VOYAGE
DE MONSIEUR LE VAILLANT
DANS L'IN TÉRIEUR
DÉ L'AFRIQUE,
LUS PAR |
LE CAP DE BONNEESPÉRANCE,
Dans les Années 1780, 81, 82, 85, 84 6 85.
TOME SECOND.
MW PARIS,
Chez Lrrov, Libraire, rue Saint-Jacques, vis-a-
vis celle de la Parcheminerie, n°. 15.
ME le frouve A LIEGE,
Chez D UMOULIN, Imprimeur-Libraire, fur le grand
Marché , vis-à-vis Neuvice ; & dans tous les Bureaux
des Poftes de l’Allemagne & des Pays-Bas.
MCC LEXXX,
Av:c Approbation £ Privilège du Roi.
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7 OYAGE
DANS L'INTÉRIEUR
DE L'AFRIQUE
Me les trente-fix heures que je venois de
pañler avec ces Gonaquois, j’avois eu le temps
de faire des obfervations qui me devenoient uti-
-_ les, particulièrement fur leur parler. J’avois re-
marqué qu'ils clappent la langue comme les au-
tres Hottentots : j’expliquerai par la fuite ce que
c’eft que ce clappement , & la manière dont
ils le varient. Avec un idiôme femblable , ils
avoient cependant des finales que ni mes gens
ni moi ne comprenions pas toujours.
ls différoient des miens par la teinte de leur
peau plus foncée , par leur nez moins camus,
leur taille plus haute, mieux prononcée ; en un
mot, par un air & des formes plus nobles. Les
portraits de Narina & du Gonaquois , fidèlement
copiés, peuvent donner une idée de ces difé:
rences. à à
Tome IT. À
2° | VOYAGE
Lorfqu'ils ‘abordent quelqu'un , ils préfentent
la main, en difant Tabé (je vous falue) ! ce mot
& cette cérémonie, qui font auffi d’ufage chez
les Caflres , n’ont point lieu parmi les Hotten-
tots proprement dits.
Cette affinité d’ufages , de mœurs, & même de
conformation , le voifinage de la grande Cañffre-
rie, & les éclaircifflemens que j'ai recus par la
fuite, m'ont convaincu que ces Hordes de Go-
naquoiïs , qui tiennent également du Caffre & du
Hottentot, ne peuvent être que le produit de
ces deux Nations qui fe feront antérieurement
croifées. |
L’habillement des hommes Gonaquois , avec
plus d’arrangement ou de fymmétrie , a la même
forme que celui des Hottentots; mais comme
ceux-là font d’une ftature plus élevée, ce n’eft
point avec des peaux de Mouton, maïs de Veau,
qu'ils fe font des manteaux. Ils les nomment
également Kros : plufieurs d’eatr’eux portent à
leur cou un morceau d'ivoire, ou bien un os de
Mouton très-blanc, & cette oppoftion des deux
couleurs fait un bon effet, & leur fied à merveille.
Lorfque les chaleurs font excelives, les hom-
mes fe dépouillent de tout vêtement incommode ,
& ne confervent que ce qu'ils appellent leurs
Jakals : c’eft un morceäu de peau de l’animal
ainfi nommé, dont ils couvrent les parties na-
turelles, & qui tient à la ceinture. Ce voile,
négligemment placé , n’elt qu'un vain meuble
qui fert affez mal leur pudeur.
Les femmes, plus coquette que les hommes,
fe parent aufli bien davantage : elles portent
le Kros comme eux. Le tablier qui cache leur
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EN AFRIQUE. 3
fexe , eft plus ample que celui des Hottentotes :
il eft auf très - artiftement travaillé. Dans les
chaleurs , elles ne confervent que ce tablier avec
une peau qui defcend par-derrière depuis la cein-
ture jufqu’ aux molets.
Les jeunes filles au-deffous de neuf ans, vont
abfolument nues ; arrivées à cet âge , elles por=
tent uniquement le petit tablier.
Je reviendrai bientôt à d’autres particularités
qui diftinguent cette Nation; je ne Pai point
encore quittée.
