on aperçoit à l'Eft:
ils fourniflent tous du fruit & du vin.
89 ‘IV:0 Y A GE:
Le Stellembofch eft une petite Bourgade où
fe font retirés plufñeurs Habitans du Cap; ils
y font valoir eux-mêmes leurs terres. Il y a
une Eglife, un Minifire & un Land-Roff ou
Bailly qui a rang de fous-marchand. C’eft une
efpèce de Fifcal qui juge en premier reflort.
Jl ne peut impofer d'amende que jufqu'à la
fomme de cinquante Rixdaalers ; lorfque l'affaire
eft majeure , c’eft le Fifcal qui doit en connoître.
Le Franfche-Hoeck, (le coin François ) eft dans
une gorge de montagnes, entre le Stellembofch
& le Drageftein. Il a reçu fon nom des réfu-
giés qui vinrent le défricher fur la fin du
fècle dernier. Le terrein en eft bon , & four-
nit beaucoup de blé & de vin. C’eft-là que
fe mange le meilleur pain de toutes les Co-
lonies. Ce n'eift pas que le blé y foit meilleur
qu'en tout autre lieu; mais c'eft parce que la
méthode françoife apportée par les Emigrans
s'y eft confervée de père en fils fans altéra-
tion. C'eft lätout ce qui leur refte du fouvenir
de leur aucienne & cruelle Patrie. Je n’ai trouvé
_ dans ce canton qu'un feul vieillard qui parlât
françois; plufieurs familles cependant confer-
vent & écrivent encore leursnoms primitifs. Vy
ai
EN AFRIQUE. 8:
ä connu des Malherbe, des Dutoit, des Réuf,
des Cocher & plufñeurs autres dont les noms
nous font familiers. Du refte, on les diftingue
des autres Colors qui font prefque tous blonds,
par leurs cheveux bruns & la couleur bife de
leur peau.
La Hollande Hotrentote eft ainfi nommée parce
que ce canton , originairement habité par les
Hottentots, fut défriché le premier par les
Hollandois. Il fournit des légumes, du fruit &
du blé; le Stellembofch le borne au Nord,
une chaine de montagnes à lEf , la baie
Falfo à l'Oueft, & des montagnes dans lefquelles
1l y a encore quelques habitations au Sud,
La première chaine de montagnes & de
collines qu'on aperçoit de la baie de ja Table,
fe nomme Montagnes du Tigre. Elles {ont parfe- |
mées d'habitations excellentes pour ke Blé,
Toutes ces collines enfemencées offrent un
fuperbe coup-d'œil à la Ville, dans le temps
de la moiffon. Leur abondance les a fait nommer
le Magafin à blé de la Colonie. Le derrière
de ces collines eft également garni de fermes
a blé, & cette culture fe prolonge aflez loin.
Les habitations qui avoifinent le Cap font gé-
Tome Ï, F
82 VOYAGE
néralement d'un grand rapport. à raifon de la
facilité d'y faire arriver les légumes, les fruits,
les œufs, le lait , toutes les provifionsde première.
néceflité qui font d'un débit für & journalier ,
avantage que n'ont point les autres Habitans à
caufe de léloignement.
A douze lieues à la ronde du Cap, les Co-
lons ne fe fervent plus des Hottentots, ils
aiment mieux acheter des Nègres, qui font moins
pareffeux , & fur les fervices defquels ils comp-
tent davantage. Les Hottentots, infoucians & in-
conftans par leur nature, fe retirent fouvent à
l'approche des grands travaux, & laifient leurs
maîtres dans l'embarras, Les Nôgres défertent
bien auf, mais vainement pour leur liberté,
car ils font bientôt repris On les dépofe
chez le Bailly du canton. Le propriétaire les
réclame ; &, moyennant un foible droit, ils font
reftitués, après avoir reçu quelque correéhon
très-lésère ; car il n’y a pas de pays au monde
où les efclaves foient traités avec plus d'huma-
nité qu'au Cap.
Les Nègres de Mofambique & ceux de Ma-
dagafcar font regardés comme les plus forts ou-
vriers & les plus affectionnés à leurs maitres.
EN: #BETO UE. 83
Lorfawils débarquent au Cap , on les paye
ordinairement de cent-vingt à cent-cinquante
Piaftres la pièce. Les Indiens font plus fingu-
lièrement recherchés pour le fervice de Îa mai-
fon & de la Viile. On y voit aufli des Malais
qui font en même-temps les plus entendus &
les plus dangereux des efclaves. Affaffñiner leur
maitre ou leur maitrefle , neft à leurs yeux
qu'un attentat ordinaire; &, dans les cinq
années que j'ai paflées en Afrique, j'ai vu ce
forfait fouvent répété. Ils vont à l'échaffaud
pleins de calme & de fang-froid. J'ai où l'un
de ces fcélérats qu difoit à M, Boers quäal
étoit charmé d’avoir commis {on crime ; qual
avoit bien fu le genre de mort qu'on lui feroit
fubir ; mais , que par là même, il fouhaitoit ar-
déemment de voir hâter fa fin , puifqu'auftôt
il fe retrowveroit dans fon pays. Je m'étonne
qu'un auf violent préjugé ne caufe point
encore de plus grands malheurs.
Les efclaves Créoles du Cap font les plus
eftimés ; il fe payent toujours le double des
autres; &, lorfqu'ils favent quelque métier,
le prix en devient excorbitant. Un cuifnier,
par exemple , fe vend de huit à douze-cents
on
S4 VOYAGE
Rixgaalers , & les autres à proportion de leurs
talens. Ils font toujours proprement habillés;
mais ils marchent les pieds nuds en figne de
l'efciavage. On ne voit point au Cap, cette
infolente valetaillé appelée laquais : le luxe
. & l'orgueil n'y ont point encore introduit cette
efpèéce défœuviée & vile qui meuble en Eu-
rope les antichambres des riches, & porte fur
toutes les tailles l’enfeigne de l'impertinence.
_ On eft furpris, en arrivant au Cap, de la …
multitude d'efciaves auf blancs que les Euro-
péens, qu'on y voit. L’étonnement ceffe quand
on fait que les jeunes Négrefles, pour :pen
qu'elles foient jolies, ont chacune un foldat de
la garnifon avec lequel elles vont , comme il
leur plait, pañer tous les dimanches. L'intérêt
du maître lui fait fermer les yeux fur le dé-
réglement de fes efclaves, parce qu'il compte
d'avance fur le produit de ces cohabitations
licencieufes. ;
Cn rencontre cependant des Négrefles légiti-
mement mariées, & des Nègres établis faifant
corps avec la Bourgeoïfie ; ce font des hommes
qui, par leurs fervices ou d'autres motifs, ont
ëté affranchis ; la facilité avec laquelle on ieur
“+
EN AFRIQUE. 8$
donnoit ‘la liberté étoit autrefois fujète à bien
des abus, parce que ces gens , devenus vieux
où infirmes ou privés de reAources pour fub-
fifter, finifloient par être des voleurs & des
vagabonds. Le Gouvernement s’eft trouvé forcé
d'y mettre ordre ; nul maître à préfent ne peut
affranchir fon efclave qu’en dépofant à la cham-
bre des orphelins une fomme fuffante pour
fa fubfftance.
Ce qui entretient un certain défordre parmi
les efclaves , ce qui les corrompra toujours,
ce font les mauvais fujets que le Gouverne-
ment de Batavia envoie fouvent au Cap pour
en être débaraffé. Ces gens, connus fous le nom
de Boupinées ,| font des Malais , tous pêcheurs
& receleurs : fur ce dernier article , leur répu--
tation eft fi bien établie que c'eft toujours chez
eux qu'on commence lesrecherches , lorfqu’un
efclave a difparu , ou que LE effets ont été
enlevés.
Îl eft rare qu'un maître punifle Îni- même
fon efclave ; il le met ordinairement entre les
mains du Fifcal , qui lui fait adminiftrer la cor-
reétion qu'il a méritée. Si cependant un maître
qu voudroit punir ftu-même fon efclave le
F 1j
86 VOYAGE
maltraitoit outre mefure, celui-ci pourtoit en
porter plainte: &, fur une récidive bien conftatée,
le Fifcal obligeroit le propriétaire à le vendre.
Dans le cas où il 'auroit grièvement bleflé où
tué , il encourroit une peine affli&ive ,ou bien
feroït banni & relégué dans l'ile Rober. Ces
loix fages honorent certainement le Gouver-
nement Hollandois; mais combien n'eft-il pas
de moyens de les éluder! |
L'ile Roben ef à deux lienes en mer, en
face de la baie de la Table & à la vue de la
Ville. Elle tire {on nom de la quantité de chiens
marins qu'on y trouve. Cette ïle tout-à-fait
plate a très-peu détendue. C'eft le Bicérre du
Cap. Elle eft foumife aux ordres d'un Caperal
qui a titre de Commandant. Les malheureux
qui y font relégués doivent délivrer par jour
une certaine quantité de pierres à chaux qu'ils
dérerrent. Le refte du temps, ils pêchent ou
bien iis cultivent de petits jardins ; ce qui
leur procure du tabac ou quelques autres dou-
ceurs. On ne peut voir, fans en être :étonné,
combien dans cet endroit toutes les efpèces
de légumes prennent de vigueur. Les ‘choux-
fleurs fur-tout y font des monftres en groffeur ;
EN ‘AFRTO UE. 87
élevés dans le fable, leur délicateffe furpañle
encore leur énormité. Il y croît aufñ de petites
figues violettes, d’un parfum exquis. Les puits
fourniflent de l'eau aufli bonne que celle du
Cap, phénomène affez extraordinaire pour nne
île auffi peu étendue & prefqu'à fleur de la mer.
J'y ai vu beaucoup de Serpens noirs, de quatre
à cinq pieds de long, mais qui ne font pas
dangereux. On y trouve en abondance de Îa
Perdrix & plus encore de la Caiïlle; j'ai quel-
quefois tiré cinquante à foixante de ces oifeaux
dans une matinée, L
Je dois ici rapporter une obfervation qui
intérefe l’'Hiftoire Naturelle. Les Cailles de l’île
Roben & celles du: Cap n'offrent abfolument
qu'une feule & même efpèce, fans aucüne diffé-
rence qui puifle rendre mon aflertion même
douteufe. Cependant la Caïlle au Cap eft un
oïifeau de paffage ; ce fait eft reconnu de tout
le monde ; &, quoiqu'il n’y ait que deux lieues
de l'ile Roben à la terre ferme , ‘il eft épa-
: lement conftant que jamais H n'y ‘a d'émigra-
tion de ces oïfeaux. Hs'y font toujours-auf
‘abondans en toute faifon. Si j'ajoute encore
que! es: Cailles d'Eurôpe font abfolument. la
ù F iv
88 LU O.Y À GE:
même efpèce que celle-ci, ne faut-il pas en
conclure que-la Caïlle d'Europe ne pañle point
1a mer: comme on la prétendu jufqu’a préfent?
Quelques Voyageurs aflurent à la vérité en
avoir rencontré en mer ; mais cela né décide
point la queftion; car, à plus de foixante &
dix, lieues des côtes, j'ai tiré fur les vergues
de mon Navire des Etourneaux ; des Pinfons,
des Linottes, une Chouette. Tous ces oifeaux,
qu'on fait très-bien ne. point pañler la mer,
avoient été fans doute déroutés par quelqu'ou-
ragan , quelque tempête violente , & je ;croirai
toujours qu'il en étoit ainfi des Cailles qui
ont été rencontrées, jufqu'a ce que cette partie
de l'Hiftoire des oifeaux; ait reçu des éclaircifle-
mens plus poftifs. To
Je fuis d'ailleurs d'autant plus porté à n’ajou-
terraucune foi à cette. traverfée par la mer, que
les Caïlles peuvent fe réndre par terre en Afrique
&-venir en Europe par le même chemin. Il eft
très propable que fi celles-de l'ile Robenn'ofent
franchir le petit efpace qui les fépare: de la
côte; bien moins encore -oferont-elles rifquer
un trajet incomparablement plus confidérable.
La Caille eft un oïfeau très-lourd ; la petiteffe
EN AFRIQUE. ‘89
de fes ailes, en proportion de la pefanteur de
fon corps, ne convient nullement à un vol
continuel & de long cours; eft-il quelque
Chafleur qui ne fache poftivement & d'après
expérience que lorfqu'un chien a fait lever
une Caille trois ou quatre fois de fuite, ii ne
lui eft plus poñible de s'envoler, & qu'accablée
de laffitude , elle fe laifle prendre à la main;
la même chofe arrive à tous les oïifeaux de ce
genre.
Outre la Caille commune à l'Europe & à l’Afri-
que , on trouve encore au Cap un oifeau beau-
coup plus petit qu'on nomme auffi Caille , mais
très-improprement ; car 1l n’a que trois doigts
aux pieds, &toustrois dirigés en avant, caraûtère
fufifant pour ne pas devoir les confondre.
M. Sonnerat , dans fon Y’oyage aux Indes,
“décrit un oïfeau du même genre, auquel il
donne le nom de Cuille & trois doigts. M. Desfon-
tainesa pareillement raporté , de fon Voyage
: fur les côtes de Barbarie , un individu femblable,
sapprochant beaucoup de celui du Cap de Bonne-
Efpérance , dont ileftfans doute une variété.
J'en connois deux atitres beaucoup plus grands,
Jun de Ceylan , l'autre de Java: j'en donnerai
98 3 UVOOï y Æ 6 EV
la defcription, & je penfe qu'il fera néceffaire
d'en faire un genre neuf qui formera le pañlage
de la Caille à la Canne pétière ; avec laquelle il
tient par la conformation des doigts.
Le Gouvernement envoie , tous les ans, un
détachement dans l'ile Roben, pour y tuer des
Mors & des Manchots qu'on nomme au Cap
Pingouins. On extrait lhuile de ces animaux,
comme Je l'ai déja dit; le Manchot fur-tont en
_ fournit beaucoup. On voit à la pointe de Roben
une petite Anfe qui peut mettre à l'abri un
Vaiffeau , lorfque le Sud-Eft l'empêche de ga-
gner la rade du Cap.
En quittant l'Europe pour voyager en Afri-
-que , il n’entroit pas dans mon Plan- de m’ap-
pefantir fur le détail des mœurs , des ufagès
& coutumes des Habitans du Cap; bien moins
encore fur les formes de fon Gouvernement
politique , civil & militaire, C'eft, je l'avoue,
ce qui m'a le moins occupé, & ce queJe dé-
crirois avec le plus de répugnance, quand cela
mauroit en quelque forte intéreffé. J'ai mes
-raïfons pour garder cette réferve à peu près
.de la même manière que le Lecteur peut avoir
les fiennes pour être curieux ; & n1 les Lecteurs
EN*AFRIQ'U E. OI
ni moi n’avons befoin de les connoïtre. Au
tefte, on peut , des rêveries même de Kolbe,,
extraire des faits certains qu'un féjour de dix
ans à la Ville avoit mis continuellement fous
fes yeux. Il n’en à pas tant impolé fur ce point
qu’on limagine. Son Livre contient peut-être
des vérités qui n'ont plus lieu de nos Jours,
& font prifes pour des fables. Mais, avec le
temps , les mœurs , les caraétères , les modes,
les loix , les empires même changent & va-
Hient à l'infini. C'eft un vifage qu'a défiguré
la vieiliefle, & qui ne refflemble plus au QE
qu'on en fit autrefois.
Il n’en eft pas de même de ce que ce Voya-
geur /édentaire a platement avancé fur les
Hottentots & les cérémonies de leur Religion;
fi ce qu'il en dit a exifté, 1l faut bien que
lefprit philofophique qui plane impérieufement
fur l'Europe, ait un peu rafraîchi l'ait brûlant
des climats Africains ; câr je n'y ai vu aucune
trace de Religion, rien qui approche même de
Jidée d’un Être vengeur & rémunérateur. J'ai
vécu aflez long-temps avec eux , chez eux,
au fein de leurs déferts paiñbles ; j'ai fait , avec
ces braves Humains , des Voyages dans des
92 VOYAGE
Régions fort éloignées; nulle part je n’ai ren=
contré rien qui reflemble à de la Religion ;
rien de ce qu'il dit de leur légiflation ,; de
leurs enterremens ; rien de ce qu'ils pratiquent :
à la naiffance de leurs enfans mâles ; rien enfin,
& fur-tout de ce qu'il fe plait à détailler, de
la ridicule & dégoûtante cérémomie de leurs
mariages.
On n'a point oublié au Cap le féjour de cet
homme dans la Colonie. On fait qu'il n’avoit
jamais abandonné la, Ville , & cependant ül
parle de tout avec l'affurance d’un témoin ocu-
laire. Ce qui n’eft pas douteux néanmoins, c’eft
qu'aprés dix années de réfdence , n'ayant rien
fait de ce qu'on l'avoit chargé de faire , äl
trouva plus prompt & plus commode de ra-
mafler tous les ivrognes de la Colonie qui, fe
moquant de,lüi en buvant fon vin , lui dic-
toient fes Mémoires de taverne, en taverne ,
lui contoient à qui mieux-mieux les Anec-
dotes les plus abfurdes , & l’endo@rinoient
juiqu'à ce que les bouteilles fuflent vides. C’eft
ainfi que fe font les découvertes nouvelles, &
que s'étendent les progrès de l’efprit finmain!
EN ÀÂFRIQUE. 93
MO: YA GE
A PEff du Cap, par la terre de Natal & celle
| de la Cafrerie,
Les différens préparatifs de mon Voyage
touchoïient à leur terme ; j'en fis aflembler
toutes les provifions éparfes : elles étoient con-
fidérables ; car, dans cette première effervef-
cence qui tranfporte l'imagination au-delà des
bornes ordinaires , je ne m'étois point donné
de limites & n'en connoiflois pas ; réfolu au
contraire de poufler en avant le plus loin & le
plus lons-temps qu'il me feroit poflble , je
ne favois fi le retour feroit en mon pouvoir
comme le départ ; mais je voulois fur-tout
m'épargner le cruel défagrément d’être con-
traint de m’arrêter par la privation des chofes
indifpenfables. Ainfi , jufqu'aux objets qui ne
paroïfloient pas avoir un but d'utilité bien
direët , je n'avois rien négligé de ce qui pou-
voit être néceffaire à ma confervation dans
les circonftances imprévues , & je craignois
toujours d’avoir à me reprocher quelqu'oubli
94 V-OoYAGE
préjudiciable. Les trois mois pañlés au Cap où
dans les environs depuis mon retour de la baie
de Saldanha avoient à peine fuffi à ces différens
apprèts. |
J'avois fait conftruire deux grands chariots
a quatre roues , couverts d'une double toile
à voiles , cinq grandes caifles remplifloient
exactement le fond de l'une de ces voitures,
& pouvoient s'ouvrir fans déplacement. Elles
étoient furmontées d'un large matelas fur lequel
je me propoñois de coucher durant la marche,
s'il arrivoit que le défaut de temps ou toute
autre circonftance ne me permit pas de cam-
per; ce matelas fe rouloit en arrière fur Îa
dernière caifle, & c’eft là que je plaçois ordi-
nairement un cabinet ou caifle à tiroirs deftiné
à recevoir des Infeûtes, Papillons & tous les
objets un peu fragiles , & qui demandoient
plus de ménagement.
J'avois fi bien réuffi dans la conftruétion de
cette caifle ; mes Colle&tions s'y étoient fi bien
confervées, & arrivèrent en fi bon état que,
pour l'utilité des Naturaliftes qui s'occupent de
cette partie , & que le défir d’un pareil Voyage
pourroit tenter, je prendrai plaifr à en indiquer
E Nr AB R;I:Q U E. 95
la forme. Elle avoit deux pieds & demi de
haut , dix-huit pouces de profondeur & autant
de largeur. Elle étoit divifée , fur fa longueur,
en huit parties qui contenoient chacune une
jayette qui ne fe prolongeoit que juiqu'à trois
pouces du fond. Ces layettes, ainñ pofés ver-
ticalement , fe tiroient par le haut, & n'avoient
d'échappement que leur épaiffeur, de telle forte
que fi les fecoufles (& nous en éprouvions à
tous momens de violentes ) venoient à déta-
cher quelques Infeêtes de leurs cadres, ils tom-
boient au fond de la caifie dans le vide de
trois pouces que javois fu ménager , & ne
pouvoient offenfer ceux qui tenoient plus ferme.
Une couche de deux à trois lignes de cire
vierge , fondue avec de l'huile de lin, & ap-
pliquée fur le fond de la caifle, en bouchoit
tous les pores, &, par fon odeur , écartoit les
Infedtes mal-faifans.
C'eit ce premier chariot qui portoit prefqu'en
entier mon arfenal. Nous l'appelions le Cke-
riot-Maïtre. Une des cinq caïffes dont j'ai parlé
étoit remplie par compartimens de grands flacons
quarrés, qui contenoient chacun cinq à £x livres
de poudre, Ce n'étoit là que pour les détails
06 VOYAGE
& les befoins du moment. Le magafin géné
ral étoit compote de plufieurs petits barils.
Pour les préferver du feu ou de lhumidité, je
les avois fait rouler féparément dans des peaux
de mouton fraîchement écorchées. Cetre enve-
loppe une fois sèchée étoit abfolument im pé-
nétrable ; tout calculé je pouvois compter fur
quatre à cinq centslivres de poudre, & deux mille
au moins de plomb & d’étain tant en faumon
que façonné. De feize fufls, j'en avois douze
fur une voiture; l’un de ces fufils deftiné pour
la grande bête , comme Rhinocéros , Eléphant ,
Hyppopotame , portoit un quart de livre, Je
m'étois muni, outre cela, de plufeurs paires
de piftolets à deux coups, d'un grand cime-
terre & d'un poignard.
Le fecond chariot offroit en caricature le
plus plaifant attirail qu'on ait jamais VU ; mais
il ne m'en étoit pas pour cela moins cher,
C'étoit ma cuifine. Que de repas exquis & pai- |
fibles ! Que le fouvenir de ces détails de ma
vie domeftique & charmante font encore délr
cieux à mon cœur! Je n'aflifie jamais à ces
diners d'étiquette & de gêne où l'ennui vient
diftribuer les places , que le dégoût qu'ils me
caufent
EN AFRIQUE. 07
eaufent ne me reporte foudain au milieu de ce
doux charivari de nos haltes , & ne préfente
à mon imagination le tableau fi vivant & fi
varié de mes bons Hottentots occupés à pré-
parer le repas de leur ami.
Ces meubles de ma cuifine n'étoient pas con-
fidérables. J'avois un gril, une poële à frire,
deux grandes marmites, une chaudière, quel-
ques plats & afliettes de porcelaine, des cafe-
tières , tafles , théières , jattes, des bouilloirs.
Voilà ce qui compoñoit à peu près tont mon
ménage.
Outre cela, pour moiperfonellement je m'é-
tois muni de linge de toute efpèce , d’une bonne
provifñon de fucre blanc & candi, de café,
de thé, & de quelques livres de chocolat.
Je devois fournir du tabac & de l'eau de vie
aux Hottentots qui faifoient ce voyage avec
moi. Aufhi avois-je forte provifion du premier
article & trois tonneaux du fecond. Je voitu-
rois encore une bonne pacotille de verroteries,
quincaillerie & autres curiofités, pour faire, fui-
vant l'occafion, deséchanges ou des amis. Joignez
atous ces détails de ma Caravane , une grande
Tente, une Canonière ; lesinftrumens néceflaires
Tome I, G
98 VOYAGE
pour raccomoder mes voitures, pour couler du
plomb ; un cric, des cloux , du fer en barre &
en morceaux , des épingles , du fl, des aiguilles,
quelques eaux fpiritueufes, &c. & vous aurez
une idée parfaite de ce ménage ambulant. Telle
étoit la charge de mes deux voitures qui pou-
voient pefer quatre à cinq milliers chacune. Je
ne dois pas oublier de parler de mon néceffaire
Il m'a trop fouvent amufé. Rien n’eft com-
parable à l'étonnement qu’il canfoit aux Sau-
vages des Pays lointains. Je m'en fervois tou-
jours devant eux. Leurs difcours à ce fujet
ont plus d’une fois prolongé ma toilette, êc
m'ont procuré d'agréables récréations. |
Mon train étoit compofé de trente Bœnfs ;
favoir , vingt pour les deux voitures, & les dix
autres pour relais ; de trois Chevaux de chafle ,,
de neuf Chiens, & de cinq Hottentots; j'aug-
mentai confidérablement par la fuite le nombre
de mes animaux & de mes hommes. Celui de
ces derniers alloit quelquefois jufqu’à quarante,
Il augmentoit ou diminuoit fuivant la chaleur
de ma cuifine ; car, au fein des déferts d'Afrique
comme en nos Pays favans, on rencontre des
tourbes d’agréables parafites, peu honteux de,
EN AFRIQUE. 99
leur contenance ; ceux-là pourtant , fans être
trop à charge , ne m'étoient point tout-à-fait
inutiles , & ne favoient pas comment on fait la
pirouette quand la nappe eit enlevée.
Le projet de mon Voyage étoit connu de
toute la Ville du Cap. Aux approches de mon
départ , je fus vivement follicité par plufeurs
perfonnes qui défiroient m'accompagner. C’étoit
a qui viendroit m'offrir fes fervices. Nous rai-
fonnions bien différemment , ces meflieurs &
moi. Ils s'imaginoient que leurs propoftions
‘alloient me caufer beaucoup de joie ; ils ne
pouvoient croire que je pufle me réfondre à
partir feul. Cette idée leur fembloit une folie,
tandis que je ny voyois au contraire que de
la prudence & de la fagefle. J'étois inftruit
que de toutes les expéditions ordonnées par
_ le Gouvernement pour la découverte de l'in-
térieur de l'Afrique , aucune n'avoit réuffi ; que
Ja diverfité des humeurs & des caraëtères ne
pouvoit concourir au même but, qu'en un
mot ,cet accord, fi néceflaire dans une ex-
pédition hardie & neuve, n’étoit point pratica-
ble parmi des hommes dont l'amour - propre
devoit fe promettre une part égale aux fuc-
G ij
100 N OYAGE
cès. Je n'avois garde , après cela, de m’expofer
a perdre les frais de mon Voyage, & le fruit
que je comptois enretirer. Je voulois être feul ,
& mon maitre abfolu. Ainfi je rins ferme. Je
rejetai toutes ces offres; & , d’un mot , je cou-
pai court à toute efpèce de propoñtions,
Lorfque mes équipages furent en ordre, je
pris congé de mes amis, &, le 18 Décem-
bre 1781, à neuf heures du matin, je partis,
efcortant moi-même à cheval mon convoi. Je
n'avois pas compté faire une longue marche.
Suivant le plan que je m'étois dreflé, je diri-
geai mes pas vers la Hollande Hottentote
& m'arrètai, vers le déclin du jour , au pied
des hautes montagnes qui la bornent à l’'Eft du
Cap. .
Ce fut alors qu’entièrement livré à moi-même,
& n'attendant de fecours & d'appui que de mon
bras ,je rentrai pour ainf dire dans l'état primitif
de l'Homme, &refpirai, pour la première fois
de ma vie, l'air délicieux & pur de la liberté.
Il falloit mettre quelqu'ordre dans mes opé-
rations & parmi mon monde; tout dépendoit
des commencemens, Sans être un grand Phi-
lofophe , je connoiflois affez les hommes pour
EN AFRIQUE. JOI
favoir que qui veut être obéi doit leur en im-
pofer , & qu'à moins dètre ferme & vigilant
fur leurs a@tions, on ne peut fe flatter de les
conduire. Je devois craindre , à tous momens,
de me voir abandonné des miens , ou que ma
foiblefle ne les engageñt au défordre. Je pris
donc avec eux, fans affetation , un parti pru-
dent , auquel j'ai toujours tenu dans la fuite,
fans qu'aucune circonftance m'’ait fait relâcher,
un feul jour , de mon utile févérité.
Nous étions à peine arrêtés que je donnai
l'ordre de dételer en ma préfence. Sous la con-
duite de deux de mes gens en qui J'avois re-
connu plus d'exattitude & d'intelligence, j'en-
voyai pâturer mes Bœufs. Je fis avec les au-
tres la revue de mes voitures, de mes effets,
afin de m'aflurer s’il n'y avoit rien de dérangé ; ;
_Jexaminai même jufqu'aux trains & harnois; Je
diftribuai à chacun fon emploi & leur fis à
tous un petit difcours relatif aux différentes
occupations qu'ils auroient dans la fuite, C’eft
ainfi qu'ils prirent de moi fur le champ l’idée
d'un homme foigneux & clairvoyant, & qu'ils
{entirent que le moindre relâchement dans leur
fervice ne pourroit m'échapper. Après cette
G üj
102 VOYAGE
cérémonie , je montai à cheval , & j'allai re-
éonnoïtre le chemin fur la montagne que
nous devions traverfer le lendemain. À mon
tetour , Je trouvaimes Bœufs en état, & un
grand feu que javois donné ordre d'allumer.
Nous foupâmes légèrement des provifions que
nous avions apportées de la Ville. Enfin nous
nous couchâmes, moi fur mon chariot, mes
Hottentots à la belle étoile.
Le lendemain, nous attelâmes avant le jour, &
nous mimes en devoir d'entreprendre la mon-
tagne. Ce ne fut pas fans rifque de brifer nos
voitures & d'eftropier nos Bœufs que nous:
gagnâmes fon fommet. Le chemin en eff taillé
dans le revers même. Il eft fi efcarpé, fi hérifié
des éclats du rocher , que je m'étonne comment
on néglige aufli abfolument la feule route par
laquelle les Habitans de ces cantons puiflent
_fe rendre au Cap. Le haut de cette montagne
offre un point de vue merveilleux. Le même
coup-d'œil embraffe toutes les habitations épar-
fes dans un vafte baflin circonfcrit par la chaîne
des autres monts & par la mer.
Nous fûmes obligés de dételer nos Bœufs |
pour leur laiffer reprendre haleine & leur donner
EN AFRIQUE. 103
quelques heures de repos. Inquiet fur la def-
cente & voulant méclarcir fur les moyens les
plus faciles de regagner la plaine, je profitai
de ce court intervalle pour aller moi-même
réconnoître les lieux; je me tranquillifai lorfque
jeus aperçu que la montagne s’abaiffant à fon
révers par une pente infenfible & douce , nous
conduiroit fans danger dans un Pays charmant.
Je rejoignis bientôt ma caravanne & nousre-
primes la marche. Le chemin étroit effeétive-
ment commode pour nos voitures & facile à
rouler. Nous defcendimes avec antant de plaifir &
de tranquillité que nous avions eu de peine &
d'inquiétude de l'autre côté. Comme les ani-
maux féroces ne fe montrent que rarement dans
ces cantons , n'ayant rien à redouter & nulles
précautions à prendre, nous pouffämes la marche
jufqu'a dix heures du foir , & nous arrivâmes
fur les boards de la rivière Palmit, ainfi nommée
par les Hollandois à caufe de la quantité de
rofeaux qui garniflent fes bords.
A notre réveil nous cherchâmes envain
nos Bœufs près de nous ; ils avoient tous
difparu. N'étant point encore habitués à fe
coucher le long de nos voitures, pendant la
| G iv
104 V'o VA GE
nuit , ils s'étoient difperfés de côtés & d’autres:
Mes gens fe mirent en quête; il fallut beau-
coup de temps pour les raffembler ; nous ne
nous trouvämes en état de partir qu’à neuf
heures du matin ; j'allois pafer vers onze heures
à cinquante pas d’une habitation qui fe pré-
fentoit devant moi, lorfque le maitre de Ja
maifon qui, fans doute , épioit ma caravane,
vint à ma rencontre; du plus loin qu'il m’a-
perçut, 1l fe fit reconnoiïtre. C'étoit le même
qui m'avoit vendu au Cap mon Chariot-Mai-
tre & les cinq paires de Bœufs qui le tiroient; je
ne pus me difpenfer de faire halte, & fus même
obligé d'accepter fon diner qu'il m'offrit avec
des inftances réitérées & preflantes. Je me ren-
dis honnêtement, lors fur-tout qu'il m’avoua
qu'ayant appris au Cap le jour de mon dé-
part & la route que je comptois prendre , il
en étoit parti pour gagner les devants avec
les fiens & fe préparer à me recevoir dans
fon habitation. Je fis dételer à l'endroit même
où il m'avoit rencontré, & nous rendant en-
femble chez lui, j'y fus reçu avec beaucoup
de graces par fa femme & deux jolies demoi-
{elles qui compofoient toute fa famille.
EN AFRIQUE. 10$
Le temps que nous mimes à vifter fon Do-
maine nous conduifit jufqu'à l'heure du diner,
pendant lequel on ne manqua pas de me faire
l'éloge du chariot qu'on m'avoit vendu. Il fallut
efluyer tout au long l'hiftoire & le récit des
bonnes qualités de chacun des individus qui
compofoient l’attelage. On ne me trompoit pas
en effet. J'ai reconnu depuis & je dois con-
venir , en l'honneur de M. Smit , que ces
Bœufs ont toujours été les meilleurs de tous
ceux que j'ai employés par la fuite, & du
fervice le plus sûr ; que , dans mes courfes
extraordinaires & les pas les plus dangereux,
fon chariot , conftruit folidement , a réfifté
jufqu'à la fin.
Malgré les prières de cette bonne famille
qui m'engageoit à pañler la nuit chez elle, je
partis après le diner. À quelques heures de là,
nous traverfames la rivière Ze Bor , & tout le
canton nommé Owwz-Hoeck. Je voulois regagner
le temps que le diner m'avoit fait perdre; il
étoit onze heures de nuit, lorfque nous arrê-
tâmes à côté d’une petite mare d'eau.
” Le foleil étoit à peine levé que déjà nous étions
en route; nous longeâmes , dans la matinée,
106 ‘1 V ,0 YA GE
l'habitation de François Bathenos ; il m'envoya
un pain que je lui avois fait demander & dont
je lui offris en vain le prix; il me faifoit prier
de defcendre. chez lui; je m'en difpenfai, ne
me fouciant, en aucune manière , de pañler &
de perdre mon temps dans des habitations. Je
rencontrois à tout moment , dans cette con-
trée , des troupes prodigieufes de l’efpèce de
Gazelle que les Colons nomment Reebock ; elle
eft encore très peu connue ; M. Sparmann n'a
fait que la citer, & le nom de cet animal,
dans la traduétion françoife de fon Ouvrage ,
eft mal rendu; car Reebock ne fignifia jamais
bouc rouge, mais bouc de plage. ;
La chaleur du midi devenoit exceflive. Je
fus contraint d'arrêter ; tandis que mes gens &c
mes attelases refpiroient un pen , je fis une
petite tournée , & parvins à tuer un de ces
Reebock. Il étoit mâle ; fa couleur générale
eft d’un gris tendre, plus foncé fur le dos que
fur les côtés ; il a le ventre blanc; il n’eft
abfolument point rougeûtre ; fes cornes n’ont
guères que cinq à fix pouces de longueur ;
le Doûteur Sparmann, qui dit n'en avoir fait
mention que d’après ce que lui en rappelle fa
EN AFRIQUE. 107
mémoire, fe fera trompé en donnant un pied
de long à ces cornes. La defcription & la figure
de cette Gazelle fe trouveront dans mon Traité
des Quadrupèdes de l'Afrique.
De retour près de mes gens, nous n'arrè-
tâmes que le temps qu'il falloit pour manger
quelques grillades de ma chaffe , & dans l’ef-
pace de quatre lieues que nous fimes encore
pour gagner un campement commode , nous
eümes en vue, fort près de nous & de tous
côtés , des troupes de Gazelles, Bontebock
( Antilope Jcripta de M. Pallas ) de Bubales
( Antilope Bubalis) d'autres troupeaux encore,
tels que Zèbres , &c. & plufieurs Autruches;
la variété & les allures de ces grandes hordes
étoient très-amufantes , & dignes de fixer l’at-
tention d'un Naturalifte, Mes chiens pourfui-
voient à outrance toutes ces différentes efpèces
qui fe croifoient en fuyant & fe trouvoient
péle-mèêle rafiemblées en un feul peloton, felon
que les chiens donnoient. Cette confufon,
pareilie aux machines de théâtre, demandoit à
peine un moment pour fe développer ; je rap-
pelois mes chiens, & chaque individu regagnoit
a l'inftant fa bande qui fe tenoit à un certain
108 VOYAGE
éloignement des autres. Ce fpeétacle fera mieux
fent:, fi l’on fe reporte au mois de Mai dans
les campagnes de la Hollande ; ce ne font, de
us côtés , que troupeaux innombrables de
beftiaux fymmétriquement ifolés, & ne fe con-
fondant jamais.
Sans mes chiens , j'aurois pu tuer , de ma
voiture , un bon nombre de ces animaux, tant
ils étoient curieux & peu farouches! mais leur
approche les avoit tous mis en déroute.
Une curiofité prefque familière eft aflez le
cara@ère de tous les animaux portant cornes,
particulièrement des Gazelles ; il n’y avoit que
les Zèbres & les Autruches qui fe tinflent à
une plus grande diftance.
Je me trouvai à quatre ou cinq lieues des
bains chauds, fi vifités & fi vantés par les
Habitans du Cap; j'étois empreffé de les voir,
& craignois, en même temps, que ma marche
n’en fût retardée. Pour retrouver d'un côté ce
que j'allois perdre de l'autre , je partis encore
de meilleure heure que de coutume; &, dès
dix heures du matin , nous nous y vimes rendus,
Cette fource minérale d’eau chaude, diftante du
Cap d'environ trente lieues, eft généralement
EN-AFRIQUE. 109
eftimée. Le Gouvernement y a fait conftruire,
pour les valétudinaires qui vont y prendre des
bains , un bâtiment aflez fpacieux & commode;
le logement n’y coûte rien à la vérité; mais
chacun des malades eft obligé de pourvoir à fes
befoins ; ce qui n’eft pas aifé dans un pays peu
abondant en reflources, [Il y a, dans cette cam-
pagne , deux bains {éparés , l'un pour les Noirs,
l'autre pour les Blancs. C’eft encore près de là
qu'eft fituée cette montagne appelée la Tour
de Babel, dont Koïbe a tant exagéré la hauteur;
il s’en faut bien qu'elle approche de celle de Ia
Table. Dans tout cet arrondiflement , la Com-
pagme , fous l'aufpice d'un Caporal, a établi
plufieurs dépôts où elle fait engraïffer tous les
beftiaux dont elle a befoin pour les fournitures
de fes Vaifieaux.
_, Je traverfai, le lendemain, la rivière Sréen-
. back, nor loin de laquelle eft une fort belle
habitation apartenante à la veuve Wiflel; &,
dans l'après diner , avant de traverfer une fe-
conde rivière appelée Sozder-Erd, je vis, en
pañlant , le Zicken-Æuys ; c'eft le dépôt , ou
plutôt l'hôpital des bœufs malades de la Com-
pagnie ; ds s'y guériflent quelquefois; mais cet
tro VOYAGE
établiffement a cela d'utile, que ces animaux
gatés ne peuvent communiquer la contagion
à ceux qui fe portent bien, & dont on les a
féparés.
Javois réfoln de marcher dans la nuit ; il fallut
s'arrêter à neuf heures du foir dans la vallée
Soete- Melck ; un marais bourbeux nous barroit le
chemin ; il n'eut pas été prudent de s'y engager
pendant l'obfcurité.
De très grand matin, j'aperçus une fort jolie
maifon peu éloignée de nous ; c’étoit un pofte
de la Compagnie , commandé par M. Martines;
je le connoïflois pour l'avoir vu quelquefois
au Cap chez M. le Fifcal ; je lallai vifiter ; il
m'engagea, comme font prefque tous les Co-
lons, à refter quelques jours avec lui; lime
patience où j'étois d'avancer m'avoit fait pren-
dre mon parti, je le refufai opiniâtrément. Vers
midi, je pañlai prés d'une petite horde de
Hottentots ; ils me parurent fi miférables que
je leurs fis quelques préfens. Ils n'avoient pas
une feule pièce de bétail, & vivoient des tra-
vaux de Jeurs bras fur les habitations du voi-
finage; j'invitai plufeurs d’entréux à me fui-
vre , & leur promis de les bien payer aw
mt
EN AFRIQUE. {it
retour; ils ne fe laiffèrent entrainer que lorfque
je les eus affurés que je leur donnerois une
ration fuffifante de tabac pour la route. Alors
ils me donnèrent parole pour le lendemain.
J'allai pafler la nuit au Tiger-Hoek (coin du
Tigre ). J'attendis mes recrues jufqu’à neuf
heures du matin : dans le moment où je com-
mençois à ne plus compter fur ces gens , & me
difpofois à continuer mon chemin , Je les vis
arriver au nombre de trois avec armes & ba-
gages. Ce petit renfort me fit plaifir. Ils fe
mêlèrent avec les autres, & furent bientôt
accoutumés. Je remis mon départ à l’après-
midi, & réfolus, en attendant , de faire une
tournée dans les environs. Un des nouveaux
arrivés me demanda la permiflion de meduivre,
en maflurant qu'il étoit un excellent chaffeur:
javois aporté de l'Europe cette prévention
qu'on a toujours contre Îles gens qui prennent
foin de fe préconifer eux-mêmes , & je n’avois
pas du talent de mon Hottentot une haute
opinion ; je lui fis donner un fufl , & nous
partimes enfemble.
Nous eumes bientôt joint quelques troupes
de Gazelles ; le Pays en étoit couvert; mais
112 VOYAGE
elles fe tenoient toujours hors de portée. En-
fin , après avoir bien couru , mon chaffeur
m'arrétant tout d'un coup, me dit qu'il aper-
çoit un Béawe-Bock ; (un Bouc bleu ) cou-
ché. Je porte les yeux vers l'endroit quil
m'indique & ne le vois pas. Il me prie alors
de refter tranquille & de ne faire aucun mou-
vement , m'aflurant de me rendre maître de
l'animal. Aufitôt il prend un détour, fe trai-
nant fur fes genoux ; je ne le pérdois pas
de vue , mais je ne comprenois rien à ce
manése nouveau pour moi. L'animal fe lève
& broute tranquillement fans s'éloigner de la
place. Je le pris d'abord pour un cheval
blanc ; car , de lendroit où Jj'étois refté , 1
me peroifloit entièrement de cette couleur
{ jufques-là je n'avois point encore vu cette
efpèce de Gazelle ): je fus détrompé Jorfque
je vis fes cornes. Mon Hottentot fe trainoit
toujours fur le ventre, il s'approcha de fi près
& fi promptement que mettre l'animal en joue
& le tirer fut l'affaire d’un inftant ; la Gazelle
tomba du coup. Je ne fis qu'un faut jufques-
la & j'eus le plaifir de contempler à mon aife
la plus rare & la plus belle des Gazelles d'Afri-
que.
EN AFRIQUE. 113
que. J'affarai mon Hottentot que ,- de retour
au camp, Je le récompenierois généreufement,
Je l'envoyai auflitôt chercher un cheval pour
tranfporter la chafle. L'intelligence de cet
homme & les divers moyens qu'il avoit em-
ployés pour furprendre l'animal me rendoient
fon fervice important & précieux; je me pro-
pofois bien de me l’attacher par tous les appâts
qui féduifent les Hottentots. Je commençai par
lui donner une forte provifion de tabac & je
joignis à ce préfent de l'amadoue , un briquet
& l'un de mes meilleurs couteaux. Il fe fervit
_ de ce dernier meuble & fe mit ‘à dépecer l’ani-
mal avec la même adrefle qu’il l'avoit tiré. J’en
confervai foigneufement la peau.
Cette Gazelle a été décrite par Pennant,
fous le nom d’Axtilope bleu ; par Buffon, fous le
. nomde Tyiran, Ce dernier Naturalifte a donné
la figure d’une partie de fes cornes; elle eft rare
& très-peu connue. Lors de ma réfidence en
Afrique , je n'ai vu que deux de ces Gazel-
les & une autre qui fut aportée au Gouver-
neur, quelques années après, pendant l’un de
mes féjours à la Ville. Elles venoient comme la
mienne , de la vallée Soete-Melk , feul canton
Tome I. | 5 He
114 V O:Y A QUE
qu'elles habitent. On m'avoit afluré que J'en ver-
rois dans le pays des grands Namaquois ; maloré
toutes mes informations & perquifitions , j'ai été
trompé dans cette attente. Tous les Sauvages
m'ont affuré ne point la connoître, On m'avoit
encore attefté que la femelle portoit des cornes
ainfi que le mâle; je ne puis rien dire là-
deffus ,puifque les feules que j'aye vues étoient
toutes trois de ce dernier genre. te
Sa couleur principale eft un bleu léger, ti-
rant fur le grisatre ; le ventre & l'intérieur des
jambes dans toute leur longueur font d'un blane
de neige ; fa tête fur - tout eft agréablement
tachetée de blanc. nt
Je n'ai pas remarqué que cette Gazelle, vi-
vante , refflemblât à du velours bleu , & que,
morte, fa peau changeât de couleur , comme
le dit M. Sparmann ? Vivante ou morte, elle m'a
paru toujours femblable. La teinte de celle que
fai rapportée n’a jamais varié. J'en ai vu une
autre à Amifterdam que l’on confervoit depuis
plus de quinze ans. Il en étoit de même de celle
du Gouverneur du Cap; plus fraiche encore
que la mienne , dans tout le refte elles étoient
_ pareilles. Je né puis m'empêcher d'ajouter ici
EN AFRIQUE, 11$
que je ne reconnois pas beaucoup cet animal
dans les deffins & les gravures que Jen ai vus
jufqu'à préfent. Dans mes defcriptions , je don-
nerai celle que J'ai faite decelui-ci , & le deffin
très exat que j'en ai tiré fur les lieux , avant
qu'on le déshabillât.
Le lendemain, par un temps frais & cou-
vert, nous fimes une marche de fix heures
pour arriver fur les bords d’une très - grande
mare, abondante enpetites Tortues ; nous en
pêchâmes une vingtaine. Grillées tout uniment
fur le charbon, elles étoient très-bonnes; elles
portoient de fept à huit pouces de long fur
quatre de large. L'écaille fur Îe dos étoit d’un
gris blanchâtre tirant un peu fur le jaune.
Vivantes, elles avoient une odeur infeûte; mais
la cuifon la leur faifoit perdre.
C’eft une chofe remarquable que, lorfque les
grandes chaleurs viennent tarir les eaux , les
Tortues qui cherchent toujours l'humidité, s’en-
foncent dans la terre , à mefure que fa furface
fe defflèche ; il fufñit alors, pour les trouver,
de creufer profondément dans l'endroit qui les
recéle. Elles demeurent ordinairement comme
endormies , ne séveidlent & ne fe remontrent
H ij
116 VOYAGE
que lorfque la faifon des pluies a ramené l'eau
dans les mares ou les petits lacs; elles dépofent
leurs œufs en plein air & fur leurs bords ; ils
font de la groffeur de ceux ‘du Pigeon. C'eft
au foleil & à la chaleur qu’elles laifent le foin
de les faire éclore; ces œufs font d’un très-bon
goût ; le blanc, qui ne durcit jamais par la
cuiflon , conferve la tranfparence d’une gelée
bleuûtre. |
Je ne fais fi l'inftinét dont je viens de par-
ler et commun à toutes les efpèces de Tor-
tues d’eau , & fi elles emploient toutes le même
moyen; ce que je puis aflurer, c’eft que toutes
les fois que , pendant les féchereffes , il m’a pris
fantaiñe de m'en procurer, en creufant dans
les endroits où l’eau avoit féjourné, je n'ai ja-
mais manqué d'en prendre autant que J'en ai
voulu.
Cette efpèce de chaffe ou pêche, comme on
voudra l'appeler, n’étoit pas nouvelle pour moi;
je n'avois pas oublié qu'à Surinam on fait ufage
du même ftratagème pour avoir deux efpèces
_de poiffons qui fe terrent auffi & qu'on nomme
un la Varappe , Yautre le Gorret ou Kwikwi.
Nos chariots placés fur le bord de la mare,
E NA FR DO UE. 117
‘effrayèrent une infinité de Gazelles qui ve-
noient pour y boire, & les empêchèrent d’en
approcher.
Les Bontebock fur-tout y arrivoient par ban-
des de deux mille au moins ; je fuis perfuadé
que, ce jour-là, tant en Bubales, Gazelles de
toutes efpèces, que Zèbres & Autruches, j'eus
fous les yeux , dans le même moment , plus
de quatre à cinq miile pièces. De tout cela,
je ne fouhaitois qu'une Antruche, Il n’y eut
nul moyen de me fatisfaire ; elles ne fe laifle-
rent point approcher ; les autres efpèces, quoi-
qu'un peu effaronchées auf, fe trouvoient de
temps en temps à portée du coup ; mais, pour
le plaifir feul de les détruire, je ne voulus
point les tirer ; nous avions affez de vivres , &
ma poudre étoit d'ailleurs trop précieufe.