Il étoit nuit lorfque le Hottentot que j’avois
envoyé avec Haabas, arriva de fa horde. Il étoit
accompagné de deux nouveaux Gonaquois, qui
m'amenoient un Bœuf gras que leur Chef mé
prioit d’accepter. Narina en me faïfant fouvenir
de mes promefles , m’envoyoit une corbeille de
lait de Chèvre : elle favoit que je l’aimois beau-
coup. Sa fœur avoit vu les préfens qu’elle avoit
rapportés , & regrettoit de n’être pas venue
avec elle vifiter mon camp : elle me faifoit re-
mercier de ceux que je lui avois envoyés par
fa mère ; je tenois ces détails des deux meffa-
gers de Haabas ; je reçus le Bœuf & les Mou-
tons qu'ils me préfentèrent ; ; Je les fis régaler
de tabac & d’eau-de-vie. L’un deux refflembloit
à Narina; je le pris pour fon frère ; il n’étoit
que fon coufin. Des traits pleins de douceur ,
& la taille la mieux deflinée, failoient de cet
homme un des plus beaux Sauvages que j'euffe
encore vus. Ce fut lui qui me donna {ur les
Gonaquois des détails que m'avoit laiflé igno-
rer Haabas : il m apprit qu'avant la guerre des
Cafires , fa horde n’étoit compolée que d’une
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4 IVe a Re
feule famille, dont le grand-père de Narina
avoit été le dernier Chef ; qu’à {a mort elle
étoit reftée long-temps fans Capitaties ; Mais que,
la guerre étant furvenue , la Horde de Haa-
bas , qui habitoit autrefois les bords de la ri-
vière près de fon embouchure, étoit venue fe
joindre à la fienne pour réunir leurs forces en
cas d'attaque de la part de l’ennemi commun;
que , dans les commencemens, l’arrivée de Haa-
bas avoit occañonné bien des troubles ; que la
Horde ne vouloit point le reconnoître ; préten-
dant qu’elle étoit mafîtreffe de fe choïfir elle-
même un Chef, & qu’il n’étoit pas jufte que
des nouveaux-venus fiflent la loi à une Horde
qui avoit bien voulu les recevoir chez elle : il
ajoutoit qu’on s’étoit livré de part & d'autre à
de longues querelles, à quelques combats ; qu'il
y avoit eu du fang de répandu , quelques Sau-
vages tués, beaucoup de bleffés ; mais qu’enfin
l'intérêt commun les ayant un jour obligés de fe
réunir contre une incurfion fubite des Caffres ,
la conduite courageufe & prudente de Haabas,
qui avois repouflé cette attaque, l’avoit fait una-
nimement proclamer Chef de deux Hordes , qui,
par les alliances, les mariages & la bonne amitié,
actuellement n’en faifoient plus qu’une feule.
Mon eau-de-vie commencçoit à opérer fur le
cerveau de ces deux Gonaquois : ils étoient fi
fort en train de jaler, qu'ils ne tarifloient point
dans leurs récits. Il étoit une heure du matin,
lorfque je les quittai, pour aller repofer ; je re-
commandai à mes gens d'imiter mon exemple:
attendu que je deftinois la journée du lende-
main pour une grande chafle aux oifeaux, &
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que le point du jour étoit marqué pour le départ.
Je me mis en marche avec le foleil. Le coufin
de Narina me demanda la permifhion de me fui-
vre : il fe faifoit une fête | difoit-il, de me voir
tirer mon fufl à plufieurs coups : phénomène
qu'il ne pouvoit concevoir. |
Je lui avois donné ma carabine à porter, parce
qu'il pouvoit arriver, chemin faifant , que nous
rencontraflions du gros gibier.
La curiofité d’Amiroo (c’étoit le nom du coufin
de Narina) ne tarda pas à être fatisfaite. A la
portée ordinaire, nous nous approchâmes d’un
Vautour que j'avois vu arrêté fur une pointe de
rocher. Mon premier coup le bleffa ; comme il
partoit , mon fecond l'abattit. Les camarades
d’Amiroo , de retour à la Horde, lui avoient bien
dit que je pouvois tirer plôfieurs coups de fuite ;
mais, jugeant tout naturellement de mon arme
par les fiennes , il ne pouvoit croire qu’on pût
bleffer deux fois avec la même flèche décochée :
il fut donc étrangement furpris d'entendre mon
fecond coup, & de voir l'animal abattu. Il au-
roit bien fouhaité , difoit-1l, pofléder une arme
pareille , pour fe baitre avec les Cañres ; il for-
moit ce vœu d’un air & d’un ton à me faire
préfumer que l’homme , s’il n’eft pas le plus
fort des animaux, en eft né le plus noble & le
plus courageux. Il me demanda pourquoi les
Colons n’avoient point de fufiis femblables : cette
queftion me parut pleine de fens ; quoi qu'il en
foit , il me fut impoflible d’y répondre. Non-
feulement les Colons n’en poffédoient aucun en
effet, mais même, avant mon arrivée, ils n’en
avoient jamais vu , & dans toutes les habita-
A ii
6 VOYAGE
tions éloïgnées du Cap , on parloït de mon fufil
comme d’une merveille + une curiofité fans
exemple.
Au milieu de nos converfations , j’avois cru
m'appercevoir qu’'Amiroo imaginoit qu'il m'é-
toit poflible de tirer indéfiniment à ma volonté :
j'en fus convaincu par la queftion embarraffante
qu'il me fit bientôt. Un Milan pañfla fur nos té-
tes; je lui envoyai mes deux coups, il fit feu-
lement un crochet, & continua fa route. Ami-
roo me demanda pourquoi Je ne tirois pas juf-
qu'à ce que Je l’eufle tué : je n’eus d’autre ré-
ponfe à lui faire , finon que Poifeau étoit trop
commun, & que je ne m'en fouciois pas; que
tant de bruit d’ailleurs pouvoit en écarter d’au-
tres , dont j'étois plus curieux. Par ce détour
tout mal - adroit , j'évitois de lui expliquer ce
‘qu il étoit prudent qu’il ignorât toujours , &
J'augmentois le crédit & l’idée de fupériorité
qu'imprime part-tout un Blanc à toute efpèce
de Sauvage.
Ma chafle fut affez heureufe. Entr’autres pièces À
je tuai un Coucou, qui, dans ce genre, for-
mera une efpèce nouvelle entièrement Iincon-
nue. Son plumage n’a rien de remarquable ; il
eft prefque , par tout le corps, d’un brun noir;
fon ramage eft compolé de plufieurs fons di-
verfement accentués ; il fe fait entendre de fort
loin. Comme il paffe des heures entières à chanter
fans aucune interruption , il fe trahit lui-même,
& appelle le chafleur. Je l’ai nommé le Criard
dans mon Ornythologie.
Je tuai aufli quelques Gobe-Mouches & beau-
coup de Touracos, dont nous fîines des frical-
E NL AGREQUE. ?
fées bien fupérieures à celles de Pintades & de
Perdrix , mifes à la même fauce.
Le je de Narina me voyant abattre auf
légèrement toutes fortes de petits oifeaux , au-
près de lui, me pria de lui prêter mon fufil pour
effayer fon ’adrefle : il n’étoit pas de ma politique
de lui donner des lecons utiles, Sans chercher à
pañler pour forcier , je voulois qu’il fe perfuadât
par fa propre expériencé qu’il exifte une énorme
diffance entre un Européen & un Hottentot. Je
chargeai mon fufil , mais fans y mettre de plomb ;
je le laiffai tirer tant qu'il voulut; il s’'impatien-
toit de ne rien voir tomber : j’aurois chargé l’arme
à l'ordinaire , qu'il n’eût pas été pour cela plus
heureux ; car, dans la crainte d’avoir le viiage
brûlé par l’amorce , il détournoit la tête en même-
temps qu'il appuyoit fur la détente ; fa mal-adrefle
auroit pu néanmoins le fervir : c’eft pourquoi
J'avois préféré de ne rien donner au hafard ;
car il eft certain que, s’il avoit tué un feul oi-
feau , mon crédit baïifloit aufli-tôt dans fon ef-
prit, & par fuite, dans toute {a Herde : fi lo-
pinion ne garantifloit pas ma perfonne , elle fer-
voit du moins mon amour-propre.
Comme nous regagnions le camp, nous ren-
contrâmes , à deux cents pas de nous, une troupe
de Bubales ; j'en tuai un d’un coup de carabine-:
cela parut bien étrange à mon compagnon. En
fe rappellant qu’à quinze pas, il n’avoit pu, en
plufieurs coups , abattre un miférable oifeau ; il
mefuroit avèc étonnement la diftanceprodigieufe,
entre le Bubale & nous. Ses réflexions l’attrif-
toient ; il en étoit accablé. Je le confidérai avec
attendriffement , & pris foin de le confoler. Bon
À iv
8 1 V0PM À Ge
jeune- homme qui ne favois pas tout ce. qu'a de
précieux & de touchant cette fimplicité, qui te
faifoit fi petit devant ton femblable! Ab ! garde
long -temps ton heureufe ignorance, puñflé - je
être le dernier Etranger qui, d’un pas téméraire,
ait ofé fouler tes champs, & que ta folitade ne
foit plus profanée !