Je navois plus que deux rivières, la Brecde-
Rivier (la rivière large), & Île Kiip= Rivier
( rivière des cailloux ) entre Swellendam &
moi; je me failois une fête de connoitre ce
chef-lieu de la Coloxie; je compiois y de-
meurer quelques j ours ; c'eft-là que je me pro-
pofois de pañler en revue tous ces animaux
avec autant d'attention que de tranquillité
| H iÿ
118 VOYAGE 4
Nous y arrivèmes, le jour fuivant , de fort
bonne heure.
De toutes les rivières que nous venions de
traverfer , les plus confidérables font le Diep=
Rivier & le Breede- Rivier. Les autres font à peine
des ruiffeaux pendant les chaleurs ; mais, dans
la faifon pluvieufe, ils fe changent bientôt en
torrens furieux , qui coupent toute communi-
cation avec la Ville du Cap.
Je reftai plufieurs jours à Sweïllendam , chez
M. Ryneveld , Bailli du lieu ; il me combla
d'honnèterés. Je trouvois mes deux voitures bien
pefantes & trop chargées. Je fentois le befoin
de m'en procurer une troifième. Mon Hôte
eut la complaifance de me faire conftruire une
charette à deux roues, & à mon départ ilme
donna avec profufion des vivres frais pour ma
route.
Je recrutai quelques Hottentots de plus ;
‘achetai plufieurs Bœufs, des Chèvres, une
Vache pour me procurer du lait, & un Coq
dont je comptois me faire un réveil-matin na-
turel.
Il n’exifte pas un feul Naturalifte , pas même
un lourd Habitant des campagnes qui ne fache
EN AFRIQUE. 119
que le Coq eft un oïfeau qui chante régu-
lièrement pendant la nuit à la même heure , &
qu'il prend foin de rapeler le jour.
Je ne fais quel ridicule on a prétendu jeter
fur cette précaution qui devoit me procurer
de l'agrément , fi. eile n’étoit pas une reflource
au befoin, en me faifant tenir dans plus d'un
papier public des difcours abfurdes qui cadrent
aflez mal avec l'emphafe du Narrateur. En
affurant au Public, en mon nom, que j’avois
compté remplacer ma montre par mon Coq, fi
lle venoit à fe déranger, 1l auroit été décent
d'apprendre au moins aux incrédules comment
-un Coq peut jamais devenir une horloge; c'eft
dans le même efprit qu'ailleurs on fuppofe que,
rencontrant pour la premiére fois un Lion « nous
» NOUS "refurämes de notre fuperbe regard 8 nous
» laffâmes tranquillement pañer , furisfaiss
» l'un l’autre de notre fiire contenance ».
Quoi quil en foit de ces poëriques Ro-
mans , mes efpérances fur mon Coq ne m'ont
point trompé. Cet animal, qui couchoit fans
cefle ou fur ma tente ou für mon chariot,
mannonçoit réculièrement le lever de lau-
rore ; 1] s’apprivoifa bientôt; il ne qauittoit
H iv
120 3 Oo MAG'E
jamais les environs de mon camp ; fi le befoin
de nourriture le faifoit s’écarter un peu , l’ap-
proche de la nuit le ramenoit toujours ; quel-
quefois 1l étoit pourfuivi par de petits Qua-
trupèdes du genre des Fouines ou Belettes; je
le voyeis moitié courant, moitié volant, battre
én retraite de notre côté, & crier de toute fa
force ; alors, lun de mes gens ou mes chiens
même ne manquoient pas d'aller bien vite à
fon fecours. |
Un animal qui m'a rendu des fervices plus
effentiels, dont la préfence utile a fufpendu,
diflipé même dans mon cœur des fouvenirs
amers & cruels, dont l'inftin@ touchant & fim-
ple fembloit prévenir mes efforts , & vrai-
ment confoloit mes ennuis , c'eft un Singe de
l'efpèce fi commune au Cap fous le nom de
Bawian ; il étoit très- familier & s'attacha par-
ticulièrement à moi: j'en fis mon Dégufta-
teur. Lorfque nous trouvions quelques fruits
ou racines inconnus à mes Hottentots, nous
n'y touchions jamais que mon cher Keës n’en
eût goûté ; s'il les rejetoit, nous les jugions
ou défagréables , ou dangereufes , & les aban-
donnions.
EN: À FE R IQ U E. 121
Le Singe a cela de particulier quile diftin-
gue des autres animaux & le rapproche de
l'homme : il reçut de la Nature , en égale
portion, la gourmandife & la curiofité ; fans
appétit , il goûte tout ce qu'on lin préfente ;
fans nécefüté, il touche tout ce quil trouve
à fa portée. ;
Je chériflois dans Keës une qualité plus pré-
cieufe encore, [l étoit mon meilieur furveillant ;
foit de jour, foit de nuit, le moindre figne de
danger le réveilloit à l'inftant. Par fes cris &
les geftes de fa frayeur, nous étions toujours
avertis de l'approche de l'ennemi avant que mes
chiens s'en doutaffent ; ils s’étoient tellement
habitués à fa voix, qu'ils dormoient pleins de
confiance, & ne faifoient plus la ronde; j'en
étois outré de colère, dans la crainte de ne
plus retrouver en eux les fecours indifoen-
fables fur lefquels j'avois droit de compter,
fi quelqu'événement funefte , ou la maladie
venoit à menlever mon trop fidèle Gardien.
Mais , lorfqu'il leur avoit donné l'alerte, ïls
s’arrêtoient pour épier le fignal. Au mouvement
de fes yeux , au moindre branlement de fa tête,
je les voyois s’élancer tous enfemble , & détaler
122 VOYAGE
toujours du côté vers lequel il portoit Ia
vues A |
Souvent je le menois à la chafle avec moi.
Que de folies & que de joie au fignal du
départ ! comme il venoit baifer tendrement fon
ami: comme le plaifr brilloit dans fa prunelle
ardente & mobile! comme il devançoit mes pas
plein d'aife & d'impatience , & revenoit encore
par fes carefles, me prouver fa reconnoiflance
& m'nviter à ne pas différer plus long-temps!
Nous partions; chemin faifant, il s'amufoit à
grimper fur Îles arbres, pour chercher de Îa
gomme quil aimoit beaucoup; quelquefois il
me découvroit du miel dans des enfoncemens
de rocher ou dans des arbres creux ; mais,
lorfqu'il ne trouvoit rien; que la fatigue &
l'exercice avoient aiguifé fes dents , & que
l'appétit commençoit à le preffer férieufement,
alors pour moi commençoit une fcène extré-
mement comique. Au défaut de gomme & de
miel, il cherchoit des racines, & les mangeoit
avec délices , fur-tout une efpèce particulière
que , malheureufement pour lui, j’avois trouvée
exquife & très-rafraichiffante , & que je voulois
obftinément partager. Keës étoit rufé. Lorfqu'il
=
EN AFRIQUE. 123
avoit trouvé de cette racine, fi je n'étois à
portée d’en prendre ma part , il fe hâtoit de
la gruger , les yeux impitoyablement fixés vers
moi. Il mefuroit le temps qu'il avoit de Îa
manger à lui feul, fur la diftance que j'avois
à franchir pour le rejoindre , & j'arrivois en
effet trop tard. Quelquefois cependant lorfque,
trompé dans fon calenl, je l'avois atteint plus
tôt qu'il ne s'y étoit attendu , 1 cherchoit vite
à me cacher les morceaux ; mais , au moyen
d'un foufflet bien appliqué ,; je l'obiigeois à
reftituer le vol; & , maître à mon tour de Îa
proie enviée , il falloit bien qu'il reçüt la loi
du plus fort ; Keès n'avoit n1 fiel ni ran-
cune , & je lui faifois aifément comprendre
tout ce qu'a d’infenfble & dur ce lâche écoifme
dont 1l me donnoit l'exemple.
Pour arracher ces racines , il s'y prenoit
d'une façon fort ingénieufe , & qui m’amufoit
_ beaucoup. Il faifloit la touffe des feuilles entre
fes dents, puis, {e roidifiant fur les mains, &
portant la tête en arrière , la racine fuivoit
aflez ordinairement. Quand ce moyen, où il
employoit une grande force, ne pouvoit réuffir,
1l reprenoit la touffe comme auparavant, & le
\
124 VOYAGE
plus près de terre qu’il le pouvoit ; alors, faifant
‘ une cabriole cul par deflus tête, la racine cédoit
toujours à la fecouffe qu'il lui avoit donnée.
Dans nos marches, lorfqu'il fe trouvoit fati-
gué , 1l montoit fur un de mes Chiens qui avoit
la complaifance de le porter des heures en-
tières; un feul, plus gros & plus fort que les
autres auroit dû fe prêter à fon petit manége;
mais le drôle favoit à merveille efquiver fa
corvée. Du moment qu'il fentoit Keëès fur fes
épaules , 1l reftoit immobile, laifloit défiler la
Caravane fans bouger de la place: le craintif
Keès-s'obftinoit de fon côté ; maïs ; fi-tôt qu'il
commençoit à rous perdre de vue, il falloit
bien fe réfoudre à mettre pied à terre ; alors
le Singe & le Chien courorent à toutes jambes
pour nous rattraper. Le Chien le laïfloit adroi-
tement pañler devant lui, & l'obfervoit atten-
tivement, de peur qu'il ne le furprit. Aurefte,
i} avoit pris fur toute ma meute un afcendant
qu'il devoit peut-être à la fupériorité de fon
inftinét ; car, parmi les animaux comme parmi
les hommes, l'adreffe en impofe trop fouvent
à la force. Mon Keës ne pouvoit fouffrir les
convives ; lorfqu'il mangeoit , fi l'un de mes
+
EN AFRIQUE. 125
chiens lapprochoit de trop près, il le réga-
loit d’un foufflet , auquel Îe poltron ne répon-
doit qu'en s’éloignant au plus vîte.
Une fingularité que je n'ai pu jamais con-
cevoir , c'eft qu'après le Serpent, l'animal qu'il
craignoit le plus étoit fon femblable , foit qu'il
fentit que fon état privé l'eût dépouillé d’une
grande partie de fes facultés, & que la peur
s'emparät de fes fens, foit qu'il füt jaloux &
qu'il redoutât toute concurrence à mon amitié.
Il m'eût été très-facile d’en prendre de fau-
vages, & de les apprivoifer ; mais je n'y lon-
geois pas. J’avois donné à Keës une place dans
mon cœur que nul autre ne devoit occuper
après lui , & je lui témoignois aflez jufqu’à
quel point il dévoit compter fur ma conftance.
Il entendoit quelquefois fes pareils crier dans les
montagnes. Je ne fais pourquoi, avec toutes
fes terreurs, 11 s'avifoit de leur répondre ; ils
approchoïent à fa voix , & fitôt qu'il en
apercevoit un, fuyant alors avec des cris hor-
fibles , 1l venoit fe fourrer entre nos jambes,
imploroit la proteétion de tout le monde, &
trembloit de tous fes membres. On avoit beau-
coup de peine à le calmer ; il reprenoit peu à
126 Vo wa C'er!.: |
peu fa tranquillité naturelle, Il étoit fujet au
farcin. C'eft un défaut commun à prefque tous
les animaux domeftiques; mais il fe déguifoit
chez Keës en un talent dont j'admirois moi-
même tous les reflorts ingénieux. Quoi qu'il en
foit , les corrections que lui adminiftroient mes
gens qui prenoient avec lui la chofe au férieux,
ne le changèrerit jamais. Il favoit parfaitement
dénouer les cordons d’un panier pour y pren-
dreles provifons, & fur-tout le lait qu'il ai
moir beaucoup. Il m'a forcé plus d’une fois de
m'en pafler. Je l'étrillois auffñi moi-même. Il fe
fauvoit & ne reparoifloit à la tente qu'à l'entrée
de la nuit.
J'ai repofé fur ces détails avec plaïfr. S'ils
ne font rien pour le progrès des connoïffan-
ces humaines , il font beaucoup pour mon ame
ingénue & fimple. Ils me rappellent des pañe-
tems bien doux, des jours bien fereins &
paifibles, & les feuls momens de ma vie où
jaye connu tout le prix de lexiftence.
Tant que dura mon féjour à SWellendam,
je répondis aux tendres foins de mon Hôte,
par les témoignages ce la ‘plus vive recon-
noiflance; mais ce n'étoit point là le train de
EN AFRIQUE. 127
vie qui convenoit à mon humeur; &, dès que
ma charrette à deux roues fut achevée, j'y
plaçai ma cuifine & mon office, & délogeai
fans délai. Ce fut le 12 Janvier 1782. D'après
les informations que j'avois prifes, je dirigeai
ma route en longeant toujours la côte de l'Fft
à une certaine diftance de la mer. Les fer-
mes à blé ne s'étendent pas plus loin de ce
côté, le prix très-modique de cette denrée
n'étant pas même un équivalent aux frais &
aux difficultés de leur tranfport à la Ville.
A deux lieues de là, je paflai une petite
rivière nommée le Buffias; &, après deux jours
de marche, nous arrivâmes à un bois appelé
le bois du Grend- Père. Je m'arrangeai pour
pañler vingt-quatre heures dans ce bois que je
voulois parcourir. Comme je faifois le dénom-
brement de mes Chiens, je m'aperçus qu'il
m'en manquoit un; c’étoit précifément une pe-
tite Chienne de prédileétion que je nommois
Rofette. Son abfence m'intrigua; c'étoit pour moi
une perte réelle qui diminuoit ma meute à pro-
pos de rien , & me privoit de ma favorite qui,
de fon côté , m'affe@ionnoit beaucoup. Je m'in-
formai de mes gens fi quelqu'un lavoit remarquée
125 VOYAGE
en route. Un feul m'aflura lui avoir donné à
manger , mais dès le matin. Après une .ou deux
heures de vaines recherches, j'éparpillai mon
monde pour l'appeler de tous côtés; Je fis
tirer des coups de fufl pour la remettre en
voie , s'ils arrivoient jufqu'à elle ; tout cela ne
réufliffant point , je pris le parti de faire mon-
ter a cheval l'un de mes Hottentots & lui don-
nai ordre de reprendre le chemin que nous
venions de faire, & de la ramener à quelque
prix que ce fût. Quatre heures s'étoient écoulées
quand nous vimes arriver mon commiflionnaire
à toute bride. Il portoit devant lui fur lar-
çon de la felle une*chaife & un grand panier.
Rofette couroit en avant; elle fauta fur moi
& m'accabla de carefles, Mon homme me dit
qu'il l'avoit trouvée à deux lieues environ de
notre halte, aflife fur la route, à côté de la
chaife & du panier qui s'étoient détachés de
l'équipage fans qu'on s’en fût aperçu. Javois
oùi conter fur la fidélité des Chiens, des traits
non moins extraordinaires que celui ci ; mais
je n'en avois pas été le témoin. J'avoue que
le récit de mon Hottentot me toucha jufqu'aux
| larmes ;
EN AFRIQUE 129
farmesi je careffai de nouveau cette pauvre
bête , & cette marque d’attachement qu'elle ve-
noit de me donner me la rendit encore plus
chère. Elle eût péri de faim fur la place , ou
feroit devenue pendant la mit la proie du
premier animal féroce qui l’auroit rencontrée.
Les coups de fufñl que j'avois fait tirer pour
elle n'ayant fait lever aucune efpèce de gibier ,
& m'étant convaincu moi - mème par une vifite
exacte de la forêt, qu'il ne failoit pas efpérer
d'en trouver, nous délogeimes dès le lende-
main matin. Nous n'avions pas fait quatre lieues,
qu'en traverfant une petite rivière qui prend .
fa fource dans cette forêt, ma voiture à deux
roues culbuta. Le refte du jour nous fuffit à
peine pour repêcher , fécher & remettre en
place tous les effets & les uftenfiles de ma
cuifine. Une grande partie de ma porcelaine
fracaflée y refta. J'avois fort heureufement
des pièces de rechange. Nous pouffâmes ju{-
qu'à trois lieues plus loin. La je fus arrêté
par la rivière le Duyvenochs. Elle n'étoit
point guéable pour le moment. Ce Pays eft
couvert de bois. Je me flattai que j'y trou-
verois de jolis oifeaux & des infe@es ; je réfolus
Tome I. l' :
130 VOYAGE |
d'attendre que la rivière fût diminuée. Je fis
dreffer mes tentes à la lifière du bois, & mes
_ Hottentots s'y conftruifirent des cabanes.
Quelle fatalité ? les Habitans des environs
‘inftruits de mon arrivée vinrent tous avec em
preflement me rendre vifite & me troubler
dans ma charmante retraite. Ilme fallut effuyer
les longs préambules de leurs reproches obli-
geans de n'être point defcendu chez eux; &,
me fatigant de leurs offres qu’ils reproduifoient
fous mille & mille formes pour me féduire,
ils me citoient avec emphañfe divers curieux
qu'ils avoient eu l’honneur de recevoir , & no-
tamment M. le Doëteur Sparmann , Académi-
cien Suédois. Quelque refpe&able que me parût
cette autorité, je penfai que je ne devois pas
quitter mon camp.
J'avois déterminé que , dans le cours de mes
Voyages, je ne logerois jamais dans aucune ha-
bitation, pour être plus libre le jour & la nuit,
pour avoir fous ma main mes gens & mes
équipages, pour ménager un temps précieux
qu'il faut toujours facrifier au bavardage &
aux récits abfurdes de ces Colons qui vous
fatiguent avec leurs contes & vous épuifent
L
EN AFRIQUE: _13f
avec leurs queftions , mais fur-tout pour mé-
nager mon eau de vie avec laquelle j'aurois
été contraint d'arrofer continuellement leurs
interminables converfations, Je remerciai donc
ces Meflieurs, qui ne réuflirent pas même à
m'ébranler , tant ma réfolution avoit été ferme
& irrévocable. L'exemple du Doëéteur Sparmann
n’en étoit point un pour moi. Nos genres très-
différens devoient nous donner d’autres idées.
Il n’avoit befoin que du jour pour s'appliquer
à fes recherches en botanique. Moi , je pañlois
fouvent une partie des nuits à la chafle, fi le
befoin l’exigeoit; j'aurois été forcé de m'en
abftenir ou de déranger mes Hôtes. Cela feul
m'auroit infpiré des dégoûts qui euffent mis
bientôt fin au roman. Il n'en falloit pas tant
pour en détruire toute l'illufion. Un autre
motif & quimeft purement perfonnel , peut
donner en deux mots une idée de mon carac-
tère & du plan de vie qu'il m'avoit fait em-
braffer. Si c'eft untrait d’amour-propre > & mon
âge & l'éducation que J'ai reçue, & mon Pays,
& les difiicultés vaincues m'excuferont affez.
Quoique je reconnoifle l'utilité des chemins
faits , chez les Peuples civilifés , l'habitude où
li
132 | VOYAGE
nous “étions de les ouvrir nous-mêmes dans
ma jeunefle a Surinam, me les a toujours fait
fegarder comme un frein qui diminue le prix
de la liberté. Fier de fon origine , l’homme
s'indigne qu'on ait ofé d’avance compter fes
pas. J'ai toujours foignenfement évité les
foutes battues, & ne me fuis cru compléte-
ment libre que lorfqu’au milieu des rochers,
des forêts & des déferts d’Afrique , j'étois fûr
de ne rencontrer d'autres traces d'ouvrages
humains que celles que j'y avois laiffées moi-
même. Aux fignes de ma volonté qui comman-
doit alors fouverainement , a la plénitude de
mon indépendance , je reconnoiffois véritable-
ment dans l'Homme le Monarque des êtres vi-
vans, le Defpote abfolu de la Nature. On trou-
vera plus d’une fois alarmante une poñtion
que je trouvois délicienfe. Ces bizarreries dé-
coulent des premières impreflions de ma vie.
Elles ne font que le fentiment pur & naturel
de la liberté, qui repoufle fans diftinétion
tout ce qui paroîit vouloir fui prefcrire des.
Bornes. Trop de raifons m'attachoient à mes
principes ,pour né pas les obferver religieufe-
hent ; &,fi j'en excepte une feule fois où
EN AFRIQUE. 133
par politique, il me fut impoffble de refufer
ouvertement l’'hofpitalité , je ne me fuis jamais
écarté de mon plan dans mes Voyages.
Je diftribuois l'emploi du temps & voici l'or-
dre ordinaire de mes occupations. La nuit,
lorfque nous ne marchions pas, je couchois
dans ma tente ou fur mon chariot; au point
du jour , éveillé par mon Coq, je me mettois
tout de fuite en devoir d'apprèter moi-même
mon café au lait tandis que mes gens ,: de
leur côté , s'occupoient à nettoyer & à pan-
fer toutes mes bêtes. Au premier rayon du
foleil, je. prenois mon fufil; nous partions
mon Singe & moi; nous furetions à la ronde
qufqu'a dix heures. De retour à ma tente, je
la trouvois toujours propre & bien balayée.
Elle étoit particulièrement à {a garde d'un
vieux Africain nommé Swanepoel ; n'étant plus
capable de nous fuivre dans nos courfes ;à
pied, ceft lui qui reftoit pour garder le
camp ; .1l y. entretenoit le bon ordre, Les
meubles de ma tente n'étoient pas nombreux;
une chaife ou deux, une table qui fervoit uns-
quément a la difledion de mes animaux, &
quelques uftenfiles néceffaires à leur -pré-
en
\
134 ‘4 Vo y 4.6 #
paration en faifoient tout l'ornement. Je m'y
mettois donc à l'ouvrage depuis dix heures juf-
qu'à midi. C'eft alors que je claflois dans mes
tiroirs les infeétes que j'avois rapportés; la
cérémonie de mon diner étoit tout auff fimple.
Je plaçois fur mes genoux un bout de plan-
éhe couvert d'une ferviette. On m'y fervoit
un feul plat de viande rôtie ou grillée. Après
ce diner frugal & qui ne duroit pas long
temps , je retournois au travail , fi j'avois
à finir quelque ouvrage que j'euffe commen-
cé, puis à la chaffe jufqu’au foleil couchant.
De retour au gite , Jallumois une chan-
delle & pañlois quelques heures à configner
dans mon Journal les obfervations, les acqui-
fitions, en un mot, les évènemens de la jour-
née. Pendant cetemps , mes Hottentots raffem-
bloient mes Bœufs autour des chariots & de
ma ténte. Les Chèvres, après qu'on les avoit
traites, fe couchoïent çà & là pêle-mêle avec
mes Chiens. Le fervice achevé & le grand feu
: allumé à l'ordinaire , nous nous plaçions en cer-
ele. Je prenois men thé ; mes gens fumoient
cordialement leurs pipes & me contoient des
hiftoires dont le naïf ridicule me faifoit rire
EN AFRIQUE. 13$
aux éclats. Je prenois plaifir à les animer. Ils
étoient d'autant moins timides avéc moi que je
montrois plus de franchife , de bonhomie &
d'attention. Souvent , à la vérité, plus content
de moi-même , plus favorablement difpofé à
l'afpeét d’un beau foir après les fatigues du
jour , je me fentois entramé par un charme in-
volontaire , & cédois doucement à l'illufion.
C’eft alors que je les voyois difputer entr'eux
de prétentions à lefprit pour me plaire ; le
plus habile conteur pouvoit favorablement fe
juger , au filence profond qui régnoit parmi
nous. Je ne fais quel attrait puiffant me ramène
fans cefle à ces païfibles habitudes de mon
ame!je me vois encore, au milieu de mon
camp , entouré de mon monde & de mes ani-
maux ; une plante , une fleur, un éclat de
rocher çà & là placés, rien n'échappe à ma
mémoire , & ce fpedacle toujours plus tou-
chant , mamule & me fit par-tout.
Quelquefois nos converfations nous condui-
foient fort avant dans la nuit. J'avoue que de ces
têtes groffières & que n'avoient point polies de
belles éducations , il jaïllifloit quelquefois des
traits de feu dont je me fentois ravi. Je leur
Liv
136 VOYAGE
faifois fur-tout beaucoup de queftions fur Kolbe
& difiérens Auteurs ; fur leurs religions, leurs
loix , leurs ufages. Ils me rioient franchement au
nez. Quelquetois , prenant la chofe au vif, je les.
Yoyois s'indigner, haufler les épaules , éclater
en imprécations. Je me rappelle que , voulant,
pour les piquer au jeu, rabaiffer leurs. facul-
tés & leur intelligence , je les comparois À
celles qui, dans la capitale d’un grand Pays,
dans Paris, par exemple, procure fans tra-
vail une fubfftance brillante à une tourbe
prodigieufe de vauriens, & qu’on décore du
nom, modefte d’induffrie. Je leur préfentois
fous mille formes. les reflources habiles de ces
caméléons , & rehauflois de beaucoup lue mé-
rite; avec quelle fatisfa@tion j je les voyois pré-
_férer d'un accord unanime la fimplicité .de leur
vie, champêtre & douce à mes tableaux, fédui-
fans, & regarder ces reffources comme des
moyens vils & mefquins pour un Peuple qui
fe vante de fa fupériorité far les Peuples de la”
Nature! Braves humains qu'on nous peint dévo-
rant leurs femblables.; & qu'un enfant auroit
conduits ! paifbles-Hottentots couvrez-les de
vos mépris ces mortels qui vous. rédifent en
EN AFRIQUE. 137
efclavage, & ne vous diftinguent des bêtes que
par les traitemens cruels qu'ils leur épargnent
pour vous en accabler Î
Mes animaux étoient fi “bien habitués à fe
.mêler parmi nous que fouvent j'étois contraint
d’en faire lever plufieurs pour arriver jufqu’à
-ma-tente. J'avois quelques Moutons que je mé-
nageoïis comme une teflource contre la difette;
mais jen confervois toujours d'anciens pour
habituer les nouveaux-venus.
.: Le canton que nous habitions étoit rempli
de Perdrix de trois efpèces. différentes ; lune
-entrautres de la groffeur de nos Faifans. C'étoit
notre nourriture ordinaire. Nous Îles mettions
par vingtaine, dans nos marmites; elles nous
donnoient. d'excellents confommés & de bons
bouillis. Nous trouvions auf une efpèce de
Gazelle de la grandeur de nos Chèvres d'Eu-
xope , la peau d'un brun noirâtre & quelques
taches blanches fur la cuifle. Je ne connois
point de mets plus exquis; J'en tuai plufieurs,
ainfi quure aûtre efpèce plus petite , dont
je donnerai -la defcription :par là fuite.
Mon féjour dans cet endroit avoit confidé-
138 3 V'o*r A d'E ‘
rablement augmenté ma colle@ion en infeûtes
& oifeaux précieux. Un Particulier des envi-
rons alloit faire le Voyage du Cap; il vint
m'offrir fes fervices ; je les acceptai avec plaifir,
& le chargeai de remettre mon petit tréfor
à M. le Fifcal Boers. J'etois convenu , avec
ce dernier, que je lui ferois parvenir toutes
mes nouveautés , lorfque les occafons s’en pré-
fenteroient. Par là , je mettois, dès le com-
mencement de mon Voyage, beaucoup d'objets
rares à l'abri des accidens , & ménageois de la
place pour les autres.
Mes voifins me faifoient de temps en temps
des envois de légumes ou de fruits , & M. Van-
verck, plus près de mon camp, fachant que
je vivoisavec plaifir de laitage , m'en envoyoit
tons les foirs un feau , que je partageoïs avec
mes gens. Kéès fentoit arriver le porteur de
fort loin , & ne manquoïit jamais d’aller au-
devant de lui. |
Depuis Swellendam jufqu'à Duyvenochs, les
pâturages font excellens , & les terres, fupé-
rieures à celles du Cap, produiroiïent du blé
en abondance ; mais les Colons n’en cultivent
EN AFRIQUE, 139
que ce qu'il faut à leur confommation, & c’eft
uniquement en beftiaux & en beurre qu'ils com-
mercent avec le Cap. On’aperçoit bien encore
quelques cantons de vignoble ; mais, comme
le vin en eft mauvais, on n’en fait que du
vinaigre ou de l'eau de vie qui fe débite dans
le voifinage.
Le vingt-fept du moïs, je m’aperçus que Îa
rivière avoit baïffé de beaucoup; nous la tra-
versämes , & n'eûmes rien d'avarié ; nous en
fimes autant de celle nommée Falfe. Après fix
heures de marche , & plus loin, après fept
autres heures, nous arrivâmes à la rivière de
Gous ou Gourits. Celle-ci nous arrêta ; 1l n’étoit
pas poffble de la traverfer ; elle avoit la largeur
de la Seine vis-à-vis le jardin du Roi à Paris.
H falloit que de grands orages euflent inondé le
Pays d'où elle couloit ; car , dans cette faifon
elle n’eft ordinairement, comme les autres, qu'un
ruifleau praticable. Ses bords font garnis de
grands arbres épineux, ( Mimofa- Nilotica ,) & l'on
y trouve beaucoup de Perdrix, & notamment
la grande efpèce que les Habitans du Cap ont
nommée Féfants. Après trois Jours de campe-
ment , ne voyant point diminuer cette rivière ;
140 VOYAREr
& , toujours impatient de pénétrer plus loin,
je ne vis quun moyen de nous tirer d'em-
barras ; je pris le parti de faire conftruire un
large Radeau; on abattit des arbres , & leurs
écorces nous fervirent à faire des cordages.
Que de peines cette fatale opération nous
eaufa ! Il fallut décharger les voitures , les
démonter & les embarquer pièce à pièce. Toutes
mes bêtes traversèrent à la nage ; en plufieurs
voyages , mes effets, mon monde & moi, tout
gagna la rive oppoñfée , fans le plus petit défor-
dre & le moindre accident. Cettetentative , qui
réufit à merveille, me raflura beaucoup fur les
fuites, & fervit encore à réchauffer mon cou-
rage. Mais l'opération nous avoit coûté trois
jours entiers. d'un travail opimiâtre ; dès-lors,
plus de chaffe, je donnai l'exemple, & char-
pentai comme ke dernier de mes Hottentots J’a-
voisjueé cette précaution de s'éloigner bien né-
ceffaire à notre falut commun ; car le rivage que
‘nous venions de quitter étoit fi maigre & fi
brûlé , qu'un plus long féjour y auroit fait péri
de faim tous mes Bœufs.
Les voitures remontées & bien chargées,
nous continuâmes notre route , & fimes qua-
EN AFRIQUE. Y41
torze lieues en deux jours. Je me trouvai vis=
à-vis de Moffel-Baïe ( Baie au Moules), c'eft cellé
qui , fur les Cartes Marines, porte le nom de
Baïc-Saint-Blaife ; Vattérage au fond eft très-
difficile, à caufe des rochers efcarpés qui la
bordent , & dont les bafes s'étendent un peu
loin dans la mer ; mais fon côté Nord offre
une petite plage où les chaloupes peuvent
arriver ; les environs de ce Pays font parfemés
de bonnes habitations qui pourroient être une
reflource pour les Vaifleaux qui viendroient y
mouiller. Une fontaine falubre , éloignée de la
mer d'environ mille pas , leur fourniroit de
Feau en abondance. Pendant mon féjour dans
cette Baie , nous ne manquâmes point d'Hui-
tres ; elle en fournit abondamment ; nous pé-
chions fouvent à la ligne, & ce moyen feul
nous procuroit beaucoup d’excellens poiffons;
je faifois faler ce qu'on ne mangeoiïit pas. Nous
entendions , toutes les nuits, les cris des Hien-
nes; elles paroiffoient furienfes. Nos Bœufs en
étoient inquiétés ; mais , au moyen des grands
feux dont nous entourions notre camp, elles
nosèrent approcher.
À une lieue de moi, je trouvai un Kraal
142 VOYAGE
de quatre huttes ; c’étoit une petite famille
Hottentote qui ne pañloit pas vingt-cinq à
trente perfonnes ; je troquai , avec eux, quél-
ques bouts de tabac contre des nattes que j'étois
bien aife de me procurer. Je fus enchanté de
la découverte, non moins à caufe du profit
que j'en tirai, que de l’agréable furprife qu’elle
me caufa. Je pris plaifir à les étudier long-
temps dans leur paifible ménage. Ils poffédoient
cinq Vaches à lait , & un petit troupeau de
Moutons. Dans la faifon des ouvrages, les.
hommes fe répandoient fur les habitations voi-
fines, où , par leur travail, ils amafloient de quoi
fe procurer du tabac, & les moyens d'améliorer
leur fort. Is m'aflurèrent que , dans les grands
bois qui couvrent de tous côtés les montagnes
de ce Pays, on rencontroit quelquefois des Elé-
phans & des Buffles. Je battis fur le champ
les montagnes & les forêts; ce fut inutile-
ment ; ni mes gens ni moi ne pümes rien décou-
vrir. Je reconnus bien , à la vérité, quelques
empreintes de pieds d’'Eléphans ; mais elles
étoient anciennes , d'où j'augurai ce qu'on m'ap-
prit en effet par la fuite , que file hafard amène
quelquefois un de ces animaux dans le Pays,
EN AFRIQUE. 143
les Habitans alors s’attroupent & l’obligent à
gagner le large , lorfqu'ils ne réufliflent pas à le
tuer. |
_Le7, à cinq heures du matin, je quittai
la baie Moffel pour traverfer à une heure
après midi la rivière nommée Xkin-Brak ; elle
prend fa fource dans un bois adoflé à une
chaîne de montagnes qui, dans cet endroit,
n’eft guères qu'à une lieue de la mer. Le len-
demain , nous arrivâmes à la grande rivière
du mème nom, & qui n'en eft éloignée que
de trois lieues; le flux rend cette rivière fau-
mache ; pour la traverfer fans dommage , nous
fûmées cbligés d'attendre la marée morte ; dans
l'intervalle , je me procurai plufeurs oifeaux
de: mer ; 1ls étoient en abondance dans le
canton; jy trouvois par milliers des Pélicans
& des Phœnicoptères ou Flamans. La couleur
rofe foncée des uns & le blanc mat des autres
préfentoient à l'œil un mélange tout à fait
neuf & curieux.
En quittant la rivière nous avions à gravir
une montagne difficile & fort efcarpée; elle
m'effrayoit un peu. À force de patience , de foins
& de temps , nous la laiflâmes derrière nous. Nous
144 “IL om'AG'E |
fümes bien dédommagés de nos fatigues par le
fpeëtacle qui vint frapper nos regards , lorfque
nous eûmes entièrement gagné fon fomimet.
Nous admirâmes le plus beau Pays de l'univers.
Nous découvrions dans le lointain la chaine
le montagnes couverte de grands boïs qui
bornent la vue du côté de l'Oueft; fous nos.
pas nous plongions fur une vallée immenfe ,
relevée par des collines agréables qui va-
rient à l'infini, & moutonnent jufqu'à la mer.
Des prairies émaillées & les plus beaux pâtura-
gesajoutoient encore à ce fite magnifique. J'étois
vraiment en extafe. Ce Pays porte le rom
d'Auteniquoi , ce qui , dans l’idiome Hottentot ,
figmfie homme chargé de miel; en effet, on
ne pent y faire un pas , fans rencontrer mille
effaims d’abeilles ; les fleurs naïflent par mi-
riades ; les parfums mélangés qui s'en échap-
pent & viennent délicieufement frapper l'odo-
rat, leurs couleurs, leur variété, l'air pur &
frais qu'on refpire , tout vous arrête & fufpend
vos pas ; la Nature a fait de ces beaux lieux
un féjour de féeries. Le calice de prefque tou-
tes les fleurs eft chargé de fucs exquis, dont
les Mouches compofent leur miel qu'elles vont
| dépofer
EN, À FR TO7U ES As
dépofer par-tout dans des creux d'arbres &
de rochers. Mes gens auroient defiré de s’ar-
rêter dans ces beaux lieux. Je craignis pour
euxle féjour de Capoue; &, fans perdre de
temps , je donnai l'ordre pour continuer Îa
route, & me hâtai vers la rivière Wet-Els. Elle
tire fon nom des bois qui bordent fon cours.
Nous, n'avions fait alors que fept lieues depuis
la grande rivière Saumache. s
Le 9 , nous traversämes encore plufieurs
petits ruifleaux, qui tous defcendus des mon-
tagnes, fe rendent dans l'Océan par cent ca-
naux divers. | |
__ Toutes les eaux de ces différentes rivières
ont la couleur ambrée du vin de Madère, Je
leur trouvois un goût ferrugineux. Cette cou-
leur & ce goût leur viennent-ils de leur paflage
fur quelque mine, ou des racines & des feuilles
des arbres qu'elles arrofent & charient avec
elles ? Je ne me donnai pas le temps d’appro-
. fondir ce problème : je touchois au dernier
poîte de la Compagnie. Nous y arrivâmes en-
fin après trois heures d’une marche un peu. vive.
J'allois: donc entièrement me fouftraire à la
Tome I. hs K.
dde: L ; ’ Ne ?
146 VOTAGE
domination de l'homme , & me rapprocher un
peu des conditions de fa primitive origine.
Le: fieur Mulder , Commandant , vint me
recevoir, & me fit beaucoup d'amitié. Il n’a
fous lui qu'un Bas-Offcier & une quinzaine
d'hommes qui tous ont été ou Soldats ou Ma-
telots fur les Navires de la Compagnie, Ce
font ces hommes qui coupenr le bois de char-
pente dont elle a befoin, & qui conftruifent
Les chariots deftinés à le tranfporter; opération
abfurde ! Car fi lon faifoit de ce bois un dé-
pôt à la baie Moffel, une chétive barque en
rendroit au Cap, par mer , en un feul Voyage,
plus que les chariots n'en voiturent en trois ans.
Ce feroit affurément une épargne confidérable
“pour la Compagnie & un bieén général pour
les Colônies. Ajoutez à cela que les Citoyens
‘du Cap'né Le verroient point réduits à nélbrûler
que du fagotage qu'ils font ramaffer à grands
frais dè tous côtés par des éfclavés ‘qui n'ont
‘d'autre ‘Emploi; ce qui coûte fau MOINS le
“‘doûblé de’ ce qu'on paye le plis beau bois
“dansies Chantiers de Paris.
ICroïtait- on, par exemple ,que les” diredteurs
de la Compagnie, pour fon propre fervice ,
d
“
EN AFRIQUE. 147
font partir tous les ans d’Amfterdam, des Na
vires chargés de planches, de bois quarré de
toutes les efpèces pour les envoyer à plus de
deux mille lieues , dans un Pays qui voit croître
des forêts immenfes , & les plus beaux arbres
du monde, Au refte, ces abus n'ont rien qui
doive étonner. La Compagnie fournit. gratwi-
tement au Gouverneur & à fes Officiers tout
le bois dont ils ont befoin. On le leur livre
dans leurs hôtels fans aucun frais ; le Gonver-
neur n'a donc aucun intérêt perfonnel qui l'en-
gage à étendre juiques-] à fes vues d’adminif-
tratioô ,.r& à détruire cet abus. fi contraire au
foulagement de la Colonie.
Tout le pays d’Auteniqua, depuis la chaiñe
de montagnes jufqu'àa la mer, eft habité par
plufieurs Colons qui élèvent quantité de bef-
taux, font du beurre, coupent du bois de
charpente , ramaflent du miel, & tranfportent
le tout au Cap.
J'étois en quelque forte indigné de voir des
gens qui ont le bois à leur portée, en débiter
pour le commerce, & n’avoir pas le courage:de
fe bâtir pour eux-mêmes des maifons logeables.
Ils habitent fous de mauvais halliers enduits de
K i]
148 VOYAGE
terre. Une peau de Bufile attachée par les quatre
coins à autant de «poteaux, leur fert de lit;
une natte ferme la porte qui eft en même
temps la fenêtre; deux ou trois chaifes démem-
brées, quelaues bouts de planches , une manière
de table , un miférable coffre de deux pieds en
quarré , forment tout le garde - meuble de ces
vraies tamières. C’eft ainfi que l'image de la
mifère profonde contrafte défagréablement avec
les charmes de ceparadis terreftre ;car la beauté
des lieux que j'ai crayonnés plus haut fe pro-
longe au-delà même d’Auteniqua.
Au furplus, ils vivent fort bien. Ils ont
en abondance le gibier & le poiflon de mer,
& jouiflent exclufivement à tous les autres
cantons des Colomes de l'agrément d’avoir,
toute l’année, fans interruption, des légumes
& des plants de toute efpèce dans leurs jardins.
Ils doivent ces précieux avantages à lexcel-
lence du fol & aux arrofemens naturels des
petits ruifleaux qui fe croient -en-mille fens
divers , & mettent, pour ainfi dire, à contri-
bution les quatre faifons pour le fertilifer: c'eft
a Limagne d'Afrique. Ces arrofemens , qui ne
-tariflent jamais, n’ont pas lieu dans ce Pays de
EN AFRIQUE. 149
prédiledtion fans une caufe connue. Ce font
les hautes montagnes couvertes de forêts à
FOueft qui arrêtent les nuages & les brouil-
lards , que le vent d'Eft enlève à la mer; ce
qui leur procure des pluies très-fréquentes.
: Il entra dans mes vues de demeurer quel-
ques jours chez le Commandant, & c'eft ici
la feule fois que je me fois écarté de mon
plan. Mais , outre les raifons particulières qui
m'attiroient chez lui, des raifons dé politique
m'y retinrent & je ne pouvois mexcufer avec
décence. On avoit envoyé par-tout l'ordre
de me laïfler pañler , de m'aider , & de me
fournir tous les fecours dont j'aurois befoin.
M. Mulder , comme occupant le dernier poîte
avoit reçu de plus vives inftances que les
autres ; je cédai à fon defñr. Le motif honnète
de fon procédé m'invitoit aflez , & peut-être
comptoit - 1l lui-même fur le bon témoignage
que rendroit de lui ma reconnoiffance lorfque
ie ferois de retour au. Cap. ;
Je me mis, dès mon arrivée , felon ma cou-
tume , en devoir de parcourir le terrein, En
vifitant les bois , je tombai fur des pas de
Buffles & d'Eléphans , qui me parurent afleg
K ii
159 VOYAGE
frais. Je vis de leurs fumées; j'aperçus aufñ
un grand nombre de différens oïifeaux que je
n'avois point encore rencontiés , entr’autres
des Touracos; il n'en falloit pas tant pour
m'arrèter dans ces environs : à quatre ou cinq
heues de la demeure de M. Mulder, je trou-
vai, fur la lifière d'une forèt , un endroit tout-
à-fait avantageux & commode pour placer un
camp.
M. Mulder fe préparoit à partir pour le Cap.
H me céda une vingtaine de livres de pou-
dre; je profitai auffi de l’occafion pour écrire
à més amis, & pour envoyer à M. Boers une
centaine d'oifeaux avec un coffret d'infedes.
J'augmentai mon train de quelques Bœufs;
jenrôlai encore trois Hottentots; je fis em-
plette d’un jeune cheval de courfe que je
me prépofois de drefler moi même à la chaffe ;
&,le 9 Février , je faluai M. Mulder & M°®° la
Commandante , pour aller prendre poffeffion
de ma forêt & m'établir dans l'emplacement
que je m'étois choifi.
J'avois d'avance envoyé de mes gens pour
préparer les lieux, abattre quelques arbres &
hettoyer la place dés brouffailles qui la cou-
;
EN AFRIQUE. SL
vroient , afin d’être en état, à mon arrivée,
de drefler fur le champ mes Tentes; ce que
jexécutai dans un moment. Ma cuifine fut
établie fous un gros arbre qui fembloit avoir
vieilli là tout exprès, & mes Hottentots de
leur côté s’arrangèrent de leur mieux & fe
bâtirent des cabanes. Nous avions , à dix pas
de nous , un petit ruifleau très-limpide, &
vis-à-vis ,un charmant coteau couvert d’ex-
cellentes herbes pour nos Chevaux & pour nos
Bœufs; par ce moyen, nous les tenions à
notre portée. Tant de facilités réunies ren-
doient cette Halte agréable; malheureufement
nous fûmes obligés de nous tranfplanter plu-
fieurs fois, attendu que le gibier de toute
efpèce effarouché par nos chafles commen-
çoit à devenir rare & fe feroit retiré tout-a-
| fait.
J'étois quelquefois viñté par les habitans
du difirit ; ce qui me donnoit la facilité de
faire provifñion chez eux de fruits, de légu-
mes, de lait, & de toutes les chofes qu'ils
pouvoient me fournir. À la vérité leurs. vifi-
tes me coutèrent quelques chopines d'eau de
vie ; mais, comme je détefte cette liqueur mal-
K 1v
Tÿ2 + W © Y'A °G'E
_ faifante & que je n’en buvois jamais ; cette
réferve les retint un peu, & les plaies qu'ils
firent à mes tonneaux ne furent pas bien
meurtrières.
Je m'étois infiruit par moi-même , que le bois
contre lequel j'avois appuyé mon camp, me
fourniroit des Touracos. Je ne connoïflois point
cet oïfeau & ne l'avois jamais vu; je me mis
en quête ; j'en décounvris quelques-uns. Je
matchai long temps à leur pourfuite, mais
vainement ; cet oïfeau qui fe perche toujours
à l'extrémité des plus hautes branches, ne fe
trouvoit jamais à la portée de mon fuff; un
après-diner cependant j'en pourfuivis un avec
plus d’acharnement. Sautillant de branche en
branche & s'éloignant fort peu, 1l fe mocqua
de moi pendant plus d'une heure, & me con-
duifit fort loin. Impatienté de fon manége , &
ne pouvant réuflir à l'approcher, je lui lâchai
mon coup hors de portée. F'eus la fatisfaétion
de le voir tomber. Ma joie fut inexprimable;
mais le plus fort n'étoit pas fait; 1l me falloit
memparer de ma proie; j'avois bien remarqué
lendroit de fa chute; je courus à travers les
brouflailles & les épines pour le ramafler. Mes
vf
| EN AFRIQUE. 153,
jambes & mes mains étoient déchirées & tout
en fang. Arrivé fur la place, je ne vis rien;
j'eus beau fureter tour à tour les environs,
aller , revenir , battre vingt fois les mêmes
endroits, examiner fcrupuleufement les moin-
dres trous, les plus petits enfoncemens, mes
peinés furent inutiles; je ne trouvois point
mon Touraco; toutes mes recherches, toutes
mes réflexions me conduifirent à penfer que
je n’avois fait peut-être que lui cafler une
aile, ce qui ne lavoit pas empêché de s'é-
loigner de l'endroit de fa chute. Je m'éloi-
gnai donc aufli & me mis à roder de nouveau
dans tous les environs pendant plus d’une demi-
heure. Point de ‘TFouraco. J'étois au défef-
poir ; & les brouffailles épaiffes & les buiflons
d'épines qui m'enfanglantoient jufqu’au vifage
m'avoient réellement agité de tranfports diff-
ciles à décrire. Pour aflouvir ma colère ,je fens
qu'il ne m'eûüt fallu rien moins dans un pareil
moment qu'un Lion ou quelque Tigre à pour-
fuivre. Un chétif oifeau qu'après tant de peines
& de defirs je venois enfin d’abattre, échapper
& difparoître ainfi à mes yeux ! je frappois la
154 VOYAGE
terre de mes pieds & de mon fufil. Tout à
coup la terre s'enfonce; je difparois moi-même
- & tombe avec mes armes dans une fofle de
douze pieds de profondeur. L'étonnement &
la douleur de la chute prirent la place de mes
emportemens. Je me vis au fond d’un de ces
piéges recouverts que les Hottentots tendent
aux bêtes féroces & particulièrement aux Elé-
phans. Revenu à moi, je fongeai aux moyens
de me tirer d'embarras, trop heureux de ne
m'être point empalé fur le pieu très-aigu qu'ils
plantent au fond du trou, plus heureux en-
core de n'y avoir point trouvé compagnie,
Mais il pouvoit à tous momens en arriver ,
fur-tout fi jétois contraint d'y pañler la nuit;
fon approche commençoit à m'infpirer beau-
coup de terreur en contrariant & retardant la
feule reflource que j'imaginois pour me fauver
du puits fatal fans fecours étrangers: c’étoit
d'ébouler la terre à l'un des côtés avec mon
fabre & mes mans, & d'y faire des efpèces
de degrés ; mais cette opération pouvoit
trainer en longueur : dans la cruelle perplexité
où j'étois, je pris le parti plus fage de ramaslèr
EN AFRIQUE. 155
& de charger mon fufl. Je tirai coup fur
coup : il étoit poflible que je fufle entendu
de mon camp; je prêtois de temps en temps
l'oreille avec une impatience & des pal-
pitations mortelles ; jJ'entendis enfin deux
coups qui me cauferent la joie la plus vive.