Nous couvrimes le Bubale de branchages ; &,
de retour au logis, je l’envoyai chercher avec
un Cheval.
Pour amufer Amiroo & fon camarade, Per
ployai le refte du jour à dépouiller mes oïfeaux ;
je les retins pour la nuit, en leur annonçant que,
le jour fuivant, ils me conduiroient eux-mêmes
à leur Horde. Cette nouvelle fut le fignal d’une
joie très-vive ; la foirée fe pafla gaîment ; nous
primes à l'ordinaire le thé à la crême devant
un grand feu : | J'avois fait tuer un des Moutons
que m’avoit envoyés Haabas ; le fouper fut char-
mant ; on danfa ; on fit de la mufique , & la
Lyre immortelle ne fut point oubliée, J'en don-
nai deux à mes hôtes; ils en avoient vu dans
es mains de tous ceux de la Horde qui m'é-
toient venu vifiter avant eux : la réputation
de cet infirument s’étoit bientôt répandue ; ils
mouroiïent d'envie d'en avoir, & n’avoient ofé
m'en demander. En allant au- devant de leurs
“défirs , j’augmentai d'autant plus la confidération
& lPamitié qu'ils avoient pour moi.
Lorfque l’heure du fommeil fut venue , je pré-
vins tout mon monde fur le voyage du lende-
main, & je recommandai à Klaas que mes deux
Chevaux fuffent prêts à la pointe du jour. :
À mon réveil, le camarade d’Amiroo étoit
EX N AE f UE é)
parti pour prévenir Haabas de la vilte que j allois
sn rendre , dans le jour même.
Quelle que foit l’immenfité des déferts de VA-
frique , il ne faut pas calculer fa population par
celle de ces effaims innombrables de noïrs qui
fourmillent à l’'Oueft, & bordent prefque toutes
les côtes de l’Océan, depuis les ifles Canaries,
ou le Royaume de Maroc, jufqu'aux environs
du Cap de Bonne- Elpérance. Il n’y a certaine-
ment aucune proportion d’après laquelle on puifle
établir des apperçus même hafardés. Depuis que,
par un commerce approuvé par le plus petit nom-
bre, en horreur au plus grand, de barbares na-
vigateurs d'Europe ont porté ces Negres par des
appâts déteftables à livrer leurs prifonniers, ou
les plus foibles d’entr’eux, ils font devenus, en
proportion de leurs befoins, des être inhumains
.& perfides : le Chef a vendu fon fujet ; la mère
a vendu fon “ils, & la Nature complice a fé-
condé fes entrailles ! |
Mais ce trafic révoltant, exécrable, eft en-
core ignoré dans l’intérieur du Continent. Le dé-
lert eft ftriétement le défert : ce n’eft qu’à des
diftances éloignées qu’on y rencontre quelques
peuplades toujours peu nombreufes, vivant des
doux fruits dla ere , Ou du produit de leurs
beftiaux : il faut faire une longue marche, avant
d'arriver d’une Horde à une autre. La chaleur
du climat, l’aridité des fables, la ftérilité de la
terre, la difette d’eau , les montagnes décrépi-
tes & graniteules, les animaux féroces, & plus
que tout cela, fans doute, l'humeur un peu phieg-
matique , & le tempérament froid du Hottentot,
dont des obfiacles à la-réprodu@ion de l’efpèce:
10 VOYAGE
il eft peut-être fans exemple qu’un père ait compté
fix enfans.
Auffi le Pays des Gonaquois où je m'étois en-
foncé, ne raflembloit pas trois mille têtes , fur
une étendue de trente ou quarante lieues ; & la
Horde de Haabas qui montoit tout au plus à
quatre cents perfonnes , de tout âge, de tout
fexe , pañfloit pour l’une des plus confidérables
de la Nation.
Ce n’étoit plus ici ces Hotteutots abâtardis
& miférables, qui languifflent au fein des Colo-
nies, habitans méprifables & méprifés, qui ne
connoiilent de leur antique origine que le vain
nom, &/ne jouiffent qu'aux dépens de leur li-
berté d'un peu de paix qu'ils achetent bien
cher par les travaux exceflifs des habitations ,
& le defpotifme de leurs Chefs, toujours ven-
dus au Gouvernement! Je pouvois enfin ad-
mirer un peule libre & brave, n’eftimant rien
que fon indépendance, ne cédant point à des
impullions étrangères à la Nature, & faites pour
bleffér leur caraëtère franc, vraiment philantro-
pique & magnanime.
Je ne voulois point me rendre chez cette Na-
tion refpeétäble comme un Chafleur harraflé,
que la fatigue & la faim ont contraint de s’ar-
rêter au premier gîte. J’avois formé le deflein
de m'y préfenter in fiochi , dans un appareil
impofant, & tout -à-la-fois honorable pour ce
peuple & pour moi.
Dès le matin, je fis une toilette entière : j'ar-
rangeai mes cheveux. Après leur avoir donné
une tournure diftinguée , je les furchargeai de
poudre , comme j'aurois fait pour me rendre
£E NO A,F R I 6 U E. IT
dans un cercle d'élégans. Je peignis mia barbe,
& lui fis prendre le meilleur pli pofhble. Ce
m’étoit ni par fantailie, mi par un goût bifarre,
que je l’avois laïffé croître pendant: un an, comme
on l’a ridiculement débité par le m0 A
n'étoit pas non plus, comme ces Voyageurs
herboriftes , pafñlionnés pour la follicule & le
féné , en punition de ce que je ne découvri-
rois pas aflez tôt à mon gré telle plante dia-
phorétique , ou tel infeéte inappercevable. Ma
politique m'en avoit fait la première loi. La lon-
gueur de ma barbe n’étoit point abandon, né-
gligence de moi-même : la propreté Hollandoife
la plus fcrupuleufe fait mes délices. Ce n’eft pas
pour un Créole d'Amérique un fmple befoin
d'habitude , c’eft une volupté. Dans mes cour-
fes , je changeoïs de linge & de vêtemens Jjuf-
qu'à trois fois par jour ; mais le projet de laifler
croître ma barbe avoit été médité long -temps
avant de partir du Cap. J'’étois inftruit des guer-
res des Cafires avec les Colons, & que ces der.
niers {ont en horreur aux Sauvages : je pouvois
être rencontré des uns ou des autres. Îl étoit
donc eflentiel, autant par mon extérieur, que
par ma conduite & mes manières, de me don-
ner un air abiolument étranger qui prouvât qu'il
n’y avoit rien de commun entre les Colons &
moi. Ce plan m'a très-bien réuffi, dans toutes les
Hordes que j'ai parcourues, je me fuis vu tou-
Jours, accueïill comme un être extraordinaire
& d’une efpèce nouvelle. Un dégoût invincible
pour le tabac & l’eau-de-vie, tant prités des
Colons & des Sauvages, ajoutoit encore à leur
étonnement, L'idée de cette prévention favora-
12 Vo v A Te)
ble, qui ne pouvoit m'échapper , mé ‘donnoit
‘une affurance, une intrépidité même qui m'ont
procuré de grandes Jouiffances inconnues à d’au-
tres Voyageurs. Rien ne m'’arrêtoit : je marchois
& me préfentois fans trouble. C’eft ainfi que j’euffe
traver{é tout le centre d'Afrique , jufqu’en Bar-
barie, fans la plus légére inquiétude, fi la terre
ne s’étoit point, pour ain dire, réfufée fous
mes pas : mais la foif & ja faim cruelle feront
à jamais une barrière infurmontable à qui vou-
droit tenter une entreprife aufli hardie.
Ma barbe étoit donc ma fauvegarde effentielle ;
mais elle me rendoit un fervice journallier non
moins précieux. Lorfque j’étois en marche, j’a-
vois, én la lavant, la précaution d’y laïfler
toute l’eau qu’elle pouvoit retenir. Durant les
chaleurs du jour, c’étoit pour mon vifage un
rafraîchiflement qui me foulageoit beaucoup.
Cette première partie de ma toilette achevée,
4e m'habillai le plus proprement poflible. Parmi
mes veftes de chaffe, j’en avois une d’un brun
obfcur , garnie de boutons d’acier taillés à facet-
tes : j'en fis mon habit de cérémonie. Les rayons
du foleil tombant fur ces boutons dans tous les
lens , devoient par leur réfraétion, jetter un
éclat bien propre à me faire admirer par tous
ces Sauvages. Je mis'un gilet blanc fous cette
vefle : à défaut de bottes, je me fervis d’un
pantalon de Nanquin; ce qui m'a toujours paru
pour le moins aufli noble. J’avois encore, dans
ma garde-robe une paire de fouliers à l'Euro-
péenne ; je les chauffai, & n'oubliai point mes
grandes boucles d'argent, par hafard fort bril-
lantes, Je délirois ardemment un chapeau bordé
EN AFRIQUE. 15
&’or : il fallut s’en pañler. Mon pantalon rendant
inutiles les boucles de caillou du Rhin de mes
jarretières, j’en fis une agraphe avec laquelle j j’at-
tachai fur mon:chapeau, tel qu’il étoit, un ma-
gnifique panache de plumes d’Autruches de toute.
leur longueur.