Alors je continuai mon feu par intervalle pour
attirer à moi Ceux qui mavoient répondu;
ils arrivèrent tous armés jufqu'aux dents &
pleins d'inquiétude & de trouble. Ils m'avoient
Cru pourfuivi par quelque bète féroce ; ils
me virent au contraire dans la plus piteufe
fituation , & pris fottement comme un Re-
nard. L'alarme fut bientôt diflipée On coupa
fur le champ une longue perche qu'on me
defcendit , & au moyen de laquelle je me
hiffai comme je pus & regagnai le bord, Ce
petit accident dont le ciel ne m'eût pas
fauvé comme le jeune Daniel, ne me fit pas
oublier mon Touraco. Avec mes Chiens qui
avoient fuivi la bande , je comptois bien le
déterrer en quelque lieu qu'il fe füt caché ; je
les conduifis fur la voie; ils le trouvèrent blotti
fous une touffe de brouffaiiles; je mis la main
deffus , & le plaifir de pofféder enfin ce charmant
156 VOYAGE
animal me fit bientôt oublier ce qu'il m'avoit
coûté d'embarras & de dangers.
Je m'en fuis procuré par la fuite autant que
jen ai voulu; jeles prenois même tous vivans
‘parce qu'ayant remarqué dans Le jabot de celui-ci
l'efpèce de fruits dont il fe nournit plus par-
ticuhèrement , c'étoit toujours aux arbres qui
prodiifent ces fruits que je m’adreflois, foit que
je voulufle les tirer, foit que je me conten-
tafle de leur tendre des piéges.
Cet oifeau, agréable autant par fa forme que
par fes couleurs & fes accensbien prononcés,
réunit la foupleffe à l'élégance ; tous fes mou-
vemens font lafcifs, fes attitudes pleines de
graces. Sa couleur eft d’un beau verd-pré :
une belle huppe de la même couleur bordée
de blanc, orne fa tête; fes yeux d’un rouge
vif font couronnés par un fourcil d’une blan-
cheur éclatante; fes ailes font du plus beau
pourpre changeant en violet, fuivant les atti-
tudes qu'il prend, ou le point de jour fous
lequel on ladmire.
C'eft mal à propos que les Naturaliftes
ont placé cet oifeau parmi les Coucous , avec
lefquels il n’a aucun rapport. Le Coucou dans
EN AFRIQUE. 157
tous les Pays du monde, eft un oïfeau qui ne
fe nourrit que de chenilles, d'infettes , &c.
& le Touraco eft frugivore.
Le Coucou de tous les climats ne pond ja-
mais que dans le nid des autres oïifeaux, fur
lefquels, par ce moyen, il fe décharge des
foins & du fort de fa progéniture ; le Toüraco,
plus fenfibie, plus foigneux de fa famille, fait
lui-même fon nid, y dépofe fes œufs & les
couve. |
Ces deux feuls cara@tères fuffiroient pour en
faire une efpèce différente du Coucou, pour
en former un genre à part ; mais j'y reviendrai
& j'en parlerai plus en détail dans mon Orni-
tologie.
Dans les intervalles où tantôt de fortes
pluies, tantôt de trop grandes chaleurs fem-
bloient me forcer au défœuvrement ( ce qui
pourtant étoit fort rare ),je ne reftois pas
pour cela dans l'inaéion; je m’occupois dans
ma tente à faire des trébuchets pour prendre
vivans des animaux de toute efpèce. Mais on
ne croira pas qu'avec mon fufil même, j'aye
imaginé de m'en procurer de plus entiers &
de mieux ménagés que ceux que j'attrapois
155 VOYAGE |
dans mes piéges; c’eft néanmoins de cette façon
que je faifois la chafle aux oifeaux les plus
petits & les plus délicats.
If eft bon que tout Naturalifte qui travaille
Iui-même fa Collettion, foit inftruit du moyen
que javois inventé. Cette exprefion n'eft
point hafardée ; cette idée eft neuve abfo-
lument 8, jufqu’à ce jour, je n'ai oui dire à
perfonne qu'un autre que moi en ait fait
ufage. -
Voici quel étoit mon procédé ; je mettois,
dans mon fufl, la mefure de poudre plus ou
moins forte, fuivant les circonftances; immédia-
tement fur la poudre, je coulois un petit
bout de chandelle, épais d'environ un demi-
pouce ; je l’aflurois avec la baguette, enfuite
je rempliflois d’eau le canon jufqu'à la bouche;
par ce moyen, à la diftance requife, je ne
faññois, en tirant l'oifeau, que l'étourdir, l’ar-
rofer & lui mouiller les plumes ; puis, le
ramaffant auffitôt, 1l n'avoit pas, comme dans
un piège, le temps de fe débattre & de fe
gâter; l'eau, pouffée par la poudre, alloit au but,
& le morceau de fuif, n'ayant pas la pefanteur
‘de l'eau, reftoit en route ; il eft bien arrivé
MER N-A DR D'O'U E. 159
dans mes premières expériences , qu'ayant
quelquefois tiré de trop près, ou mis trop
de poudre, ou le morceau de chandelle trop
épais , je le retrouvois tout entier dans le ventre
de l’añnimal que je venois de tirer; mais, après
un court apprentiflage , je ne my fuis plus
laiffé prendre, & je n’ai jamais manqué mon
coup. J'ai fouvent laiffé, du matin jufqu'au
foir,mon fufil ainfi chargé; je ne m’apercevois
point que la poudre en fût altérée, & le coup
n'en partoit pas moins bien. On devine affez
que, de cette manière, je ne tirois jamais
horizontalement.
Depuis mon retour en Europe, je me trou:
vai un jour à la campagne chez un ami. On
parla, devant quelques perfonnes qui m'étoient
inconnues, du moyen que J'avois employé &
que je viens de décrire; une d'elles, qui n’o-
foit m'avouer en face fon incrédulité, fou-
tenoit, vis-à vis des autres, par de très-clairs
argnmens que l’aflertion étoit toùt au moins
exagérée. Tandis qu'ils fe difputoient, je dif
parus, fans que la compagnie le remarquât;
&, après avoir préparé un fufñl fiivant ma
manière, je revins par le jardin à la fenêtre
160 VOYAGE
où ces Meffieurs continuoient leur difpute ;
& , leur montrant du doigt un petit oifeau
perché tout près de là, je l’ajuftai; il tomba,
Je le faifis fur le champ, &, le livrant plein
de vie aux mains de mon difcoureur , je fis
cefler fes beaux raifonnemens.
Vers la fin du mois, nous fmes contrariés par
de nouvelles pluies; elles durèrent long-temps
& prefque fans relâche; ces orages fe fuc-
cédoient avec rapidité; le tonnerre tomba
plufieurs fois, près de nous, dans la forêt;
l'eau nous gagnoit infenfiblement de toutes
parts; pour comble de défagrement , dans
une nuit, notre camp fut entièrement fub-
mergé ; nous quittâmes auflitôt le bois pour
aller nous établir plus haut en rafe campagne.
Je voyois, avec le plus amer chagrin, qu'il
n'étoit pas pofñble de fortir de l'endroit où
nous-nous trouvions circonfcrits ; ces petits
ruifleaux qui, auparavant, nous avoient paru
fi agréables & fi rians , s’étoient changés en
torrens furieux qui charioïent les fables, les
arbres , les éclars de rochers ; je fentois qu’à
moins de s’expofer aux plus grands dangers,
il étoit impofñlible de les traverfer; d'un autre
vi CÔTÉ,
EN AFRIQUE. - 16:
tôté, mes Bœufs haraflés , tranfis ; avoient
déferté de mon camp; je ne favois par où &
comment envoyer après eux pour les ratrap-
per ; Ma fituation n'étoit aflurément point amu-
fante ; je ne de triftes momens, Déjà mes
pauvres Hottentots fatigués & malades com-
mençoient à murmurer : plus de vivres, plus
de gibier ; ce que nous en tuyons fufhfoit à
peine à notre fubfftance , parce que , reflerrés
par le torrent qui groffiffoit chaque Jour davan-
tage , nous n'avions pas même la reflource de
nos vaifins pour en obtenir quelqu’afliftance,
Quelle poñition & quel affligeant appareil! On
eut dit qu'un déluge univerfel alloit inonder
l'Afrique. Je renfermois au-dedans une partie
de mes alarmes; je voyois mes triftes Com-
pagnons promener leurs regards inquiets , &
m'attefter , par leur filence , tout ce qu'ils
éprouvoient de craintes pour eux-mêmes. Ja-
mais fpettacle ne vint s'offrir fous des couleurs
plus fombres: en un moment , nos charmantes
promenades ravagées , dévaftées par les eaux ;
ces jardins délicieux & rians changés en un
défert inhabitable & noir ! Dans cette détreffe,
je raflemblai toutes mes forces, & conjurai
Tome I, L
.
162 : VOYAGE
mes amis de chercher au moins nos Bœufs
difperfés & perdus , & de fe déterminer à
traverfer l'un des torrens, au rifque de tout
ce qui pourroit en arriver. Par la plus étrange
bizarrerie du fort, l'événement fatal qui nous
menaçoit d'une perte prochaine, caufa une par-
tie de notre faiut. L'un de mes Hottentots, en
cherchant un pañlage , aperçut , au milieu des
eaux , un Buffle qui s'étoit probablement noyé
la veille ; car il étoit encore afflez frais. Il
vint , avec des cris de joie, nous apporter
cette heureufe nouvelle. Rien n'arrivoit plus
à propos. Nous tirâmes , non fans quelque
péril, l'animal à bord; 1l fut dépecé fur la
place. On en leva les parties les plus faines ;
mes Chiens, qui jeûnoient depuis long-temps,
trouvèrent dans celles que nous leur abandon-
nâmes de quoi fe refaire & fe ravitailler un
peu. Nous les voyons revenir de la curée avec
des ventres qu'ils avoient peine à porter. Un
dernier trait ne fauroit échapper à ma plume:
il peindra mieux encore l'état cruel où nous
nous voyons réduits ; nos Chiens, qui n'étoient
plus que des fquelettes ambulans ; épioient nos
démarches, & fe trainoient fur nos pas, lorfque
EN AFRIQUE. 163
lun de nous , pour obéir aux befoins de la
Nature, étoit forcé de s'éloigner ; je les ai vus
fe difputer ävec acharnement cette nourriture
révoltante.
Rien n'eft durable. Il eft un terme au
malheur comme à la félicité. La fin de Mars
amena du changement dans la fañon; les
pluies devinrent moins fréquentes ; les tor-
rents baifsèrent 3 je fis partir quatre Hot-
tentots pour aller à la découverte de mes
Bœufs; après quelques jours d’abfence, ils me
‘les ramenèrent prefque tous. Les uns avoient
gagné pays, étoient retournés fur nos pas,
‘avoient même repañlé la grande rivière Sau-
mache ; les autres s’étoient réfugiés dans dif-
férentes habitations ; d’autres enfin s'étoient
‘abrités comme ils l'avoient pu. Il en manquoit
quatre que mes gens n'avoient point retrouvés
& dont je n’ai jamais oui parler depuis. Sans
délai, je me mis en devoir de quitter cette
terre ingrate, & de lever le camp pour aller le
placer à trois lieues plus loin fur ‘une col-
line nommée Pampoen-Kraal. Je proftai de
deux jours de beau temps, pour fécher tous
mes effets, dont une grande partie étoit
| | | L
164 VOYAGE :
moifie & prefque pourrie ; la peau du Bufle
que nous avions écorché nous fervit à rem-
placer les traits des chariots & des attelages
que l'humidité avoit mis hors de fervice. Au
milieu de ces pluies continuelles & de mes
ennuis mortels, j'étois capable encore de quel-
ques efforts ; J'avois trouvé dans le bois un vieux
arbre mort, dont le tronc étoit creux. C'eft
là que je pañlois avec mon fufl prefque
toutes mes journées à guetter les petits Gifeaux
& le gibier qui fe préfentoient. J’y étois du
moins à l'abri de la pluie & m'y nourriflois
d'efpérance. De cette niche facrée , j'abattois
impitoyablement tout ce qui fe montroit
devant moi. Ainfi l'étude de la Nature l’em-
portoit fur les premiers befoins ! Dévoré fans
cefle du défir impérieux de lui dérober fes
tréfors, je mourois de faim, & fongeois à
des colleétions! Malgré tant de contrariétés ,
je vis mes richeffes s’accroitre peu à peu;
javois fait un petit amas d'objets rares &
nouveaux pour l'Europe. Je leur fis prendre
l'air. J'en avois eu tant de foin qu'ils m’avoient
point été endommagés comme tous mes autres
effets par l’humidité. Nous ne trouvâmes dans ce
MN APR EO UE. 16$
bois, en menu gibier, que la Gazelle Bosbock
& une autre efpèce plus petite, dont jai
parlé au pañlage du Duiven-Ochs. La plaine,
outre les trois efpèces de Perdrix que J'ai
fait connoiïtre plus haut, en offroït une qua-
trième nommée Faifan rouge, parce qu'elle a
les pieds & la peau nue de la gorge, de
cette couleur; en bêtes carnafñères , il y avoit
des Hiennes, quelques Tigres, mais pas un
feul Lion.
Le .ciel s’'épuroit de plus en ts & fem-
bloit nous préfager une vie aufi douce
qu'elle avoit été trifte & cruelle. La colline
de Pampoen-Kraal, où je venois de placer
mon camp, me plaifoit beaucoup. Favois,
non loin de ma tente, une petite éminence
couronnée par un buiflon de trente à trente
cinq pieds de diamètre. Les arbres & les
arbuftes dont ïl étoit formé , avoient en
croiflant , tellement entrelacé leurs bran-
ches , que le tout ne paroïffoit offrir qu’un
feul corps bien épais & bien garni. J'ima-
ginai de m'en faire un petit Palais. Je ‘fs
tracer une route Jjufqu'au centre. On éla-
gua de côté & d'autre, à la hauteur d'un
L'ij
166. 2 V0O.YA UE
homme, fuffifamment pour donner un pañage
facile ; dans le milieu de ce fourré, à force
de travail & de haches, nous parvinmes. à
tailler deux charmantes pièces d'un quarré
parfait. Je fs placer, dans l’une, ma table
avec une chaife; c'étoit mon cabinet de tra-
vail; j’ornai la feconde des uftenfiles de ma
cuifine; ce qui n’empécha pas qu'elle me
fervit en même temps de falle à manger,
Ces deux pièces, naturellement plafonnées ‘par
des branches & des feuillages d’une: épaiffeur
impénétrable , étoient ponr moi un.abr1 chat2
mant, d'une fraicheur délicieufe ; lorfque tont
haraflé , couvert de fueur & de poufhñère, après
ma chafle du matin, jy: venois me dérober
à la chaleur du jour, & aux atteintes dévo-
rantes du Soleil. Quand la fatigue avoit aiguifé
mon appétit, quels repas exquis |! Quand la
rêverie s'emparoit de mes fens, quelles tendres
méditations ! Quand le fommeil venoit m'y
furprendre , quel repos voluptueux & doux !
Grottes fomptueufes de nos financiers, jardins
Anglois bouleverfés vingt fois avec l'or du
citoven, pourquoi. vos ruifleaux , Vos -Cafca-
des & vos montagnes, &. vos jolis chemins
I
|
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2 Z g ZZZEELELES
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ES
EN
| EN AFRIQUE. 167
tortueux , & vos ponts détruits, & vos ruines,
& vos marbres, & toutes vos bel'es in-
ventions viennent-ils flétrir l'ame & fatiguer
les yeux quand on a connu la falle verte &
toute naturelle de Pampoen-Kraal?
Quoi qu'il dût m'en couter d'abandonner
cette aimable folitude , il fallut cependant
s'y réfoudre. Je me mis, un jour , à parcourir
tous les environs, afin de reconnoitre quelle
route je pourrois tenir, qui füt du moins
praticable & fûre. Je trouvai, à une lieue de
diftance de mon camp, un torrent très-rapide |
qu'on a nommé le srou du Kayman, je ne f{çais
pourquoi; car, dans tout ce pays, je n'ai
jamais aperçu ni Kayman ni Crocodille; ce
torrent filoit entre deux montagnes peu hautes
mais exceflivement efcarpées ; à ma droite, j’a-
“vois la mer à mille pas environ; fur la gauche des.
bles pour mes
voitures & mes beftiaux ; ii ne me reftoit done
montagnes. & des bois impratica
d’autres reffources pour pafler que le trou dan-
gereux de Kayman. J'en étois fort inquiet, cha-
grin même ; qu'on fe peigne ma poftion ; à cha-
que pas, être ainf arrêté & voir naître fans cefle:
un obftacle d'un obftacle vaincu ! & pourtant
L 1y
_ 1168 VOYAGE
je fentois le befoin de pénétrer plus avant!
‘Le torrent me parut trop enflé , trop rapide,
pour entreprendre de le traverfer ; je craignois
fur-tout pour mes Bœufs; les radeaux ne m'of-
froient tout au plus qu'un moyen de voiturer
mes effets ; je fus donc forcé de prendre patience
& d'attendre.
Le dix-huit Avril, je reçus un exprès de M.
Muilder ; 1l étoit de retour du Cap, & m'’en-
voyoit des lettres qu'il avoit rapportées; c'é-
toient des réponfes à celles dont je lavois
chargé dans les premiers jours de Février.
Mes amis s'inquiétoient beaucoup de mon
fort & m'engagoient à revenir; d’autres m'in-
vitoient à la perfévérance , & , paifibles au
fein de leurs foyers, s’'embarrafoient peu des
obftacles, pourvu que mon Voyage fervit aux
progrès des connoiïffances humaines, ou, fans
aller fi loin, leur fournit, dans des fables
contées à leur manière, quéiqu'aliment à leur
curiofté. Je trouvai l'intérêt de chacun à fa
place, & fuivis toujours mon plan. Il eft aifé
de voir combien la mauvaife faifon avoit re=
tardé ma marche, puifque j'avois fait à peine
huit lieues que le Commandant, M. Mulder,
+
EN AFRIQUE. 169
avoit eu le temps d'aller au Cap & de reve-
nir; äl m'écrivoit lui-même une lettre par la-
quelle il me propofoit un rendez-vous de
pêche à la mer, fi cela ne me dérangeoit pas;
il devoit apporter des filets & tout ce qui feroit
néceffaire pour pafler enfemble une huitaine de
jours fur lerivage; il m'annonçoit que fa femme
embelliroit cette petite fête. Cette nouvelle me
fit plaifir ; je les vis en effet l'un & l’autre fuivre
de près le Meffager. M. Mulder avoit encore
amené avec lui le fecond Commandant. On eut
dit un Voyage de Patriarches. Celui ci portoit
fur fes piftolets, à l'arçon de Ja felle, un petit
enfant de quatre mois allaïté par fa femme. Ils
étoient tous quatre à cheval. Son chariot , avec
fes filets & fes équipages, étoit allé nous atten-
dre au bord de la mer; j'en fis atteler un des
miens. On y chargea ma tente, une on deux
futailles vides & tout ce que je prévis qui
gous feroit. utile pour la Pêche miraculeufe.
Rendus au rivage , après quelques complimens
& les petites cérémonies d'ufage, nous jetä-
mes plufñeurs fois les filets; mais ce fut tou-
Jours inutilement; nous ne prenions prefque
rien; ce métier n'amufoit perfonne. On réfo-
170 VOYAGE
lut d'aller plus loin fur un petit lac formé.
par la marée haute où l'on efpéroit plus de
bonheur, & l'on fe mit en marche ; j'étois
beaucoup moins curieux de poiffons que d'oi-
feaux, & me ferois bientôt lañlé de la pêche,
fi les bonnes façons de mes amis, & la gaité.
franche & naïve des femmes ne m'avoient un
peu retenu; cependant je rodois à pied de
côtés & d'autres , fouiilant de tous mes yeux
& l'air, & les chemins, & les arbres. Nous
arrivâmes fur les bords du lac; je cherchois
un endroit commode pour y placer nos
tentes : une alerte à laquelle nous n'avions
garde de nous attendre eut bientôt dérangé
tout ce ménage grotefque. En traverfant une
partie de rofeaux fort élevés & fort épais;
les travailleurs tombèrent tout d'un coup
fur un Buñle qui s'étoit couché là. lis em
étoient fi près que l'animal, autant effrayé
qu'eux de cette apparition fubite , renverfa ;
en fe retirant, le cheval du fecond Comman-
dant & celui de fa femme. L’alarme devint
générale ; chacun gagnoit au large & fuyoit
à toutes jambes. Les gens de M. Mulder,
peu familiarifés avec les Bufiles , fe trouvant
\
L
EN AFRIQUE. 171
plus près de l'eau, s’y plongèrent jufqu’au
cou. Les miens, mieux aguerris, faifoient
bonne contenance; mais l'animal, à l'afpe&
de tant de monde, effarouché de toutes parts,
ne fçavoit lui-même comment fuir, & reftoit
immobile, retranché contre une roche énorme.
J'accourus à tout ce vacarme ; malheureu-
fement je n’étois armé que de mon fufñl à
deux coups. Il n'étoit pas à préfimer qu'une
balle ordinaire pût tuer le Buffle; Jofai ce-
pendant: l’approcher & le tirer. À ce pre-
mier coup, il quitte la place; &, furieux, il
vient droit à moi ; ma feconde balle le frappe
auffitôt & l'intimide 1] rebroufle chemin , &,
paflant à côté d'un Bœuf qui portoit notre
cuifine, il décharge toute fa colère fur ce
paiñble animal , Patteint au ventre de deux
coups de corne & difparoit. I n'y eut pas
moyen de faire refter plus long-temps la com-
paguie dans cet endroit. Les maris craignoient
beaucoup pour leurs femmes; à leur air pé-
trifié , je jugeois aflez qu'ils entroient pour
quelque chofe dans ces tendres alarmes; jeleur
confeillai de retourner à notre première pè-
Cherie, fur le bord de la mer. La fortune avoit
‘372 VOYAGE FR
changé; nous eümes la fatisfaétion de prendre
une fi grande quantité de poiffons que J'en fis
faler & remplir mes futailles. M. Mulder imita
mon exemple ; cette pêche , qui dura huit jours
entiers, & les occupations qu’elle nous don-
noit, nous amusèrent en effet beaucoup plus
que je ne m'y étois attendu. Je faifois bien, à
la vérité , de temps en temps, quelques abfences
& je tuai. plufieurs oïfeaux rares; mais je n'eus
pas occafion d’avoir à lutter contre un fecond
Bufile. Nos falaifons achevées, nous partageàmes
les provifñons , & l’on fe fépara ; je ne quittois
point fans regret ces honnêtes Colons: ils avoient
aporté dans cetre jolie fête une humeur fi ñm-
ple , fi naive & fi douce ! Je fuivis de l'œil leur
petite caravanne , & ne partis qu'après l'avoir
tout à fait perdue de vue.
De retour à mon camp, je trouvai tout en
ordre, mes bêtes foignées & mes gens à leur
devoir. Je leur en témoignai ma fatisfaétion.
Favois remis à M. Mulder tous les ani-
maux apprêtés depuis mon dernier envoi,
ainfi que les Touracos vivans que j'avois pris
aux piéges ; il me promit de les faire pafler
à M. Boers au Cap. H eut aufli la complaifance
EN AFRIQUE. 173
de me céder un de fes filets, & m'envoya une
‘paire de roues que je lui avois demandées, Ma
charrette étoit fort incommode, & menaçoit
toujours de renverfer ; je réfolus de l'afleoir
comme les deux autres. C'étoit un ouvrage
preffant; on s'en occupa fur le champ; chacun
mit la main à l'œuvre. Le bois néceflaire pour
cette opération fut bientôt façonné ; en moins
de quinze jours, notre charrette, transformée
en chariot, joua fur quatre roues, Ce chariot n'é-
toit pas de main de maître ; mais il fervit tout
autant; au refte la quinzaine ne fut pas uni=
quement employée à fa conftruétion; lorfque
je m'aperçus qu'il alloit fon train & que
mes Charrons en viendroient à leur honneur ;
je détachai une partie de mon monde, & l’en-
voyai réparer, près du torrent que nous étions
fur le point de traverfer , les chemins & les
ravines que les eaux avoient dégradés. J'avois
fait porter des pierres & de groffes branches
d'arbres, pour combler les fondrières qui, fans
cette précaution, auroient déboîté, peut-être
même rompu, mes voitures ; lorfqu'a force de
ces corvées pénibles nous fûmes parvenus à
- adoucir les pañlages,. le trente Avril, je fis
174 VO Y AIG:E
défiler dévant moi ma caravane; &, jetant un
dernier coup-d'œil fur le délicieux hermitage de
Pampoen-Kraal, je 1e quittai avec plus de regret
qu'un amant ne fe fépare de fa maiïtrefle. De-
puis, J'ai demandé, pius d’une fois, des nou-
velles de ce charmant afyle, & j'ai eu la fa-
tisfa@ion d'apprendre que non-feulement il
avoit été refpetté ; mais que les Hottentots lui
avoient donñé mon nom. |
Malgré toutes mes précautions, nous eûmes
beaucoup de peine au trou de Rayman, ainf
qu'à la rivière que les Hottentots nomment
en leur langue Krakede-Kau; ce qu fignifie le
Gué des Filles; ce pays étoit autrefois habité
par des Hottentots qui font auellement ané-
antis ou difperfés de côtés & d’autres. Les
grandes foffes qu'on rencontre de diffance en
diftance annoncent qu'ils étoient chaffeurs , &
qu'ils attrappoient , dans Îeurs piéges , des
Buffles & des Eléphans qu'on ne voit plus, ou
très rarement, ae ce quartier.
Après huit heures de marche, nous arrivames
pres de la Swarie-rivier ( la rivière noire ); elle
étoit encore débordée par les pluies, £ nous
fûmes obligés de la pafler fur des radeaux que
EN AFRIQUE. 175
nous conftruisimes à l’inftar de ceux que nous
avions déjà précédemment faits; des traces de
Buffles toutes fraîches nous firent féjourner à
l'autre bord, & j’eus enfin le plaifir d'en tuer
un ; le Hottentot que j'avois mené avec moi
en tua un autre. Je revins vite au camp annon-
cer cette bonne nouvelle qui promettoit à
mes gens des vivres pour long-temps, en cas
de détrefle. Comme nous avions tué ces deux
animaux fur le bord de la rivière, au- deffus
de l'endroit où je venois de m'établir, je les
fis poufler au courant qui les amena devant
ma Tente , & là ils furent auflitôt dépecés.
Je voulus qu'on les coupât par tranches fort
minces pour être plus aifément faupoudrés de
fel, & expofés enfuite à l'air & au foleil. Les
buiflons, les branches, les chariots, tout ce
qui nous environnoit fut chargé des débris
fanglans de nos Buffles; mais, tont-à-coup, au
milieu de notre opération & fans nous y être
attendus , nous -nous vimes aflaillis par des
volées de Milans, de Vautours, de toutes fortes
d'oifeaux de proie qui. vinrent impunément fe
mêler parmi nous. Les Milans, fur-tout, étoient
les plus effrontés. Ils arrachoïent les morceaux
tr Voyacez
& les difputoient avec acharnement à me
gens ; emportant chacun une pièce aflez forte ;
ils s’en alloient, à dix pas de nous, fur une
branche la dévorer à nos yeux. Les coups de
fufñil ne les épouvantoient guères ; ils reve-
noient fans ceffe à la charge, de telle forte que,
m'apercevant que Je brülois ma poudre fort inu-
tilement, nous primes le parti de les écarter,
& de les chaffer avec de grandes gaules jufqu’à
ce que notre viande füt féchée. Cette manœu-
vre qui impatienta mon monde fort long-temps,
n’empêcha point que nous ne fuflions encore
bien maraudés ; mais, fans elle , 1l ne nous
{eroit abfolument rien refté de nos deux Bufiles.
J'en avois fait fumer les langues. Dans la
fuite, je n'ai jamais oublié de prendre cette
précaution , à l'égard de celies de tous les ani-
maux que J'ai tués; c'étoit une douceur, une
petite reflource pour moi , dans la difette,
ou même lorfque, par fenfualité & pour ré-
veiller mon appétit, j'en faifois ajouter un plat
à mon mince ordinaire. Il n’y a que les langues
d’Eléphant que je n’ai jamais voulu conferver;
Zleur goût , leur forme même m'a toujours
caufé une répugnance dont je ne fnis pas le
maitre ,
re
D
EN AFRIQUE. 177
maître , & dont il me feroit difficile de donner
la raifon.
Nos provifons achevées & bien embalées ,
nous abandonnâmes la rivière Noire; & , après
avoir traverfé le Goucom à deux lieues de
là , nous gagnâmes deux lieues encore plus
loin la Nyfena. Celle-ci étoit confidérable , &
la marée l’enfloit encore. Je n’avois jufques-là
trouvé nulle part un endroit plus agréable pour
affeoir un camp. C’étoit une prairie très-riante
d'environ mille pas en quarré; une forêt de
grands arbres formoit au Sud un magnifique
rideau qui s'étendoit en retour jufqu'a l'Oueft.
J'avois au Nord devant moi la rivière qui pa-
roifloit fort poiffonneufe ; une grande variété
de menu gibier fe promenoit fur les bords. Tant
d'avantages m'auroient fait prefqu'oublier Pam-
poen-Kraal. Cependant , je ne fus pas tenté de
m'arrêter. Une inquiétude fecrette m'agitoit ;
je voyois à l’autre bord de la rivière une
montagne difficile qu'il nous falloit néceffaire.
ment franchir. Elle étoit efcarpée de façon à
me faire craindre quil ne m'arrivat auelqu’ac-
cident ; un preflentiment intérieur fembioit me
l’annoncer. Je faillis en effet à perdre dans un
Tome I, M
178 VOYAGE
moment tout le fruit de mes peines & de mes
incroyables fatigues. J'avois eu la fage pré-
caution de ne conduire mes chariots que l’un
après l'autre ; &, quand j'aurois voulu les
faire monter enfemble , je n’aurois point eu
de Bœufs aflez pour cette opération. J'en fis
atteler vingt au chariot-maitre, celui qui por-
toit , comme on l’a vu plus haut, toute mon
artillerie & mes feules richefles. Mes Bœufs le
trainent ; ils montent, grimpent avec effort; ils
touchoïent prefqu'au fommet....; la chaine
qui retenoit les dix-huit premiers fe rompt d’un
feul coup, & la voiture roule avec précipi-
tation jufqu'au pied de la montagne entrai-
nant avec elle les deux Bœufs attachés au t1-
mon. De la hauteur où nous étions, mes Con-
duéteurs & moi nous la fuivions des yeux anéan-
tis de peur , & dans les plus horribles palpi-
tations ; vingt fois nous la vimes prête à cul-
buter dans le précipice qui bordoit le chemin.
Ce malheur feroit infailliblement arrivé fans la
force plus que naturelle des énormes Bœufs du
timon que rien ne put abattre. Cette infortune
eût fini tout d'un coup mon Voyage. La voi-
ture & mes effets les plus précieux euflent été
EN AFRIQUE. 179
mis en pièces ; ma poudre, mon plomb, mes
armes difperfés ; j'étois perdu fans reflource.
Elle s'arrêta contre un rocher fur les bords du
torrent. Nous defcendimes avec des cris de joie.
Après avoir ramaflé nos effets, & rétabli chaque
chofe à fa place, nous attelâmes de nouveau
cette fatale voiture qui regagna fans péril, dans
une heure, ce qu'elle avoit perdu en dfk mi-
nutes. Les autres un peu. moins pefantées arrivè-
rent à bon port. J'en avois fait doubler les traits;
quatre hommes efcortoient les roues ; tous prèts
à enrayer au moindre choc ; ce qui ne nous au-
“roit pas fauvés de la chute, tant la route étoit
efcarpée ; mais ce qui eût un peu diminué Ja ra-
pidité , & nous eût donné le temps de la diriger
de notre mieux pour éviter l'affreux précipice.
La frayeur eft une loupe qui groffit les
objets. Elle mavoit annoncé quelque chofe
de plus finiftre. J'effayerois en vain de pein-
dre ma contenance, & toutes les agitations
de mon efprit dans ce moment terrible, Je
fuivois involontairement tous les mouvemens
du chariot , & femblois le redrefler par ceux
de mon corps, & les geftes de mes bras.
Chaque fecoufle retentifloit jufqu’au fond de
M 1}
180 | VOYAGE. «
mon cœur, J'euffe été , nouvel Hippolyte, en-
trainé dans les précipices , que la terreur n’eût
pas plus profondément agité mes fens. Je trou-
vois que nous nous tirions d'affaire à bon mar-
ché. Il s'étoit effeétivement opéré un miracle
en ma faveur , & je fentis que le Dieu au tri-
dent fatal ne me pourfuivoit pas. Non-feu-
lement je ne vis au chariot aucune fra@ure
eflentielle ; mais il n'y avoit, dans l'intérieur,
un déplacement coniidérable occafonné par les
fecoufles ; mes Bœufs entrainés par le recul
d'une voiture de quatre à cinq mille pefant, &
qui auroient dû être hachés en morceaux , avant
d'arriver au pied de la montagne , en furent
quittes pour quelques plaies pen dangereufes
qui ne les empêchèrent pas de continuer leur
travail. Il faut convenir qu'au temps perdu
près , le mal n’avoit pas été bien-grand, quoi-
que nous eufñons eu lieu de frémir pour les
fuites.
A mefure que je m'éloignois des Colonies,
& m'avançois dans les terres, tout prenoit , à
mes regards, une teinte nouvelle. Les campa-
gnes éroient plus magnifiques ; le fol me fem-
bloit plus fécond & plus riche ; la Nature plus
EN AFRIQUE. 181
majeftuenfe & plus fière : la hauteur des monts
offroit, detoutes parts, des fites & des points
de vue charmans que je n’avois jamais ren-
contrés. Ce contrafte, avec les terres arides &
brûlées du Cap, me faifoit croire que j'en
étois à plus de mille lieues. « Quoi, me difois-
» je dan$ mon extafe , ces fuperbes Contrées
# feront donc éternellement habitées par les
» Tigres &°par les Lions; quel eft le Spécu-
» lateur infenfé qui, dans la vue uniquement
» fordide d'un commerce d'entrepôt & de col-
» portage, a: pu donner: a préférence QE
» baie orageufe de la Table fur les Rades
» multipliées & les Ports naturels & fi rians
» qui bordent les côtes orientales de l'Afri-
5» que » ? :
Tout en remontant pédeftrement ma mon-
tagne , je m'entretenois ainf avec moi-même,
& formois , pour la conquête de ce beau Pays,
de vains fouhaits que n'exaucera jamais la Po-
litique pareffeufe des peuples de l’Europe,
Nous avancions, ayant toujours à l'Oueft la
grande chaine couverte de bois que nous
avions apérçue de fort Join. Après quatre heures
& demie dé marche , je fis halte près d'un
Mi
182 V O:Y A G E.
petit ruifleau à environ trois lieues de’ {a
mer. Nous aperçumes une quantité prodigieufe
de poiffon qui remontoit avec la marée. Lorfque
nous la vimes dans fon inftant de ftagnation;
je fis barrer le ruifleau avec le large filet de
M. Mulder ; je m'en férvois pour la première
fois : 1l étoit trop long : on le mit en. double.
Je pañlerois pour un Exagérateur ; fi je difois
tout ce qu'il y refta de poiflon , lorfque la
marée fut écoulée. Le filet en fouffrit beau-
coup. Mes gens en accommodèrent à toutes
fauces. Je réfervai, pour moi , une centaine
de têtes que je mis fans eau dans une marmite
avec différentes épiceries ; je fcellai herméti-
quement le couvercle avec de la terre glaife,
& Jjenterrai cette braifiäre fous des cendres
chaudes. Il réfulta de cet arrangement une ma-
telotte excellente, dont je ne pouvois me
raflafier , & qui me dura plufieurs jours.
On ne fauroit choifir un emplacement plus
utile & plus agréable que celui fur lequel je
me trouvois alors pour établir & voir profpérer
une Colonie. La mer pañle par urie ouverture
d'environ mille pas entre deux grands-rochers,
& pénètre dans les terres à plus de deux lieues
EN AFRIQUE. 183
& demie. Le baffin qu’elle y forme a plus d'une.
lieue de large; toute la côte, à droite & à gau-
che, eft bordée de rochers qui ne laiffent au-
cuné communication avec lui. Les terres font
vigoureufes & fertiles. Des eaux fraiches &
limpides arrivent de tous côtés des monta-
gnes de l'Oueft. Ces montagnes, couronnées
de bois fuperbes , fe prolongent jufqu'au baflin
par des retours & des finuofités qui préfentent
cent bocages naturellement variés , & plus
agréables les uns que les autres. C'eft fur ces
bords que je trouvai beaucoup de petits Hérons
blancs de la même efpèce que ceux qui font
envoyés de Cayenne , & que j'avois vus dans
ma jeunefle à Surinam. J'y découvris auffi la
grande Aigrette ; mais elle y étoit plus rare.
Les bois fourniffent en abondance du menu
gibier , du Bufile & quelquefois des Eléphans,
On voit éparfes, à de longues diftances , deux
ou trois miférables habitations réduites au trifte
& pénible commerce du bois & du beurre avec
le Cap.
Je demeurai dans ce beau Pays juiqu'au 13.
Nous traversämes , par des chemins déteftables
une forêt nommée le Poor, De là , en fept heures
M 1v
184 VOYAGE
de marche, nous nous rendimes à [a rivière Île
Wiute-Dreft. Je vis encore , en divers endroits,
deux ou trois habitations non moins chétives &
maigres que les autres , l'éloignement , les dif-
ficultés invincibles pour ces malheureux Colons,
& les rifques de la route ne leur permettant
que très-rarement de conduire au Cap quelques
Bœufs qui y arrivent toujours en mauvais état,
& font par conféquent mal vendus & plus mal
payés. À mon pañage , plufieurs de ces habi-
tans n'avoient pas mis les pieds au Cap depuis
nombre d'années,
J'avançois toujours ; mais, foit que les fati-
gues & les traverfes multipliées que je venois
d'éprouver coup fur coup euflent un peu dé-
rangé ma fanté , foit que je dufle payer le tri-
but à ces nouveaux climats, & que leur tem-
pérature eût agi fur moi fortement , je fus fou-
dain frappé de maladie & de l'idée cruelle que
je laiflerois mes cendres à deux mille lieues de
ma famille. Mon imagination trop aétive s’exa-
géra ce malheur ; je laiffai mon ame s’abattre
& fe décourager. La plus noire mélancolie vint
s'emparer de mes fens, & je me vis en effet
arrêté, J'éprouvois des maux de tête violens,
LA
EN AFRIQUE. 185
une péfanteur extraordinaire , un mal-aife gé-
néral qui m'annonçoit de preflans dangers. C'é-
toit l'unique malheur que j'avois redouté en par-
tant. Je fentis qu'il étoit à propos d'enrayer,
afin de me rafleoir, & je pris enfin mon parti:
la maladie la plus férieuie devoit là, tout auffi
bien qu'au milien des fourrures doëtorales,
prendre un cours heureux, ou finir par la
mort. |
Je me trainai donc comme je pus, & vifitai
promptement les environs. Le voifinage d'un
petit ruifleau m'offrit un emplacement heureux
“pour moñ camp; jy fis dreïler mes tentes à la
lifière d’un bois. Je ne connoiflois de 1a méde-
cine-pratique que la diète & le repos ; mes gens
n’en favoient pas davantage; j'allois, entre leurs
mains, courir de triftes hafards, fi la maladie
empiroit. L'accablement furvint & me força de
refter couché dans mon chariot. La chaleur du
Soleil en faifoit une fournaife ardente. D'horribles
douleursme déchiroient les entrailles. Une dyfen-
terie cruelle fe déclara; j'entendis, à leur tour,
mes gens fe plaindre l'un après l’autre du même
mal. J'imaginai alors que nous devions cette
efpèce d’épidémie à la grande quantité de poiffon
186 VOYAGE
falé que nous avions mangé. J’ordonnai fur Îe
champ qu’on brülât la provifion qui nous reftoit;
la fièvre me confumoit par degrés ; mais je ne
perdis point entièrement les forces. Après douze
jours d'une tranfpiration abondante , le repos &
la diète en effet me rétablirent ; je pris de l’exer-
cice avec modération ; je tranquillifai ma tête,
& me trouvai de jour en jour mieux portant. Le
même régime rétablit tout mon monde. Je ne
manquai point d'ajouter à la lifte des grandes
& fublimes découvertes de la médecine les bains
de chaleur , & j'ai toujours penfé que ces bains
ou le hafard m'avoient fauvé la vie.
Après mon parfait rétabliflement , je re-
pris de nouveau mes occupations ordinat-
res : l'exercice & la chafle, Dès ma première
courfe, je reconnus que nous étions flanqués
d’une feconde rivière , le Queur-Boom. Elle
tombe des montagnes de l'Oueft, & reçoit le
Witte-Dreft une lieue avant d'arriver à la mer.
Son embouchure eft à côté d’une Baie connue
des Navigateurs fous le nom de baie l'Agoa.
Dans un Voyage que fit, de ce côté, le Gou-
verneur du Cap, Blettenberg , 1l voulut qu'on
gravât ; fur une colonne de pierre, fon nom,
EN AFRIQUE. 197
lannée & le jour de fon arrivée, J’examinai
ce pitoyable monument auquel il ne man-
quoit qu'une infcription en vers pour le rendre
encore plus digne de mépris. Ce nom a pré-
valu dans toutes les Colonies; la baie /’4goa
neft plus connne que fous le nom de Blerten-
bergs-Bay. C’eft ainfi qu'un chéuif piquet planté
par la vanité d’un Particulier donne tout à coup
naïflance à des erreurs qui déconcertent les
conventions jufques-là reçues, en même temps
qu’elle renverfe les opinions genéralement adop-
tées par les Peuples. I y avoit , dans notre
voifinage une troupe de vingt-cinq à trente
Bubales; 1s étoient dans un accul formé par
la mer & nos deux rivières. Notre camp fe
trouvoit placé de façon que nous occupions
toute la largeur du feul débouché qui leur
reftât pour échapper. Ces animaux étoient en-
tièrement à notre difcrétion. Nous les regar-
dions comme faifant partie de notre ménagerie,
ou plutôt de notre baffle-cour. Auffi ne nous
en faifions-nous pas faute ; quand nos provi-
fions tiroient à leur fin, j'en abattois une cou-
ple ; aucun ne nous échappa, & leurs peaux
TÆRn
188 VOYAGE
réunies firent une jolie tente à mon chariot de
Pampoen-Kraal. |
Des troupeaux confidérables de Bufiles ve-
noient brouter fous nos yeux de l’autre côté
du Queur-Boom. Nous leur donmons la chaffe,
& nous en attrapions toujours quelques-uns.
Cet animal eft extraordinairement farouche;
c'eft avec bien de la précaution qu'il faut l'atta-
quer dans le bois ; mais, en rafe campagne, il
neft point redoutable ; 1l craint & fuit la pré-
fence de l'homme ; la facon la plus fûre de
le prendre eft de le faire harceler par quelques
bons Chiens ; tandis qu'il s'occupe à fe défen-
dre , un coup de fufil dans la cervelle ou l’'omo-
plate l'étend roide fur la place. Les balles dont
il faut fe fervir font de gros calibre, plomb
& étaim. Si le coup ne frappoit pas les deux
parties que j'indique , l'animal échapperoit à la
mort.
Ses cornes font très-grandes & divergentes;
on diroit , par le rapprochement qui les unit
fur le front, qu'elles fortent toutes deux de
la même bafe. Elles y forment une efpèce de
bourelet. Le Bufle eft incomparablement plus
EN ARIQUE. 189
fort & plus grand que les Bœufs les plus beaux
d'Europe. Je penfe , avec beaucoup d'Obferva-
teurs, qu'il ne feroit pas impofñble de le rendre
docile, & de le foumettre au joug. Vainement
viendroit-on objeéter qu'on n’a pu jufqu'ici
réuflir. De faufles expériences ne fauroient
prévaloir. Cette entreprile demande à la vérité
du temps, de l'adrefle & de l'intelligence, &
ne doit pas être confiée à l’indolence d’un
abfurde Colon accoutumé à voir fonvent dans
une légère difficulté des obftacles infurmonta-
bles. C'eft une fpéculation digne des grandes
vues d’une Compagnie qui cherche à étendre
fans cefle toutes les branches de l'induftrie &
du commerce. Qu'on faffle chercher & Jeter
dans des parcs fufifans les jeunes de ces ani-
maux. Habituez-les infenfiblement à veñir re-
cevoir de leurs gardiens quelques alimens de
prédile@tion. Bientôt ils carefferont la main qui
les nourrira. Devenus grands, ils feront des
petits. Inftruits par les mères & à leur imita-
tion , ils fe rendront encore plus familiers. Pour-
quoi refufera-t-on de craire qu'a la troifième
génération, les mœurs du Buffle ne fuffent point
adoucies , quand nous voyons, tous les jours,
L
190 VOYAGE
l'Ours féroce dérobé dans les montagnes inhaë
bitées de la Savoie, parcourir nos rues, dan-
fer , fauter, faluer , fe plier, en un mot, avec
la plus lâche foumiffion à tous les caprices
de l’avare exigeance de leurs conduéteurs.
En général l'animal à cornes & à pied four-
chu porte un œil hagard; ce qui le fait pa-
roitre terrible ; mais ce n'eft pas, comme dans
les bêtes carnaffières & fanguinaires , un figne
de fureur ; c’eft au contraire un figne de crainte
& d’effroi. Il n’a ni laftuce réfléchie, ni l’atroce
méchanceté du Lion, du Tigre & même de
l'Eléphant. Il n’en a nul befoin. Les végétaux
dont il fe nourrit ne portent point aflez de
chaleur dans fes entrailles ; il eft farouche ;
mais 1l eft timide. Je ne vois rien dans ce
contrafte apparent qui bleffe la Nature, &
Jy découvre un des caraétères le plus frappans
de l’homme.
Ce n'eft point ici le moment d'entrer dans
le dérail immenfe de ces nuances fi compli-
quées , jufqu’alors fi peu fenties , qui diftin-
guent entr'eux les asimaux fauvages. C'eft pref-
que toujours leur propre falut, ou le foin de
leur fubfftance qui les portent à la férocité.
LENrAFBRIQUE., 191
Mais ,comme nous, dominés par des pañions
différemment combinées , ils y arrivent par
des routes différentes ; je renvoie à la defcrip-
tion des animaux , cet examen qui ne convient
point à des récits purement hiftoriques.
Je n’avois point encore vu de près la baie
très-improprement dite Blettemberg ; quelques
ménagemens que je prenois à la fuite de
ma maladie m'avoient jufqu’alors empêché de
l’aller examiner; lorfque je m'y rendis pour
la première fois, je fus furpris de voir que ce
n’étoit qu'une rade très-ouverte & qui ne prend
prefque pas dans les terres. Elle eft fpacieufe ;
les plus gros Vaifleaux peuvent y mouiller ;
l'encrage en eft für ; au moyen des chaloupes
on gagne aifément une belle plage qui n’eft
point gènée par les rochers qui s'y trouvent,
attendu qu'ils font tous ifolés. Les équipages,
en remontant une lieue de côte , arriveroïent
à l'embouchure du Queur-Boom & y trou-
veroient de l’eau ; chez les Habitans des en-
virons on fe procureroit des rafraichifflemens ,
& la Baie même donneroit le poiffon dont elle
abonde & des Huitres excellentes dont tous les
rochers font couverts. Cette Baie eft un des
‘192 V:0 Y'AMG:E
endroits où le Gouvernement devroit établir
des chantiers, des dépôts de bois; ils font.
magnifiques dans tous les environs, plus faciles
äa exploiter que par-tout ailleurs, parce que,
comme dans le pays d'Auténiqua, par exemple,
ce n'eft point fur des montagnes efcarpées qu'il
faut l'aller chercher; il eft là fous la main ; on
le trouve par-tout; on en feroit comme je
lai deja dit , des magafins fur le bord de la
Baie. Une ou deux barques le tranfporteroient
au Cap dans la belle mouflon, en très-peu de
temps & fans rifque; ce débouché facile ou-
vriroit les yeux des Habitans fur leur intérêt
particulier; les tranfports angmenteroient & fe
renouvelleroient bientôt. Ces terres inépuifa-
bles , une fois défrichées , offriroient en outre
l'efpoir des plus belles récoltes, y attireroient
des Colons intelligens à caufe de la facilité
de communiquer avec le Cap. On fe procu-
reroit de toutes parts une aifance & des agré-
mens auxquels on eft forcé de renoncer, parce
que , pour les aller chercher , il faut faire plus
de cent-cinquante lieues dans Îes terres. On
n'entendroit plus alors ces bons Hollandois
former hautement & de tout leur cœur des
| vœux
NEA GR KQU É, : 193
vœux ardens pour qu'une Nation quelconque
vienne s'établir dans leur voifinage & leur four-
nir les douceurs de la vie , les agrémens de Ia
fociété, en même temps qu'elle étendroit les
tréfors du coinmerce à la baie l'Agoa. Ces
fouhaits fi contraires à leur politique , ne fe-
ront point heureufement exaucés. Il n'appartient
qu'à la Compagnie d'y former un bel établi.
fement, Aux profits généraux d'une pareille
opération elle en joindroit de particuliers, qui
ne laifferoient pas d'avoir de l'importance ; elle |
pourroit faire, par exemple, l’exploitation d’un
arbre nommé Bois- Puant qu’elle fe réferveroit
& tranfporteroit en Europe, où fans contredit
on l'auroit bientôt diftingué des plus beaux bois
de l'ébénifterie.