Mais que j'étois ‘en peine pour l'équipage de
mon cheval ! Il ne répondoit guères aux orne-
mens du maître. A Îa place de cette magnifi-
que peau de Panthère , qu'on eût trouvée. fu-
perbe en France , & qui ne difoit rien à l'œil
d’un Sauvage , quelle figure radieufe n’eût pas
faite fur ma bête la plus mauvaife des houfes
de drap rouge qui trotté régulièrement toutes
les femaines de Paris à Poifly , tant il eft vrai
que la rareté des objets y met fouvent tout le
Prix, en même-temps qu elle en confiitue le
mérite !
. J'avois annoncé à mon fidèle Klaas qu :] mon- .
teroit à cheval avec moi, & qu'il me ferviroit
d’écuyer : il s’étoit loi mère arrangé de fon
mieux. Mais jaloux de le faire paroître avec
diftinétion , je lui donnai une de mes vieilles
culottes, qu'il ne mit pas fans prendre un air
de vanité qui annoncoit en même -temps le
plaifir que lui failoit ce cadeau , & l'importance
qu’il recevoit de cette decocatir:
Tout étant prêt pour le départ , je dépêchai
deux de mes Chafleurs avec leurs fufils, pour
prévenir la Horde de mon arrivée ; & bientôt
moi-même , après avoir déjeûné , je mis mon poi-
gnard à ma boutonnière, une paire de piftolets
à ma ceinture, une autre à l’arçcon de ma elle
avec mon fufñl à deux coups, & je montai à
14 VOYAGE |
cheval. Klaas en fit autant : il portoit ma ca:
rabine , & me fuivoit conduifant quatre de mes
chiens. IL étoit fuivi , à fon tour ,; de quatre
Chafleurs qui efcortoient un autre de mes gens, :
chargé de porter une caflette qui contenoit deux
mouchoirs rouges, des anneaux de cuivre , des
couteaux, briquets, & quelques autres préfens
que je voulois faire à la Horde. Amiroo mar-
choït à notre tête ; pour nous guider dans la route.
Nous côtoyames d’abord la rivière en la re-
montant pendant près d’une heure; après quoi,
nous la faifant quitter, Amiroo nous conduifit
entre deux hautes montagnes, dans une gorge
étroite , dont la longueur & les finuofñtés n’a-
voient guères moins de deux lieues. Au bout
de ce défilé, revenus à cinq ou fix pas de la
rivière, le Pays s’ouvrit devant nous , & de-là,
me montrant du doigt une petite éminence fur
laquelle j'appercevois un Kraal, notre guide
im’avertit que c'étoit celui de Haabas. Nous
n’en étions qu'à dix portées de fufil : le che-
min avoit été plus long que je ne l’avois compté :
nous avions employé trois grandes heures à cette
marche.
Lorique je ne me vis plus qu'à deux cents
pas de la Horde, je lâchai mes deux coups,
& j'en fis faire autant à mes quatre Chaffeurs :
les deux autres que j'avois envoyés en avant
répondirent à notre falut par leur décharge , &
ce fut pour toute la Horde le fignal d’un cri de
joic général. Je n’entremêlerai point de réflexions
une fcène aufli touchante ; le Leéteur fenfible
partage les douces émotions de mon ame, &
préfère un récit tout véridique & tout fimple,
EN ÂAFRIQUE, 15
Je voyois tout le monde fortir des huttes, &
{e raflembler en pelotons ; mais, à mefure que
j’approche , les femmes, les filles &les enfans dif-
paroiflent, & chacun rentre chez foi ; les hom-
mes , reftés feuls, ayant leur Chef à leur tête,
viennent à ma rencontre : mettant alors pied à
terre : TABÉ, TABÉ, Haabas, dis-je au bon
veillard en prenant fa main que je preflai dans
la mienne. Îl répondit à mon falut avec toute
l'effufion d’un cœur reconnoïffant, & touché de
cette marque d'honneur dont il étoit le princi-
pal objet. J’efluyai le même cérémonial de la
part de tous les hommes, excepté que, fup-
primant par refpeét le figne de la main, ils le
remplacèrent par celui de la tête de bas en-haut ;
& qu’en prononçant TABÉ, ils accompagnoient
ce mot d’un clappement plus fenfble.