Les avantages que la Compagnie & la Co-
lonie peuvent tirer de ce beau Pays n'étoient
certainement point échappés au Gouverneur
qui en avoit fait le voyage; mais, en bonne
foi, dans des Colonies dont le bien - être eft
fubordonné à celui de quelques entrepreneurs
réunis, intéreflés à étouffer tout germe qui
tendroit à diminuer leurs profits, qu’eft - ce
qu'un Gouverneur ? Un être apatnique, indo-
Tome 1. N
194 VOYAGE
lent fur le bien général , qui n’eft ftimulé & n’a
d'énergie que pour fa fortune particulière ; con-
fentant à s'expatrier pour un temps ,il a mis
ir petto pour premier article de fon marché,
que, comme il doit faire une fortune rapide,
tous les moyens de fe la procurer font bons
& licites ; il part; il arrive; il les trouve à fa
portée , les faifit, s'en retourne dans fa Patrie,
infulte fes Concitoyens par un fafte infolent,
& n’a garde, fans doute , d'ouvrir les yeux
de fes maîtres fur ces redreflemens & ces
opérations qui feroient, en peu de temps, la
profpérité d'une nombreufe Colonie. Un fuc-
ceffeur le remplace qui s'enrichit à fon tour,
& le citron eft ainñ cent fois exprimé.
Je crois qu'il en eft des Colonies apartenan-
tes à des fociétés comme de ces voitures publi-
ques qui circulent dans toute l'Europe , trai-
nant à ja fois & marchandifes & voyageurs ;
pourvu que celles-ià arrivent à bon port, les
entrepreneurs s'inquiètent peu fi les pauvres
roués qui fortent du carrofie ont encore leurs
bras & leurs jambes.
Dans les environs de cette Baie, je trouvai le
moyen d'augmenter ma colleétion de plufieurs
EN AFRIQUE. 19$
beaux oïfeanx & même de quelques nouvelles
efpèces qui n'étoient point rares dans les fo-
rêts du canton; mais je voulus fur-tout m'en
procurer un qui mit plus d’une fois ma patience
à l'épreuve & faillit de me coûter cher. C'étoit
un Balbuzard d’une très-belle efpèce. Cet oi-
feau, du genre des Aigles , eft de la taille à
peu près de l'Orfraye ; tous les jours, je le
voyois planer au-deffus de mon camp , mais
à une diftance hors de la portée de la balle;
je l'épiois & le faifois épier continuellement ;
un homme toujours en védette ne le perdoit
pas de vue; un jour que Jj'avois traverfé le
Queur-Boom , & que je me promenois le long
de la rive oppofée à celle de mon camp, je
vis autour d'un vieux tronc d'arbre mort une
quantité de têtes, d'arrêtes de gros poiflon,
des offemens & des débris de différentes petites
Gazelles ; la terre en étoit jonchée. Je penfai
que ce pouvoit être là que mon couple de
Balbuzards avoit établi fa pêcherie ou tout au
moins fon repaire. Je ne tardai pas à le voir
tournoyer dans l'air à une grande hauteur. Je
me cachaï vite dans un buiflon fort épais ; mais
cette rufe n'étojt pas aflez fine pour tromper
: Nj
1c6 ON O Ÿ AGE
l'œil perçant de deux Aigles. Ils m'avoient fans
doute aperçu; ils ne eu point. Le
lendemain & plufeurs jours de fuite, je retour-
nai à mon pofte ; j'allois à la petite pointe du
jour me placer dans le buiffon & s'en fortois
que le foir ; mais ce fut toujours inutilement.
Ce manége étoit fort pénible , parce que, pour
aller & revenir, obligé de pañler deux fois la
rivière , 1l falloit attendre la marée baffe.
Las à la fin de perdre tout mon temps & de
ne pouvoir réufür , je pris deux Hottentots avec
moi, & dans le milieu de la nuit traverfant la
rivière, je les conduifis à la portée du tronc
d'arbre. Là je leur fis creufer un trou de trois
picds de large fur quatre de profondeur; lorfqu'il -
fut fait, jy defcendis; oh recouvrit le trou par
defflus ma tête avec quelques bâtons, un bout
de natte & de la terre; je me réfervai feule-
ment aflez d'ouverture pour pañler mon fufl &
voir en même temps le tronc de l'arbre. J'or-
donnai à mes gens de retourner au camp. Le
jour parut ; mais les cruels oïfeaux ne parurent
point. La terre remnée fraichement leur avoit
_ fans doute infpiré de la méfiance ; je m'y étois
prefqu’attendu. À la nuit clofe , je fortis de mon
1
EN AFRIQUE. 197
trou & m'en retournai pañler quelques heures
à mon camp ; puis je revins me faire enterrer
comme auparavant. Je continua ce manége deux
jours de fuite avec beaucoup de conftance. Dans
cet intervalle, le foleil avoit defléché la terre
& lui avoit rendu fa couleur uniforme. Sur le
midi du troifième jour, je vis la femelle planer
au-deffus de l'arbre ; elle s’y abattit, tenant dans
fes ferres un très-gros poiffon. Soudain un coup
de fufil la fit tomber en fe débattant ; mais avant
que je me fufle débarraflé de ma natte & de la
terre qui me couvroit , elle reprit fon vol &
rafant la furface de larivière, elle Eagnà l'autre
bord ou je la vis expire. -
La joie que je reffentis de me voir enfin pof-
fefleur de cet oïifeau fut fi vive que je ne fis
: point attention que la marée étoit hante; le fuñil
fur l'épaule, je conrs me jeter à l’eau. Je n’ou-
_ vris les yeux fur mon étourdérie que lorfqu'au
milieu dela rivière je me fentis gagné juiqu'au
menton ; Fe feul; je ne fais point nager.
En retournant , la rapidité du courant m'eût
fait Éillblement culbuter. Sans trop favoir
ce que j'allois devenir, je pourfuivis machinae
pin mon chemun, & j'eus le bonheur , le
: Ni ny.
198 V'0 YA QUE
nez au vent, de gagner la rive oppofée. Uri
pouce de plus m’auroit infailliblement noyé. Je
fautai fur mon Balbuzard , & le plaifir de tenir
ma proie effaça bien vite la peur & le danger;
je fus contraint de me déshabiller pour étendre
tout ce que Jj'avois fur le corps; pendant ce
temps , je m'amufai à faire l'examen de ma
prife ; après avoir fait sècher mes vêtemens ,
je rejoignis, fans péril, mes dieux pénates; à
mon arrivée, on me dit que plufieurs de mes
gens étoient à la pourfuite d'un Buffle qui
venoit de s'offrir à leur rencontre. Vers le foir ,
ils arrivèrent chargés des quartiers de l'ani-
mal qu'ils avoient dépouillé fur la place. Le
lendemain de grand matin je ne négligeai pas
d'envoyer chercher tous les rebuts qu'ils avoient
abandonnés, afin d'attirer les oifeaux de proie.
Ce moyen me procura mon Balbuzard mâle.
Il ne différoit de fa femelle que par le carac-
tère général des oifeaux carnivores , d’être
toujours un tiers moins gros. Je donne Île
deflin & la defcription de ceux-ci fous le nom
de Vocifer. ; |
Dans la même matinée, comme j'étois tran-
guillement aflis fur une chaife , à l'ouverture
EN AFRIQUE. 199
de ma tente, ayant devant moi une table fur
laquelle je difféquois le Balbuzard que j'avois
tué la veille , tout à coup une Gazelle de
l'efpèce appelée Bos Bock , traverfe mon camp,
pafle comme un éclair entre mes voitures, fans
que mes chiens qui l’avoient entendue les pre-
miers & qui fe préfentent au-devant d'elle puif-
fent lui faire rebrouffe r chemin ; elle va donner
dans un filet étendu pour sècher à la lifière
de mon camp , le déchire , en emporte quelques
lambeaux , &, fuivie de toute ma meute » fe
Jette à corps perdu dans la rivière. Au même
inftant , Je vois arriver neuf Chiens fauvages
qui lui avoient probablement donné la chañle,
& la fuivoient à la pifte. À la vue de mon camp
ces animaux Ss'arrètérent tout court, & faifant
un crochet ils gagnèrentune petite colline contre
laquelle j'étois adofé. lis pouvoient de là , mieux
encore que mot, obferver le fpeëtacie de leur
proie , arrêtée par mes Chiens & mes Hot=
tentots qui faifoient tout ce qu'ils pouvoient
pour la tirer de leurs dents & me l’amener
vivante. Ils y réuflirent effe@ivement après lui
avoir. mis des Jarretières. Rien n’étoit plus plai
fant que l'air capot de ces Chiens fauvages, qui,
N 1v
209 VOYAGE
toujours fpetateurs de cette fcène appétiffan-
te , n'avoient point quitté la colline , & dolem-
ment affis fur le cul, montroient aflez par des
mouvemens d'impatience toute notre injuftice
& tous leurs droits fur le repas dont nous les
privions. J'aurois bien voulu en attraper un ;-
quelques-uns de mes gens fe glhfièrent de
côtés & d'autres pour. les joindre ; mais, plus
fins que nous, ils fe doutèrent de leurs ma-
nœuvres & gagnèrent au large. Une balie que
je leur envoyai pour les remercier du fervice
qu'ils venoient de me rendre, fut une balle
perdue. R
Je voulois garder & apprivoifer cette Ga-
zelle ; mais elle étoit fi farouche; la vue feule
de mes Chiens lui infpiroit tant de crainte ;
elle fe débattoit avec tant de mouvemens &
des foubrefauts fi violens qu’elle fe feroit in-
failliblement détruite. Nous lui épargnâmes cette
peine : elle fut mangée. |
Cette aventure fervit de matière, pendant
plus de huit jours, anx bons mots de mes beaux
efprits. lis plaifantoient les pauvres chiens fau-
vages d’avoir fait lever le Liévre. pour fe le
voir fouffler fous la mouftache.
EN AFRIQUE. 201
Il faut pourtant convenir que, fi mes chiens
n’avoient point été foutenus par mes gens, la
Gazelle, à coup sûr, n’eût pas été pour eux,
quoiqu'il fe trouvaflent en nombre plus grand
que les neufs fauvages ; ceux-c1 font forts , fa-
ronches,-intrépides ; j'aurai occafñon d'en parler.
dans la fuite, & de relever, à leur égard, des
erreurs bien groffières confacrées par les pius
grands talens. Mais comment parler fainement
des objets qu'on n'a pas vus par foi-même , &
qu'on eff réduit à copier d’après ceux quin’en
favoient pas davantage.
Jufqu'au 25 Juin, je fs plufieurs campemens
aux environs de la Baie, dans différens en-
droits.
Réfolu de continuer mes incurfions entre la
chaîne de montagnes & la mer , j'allai recon-
noitre les lieux ; je cherchois & ne pouvois
trouver, nulle part, un endroit par où mes
chariots puflent pafler librement ; les forêts
étoient d'une étendue & d'une épaiffeur qui ne
. permettoienspas de s'y enfoncer ; de leur côté
| mes Hottentots n’étoient pas plus heureux que
moi dans leurs recherches. Nous ne trouvions
abfolument aucune idue, Je me décidai donc à
202 VO YA GE
traverfer la chaine des montagnes ; encore
pour s'engager , falloit il y trouver le com-
mencement d'un pañlage , & le moyen pour
ces malheureux Bœufs d'y tenir pied. J’eus beau
courir , arpenter , divaguer fans cefle , toujours
de quelque côté que je me retournaffle, des
rochers à pic frappoient mes regards. Nous
. nous étions , fans le favoir , engorgés dans une
efpèce de cul-de-fac dont on ne pouvoit fe
tirer qu’én revenant fur fes pas. C’eft le parti
que nous fümes obligés de prendre, & nous
nous retrouvämes au bois du Poort , d’où j'étois
parti un mois auparavant,
Ii faut fouvent peu de chofe pour rendre le
calme à notre ame. Telle eft l’heureufe infta-
bilité de lefprit humain! Cette terre que je
revoyois avec le plus amer regret , & qui me
fembloit âpre & fi trifte , prit tout à coup une
face nouvelle & riante. Je vis, fous mes pas,
des traces d’une troupe d’Eléphans qui devoient
avoir pafñlé le jour même ; il n’en fallut pas
davantage pour difiper mes chagrins & me
confoler du retard que j'éprouvois dans ma
route. Nous plantimes donc le piquet à cet
endroit même.
EN AFRIQUE. 203
Dans le nombre de mes Hottentots, j'en avois
un qui , dans fa jeuneffe, avoit voyagé jufques-
là, avec fa horde & fa famille qui n’en étoit
pas éloignée jadis.
Il en avoit encore une connoiffance fuper-
ficielle ; je le choifis avec quatre autres bons
tireurs ; &, après avoir mis ordre à mon camp,
nous partimes tous fix munis de quelques pro-
vifons , & fuivimes les traces. que nous ne
perdimes pas un feul inftant de vue. Elles nous
conduifirent à la nuit , fans que jufques-là nous
euffions rien vu autre chofe. Nous foupâmes
gaiement , nous invitant les uns les autres à ne
pas trop regretter les douceurs du camp; &,
après avoir fait un grand feu , nous nous cou-
châmes autour, fur la terre refroidie & dure.
Quoique chacun de nous eut affeété d’infpirer
à fes Compagnons desfentimens de patience & de
couragé,un mouvement d'inquiétude & de crainte
nous tourmentoit également , & perfonne ne
jouit d’un fommeil paifible. Au moindre fouffle,
au plus léger bruiffement d'une feuille, nous
étions aux écoutes, & bientôt fur nos gardes,
La nuit s'écoula dans ces petites agitations ; dès
la pointe du jour , j’excitai les dormeurs avec
304 FN "0 Y L'OE
mes cris ; leur toilette ne fut pas longue; un
verre d'eau de vie leur rendit cette première
épreuve plus douce, & leur fit oublier mon
brufque réveil-matin. Nous reprimes bientôt la
trace, Cette feconde journée s’écoula triftement
& ne fut pas plus heureufe que la première. Le
foir , nous répétâämes les cérémonies de la veilie,
avec cette différence que, plus enhardis peut-
être ,ou même plus confians, nous efpérions
qu'un fommeil non interrompu nous repoferoit
un peu de nos fatigues, & ferviroit du moins
a nous rafraichir. Mais nous fümes troublés
par une alerte un peu vive. Il y avoit à peine
une heure que mes Hottentots dormoient, éten-
dus auprès de notre feu, lorfqu'un Buffle, attiré
par la lueur, s’approcha de tout près. Comme
3! craint l'homme , il ne nous eut pas plutôt
aperçus que, faifi d'épouvante, il s'éloigne à
Pinftant. Le bruit qu'il fait en reculant précipi-
tamment dans les brouflailles , & les déchirant
pour nous échapper, nous éveille. Je faute trop
tard fur mes armes; 1! avoit difparu. Nous fimes
la ronde, pendant une heure , tirant des coups
de fufñil au hafard, & nous revinmes près du
feu, Enfin le troifiéme jour fe leva plus orageux.
\
EN AFRIQUE. 20$
Je raconterai cette hiftoire en détail ; car elle
. merevient fouvent à l’efprit ; & maintenant que
le feu de la jeuneffe a fait place à des projets
moins téméraires, à des idées plus tranquilles,
_ce fouvenir m'anime & me fait frémir encore.
Nous ne perdions pas un feul moment de vue
la trace de nos animaux ; après quelques heures
de fatigues & de marches pénibles au milieu
des ronces, nous parvinmes à un endroit du bois
fort découvert. Dans un efpace affez érendu,
1] n'y avoit que quelques arbriffeaux & du taillis.
Nous arrêtons. Un de mes Hottentots, qui étoit
monté fur un arbre pour obferver , après avoir
jeté les yeux de tous côtés, nous fait figne,
en mettant un doigt fur la bouche , de refter
tranquilles ; 1l nous indique , avec la main qu’il
ouvre & ferme plufeurs fois , le nombre d'Elé-
_ phans qu'il aperçoit, 11 defcend; on tient con-
feil, & nous prenons le deflous du vent , pour
approcher fans être découverts. Il me conduit
fi près, à travers les brouffailles , qu'il me met
en préfence d’un de ces énormes änimaux. Nous
nous touchions pour ainfi dire; je ne l’aper-
cevois pas! non que la peur eut fafciné mes
yeux ; 1l falloit bien ici payer de fa perfonne,
206 VOYAGE
& fe préparer au danger : j'étois fur un petit
tertre au-deflus de l’'Eléphant même. Mon brave
Hottentot avoit beau me le montrer du doigt,
& me répéter vingt fois d’un ton impatient &
preflé, LE VOILÀ !... MAIS LE VOILA !.. Je ne
le voyoïs toujours point ; je portois la vue
beaucoup plus loin , ne pouvant imaginer que
ce que javois à vingt pas au-deffous de . moi
pût être autre chofe qu’une portion de rocher,
puifque cette mañle étoit entièrement immobile.
À la fin cependant un léger mouvement frappa
mes regards. La tête & les défenfes de l'animal
qu'effaçoit fon énorme corps fe tournèrent avec
inquiétude vers moi. Sans plus perdre de temps,
& mon avantage en belles contemplations , je
pofe vite mon gros fufil fur fon pivot , & lui
lâche mon coup au milieu du front. Il tombe
mort. Le bruit en fit, fur le champ, détaler
une trentaine qui s'enfuirent à toutes jambes.
Rien n'étoit plus amufant que de voir le mou-
vement de leurs grandes oreilles qui battoient
Pair en proportion de la viteffe qu’ils mettoient
dans leur courfe: ce n'étoit là que le prélude
d’une fcène plus animée. | |
Je prenois plaifir à les examiner , lorfqu'il
EN AFRIQUE. 207
en pañla un à côté de nous qui reçut un coup
de fufil d'un de mes gens. Aux excrémens
teints de fang qu'il répandit, je jugeai qu'il
étoit dangereufement bleflé ; nous commen-
câmes à le pourfuivre. Il fe couchoit , fe
redrefloit | retomboit ; mais , toujours à fes
troufles , nous le faifñions relever à coups de
fufil. L'animal nous avoit conduits dans de
hautes broufflailles parfemées ça & là de troncs
d'arbres morts & renverfés. Au quatorziéme
coup , il revint furieux contre le Hottentot qui
Pavoit tiré; un autre l’ajufta d’un quinziéme qui
ne fit qu'augmenter la rage de l'Eléphant ; &,
gagnant au pied fur les côtés, 1l nous cria de
prendre garde à nous. Je n’étois qu'à vingt-
cinq pas; je portois mon fufil qui pefoit trente
livres outre mes munitions. Je ne pouvois être
aufli difpos que mes gens qui, ne s'étant pas
laiflé emporter auih loin, avoient d'autant plus
d'avance pour échapper à la trompe vengerefe,
& fe tirer d'affaire. Je fuyois; mais l'Eléphant
gagnoit à chaque inftant fur moi. Plus mort
que vif , abandonné de tous les miens ( un feul
accouroit dans ce moment pour me défendre),
il ne me refte que le parti de me coucher, &
208 - VOYAGE
de me blottir contre un gros tronc d'arbre ren*
verfé; jy étois à peine que l'animal arrive,
franchit l'obftacie ; &, tout effrayé lui-même
du bruit de mes gens qu'il entendoit devant
ui, il s’arrète pour écouter. De la place où je
m'étois caché, j'aurois bien pu le tirer; mon
fufil heureufement fe trouvoit chargé; mais la
bête avoit recu inutilement tant d’atteintes,
elle fe préfentoit à moi fi défavorablement que,
défefpérant de l’abattre d’un feul coup, je reftai
immobile , en attendant mon fort. Je l’obfervois
cependant , réloilu de lui vendre chèrement
ma vie, fi je le voyois revenir à moi. Mes
gens , inquiets de leur maître , mappeloient de
tous côtés. Je me gardois bien de répondre,
Convaincus , par mon filence , qu'ils avoient
perdu leur chef , ils redoublent leurs cris, &
eviennent en défefpérés. L'Eléphant effrayé re-
broufie auffitôr, & faute une feconde fois le
tronc d'arbre , à fix pas au-deffous de mor, fans
m'avoir aperçu; c’eft alors que me remettant
en pied, à mon tour échauffé d'impatience,
& voulant donner à mes Hottentots quel-
que figne de vie, je lui envoie mon coup de
fufl dans la culotte. Il difparut entièrement à
; | mes.
EN AFRIQUE. 209
mes regards ; laiflant par-tout, fur fon paflage,
des traces certaines du cruel état où nous
J'avions mis.
Ce tableau n’eft point achevé. La reconnoif-
fance & l'amitié réclament un dernier trait.
-Cœur fenfible , brave homme ! l’heure eft venue
de t'élever ce fimple monument que je t’'avois
promis; tu ne comprendras jamais à quel point
il m'eft cher! Puifle-t-il répandre quelqu’hon-
neur fur mes Voyages, & même en décorer
l'hiftoire. Elle ne parviendra pas jufqu'à toi dans
le fond de ton défert paifible ; mais tu fentis
mes larmes; mais tes bras fraternels ont preflé
mon cœur; foit que tu meures, foit que tu
vives, je le fens.…... mon fouvenir durera plus
long-temps & plus glorieufement chez tes Hor-
des fauvages , que par les vains trophées de la
vanité des hommes : j'en fuis peu digne; je les
abjure ; mais toi , généreux Klaas , jeune Elève
de la Nature , belle ame que sont point déf-
gurée nos brillantes inflitutions, garde toujours
la mémoire de ton ami: c'eft à toi feul qu'il
adrefle encore fes pleurs & fes tendres regrets!
C'étoit alors que , couché le long d'un mifé-
rable tronc d'arbre, à la merci d'un animal
Tome I. O
210 VOYAGE
furieux dont l'œil égaré me cherchoit de toutes
parts , qui, s’il fe fût rourné vers moi, m'a-
néantifloit fur la place, c’étoit alors que mon
cœur , tout palpitant d’effroi , s’ouvroit aux
charmes d’un fentiment délicieux que m'infpi-
roit un de ces Humains dont les Nations poli-
cées ne parlent qu'avec horreur ou mépris; que,
fans les connoïtre , elles regardent comme des
êtres atroces , le rebut de la Nature ; en un
mot, un Sauvage de l'Afrique, un Caffre, un
Hottentot. |
En partant du Cap, je l’avois reçu de M. Boers
comme un homme fur la bravoure & la fidé-
lité duquel je devois compter. Il lui avoit re-
commandé de ne me quitter mi à la mort ni
à la vie, en lui promettant des récompenfes,
fi, de retonr au Cap fain & fauf, je rendois
un témoignage fatisfaifant de fa conduite. C'eft
ce même homme qui ne m'avoit pas un feul
inftant abandonné , mais qui, m'ayant vu tout
à coup difparoïtre , accouroit à mon fecours,
& me cherchoit vainement. Je l’entendois à
travers les brouffailles m'appeler d'une voix
étouffée ; puis, s'adreffant à fes camarades qui
le fuivoient d’un peu loin, humiliés, confondus,
EN AFRIQUE, 21I
leur reprocher leur lâcheté au milieu du péril,
Que deviendrez-vous , leur difoit-il en fon
langage expreflif & touchant, que devien-
drons-nous, fi nous avons le malheur de
trouver notre infortuné maitre écrafé fous
les pieds de l'Eléphant ? Oferez-vous jamäis
retourner au Cap fans lui ? De quel œil fou-
tiendrez-vous la préfence du Fifcal? Quelle
que foit votre excufe , vous pañflerez pour
fes vils affaflins ; c’eft vous en effet qui Pa-
vez affafliné. Retournez au camp ; pillez,
difperfez {es effets, devenez tout ce que vous
voudrez ; pour moi,je ne quitte point cette
place ; vivant ou mort, il faut que je re-
trouve mon malheureux maitre; & j'ai réfolu
de périr avec lui.» [l accompagnoit ce dif-
_ cours de gémifflemens & de fanglots fi tonchans,
que , dans le moment le plus critique , je fentis
mes yeux fe mouiller , & l’attendriffement fuc-
céder aux glaces de l'effroi. Mon coup de fufil
fut un fignal de joie; je me vis à linftant en-
touré des miens, & preflé dans les bras de
mon cher Klaas avec des étreintes fi vives qu'il
ne pouvoit fe détacher de mon corps. Ce fidèle
garçon hbaifoit tour à tour ma figure & mes
Oij
212 VOYAGE
vêtemens; fes camarades eux-mêmes , pénétrés
de regrets & dans une attitude fuppliante,
tendoient les mains vers moi comme pour im-
plorer leur pardon. Je pris foin' de les confoler.
Je jouiflois trop pleinement , pour ofer trou-
bler cette fcène attendriflante par de belles
paroles & des reproches inutiles ! Depuis ce
jour heureux de ma vie, où j'ai connu la dou-
ceur d'être aimé purement & fans aucun mélange
d'intérêt, le bon Klaas fut déclaré mon égal,
mon frère, le confident de tous mes plaïfirs,
de mes difgrâces, de toutes mes penfées ; il a
plus d’une fois calmé mes ennuis , & ranimé
mon courage abattu. Si, dans la fuite, 1l mon-
tra quelques marques de foiblefle dangereufes
& contraires au bon ordre que j'avois établi
parmi nous , ce témoignage de fon attachement
lui valut trop d'empire fur moi, pour que je me
fufle permis de me montrer févère, ou feule-
ment d’alarmer fon cœur. |
J'ai tiré moi-même , d’après nature , le por-
trait de ce brave Hottentot, & c’eft fur mon
deffin très-fidèle & très-refemblant que j'ai fait
faire, fous mes yeux , la gravure qu'on voit à
cette place.
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LE HOTTENTOT
MN AFRIQUE. 213
Cependant la nuit approchoit ; nous nous
hâtames dé rejoindre l'Eléphant que j'avois eu
le bonheur de tuer d'un feul coup. Nous n'a-
vions rien pu faire de plus à propos ; notre
préfence écarta quelques Vautours & plufieurs
petits animaux carnafñcrs qui n’avoient point
perdu de temps, & qui déjà commençoient à
l'entamer. Nous fimes plufeurs feux ; les pro-
vifñions nous manquoient. Mes gens tirèrent
pour eux plufieurs grillades de l'Eléphant ; on
apprêta pour moi quelques tronçons de la
trompe. J’en mangeois pour la première fois;
mais Je me promis bien que ce ne feroit pas
la dernière ; car je ne trouvois rien de plus
exquis. Klaas m'aflura que , lorfque j'aurois
goûté des pieds, j'aurois bientôt oublié la
trompe ; pour m'en convaincre , il me promit,
pour le lendemain, un dejeñiné friand qu'il fit
préparer : fur le champ. On coupa donc les
quatre - pieds de l'animal; on fit en terre un
trou d'environ trois où quatre pieds en quarré.
On le remplit de charbons ardens ; & , recou-
vrant le tout avec du bois bien fec , on y en-
tretint un grand feu pendant une partie de la
nuit ; lorfqu'on jugea que ce trou étoit aflez
O ü}
214 VO YA En
chaud , il fut vidé ; Klaas y dépofa Les quatre .
_ pieds de l'animal, les fit recouvrir de cendres
chaudes, enfuite de charbons , de quelque
_menu bois, & ce feu brüla jufqu’au jour. Toute
“cette nuit , je dormis feul ; mes gens veillèrent;
tel avoit été l’ordre de Klaas. On me raconta
qu'on avoit entendu beaucoup de Buffles &
d'Eléphans roder à l'entour. Nous nous y étions
attendus; toute la forêt en étoit remplie; mais
la multiplicité de nos feux avoit empêché qu'ils
me. nous inquiétafent. |
Mes gens me préfentèrent , à mon déjeüné,
un pied d'Eléphant. La cuiffon lavoit prodi-
gieufement enfié; J'avois peine à en. recon-
noître la forme ; maïs il avoit fi bonne. mine ;
il exhaloit une odeur fi fuave que je m'empreffai
d'en goûter, c’étoit bien un manger de Roï, quoi-
que j'euffe entendu vanter les pieds de l'Ours, je
ne concevois pas comment un animal aufñ lourd,
auf matériel que l'Eléphant, pouvoit donner
un mets fi fin, f délicat: « Jamais, me difois-
» je intérieurement , non jamais nos modernes
» Lucullus ne feront figurer, fur leurs tables,
» un morceau pareil à celui que j'ai préfente-
» ment fous la main; vainement Îeur or con-
EN AFRIQUE. 214
» vertit & bouleverfe les faifons; vainement
» ils fe vantent de mettre à contribution toutes
» les contrées ; leur luxe n’atteint point juf-
» ques-là ; il eft des bornes à leur cupide fen-
» fualité » ; & je dévorois fans pain le pied de
mon Eléphant ; & mes Hottentots, afñis près de
moi, fe régaloient avec d’autres parties qu'ils ne
trouvoient pas moins excellentes. Ces détails
paroitront puériles , ou tout au moins indifférens
au plus grand nombre de Lecteurs ; il faut tout
dire , puifqu'on n'a jufqu'ici que des Notions
bizarres ou d’abfurdes Romans fur le Pays fin-
guler que je parcours.
Nous employämes le refte de Îa matinée à
arracher les défenfes ; comme c’étoit une fe-
melle , elles ne pefoient guères que vingt livres;
la bête avoit huit pieds trois pouces de hau-
teur. Mes gens fe chargèrent de toute la viande
qu'ils pouvoient porter , & nous reprimes la
route du camp. Nous nous étions propofé de
fuivre la pifte de celui qui m'avoit laiffé la vie,
& que, nous avions fi cruellement maltraité ;
mais 1} en étoit venu tant d’autres, pendant la
nuit, que les traces fe trouvèrent confondues,
Nous étions d'ailleurs fi fatigués ; je craignois
| | Oiv
216 VOYAGE
tant de rebuter ces pauvres gens! je les rame-
nai au plus vite.
Que la vue eft un fens fubtil dans le Hotten-
tot! qu'il le feconde par une attention! difficile
& bien merveilleufe ! Sur un terrein fec où mal-
gré fa pefanteur l'Eléphant ne laiffe aucune trace,
au milieu des feuilles mortes, éparfes & rou-
lées par le vent, l’Africain reconnoit le pas
de l'animal ; il voit le chemin qu'il a pris, &
celui qu'il faut fuivre pour l’atteindre ; une
feuille verte retournée ou détachée, un bour-
geon, la façon dont une petite branche eft rom-
pue , tout cela & mille autres circonftances font
pour lui des indices qui ne le trompent jamais;
le chaffeur Européen le plus expert y perdroit
toutes fes reflources ; moi-même je n'y pou-
vois rien comprendre ; ce n’eft qu'à force de’
temps & d'habitude que je me fuis fait à cette
partie divinatoire de la plus belle des chaffes;
il eft vrai qu'elle avoit pour moi tant d’attraits
qu'aucun des plus petits éclairciffemens n’étoient
dédaignés ; je m'inftruifois, chaque jour , de plus
en plus; &, lorfque je rôdois dans les bois avec
mon monde, nous pañions les journées en quef-
tions, & l'épreuve fuivoit quelquefois le précepte.
EN AFRIQUE, 217
De retour au camp, mon vieux Swanepoël
me dit que, pendant mon abfence, il avoit
été, toutes les nuits, inquiété par des troupes
d'Eléphans qui s'étoient fi fort approchés qu'on
les entendoit cafler les branches, & brouter
les feuilles ; je fis un tour dans la forêt, & je
vis effettivement quantité de jeunes arbres
cafés, des branches dégarmies , & de jeunes
pouffes dévorées.
C'en étoit affez pour me remettre en cam-
pagne. Mes gens avoient eu tout le temps de
repofer ; j'aimois mieux aller furprendre de jour
ces animaux , que de les attendre chez moi pen-
dant la nuit ; dès le matin, je me mis fur la
Pifte ; je ne fus pas obligé de courir bien loin;
car ; du haut d’une colline, à la fière du bois,
j'en aperçus quatre dans de fortes bronfailles ;
jé fis en forte de n'en point ètre éventé ; &,
m'approchant avec précaution , je me donnai
le plaifir de les confidérer à mon aife , pendant
plus d'une demi-heure ; ils étoient occupés à
manger les extrémités des buiflons. Avant de
les prendre , il les frappoient de trois ou quatre
coups-de trompe; c'étoit,je crois, pour en
faire tomber les fourmis ou d’autres infeétes,
218 VOYAGE
Après ce préliminaire , ils formoient toujours ;
avec la trompe , un faifceau de toutes les
branches qu’elle pouvoit entourer, & le portant
à la bouche , toujours de gauche à droite , fans
le broyer beaucoup, ils l'avaloient. Je remar-
quai qu'ils donnoient la préférence aux branches
les plus garnies de feuilles , & qu'ils étoient
en outre très friands d’un fruit jaune, quand 1l
eft mûr , & qu'on nomme Ceriffer dans le pays.
Lorfque j'eus fufifamment examiné leur ma-
nége, je tirai à latête celu: qui fe trouvoit
le plus près de moi, & en moins de dix mi-
nutes , je mis de même les trois autres à terre (*).
Nous nous imaginions qu'il n'y en avoit plus;
mais un grand bruit à côté de nous , nous ayant
fait tourner la vue, un de mes Hottentots,
qui aperçut un petit Eléphant, le tua; j'en
eus beaucoup d'humeur, & le réprimanda for-
tement. Ce jeune animal n’étoit pas plus gros
qu'un veau de cinq à fix mois; j'aurois pu faci-
lement lapprivoifer.
(*) Lorfque les Eléphans font en troupe & preflés, fi
le premier qu'on a tiré tombe moït, on peut fe promettre
de les abattre tous, les uns aprèsles autres. Je reviendrai
«fur cette fingularité.
EN AFRIQUE,
. ° e. f e
Parmi les quatre que j'avois tués, 1l y à
un jeune mâle de fept pieds un pouce de
hauteur ; fes défenfes ne pefoient guères qu’en-
viron quinze livres chacune.
La plus grande des trois femelles n'avoit
, e 0 , (2
que huit pieds cinq pouces, &,en général,
leurs défenfes ne pañloient pas quinze livres
par pièce.
Mais une fingularité qui nous émerveilla,
mes Hotteéntots & moi, dont ils m'aflurèrent
2
n'avoir jamais vu d'exemple, & que les Na-
turaliftes, felon leur louable coutüme de n’a-
Vouer pour principes invariables & sûrs que
la routine des livres & des chafieurs de cabinet,
révoqueront probablement en doute, c’eft que
la femelle que nous jugions être la mère du
petit mâle n'avoit qu'un feul teton placé an
milieu de la poitrine. Il étoit plein de lait;
jen tirai dans ma main; je le trouvai affez
doux; mais le goût n'en étoit poimt agréable.
Ce lait fortoit par huit petites fligmates bien
fenfñbles & très diftinées; les autres avoient
les deux feins placés à Fordinaire fur la poitrine,
de la même forme que ceux des femmes, &
d'une proportion telle, que plus d’une petite-
220 VOYAGE
maîtrefle, que défole un peu trop d'embon:
point , eut envié ce charme à mes femelles
d'Eléphant.
Le pétit mâle qu'avoit tué mon indifcret
Hottentot, ne montroit point encore de dé-
fenfes ; en lui écartant les lèvres je ne vis à
l'endroit où elles doivent poufler, qu’un point
blanc de la groffeur d'une chevrotine; fa viande
étoit fort délicate. |
J'efpérois découvrir un fœtus dans l’une des
femelles ; je m'étois trompé. Je trouvai leur
eftomac rempli d'une eau très limpide; mes gens
en burent ; j'en voulus goûter auffi; mais elle
me donna des naufées fi défagréables, qu'autant
pour en faire pañler le goût, que pour me
rafraichir , je m'en alla boire à une fontaine
éloignée d'un quart de lieue de l'endroit ou
nous étions.
J'avois laiflé mes gens occupés à dépecer nos
Eléphans. Revenu de la fontaine au bout d’une
demi-heure , je trouvai bien extraordinaire de
n'en plus apercevoir un feul. Que pouvoit-il
être arrivé qui les eût forcés d'abandonner l’ou-
vrage. Je ne pouvois concevoir la caufe de
cette défertion fubite. Je me mis à crier de
EN AFRIQUE.. 221
toutes mes forces, pour les rappeler, s'ils pou-
voient m'entendre ; je fus bien étonné ; lorfqu’à
ma voix, je les vis fortir tous quatre du corps
des Eléphans dans lefquels ils s’étoient intro-
duits pour en détacher les filets intérieurs, qui
après les pieds & la trompe , font les mor-
ceaux les plus délicats.
Javois dépêché mon cinquième Hottentot
au Camp, pour dire à Swanepoël de m'envoyer
un attelage de Bœufs, & une chaire. Nous
avions tranché les quatre têtes , quand tout cela
arriva. On commença par les enfiler avec la
chaine ; mais ce ne fut pas une petite céré-
monie de faire approcher les Bœufs , & de les
atteler à ces têtes. Ils fouflloient avec violence;
écartoient les nafeaux ; ils reculoient d’hor-
reur. Cependant nous parvinmes à les ramener
par la rufe; & ils furent attelés aux quatre
têtes; c’eft ainfi qu'ils les trainèrent jufau’à ma
tente , à travers les fables, la poufière , &
les buiflons , imprégnés de leur fang ; fpe@acle
horrible fans doute , mais nécef{aire , le chemin
étant fi difficile, que jamais un chariot ne feroit
venu jufqu'a nous! Mais ce fut bien pis, lorfque
voulant retourner aux Eléphans près defquels
222 VOYAGE
javois Jaiffé une partie de mon monde, je ne
pus jamais faire pañler mon cheval par les
endroits tout fouillés de leur fang ; je fus con-
traint de le conduire par un autre chemin; &,
lorfqu'atrivé près des Eléphans il en eut fenti
l'odeur & les eut aperçus, il fe cabra , s’em-
porta , me jeta par terre ; & , prenant fa courfe
par un très-long détour , il regagna le gite.
Je touche encore à l’un de ces momens qu’on
ne retrouve point deux fois dans la vie;
que mon ame fe fent émue! Je dirai mal tous
fes plaifirs & {es tranfports ; il faudroit être
un autre pour aflembler tant d'idées & de fen-
timens divers; celui qui les éprouva n'y peut
fufire ; ils l'agitent ; ils l'oppreffent ; il en eft
accablé. :
Obligé de retourner à pied, j'aperçus en
route à travers les arbres , un Etranger à che-
val , un Hottentot qui ne m'étoit point connu ;
comme je voyois quil coupoit au court pour
me joindre, je l'attendis; c'étoit un exprès
envoyé par M. Boers ; il avoit eu ordre de s'in-
former de moidans tous les cantons des Colonies
où je pouvois avoir pañé , & de me fuivre
à la trace lorfque , quittant les chemins connus,
EN AFRIQUE. 223
je me ferois enfoncé dans le défert ; cet homme
avoit exactement rempli fa commifhon ; & , fui-
vant l'empreinte de mes roues, elles l'avoient
conduit à tous mes divers campemens , & de là
jufqu'à moi.
Avant de quitter le Cap , Monfieur Boers
m'avoit promis que, fi pendant mon abfence
il recevoit pour moi des lettres d'Europe,
quelque route que j'euffle tenue , quelque lieu
que jhabitaffe , il me les feroit parvenir; ce
refpe@able ami m'avoit tenu parole ; dans le
paquet que fon Hottentot me remit de fa part,
j'en trouvai plufieurs qui portoient le timbre de
France ; c’étoient les premières nouvelles que
je recevois depuis mon départ d'Europe ; qu'on
fe figure mon impatience & le trouble de mes
fens en prenant ces lettres des mains de l’en-
voyé ; dans l'incertitude de ce que j'allois appren-
dre , J'avois à peine la force de les ouvrir; on
devine bien que je n'attendis pas que je fufle
de retour au camp, pour me fatisfaire. Elles
étoient toutes de mes plus chers amis, & de
ma femme ; mon œil les parcourut plus vite
que l'éclair; jen’y voyois par-tout que des fujets
de félicité; jétois aimé, regretté, La tendre
224 VOYAGE:
amitié venoit me chercher jufqu'au fond de
mon défert, pour inonder mon cœur de fes
voluptés ; je ne pouvois ni parler , ni foupirer,
ni pleurer; je ne pouvois que refter à cette
place, & mourir de ma joie; peu à peu je repris
mes fens ; & je revins à mon camp.
Ces premiers élans appaifés, je m'enfermai
dans ma tente; & , donnant un libre cours
à mes larmes, je me trouvai foulagé, & me
mis en devoir de répondre fur le champ. Je
datai mes lettres du CAMP d'AUTENIQUOI,
JOUR OÙ J'AVOIS TUÉ QUATRE ELÉPHANS.
L'une de ces lettres, qui contenoit des détails
intéreflans adreflés à un Sçavant , courut ridi-
culement , 1 y a quelques années, tout Paris,
& s'eft perdue depuis. J'y prenois date de
quelques découvertes qui contrarient fort les
opinions reçues jufqu'à ce jour, & dont je
rendrai compte dans mes defcriptions d’ani-
maux.
La nuit venue, le camp rangé, & les feux
faits, je m'y plaçai à mon ordinaire, mes papiers
fur mon bout de planche, & mes Hottentots
autour de moi, « Mes amis, leur dis-je , vous
» voyez un homme, un de vos compatriotes
que
9
#
»
3
FN AFRIQUE, 225
que M. Boers envoie pour s'informer de ce
que je fuis devenu , pour favoir de moi-même
fi votre conduite répond à ce qu'il attend de
vous, & à ce que vous me devez. Voilà,
( en leur montrant la première lettre qui me
tomba fous la main ) » voilà ia réponfe que
22
5
SE
je lui fais, je lui apprends que, jufqu'à ce
jour, vous vous êtes comportés en braves
& honnêtes gens; que, depuis huit mois que
nous voyageons enfemble, je vous regarde
comme les fidèles compagnons de mon entre-
prife , & de mes travaux; je lui dis qu'il
doit être fans inquiétude à mon égard,
parce que je compre fur vous comme fur
moi-même ; & , afin que de retour au Cap
lenvoyé de M. Boers puifle aflurer vos
amis & vos familles que vous vous portez
bien, que vous êtes contens & heureux avec
moi, je veux quil foit témoin de la façon
amicale avec laquelle je vous traite, & je
vais, en conféquence , diftribuer à chacun
de vous , un bout d'excellent tabac ; je pré-
tends que toutes les pipes s’allument à l’inf-
tant ». La diftribution faite , chacun fe remit
fa place , & s’enfuma tout à fon aife.
Tome I. P
4
226 "HW O YAIGE
J'étois fi joyeux des témoignages d’affeétion
que je recevois des miens, de leurs protefta-
tions vives d’attachement , des’ détails exaûs
& marqués au coin de la complaifance & de
l'intimité qu'on me donnoit dans toutes les
lettres , qu'enivré de plaifir , oubliant pour
ce moment & l'Afrique, & la chafle, & les
plus beaux oifeaux , & les brillantes colleétions,
en un mot, redevenu, pour cette fois, un
enfant , j'imaginai, pour me divertir, ce que
dans un certain monde, on nomme une /o/le
Journée, & dans un ordre inférieur , tout natu-
rellement, une farce.
Je m'étois montré un peu trop généreux dans
la diftribution du tabac. Ils en avoient plus qu’il
n’en falloit pour s’enivrer, fi je les avois laiffés
faire ; mais je roulois dans ma tête un moyen
de les en empêcher. Je m'étois aperçu que la
troïfième charge des pipes tiroit à fa fin; je
n'eus pas plutôt pris mon thé à la crême,
que je me fis apporter un petit coffret que
je plaçai fur mes genoux. Je l’ouvris; jamais
Charlatan n'y eût mis autant d'adreffe & de
myftère. J'en tirai ce noble & mélodieux inftru-
ment , inconnu peut-être à Paris, mais aflez
EN AFRIQUE. 227.
commun dans quelques Provinces, & qu’on
voit dans les mains de prefque tous les Ecoliers
& du Peuple, en un mot une Guimbarde. Je
commençois à peine un air de Pont-Neuf , queje
vis. tout mon monde defcendre filencienfement
les pipes, & me confidérer, bouche béante,
le bras à demi tendu, les doigrs écartés dans
l'attitude de ces gens qu'une bonne vieille vient
d'enforceler ; mais leur extafe n'égaloit point
encore leur plaiñr ; toutes les oreilles dreffées,
& les têtes immobiles, penchées de mon côté,
ne perdoient pas le moindre fon de l'inftrument;
ils ne purent tenir à leur enthoufiafme; chacun
infenfiblement quitte fa place pour s'approcher
& jouir de plus près ; je crus voir le moment où
tous enfemble alloient fe profterner devant le
Dieu qui opéroit ces prodiges; je rioïs en moi-
même comme un fou, & faifois mes efforts
pour ne pas éclater; ce qui eût bientôt diffipé
le preftige. Quand je l’eus favouré à monaife,
je me faifis de celui de mes gens qui fe trou-
voit le plus près de moi, & l’armai de mon Luth
merveilleux. J’eus beaucoup de peine à lui faire
comprendre la manière de s’en fervir ; lorfqu'il
y fut tant bien que mal arrivé, je le renvoyai
P ij
226. VOYAGE
à fa place. Je m'étois bien donté que les autres
ne feroient contens que lorfqu'ils auroient auffi
chacun le eur. Je diftribuai donc antant de
Guimbardes que j'avois de Hottentots à ma
fuite; &, ramaflés enfemble, les uns faifant
bien , les autres faifant mal, d’autres plus mal
encore, ils me régalèrent d’une mufique à
épouvanter les furies ; jufqu'a mes Bœufs, in-
quiétés de ce bourdonnement affreux , & qui fe
mirent à beugler, tout mon camp fut le théâtre
d'un charivari dont rien n'offre d'exemple.
C'étoit, de toutes parts, l'image d'un vrai
jour de fabbat. 116
A l'air de ftupéfa@ion dont je les avois frappés,
en effayant moi-même l'inftrument ridicule , je
m'étois perfuadé qu'on étonne de fimples efprits
avec de bien fimples moyens ; &, malgré tout
ce que raconte l'hiftoire des grands talens d'Or-
phée , & des miracles de fa mufique, je fuis
toujours tenté de faire honneur aux Poëtes de
cette Lyre harmonieufe , que leur feule imagi-
nation a divinifée. |
Lorfque je me fus fufifamment rempli des
accords de la mienne, & que je craignis que
çes plaifanteries ne fe changeaflent en alarmes
EN AFRIQUE: 229
férieufes , & que mes Bœufs, qui n’avoient point
oublié les têtes d'Eléphant , ne prifient abfo-
lument l'épouvante, & ne décampañfent , je fis
figne de la main que j'avois encore quelque
chofe à dire ; tout le bruit cefla. « Mes chers
» enfans, ajoutai-je d'un ton fimple & cordial :
» je vous ai réglés du meïlleur tabac que vous
» ayez Jamais goûté ; je vous ai fait connoitre
» un inftrument merveilleux ; nous allons à
» préfent terminer cette fête charmante par
» une rafade générale du meilleur Brard-Wyr
» François, & nous le fablerons à la fanté de nos
» familles & de nos amis ».
C'étoit , comme Jje l'ai dit , un vrai jour de
carnaval ; & jufqu'aux bêtes domeitiques , tout
devoit fe reflentir de la folie commune, &
prendre part à nos orgies. Keès étoit dans ce
moment à côté de moi. Il aimoit cette place ; les
foirs fur-tout il ne manquoit pas de s'y rendre.
Elevé comme un enfant de famille, je l’avois
paflablement gâté. Je ne buvois ou ne mangeoiïs
rien que Jene le partageafle toujours avec lui.
S'il m'arrivoit quelquefois de l'oublier , ennemi
juré de mes difiraftions, il avoit grand foin de
m'arracher à mes rêveries par quelques coups.
P ii
230 VO Y AGE
de fa main, ou le bruit defes Îèvres. J'ai dit
que la gourmandife le poignoit avec force; fon
tempérament le portoit aux extrêmes ; il aimoit
également le lait & l'eau de vie. Jamais je ne
lui 2015 donner de cette liqueur que fur une
afñiette qu'on plaçoit ordinairement devant lui;
J'avois remarque que , toutes les fois qu'il en
avoit bu dans un verre, fa précipitation lui en
faifant prendre autant par le nez que par la
bouche, 1l en avoit pendant des heures entières
à touffer & à éternuer ; ce qui l'incommodoit
fort, & pouvoit à la longue ui caffer quelque
vaifeau.
Il étoit donc à mes côtés, fon affétte à terre
devant lui, attendant qu'on lui. fervit fa por-
tion , fuivant des yeux la bouteille qui faifoit
la ronde , & s’arrêtoit à chacun de mes Hot-
tentots. Dans quelle impatience il attendoit fon
tour ! comme fes mouvemens & fes regards
fembloient nous dire qu'il craignoit que la
cruelle bouteille ne fe vidât trop tôt , & n’arri-
vât point jufqu'à lui! mais, hélas! l’infortuné
qui fe léchoit les lévres d'avance ne favoit pas
qu’il alloïit en goûter pour la dernière fois !..