Chacun en particulier m’examinoit avec la plus
grande attention; Jufqu’aux moindres détails de
_ ma toilette, tout frappoit leurs regards. Haabas
lui-même, qui ne m'avoit vu qu’en négligé
dans mon camp ou dans mon équipage de chañe,
.paroifloit émerveillé de mes rares ajuftemens ; il
me fembloit qu’il me montroit une déférence
plus marquée, un air plus refpettueux que par
le paié.
- J'avois quitté mon Cheval à l’ombre d’un gros
arbre, fous lequel on étoit venu me compli-
menter ; je n’y reftai que quelques minutes pour
me rafraîchir ; je me faifois une fête de contem-
pler cette Horde intéreffante, & je m’y rendis
elcorté de toute la troupe. A mefure que je paf-
fois devant une des huttes qui, comme celles
des Hottentots , n’ont qu’une ouverture fort bafle,
16 | V 0 y A& Er
la maîtrefile du logis qui s’étoit d’abord montrée
pour me voir. venir de loin, fe retiroit aufi-
tôt; de telle forte qu'obligé de me baifler à tous
momens pour examiner l’intérieur, c’étoit pour
moi un fpectacle très-curieux que ces: vilages
bruns ; immobiles & collés, pour ainfi dire, à la
muraille, dans le plus profond. de la hutte, io
frant par-tout que des portraits à la Silhouette.
J'aurois pu me faire écrire chez toutes ces Da-
mes; car Je n'y avois été recu par aucune. |
Cependant elles s’apprivoifèrent peu-à-peu,
& je me vis à la fin entouré. On me préfenta
du lait de tous les côtés. Narina n’étoit point
encore du nombre des curieufes : je demaudai
de fes nouvelles ; on courut pour la chercher ;
elle arrivoit portant une corbeille de lait de Chè-
vre tout chaud qu’elle vint m'offrir avec em-
preflement. J’en bus de préférence » Autant à
caufe des graces naturelles qu ’elle mit dans ce
prélent, que de la propreté qu’elle avoit eue
Pattention de donner à {on vale, que n’avoient
point, à beaucoup près, ceux, des autres.
Du pen toutes ces femmes, dans leur plus
grande parure: graïflées & baighouées à frais,
les vilages peints de cent manières différentes,
montroient aflez tout le bruit qu’avoit fait dans
la Horde la nouvelle de mon arrivée , & la con-
fidération hngulière qu’elles avoient pour lPE-
ranger. Narina s'étoit parée des préfens que
je lui avois faits; mais ce ne fut pas fans une
extrême {urprife que Je m’appercus qu’elle n’a-
voit point fuivi l'étiquerte comme es camara-
des, & qu’elle avoit fupprimé les onétions. Elle
favoit à quel point me plailoit ce raffinement de
coquetterie ,
EN ÀÂFRIQUE. 1>
éoquetterie, & quoi qu’eût dû lui coûter cetté
privation , elle fe l'étoit impolée pour me plaire.
Elle me préfenta fa fœur qui me parut jolie ;
mais, foit qué la prévention tm'aveuglât, foit
que l'odeur de fes origuens m'eût rebuté, je ne
lui trouvai point l'air agaçant de Narina, &
ne fentis rien pour elle.
Arrivé chez Haabas, il me montra fäi femme :
élle n’avoit rien qui la diftinguât de autres, &
je vis là , comme on le voit fouverit ailleurs ;
que Madame la Commandante étoit richement
vieille & laide : cela n’empêcha point qu’en courti-
fan délié, je lui préfenitafle un mouchoir fouge,
qu’elle reçut fans facon , & dont elle ceignit
fur le champ fa tête. J’äjoutai à cette offre un
couteau , un briquet ; mais, comme Jj'ävois eri-
vie de connoître fon goût, & que j'étois bien-
aife de voir une femme Sauvage dans l’eimbar-
ras du choix pour fes ajuftemenñs , je lui mon-'
_-trai toute ma pacotille de verroterie , là priant
de choïfir elle-même ce qui lui plairoït davan-
tage. Je ne jouis pas de la fatisfaétion que je
m'étois promife ; elle fe jetta fans balancer fur
des colliers blancs & des rouges ; les autres cou-
+ leurs, difoit-elle , trop analogues à fa peau , ne
faifant nul effet ; & n'étant pas de fon goût.