Raflure-toi, Leîteur fenfble , le bon Keës ne
EN AFRIQUE. 231
périt point, & mon eau de vie à l'avenir fut
épargnée.
J'avois fini mes dépêches , & je mettos
mes dernières enveloppes, au moment où il
voyoit avec fatisfattion la bouteille achever la
ronde ; il me vint dans l’idée de tromper fon
attente par une efpiéglerie, fans autre motif
que de lui caufer une furprife , & de m'amufer,
On venoit de lui verfer fa portion dans fon
afhiette ; tandis qu'il fe met en pofture , j'al-
lume à ma chandelle une déchirure de papier
que Je lui gliffe fubtilement fous le ventre ;
l'eau-de-vie s’enflamme ; Keës poufle un cri
aigu, & faute à dix pas de moi, jurant de
tout fon pouvoir ; j'eus beau le rappeler, &
lui promettre mille carefles, ne prenant con-
feil que de fon dépit & de fa colère, il dif-
parut & alla fe-concher : déjà la nuit étoit
avancée ; je reçus les adieux & les remerci-
mens de tout mon monde, & chacun s'endor-
mit profondément.
__ Je dois obferver qu'à dater de cette peur
terrible de mon Keës, j'ai vainement employé
tous les moyens de faire oublier à cet animal
ce qui sétoit pañlé , & de le ramener à fa
P iv.
232 VOYAGE |
hiqueur favorite, jamais il n’en a voulu boire;
il lavoit prife au contraire en averfon. Si
quelqu'un de mes gens, pour lui faire niche,
lui montroit feulement la bouteille , il mar-
mottoit entre fes dents, jurant après lui; quel-
quefois , lorfquil étoit à fa portée, il lu
applhiquoit un foufllet, gagnant vite un arbre,
& de là narguoit en füreté le mauvais plaifant.
Le jour fuivant, après avoir récompenfé
dignement l'intelligent commiflionnaire de M.
Boers, je lui remis mes dépêches, & lui fs
reprendre fa route. |
Dans la matinée, je commençai à difléquer
lune des têtes d'Eléphant ; je lui laiffai les |
dents molaires & les défenfes. Pendant cette
opération, plufeurs de mes gens qui étoient
allés à la provifion avoient rapporté beau-
coup de viande , toujours provenante des
parties les plus fucculentes des quatre Elé-
phans : on les dépeçoit par tranches fort lon-
gues & fort minces, afin qu'expofées au fo-
leil, comme nous avions coutume de le faire,
elles féchaffent plus vite ; les uns cafloient les
os , les mettoient en petits morceaux dans
nos deux marmites ; on jetoit par-deflus de
EN AFRIQUE. 233
l'eau bouillante ; à mefure que la graifle fon-
doit , elle furnageoit ; mes gens en remplif-
foient des veflies & des boyaux pour la mieux
conferver. Le Hottentot ne néglige jamais cette
provifion ; outre le befoin qu'il en a journel-
lement pour fa toilette , il s'en fert aufñi pour
accommoder fes différens mets : quant à nous,
nous n’en avions jamais trop ; car 1l en falloit
encore pour graifler les roues des chariots
& les courroies des attelages qui, fans ces
précautions , auroient bientôt été defléchées
par le foleil , & hors d'état de fervir : moi-même
j'en faifois ufage pour ma chandelle & ma lampe
de nuit; ce qui m'en confommoit beaucoup ;
à. défaut de coton filé, je faifois les mêches
avec mes cravates. . |
Cette fonte & tous fes accefloires nous pri-
rent beaucoup de temps; l'opération n'étoit
point encore fifie , quand on vint me donner
avis de l'empreinte énorme d’un pied d'Elé-
phant qu'on avoit remarqué à cent pas de
ma tente; je courus vite pour la reconnoître;
l'animal devoit être monftrueux ; il n'avoit pas
fait beaucoup de chemin , puifque la trace
étoit toute fraiche. Nous batiimes avec foin
234. VOYAGE
la forêt ; en un demi-quart-d'heure il fut
joint ; je l’ajuftai dans le bon endroit ; mais Je
fus bien furpris de ne pas le voir tomber :
mon fufil aparemment n'étoit pas aflez chargé,
ou bien l'animal étoit une roche inattaquable.
Cependant dès qu'il fe fentit frappé 1l vint à
nous avec fureur; nous nous y étions atten-
dus : au moyen des grofles touffes de brouf-
failles qui nous fervoient comme de rempatt,
il ne fit que frapper la terre , & s'impatienter :
il perdoit beaucoup de fang; mais, au train
dont il détala, il étoit inutile de penfer à le
fuivre ; j'en eus beaucoup de regret : c'étoit
le plus beau que j'eufle vu jufqu'à ce jour.
Il portoit au moins douze à treize pieds de
haut ; à vue d'œil nous jugeâmes que fes.
défenfes pefoient plus de cent-vingt livres
chacune.
Nos viandes bien sèches &tèncaquées, nous
partimes pour rétrograder encore vers le fatal
trou du Kayman , où j'avois paflé le 30 Avril,
deux mois auparavant. Mes Hottentots , que
Javois envoyés à la découverte, me rappor-
tèrent que nous pourrions traverfer la chaine
des montagnes, à celle quil nommoient Za sére
EN AFRIQUE. 235$
du Diable, & nous en primes la route. Che-
min faifant , je revis mon ancien camp de Pam-
poen-Kraal, & lui jetai un dernier regard de
complaifance. Arrivé au pied de la montagne,
_je fis charger , fur une voiture , la tête d'Elé-
phant que j'avois difléquée , les défenfes, tout ce
-que J'avois de préparé en oifeaux , infeêtes, &c.
& laiflant encore une fois mon camp à Îa
garde de mes fidèles ferviteurs , je me rendis
avec mon chariot chez M. Mulder : obligé de
rebroufler chemin, comme on l'a vu, pour
trouver un paflage , je m'étois confidérable-
ment rapproché de fa demeure. Il fe chargea
de faire pafler ma Pacotille & de nouvelles
lettres à M. Boers par la première occafon.
Je pris enfin congé de fa vénérable famille que
je ne devois plus revoir , & je rejoignis mon
camp. |
Dès le lendemain, de grand matin, nous
grimpâmes la montagne, non fans beaucoup
de peine & de fatigues: mais ce ne fut rien
en comparaon de celles que nous caufa fa
defcente ; j'en fus effrayé : quand nous l'ap-
perçümes d'abord, chacun de nous fe regarda
fans proférer un feul mot, comme des gens
236 Vovr+iGsz
pris au piége fans s'y être attendus. Nous ne
pouvions cependant demeurer fur le pic; il
falloit bien defcendre d'un ou d'autre côté. Si
nous nous fauvions de Carybde , nous tombions
dans Scylla. Toujours perfuadé que la patience
& les précautions triomphent des plus grands
obftacles , j'avois peine à croire que cette entre-
prife fût moins impraticable pour ma caravane,
que ne l'avoit autrefois été le pañlage des
Alpes à des armées innombrables & je me pré-
parai, pour ainfi dire , au faut périlleux. Je pris
foin de ne faire defcendre mes voitures que
les unes après les autres. Je voulus qu’elles ne
fuflent attelées que de deux Bœufs. Je fis avan-
cer la première en bon ordre ; tout mon monde
lefcortoit. 1] nous fallut pafler tantôt fur des
pointes de rochers entièrement ifolés qui, fai-
fant autant de dégrés efcarpés , donnoïent à
ce chariot des faccades à le rompre tout-à-fait ;
mais ce n’étoit point là ce qui nous paroïfloit
le plus dangereux ; au moyen des cables que
nous avions attachés aux roues, nous les fou-
levions ou les laiffions rouler au befoin. C'é-
toient les places unies & les pentes gliflantes
qui nous faifoient frémir ; à chaque inftant , je
EN‘ AFRIQUE. 237
voyois dériver la voiture & les Bœufs jufqu'aux
bords des précipices. Nous marchions fur les
côtés oppolés aux pentes , en pefant avec force
fur les cordages attachés au chariot. Nous dûmes
à notre adrefle un entier fuccès. Nous remon-
tâmes pour chercher les deux autres voitures ;
&, après beaucoup de temps , toute la caravane
‘arriva heureufement au pied de la montagne.
Il me fembloit que la Nature m'eût oppofé
cette barrière comme un obftacle qui m'inter-
difoit l'entrée de ce nouveau Pays, & que ce
füt là qu'elle eût caché fon plus beau tréfor ;
jen étois d'autant plus irrité; je favois que
cette route d’Auteniquoi à l’Ange-KJoof pafloit
pour impraticable chez les naturels du Pays,
& que perfonne , avant moi, ne s'y étoit ha-
fardé avec des voitures; 1l n’en falloit pas davan-
tage à l’amour-propre; j’eus Le bonheur de fran-
chir ces rochers ; mais , comme fi la punition
avoit dû fuivre de près une auffi téméraire ten-
tative , je me trouvai dans le plus noir & le
plus affreux des déferts.
Ce n'étoit plus ce délicieux & fertile Pays
d'Auteniquoi; la montagne que nous venions de
_traverfer , difons mieux , dont nous venions de
238 Vo YX GE
nous précipiter, nous en féparoit à jamais. Elle
ne pouvoit plus nous offrir ces forêts majef-
tueufes que nous avions fi long-temps admirées;
tout le revers de fa chaine étoit hideux , pelé,
fans aucun arbre , fans aucune apparence de
verdure. Une autre chaine parallèle à celle-ci
fembloit porter à regret quelques plans chétifs
& contournés de ce bois qu’on nomme Wage-
Boom. C'eft cette chaine qui, refferrant beau-
coup ce Pays, & n'en faifant qu’une gorge in-
terminable , lui a fait donner le nom de l’4rge-
Koof , vallée longue.
Mon intention étant de tirer au Nord, je
fis fept heures de marche , en longeant cette
vallée maudite, & nous traverfâmes de nouveau
le Queur-Boom ; cette rivière n’eft ici qu'un
médiocre ruiffeau ; mais, deux mois auparavant,
elle m’avoit bien fait trembler, lorfqu'a fon
embouchure pour aller chercher mon Balbu-
zard , je m'y étois lancé avec trop de préci-
tation , & avois failli de m'y noyer. Continuant
toujours notre marche avec triftefle , après
quelques campemens non moins ennuyeux, &
vingt-deux heures de marche, je pañlai une
autre rivière encore qui porte bien fon nom,
EN AFRIQUE. 239
le Krom-Rivier (la rivière courbe ). Elle fait
tant de tours & de détours, que nous la trouvions
fans cefle fur notre chemin. Je la traverfai dix
fois. À mefure que nous avançions, les deux
chaines de montagne paroifloient fe rappro-
cher exprès, & le Pays fe rétrécifloit confi-
dérablement; la vallée n’étoit prefque plus
qu'une ravine marécageufe, qui pendant fix
grandes lieues , donna beaucoup de peine
à mes Bœufs; nous revimes encore une fois
le Krom-Rivier; mais ce fut pour la dernière.
I prenoit fa route vers l'Eft où il va fe jeter
à la Mer; & nous tournâmes enfin tout-à-fait
au Nord. J'abandonnai là un de mes chevaux
malade , à qui il n'étoit plus poffble de nous
fuivre. Je ne voulois pas m'arrêter pour une
cure qui peut-être n'eût pas réufh; je pen-
fai qu'il étoit plus fimple de lui laifler à lui-
même le foin de fa confervation.
Le l'Ange-Kloof a, dans fa longueur , quelques
miférables habitations qui reffemblent moins
à la demeure des hommes , qu'à des tanières
d'animaux. On y nourrit un peu de bétail.
Lorfque le vent d’Eft vient frapper ces Contrées
fauvages, le froid y eft exceflif; je l'ai fenti
240 VOYAGE
depuis le premier jour jufqu’au dernier. Nous
avions, tous les matins , de la glace & des gelées
blanches. Je ne fçais pas combien cette vallée
de défolation, a de longueur précife ; mais je
fuis für d'avoir employé quarante-fix heures
de marche pour la traverfer.
Après m'être avancé fept à huit lieues, je
franchis la Diep-Rivier (la rivière profonde );
&;, dix lieues plus loin, le fept Août , nous
campämes fur les bords de celle du Garmsoos.
Elle tire fon nom d’un infortuné Capitaine qui,
dans une tempête, avoit fait nauffrage à fon
embouchure.
Une demi-heure avant d'arriver, 1l nous
avoit fallu defcendre encore une montagne
fort efcarpée, & très-dangereufe; deux de mes
Bœufs y furent éventrés. Je dus cette perte
à celui de mes gens qui conduiïloit la deuxième
voiture, & s’en étoit imprudemment écarté.
Combien nous fûmes dédommagés à l'afpet
de ce Pays brillant & nouveau , de l'ennui
que nous éprouvions depuis plufieurs jours
au milieu des chemins déteftables, & des glaces
de la vallée de l’'Ange-Kloof.
Le premier jour de mon campement, vers
| le
EN AFRIQUE. 241
le milieu de lanuit, couche dans ma tente,
mais ne dormant pas encore, je Crus.entendre
un bruit qui n'étoit pas ordinaire; je prêtois
l'oreille avec attentions je ne m'étois point
trompé ; c'étoient des cris & des chants qui nè
me paroïfloient pas venir de fort loin; j'appelai
auflitôt mes gens qui me dirent qu'ils enten-
doient auffi un bruit confus, mais étoient-ce dés
_ Hottentots, étoient-ce des Caffres? Je devois re-
douter ceux-ci ; non qu'ils foient , Comme d'i-
gnorans Ecrivains les dépeignent plus altérés de
fang humain que les autres Sauvages, mais parce
que les traitemens odieux que leur font efluyer
les Colons, les portent davantage à la guerre,
& que la vengeance eft de droit naturel Îe
rapporterai bientôt plufeurs faits qui prouveront
mieux que de vains ratfonnemens , lequel eft
le barbare d'un Sauvage, ou d'un Blanc.
Cétoit aflez de cette couleur, pour être
confondu parmi les viimes de leur co-
lère. Je fis mettre tout mon monde fous les
‘armes, & nous nous éloignâmes du camp. À
mefure que nous marchions, le bruit étoit
plus diftinét, & nous vimes les feux. Je ne
pouvois me perfuader que ce fuflent des
Tome I, ._ Q
LA
242% VOYAGE.
Cafires; ils fe feroient trahis eux-mêmes; en
vain l'artifice emprunte les ombres de la nuit ;
4l doit encore emprunter fon filence.
_ Je me poñtai dans un embufcade, afin de
les furprendre, s'ils venoient à pañler pour
piller mon camp; & je détachai deux de mes
gens, pour aller à la découverte : ils revinrent
auflitôt, & m'aprirent que nous n'avions eu
qu'une faufie alarme, & que c’étoit une Horde
Hottentote qui chantoit & fe divertifloit. Je
me raflurai & fus même enchanté de cette
nouvelle, qui me promettoit pour le len-
demain une entrevue intéreflante. Nous gagnà-
mes notre gîte, & chacun fe rendormit tran-
quillement.
De bon matin, je fus qe nouveau réveillé
“par des ramages qui n'étoient pas moins de
mon goût. C'étoient des oifeaux que je ne con-
noïflois point, & que je n’avois jamais entendus,
Je les trouvai magnifiques. Je fus ébloui par
le brillant & le changeant des Etourneaux-cui-
vrés, du Sucrier à gorge améthiite, du Courou-
coucou, du Martin-chaffeur , & de beaucoup
d'autres. Je vis aufi des efpèces que j'avois
déjà rencontrées.
Vie
2%, A RATIOU 2. 243
Le gibier me parut aufli fort abondant; je
voyois fur-tout défiler devant moi dès com-
pagnies innombrables de Faifans & quelques
Gazelles Bos-Bock., La facilité de me procurer
tous ces animaux , dont je n’avois trouvé nulle
part la plus grande partie , me caufa beaucoup
de joie. RL au
Pendant que je m'amufois à tirer des oifeaux,
je permis à mes Hottentots d'aller reconnoître
& vifiter les leurs. La connoiffance futbientôt liée
avec cette Horde Sauvage ; je me rendis'à mon
tour auprès d'elle ; nous fûmes bientôt fatisfaits
les uns des autres. Leurs femmes s’habituèrent
a nous apporter , tous les foirs, une grande
quantité de lait. Ces gens étoient riches en
beftiaux. Îls me firent préfent de quelques
Moutons,; ils y ajoutèrent encore une paire
de magnifiques Bœufs pour mes attelages ; & 3
ne voulant point être en refte avec eux, je
leur donnai du tabac, des briquets & quelques
couteaux. Tout mon monde s'infinua infen-
fiblement dans le Kraal; chacun eut bientôt
fa chacune, & l'efcadron femelle vint fins
façon s'établir avec nous pour le temps de
notre féjour.
Qi
244 VOYAGE
J'appris qu’à l'embouchure de cette rivière;
je pourrois rencontrer des Hyppopotames; je
n'en avois point encore vu; jé n'étois éloigné
de la mer, que de quatre ou cinq lieues. À
portée, pour la première fois, de connoitre
cette efpèce de Quadrupède , je me hâtai de
partir. Mais la rivière étoit fi large, fes bords
fe trouvoient tellement obftrués par de grands
arbres , que toutes mes peines & mes recherches
furent inutiles ; je pañlois les journées le long
du rivage; pendant la nuit, je me mettois à
l'afûüt dans l'efpérance de les voir fortir de
l'eau , pour brouter ; jamais je n’eus la fatifac-
tion d'en joindre ou même d'en voir un feul.
En revanche, l'Eléphant & plus encore le
Bufle étoient fi communs & fi faciles à tuer
que nous régorgions de vivres ; j'en fourniflois
abondamment aux anciens maris de nos femmes.
Mieux armé qu'eux, Je faifoisla chaffe unique-
ment pour eux; Je les obligeois de - toutes
facons; c'eft ainfi qu'au milien des déferts
d'Afrique, j'introduifois les ufages & les belles
manières des Nations les plus civilifées de
l'Europe. Qu'il me foit permis de remarquer,
en pañfant , que, fi quelques hiftoriens ont donné
EN. AFRIQUE. 245
aux Hottentots le caradtère de la jaloufie,
Ceux-ci du moins n'étoient point fenfibles à
cette cruell# paflion. Si je rencontre , dans
la fuite , quelques peuplades qui connoiffent
fes atteintes , je le dirai avec une égale vé-
racité. |
Mes façons engageantes m’avoient gagné la
confiance & l'amitié de ces bons Sauvages ; ils
avoient de moïune fi haute opinion, qu'ils n’en-
treprenoient rien fans me confulter. Un jour,
ils vinrent fe plaindre des Hiennes du Pays ; qui
défoloient & ravageoient leurs troupeaux ; j’a-
Joutai d'autant plus de foi à leurs difcours ,
que je venois d’avoir moi-même un de mes
Bœufs dévoré par ces animaux. Enchanté de
faire cette chafle avec eux , je leur afignai
jour pour le lendemain; dès le matin, je les
vis arriver tous à ma tente ; ils étoient au
moins cent hommes bien armés d’ares & de
flèches, J'y joignis tous mes chaffeurs ; &, me
mettant à leur tête, nous battimes , avec nos
chiens , tout le Pays. J’avois efpéré , avec tant
de monde , détruire jufqu'à la dernière de ces
bêtes féroces; mais trois coups de fufil qui
en ayoient mis trois à bas, diflipèrent appa-
Qi
246 _ Voyacr
remment tout le refte : nous n’en rencontrâmes
plus du tout ;le bruit les avoit écartées au loin .
de façonque , de ce moment-là ,jufqu’à notre
départ , il ne fut non plus queftion d'Hiennes
que s’il n’en avoit jamais exifté.
Quelques jours après, nous eumes une alerte
qui pouvoit devenir férieufe ; au milieu de
la nuit, nous fûmes tous en mème tempsréveil-
lés par un bruit épouvantable ; c'étoit un trou-
peau d'Eléphans qui défiloit & frifoit notre
camp. Ils étoient par centaine. J'éprouvois
des tranfes affreufes que mes gens partageoient
bien chacun en fon particulier; nousne nous avi-
saämes pas d'infulter cesénormes bataillons, ni
de leur difputer le paflage. Mon camp , mes
animaux , mes voitures & tout mon monde,
euflent été pulvérifés en un clin-d'œil. Il ne s'ar-
rêtèrent point , & mon camp fut refpetté.
À lapointe du jour nous revimes nos voi- :
fins; ils avoient eu pour eux les mêmes ter-
reurs. Îls venoient particulièrement m'avertir
que , fi je rencontrois jamais cette efpèce, il
failoit bien me donner de garde de tirer;
que les Eléphans que nous avions vus étoient
dangereux , & beaucoup plus méchans que
EN AFRIQUE. 247
les autres; ils m'afluroient que la chair n’en
valoit rien; quelle donnoit des ulcères À qui-
conque en mangeoit ; qu'en un mot c'étoient
des Eléphans rouges. Des Eléphans rouges!
ce mot feul me donnoit envie de les voir,
& me promettoit de nouvelles connoiffances.
ä acquérir; Car jamais je n’avois ni lu ni en-
tendu dire qu'il y eût des Eléohans rouges.
Ces animaux retirés dans le bois, avoient
gagné un fond couvert d'énormes buiflons ; il
n'eüt pas été prudent de les trop approcher;
je fis filer des Hottentots par derrière pour
former uñe enceinte, avec ordre de mettre le.
feu de diftance en diftance , aux herbes sèches.
& de tirer des coups de fufñl afin de les obli-
ger de pañer aux pieds d’un grand rocher ,.
fur lequel je m'étois pofté avec mes meilleurs
tireurs; nous ne pouvions Y Courir aucune
efpèce de danger.
- Mes traqueurs me fecondèrent merverileu-
fement ; auflitôt que les feux & les coups
de fufil eurent donné l'aiarme , toute la troupe
_épouvantée fe préfenta devant moi; une dou-
zaïne de décharges auxquelles ils ne satren-
doient pas les fit reculer avec préc pitation.
rx
Q :+
24) Vorics£ |
& dans le plus grand défordre.; j'efflayerois en
vain de rendre les fignes multipliés de leur
fureur; ils fe voyoient d'un côté pourfuivis
par le feu des brouffailles qui les gagnoit par
derrière; de l'autre, par mes décharges au
feul pañlage qui leur reftât pour échapper à
la mort; ils s’agitoient autant que pouvoient
le permettre la pefanteur & l'énormité de
leurs mafles ; leurs cris affourdiflans , & le.
craquement des arbres qu'il brifoient , pour
reculer ou pour fuir, formoient un choc ,
un tumulte épouvantable , dont le fpeñacle
m'effrayoit moi même quoique je fufie à l'abri fux ;
monrocher , & que je ne puffe être inquièté en
aucune façon. Nous en avions bleffé un qui S'É-
toit un moment écarté de l'enceinte, mais
qui venoit d'y rentrer, confondu avec les au-
tres, ils nous eût été difficile de l’ajufter de
nouveau. À la nature de fes mugiflemens, je
penfai qu'il étoit bien frappé & ne tarderoit
pas à expirer ; nous ne jugemes pas à propos
d'aller à lui, bien certains qu'il ne pourroit
nous échapper.
Je n’avois eu d'autre deffein dans cette nou-
velle chafle, que de me procurer un de ces
EN AFRIQUE. 249
animaux, qu'on difoit d'une efpèce différente
de tous ceux que j'avois vus jufques-là; fa-
tisfait d'en avoir bleflé un , & le tenant pour
mort, je remis au lendemain à le trouver ;
en conféquence je rappelai tous mes gens ;
& nous regagnèmes le camp.
J'avois en effet été frappé de la couleur
rougeâtre de ces animaux , & je trouvois ce phé-
nomène extraordinaire ; mais, ayant remarqué
que la terre fur laquelle nous étions alors ;
avoit à peu près la même teinte, & réfléchif-
fant que l’Eléphant aime & pafle une partie
de fon temps à fe vautrer dans les endroits
humides & marécageux , je me doutai que
cette couleur n’avoit d'autre caufe , & quelle
étoit purement faétice.
J'en fus mieux convaincu , lorfque , revenu
au bois le lendemain matin avec tout mon
monde , je trouva notre Eléphant mort ; cha
cun demeura perfuadé que nos voifins s'é-
toient trompés; &, quoiqu'ils nous eufent
dit du danger qu'ils y avoit à manger de cette
efpèce, mes gens coupèrent la trompe pour
moi, & prirent pour eux les autres parties de
l'animal ; j'ai quelquefois rencontré par la fuite
250 | V0 Y ÊCE
des Colons qui croyoient encore aux Eléphans
rouges : quelques peines que j'aye prifes à
les déperfuader , je n’ai pu rien gagner fur
ces efprits prévenus ; ils foutenoient le préjugé
“par le préjugé même.
C'étoit une femelle que j'avois tuée ; elle
avoit neuf pieds trois pouces de hauteur ; lune
de fes défenfes pefoit treize livres , l’autre
dix; cet animal, foit mâle foit femelle, a tou-
jours la défenfe gauche plus courte & moins
lourde que la droite; elle eft auffi plus polie
& plus luifante ; cette différence provient,
comme je lai dit, de ce que c’eft toujours
de gauche à droite que la trompe porte la
nourriture à la bouche ; les faifceaux de bran-
chages dont l'animal fe nourrit, néceffitent un
frotement continuel fur cette défenfe , tan-
dis que la droite n’eft prefque jamais touchée ;
en outre, c’eft avec la même que l’animal
eft habitué à fonder la terre: & par les trous
plus ou moins larges qu'il y fait, on peut
juger quelle eft fa taille.
Lorfque je donnerai la defcription de l'Elé-
phant, je parlerai de fes mœurs , de fes paf-
fions , de fes goûts & ne dirai que ce que j'ai vu.
EN AFRIQUE... 25£
Je commençois à prendre plaifir à cette chafle
que je trouvois enfin bien moins dangereufe
que divertiffante. Je ne pouvois comprendre
& l'ai moins compris encore par la fiute,
pourquoi les Auteurs & les Voyageurs ont
farci de tant de menfonges les récits qu'ils
nous ont faits des forces & des rufes de cet
animal ; pourquoi ils ont fi fort monté l'ima-
gination fur les dangers où s'expofent les
Chafleurs qui les pourfuivent. À ja vérité ,
qu'un étourdi foit en même temps aflez témé-
raire pour attaquer un Eléphant en rafe campa-
gne , 1l eft mort s’il manque fon coup : la plus
grande vitefle de fon cheval n'évalera jamais
le trot de l'ennemi furieux qui le pourfuits
mais fi le Chafleur fait prendre fes avantages,
toutes les forces de l'animal doivent céder à
fon adrefle & à fon fang-froid. J'avoue que fa
première vue caufe un étonnement prefque
ftupide ; elle eft impofante , effrayante ; mais
avec un peu de courage, & de tranquillité,
on s'accoutume bientôt à fon afpe&t. Avaur
de fe livrer à cette grande chafle , un homme:
prudent doit s'attacher à découvrir le carac
tère , la marche & les reflources de l'anirs
2% VOYAGE
il doit fur-tout , felon les circonftances , s'af-
furer des retraites, pour fe mettre à l'abri de
tout péril, s'il arrivoit que, l'ayant manqué,
il en fût pourfuivi; au moyen dé ces précau-
tions, cette chafle n’eft plus qu'un exercice
amufant, un jeu dans lequelil y a cinquante
contre un à parier pour le joueur.
Tant que je reftai dans ce canton, je va-
tiai mes campemens avec mes occupations ;
mais toujours je m'attachai aux bords rians
du Gamtos. J'y fis une ample moiflon de ra-
retés , & ma Colleëtion s’y accrut fenfiblement.
Le 11 Septembre, à fix heures du matin,
nous décampèmes ; j'en avois donné connoif-
fance à la Horde voifine ; c’étoit avec le plus
fincère & le plus vifregret qu'elle nous voyoit
partir; moi-même je m'en féparois avec peine.
Ces bonnes-gens m'avoient infpiré de l'atta-
chement : « tant de douceur & de fimplicité,
# me difois-je, peuvent-ils attirer tant de mé-
# pris? Sont-ce donc là ces Sauvages de l'A-
» frique , avides du fang des Etrangers, &
# qu'on n'aborde qu'avec horreur »? Cette
bonhomie & cette affabilité me donnoient
d'autant plus de confiance que Jj'étois réelle
EN AFRIQUE: 253
ment alors plongé dans le défert, & que rien
ne me promettoit de dangers pour la fuite,
Tout ce pays, qui n’eft habité que par Hordes
de Gonaquois, diffère eflentiellement de celui
des Hottentots de la Colonie. Ces peuples
n’ont entreux aucune relation direéte. Ceux
là font appelés Mortentors Sauvages. Je n'iraï
pas plus avant, fans donner fur eux en général
des aperçus certains , fans lefquels on n’a pu,
jJufqu’ici s’en former que des idées imparfaites.
Ils ne compofent plus, comme autrefois , une
Nation uniforme dans fes mœurs , fes ufages,
& fes goûts. L'érabliffement de la Colonie
Hollandoife, a été l'époque funefte qui les
a défunis tous, & des différences qui les dif=
tinguent aujourd'hui.
Lorfqu'en 1652 , le chirurgien Riébek, de
retour de l'Inde à Amfterdam, ouvrit les yeux
des direéteurs de la Compagnie , fur l'importance
d'un établiffement au Cap de Bonne-Efpérance,
ils pensèrent fagement qu’une telle entreprife ne
pouvoit être mieux exécutée que par le génie
même qui l’avoit conçue. Ainfi , chargé de
pouvoirs , bien approvifionné, muni de tout
ce qui pouvoit contribuer à laréuflte de fon
254 VOYAGE
projet , Riébek arriva bientôt à la baie de
la Table. En Politique adroit , en habile con-
ciliateur 1l emploÿa toutes les voies détour-
nées propres à lui attirer la bienveillance des
Hettentots, & couvrit de miel les bords du
vafe empoifonné. Gagnés par de cruels appâis,
ces maîtres imprefcriptibles de toute cette partie
de l'Afrique , les Sauvages , ne virent point
tout ce que cette profanation coupable leur
enlevoit de droits, d'autorité, de repos, de
bonheur. Iwdolens par nature, vrais Cof-
mopolites, & nullement Cultivateurs, pour-
quoi fe feroient-ils inquiétés que des Etrangers
fuflent venus s'emparer d’un petit coin de terre,
inutile & fouvent inhabité? Ils pensèrent qu'un
peu plus loin, un peu plus près, il importoit
peu dans quel lieu leurs troupeaux , la feule
richeffe digne de fixer leursregards,trouveroient
leur nourriture, pourvu qu'ils la trouvaffent.
L'avare Politique des Hollandois entrevit de
grandes efpérances dans des commencemens auffi
païfibles,&, comme elle eft fur-tout habile& plus
apre qu'un autre à faifir les avantages de la for-
tune, elle ne manqua pasde confommer l’œuvre F
en offrant aux Hottentots deux amorces bien
EN AFRIQUE. 255
féduifantes, le tabac & l’eau de vie. De ce
moment , plus de liberté , plus de fierté, plus
de nature, plus de Hottentots, plus d'hommes;
ces malheureux Sauvages alléchés par ces deux
appas, S'éloignèrent le moins qu'ils purent, de
la fource qui les leur offroit ; d’un autre côté,
les Hollandois qui, pour une pipe de tabac
ou un verre d'eau de vie, pouvoient fe pro-
curer un Bœuf, fe ménagèrent autant qu'ils
purent, d’aufli précieux voifins. La Colonie
infenfiblement, s'étendoit , s’'affermifloit; on
vit bientôt s'élever fur des fondemens qu'il
n'étoit plus temps de détruire, cette puiffance
redoutable qui diéta des loix à toute cette
partie de l'Afrique, & recula bien loin , tout
ce qui voulut s'oppofer aux progrès de fon
ambitieufe cupidité. Le bruit de fes profpérités
fe répandit, & y attira de jour en jour de
nouveaux Colons. On jugea, comme cela fe
pratique toujours, que la loi du plus fort
étoit un titre fuffifant pour s'étendre à volonté;
cette logique rendit nuls ceux de la pro-
priété , fi facrés & fi refpedtables ; on s'empara
indiftinétement, à plufeurs reprifes, au-delà
même des befoins, de toutes les terres que le
tr,
256 VOYAGE
Gouvernèment ou les particuliers favorifés par
lui , jugèrent bonnes , & trouvèrent à leur bien-
féance.
Les Hottentots, ainfi trahis, cafés , refe
ferrés de toutes parts , fe divifèrent & prirent
deux partis tout-à- fait oppofés. Ceux que
la confervation de leurs troupeaux inté-
refloit encore, s’enfoncèrent dans les mon-
tagne vers le Nord & le Nord-Eft. Mais ce
fut le plus petit nombre. Les autres, ruinés
par quelques verres d'eau de vie & quelques
bouts de tabac, pauvres, dépouillés de tout,
ne fongèrent point à quitter le Pays; mais,
renonçant abfolument à leurs mœurs ainfi
qu'à leur antique & douce origine , dont ils
ne fe fouviennent plus même aujourd'hui, ils
vendirent lâchement leurs fervices aux blancs
qui, d'Étrangers foumis, tout-à-coup devenus
Maîtres & Cultivateurs entreprenans & fiers,
n'ont pas même affez de bras pour faire valoir
leurs immenfes richefles ; & fe déchargent
entièrement des travaux pénibles & multipliés
de leurs habitations fur ces infortunés Hot-
tentots, de plus en plus désradés & abâtardis.
Mo à hordes, à la vérité » Chétives &
miférables
j4
EN AFRIQUE. 257
miférables fe font établies , & vivent comme
elles le peuvent . dans différens Cantons de la
Colonie; mais leur chef n'eft pas même un
homme de leur choix. Comme elles font dans
le diftrit & fous l'Empire du Gouvernement ,
‘c'eft au Gouverneur qu'apartient feul le droit
de le nommer. Celui qu'il a choiïä fe rend à
la Ville, & vient recevoir une grofle canne
affez femblable à celle des Coureurs, avec
cette différence que la pomme n'eft que de
cuivre pur. On lui pafle eniuite au cou, en
figne de fa dignité, un croïffant ou hauffe-col
auf de cuivre façonné, fur lequel eft gravé
majufculeufement le mot CAPITEIN. Desce
moment , fa trifte Horde qui , depuis long-temps
a perdu fon nom national, prend celui - 9U
nouveau chef qu’on lui donne. On dit alors,
par exemple, la Horde du Capitaine Keis; &
le Capitaine Keis devient pour le Gouver-
nement une nouvelle créature, un nouvel
efpion , un nouvel efclave, & pour les fiens
un nouveau Tyran.
Le Gouverneur ne connoît Jamais les fujets
par lui-même. C'eft ordinairement le Colon le
plus voifin de la Horde, qui follicite & déter-
Tome I, R
258 OWPO' YA E
mine la nomination pour une de fes créatures,
parce qu'il compte fur la reconnoiffancé d’un
aufh bas protégé, & que celui-ci mettra tous
fes vaflaux à fa difcrétion , lorfque le befoin
l'exigera. C'eft ainfi que, fans informations
préliminaires , fans égards comme fans juftice,
on contraint une Horde impuiflante & fans
forces, à recevoir {a loi d’un homme incapable
fouvent de la commander; c’eft ainfi que l’in-
térèt d'un feul lemporte fur l'intérêt géné-
ral dans les grandes & les petites affaires,
& que les révolutions d'une République, ou
la puérile éle&ion d'un Syndic de village,
partant d'un même principe , fe refflemblent
également Dar les effets.
- Tels font en général les Hottentots, connus
aujourd’hui fous le nom de Hottentots du
Cap, ou Hottentots des Colonmies ; 1l faut bien
fe garder de les confondre avec les Hottentots
Sauvages, qu'on nomme par dérifion Jackals-
Hottentot, & qui, fort éloignés de la domina-
tion arbitraire du Gouvernement Hollandois,
confervent encore, dans le défert qu'ils ha-
bitent , toute la pureté de leurs mœurs primi-
tives.
EN AFRIQUE. 259
Parvenu au point de mon Voyage , où
n'ayant plus de relation avec les premiers
que je laifle derrière moi, J'arrive & me trouve
au milieu des feconds; il n’eft pas néceflaire
que j'approfondiffe & détaille ici toutes les dif-
férences qui les diftinguent ; pour donner une
idée du caraûtère de ces dermiers, & de ce
que je dois attendre d’eux, il fuffit d’une re-
marque , dune feule vérité d'expérience :
par-tout où les Sauvages font abfolument fé-
parés des Blancs & vivent ifolés , leurs mœurs
font douces ; elles s’altèrent & fe corrompent,
a mefure qu'ils les approchent ; il eft bien
rare que les Hottentots qui vivent avec eux,
ne deviennent des monftres. Cette affertion,
toute affigeante quelle foit , n'en eft pas
moins une vérité de principe qui fouffre à
peine une exception; lorfqu'an Nord du Cap,
je me fuis trouvé fous le tropique, parmi
des Nations très-éloignées , quand je voyois
des Hordes entières m'entourer avec les fignes
de la furprife , de la curiofité la plus erfan-
tine, m'approcher avec confiance , pañler la
main fur ma barbe , mes cheveux , mon vifage:
« je n'ai rien à craindre de ces gens , me
Ri
260 VOYAGE
» difois-je tout bas; c’eft pour la première fois
»# qu'ils envifagent un blanc ».
Je me fuis livré à cette digreffion d’autant
plus volontiers qu’il étoit intérefant de fixer
les regards fur cette partie plus férienfe de
mes excurfions & de mon hiftoire. J'y reviens
avec empreffement & j éprouve fans cefle un
nouveau plaifir à conter ces fimples mais dé-
licieufes aventures.
Toute la Horde qui avoit eu de la peine à
fe féparer de moi, m'accompagna jufqu’à la
rivière Lour! , à quatre lieues du Gamtoos.
Nous arrêtämes pour prendre congé de nos
bons amis , les régaler de quelques verres d'eau
de vie, & de quelques pipes de tabac. Les
femmes qui, pendant mon féjour dans les en-
virons de leurs Kraals, s’étoient attachées à
mes Hottentots & qui peut-être aufi regret-
toient un peu ma ciuifine, vouloient abfolu-
ment nous fuivre; mais plufeurs fois je m'é-
tois aperçu, quoique Jj'eufle feint de ne le
pas remarquer , qu'il s'étoit élevé quelques dé-
mêlés entre mes gens ; 1l s’en. étoit fuivi un
peu de relâchement dans le fervice ; ainfi je re-
fufai nettement à ces femmes la permiflion de
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EN AFRIQUE. 261
m'accompagner & de refter avec moi. Une feule
m'avoit paru fort agiflante ; J'avois remarqué
qu'elle avoit grand foin de mes vaches & de
mes chèvres ; qu'elle favonnoit & blanchiffoit
mon linge fort proprement; ces raïfons in-
térefloient affez ma perfonne; mais un autre
motif plaidait plus fortement fa caufe. Elle
étoit devenue la maitrefle tendrement aimée
de mon fidèle Klaas; les féparer, c’eût été
déchirer deux cœurs à la fois , fans nul pro-
fit que de me montrer févère & dur envers
un être qui m'autoit, en toute rencontre , fa=
crifié fa vie. Par une politique contraire à
celle qu'eñt adoptée tout autre, je réfolus
de la garder ; certe marque de préférence ; fai-
foit. voir à- quel point je diftinguois Klaas
de fes camarades. Que ce foit. inguftice ou foi-
blefle , je me livrai au défir de faire au moins
un heureux , puifque tous ne pouvoient l'être,
& je n’eus point dans la fuite, à m'en repentir.
Je donnai à cette femme le nom de Rage/;
elle fut chargée du même fervice qu'elle avoit
toujours fait; elle m'a fuivi par-tout jufqu'à
la fin de ce Voyage.
Après le départ de la horde, nous conti-
R ü]
262 VOYAGE
nuâmes notre route; mais un gros orage nous
força d'arrêter à Galgebos, Il étoit cinq heures
du foir ; le lieu ne manquoit pas d’agrémens ;
Jy aurois volontiers féjourné quelque temps ;
mais 1l n’y couloit pas un feul ruifleau. Nous
_allâmes donc à deux lieues de là paffer la rivière
Van-Staade, & dételer à fept heures fur le bord
d'une mare qui pouvoit abreuver toute la ca-
ravane.
De combien de procédés & d’inventions
utiles le hafard n'eft-1l nas fouvent la caufe?
Prefque toujours 1l nous fert mieux, & par des
moyens plus fimples qu'aucun de ceux qui
nous font fuggérés par nos propres lumières,
nos combinaifons , notre intelligence : je reçus
la preuve de cette vérité dans l'endroit même
où Je m'arrêtois,
La horde dont je venois de me féparer étoit
venue dès le matin m'apporter, dans mon camp,
une bonne provifon de lait ; j'en avois placé
une cruche prefque remplie fur mon chariot
dans l'intention de m'en fervir en route pour
me défaltérer ; l'orage que nous avions efluyé
mavoit tellement rafraichi que je n'y avois
pas touché; le foir, après les feux faits,
EN AFRIQUÉ*. 263
je voulus diftribuer ce lait à mes gens ; mais
il étoit tourné ; je le fis jeter dans une chau-
dière pour en régaler mes chiens; combien ne
fus-je pas émerveillé d'y trouver le plus excel-
lent & le plus beau beurre; j'en étois rede-
vable aux cahottemens de la voiture qui l’a-
voit battu pendant la route. Cette découverte,
que je mis en pratique dans tout mon Voyage,
me procuroit, outre le beurre frais , un petit-
lait falutaire dont je faifois fréquemment ufage,
& qui fans doute contribua à me tenir vigou-
reux & bien portant.
Le jour fuivant, un fecond orage nous em-
pêcha de partir ; il étoit affreux. Il tomboit
des grêlons auf gros que des œufs de poules;
mes beftiaux en fouffroient de manière à m'in-
quiéter beaucoup. Je fus obligé de tuer une
de mes chèvres mortellement bleflée ; ce fut
une perte réelle. Je la regrettai beaucoup; elle
étoit prête a mettre bas. |
Mais enfin , le temps ayant changé nous
abandonnâmes notre mare; &, vers le milieu de
la journée , après avoir traverfé les deux rivières,
le petit & grand Sivear-Kops, je fis dételer fur
le bord de cette dernière. Je venois d’apercevoir
R iv
264 VovrÆAcé
des empreintes que je ne connoïiflois pas ; quel-
ques uns de mes gens, à qui je les fis remarquer ,
m'aflurèrent que c’étoient des pas de Rhinocéros.
Tandis qu'on mettoit ordre à mon camp, je
fuivis la trace ; mais la nuit qui furvint me la
fit perdre, & je retournai fans avoir rien vu.
Nous avions , fur cette feconde rivière qui étoit
confidérable , une autre horde de Sauvages. Le
Kraal étoit compofé de neuf à dix huttes, &
fourni de cinquante à foixante perfonnes tout
au plus. Ces gens me confeillèrent de ne point
pafler la rivière Boffiman qui coule près de la
côte ; ils me difoient qu'il étoit plus à propos
de couper fur ma gauche & de gagner davan-
tage l'intérieur du Pays, pour éviter une troupe
nombreufe de Cafires qui jetoit l'alarme &
mettoit tout à feu & à fang dans le canton;
que, de côtés & d'autres, ce n'étoit que défor-
dre & pillage , campagnes ravagées , habitations
dévaftées & réduites en cendres; que les Pro-
priétaires , pour échapper à une mort prompte
& fûre , avoient tout abandonné, traînant der-
rière eux quelques foibles reftes de leurs trou-
peaux ; qu'en un mot je ne devois pas m'ap-
procher de la Caffrerie. Un avertiffement auf
EN AFRIQUE. 26$
brufque m'en impofa d'abord. J'aflemblai aufi-
tôt mon monde. On tint confeil fur le parti
qu'il falloit prendre, J'étois bien aife d'appro-
fondir les difpofitions de tous. Ii réfulta de ce
concert unanime , afiez conforme à mes deffeins
cachés, que nous éviterions d'abord, :utant que
cela ne nous rejetteroit pas trop loin, cette
dangereufe troupe de Caffres; que , commenous
en étions fort près, nous ferions toujours fur
nos gardes de jour & de nuit ; que, pour éviter .
toute furpnife, nous ne camperions plus qu’en
rafe campagne; que nos Bœufs feroient gardés
a leur pâture par quatre hommes avec leurs
fufils; que mes Chevaux ne quitteroient plus
le piquet , afin qu’en cas d'alarme, ils fuffent
toujours fous Ja main; mon grand fufl bien
chargé devoit refter au camp, & trois coups
tirés à des intervalles égaux étoient le fignal
de ralliement pour ceux que leurs occupa-
tions diverfes auroient trop éloignés du centre
commun.
Nos précautions aufli bien prifes & connues
de tont le monde , je montai à Cheval; &,
fuivi de deux de mes gens bien armés, je fis
une patrouille rigoureufe afin de découvrir fi,
266 VOYAGE
dans les environs , il ne rôdoit pas quelques
Caffres , & de fufiller impitoyablement le pre-
mier que Jaurois vu caché dans l'intention de
nous furprendre, s'il m'étoit impoñfble de l’en-
lever vivant. Rien ne fe préfenta. Je poufñai
plus avant dans Y’après-diné. La rivière jufqu’à
fon embouchure étoit bordée d’arbres épineux,
la terre fablonneufe , couverte de buiflons,
& peuplée d’un abondant gibier. Jen tuai quel-
ques pièces par provifion. Nous ne vimes rien
paroître qui dût nous inquiéter ; convaincu que
nous n'avions, pour le moment , rien à redou-
ter de ces Caffres fi terribles, dès le lendemain
matin je fis lever le camp , & nous AR
le Swaar-Kops.
La Horde de Hottentots, effrayée au feul
nom de ces cruels vengeurs , fe propofoit d’al-
ler s'établir plus loin, pour n'être plus dans
le voifinage de la Caffrerie. Lorfqu'elle me
vit près de partir, elle me demanda la per-
miffion de me fuivre, & de fe mettre fous la
protettion demon camp. Je leur accordai cette
grâce ; &, quoique dans le fond je fufle en-
chanté de leur propofition, je m'en fis adroi.
tement un mérite, autant dans le deflein de
EN AFRIQUE. 267
les tenir fous ma dépendance , que de raflu-
rer mes gens par ce fimulacre impofant, &
de foutenir leur courage. Je ne pouvois rien
défirer de plus favorable ; Je renforçois ma
troupe, & j'avois par-deflus les reffources par-
ticulières de cette Horde , l'avantage de ma
petite artillerie qui pouvoit faire face à des
nuées de Sagayes (*) , & rendre nuls tous les
efforts d'une armée de Sauvages, fi j'étois bien
fecondé. En moins de deux heures, les cabanes
furent démontées, empaquetées & miles avec
les autres effets fur le dos des Bœufs auxiliaires.
Je fis d’abord partir avant moi la moitié
des hommes de cette Horde avec tous leurs
beftiaux ; je leur donnai deux de mes gens
bien armés pour les efcorter ; ils emmenoient
aufl un de mes Chevaux, afin qu’en cas d’ac-
cident , ils puflent m'en donner plus prompte-
ment connoiflance.
Une heure après, je fis filer nos relais, va-
ches, moutons, & chèvres, & toutes les femmes
de la Horde avec leurs enfans, montées fur leurs
(#) Efpèce de lance dont fe fervent les Caffres avec
beaucoup d’adreffe,
268 VOYAGE
Bœufs ; une partie de leurs hommes marchoït
derrière. Cette compagnie étoit encore efcortée
par fix de mes Chaffeurs. Mes trois voitures
fuivoient avec le refte de mes gens tous
armés. Enfin, monté fur mon meilleur Cheval,
pour avoir l'œil à tout, je galoppois fur les
ailes, à droite , à gauche, en avant en arrière,
dans la crainte ou j'étois fans cefle de quel-
qu'embufcade imprévue ; car je puis aflurer
que, le Chef une fois démonté, toute la ca-
ravane net été qu'une boucherie horrible &
la proie d'un moment.
J'étois armé de toutes pièces. Je portois une
paire de piffolets à deux coups, dans les po-
ches de mes culottes; une autre paire pareille à
ma ceinture ; mon fufil à deux coups fur
l'arçon de ma felle; nn grand fabre à mon
côté, & un crit ou poignard à la bouton-
nière de ma vefte. J'avois dix coups à tirer
dans le moment. Cet arfenal me gênoit un
peu dans les commencemens : cependant je ne
le quittai plus du tout , autant pour ma propre
füreté que parce qu'il me fembla que j'aug-
mentois, par cette précaution, la confiance de
tout mon monde; mes armes lui répondoient
EN AFRIQUE. 269
fans doute de mes réfolutions ; dans cette
penfée chacun fuivoit tranquillement fon che-
min , fe repofant fur moi du foin dele défendre,
Cette caravane en marche étoit un fpec-
tacle unique , amufant , je pourrois dire ma-
gnifique, Les finuofités qu'elle étoit obligée
de faire en fuivant les détours des rochers
& des buiflons, lui donnoient continuelle-
ment de nouvelles formes, & ce point de
vue varioit à chaque inftant. Quelquefois elle
difparoïfloit entièrement à mes regards, &
tout-à-coup du haut d'un tertre, je décou-
vrois à vue d'oifeau dans le lointain mon
avant-oarde qui s'avançoit .lentement vers le
fommet d’une montagne , tandis que le corps
général , qui fuivoit fans tumulte & dans le
plus bel ordre , les traces de ceux qui les
avoient précédés , n'étoit encore qu'à mes
pieds ; les femmes donnoient à tetter, à man-
ger & à boire à leurs enfans, affis à côté
d'elles fur leurs Bœufs; les uns pleuroient ;
d'autres chantoient ou ricient ; les hommes en
fumant une pipe fociale caufoient entr'enx
& navoient plus l'air de gens qui fuient plein
d'épouvante l'approche d’un ennemi cruel,
270 VOYAGE
Un peu plus inquiet que ces machines am-
bulantes , J'avois les yeux ouverts fur ma po-
fition critique , & philofophois de mon côté
fur ma bête. À trois mille lieues de Paris;
feul de mon efpèce, parmi tant de monde,
entouré, guetté par les animaux les plus fé-
roces , Jétois tenté de m'admirer conduifant
pour la première fois dans les déferts d’A-
frique , une peuplade de Sauvages qui, volon-
tairement foumife à mes ordres, les exécutoit
aveuglément, & s’en étoit remis à moi feul
du foin de fa confervation; je n’avois rien à
craindre d'eux tous colleétivement pris; ce-
pendant j'en voyois qui m'auroient fait trem-
bler , fi, corps-à-corps,iln'y avoit eu entr'eux
& moi d'autre juge d’un débat que la force ;
mais, au fond j'étois affez convaincu que , là
comme ailleurs, ce n’eft pas le plus fort mais
le plus adroit qui commande.
Nous n’étions pas encore bien avancés , quand
mes chiens, qui rôdoient de côtés & d’autres
dans les buiflons , fe mirent tous à aboyer
& à tenir. La peur s’empara de tout le monde,
Ce ne pouvoit être, difoit-on, autre chofe
qu'une embufcade de Caffres; je me prêtois
EN AFRIQUE. 275
difficilement à leurs raïfonnemens abfurdes.
Comment concevoir que mon avant-garde eût
pañlé fans être inquiétée? & Je venois de
l'apercevoir qui fuivoit paifiblement fa route,
fans aucune apparence de défordre; je piquai
des deux, & lorfqu'à travers les buiflons je
fus arrivé fur la voie, je fus bien étonné de
ne voir qu'un Porc-Epic qui fe défendoit au
milieu de mes chiens; je le tuai & fur le
champ, dans la crainte que ce coup de fufil
ne fit faire quelque fottife à mes gens, je
revins auprès d'eux ; &, par mes plaifanteries
fur leurs terreurs paniques, ils purent juger
que je ne me démontois pas aifément.
Le Porc-Epic fe défend à merveille. Ses pi-
quans le mettent à l'abri de toute atteinte;
lorfque le chien l'approche, celui-là prend fa
belle | & fe jette de côté fur lui; une fois
touché, le chien ne revient plus à la charge,
H lui refte toujours dans les chairs quelques-
uns des piquans; cela le décourage & le fait
fuir. Un de mes Hottentots fut incommodé
pendant plus de fix mois pour en avoir été
bleffé à la jambe.
M. Mallard , Officier du régiment de Pon-
272 © Vo yaAGE
dichery ,;au Cap de Bonne-Efpérance, fut pi:
qué en harcelant un de ces animaux; ïl s’en
fallut peu qu'il ne perdit la jambe; &, malgré
tous les foins qu'on prit de. fa perfonne , il
fouffrit cruellement pendant quatre mois entiers
dont il paffa le premier dans fon lit.
Au refte le Porc-Epic eft un excellent man-
ger ; on le voit avec plaifir fur les tables. les
mieux fervies du Cap, lorfqu'il a été foigneu-
fement fumé.
Après une heure & demie de marche, je fis
halte; mais nous n'arrêtâmes que le temps
qu'il falloit pour ramaffer une bonne provifion
de fel fur les bords d’un Lac d’eau falée, qui fe
ttouvoit dans notre chemin ; &, deux lieues
plus loin, je pris les devañs pour aller vifiter
une habitation que j'apercevois à notre gauche.
Elle avoit été faccagée & brülée par des Caffres;
il n'en exiftoit plus que quelques pans de murs,
tout ñoircis & calcinés par les flammes , image
bien horrible dans le fond d'un défert!
Une heure après, je trouvai mon avant-
garde arrêtée fur les bords du Æowga; nous
y plantâmes le piquet.
Ce Kouga n'eft à proprement parler qu'un
ruifleau ;
ÉN AFRIQUE. 273
ruifleau; encore l'eau n'y couloit prefque pas;
1] n’en étoit refté que dans des creux où nous
tronvâmes quantité de Tortues excellentes ;
mais elles étoient très-petites ; la plus forte ne
peloit pas trois livres, Je fis faire, avant la
nuit, un abbatis de branchages pour former
une efpèce de parc autour de mes bêtes;
pendant ce temps là, les femmes ramañfloient
de côtés & d'autres tout ce qu'elles pou-
voient trouver de bois fec afin d'alimenter
plufeurs feux qu’il étoit indifpenfable de tenir
allumés en divers endroits , dans la crainte
d'être furpris , foit par les Caffres, foit par
les {Lions qui devenoient très-communs dans
ce Canton. Nous y reflâmes jufqu’au 20.
Les vivres commençoient à manquer; j’eus
le bonheur de tuer trois Buffles & deux
Bubales. |
Les bords du ruifleau. me procurèrent quel-
ques Pintades abfolument fembiables à celles
d'Europe; en les faifant bouillir long-temps,
elles étoient très-bonnes; mais roties ou fur
le gril, on ne pouvoit en tirer aucun parti.
Elles étoient apparemment trop vieilles ; je
trouvai auf quelques efpèces nouvelles de
Tome I, S
274 VoYAGE. |
rès-Jolis oifeaux ; les Barbus entr'autres. J'en
donnerai les Planches enluminées.
Nous remontâmes enfuite le Kouga dans
Tordre que nous avions obfervé jufaw’alors ;
il y avoit à peine une heure que nous mar-
chions, que mon avant-garde qui s'étoit arrêtée,
Mm'envoya dire qu'elle trouvoit des empreintes
de pieds d'hommes; la peur leur perfuadoit
à tous que c'étoient des pieds de Caffres; ils
ne voyoient par-tout que Caffres. Faccourus ;
les traces ne me parurent pas bien fraiches;
cependant, comme cette découverte devenoit
très-férieufe, je fentis qu'il n'y avoit rien à
négliger, ni temps à perdre pour fe mettre
en bon état de défenfe ; je fis halte; &, tandis
que tout le monde travailloit à parquer les
Bœufs & à ranger le camp, fuivi de mes deux
Chaffeurs intrépides, je partis encore pour
aller à la découverte. Nous fuivimes fa trace
pendant plus d'une heure. Elle nous conduifit
dans un endroit où nous trouvâmes les reftes
d'un feu qui n'étoit pas encore éteint, &
quelques os de mouton fraichement rongés.
Il étoit très-évident que les Sauvages qui s'é
toient arrêtés là, y avoiont pañié la mut; mais
#
EN AFRIQUE, 297$
à la vue des os rongés, j'avois bien de la
peine à croire que ce fuffent des Caffres,
parce que cette nation n'élève point de bètes à
laine. À la vérité, ilétoit poffñible qu'ils en euffent
ou pillé ou trouvé chez leurs ennemis. Dans l'in-
certitude où me jetoient mes réflexions , je
réfolus de poufler encore plus avant; enfin,
las de parcourir & de battre la campagne,
voyant que ces traces nous écartoient trop
.& nous jetoient dans une route oppofée à cellé
que nous devions tenir, nous rejoignimes le
camp. La nuit fuivante fut affez tranquille ;
mais le jour furvint avec un orage terrible ;
une pluie continuelle nous forca de refter clos
dans, nos tentes, & le lendemain nous eûimes
le défagrément de traverfer quatorze fois de
fuite le malencontreux Kouga , qui de quart-
d'heure en quart - d'heure , venoit impitoya-
blement nous bärrer le chemin, ne nous
donnoit pas le temps de nous reconnoître &
fur toutes chofes faifoit danfer horriblement
nos voitures fur les caïlloux roulans de fon
lit & les éclats de rocher qu'il charioit dans
fon cours. Ce manége fatiguant & répété tant
de fois, nous ferça de pañler la nuit, près
S 1
276 Voyaerz
d'un petit torrent appelé Drooge- Rivier ( rivière
sèche), Nos attelages éroient trop haraflés pour
nous conduire plus avant; les circonftances
ne nous permettoient pas non plus de fonger
à faire de grandes marches. Il falloit trop de
temps, lorfque nous arrivions, pour ranger le
camp, s'occuper des foins & à la nourriture d’une
centaine d'animaux, faire bouillir les marmites
pour un nombre encore plus confidérable de
perfonnes, veiller à la füreté de tous ces indi-
vidus, faire le bois pour les feux, & les en-
tretenir toute la nuit ; ces détails devenoient
bien pénibles & pourtant indifpenfables.
Ce foir là, nos chiens s'avifèrent de vouloir
être nos pourvoyeurs. Le Pays étoit rempli de
Pintades ; au coucher du foleil, tous ces ani-
maux s’étoient perchés par centaines pour pañler
la nuit fur les arbres qui nous environnoient,
Tls faifoient un caquetage continuel & défa-
gréable ; mais il fervit du moins à quelque chofe,
& les oifeaux mal-adroits fe décelèrent eux-
mêmes ; car nos chiens, qui les entendoient,
fe mirent à courir & à abboyer aux pieds
des arbres. Les pintades auroient bien voulu
fuir; mais Ja pefanteur de leur Ççorps & {a
EN AFRIQUE. 277
trop petite envergure de leurs ailes, ne leur
permettant pas de prendre leur vol de deflus les
arbres; obligés pour cela de courir & de s'é-
lancer de la terre, c'eft dans ce moment que
nos chiens les attendoient au pañlage, & les
démontoient d'un coup de dent. Cette façon
de chaffer nous procura de ces animaux en
quantité , fans qu’il nous en coutât une feule
charge de poudre. Le lendemain, je voulus
employer le même manége; mais les Pintades
mieux inftruites par le fort de la veille, ne
defcendirent point; au refte, un feul coup
‘ de fufil produifit tout l'effet que j'en avois
efpéré. | ë
Pendant {a nuit, quelques Lions fe firent-
entendre dans le lointain.
Le 23, après fix heures de marche, nous
arrivâmes à une grande & belle rivière
le Sondag; elle étoit à plein bord; le temps
tournoit à la pluie; la crainte d'être encore
arrêtés par un débordement, nous fit prendre
le parti de traverfer fur des Radeaux ; je
fis Couper le bois néceffaire pour cette conf-
trudtion , & même celui qu'il nous falloit pour
Jentourage ordinaire de nos beftiaux, lorfque
S u
278 VOYAGE
nous ferions @ampés; après quoi je fis em<
barquer nos voitures pièce à pièce, tous les
effets & la moitié de mon monde. Ils allèrent
camper de l’autre côté de la rivière, fous Îa
conduite de Swanepoël; les beftiaux paflèrent
a la nage comme ils avoient fait dans les
occafions précédentes ; & , le jour fuivant , avec
le refte de la troupe & des effets, je traverfai
à mon tour le torrent fur mon Radeau. Les
préparatifs, l'exécution , & le rétabliflement
de toutes chofes nous occupèrent jnfqu'au
dernier du mois.
Dans l'intervalle, je m'étois procuré plu-
fieurs oïfeaux; j'avois fait faler plufieurs Cou-
dous; mais j'avois failli perdre mon pauvre
Keës. Ce détail fera mieux connoître que tout
ce que je pourrois dire, ma manière uniforme
& fimple de pafler mes jours.
J'étois prêt de diner, & je dreflois fur un
plat, des haricots fecs que je venois de fri-
caler, lorfque j'entendis tout-ä-coup le ra-
mage d'un oiféau que je ne connoiflois pas.
Jeus bientôt oublié & la cuifine & le diner.
Je prends mon fufil & m'élance hors de ma
tante. Je revins an bout d’un quart-d'heure,
EN AFRIQUE. 279
fatisfait de ma coutfe , & tenant mon oïifeau
à la main; je fus grandement furpris en ren-
trant, de ne plus trouver une feule fève fur
ma table; c'étoit un tour de Keës; mais je
l'avois fi bien étrillé la veille pour m'avoir
volé mon fouper, que je ne concevois pas
qu'il l'eût fitôt oublié , ou qu'il eût mis fi peu
d'intervalle entre la punition & ce nouveau
délit ; cependant il avoit difparu ; comme il
attendoit toujours la nuit pour fe remontrer,
lorfqu’il avoit fait quelque fotife, je favois
bien qu'il ne pourroit méchapper ; c'étoit
ordinairement à l'heure de mon thé qu'il fe glif-
foit fans bruit, & venoit fe mettre près de moi
à fa place accoutumée , avec l'air de l'innocence
& comme sl n’eût jamais été queftion de rien.
Ce foir là , il ne reparut pas; & , le lendemain,
perfonne ne l'ayant vu, je commençai à
prendre de l'inquiétude, & à craindre quil
n'eût difparu tout-à-fait. J'en aurois été d'au-
tant plus défolé, qu'en outre qu'il m'amufoit
fans cefle , 1l m'étoit réellement fort utile,
& me rendoit des fervices que je n'aurois pu
remplacer par d’autres; mais, au troifième jour,
un de mes gens qui revenoit de chercher de
| S iv
280 VOYAGE
l'eau, m'affura qu'il l'avoit vu rôder dans le
voifin, mais que le drôle sy étoit enfoncé ,
dès qu'il lavoit aperçu. Je me mis aufftôt
en campagne ; je battis avec mes chiens tous
les environs; tout d'un coup j'entends un cri
pareil à celui qu'il faifoit toujours lorfqu'il me
voyoit arriver de la chafle, & que je n’avois pas”
voulu l'emmener avec moi; je m'arrête , je cher-
che des yeux; enfin je l’aperçois qui fe cachoit
à moitié derrière une grofle branche dans l’é-
paifleur d’un arbre. Je l'appelle amicalement , je
l’engage par toutes fortes de bonnes paroles a
deicendre & à venirà moi; il ne s’en fie point
à ces fignes de mon amitié & de la joie que me
caufoit fa rencontre ; il me force à grimper fur
larbre pour l'aller chercher. Il ne fuit pas & fe
laiffe prendres le plaifir & la crainte fe peignoient
alternativement dans fes yeux ; il les expri-
moit par fes geftes. Nous rejoignimes mon
camp. C'eft là qu'il attendoit fon fort & ce
que je décideroiïs de lui. Faurois bien pu le
mettre à l'attache, mais c'étoit m'ôter l'agré-
ment de cette jolie bête; je ne te maltraitai
même pas, & voulus être généreux avec lui.
Une correétion de plus ne l'avroït poin changé ;
VO A BRTOUE : T1.
peut-être en avoit-il plus d'une fois effuyé mal
à propos; car fa réputation, qui prêtoit aflez
les couleurs de la vraifemblance aux rapports
qu’on me faifoit contre lui, lui nuifoit beaucoup
dans mon efprit & me rendoit injufte, fur-tout
quand j'avois de Fhumeur; on avoit mis fouvent
{ur fon compte bien des petits vols de frian-
dife dont mes Hottentots eux-mêmes avoient
probablement touché la valeur, & dont le pau-
vre Keès n'avoit fans doute été que le prête-
nom. |
Le Sondag eft un fleuve qui prend fa fource
dans de hautes montagnes prefque toujours cou-
vertes de neiges; ce qui les a fait nommer
Sneuw-Bergen ( montagnes de neige ). Je les
avois au nord fur ma gauche. Le fleuve , groff
par différentes petites rivières qui fe joignent
a lui, va fe jeter & fe perdre dans.la mer,
a dix lieues de l'endroit où j'étois.
Le premier OËtobre, nous reprimes notre
route dans l’ordre accoutumé. Après fept heures
de marche, nous nous repofämes un moment
fur les ruines d’une habitation délaiffée comme
l'autre, & non moins trifte & lugubre. À quatre
heures du foir, nous nous arrêtimes à une mare
252 NOR VA GE
d'eau. Nous fñmes bien heureux , cette nuit la,
d'avoir de grands feux. Quelques Hiennes &
deux Lions nous vinrent vifiter , & mirent.
tous nos béftiaux en défordre. Nous paflâmes
toute la nuit fur pied. 11 ne fallut rien moins
que nos décharges bruyantes & non interrom-
pues, pour parvenir à les éloigner, tant ils
montroient d’acharnement !
_ À la pointe du jour, nous vimes une fi grande
quantité de Gazelles Spring- Bock, que je réfo-
lus d'employer la journée entière à en faire
la chaffe. Nos provifions commençoient à man-
quer, & demandoient à être renouvelées plus
fouvent. C'étoit parmi tout mon monde une
confommation de viandes dont on ne fauroit
fe faire une jufte idée. En conduifant une horde
entière , & tous leurs animaux, J'avois pris un
furcroitd'embarras confidérable & qui m'effrayoit
quelquefois. Nous fûmes aflez heureux de tuer
fept de ces Gazelles. Quoique cette efpèce
foit lefte à la courfe, à cheval on les joint
facilement. Raffemblées ordinairement en troupe
& ferrées comme des moutons, elles fe nuifent
mutuellemént ; ce qui ralentit beaucoup leur
marche. Une feule balle bien ajuftée | peut en
EN AFRIQUE. 233
traverfer deux , quelquefois trois, & plus
encore.
Le jour d’après, nous fimes une marche for.
cée ; nous avions eu de mauvaife eau la veille;
il falloit, pour s’en procurer de plus fraîche,
rencontrer un bras du Sondag. Nous le tronvä-
mes heureufement à quatre heures. Nos Bœufs
étoient rendus. Ils avoient travaillé par une
chaleur étouffanre. Je craignois qu'il n'en mou-
rût quelques-uns, malgré qu’on eût eu la précau-
tion de renouveler plufieurs fois les attelages.
Le 4, nous quittämes tout-à-fait le fleuve,
& ne fimes, ce jour là, que trois lieues, tant
da chaleur étoit infupportable; nos Bœufs fe
fentoient encore de la veille.
Le cinq, nous nous mimesenroute, dès trois
heures du matin. À fept heures, nous trou-
vâmes encore une habitation abandonnée, Les
propriétaires fans doute , preflés par la peur,
ne s'étoient pas donné le temps de mettre
aucun de leurs effets à Fabri du pillage. A
lafpeët de cette habitation demeurée entière,
& qui ne portoit aucune empreinte du feu,
il me fembla que les habitans avoient pris l'é.
pouvante mal-à-propos. Je fus curieux d’en-
284 VOYAGE
_trer dans cette maïfon. Je ne m’étois pas trompé
Nous n'apperçümes aucun dérangement dans les
meubles. Chaque uftenfile étoit à fa place. Je
ne permis pas qu'on touchât aux effets,
même les plus indifférens ; feulemeñit , comme
la chaleur continuoit d’être excefive , je fis
halte à l'ombre de cette maifon , & nous nous
repofàmes un peu. Vers le foir , je délogeat
& nous entreprimes une marche de quatre
heures.
Le lendemain nous paflämes encore à tra-
vers deux habitations fimplement défertées
comme celie de la veille, & dans le même
état. Je ne voulus pas arrêter. Quatre heures
de marche nous mirent fur les bords de la
petite rivière Vogel (l'Oifeau ); nous fimes
halte , parce que mes Bœufs avoient encore
manqué d'eau, & prefque de nourriture. A
midi le tems s'obfcurcit un peu , & d’affez gros
nuages nous déroboient entièrement la vue du
Soleil. Je profitai de cette heureufe circonf-
tance pour avancer de plus en plus; nous ef.
périons gagner Agter-Bruyntjes- Hoogte ; mais
parvenus au pied de ces montagnes , une mare
d’eau qui fe trouvoit là, nous engagea, d'y
|
_
EN AFRIQUE. 285
gamper ; nous n'étions rien moins qu’aflurés
d'en rencontrer une autre. |
Pendant la nuit, nos feux furent aperçus
par des Hottentots Sauvages. Comme ces gens
s'approchoient de nous pour nous reconnoitre ,
il furent éventés par nos Chiens, qui nous
donnèrent l'éveil & qui courant au qui vive,
aboyoient & fe démenoient horriblement ; pour
cette fois une partie de mon monde, perfuadé
que nous étions inveftis par les Caffres ( la
peur, Je le répète, leur faifoit voir par-tout
des Caffres ), propofa de laïffer le camp , &
de fe mettre à l'abri dans les buiflons , comme
_ fi nous euffons été en plus grande fûreté , fépa-
fément cachés dans de miférables taillis que
réunis en corps , bien armés & déterminés. Klaas
& moi, nous étions furieux. Le vénérable
Swanepoël fe joignit à nous pour remonter
ces cœurs efféminés ; & quelque dût être l’é-
vénement , 1] jura qu'äl s’attachoit à moi, &
donneroit pour ma défenfe jufqu’à la dernière
goutte de fon fang. Au milieu de ces difcours
& des lâches irréfolutions du refte de ma
troupe , une voix fe fit entendre qui fupplioit
gn Hollandois inintelligible , de rappeler les
286 LV YA die 15
Chiens, ce que l'on fit à l'inftant. Lorfque je
me fus afluré que ces gens n'étoient que des
Hottentots, je leur permis d'approcher ; ils
parurent au nombre de quinze hommes, plu-
fieurs femmes, & quelques enfans.
Ils s'étoient mis en route pour s'éloigner
du feu de la guerre. Je fus prévenu par eux
que , lorfque j'aurois franchi la montagne, je
trouverois encore plufñeurs habitations défer-
tes ; ils mexpliquèrent comment les proprié-
taires de ces habitations éparfes , s'étoient
affemblés dans une feule pour être en force
contre l'ennemi; mais que leur parti étoit pris
d'abandonner tout-à-fait le pays & leurs poffef-
fions pour fe rapprocher des Colomies Hollan-
doifes , attendu que les Caïffres étoient 4
heure même en campagne, & juroient de
pen pas laïifler fubffter une féule. |
Je paflai Ka nuit en conférences de cette
nature, & j'appris de ces gens touf ce quéje
voulus favoir. Je pouvois d’antant moins mé
déterminer à regarder les Cafffes commes des
bêtes féroces altérées de fang , qui 'épargnoient
ni l'âge , ni le fexe, ni leurs voifins , Que je con-
noiflois affez bien les Colons pour fufpedet
EN AFRIQUE. 287
leur foi ; & rejeter fur eux une partie des
horreurs dont ils affettoient fans eefle de fe
plaindre. Et pourquoi mêler dans ces guerres
affreufes , un peuple aufi doux que le Hot-
tentot , & qui mène une vie à la fois fi pai-
fible & fi précaire , s'il n’y avoit pas eu dans
le reffentiment des Caffres , une caufe cachée
bien digne de toute leur vengeance? Le Caffre
Jui-même n’eft point un peuple méchant. Il vit,
comme tous les autres Sauvages de cette par-
tie de l'Afrique, du fimple produit de fes
beftiaux , fe nourrit de laitage, fe couvre de
la peau des bêtes ; 1l eft comme les autres,
indolent par fa nature, plus guerrier par les
circonftances ; mais ce n’eft point une Nation
odieufe , & dont le nom foit fait pour infpirer
la terreur; je voulus donc m'inftruire à fond
des motifs & des commencemens de ces guerres
atroces qui troublent ainfi le repos des plus
belles contrées de l'Afrique. Ces bonnes gens
qui s'étoient livrés à moi avec tant de con-
fiance , s’ouvrirent également fans réferve. [ls
m'apprirent ,en effet , que les vexations & la
cruelle tyrannie des Colons, étorent l'unique
caufe de la guerre, & que le bon ‘droit étoit
288 VOYAGE
du côté des Cafres ; ils m'apprirent que les
Boffifmans , efpèce de vagabons déferteurs , qui
ne tiennent à aucune Nation, & ne vivent
que de rapines , profitoient de ce moment de
trouble pour piller indiftintement & Cafires
& Hottentots. & Colons; qu'il n'y avoit que
ces miférables qui euflent pu engager les
Caffres à comprendre dans la profcription gé-
nérale tous les Hottentots,, qu’ils regardoient
comme des efpions attachés aux Blancs, & dont
ceux-ci ne fe fervoient que pour jeurs tendr
des piéges plus adroits : ce.dernier trait n'étoit
pas dénué de fondement , mais.ne pouvoit,
dans aucun cas, s'étendre aux Hordes les plus
éloignées. Ainfi l'innocent fuivoit le fort du
coupable, Eh! comment des! Sauvages eufient-
ils été capables de faire d'eux-mêmes une
diftinétion que les Peuples civilifés-ne font pas!
Ils m’apprirent enfin que. les Caffres s'étoient
procuré quelques armes à feu , enlevées dans
ces habitations ravagées ,; ou dérobées à ces
Hottentots-Colons. furpris à la découverte.
Je fus inffruit enfin , dansle, plus grand dé-
tail, de touf,ce qui s'étoit pañlé , des attaques,
des combats qui s'étoient. donnés , & dans
À | lefquels,
£N AFRIQUE. 289
lefquels , tout en faifant de grands ravages,
les Caffres cependant avoient toujours eu le
deflous ; ce qui ne me parut pas étonnant: la
Sagaye , leur arme la plus meurtrière, & qu'ils
manient avec la plus grande adrefle, ne fau-
toit foutenir la comparaifon avec nos armes
à feu, employées par des Chafleurs qui ne
manquent jamais leur coup. Tout ce que j'aps
prenois m'ntérefloit fort ; la plus légère cir<
conftance ne pouvoit m'être indifférente; je
‘me trouvois engagé ; pour mon propre compte;
dans les événemens & les hafards de cette
guerre, puifque jétois atuellement, pour
ainfñi dire , fur le champ de bataille, & que
je touchoïisäu moment où , navré jufqu’au fond
de l'ame du fpedacle afligeant que j'avois in-
ceffament fous Les yeux , pénétré du plus ardent
defir de rendre fervice à des infortunés que je
ne connoïfois point, que je navois jamais
vus, que je ne reverrois jamais, mais dont
le trifte fort excitoit ma compañon, j'allois,
fi tout ce monde eût voulu me fuivre, tra
verfer cinquante lieues de la Cafrerie , au
tifque de tout ce qui auroit pu m'en arriver ;
& rétablir à jamais, le calme dans ces con:
Tome L: T |
-390 | VOYAGE
trées malheureufes. Je ne fus fecondé par per-
fonne ; le Ciel même eût été impuiffant contre
la terreur de ceux qui marchoient à ma fuite;
mais Je couvrirai d'opprobre, avec bien plus
de juftice, les lâches Colons que j'allai cher-
cher deux jours après, pour l'indigne manière
dont le Chef ofa colorer fon refus de m'aider
dans une expédition, qui certes auroit réuff
& faifoit le plus srand honneur à l’humanité.
Un nouveau malheur arrivé depuis peu dans
ces lieux funeftes, m'enhardifloit encore, &
venoit échauffer mon imagination. On me dit
qu'il n'y avoit pas fix femaines qu'un Navire
Anglois avoit fait naufrage à la côte; que,
parvenue à terre , une partie de l'équipage
étoit tombée entre les mains des Caffres, qui
l'avoient exterminée , à l'exception de quelques
femmes qu'ils s'étoient cruellement réfervées;
que tous ceux qui avoient échappé vivoient
errans fur le rivage, dans les forêts, où ils
achevoient de périr miférablement. On comp-
toit ; parmi ces infortunés , plufieurs Officiers
François , prifoniers de guerre , qu'on ren+
voyoit en Europe.
Combien je me jfentis tourmenté par ces
EN AFRIQUE, 291
détails affligeans ! D’après tous les renfeigne-
mens que purent me donner ces nouveaux
venus , je jugeai,en m'orientant, que de l'en-
droit où j'étois, je ne devois pas avoir plus
de cinquante lieues jufqu'au vaiffeau. Je rou-
lois mille proyets dans ma tête; jinventois
mille moyens de fecourir des infortuñés , dont
la fituation étoit fi déplorable. Tout mon
monde je révolta contre ma propoñtion. Ni
prières, ni menaces ne firent eïtet fur leurs
efprits. Le récit de cette aventure leur avoit
fait des impreffions bien différentés! une rue
meur foudaine fe répandit dans tout mon
camp. Si, fecondé par deux ou trois de mes
braves , je n’en avis impofé, par mes geftes
& ma contenance déterminée , à ces miféra-
bles, j'euffe infailliblement péri la vi@ime de
leur fédirion. Je fis trembler l’un deux , en
lui appuyant le piftolet fur le front, Maïs je
ne pus rien gagner. La Horde qui marchoit à
ma fuite me dit, fans préambule , qu’elle étoit
"LIBRE , & ne voyoit point en moi fon chef;
qu'a l'inftant elle alloit rétrosrader , avec les
quinze Hottentots récemment arrivés; & jui
qu'à mes propres gens , qui me fgnifièrent
Ti}
2952 VOYAGE
d'un ton hardi , qu'ils n'étoient point d'hu-
meur à fe faire écharper par des milliers de
Caffres, tous enfemble avec des cris me dé-
clarèrent aflirmativement qu'ils ne me fui-
vroient pas, & qu'ils alloient plutôt fur le
champ fe remettre en route pour les Colo-
nies. Je tenois toujours ferme , & leur fis
tête jufqu'a la fin. Mes repréfentations , les
inftances de mon Klilaas n'en ébranlèrent que
deux , qui confentirent à fe hafarder avec
moi. Le vieux Swanepoel en étoit un, mais
que pouvions nous faire à nous quatre. Vai-
nement je remontrai à ces Sauvages, de quelle
ingratitude is payoient la complaifance que
javois eue de Îles laiffer venir avec moi ;
qu'ils oublioient bien vite les foins, les vi-
vres & la proteëtion que je leur avois accor-
dés; vainement je leur dis que je les tenois
tous pour des traitres, des lâches, & mes
ennemis plus odieux que les Caffres, je ne
fis que redoubler leur crainte , & leur inf-
pirer de la haine contre moi-même ; l'épou-
vante s'étoit affife au milieu d'eux; je la li-
{ois fur tous les fronts. Je pris le parti de
me taire; la nuit s'avançoit ; après avoir re-
EN AFRIQUE, 293
command la plus févère garde , j'allai m'enfer-
mer dans ma tente, On m'avertit, au point du
jour , que ces Etrangers délogeoient, entrainant
leurs femmes , leurs enfans, leurs beftiaux , tous
leurs effets après eux ; je défendis qu'on leur
dit un feul mot d'adieu ; &, moi-même fans
perdre de tems, je donnait l’ordre pour le dé-
part , & me mis en route de mon côté. En
quatre heures nous traverfämes la montagne
d'Agter-Bruyntjes-Hoogte , puis rafraichis
par un orage, qui fembloit arriver à fouhait,
après quatre autres heures nous campêmes pour
pafler la nuit, Nous vimes toujours chemin fai-
fant quelques habitations défertes , dont les pro-
priétaires , fans doute , étoient du nombre des
confédérés. Le fol, dans cet endroit, me parut
généralement bon; les montagnes étoient cou-
vertes de beaux & grands arbres, Îes plaines
parfemées de Mimofa Nilotica , regorgeoient de
Gazelles & de Gnous; ces derniers animaux ,
quoique très bons à manger, font cependant
inférieurs aux autres Gazelies,
Par tous les renfeignemens que j'avois pris
des quinze Hottentots qui avoient foulevé
la Horde & me lavoient enlevée ; j'efti-
Ti}
294 VOYAGE
timois que je ne dévois pas être loin de l'en-
droit où tous les Colons s'étoient raflemblés.
Je me flattois fans cefle , de trouver parmi
eux quelques gens de bonne volonté, qui,
goûtant mes projets de pacification auprès
‘des Caffres, & l'efpoir de fecourir de mal-
heureux naufragés, sy livreroient de bonne
grace ,; & s'emprefleroient de me feconder.
L'image de ces infortunés me fuivoit par-
tout ; quel devoit tre laffreufe fituation des
femmes , condamnées à trainer ainfi leurs
jours dans les horreurs & tous les déchire-
mens du défefpoir. Cette idée ne défemparoit
pas mon imagination, & m'attachoit de plus
en plus à mon projet ; le defir de leur ren-
dre la liberté , & de les ramener avec moi,
m'étourdifiant de plus en plus fur les obfta-
les, ne me laifioit voir que la poffbilité du
fuccès : combien j'étois impatient d'arriver
chez cette Horde de Colons!
Dès le lendemain, après trois heures d'une
marche entreprife au point du Jour, je dé-
couvris enfin l’habitation tant defirée ! Du plus
loin que ces gens m'aperçurent Je les vis tous
s'affembler & fe groupper devant la maifon ;
EN AFRIQUE 19
feurs mouvemens , -leurs déplacemens , l'at-
tention avec laquelle ils tournoient tous en
femble leurs resards vers moi, me failoient
aflez comprendre qu'ils ne me voyoient pas
fans alarme, & que mon convoi fur-tout les
inquiétoit fortement. Je piquai des deux; &
les abordant avec politefle , je me fis con-
noïtre & déclinai mon nom. J'affe&ai de ne
marcher qu’avec l'autorité de la puiffance Hol-
landoife , à qui j'avois des comptes à rendre
de mes découvertes. Cette fin de mon difcours
très-concis parut leur en impofer ; ils m'ac-
cueillirent alors avec les démonfirations de la
plus grande joie, & me témoignèrent combien
ils étoient enchantés de me voir. Ils mavouè-
rent que ma barbe les avoit intrigués (elle
avoit alors onze mois de crue }; qu'ils n’avoient.
fu, non plus, que penfer de mes armes, de mes
chariots, de mon grand cortége ; qu'ils avoient
fouvent oui parler de moi; qu’on leur avoit
conté cent cataftrophes où j'avois failli. perdre
la vie ; mais qu'on les avoit aflurés en dernier
lieu qu'un vaifleau que j’avois trouvé à l'Ancre
dans la baie Blettemberg m'avoit conduit à
l'ile Bourbon ; qu'anf 1is n'avoient eu garde,
T iv
296 VoyaiAcez
en me voyant arriver, de croire que ce füt
moi. Après avoir efluyé cent queftions aux-
quelles on ne me donnoit pas le temps de ré
pondre, je leur déclarai les motifs qui m'a-
voient conduit vers eux , & Ja réfolution que
Javois prife de pénétrer dans le fond de la
Caffrerie, Je ne leur cçachai pas combien Jj'é-
tois furpris de ce que jufqu'à ce moment , ils
mavoient point encore tenté de fauver les
malheureux Européens, dont ils n'ignoroient
pas le fort ; que j'efpérois trouver parmi eux
des hommes de bonne volonté , qui fe déta-
cheroient pour venir avec moi vers la côte
fur laquelle avoit péri leur vaifleau ; qu'il ne
falloit pas douter que le Gouvernement Hollan-
dois ne récompeniât glorieufement les Auteurs
d'une fi belle entreprife ; &, pour les déterini-
ner d’autant plus, je ne manquai pas d’ajou-
ter que , parmi les effets du vaifieau qui
étoient encore en partie fur la côte, chacun
d'eux trouveroit l'avantage de fe procurer à
peu de frais mille aifances pour le refte de
fes jours. Cette raifon parut les ébranler un
moment ; mais jen augurai mal, quoiquils
s'empreffailent de me répondre que, fi les chofes
&N AFRIQUE. 297
étoient telles que je les leur dépeignois ;iln'y
avoit rien de fi jufte que d'aller au fecours de
ces malheureux , qui, dans le fond , étoisnt,
difoient-1ils , leurs frères , leurs femblables,
Le plus rufé comme le plus lâche de ia
troupe , ne prenant de mon difconrs que
ce qui intérefloit fa cupidité, ajouta, pour
les autres , qu'il étoit trop probable que les
Caffres avoient déjà dépouillé ie Vaifleau & en
avoient enlevé ce qu'il y avoit de meilleur;
qu'on n'y trouveroit peut-être rien, ou fi peu
de chofe qu'on n'en rapportercit pas de quoi
compenfer les frais & les ifques d'un pareil
voyage; & qu'ils laïfleroient , pendant jeur
abfence , leurs femmes & leurs enfans expofés
à être maffacrés par les Caffres,
Je fentois intérieurement qu'il n’y avoit rien
qui püt les tenter dans cette expédition: ils
ne pouvoient enlever beaucoup de beftiaux aux
ennernis ; Car, après sen être partagé plus de
vingt-mille depuis Fe commencement des hofti-
htés , il ne devoit pas en refter beaucoup à
ces Sauvages, qui, pour conferver ceux qu'ils
avotent réchappés du piilage, les avoient retirée
fort avant dans l'intérieur de leurs terres,
298 VOYAGE |
Je fis tous mes efforts pour combattre leg
raifonnemens de cet homme, & lui dis aflez de.
fois qu'il oublioit fur toutes chofes les malheu-
reux pour quijétois venu folliciter des fecours.
Mais il avoit entrainé fes camarades ; & dès
lors aucun d'eux ne montra le moindre penchant
a me feconder. Nayant plus à compter fur des
profits, il ne failoit plus compter fur leur
afliitance.
J'aurois vainement tenté plus long-temps de
les ébranier ; je me répandis en imprécations:
Je les menaçai de toute l’'animadverfion du
Gouvernement ; je leur fouhaitai des nuées de
Cafires autour de leur habitation ; &, dans la
crainte que leur exemple n'influât jufques fur
les miens, parmi lefquels j'en trouvois quelques-
uns qu'un peu d'obéiffance & d'amitié atta-
choit encore à ma perfonne , je m’éloignai fur
le champ, & me remis en route.
J'avois remarqué qu'ils étoient renforcés par
une troupe affez nombreufe de Métis Hotten-
tots ; cette première efpèce eft courageufe ;
entreprenante , tient plus. du Blanc que du
Hottentot , qu'il regarde au-deflous de lui ; ils
avoient toujours été les premiers à marcher
EN AFRIQUE. 299
contre les Caffres, & s’étoient fignalés dans toutes
les rencontres. Cela me fit naître l'idée de laïfier
en arrière trois de mes gens , avec ordre de
fe faufiler parmi eux , & de faire en forte d'en
engager quelques-uns à me fuivre , fur-tont
ceux qui connoiïfloient le Pays & la langue des
Caffres ; je les inftruifis comme il faut, avant
de les laiffer partir ; &, voulant me rendre au-
de là de la rivière X/ein-Vis , je la leur affignai
pour rendez-vous. J'y arrivai, en trois heures
de temps, par de très-mauvais chemins , & je
fis halte après l'avoir traverfée. Il fallut y
coucher pour attendre Îe retour de mes gens,
& des nouvelles du fuccés de leur négociation;
Javois vu quelques empreintes de Lions ; je
me précautionai contre les furprifes de ces
‘animaux, autant que contre celles des Caffres.
Je n’aurois pas eu beaucoup d'inquiétude fur le
compte de oes derniers, s’il m'eñt été poffible
de trouver un moyen de leur faire favoir que
je n'étois ni de la nation, ni de l'avis, ni
du nombre de leurs perfécuteurs ; maïs ils
pouvoient tomber à limprovifte fur mon camp,
& y caufer bien du dommage , avant que nous
nous fufions expliqués. Cette confdération
306 Vo %x:1'c"r |
m'engagea à choifir, pour cette fois, centré
ma coutume ordinaire , uue élévation dont la
vue s'étendit un peu loin, Jy fis dreffer ma
tente, ranger mes chariots & toutes mes bêtes ;
puis, à quelques pas de |à, je fis conftruire
quelques fauffes huttes ; enfuite nous aliâmes
placer ma tente canonière à une portée de
fufil de ce camp; je la fis mafquer avec des
branches d'arbre, pour qu'elle ne fût point
eperçue ; c'étoit là que je comprois pañer la
nuit avec tous mes gens; par cette manœuvre
je donnois le change à l'ennemi: s’il fe fut en
effet préfenté, croyant me furprendre dans
mon camp, 1l sy feroit à coup für jeté à
corps perdu ; c’eft alors que j'aurois eu le temps
d'arriver fur lui, & de le furprendre à mon tour.
La nuit ne fut pas tranquille. Nos chiens
nous donnèrent beaucoup d'inquiétude, & nous
ne dormimes point.
À la pointe dû jour, je vis arriver de loin mes
trois Hottentots ; ils amenotïent avec eux trois
Etrangers ; l'un nommé Æzrs, fils d'un Blanc
& d'une Hottentote , avoit prefque toujours
vécu parmi les Caffres; il en parloit facilement
Ja Jangue ; quelques verres d'eau de vie d'Or
EN AFRIQUE. 391
léans que J'avois en réferve , meurent bientôt
gagné toute fa confiance , & je lui fis conter
tout ce qu'il favoit fur les affaires préfentes.
Ce qu'il m'apprit me confirma dans l'opinion
que les Caffres , en général , font pacifiques &
tranquilles ; mais 1! m'affura que continuelle-
ment harcelés, volés & maffacrés par les Blancs,
ils s'étoient vus forcés de prendre les armes
pour leur défenfe ; il me dit que les Colons
publicient par-tout que cette Nation étoit
barbare & fanguinaire, afin de juftifier les vols
& les atrocités qu'ils commettoient journelle-
ment contre elle, & qu'ils tâchoient de faire
pañler pour repréfaiiles; que , fous prétexte
qu'il leur avoit été enlevé quelques beftianx,
ils avoient fans diftin@ion d'âge & de fexe exter-
miné des :Hordes entières de Cafifres, dérobé
tous leurs Bœufs, ravagé leurs campagnes ; que
cette méthode de fe procurer des beftiaux leur
paroïflant plus abrégée que celle d'en élever
eux-mêmes , 1ls eu ufoient avec tant d'indif-
crétion que , depuis un an , ils en avoient partagé
plus de vingt mille , & qu'ils avoient impi-
toyablement maflacré tout ce qui s'étoit pré
fenté pour les défendre, Hans m'aflura avoir
302 “W'or'ator
été témoin d'une anecdote qué je place ici
comme 1} me la raconta. de
Une troupe de Colons venoit de détruire
une bourgade de Cafires ; un jeune enfant d’en-
viron douze ans s'étoit fauvé , & fe tenoit.
caché dans un trou; 1l y fut malheurenfement
découvert par un homme du détachement des
Colons qui, le voulant garder comme Efclave,
l'emmena au camp avec Ii; le Commandant
qui le trouvoit à fon gré , déclara qu'il pré-
tendoit s'en emparer. Celui qui l’avoit prisre-
fufoit obftinément de le rendre; on s'échauffa
des deux côtés; le Commandant alors, outré
de colère , & comme un forcené , courant à
linnocente viétime, crie à l’adverfaire : « Si je
» ne puis l'avoir, il ne fera pas non plus pour
» toi». Âu même inftant, 1l lâche un coup
de fufil dans la poitrine du jeune enfant qui
tombe mort.
J'appris encore que plufeurs fois pour s’a+
mufer , ces fcélérats avoient placé leurs pri-
fonniers à me certaine diftance , & difputoient
d’adrefle entr'eux à qui tireroit le mieux au
blanc. Je ne tariroïis pas fi je voulois rapporter
en détail les atrocités révoltantes qu'on fe
EN AFRIQUE. 393
permet chaque jout contre ces malheureux Saw
vages fans protetions & fans appui. Des con-
fidérations particulières & de puiffans motifs me
ferment la bouche ; &, d’ailleurs, qu’eft-ce que
la réclamation d'un Particulier fenfible contre
le defpotifme & la force ? II faut gémir & favoir
fe taire. J'en dis afez pour faire connoître ce
que font les Colons dans cette partie de l'Afri-
que, que l'inertie du Gouvernement abandonne
a leur propres excès , & craindroit même de
punir. C'eft là que fe commettent toutes Îles
horreurs inventées par l'enfer; c'eft dans un
Etat républicain qui fe diftingue plus qu'an-
cun autre par la fimplicité de fes mœurs &
fon efprit philantropique , c’eft à que l'iniquité
Ja plus coupable demeure impunie, parce qu'on
ne daigne pas étendre fes regards au-del4 des
objets dont on eft environné. Si quelquefois
le Gouverneur reçoit quelques nouvelles de
ces déportemens affreux , la diftance , le temps
qu'il faut pour qu'elles arrivent jufqu'à lui
d’autres raifons peut-être qu'il eff prudent de
ne point approfondir , les amènent à la Ville
tellement déguifées ou dénaturées qu’elles font
à peine le fujet des converfations du jour.
304 VOYAGE
Un Colon arrive de deux cents lieués loir;
_ il fe plaint au Gouverneur que les Cañres lui
ont enlevé tous fes beftiaux ; il demande ‘un
Commando, c'eft-à-dire la permiffion d’aller avec
le fecours de fes voifins reprendre le vol qu’on
Jui a fait. Le Gouverneur ne préfume pas la
rufe , ou feint de n’y rien comprendre; il adhère
à tous les faits expofés dans la requête qu'on
lui met fous les yeux; il ne voit rien que d’'é-
quiiable dans la demande de l'impofteur ; les
informations préalables exigeroient de trop longs
dGlais ; elles feroient pénibles, embärrafantes.
Une permiffion eff fi facile à éonner elle coûte
f peu! c’eft un mot! On écrit ce mot fatal;
& l'on ne fe doute pas qu'il eft l’arrèt de mort
d'un mallier de Sauvages qui n'ont ni la même
défente ni les mêmes reflources, Le monftre
qui trompe ainf la religion du Gouverneur s'en
retourne fatisfait au milieu des complices de
fa cupidité , & donne a fon Commando toute
lextenfion qui convient à fes intérêts, C’eft un
nouveau mafñacre qui n'eft que ie fignal de plu-
ficurs autres boucheries ; car, f les Caffres ont
eu l’andace de récupérer par force ou par
adrefle les beftiaux qu’on leur avoit enlevés ,
en
tN AFRIQUE. 30$
en Yertu de cet ordre qui vient d'être furpris
au Gouvernement , & qui n'aura de fin que
lorfqu'il n'y aura plus de viétimes, à quel affreux
garnage les Colons ne fe livrent-ils pas !
C'eft ainfi qu'a continué cette guerre , ou
plutôt ce brigandage, pendant tout le temps de
mon féjour en Afrique. Ce ne font point des
fpéculations de commerce, n1 l'amour d'aucun
fervice qui m'ont conduit au Cap ; l'impulfion
feule de mon caräftère , & le défir de con-
noitre des chofes nouvelles ont dirigé mes pas
dans cette partie du monde. Fyÿ fuis arrivé libre
& dans toute l'indépendance du génie. Je fuis
plus familiarifé avec l'intérieur du Pays & les
Nations Etrangères qui l'habitent qu'avec au
cune des Colonies du Cap, & le Cap lui-même
que je n'ai guères Connu que dans mes retours.
Nul intérêt perfonnel ne me fera foupçonner
de partialité. Mais j'ai vu que, par toute forte
de raifons , l'œil prévoyant de la Politique s’eft
ouvert trop tard fur les établiffemens qui fe
font éloignés & s’éloignent encore tous les jours
de la Métropole ; j'ai vu que toute l'autorité
d'un Gouverneur ne s'étend pas aflez loin poux
arrêter juiques dans leur fource les défordres
"Tome: . 12
e-
306 0. Y À GE;
affreux qui fe perpétuent & fe-multiplient dans
l'intérieur du Pays. S'il arrivoit que, continuelle-
ment vexés , les Caïfres fiflent jamais caufe com-
mune avec les Nations voifines qui commencent
aufli à fe plaindre des Colonies , leur réunion
cauferoit certainement les plus grands troubles;
& qui fait à quel point s’arrèteroit une femblable
confédération qui auroit en mème temps des
droits imprefcriptibles à défendre, & d’ancien-
nes injures à venger. Le Gouvernement a plus
d'un moyen de prévenir ces malheurs; mais 1l eft
temps de les mettre en œuvre ; le danger croit
par le retard. N'eft-il pas arrivé qu'un Gouver-
neur ,inftruit un jour d’une vexation cruelle
exercée contre les Sauvages, fit vainement
fommer celui qui en étoit l’Auteur de venir
au Cap rendre compte de fa conduite? Le
coupable ne daïgna pas même répondre à l’ordre
qu'on lui fgnifia; il continua de plus en plus à
tourmenter & à piller comme il l'avoit toujours
fait, & fa défobéiffance n’eut aucune fuite &
fut même bientôt oubliée. L
Un jour que je m’entretenois de ces abus
avec quelques Colons , plufieurs d'entreux me
dirent qu'ils avoient plus d’une fois reçu de
æ
| EN AFRIQUE. 307
pareils ordres du Gouverneur auxquels ils ne
failoient aucune attention. Je mis un peu
trop de chaleur dans cette difpute , & leur
répartis que J'étois étonné que , dans ces cir-
conftances , le Gouverneur ne fit pas accompa-
gner fes ordres par un détachement qui, en
cas de refus, enlèveroit le coupable, & le con-
duiroit fous bonne efcorte à la Ville: « Savez-
» vous bien , me dit l’un d'eux , ce qui réful-
# teroit d'une pareille tentative ? Nous ferions
» tous dansun moment affemblés, nous tuerions
# la moitié de fes Soldats, nous les falerions
» & les renverrions par ceux qu'on auroit épar-
» gnés,avec menaces d'en faire autant de qui-
» conque oferoit fe préfenter dans la fuite».
Telle fut fa réponfe, à laquelle je n’aurois trouvé
pour le moment qu'une réplique inutile. Un
_ Peuple de ce cara@tère ne fera jamais facile à
traiter; 1l faudra bien de la foupleffe pour le ré-
duire. Je neregarde pas comme impoñible qu'un
jour fecouant tout-à-fait le joug , il ne fañle
peut-être la loi au chef-lieu de la Colomie , &
ce jour arrivera lorfqu’en homme de tête ,s'em-
parant de la confiance & des efprits de la mul-
titude , viendra leur offrir , fous. des couleurs
Vi
308 VOYAGE
féduifantes, l'image de l'indépendance & de 14
Bberté. Ils ne fentent que trop déjà la facilité
de l'entreprife, & les avantages du fuccès; il
ne faudroit que leur rapeler qu'ils font environ
dix mille, tous chafleurs , déterminés & adroits;
que chaque coup qu'ils tirent eft la mort ; que
fans peine & fans aucuns rifques ; 1ls peuvent
battre & détruire toutes les forces que le Gou-
vernement voudroit leur oppofer ; que l’abon-
dance les attend au moment où ils méconnoitront
les loix gênantes & fouvent tyranniques du
Gouvernement, qui s'oppofent à tout genre de
profpérité particulière; que, placés dans un
fuperbe climat , poffeffeurs des plus belles terres, |
& des plus beaux bois du Pays, abondamment
fournis de gibier de toute efpèce , ils peuvent,
en ajoutant à tous ces avantages celui de Îa
culture des terres & la multiplication des trou
peaux, fe procurer de la première main toutes
les refflources des échanges ; qu’au moyen des.
ports & des rades qui bordent par-tout leur
territoire, il ne tient qu'a eux d'attirer l'in-
duftrie étrangère , d’'angmenter leur population,
leurs richeffes & tous les agrémens d'un com-
merce extérieur &très-étendu, Le gouvernement
EN AFRIQUE. 309
du Cap n'en eft pas à fentir pour la première
fois toute l'importance de ces réflexions, 8
c'eft là, peut-être , une des plus juftes caufes
de fon indolence apparente fur la conduite
des Colons. Il connoït le génie & le caraétère
de ces hommes robuftes prefque tous élevés au
milieu des bois. On les ménageoit d'autant plus,
lors de mon féjour , qu’on fe repofoit fur leurs
fecours puiffans du fort de la Ville entière, sil
fût arrivé que les Anglois, dans la guerre de
1781, fe fuflent préfentés , comme on s’y at-
tendoit, pour y faire une defcente. Un dernier
trait fera connoître à quel point on avoit droit
de compter fur eux: dans une alarme mal à
propos répandue , en moins. de vingt-quatre
heures, on en vit arriver mille à douze cents,
qui alloïient être fuivis de tous les autres, fi
lon n’avoit donné contre - ordre.
J'aurois induit dans une grande erreur, fi.
lon s’imaginoit d'après ce que je viens de dire,
que ces Colons font tous autant de Céfars ;
ils s'en faut de beaucoup , & cela ne sac-
corderoit guères avec les détails dont j'ai rendu
compte plus haut, en parlant de leur guerre
attuelle avec les Gens & de leurs poffef-
Vi
310 "Voricr
fions de toutes parts, abandonnées & défertes:
Nés la plupart dans les rochers, une éducation
groffière & fauvage en a fait des Colofes
pour la force; habitués dès leur tendre jeu-
nefle à épier & à furprendre les animaux monf-
trueux de l'Afrique , ils ne font abfolument
bons que pour un premier coup de main, ou
pour réuflir dans une embufcade; ils ne tien-
éroient poinf à découvert en rafe campagne,
& né reviendroient certainement pas à la
charge ; ils ne connoiffent point le courage par
le côté qui fait honneur , mais par celui que
donne l'unique fentiment & fa force ou defon
adrefle | & , fi l'on fe rappelle mon aventure
avec eux dans la baïe de Saldanha , on peut
juger qu'elle cadre à merveille avec ce que
jen dis auellemement. [1 n’en eft pas ainfi
de la plupart des femmes. Courageufes avec ré-
flexion , leur fang-froid ne connoït point d’obf-
tacles ni de périis; non moins habiles à ma-
nier un Cheval & à faire le coup de fufil
que leurs maris , elles font autant infatigables
qu'eux , & ne reculeront pas à la vue du Paie
ger : ce font de vraies Amazones.
J'ai connu une veuve qui gouvernoit clte-
EN) AFRIQUE. 411
même fon habitation; lorfque les bêtes féro-
ces venoient alarmer fes troupeaux, elle mon-
toit à Cheval, les pourfuivoit à outrance &
ne quittoit jamais prife qu'elle ne les eût ou
tuées ou obligées d'abandonner fon canton.
Dans un de mes Voyages, deux ans plus
tard, aux pays des grands Namaquois, j'ai vu
fur une habitation très-ifolée , une fille de
Vingt-un ans qui accompaonoit toujours fon père
a Cheval, lorfqu'il fe mettoit en campagne à
la tête de fes gens, pour repouffer les Boffif-
mans qui venoient les inquiéter ; elle bravoit
leurs flèches empoifonnées , les pourfuivoit
avec acharnement , les gagnoiïr à la courfe, &
les fufilloit fans pitié.
Les Annales du Cap font mention d’un grand
nombre de femmes qui fe font diftinguées par
des actions d’'intrépidité , faites pour honorer
le plus déterminé des hommes.
On sy entretenoit encore lors de mon ar-
rivée, de la tragique aventure d'une veuve
qui vivoit fur une habitation très-reculée,,
avec fes deux fils, dont l'aîné avoit dix-neuf
ans. Dans une nuit obfcure, elle & toute fa
maifon fut réveillée par les piétinemens & les
V iv
312 VOYAGE
beuglemens fourds de fes bêtes à cornes , qui
étoient enfermées non loin de là dans un parc.
On vole aux armes, on court au brin: c'é-
toit un Lion; il avoit franchi Pentourage ,
& faifoit parmi les Bœufs, un affreux dégât ;
il ne falloit pour arrêter fa fureur ; qu’entrer
dans le parc, inveftir le féroce animal, & le
tuer. Aucun des efclaves & des Hottentots
de cette femme n’avoit affez de courage; fes
deux fils mème n'ofèrent s’y préfenter. Cette
veuve intrépide , entre feule , armée de fon
fufl, & pénétrant au milieu du défordre ,
jufques fur le Lion que lobfcurité de la
nuit lui laifloit à peine entrevoir ; elle lui
lâche fon coup ; malheureufement l'animal
n'étant que blefñfé , s’élance fur elle avec fu-
reur & la terrafle. Aux cris de cette pauvre
mère, fes deux enfans accourent ; ils trou-
vent le terrible Lion attaché fur fa proie ;
furieux , défefpérés , ils fondent fur lui, &
l'égorgent trop tard fur le corps enfanglanté
de leur mère. Outre les bleflures profondes
qu'elle avoit reçues à la gorge & en différentes
parties du corps, le Lion lui avoit coupé une
nain au-deffus du poignet, & l’avoit dévorée ;
EN AFRIQUE. 313
tous les fecours furent inutiles, & cette nuit
même , elle expira au milieu des douleurs, &
des vains regrets de fes enfans, & de es
efclaves affemblés.
On a vu que Hans m'avoit donné fur [a
Caffrerie tous Îcs éclairciflemens que je lui
avoit demandés ; il m'avoit appris que le ter-
rein fur lequel je me trouvois attuellement,
étoit de la domination d’un puiffant Seigneur
qui faifoit fa réfidence à trente lieues de nous,
plus du côté du Nord, & qu'il fe nommoit le
Roi FAROO ; 1] me confeilloit de pénétrer
juiqu'a lni, m'aflurant que je n’avois rien à
craindre , aucun rifque à courir; 1l me difoit
‘au contraire que ces pauvres peuples me ver-
soient avec plaifir, dans l'efpérance que de
retour au Cap, le récit de ce que j'aurois vu
touchant leurs mœurs, leur caraéière & leur
façon de vivre effaceroient les mauvaifes im-
preffions que donnoient d'eux par-tout les
Colons qui ne pouvoient les fouffrir; qu’on
leur laifleroit peut-être à la fin leur tran-
quilhté , le feul bien qu'ils demandaflent aux
Blancs.
Au premier coup-d'aœxl, ce raifonnement
314 VOYAGE
étoit fpécieux , féduifanr ; je fentois vive:
ment tous les avantages que je pouvois tirer de
l'exécution d’un femblable projet. J'étois entrai-
né ..... Mais d’un autre côté fi par trop d'im-
prudence ou de confiance , Jallois perdre en
un moment tout le fruit de mon Voyage ; s’il
arrivoit que je fufle maflacré , cette démarche
pouvoit pañler pour le comble de la déraifon
& de l'exiravagance ; je connoiïflois l'humeur
vive & remuante des bâtards des Blancs & des
Hottentots; je voyois pour la première fois
celui-ci, de auoi pouvoit-il être capable ? Je
l'ignorois ; l’'appât d’un verre d'eau de vie ve-
noit d'en faire un traître, 1l étoit ami des
Caffres , il avoit pañlé une partie de fes jours
avec eux, il fortoit alors. d’une retraite fuf-
pee à mes regards & n'étoit là peut-être
que pour obferver les mouvemens des Co-
lons , & les trahir eux mêmes. N'étoit-1l pas
pofible qu'il eût aufi l'intention de me facri-
fier, afin de partager mes dépouilles avec
“les Caffres, & de fe faire auprès d'eux un
mérite de m'avoir fait tomber dans le piége?
Après avoir pefé long-temps fur ces ré-
flexions, agité par mille idées contraires, &
EN AFRIQUE. 315
hors d'état de prendre un parti pour moi-
mème, je m'arrêtai tout d'un coup à un plan
plus facile & plus fage. Je me ménageois par
ce moyen un peu de temps, pour me livrer
a de nouvelles réflexions , & m'éclaircir da-
Vantage fans compromettre & ma fortune &
ma perfonne; j'imaginai de faire une députa-
tionau Roï Faroo, & fur la première ouver-
ture que j'en fis à Hans, il accepta la com-
miflion fans balañcer; quoique cette corduite
me parût d'un aflez bon augure , j'étois bien
réfolu cependant de prendre mes füretés; ce
jeune Métis me promit d'engager deux ou
trois de fes amis , à faire le voyage avec lui;
je lui donnaï deux de mes plus fidèles Hotten-
tots, Adams & Slanger ; ils devoient rendre
compte à ce Roi de tout ce que j'avois fait
depuis onze mois, que j'avois quitté le Cap;
afin qu'il fût en état de juger que la curiofité
{eule , me conduifoit dans fes Etats, je char-
geai mes Meffagers de ui dire que , né dans
un autre monde, Etranger fur-tout dans les
lieux où je me trouvois a@uellement, je n’é-
tois, en aucune façon , ni l'ami ni le com-
plice des Colons qui lui faifoient la guerre ;
X
316 VO Y A GE
que je ne vivois pas même avec eux; que je
défapprouvois hautement leur conduite , qu’en
un mot, il pouvoit être afluré qu'aufi long-
temps que je refterois dans fon Pays , 1l n’au-
roit nul fujet de s'inquiéter de mes mouve-
mens & de mes démarches, puifqu'ils ne ten-
doient qu’à un but unique & bien innocent;
celui de me procurer les objets relatifs à mes
goûts , ainfi qua mes études, & que loin
d'apporter le ravage & la crainte dans fes
poflefñions ,; j'y faifirois au contraire toutes
les occafons d’être utile à fes fujets, à lui-
même, comme je l’avois été à plufieurs Hordes
de Hottentots , qui ne fufpeétoient ni ma foi,
ni mes fervices ; J'ajoutai que le Gouverne-
ment du Cap, à qui je rendroïs un compte
fidèle de tout ce qui s'étoit pañlé fous mes
yeux, s’emprefferoit de rétablir le calme dans
fon Pays & la bonne harmonie entre [ui &
les Colons. |
Après avoir ainfi endoftriné mes députés,
fur-tout ceux de mon camp, à qui je recom-
mandois le plus grand fecret fur quelques
autres particularités, dont je les fis feuls dé-
pofitaires, telles, par exemple, que la cons
EN AFRIQUE. 317
dition éxprefle d'amener avec eux quelques
Caffres , afin de juger du degré de confiance
qu'ils auroient ‘en moi , & de voir jufqu’à quel
point je pourrois leur accorder la mienne,
je leur remis quelques préfens pour le Prince,
& les congédiai; ils me promirent de fe ren-
dre bientôt à Koks-Kraal, où je devois les
attendre ; chacun d'eux fit fes provifions : ils
partirent.
Je me mis moi même en route dans la ma-
tinée ; après trois heures de marche , nous
trouvâmes les bords du Groot-Vis Rivier; la
chaleur étoit excefive ; la terre , de tous côtés
couverte de gros cailloux roulés, rendoit le
chemin fort pénible pour les Bœufs; nous
cotoyions toujours les bords de la rivère; à
trois cents pas de fon cours , la fatigue nous
força de nous arrêter ; il n'étoit encore que
quatre heures du foir. Tandis qu’on faifoit les
préparatifs ordinaires pour fe procurer une
nuit tranquille , je regagnai , en me prome-
nant , le rivage. Non loin de là, j'aperçus les
reftes d'un Kraal de Cafires , & je fus curieux
de l'aller vifiter; J'y vis quelques cabanes affez
bien confervées , les autres étoient entièrement
318 VOYAGE
détruites ; maïs un fpeétacle plus trifte, frap-
poit mes regards; je reconnus des offemens
humains ; leur vétuflé me fit croire qu'ils
provenoient des malheureux dont les Colons
avoient fait leurs premières vitimes, & que
cette expédition datoit des commencemens
de cette injufte guerre. |
La nuit du 10 s’écoula tranquillement ; à
la vérité quelques Hiennes rôdèrent autour de
nous; mais habitués à leurs manéges, nous
nous en inquiétâmes fort peu. Le matin , mes
Hottentots qui revenoient de faire la provifion
d'eau, mavertirent qu'ils avoient vu des em-
preintes toutes fraiches de Coudoux & d'Hip-
popotames; nos provifions touchoient à leur
fin ; le temps étoit favorable. Je réfolus de
donner cette journée à la chaffe.
Mes gens fe répandirent fur les bords de
la rivière, pour tâcher de découvrir le lieu
précis où fe tenoient les Hippopotames ; moi,
je pris d'un autre côté, dans l’efpérance de
trouver des Coudoux ou d’autre gibier ; je ne
vis que des Gazelles de parade, & des trou-
pes d'Autruches; j'étois à pied; il ny avoit
aul moyen de les approcher; je commençois
EN AFRIQUE. 319
à Craindre que toutes la journée ne fe pañlàt
en contemplations & en courfes; j'avois ar-
penté & battu bien du pays, lorfque tout-à-
coup dans une plaine dont l'herbe étoit haute
& qui portoit quelques arbriffleaux, j’aperçus
un grouppe de fept Coudoux,; ils ne me virent
point heureufement; j’'approchai avec précau-
tion fuivi d’un homme que j'avois mené avec
moi; lorfque nous fûmes à deux cents pas,
je lui dis de tirer le premier; plus für d’at-
teindre ces animaux à la courfe, je voulois
réferver mon coup pour ce moment plus dou-
teux ; 1l tira & les mit tous en fuite, comme
je m'y étois attendu ; par un bonheur étrange,
ils vinrent pañler à trente pas de moi ; je
jetai bas le feul mâle qui füt dans la troupe;
mon Hottentot eut beau me foutenir que c’é-
toit le même qu'il avoit vifé , nous ne lui
trouvâmes qu'une feule bleffure , & qu’une
feule balle. Nous le couvrimes de quelques
branchages. Après avoir attaché mon mou-
choir au bout d’une perche, & fiché en terre
cet -épouventail pour écarter les bêtes féroces,
nous nous mimes à la pourfuite des autres
Coudoux , parce que le mâle étant tué, j'étois
320 VOYAGE
certain que les femelles n'iroient pas loin;
nous aperçümes des traces de fang qui dé-
notoient que l’une d'elles avoit été touchée ;
à quatre cents pas en effet, nous la trouvâmes
qui rendoit les derniers foupirs ; mon Hotten-
tot à qui Javois reproché fa mal-adrefle, pa-
roifloit flatté de la rencontre; mais il avoit
tiré le mâle, & c'eft par hafard qu'il avoit
touché cette femelle. Nous la déporillèmes,
elle fut vidée ; par ce moyen nous pou-
vions à nous deux, n'étant pas fort éloignés
du mâle, la tranfporter jufques-là. Nous étions
vraiment haraflés de fatigue, & l'appétit com-
mençoit à fe faire fentir. Nous allumames
quelques branchages, & fimes cuire le foie
fur des charbons. Je ne fais fi ce fut l'effet de
la faim ou de la délicatefle du mets; je me
rappelle que fans autre affaïiflonnement, fans
pain (il y avoit Iong-temps que je n’en man-
geois plus ), je ne pouvois m'en rafafier , &
que c'eft là un des plus délicieux repas que
j'aie fait de ma vie ; nous attachâmes enfuite
les quatre pieds de lanimal , & avec une
perche nous le portâmes fur les épaules, à
côté du premier que nous avions tué. Mon
Hottentot
EN AFRIQUE 321
Hottentot fe détacha , pour me ramener deux
chevaux & quelques - uns de fes camarades;
notre chale fut enlevée & conduite au Camp.
Dans un inftant on remplit les marmites ; on
fit cuire des grillades fur des charbons ardens ;
en moins de deux heures les trois quarts de
notre viande difparut. e
Le Hottentot eft gourmand, tant qu'il a
des proviñons en abondance ; mais aufli dans
la difette il fe contente de peu; je le com-
pare fous ce rapport à l’'Hienne , ou même à
tous les animaux carnafñers , qui dévorent
toute leur proie dans un inftant, fans fonger
à l'avenir , & qui reftent en effet plufeurs
jours fans trouver de nourriture , & fe con-
tentent de terre glaife , pour appaifer leur faim,
Le Hottentot eft capable de manger , dansun
feul jour, dix à douze livres de viande ;
& dans une autre circonftance défavorable,
quelques fauterelles, un rayon de miel, fou.
vent aufli un morceau de cuir de fes fandales,
fufifent à fes befoins preflans ; je n'ai ja-
mais pu parvenir à faire comprendre aux
miens, quil étoit fage de réferver quelques
alimens pour le lendemain; non-feulement ils
Tome I. | X
322 * WLO YA GE :
mangent tout ce qu'ils peuvent, mais îils dif-
tribuent le fuperflu aux furvenans; la fuite
de cette prodigalité ne les inquiète en aucune
façon. « ON CHASSERA, difent:ils. .... OU
» L'ON DORMIRA ». Dormir eft pour eux
une reflource, qui les fert au befoin; je n'ai
jamais pafle dans des contrées äpres & ftériles
où le gibier eft rare, que je n’aye trouvé des
Hordes entières de Sauvages endormis dans
leurs Kraals ; indice trop certain de leur po-
fition miférable ; maïs ce qui furprendra beau
coup ,; & que je n'avance que fur des obfer-
vation vingt fois répétées , c’eft qu'ils com-
mandent au fommeil, & trompent, à leur gré
le plus puiffant befoin de Ïa nature. Il eft pour-
tant des momens de veiile au-deflus de leuts
forces & de l'habitude. Ils emploient alors un
autre expédient non moins étrange, & qui,
pour n'infpirer nulle croyance , ne ceflera pas
d’être un fait inconteftable & fans réplique ;
je les ai vus fe ferrer l'eftomach avec une
courroie ; ils diminuent ainfi leur faim, la fup-
portent pluslong-temps , & l'afluuviffent avec
bien peu de chofes, Ce plaifant moyen des
ligatures eft encore chez eux un remède géné-
[
EN AFRTQUE. 323
ral qu'ils appliquent à tous les maux. Ils
bandent avec force leur tête ou toute autre
partie fouffrante , & penfent qu'en gênant le
mal , ils obligent à fuir. J'ai été plus d’une
fois préfent à de pareilles opérations ; après
qu'elles étoient achevées au défir da malade,
je le voyois fe calmer, répondre plus facile-
ment à mes queftions affetueufes & m’aflurer
qu'il éprouvoit du foulagement ; quelque bi-
‘zarre que paroifle cette coutume , elle ne
feroit pas auf généralement adoptée par ces
peuples, fi elle ne répondoit point à la haute
idée qu'ils en ont.
Ceux de mes Hottentots que j'avois eñvoyés à
la découverte de l'Hippopotame , furent bien-
tôt de retour & magpprirent qu'en côtoyant
la rivière, ils en avotent reconnu un dans un
endroit tellement couvert de rofeaux, qu'ils
ne leur avoit pas été pofhble d'arriver juf-
qu'à l'eau pour l'examiner de plus près; mais
que chaque fois qu'il s’étoit élevé pour ref-
pirer, ils l’avoient diftin@tement entendu; qu’en
vain ils avoient tiré pluñeurs coups de fuñl
pour leffaroucher & l'obliger à changer de
place; qu'il étoit probable que le lendemain
X 1j
324 VOYAGE
il choïfroïit un autre endroit plus favorable
a nos deffeins ; ils avoient aufli rencontré une
vingtaine de Bufles , & n’en avoient pas tué
un feul.
Le jour fuivant, 11 du mois, nous fûmes
vifités, pendant la nuit, par des Lions, des
Hiennes & des Jakals; ils nous tinrent fur
le qui vive , jufqu’à deux heures du matin. La
fumée de toutes nos orillades & de nos vian-
des fraiches les avoient fans doute attirés ;
nous eûmes beaucoup de peine à contenir
nos Chevaux , entrautres celui que javois
acheté de M. Mulder , au canton d’Auteniquois.
Aux cris des bêtes féroces, la frayeur s’étoit
emparée de ce jeune animal, à tel point que
nous fûmes obligés de lui mettre des entraves
aux quatre jambes & double longe à la tête,
pour l'empêcher de fe détruire lui-même ; le jour
ramena la tranquillité. Nous continuämes la
difletion de nos Coudoux ; après quoi l'on
plia bagage.
J'avois envoyé la veille , un Hottentot re-
connoître Koks-Kraal; c’étoit le rendez-vous
où jétois convenu d'attendre mes députés ;
il n'y avoit que trois jours qu'ils étoient
EN AFRIQUE. 325
partis; je ne devois pas efpérer de Îles revoir
de fi tôt ; cette nouvelle retraite pouvoit donc
m'offrir un nouveau plan de vie, & c'eft là
que j'allois fonder pour quelque temps mon
petit Empire, fi des nouvelles fâcheufes ou
quelque malheur ne forçoient pas mes dépu-
tés à fe replier fur moi ; cependant , je n’a-
vois pas de temps à perdre , & les précau-
tions, toujours plus indifpenfables dont tou-
tes Les circontances me faifoient une loi très-
févère , m'engageoient aflez à me hâter. Sur
le rapport de mon Comtmifhionnaire , je Jugeai
que nous camperions Commodément dans
Foks-Kraal , & le premier afpeét de ce
beau lieu ne trompa point mon attente. Je
m'y rendis en trois heures. Nous trouvâmes
une enceinte d'environ cinquante pieds en
quarré formée par une haie fèche de bran-
ches d'arbres & d'épines; elle étoit un peu
dégradée dans quelques endroits ; maïs fa
reffauration fut à peine l'ouvrage d'un jour.
C'étoit , pour abriter nos beftiaux , une décou-
verte d'autant plus heureufe que cette en-
ceiïñte dominoit prefque tous les environs;
d'un côté l’on découvroit la rivière dont nous
X ü}
“
326 VOYAGE
n'étions éloignés que de trois ou quatre cents
pas. Les bêtes féroces n'étoient pas l'objet de
mes plus grandes inquiétudes; je fongeois davan-
tage à me garantir des Caffres, répandus dans
le Pays. Ne fachant point les démarches paci-
fiques que je tentois auprès d’un de leurs Rois,
& les Caffres n'ayant aucune connoiffance de ma
façon de penfer fur leur compte , ils pou-
voient venir à toute heure m'infulter & m’at-
taquer dans mon camp , &, ce que je redou-
tois le plus, c’étoit celui même entre les
mains de qui j'avois remis les conditions de
mon ambaffade. Inftruit par fes propres yeux
du nombre des gens qui reftoient avec moi,
de mes forces comme de ma foiblefle, inf
truit, par mes propres aveux , de mes réfolu-
tions & de la place aflignée pour nous re-
joindre, il étot en fon pouvoir ou de cor-
rompre ceux de mes gens qui l'accompagnoient
ou de les trahir & de les affafliner en che-
min; qui l'empéchoit alors de cacher fa mar-
che & de venir, à la tête d’un parti nom-
breux, fondre inopinément fur moi &, par
un de ces coups de main trop ufités dans
la guerre, m'effacer tout a-coup de la lifte des
É NE D HR I QU E. 327
vivans ? Je ne cacherai point à mes Leteurs,
qu'avec le projet bien formé de vendre chè-
rement ma vie, mes terreurs augmentoient en
proportions des fois que je prenois chaque
jour pour ma défenfe; mais à mefure que le
moment du départ de ces Envoyés s’éloignoit ,
ma tête fe tranquilifoit un peu ; une longue
abfence diminuoit le péril, & je finis par me
familiarifer avec ces triftes idées.
J'avois ordonné de drefler ma grande tente,
en dehors , à l’une des extrémités du parc ; je
la fis entourer de cabanes pofiches , pour
donner le change à l'ennemi, comme on l'a-
voit effayé au Klyn-Vis-Rivier. À l'extrémité
de ce parc , oppofée à ma tente & dans un de
fes angles , nous pratiquâmes une féparation
pour mes Chevaux , une autre pour mes Mou-
tons & Chèvres ; près de là je plaçai ma
petite tente, & je me propofois d'y cou-
cher ; nous exhauffâmes tellement tout l'entou-
rage du parc avec des arbres épineux, qu’il
étoit impofñhble qu'aucun animal féroce pat le
franchir ; par ce moyen mes troupeaux fe
trouvoient en füreté dans ce quatré d'envi-
ron quarante pas fufh{amment libre & com-
X 1Y
328 VOYAGE
mode. Cette efpèce de fort pouvoit même au
befoin , me fervir de retraite pour moi & les
miens , & de là nous euflions bravé deux mulle
Caffres.
Ces arrangemens fatisfirent tous mes com-
compagnons , encore plus inquiets que leur
chef , & je les vis peu à peu reprendre leur
gaité naturelle; nous ne négligions pas pour
cela les accefloires d’ufage ; aux approches de
Ja nuit, à cinquante pas de chacune des faces
du parc , nous faifions de grands feux, pour
écarter les Lions & les Hiennes; nous en al-
lumions d’autres encore auprès de nous , afin
d'augmenter mes fûretés; toutes ces difpof-
tions réuflirent à merveille ; je repris mes occu-
pations ordinaires , & ne refpirai plus que pour
la chafle. Dès le premier agrès-diné, j'avois
vu des volées de Perroqueïs traverfer les airs,
pour aller s’abattre & boire à la rivière ; Je
les obfervai & parvins à en tuer un. C’étoit
une efpèce nouvelle & qui n'a pas été dé-
crite. Sa taille approche de celle du Perro-
quet cendré de Guinée ; fa couleur générale
eft le vert de plufieurs nuances; mais fur
chaque jambe & fur le poignet de l'aile, il
! EN AFRIQUE. 329
porte une belle couleur aurore : j'en parle
amplement dans mes defcriptions d'Oifeaux.
Nous étions aufli vifités en plein jour par
des troupes confidérables de Bavians, Singes
de la même efpèce que mon ami Keës ; ces
animaux étonnés de voir tant de monde, l'é-
toient encore plus de reconnoitre un des leurs
paifñible au milieu de nous, & qui leur répon-
doit en bon langage. Un jour 1ls defcendirent
d’une colline que nous avions à côté de notre
camp; en moins d'une demi-heure, plus d’une
centaine nous entourèrent avec curiofité ; ils
répétoient fans cefle, Gou-a.cou, Gou-a-cou. La
voix de Keës les enhardiffoit. Il y en avoit dans
le nombre de beaucoup plus grands les uns
que les autres ; mais ils étoient tous de la
même efpèce ; 1ls fe perdoient en démonftra-
tions & gambades quon effayeroit en vain
de décrire. On fe tromperoit s'ils étoient jugés
d'après ces Singes abâtardis qui languiffent en
Europe dans l'efclavage, la crainte & l'ennui,
ou périflent étonflés par les carefles de nos
femmes , ou même empoifonnés par leurs
bonbons. Le Ciel épais de nos climats flétrit
leur gaité naturelle & les confume ; ce n'eft
330 Voo Y & GE
plus qu'avec des coups de bâton qu'on les fait
rire.
Mais une fingularité que j'ai eu déjà l’oc-
cafion de remarquer , fixoit mon attention.
Tout en reconnoiïflant fes femblables & leur
répondant, Keès ,que je tenois par la main, ne
voulut jamais les approcher; je le trainois vers
eux ,& ces animaux, qui paroifloient fimple-
ment fe tenir fur leur garde fans témoigner
d'autre crainte, me voyoient arriver avec au-
tant de tranquillité que Keës montroit d'agi-
tation dans fa réfiftance. Tout d’un coup, il
m'échappe, & court fe cacher dans ma tente;
la crainte peut-être qu'ils ne l’entrainaflent
avec eux , étoit la caufe de fon effroi. Il m'é-
toit très-attaché; j'aime à lui faire honneur
de ce fentiment ; les autres Singes conti-
nuoient leurs agaceries, & fembloient s’effor-
cer de gambades & de cris pour m’amufer;
raffafñié de leur tintamarre, & las de ce fpeéta-
cle, je voulus m'en procurer un autre; un
coup de fufñl eut bientôt mis tous mes chiens
à leurs troufles; ce fut un coup-d'œil amu-
fant de voir leur fouplefle & leur légèreté
dans la courfe ; ils fe difpersèrent ; & , fautant de
1£ Sie Ér mmte É emad
EN AFRIQUE. 331
rocher en rocher, ils difparurent plus prompts
que l'éclair.
Le 13 du mois, je fus réveillé de grand
matin par le chant d’un oifeau qui m'étoit in-
connu. Ses tons foutenus & fortement pro-
noncés, ne reflembloient en rien à tout ce
que j'avois jufqu'alors entendu. Ils me paroif-
foient réellement extraordinaires; je me levaï
fur le champ, & j'arrivai fort près de lui fans
qu’il m'eût aperçu ; mais, comme à peine 1l fai-
foit jour, je le vis mal au milieu des branches
touffues de l'arbre fur lequel 1l étoit perché,
& jeus le malheur de le laifler partir. Mais,
a fon vol, je crus reconnoitre le Crapaud-vo-
lant. Je ne m'étois pas trompé ; quelques-jours
plus tard, j'eus occafñon d'en tirer plufeurs
autres.
Cet oifeau eft très-différent du Crapaud-
volant que nous connoïifflons en Europe , &
“qui n'a qu'un cri plaintif aflez femblable à
celui du Crapaud terreftre; ce qui probable-
ment lui en a fait donner le nom; mais celui
d'Afrique a un chant très-articulé qu'il n’eft
pas poflible d'imiter; il le foutient pendant
des heures entières après le coucher du foleil,
332 VOYAGE
quelquefois pendant toute la nuit, & cette
différence , jointe à celle de fa robe, en fait
une efpèce nouvelle.
Je tuai encore plufeurs jolis oifeaux , entr’au-
tres un Barbu d’une très-petite efpèce inconnue,
un Coucou que j'ai nommé le Criard, parce
qu'en effet fon cri perçant fe fait entendre à
une grande diftance; ce cri ou, pour m'ex-
primer plus correétement, ce chant ne reffemble
point à celui de notre Coucou d'Europe, &
fon plumage eft aufli très-cifférent; je trou-
vai encore dans ce Canton beaucoup de ces
Couceus dorés décrits par Buffon, fous le nom
de Coucou ;Vert-doré du Cap. Cet oifeau eft
fans contredit le plus beau de fon genre; le
blanc, le vert & l'or enrichiffent fon plumage;
perché fur l'extrémité des grands arbres, 1l
chante continuellement & dans une modula-
tion variée , ces fyllabes Di Di Dipric aufñ
diftinement que je l’'écris; c’eft pour cette
raifon que je l’avois nommé le Dipric.
Comme je m'amufois ainfi à pourfuivre
quelques petits oifeaux, j'aperçus une volée de
Vautours & de Corbeaux, qui faifoient grand
bruit en tournoyant dans l'air, arrivé prefqu’au-
EN AFRIQUE. 333
deflous d'eux, je vis les reftes d'un Buffle que
des Lions avoient dévoré il n'y avoit peut-être
pas vinset-quatre-heures. Au premier afpeét
du champ dé bataïlle, j’augurai que le combat
avoit été terrible ; tous les environs étoient
battus & labourés; je pouvois compter com-
bien de fois le Buflle avoit été terraflé; je
trouvois çà & là éparfes des touffes de la
crinière des Lions qu'il avoit fans doute ar-
rachées foit avec fes pieds, foit avec fes cornes.
Je n’étois pas éloigné de la rivière, je vis
près de la des pas fraichement imprimés de
deux Hippopotames; je fuivis la trace & re-
connus afément par quel endroit ils avoient
regagné l’eau; je prètois l'oreille inutilement
& nentendis rien; je ne pouvois gagner les
bords de Ja rivière , tant ils étoient ebftrués
& garnis de rofeaux & d’arbrifleaux ; ces
Hippopotames avoient toute facilité pour fe
tenir cachés & s'exempter de faire le plongeon;
J'aurois perdu trop de temps à les attendre;
l'heure du diner approchoit; j'étois à jeun &
fatigué ; mon Crapaud-volant & les autres
oïfeaux mavoient mené fort loin ; dans le
moment ou pour rejoindre mon camp par le
334 V10Y:6r:
plus court chemin , je m’orientois & conful-
tois le Soleil, un coup de fufñl tiré prefqu’à
mon oreille me fit treflaillir , & me caufa
d'autant plus d'épouvante que je m'y atten-
dois moins; ce coup ne pouvoit venir que
de quelqu'un de mes gens ; je courus vers
le côté d’où je l'avois entendu partir, & je
trouvai le plus mauvais de mes chafleurs en
train de brûler ma poudre, Depuis la pointe
du jour il guettoit , me dit-il, un Hippopotame,
& venoit de Île tirer; 1l né doutoit point que
l'animal ne fût tué. Un coup heureux peut
partir d'une main mal-adroite; quoiqu'il fallüt
plus d'un gros quart-d’heure pour voir l'ani-
mal remonter fur l’eau , je réfolus de l’attendre
moi-même & Jenvoyai mon Hottentot cher-
cher du monde, en lui donnant commifflion de
m'apporter quelque nourriture. Après une
heure & demie d'impatience , mes gens arri-
vèrent; mais l’'Hippopotame n'avoit point en-
core reparu; le chaffeur m'afluroit cependant
qu'après avoir tiré fon coup , il F'avoit vu
s'enfoncer dans lean, & qu'en même temps
il avoit remarqué beaucoup d'ébullitions &
plufeurs taches de fang à la furface; il ajou«
EN AFRIQUE. 335
toit que le courant étant très-fort, l'animal
avoit peut-être dérivé entre deux eaux, ce
que je trouvai plus croyable; il partit donc
dans l’efpérance de le rencontrer plus bas;
moi, je regagnai le camp pour y difléquer
les oifeaux que j'avois tués. |
Vers les trois heures après midi, nous fümes
affaillis par un orage terrible, & le tonnère
tomba plufieurs fois fur la forêt qui bordoit
la montagne; un de mes gens revint avec
une Gazellé qu'il avoit tuée, & celui qui
avoit tiré l'Hippopotame arriva fort tard fans
avoir rien vu; on fe moqua beaucoup de lui;
il fut l'objet des farcafmes de mes beaux-
efprits; chacun difoit fon mot : on vouloit
lui perfuader que c'étoit fur un Légouane
qu'il avoit lâché fon coup de fufi (*). Les
plaifanteries faifant infenfiblement place aux
injures, je vis linftant où les épigrammes
alloient fe terminer par un noble combat
aux coups de poings; Je mis fin, par un mot,
à leur verve bilieufe , & contraïgnis les ora.
teurs au filence.
(*) Le Legouane eft une efpèce de gros Lézard aflez
commun dans les rivières d'Afrique,
336 VOYAGE
Le 14,la pluie tomba toute la nuit avec
une telle abondance qu’elle éteignit nos feux
fans qu'il füt pofñible de les rallämer. Nos
chiens faifoient un vacarme affreux qui nous
tint tous éveillés; cependant nous ne vimes
aucun animal féroce ; j'ai obfervé, que dans
ces muts pluvieufes, le Lion, le Tiere &
l'Hienne ne fe font Jamais entendre ; c’eft alors
que le danger redouble ; car, comme ces ani-
maux ne ceflent pas pour cela de rôder, ils
tombent fur leur proie fans s'être annoncés
& fans qu'on ait le temps de les prévenir;
ce qui ajoute encore à leffroi que devroit
caufer cette circonftance fâcheufe, c’eft que
l'humidité Ôtant le nez aux chiens, leur fecours
eft prefque nul; mes gens n'étoient que trop
inftruits de ce danger : lorfque Îa pluie étei-
gnoit nos feux pendant la nuit, 1ls avoient
beaucoup de peine à prendre fur eux de les
rallumer , tant ils craignoient les furprifes.
Il faut convenir que les nuits orageufes des
déferts d'Afrique font l'image de la défola-
lation , & qu'on fe fent involontairement
frappé de terreur. Quand ces déluges vous
furprennent, ils ont bientôt traverfé , inondé
une
EN AFRIQUE. 337
ttné tente & des nattes ; une fuite continuelle
d'éclairs fait éprouver vingt fois dans une mi-
nute le pañlage fubit & précipité d'un jouf
effrayant à L'obfcurité la plus profonde ; les
coups aflourdiffans du tonnerre qui étlatent
de toutes parts avec un fracas horrible ,
s'entrechoquent , fe multiplient renvoyés dé
montagnes en montagnes, le hurlement des
animaux domeftiques, quelques intervalles d’un
filence affreux, tout concourt à rendre ces
momens plus lugubres. Le danger des attaques
de la part des bêtes féroces, ajoute encore
À la terreur commune: il n’y à que le jour
pour diminuer l’effroi, & rendre le calme à
la Nature,
Il furvint, mais trifle encore & chargé de
nuages ; la pluie redoubloit par intervalles,
N’étant point difpoié à fortir, je m'occupai
à faire la revue des oifeaux de ma Colle@ion
nouvellement préparés; j’en avois fuffifamment
pour en remplir une caïfle >; je la fis avec
beaucoup de foin , & la calfeutrai felon ma
coutume , pour empêcher les infeftes d'y
pénétrer ; la récapitulation générale , tant de
ceux que je poflédois aétuellement que des
Torne EL -” 4
338 VOYAGE
envois précédens que j'avois faits du pays
d'Auteniquoi , pañloit déjà fept cents pièces.
Vers les quatre heures du foir le ciel s'épura
& vint ranimer fort à propos nos courages
abattus. Nous reprimes nos exercices accou-
tumés. Je mamufai à faire tirer au blanc; c’étoit
un grand plaifir pour mes Hottentots; j'avois
foin de le leur procurer de temps en temps;
il les tenoit en haleine , & j'avois remarqué
qu'à dater des commencemens du Voyage,
leur aflurance avoit augmenté en proportion
de leur adreffle ; 1ls recevoient de moi, comme
une faveur, ce que je ne leur accordois que
dans la vue politique d’une plus grande fécurité
pour ma caravane. Le prix étoit ordinairement
une ration de tabac; une bouteille acrochée
à un rocher fervoit de but; la condition étoit
de la cafler à deux cent - cinquante pas. Ce
fut un nommé Pit qui ce jour là, au cinquante-
quatrième coup, remporta le prix; lle partagea
généreufement da tous ceux qui avoient con-
couru avec lui. Les balles n’étoient point
perdues pour cela; on les retrouvoit toujours
prefque toutes au pied de la roche; il n'en
coûtoit que la façon de la refonte.
EN AFRIQUE. 339
Le coucher du foleil nous promit du beau
temps pour le lendemain , & je formai le deffein
de faire férieufement la chafle aux Hippopo-
tames. J'envoyai plufieurs hornmes à la décou-
verte le long de la rivière; nous nettoyâmes
toutes nos armes à feu; nous fondimes des
balles de gros calibre, dans lefquelles je mettois,
fuivant l’ufage d'Afrique, un huitième d’étain;
les baîles, par ce moyen, font d’une plus grande
réfiftance ; elles pénètrent mieux parce qu’elles
ñe s’aplatiffent point fur les os ; eiles feroient
d’un effit encore plus certain s’il étoit poflible
de n’en employer que d'étain pur; mais deve-
ñues plus lévères, elles ne porteroient pas fi
loin,& ne toucheroient jamius fi jufte. Après
que Îles feux pour la nuit furent allumés, ce
qui ne fe fit pas facilement par ce que la terre
étoit humide & le bois fort mouillé, je régalai
mes gens avec du thé; je fuis perfuadé que
fur une once ils firent paffer au moins cinquante
pintes d’eau bouillante,
Cette foirée fut une des plus amufantes que
j'euffe encore pañlées. Toujours mêmes quolibets,
mèmes contes plaifans de la part de ces bonnes
gens, qui, tous aflis en rond autour d’un grand
Yi;
340 JAN Y À QUE
feu, s'évertucient pour amufer leur maître
& jaloux de fixer fon attention & de lui donner
des preuves d’attachement & de cordialité, lui
failoient ailément oublier quel chef-d'œuvre on.
Couronnoit ce jour là dans une telle Académie;
certes, mon Lycée valoit bien fon pareil. Il fut
fur-tout queftion des prouefles du lendemain à
la chaffe des Hippopotames ; tout le monde
efpéroit fe trouver de la fête; j'eus beaucoup
de peine à arranger cette partie de façon que
chacun fût content ; je voulois que quelques
chaffeurs fe difiribuaffent dans la campagne pour
tirer des Gazelles , fur lefquelles je faifois plus
de fond pour notre cuifine que fur les Hippo-
potames , attendu que la rivière avoit fes bords
fi couverts de rofeaux & de grands arbres ,
qu'il me paroifloit toujours plus diffcile de les
découvrir & de les approcher. Cependant la
nuif avançoit, & je ne voyois point arriver
les chaffeurs que j'avois envoyés à la décou-
verte; je fistirer trois coups de mon gros calibre;
il fe pafla prefque une demi-heure fans qu'on
nous sépondit; à la fin nous diftinguâmes, à
quatre ou cing minutes d'intervalles, trois coups
qui nous firent juger qu'ils étoient peut-être
EN ÀAFRIQUE. 341
adreflés à des Hippopotames; un quart-d'heure
après, nous entendimes encore trois autres
coups; mais le fon ne nous parut pas venir
de fi loin que les premiers; enfin, d'intervalies
en intervalles , toujours mèmes décharges, &
toujours plus rapprochées de nous ; ce qui nous
perfuada qua ces malheureux fuyoient la pour-
faite de quelques bêtes féroces. J'allois voler
à leur rencontre ; ils parurent,effarés & trem-
blans. Ils n'avoient cependant rien aperçu; mais
a l'inquiétude des deux Chiens qu'ils avoient
emmenés avec eux , il étoit trop clair que des
Lions marchandoient leur vie, & qu'ils avoient
eu tout à craindre dans leur chaffe, Les Chiens,
comme on va le voir, ne les avoient point
trompés ; J'appris d'eux encore qu'ils avoient
oui le grognement de quelques Hippopotames
au-deffus de l'endroit où ils s’étoient embufqués;
ce rapport fortifñia mes efpérances; mais nous
avions grand befoin de repos; je rentrai dans
ma tente ; je n'étois pas encore endormi à onzé
heures & demie ; tout à coup Île rugiffement
d'un Lion, qui n'étoit. qu'à cinquante pas dé
nous , frappe mon oreille ; 1l fe faifoit enten-
dre d'un autre Lion, qui paroïfloit d'abord
| Yi
\
342 DIV OT AE
lui répondre de fort loin ; mais dans un quart.
d'heure celui-ci le vint joindre , & tous deux
fe mirent à rôder près du camp ; nous fimes
une patrouille fi hardie & fi prompte, & nous
tirâmes à la fois tant de coups de fufil, que nos
décharges les intimidèrent & les forcèrent à
gagner tout-à-fait le large. Nous ne doutâmes
plus que ce ne fuflent les mêmes qui avoient
fuivi nos chafleurs. Pour cette fois, ils devoient
leur falut aux Chiens qu’ils avoient emmenés.
Avertis par eux du danger qui les menaçoit,
les coups de détreffle qui s’adrefloient à nous
avoient fufh pour tenir l'ennemi en refpe&.
On ne fauroit exprimer à quel point lesChiens
les plus hardis tremblent à l'approche dusLion.
_ Rien n'eft fi facile pendant la nuit que de
deviner à leur contenance quelle eft l’'efpèce
d'animal féroce qui fe trouve dans le voifinage.
Si c’eft un Lion , le Chien, fans bouger de la
place, commence à hurler triftement. Il éprouve
un mal-aife & la plus étrange inquiétude ; il
s'approche de l’homme, Île ferre, le carefle ;
il femble lui dire : « TU ME DÉFENDRAS ». Les
autres animaux domeftiques ne font pas moins
agités; tous fe lèvent; rien ne refte couché;
EN AFRIQUÉ. 343
les Bœufs pouflent à demi-voix des mugife-
mens plaintifs ; les Chevaux frappent la terre
& fe retournent en tous fens; les Chèvres ont
leurs fignes pour exprimer leur frayeur; les
Moutons , tête baiflée , fe raflemblent & fe
preflent les uns contre les autres ; ils n’offrent
plus qu’une mafle & demeurent dans une
immobilité totale. L'homme feul , fier & con-
fiant , faifñit fes armes , palpite d’impatience &
foupire après fa viétime.
Dans ces occafions, l'épouvante de Keës
étoit la plus marquée ; autant effrayé des coups
de fufñl que nous tirions que de l'approche
du Lion , le moindre mouvement le faifoit
treffaillir ; 1 fe plaignoit comme un malade,
& fe trainoit à mes côtés, dans une langueur
mortelle. Mon Coq me paroifloit feulement
étonné de toute cette agitation convulfive
de mon camp ; un fimple Epervier l'eùt jeté
dans la confternation. I craignoit plus l'odeur
d'une Belette que tous les Lions réums de
l'Afrique : c'eft ainfi que chaque être a fon
ennemi qui le défie, & celui-ci fléchit à fon
tour devant un plus fort. L'homme brave
tout , fi ce n'eft fon femblable.
Y1v
344 VOYAGE
On voit à la vérité des animaux d'une
même efpèce fe livrer entreux des combats;
mais l'amour , la feule pañfion qui les défuniffe j
les y force momentanément, après quoi tout
rentre dans l'ordre. On remarque chez les
animaux domeftiques des haines plus fuivies
& plus durables. Eft-ce l'effet de l'éducation
ou de l'exemple ? |
Je reviens aux différences par lefquelles le
danger s'annonce ; on croira fans peine , qu’au-
cun autre n'a été à portée d'en mieux appré-
cier les détails; & tous les livres & les com-
pilations & toute l'éloquence fpéculative ne
fauroient prévaloir contre des obfervations-
pratiques tant de fois répétées fur le grand
théâtre des déferts d'Afrique.
Si c'eft une Hienne qui parcourt le voifinage,
le Chien le plus hardi la pourfuit jufqu’a une
certaine diftance , & ne paroit pas la craindre infi-
niment ; le Bœuf refte couché fans témoigner de
frayeur ,à moins que ce ne foit une jeune bête
qui entende pour la première fois cet animal
dangereux ; il en eft de même du Cheval qui, le
pied pañlé dans fon licou , refte la nuit fur le
pré & ne le craint en aucune façon.
EN ÀÂFRIQUE. 34$
Si ce font des Jakals ( efpèces de Renards),
les Chiens les pourfuivent avec vigueur, &
le plus loin poflble , à moins que, pour le
falut de ceux-là, il ne fe trouve, dans les en-
virons des Hiennes ou des Lions ; car, dès qu’ils
en ont connoïflance , la peur les force à re-
broufler chemin, & les ramène bientôt au
gite.
Les Hottentots prétendent que le Jakal eff
l'efpion des autres bêtes féroces ; qu'il vient
agacer & défier les Chiens, pour s’en faire
fuivre , afin que le Lion ou l’Hienne faififfant
Jeur avantage , puiffe plus facilement s'emparer
de leur proie qu'ils partagent amiablement avec
lui ,en reconnoïffance du fervice qu'ils en ont
reçu. | |
‘Ce que j'ai vu vient affez à l'appui de cette
aflertion , peut-être un peu exagérée; il eff
certain, quoi qu'il en foit, que du moment
que les Jakals commencent leurs concerts, on
ne tarde pas à entendre arriver les Hiennes;
elles ne fe montrent cependant à découvert
que lorfqu'elles voient les Chiens bien enga-
gés. Nous en gardions toujours deux à l'atta
che, pour aboyer en flabfence des autres,
346 ND Y à GES à
afin d'empêcher que l'Hienne , qui craint le
feu moins que le Lion, ne nous approchât de
trop près.
Le lendemain, 1$ du mois, à peine fai-
foit-il jour, que nous étions tous fur pied.
Après le déjeuné , je fs partir trois Chaffeurs
pour le bois & pour la plaine, avec ordre
de chercher des Buffles, des Gazellzs de pa-
rade , des Gnous & des Coudoux; d’une autre
part, Je pris ayec moi quatre des meilleurs
tireurs & trois hommes pour porter ma
groffe carabine , les munitions & quelques
pièces de viande féchée , dans le cas où nous
ferions obligés de paffer toute la journée en
campagne , & lañflant le vieux Swanepoël
avec le refte de mon monde à la garde du
camp» nous partimes.
En côtoyant la rivière, nous nous appro-
chions de fon bord autant qu'il nous étoit
pofhble , & dans le plus grand filence ; nous
marchâmes ainfi trois bonnes heures fans avoir
rien découvert. Enfin nous reconnümes le pas
d'un Hippopotame qui devoit avoir pafé là pen-
dant la nuit: nous fuivimes cette trace l'ef-
pace dune heure & demie ; elle nous con-
EN AFRIQUE. 347
duifit à l'endroit où l'animal s’étoit jeté à
l'eau : à linftant nous nous diftribuèmes Île
long du bord, à quelques difiances les uns
des autres, pour prêter l'oreille. Il partit un
coup de fufñl de celui de mes gens qui étoit
le plus éloigné ; nous courûmes à lui; il
avoit vu & tiré l'animal; mais il l'avoit man-
qué. Heureufement nous n’attendimes pas long-
temps fans le voir reparoitre & l'entendre
refpirer ; toute fa tête étoit hors de l'eau ; mais
il avoit gagné vers la rive oppofée. La rivière
étoit fort large ; deux de mes gens fe mirent
à la nage & la traverfèrent dans l’efpoir de
forcer l'animal à terir au moins le milieu
s'ils ne pouvoient l’amener à notre portée.
Cette épreuve réufñit complètement ; mais
l’'Hippopotame mentroit tant de défiance qu’à
peine pour refpirer fortoit-1l le bout du
nez hors de l’eau ; changeant de place à tout
inftant 1] ne fe remontroit jamais dans l’en.
droit où nous l'attendions ; il replongeoit fi
fouvent & fi vite qu'il ne nous donnoït pas
même le temps de l'ajufter. Déjà nous avions
tiré une trentaine de coups fans qu'aucun
l'eût atteint; les deux Hottentots qui svoient
348 1WOTLAGE
pañlé Ia rivière n’avoient point de fufil ; l’a-
nimal rufé qui remarquoit qu’on ne tiroit point
de leur côté, s’y tenoit de préférence ; je
fis partir Pit, celui de mes Chafleurs qui en
dernier lieu venoit de remporter le prix au
blanc ; je lui commandai de pañfer la rivière
hors de la vue de l'animal , de faire un dé-
tour pour rejoindre fes deux camarades, &
fur - tout de ne point tirer fans être für
de fon coup; il exécuta mes ordres avec
beaucoup d'intelligence ; l'animal qui, de l'au-
tre bord fe fentant hors de notre portée,
n'avoit point de défiance, levoit quelquefois
fa tête prefqu’entière hors de l’eau; dans un
de ces momers Pit l’ajufta fibien, que l'Hip-
popotame , en recevant le coup , replongea. II
étoit bien touché; j'en étois certain; il re-
parut en effet bientôt, fortant la plus grande
partie de fon corps, & fe débattant convulfi-
vement;, c’eft alors que je lui envoyai une
balle dans la poitrine; 1il s’enfonça de nou-
veau & ne reparut plus que vingt-fept minu-
tes après ; 1] étoit mort & dérivoit au cou-
tant; nos nageurs allèrent à lui & le pouf-
sèrent de notre côté jufqu’au bord du rivage.
E NA F.R.1-Q U E, 349
Je ne peindrai point la joie commune lorf-
que nous vimes enfin, ce monftrueux animal
en notre pofleffion ; mais mon monde & moi
avions nos motifs qui ne fe reflembloient
guères. La gourmandife le préfentoit aux yeux
de mes gens comme un friand morceau. dont
ils alloient fe gorger , tandis que la curiofité
l'offroit à mon efprit comme un objet inté-
reffant d'Hiftoire naturelle que je ne connoif-
fois encore que par Îles livres & les gravures.
Les jambes de ce quadrupède , fort courtes.
proportionnellement à fon volume , nous fa-
vorifoient d'autant mieux que nous pouvions
le rouler à terre, comme nous aurions fait
un foudre d'Allemagne. L'animal étoit tout auffi
rond; je ne pouvois me lañler d'admirer &
d'examiner dans les plus grands détails cette
énorme mañfle. C'étoit une femelle ; la balie
de Pit l'avoit atteinte précilément au-deflous
de l'œil gauche , & fe trouva implantée dans
la mâchoire ; je doutois fort qu’elle fût morte
de ce coup; ma balle au contraire , entrée
précifément au défaut de l’'omoplate , lui
avoit caffé une côte & traverfoit le poumon
de part en part.
850 V O Y A G'E
Elle avoit , depuis le mufle jufqu'à la naif-
fance de la queue, dix pieds fept pouces de
longueur fur huit pieds onze pouces de cir-
conférence ; fes défenfes arquées ne portoient
que cinq pouces de long, fur un pouce de
diamètre dans la partie la plus épaifle ; ce quime
faifoit juger qu’elle étoit encore jeune ; je ne
Jui trouvai point de fœtus; elle n’avoit dans
leflomac que des feuilles , & quelques rofeaux
mal broyés; j'y vis même des morceaux de
branches de la groffeur d'une plume à écrire,
qui n'étoient qu'aplatis; généralement, foit dans
l'eftomac , foit dans les déjeétions, on remarque
que les grands animaux , comme Eléphant ,
Rhinoceros , ne triturent que fort Képèrement
les différentes nourritures qu'ils prennent.
Toutes les figures d'Hippopotames qui ont
été données jufqu'a préfent font très-impar-
faites ; la meilleure que je connoifie, eit fans
contredit celle de M. Allaman, Profeffeur de
médecine à Leyde. Elle a été gravée d’après
les deffins qu'il en avoit reçus de M. Gor-
don. Dans ma defcription des Animaux je ferai
copier celui que j'en ai tiré moi-même, &
j'efpère qu'il fatisfera les Naturalftes.
EN AFRIQUE. 351
Je fis partir un Hottentot pour le camp,
afin d'amener le lendemain deux forts attela-
ges de Bœufs, pour tranfporter notre chañle;
le jour avoit entièrement difparu ; nous choi-
simes le deffous d'un gros arbre pour y pañler
la nuit; nous n'étions pas éloignés du bord
de l'eau, parce que n'ayant pu rouler notre
animal plus loin, & ne voulant pas l’aban-
donner au hafard d'être dévoré par les bêtes
carnaïlières, nous nous voyions forcés de le
garder à vue; nous étions environnés & cou-
verts de beaucoup d'arbres, ce qui rendoit
notre pofition plus critique; nous pouvions
être aifément furpris; mais au moyen des
feux extraordinaires que nous allnmâmes , &
d'une vingtaine de coups de fufil, qui furent
tirés par intervalles, nous eümes une nuit fort
tranquille. Il ne nous fut cependant pas pof-
fible de dormir ; attirés par le voifinage de l’eau
& la fraicheur de l'emplacement que nous
occupions , des miriades de Coufns nous dé-
voroient ; un de mes Hottentots qui s'étoit
endormi avoit tellement été piqué, que fon
vifage démefurément enflé le rendoit mécon-
noiflable.
352 V Oo YAGE
J'avois eu foin de faire couper un pied de
FHippopotame qu’on m'accommoda comme on
avoit fait, environ cinq mois avant, celui du
premier Eléphant que j'avois tué avant de
traverfer la montagne Duyvels-Kop, pour pals
fer du Pays d'Auteniquoi dans celui du l'Ange-
Kloof,
J'eus toutes les peines du monde pour mettre
mes gens à l'ouvrage; ils avoient pañlé toute
Ja nuit à fe bourrer d'Hippopotame; je les
avois vu faire cuire des émincées d'un pied
de large & de deux ou trois de longueur ; ils re
fentoient d'autre befoin que celui de dormir.
On me fervit pour mon déjeüné , le pied
qu'on m'avoit fait cuire pendant la nuit; ül
étoit fucculent ; je le crois fupérieur à celui
de l’Eléphant. Il eft plus délicat, & jamais
je n'ai rien mangé qui mait fait plus de
plaifir. |
Quoique LHippopotame foit extrêmement
gras, fa graïle n'a rien de dégoûtant & ne
produit point Îles mauvais effets de célle des
autres animaux ; mes gens la faifoient fondre
& la buvoient par écuelles, comme on avale
un bouillon ; ils s’en étoient outre cela fi bien
frottés,
EN AFRIiÇUEÉ, 353
fcottés , qu'on eût dit qu’on les avoit verniflés,
tant ils étoient luifans, & leurs ventres ten-
dus montroient affez que le repas de la nuit
navoit point été frugal.
J'avois oublié de dem#nder un Cheval pour
moi ; Swanepoël y avoit penié ; la chaleur étoit
exceflive ; fix grandes lieues nous féparoient
du gîte ; je fis attacher l’'Hippopôtame par la tête
à une forte chaîne, & l'on y attela douze
Bœufs ; tant que nous longeâmes la rivière , ïls
éprouvèrent beaucoup de peine & de fatigue
foit par l'inégalité du chemin, foit par les
troncs d'arbre qui gênotent à tous momens le
pañlage ; mais , une fois arrivés fur la plane
couverte d'herbes aflez hautes, je fis changer
les relais; & , voyant qu'ils alloient aflez ron-
dement , je montai à Cheval, pour gagner le
devaat. Jager, mon Chien favori, qui ne me
quittoit jamais & me fuivoit à la chafle & dans
toutes mes courfes, fut obligé, pour cette fois,
de refter en arrière, ne pouvant fe trainer; il
avoit imité mes Hottentots, & n'arriva qu'avec
eux vers les cinq heures du foir.
Les trois Chafleurs que j'avois envoyés d'un
autre côté, étoient aufl de retour avec bonne
Tome I: VAR
354 YoYyAGE
priie; ils avoient tué deux Gnous, trois Ga-
zelles de parade, de façons que nous nous
trouvions tout d’un coup abondance de vivres ;
mais la grande chaleur , & le frottement de l'Hip-
popotame fur la terre l'avoit avancé & meurtri,
de manière que quelques-unes des parties
les plus fufceptibles comme les plus délicates,
étoient endomagées, & commençoient à fe
gäter ; cela nous obligea à pañfer la nuit à le
dépecer; on en fala une partie dans les deux
peaux de Gnoux que mes Chaffleurs avoient
rapportées ; je fis mettre à part les meilleurs
morceaux dans une barique d’eau de vie
qu'on défonça après avoir tranfvafé dans des
cruches ce qui pouvoit y refter de liqueur;
mes gens profitèrent de cette opération &
s’enivrèrent.
La nuit fuivante, nos deux Lions revinrent
encore ; je crois que toutes les Hiennes &
tous les Jakals s'étoient affemblés pour nous
rendre vifite. Une Hienne ofa traverfer nos
feux & arriver quiqu’a nous. Elle fut man-
quée par un Hottentot qui la tira ; les Ja-
kals venoient jufques dans le camp ; fans le
renfort de nos Chiens , nous eufñons été
A.
EN AFRIQUE. 355
forcés de partager notre chafle avec ces ani-
maux qui ne paroiflozent pas d'humeur à en
avoir le démenti.
Le lendemain , nos gens s’occuipérent à dé-
pecer la peau de l'Hippopotame pour en faire
ce qu'on appelle dans le Pays des Chaxboc, Ce
font les fouets en ufage pour frapper les
Bœufs qui font fous la main du conduéteur
au timon du chariot ; ils ont la forme de ceux
dont on fe fert en Europe pour monter à
Cheval; mais ils font plus gros & plus longs;
& comme dans la plus grande épaifieur, la
peau peut avoir deux pouces, on la coupe
en lanières de deux pouces de large ; ce qui
donne à toutes ces pièces deux pouces d'é-
quarifage en tous fens ; ils ont environ fix
pieds de long; on les fufpend & l’on attache
un poids à l'extrémité inférieure pour les
faire fécher ; on les arrondit à coup de maillet,
obfervant de les faire venir à rien par l'un
des bouts; ceux qu’on rend plus minces pour
monter à Cheval, ont fur ceux d'Europe
l'avantage de ne jamais rompre, fur-tout, fi
de temps à autre, on prend foin de les
luftrer avec un peu d'huile,
Z ij
356 VOYAGE
_Onfaitun ufage pareil du cuir du Rhinocéros ;
les Habitans du Cap lui donnent mème la pré-
férence , quoique ce fouet foit moins folide,
mais parce qu'il prend un plus bean poli &
une couleur de corne prefque trarfparente,
Pour les Colons, qui ne font point élégans
& qui préfèrent l'utile à l’agréable, ils ne font
ufage que des premiers ; les uns & les autres
fe vendent aûtuellement aflez cher, les deux
efpèces d'animaux qui fourniflent la matière de
ces fouets ne fe trouvant plus dans les Co-
lonies, & ceux des particuliers qui pénètrent
quelquefois au-delà n'étant pas fürs d'en pou-
Voir rencontrer. |
Au refte, la peau de ces animaux ne peut
guères s'employer mieux. Eile eft trop épaifle
pour fervir à d'autres ufages ; ‘elle reffem-
ble beaucoup, fi l’on met à part fon épaif-
feur, à celle du Cochon ; l’'Hippopotame lwu-
même approche un peu de cet animal : leur
lard n'auroit point de différence pour Îles
perfonnes qu'on n'en auroit pas prévenus ; fi
la falaifon de celui-ci ponvoit fe faire avec
toutes les précautions requifes , on lui donne-
roit la préférence avec d'autant plus de rafon
EM À FR PQO'U EF. 357
que , dans la Colonie, cette graiffe pafñfe pour
être très-faine; par exemple, on eft perfuadé
au Cap qu'elle fufit, prife en potion, pour
guérir radicalement les perfonnes attaquées de
la poitrine ; celle que je confervois dans des
Outres de peau n'avoit que la confitance
ordinaire de l’huile d'Olive dans les grands
froids de l'hiver.
On reconnoit dans les défenfes de l'Hippo-
potame, une qualité qui lui donne la préfé-
rence fur l'ivoire ; celui-ci jaunit avec le temps;
mais, de quelque façon que les autres foient
préparés , elles confervent leur biancheur dans
toute jeur pureté; 1l ne faut pas s'étonner
fi les Européens en font un aflez gros objet
de trafic , & furtout les François ; aidées par
-lArt, elles fuppléent à la Nature, & figurent
admirablement bien dans la bouche d'une
jolie femme.
Mes Hottentots avoient compté fur une fe-
conde chafie ; l'appât étoit pour eux fi fé-
duifant! je trouvai que nous avions aflez de
provifñons, & qu'il falloit employer plus uti-
lement notre temps, ou du moins varier un
peu nos occupations, je devrois dire nos
Zi
358 V…0O0VABRGE
plaifirs, L'envie me prit d’effayer ici mon filet;
nous trouvâmes difficilement un endroit de la
rivière commode pour le lancer ; mais nous
y réufsimes tant bien que mal; nous ne pü-
mes tier tout au plus qu'une vingtaine de
poiffons de deux ou trois efpèces; le plus
long avoit à peu près fix pouces; frits à la
graifle d'Hippopotame, ils me parurent excel-
lens; cette pêche ne nous procurant nul profit
qui méritât de nou: fixer, & l'embarras d’ap-
procher de la rivière à notre gré m'en ayant
tout-à coup dégouté , je fis retirer le filet.
Davus le moment où l'on s'occupoit à le plier,
il vint près de nous un oïfeau qui, loin de
s'effaroucheér en nous voyant, s’'approchoit de
plus en plus, & poufloit des cris fort aigus;
on me dit que c’étoit l'oifeau qui découvre le:
miel ; je remarquois dans fes cris & fes ma-
nières , beaucoup d'analogie avec flotfeau
connu des Ornitologiftes, fous le nom de
Coucou Indicateur ; mais il étoit beaucoup plus
gros que celui que je connoïflois déja ; mes
Hottentots qui le refpeëtent, à caufe des ‘er-
vices qu'il leur rend, me demandoient grâce
pour lui; c'étoit une efpèce nouvelle à joindre
EN: À'E FM 'HOU E. 359
a ma colleétion; je l’abbattis ; il eft du genre
de l’Indicareur connu ; mais plus grand & dif-
férent par fon plumage, il en eft une variété.
J'ai fait plus par la fuite ; j'ai tué trois
différentes efpèces de ces oifeaux, tous égale-
ment Indicateurs.
Les Sauvages de lAfrique les connoiffent
bien , & les ménagent comme des Divinités ;
ces oifeaux ne vivent que de miel ou de cire;
ce font eux qui leur indiquent involontaire-
ment les magafins où l'on trouve abondam-
ment de l’un & de autre.
Les Naturaliftes placent on ne fait pourquoi,
l'Indicateur parmi les Coucous; il ne tient
pourtant à ce genre que par la conformation
des pieds; & , différent par les autres caraétères
phyfiques , 1l l'eft beaucoup encore par fes
mœurs; au rifque d'encourir l’'Anathème des
fcientifiques Cabinets, il faut répéter fans cefle
que les gros livres ne font rien auprès du
grand livre de la Nature, & qu'une erreur pour
avoir été confacrée par cent plumes éloquentes,
ne peut cefler d'être une erreur.
Cet oifeau n'eft pas plus Coucou que les
Pics, les Barbus , les Perroquets , les Toucans
Z iv
360 V'o' f À GE
& toutes les antres efpèces qui ont ‘deux
doigts devant & deux derrière; sil devoit
être rangé dans une claffe connue, il appar-
tiendroit plutôt à celle des Barbus, parce que
c'eft avec elle qu'il fe trouve avoir le plus
d'analogie.
Je nai trouvé dans fon eflomac que de
la cire & du miel; pas le moindre débris d’in-
fefte ne s'y faifoit apercevoir; fa peau eft
épaifle, & le tiffu en eft fi ferré que, lorf-
qu'elle eft encore fraiche, on peut à peine
la percer avec une épingle; je ne vois là
qu'une admirable précaution dela Nature qui,
l'ayant deftiné à difputer fa fubfftance au plus
ingénieux des infettes, lui donna une enve-
loppe aflez forte pour le mettre à labri de
fa piqüre.
Il fait fon nid dans des creux d'arbres, il
y grimpe comme les Pics, & couve fes œufs
lui-même; ce carattère de fes mœurs fuit pour
le féparer totalement du Coucou & en faire
un nouveau genre.
On verra, dans mon Ornitologie, les figures
& les defcriptions détaillées des trois efpèces
d'indicateurs qui me font connues,
EN AFRIQUE. 36:
Mon Hotténtot Klaas , en revenant de la
chafle , m'apporta un Aigle qu'il avoit tué ;
C'étoit une efpèce que je n'avois pas encore
vue & qui n'eft décrite par aucun Auteur: ; je
le récompenfai dignemert , & lui donnai double
ration de tabac ; non que je duffe être géné-
xeux envers un komme que j'afletionnois de
prédileétion , & à qui 1l m'eût été cruel de
refufer la plus légère faveur , mais pour exciter,
par cet exemple, tous mes gens à me faire
quelques découvertes.
Cet oifeau, entièrement noir, me fembloit,
par fon caraétère , tenir autant du Vautour
que de lAigle ; mais j'ai reconnu quil en
diffère par fes mœurs; au furplus lanalogie
eft grande dans tout le refte ; car, au befoin,
lAigle devient Vautour ; c’eft-à-dire que,
preflé par la faim, s'il ne fe préfente rien de
mieux pour linftant , il fe jette aufli bien
qu'aucun autre oifeau de proie fur une cha-
rogne empeñtée , & c'eft une erreur groffère
d'imaginer quil ne vit que de fa chaffe : lorf-
que je faifois répandre les débris des gros
animaux que nous avions tués, pour attirer
les oifeaux carnivores, les Aigles, les Pigriè-
Tome I. *Zv
362 MO Y À GE):
ches même arrivoient à la curée tout auf bien
que le Vautours. x
Je demande bien pardon aux Poëtes anciens
& modernes, de dégrader ainfi la noblefle de
ce fier animal; il eft affreux, je l’avouerai,
de voir cette fublime monture du: puiffant
maitre des Dieux s'abattre honteufement fur
les reftes épars d’une charogne infeéte , & sy.
repaitre à fon plaifr! |
Le 18 , nous paflâmes une partie de la nuit
a faire le coup de fufil, pour écarter encore
nos deux Lions & la troupe vorace des Hien-
nes; je ne m'endormis que fort tard; à mon
reveil, quelle fut ma furprife de me voir
entouré au milieu de mon camp d'une ving-
taine de Sauvages Gonaquois. Cette vifite
& fes fuites méritent de plus amples détails.
Le Leéteur , dans ce fimple récit, puifera plus
de vérités Fe l'état pofitif d'un Sauvage d’A-
frique , que dans tous les difcours des Philo-
fophes.
Le Chef Pen pour me faire fon com-
_ pliment ; les femmes , dans toute leur parure,
marchoient derrière lui: elles étoient luifantes
& fraichement Boughoué es c'eft-à-dire qu’a-
EN AFRIQUE. 363
près s'être frottées avec de la graifle, elles
s'étoient faupoudrées d'une pouffière rouge
qu'elles font avec une racine nommée dans Île
pays Boughou , & qui porte une odeur aflez
agréable. Elles avoient toutes le vifage peint
de différentes manières, chacune d'elles me
fit un petit préfent. L'une me donna des œufs
d'Autruches, une autre un jeune Agneau,
d'autres m'offrirent une abandante provifion
de lait dans des paniers qui me paroiffoient être
d'ofier; ce dernier cadeau m'étonna ; » du Jait
» dans des paniers, me difois-je! voilà une
» invention qui annonce bien de linduftrie»!
&, me rappelant ces pots au lait de cuivre
dont on fe fervoit autrefois à Paris, avant
que la fageffe de la Police les eût à jamais
profcrits, je vis en les comparant avec les
vafes fi propres qui m'étoient préfentés, com-
bien un grand peuple avec fes arts , fes grands.
hommes & fon Louvre, eft fouvent loin. pour
les befoins les plus fimples, des peuples quil
méprife !
Ces jolis paniers fe fabriquent avec des
rofeaux fi déliés, & d’une texture fi ferrée
qu'ils peuvent fervir mème à porter de l’eau;
. 364 VOYAGE
ils mont été, pour cet ufage, d'une grande
reffource dans la fuite; le chef des Gonaquois
m'apprit qu'ils étoient l’ouvrages des Cafires
avec lefquels ils les échangent contre d’autres
objets.
Ce chef fe nommoit Haabas ; 1l me fit pré-
fent d'une poignée de plumes d’Autruche du
choix le plus rare. Pour lui montrer le cas
que Je faifois de fon préfent, je détachai fur
le champ le panache de la même efpèce que
je portois à mon chapeau, & je mis le fien à
la place; je remarquai dans les traits du bon
vieillard toute la fatisfattion qu'il en reffen-
toit ; il me témoigna par {es geftes & fes pa-
roles combien il étoit enchanté de mon
adtion.
Mon tour vint de prouver à ce Chef mare-
connoiffance : je commençai par lui faire donner
quelques livres de tabac. J'allois me procurer,
à peu de frais , une fcène délicieufe , & faire
plus d’un heureux ; d’un fimple figne , Haabas
fit approcher tout fon monde ; dans un clin-
d'œil, ils formèrent un cercle, & s'accroupi-
rent comme des Singes; tout le tabac fut diftri-
bué, & je remarquai, ayec beaucoup de plaifir,
EN AFRIQUE. 36$
que la portion que s'étoit réfervée Haabas éga-
loit tout au plus celle des autres. Je me fentis
touché de cette bonhomie & de l'efprit d'é-
quité que je voyois briller en lui d'une façon
fi naive & fi fimple ; j’ajoutai an préfent que
Je venois de lui faire, pour lui perfonnellement,
un couteau, un briquet , une boite d'amadoue,
& un collier de très-gros grains de verroterie.
Je donnai aux femmes des colliers & du fil de
cuivre pour des bracelets; au milieu de ces
ofrandes réciproques, & des fentimens affec-
tueux qu'elles nous infpiroient mutuellement,
je remarauai une jeune fille de feize ans; con-
fondue dans la foule , elle montroit moins d'em-
prefflement à partager les joyaux que je diftri-
buois à fes compagnes , que de curicfité pour
ma perfonne : elle m'examinoit avec une atten-
tion fi marquée , que je m'approchai d'elle pour
lui donner tout le temps de me confidérer à
fon aife ; je lui trouvai la figure charmante ;
elle avoit les plus fraiches & les plus belles
dents du monde; fa taille élégante & fvelte, &
les formes amoureufes de fon corps auroient
fervi le pinceau d’Albane. C'étoit la plis jeune
des Graces fous la figure d’une Hotrentote.
366 V6 Tr AGE
Les impreffions de la beauté font univerfeiles ;
c'eft une Souveraine dont l'empire eft par-tout;
je fentis à la prodigalité de mes préfens que je
pliois un peu fous fa puiffance ; ma jeune Sau-
vage fe fut bientôt accoutumée à moi; je
venois de lui donner une ceinture , des bra-
celets , un collier de petits grains blancs qui
la paroient à ravir; je détachai de mon cou
un mouchoir rouge dont elle s'enveloppa la
tête ; dans cet accoutrement , elle étoit , ce
qu'en langage précieux, on diroit délicieufe.
Je me faifois un plaifir de la parer moi-même.
Quand fa toilette fut achevée, elle me demanda
quelques bijoux pour fa fœur, qui étoit
reftée à la Horde ; elle montra du doigt fa
mère , & m'apprit qu'elle n'avoit plus de père;
je la fatiguois de queftions, tant je trouvois
de charme dans fes réponfes. Rien négaloit le
plaifir que j'avois à la voir, fi ce n’étoit celui
que je prenois à l'entendre ; je lui demandai
de refter avec moi, & lui fs toutes fortes de
promefles ; mais quand je lui parlai fur-tout de
l'emmener dans mon Pays où toutes les femmes
font des reines, & commandent à des Bordes
puiffantes d'Efclaves , loin de fe laiffer tenter,
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NARINA, JEUNE GONAQUOISES
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EN AFRIQUE. 367
elle rejeta bien loin mes propofitions, & fe
livra fans façon: à quelques mouvemens d'im-
patience & d'humeur. Un Monarque n'eût pas
vaincu fa réfiftance , & le chagrin que Ini cau-
foit la fenle idée d'abandonner fa famille & fa
Horde. Je finis par la prier de m'amener du
moins fa fœur, qui auroit lieu d'être fatisfaite
a fon tour. Elle me le promit. Dans ce mo-
ment , fes yeux fe fixèrent fur une chaife placée
non loin de moi. Elle me montra un couteau
que j'y avois laiflé par hafard; je m'empreffai
de le lui offtir; elle le remit fur le champ à
fa mère. : tÉ
Elle :étoit fans ceffe occupée de fes atours
nouveaux pour elle ; elle touchoit fegbras, fes
pieds, fon collier , fa ceinture, pañoit vingt
fois la main fur fa tête pour y toucher & recon-
noître fon mouchoir qui lui plaifoit beaucoup;
Jouvris mon néceflaire, & j'en tirai le miroir
que je mis devant elle; elle s’y regarda très-
attentivement & même avec compiaifance ; elle
montroit aflez par fes gefles & fes attitudes
variées combien elle étoit fatisfaite , je ne dis
pas de fa figure mais de fes ajuftemens qui
Jui- faifoient une aimprefñon toujours plus
368 VOYAGE
vive. Lors de fa toilete du matin & du
départ de la Horde pour me venir voir, elle
s'étoit frotté les joues avec de la graïfle &
de la fuie; je les lui fis Liver & bien efluyer,
mais je ne pus jamais lui perfuader que les
fecours de fon art nuifoient à la Nature qui
l'avoit crée très-olie. Quelqu’adrefle que je
mifle dans mes raifonnemens ,; quelque füt
l'effet de fa complaifance à rendre à fes joues
fraiches ce tendre velouté de la jeunefle f
fugitif & fi léger, elle tenoit à fon vilain
noir graifieux avec autant d'entêtement qu’en
nos climats on tient au rouge, à toutes ces
pâtes non moins dégoütantes , fi elles ne font
pas plus, funeites.
Ma belle élève me pria de lui laiffer mon mi-
roir & j'y confentis ; elle profitoit à merveille
de la faveur qu’elle s’étoit doucement acquife
pour me demander tout ce qui lui faifoit
plaifir ; je me laiflois toujours entrainer; cepen=
dant je fus contraint de lui refufer plufeurs
effets autant par le befoin indifpenfable que
jen avois, que dans la crainte qu'elle n’en
fit un ufage dangereux pour elle-même. Mes
boucles de jarretières lavoient auf tentée;
le
EN AFRIQUE. 369
le brillant des caïlloux du Rhin parloit à fes
yeux. J’aurois été charmé de lui en faire
hommage. Combien ne défirai-je pas en ce
moment les plus miférables attaches de fer
pour remplacer ce meuble d'un luxe d'ailleurs
fort inutile ! Malheureufement c’étoit la feule
paire que je poflédafle ; je lui fis comprendre
que ces boucles m'étoient abfolument nécef-
faires ; de ce moment, il n’en fut plus quef-
tion. Elle avoit le bon efbprit de n'être affedée
d'aucun de mes refus; il fuffoit que j'eufle
une fois dit non , pour qu'elle changeñt
d'objet.
Je trouvoïs fon nom difcile à prononcer,
défagréable à l'oreille , & très infignifiant pour
mon efprit; je {2 débaptifai & la nommai Na-
nina, qui fignihe fÆur en langage Hottentot ;
Je la priai de conferver ce beau nom qui
lui convenoit à mille égards ; elle me promit
de le porter tant qu'elle vivioit , comme un
fouvenir de mon pañflage dans fon Pays &
comme un témoignage de fon amour; Car ce
fentiment déjà ne lui étoit plus étranger &
dans fon langage naif & touchant , elle me
faifoit affez connoîïtre tout ce qu'a d'impérieux
Tome L, À a
370 VOYAGE
Ja première impreffion de la Nature, & qu'au
fond des déferts d'Afrique , il ne falloit pas
même ofer pour être heureux.
J'avois fait tuer un Mouton, & cuire une
bonne quantité de notre Hippopotame pour
régaler nos hôtes ; ils felivrèrent à tousles accès
de la gaité. Tout le monde danfa. Mes Hot-
tentots , en hommes polis & galans , régalè-
rent de leur mufique les Sauvages ; les vir-
tuofes firent entendre le Goura, le Jnoum-
jnoum, le Rabouquin ; l’heureufe Guimbarde
ne fut point oubliée ; cet inftrument nouveau
produifit fur les affiftans la plus vive fenfation ;
Narina, comme toutes les jolies femmes qui ne
doutent de rien , voulut l'effayer; mais, comme
toutes les jolies femmes , bientôt impatientée
de la leçon , elle jeta loin d'elle l’inftrument
qu'elle trouva déteftable.
Toute cette journée fe pañla en fêtes, enfolies ;
mes gens diftribuèrent leur ration d’eau de vie,
indépendamment de celle que je leur avois fait
particulièrement donner; je vis avec plaifir
que Narina n'en pouvoit boire; cette fobriété
redoubla l'intérêt qu'elle m'avoit infpiré; je
détefte cette liqueur , & m'étonne comment
RES,
EN TrRT Où. 371
fios femmes bravent ainfi par genr..leffe le plus
dégoûtant des poifons.
Je fongeai à faire ramafler de bonne heure
le bois néceffaire pour nos feux ; cette opé-
ration ne fut pas longue ; les Gonaquois
fe mirent de la partie, & firent une ample
. provifion pour eux-mêmes; car je leur avois
permis de refter jufqu'au lendemain, & leur
avois affigné , pour pañler la nuit, une place
éloignée de mon camp.
Le foir, lorfque ces feux furent allumés,
je régalai mon monde avec du thé & du café;
_ Narina prenoit goût au thé ; mais la couleur
du caffé lui donnoit de l’averfion pour cette
liqueur ; je mis la main fur fes yeux, & lui
en fis avaler une demi -tafle; elle la trouva
bonne ; mais elle retournoït de préférence
au thé; elle y revenoit même fort fouvent ;
cétoit de fa part une fineffe dont je feignois
de ne m'être pas aperçu & qui m'amufoit beau-
coup ; je fuis perfuadé que cette boïflon ne
flattoit pas infiniment fon goût : mais elle fe
dépêchoit de l’avaler pour arriver, dans le fond
de la tafle, au morceau de fucre candi qu’elle
m'avoit vu y jeter.
Aa}
372 VOYAGE
Après ce goûter frugal , & les fcènes pi
quantes qu'il me procuroit, -on fe remit à Îa
danfe , & vers minuit le befoin du repos fit
cefler les plaifirs.
Depuis quelque temps je conchois dans mon
chariot pour éviter l'humidité des nuits; je
fis au chef des Gonaquois la politeffe de le
garder dans mon camp, & j'arrangeai moi-
même ce bon vieillard dans ma Canonnière.
Le Le@eur s'attend bien fans doute, à voir
ma favorite exceptée de Îa loi qui renvoyoit
toute la Horde dans l'enceinte que je luiavois
prefcrite, & ne croira point à ma continence.
Narina fe tenoit près de moi, & ne fongeoit
guères à quitter fon ami... Je Jui montrai fa
mère & fes compagnes qui s'éloignoient de
nous, &...je reçus les adieux de Narina. |
Je détachai deux de mes gens armés pour
pañler la nuit anprès de ces Gonaquois & les
défendre contre lapproche des animaux car-
nafñers ; lorfque tout le monde fe fut retiré,
jordonnai qu'on ne laiffât plus entrer n1 fortir
perfonne.
J'eus beaucoup de peine à m'endormir;
tout ce qui venoit de fe pañer, depuis l’ar-
EN AFRIQUE. 373
rivée de ces Sauvages, fe retraçoit à mon
imagination fous des couleurs fi bizarres & fi
nouvelles ; ce que japprenois du caraétère
& des mœurs de ces peuples, comparé aux
relations fades & ridicules de nos roman-
ciers Voyageurs, me fembloit fi pur, fi fim-
ple & fi touchant, mes converfations parti-
culières avec Haabas, avec Narina m'avoient
fi vivement intéreflé, que je maudiflois juf-
qu'aux rapides inftans enlevés à ces fcènes ani-
mées, & regrettois de n'en pas voir {e pro-
longer le cours.
A mon réveil, j'allai vifiter le camp de
mes Gonaquois ; l'aurore commençoit à pese
a briller; roulés en peloton fousleurs Kros(*);
ils étoient tous plongés dans le plus profond
fommeil ; Narina étoit avec fa mère , fur une
natte que je leur avois fait donner pour les
* garantir. de lhumidité. Les fept autres femmes
Done EEE TS SR EE ER mere}
(*) Manteaux de peaux de différens Quadrupèdes
dont fe fervent généralement tous les Hottentots , foit
pour fe vèrir de jour, foit pour fe couvrir pendant la
nuit. J'aurai occafion d'en parler plus amplement dans
. la fuite,
À a ii}
374 V-O;Y:AGE
entaflées les unes près des autres formoient un
grouppe plaifant ; on ne voyoit ni pieds ni
têtes; tout étoit caché fous la couverture ;
je leur fouhaitai le bon jour par un coup de
fufl ché à leurs oreilles ; je vis aufitôt
toutes ces têtes efirayées fortir de deflous
leurs Kros & m'ofirir le plus comique des
tableaux ; cependant quelques-uns des dormeurs
ne fe réveillèrent point; ce qui ne doit pas
urprendre ; car le fommeil pour les Hotten-
tots eft voifin de la léthargie,
Je les laiflfai reprendre à leur aife l'ufage de
leurs fens , & Jj'allai côtoyer la rivière pour
tirer quelques oifeaux avant que la chaleur fe
fit fentir; le Nord qui dans ces parages fait
l'office du midi en France, nous annonçoit une
journée accablante ; je rentrai chez moi à dix
heures avec quelques oifeaux, entr'autres un
Gobe-Mouche roux à longue queue, que je
#
recardois avec railon comme une découverte
heureufe: ce charmant animal, dont la cou-
leur dominante eft en eftet le plus beau roux,
a la tête ornée d’un huppe plus belle encore,
& porte deux très-longues plumes à la queue ;
ce qui lni donne un air de dignité que fa
EN AFRIQUE, 37$
femelle ne partage point avec lui; encore n’en
jouit-il que dans la faifon des amours; elle
dure environ trois mois, pañié lequel temps ces
deux plumes fe détachent d’elles-mêmes; rien
alors ne le diftingue de fa femelle qu'une
teinte un peu plus rembrunie.
Il ne faut pas confondre cette efpèce avec
l’'oifeau du même genre décrit par Buffon &
Briflon fous le nom de Gobe-Mouche huppé
& à longue queue du Cap de Bonne - Efpé-
tance; 1 eff faux que cet oifeau.fe trouve
au Cap. Il appartient aux Indes & notamment
a l'ile de Ceylan. Il diffère beaucoup du mien.
Les caraëtères qui les diftinguent feront rap-
portés dans mon Ornithologie. Je puis feu-
_ lement aflurer d'avance que les deux Gobe-
Mouches, décrits fous ce nom, dont l'un eft
prefque blanc & l’autre roux, & qu’on donne
comme des efpèces différentes , n’en font
abfolument qu’une feule, & que cette variété
dans les couleurs provient de la différence des
faifons: on peut s’en convaincre en examinant
lun de ces individus dans mon cabinet , aui,
tenant encore des deux états, montre clai-
rement le pañfage fucceflif du blanc au roux.
Aa iv
376 VIOVAGR
Celtu que je venois de tirer n'éprouve jas
mais ce changement; ce caraétère feul fuffit
pour ne pas le confondre , comme on l'a fait,
& pour en faire une nouvelle efpèce.
Après avoir dépolé ma chafñe dans ma tente,
je retournai au camp de mes hôtes; je n’y
trotvai que les hommes ; toutes les femmes
avoient difparu; on m'apprit qu’elles venoient
de partir pour fe baigner. Curieux de voir
cette cérémonie , je gagnai la rivière; je ne
perdis pas beaucoup de temps à les chercher;
leurs voix & leurs éclats de rire m’eurent
bientôt mis fur la pifte; je me glifai dou-
cement entre les arbres & les brouflailles, &
j'arrivai tout près du bord fans être aperçu ;
elles nageoïent toutes, folâtrant au milieu des
eaux, & plongeant avec une adrefle merveil-
leufe. |
Lorfque j'eus examiné mes baigneufes à
loifir, un coup de füfil que je tirai en me
préfentant à elles fit ceffer leurs jeux. Toutes
en même temps s’enfoncèrent dans eau, &
ne montroient plus que le bout di nez; je
m'étois affis fur leurs habillemens entaflés; je
prenois plaifir à les perffiler , & leur faifois voir
EN AFRIQUE. 277
Tun après l'autre leurs petits tabliers, en les
invitant à venir les chercher; la mère de Na-
rina rioit aux éclats de l'embarras de fes com-
pagses ainfi prifes au dépourvu. Elle étoit
fortie de l’eau plus tôt que les autres, & fe
répofoit fous un arbre en les attendant ; elles
me fupplièrent long-temps de méloigner ; ce
fut en vain. Il ne leur reftoit qu’un parti qu'elles
faifirent avec une adreffe dont je fus étonné;
elle connoïffoient tout lafcendant qu'avoit fu#
moi la belle Narina. Sa mère lui lança fon
tablier & fon kros ; elle s'habilla dans l'eau
& vint bientôt à moi de l'air le plus tendre & le
plus ingénu, me conjurer de me retirer quelques
mMomens à l'écart pour donner le temps à ces
femmes de reprendre leurs vêtemens; je fer-
gnis d'y mettre un peu de réfftance ; mais,
me prenant paf la man, Narina réufit à
m'entrainer avec elle jufqu’à ce qu'étant hors
de vue elle put crier à fes compagnes qu’elles
pouvoient fortir de l’eau & s'habiller.
Cependant nous cheminions vers ma tente,
de plus en plus familiarifés, Narina folâtrant
aufh librement avec moi qu'elle l’eut fait avec
fon frère , fes parens, fes compagnes; elle me
378 MOYAGE
plaifantoit à fa manière, me tourmentoit d’une
façon très-piquante, tantôt luttant de force
avec moi pour fe débarrafler de mes bras,
tantôt franchiffant, pour me fuir, les taillis, les
ravines , les plus larges foflés ; jeune & vigou-
reux alors, depuis long-temps rompu auk
travaux les plus pénibles, & menant une vie
plus dure mille fois que ces Sauvages mêmes ,
Jeufle défié nos Hercules d'Europe ; mais foit
que l'habitude & un refle de galanterie me fiffent
une loi de n’employer envers la ieune Narina
que la moitié de mes forces, foit qu’en effet
elle eût plus d'adrefle, & les mouvemens plus
fouples, elle m'auroit contraint à lui demander
grâce, & je pliois fous fes efforts ; mais fur-tout
lorfqu'échappée à mes agaceries, & mettant
entre nous un peu d'intervalle, elle me défoit
à la courfe & venoit à s'élancer, avec quelle
viteffe elle parcouroit les chemins & par cent
détours revenoit fe cacher à la lifière du bois
& me furprenoit au pañage!
Différens oifeaux que je voyois voltiger dans
la forêt me forçoient à tous momens d'y ren-
trer : c'étoit le feul moyen qui me reftât d'ap-
paifer les fougues de ma jeune Sauvage ; rien
EN AFRIQUE. 379
n'ésaloit le plaifir qu’elle éprouvoit à me voir
tirer des coups de fufils; je ne les lui épar-
gnois pas, & dans cette feule courfe j'abattis
une vingtaine d’oifeaux; je n'avois point em.
mené de Chien; Narina en farfoit aifément
l'office , faififloit admirablement bien les pièces
qui n'étoient que bieflées. Cependant je com-
mençois à perdre de vue mon camp, & m'e-
tois laiflé entrainer un peu loin. Tous ces
jeux & les efpiéoleries de ma jeune compagne
parvinrent enfin à m'égarer , & ne cefièrent que
lorfqu’elle m'eut donné tout naturellement une
bonne leécon & la meilleure réponfe au tour
fi plaifant que je venois de lui jouer il n’y
avoit qu'un moment aux bords de {a rivière
Groot-Vis, Nous venions de rejoindre fon
cours qui me reconduifoit imfailliblement à
mon camp ; un Héron que je veñois de tirer,
s'étoit abattu fur les bords de Îa rivière; en-
frainé, par le courant, 1l gagnoit le milieu &
alloit m'échapper; j'en eufle été d'autant plus
défolé qu'un de fes pareils que j'avois eu beau-
coup de peine à me procurer, avoit été un
jour par la négligence d’un de mes gens cruel-
lement endommagé dans ma tente, Déjà j'étois
330 Voyace
à mi-CotpS dans la rivière ; mais embarraflé
dans les herbes qui croiffent fur les bords, &
n'ayant pas encore oublié l'accident du Queur-
Boom, je répugnois à me laiffer entraîner plus
avant ; Narina, qui s'aperçut de mon embarras
& me voyoit my prendre aflez gauchement
pour courir après mon oiïfeau, s'étonna que je
craignifle fi fort de me mettre au large; en un
clin- d'œil elle s'élance à la nage; je rejoins la
terre que je venois de quitter; mais la cruelle,
tenant mon oïfeau à la main, m'appelle &
minvite à le venir chercher; après cent débats
& les plus vives inftances, loin de le rendre
à mes défirs, elle gagne comme un trait l’autre
bord, & de là me nargue à fon aïfe & fe rit
de ma poltronnerie; j'ai dit quelque part que
je ne fais point nager ; s’il fut des circonftances
où je duffe m'en plaindre , fans contredit, il
ne pouvoit s'en rencontrer de plus mortifiante
& qui dût m'exciter davantage à réparer cette
négligence inexcufable de l'éducation. Lorfque
je vis que je ne pouvois rien obtenir de ma
belle étourdie , je pris le parti de m'afleoir fur
les bords de la rivière & de l’attendre patiem-
ment ; elle fut bientôt lafle elle-même ; elle
EN AFRIQUE. 381
fe remit à la nage & revint ,non fans queïques
plongeons, rejoindre le bord où j'étois, rien
ne l’effrayoit de ma part ; pendant fa traverfée ,
je l’avois plufieurs fois couchée en joue; elle
n'en étoit que plus folle & plus entêtée à me
refufer mon Héron; nous reprimes enfin tous
les deux plus paifñblement notre route jufqu'à
ma Tente.
Les autres Gonaquoifes que nous avions
laiflées plus bas fur les bords de la même
rivière ne tardèrent pas à nous rejoindre; un
refte de honte fe lifoit dans leurs regards &
fur leurs fronts; J'eus à rougir de m'être fait
un jeu cruel de leur décence; c’étoit la pu-
deur native dans tout fon embarras. bien dif-
férente de cette réferve perfide dont on fe pare
avec ofrgueil & qui n'eft qu'un manége agaçant
plus dangereux que le fcandale.
Je fis déjeñner mes Sauvages; enfuite on
m'apporta la table fur laquelle je faifois mes
diffeétions, & qui ne me fervoit qu'à cela;
elle formoit avec deux chaifes tout le meuble
de ma tente; je me mis devant eux à écorcher
les oifeaux que javois tués le matin. Cette
opération les intriguoit fort ; ils me regardoient
382 VOYAGE
avec furprife & ne pouvoient concevoir à
quel deffein j'ôtois la vie à des oïfeaux pour
les dépouiller & leur rendre auffitôt leur forme.
Je ne perdis pas mon temps à leur vanter des
cabinets de colle@ions, & le cas qu’on en fait
en Europe; ils fe feroient à bon droit étonnés
que je fufle venu de fi loin dans cette uni-
que deflein, & la queftion de Narina s'il n’y
avoit point d'oifeaux dans mon Pays , me parut
naturelle & bien fimple ; je penfai qu'aucune
differtation fur ce fujet avec des Sauvages qui
ne m'auroient point compris, ne valoit pas
le plaifir d'apprèter un Martin-Pécheur dont je
fis préfent à ma belle curieufe.
Haabas m'engageoit à lever mon camp pour
l'aller placer près de fa Horde , où je trouve-
rois une grande variété d’oifeaux de toute
efpèce ; il me fit comprendre que je n’en étois
éloigné que d'environ deux lieues; je lui
promis de l'aller voir fous peu de jours.
Il fe difpofoit à partir. Je le fis diner avec
tout fon monde, & lui donnai en particulier
une petite provifion de tabac, ce qui lui fit
grand plaïifir; Narina me promit de m'apporter
du lait, & de m'amener bientôt fa fœur;
EN AFRIQUE 393
enfin ; très-fatisfaits les uns des autres, après
mille adieux répétés , ces bonnes gens me
quittèrent ; je les fis accompagner par un des
miens que je chargeai de reconnoître la route ,
& de me faire quelques échanges pour des
Moutons,
Fin du Tome Premier.
.