J'ai toujours remarqué qu’en général, les Sau-
Vages ne font pas grand cas du noir & du bleu. Je
lui donnai encore du gros fil de laiton pour deux
paires de bräcelets : cet article me parut être
celui qu’elle eftimoit davantage.
Ces préfens n’étoient point regardés fans envie
de la part des autres femmes; elles levoient lés
Mains avec extafe, & déclaroient à haute voix
Tome IT. | | B |
1è V,90.y.A4.@5
dans leur admiration, que l'époufe de Haabas
étoit la plus heureufe des femmes : & la plus
brillante en bijoux qu’on eût jamais vue dans
toutes les Hordes de la Nation Gonaquoife.
Je fis enfuite diftribution du refte de la ver-
roterie que J'avois £ apportée , & J'avoue de bonne
foi que Je manœuvrai de facon, que les Jeunes
& les plus iolies furent les mieux partagées.
Je donnai aux hommes des couteaux, des bri-
quets & des bouts de tabac : mon intention en
yenant moi - même vifiter ceue Horde, étoit
que toutes les familles qui la compofoient, fe fentif-
fent de mes largefles ; & la pacotille que j'a-
vois apportée ne laifloit pas d’être confidérable.
Haabas me pria de la part de plufeurs vieil-
lards impotens qui ne pouvoient fortir de leur
loge , de le fuivre & de les aller vifiter. Je
me prétai fans peine à fon défir ; nous entrâmes,
dans leurs huttes. Ils étoient tous gardés par des
enfans de huit à dix ans , chargés de leur don-
ner leur nourriture & tous les foins qu’exige la
caducité. Cette inftitntion refpeétable chez des
peuples Sauvages me toucha fortement : j’en té.
moignai toute ma fatisfaction à mon conduéteur.
Quoique ces vieillards, pour la plupart 88
fuflent retenus que par leur grand âge, & non
par ces infirmités qui {ont l'appanage. ordinaire
des peuples civils , je remarquai ayec furprife
que leurs cheveux n’avoient point blanchi, &
qu’à peine appercevoit-on à leur extrémité une
légère nuance grifâtre.
ti fus conduit, après cela, vers une hutte
abfolument éçariée de toutes les autres ; elle
renfermoit (quel fpeétacle !) un malheureux cou-
EN E AE QUE 1e
vert d’ulcètés, de la tête aux pieds. Je me baif-
fois pour entrer; une odeur infeéte qui fortoit
de cette hutte ie fit réculer d’horréur. Ceétte
pauvre créature étoit Ia, gffante depuis plus d’un
an, fans qüé pétoine ofàt Päpprocher , tant
on craignoit Ji comimuonication de fa maladie ss
qui pafloit pour contagieule ! Sa femme, en efét ;:
& deux enfans venoient d'en mourir dl n'y Mot
deux mois. On lui jettoit fa nourriture à
heñtrée de fa loge ou plutôt de fa tombe ; car
cé n’étoit plus un être vivant. Son état, vrai- :
rent déplorable ; ninfpira de la pitié ; il crou-
pifloit depüis lofg - temps dans l'ordure & fes
déjeétions. Combien je me fentis peiné dé ne
pouvoir par un remède efhcace , JPpARres quel-
qe foûlaigement à fés maux!
- J'ävois beau me fouvenir qu’à Sutinati nous
sééubilhôné nous-mêmes IC baume de Copähu,
& celui dé Racañir ; auf, je crois, eft le Tôli
dela pharmacie , & qu'avec ce feul fecours nous
guériffions facilement nos Nègres. Je n’en étois
_pas pour cela plus avancé ; l’Afrique ne m'of-
froit aucune des ces plantés falutaires, ou du
rhoïns fi ellés y croient, dans quef liéu devois-je
lés aïler chercher ? Il me vint pourtant dans
l'éfprit un moyen ; finon de guérir entiérément
fes douleurs ; du HORS dén fofpendre un EE
là durée.
* Je commeénçai par tranquillifer té efhits dé
ces bons Saüvages, en les affurant que la ma-
lâdie mwétoit Point contapieule ; qu'élle ne pou-
voit fe communiquer ni par le contaët immé=
diat du malade , bien moins encore par l'air en.
-vifonnant.. Pour les perfuader davantage , je
B ji
820 Vo yYAGE
leur dis avec fermeté qu’elle m'étoit très - cori-
mue. Sans cette précaution, le deflein que je
formois pour le foulagement du miférable cou-
roit grand rifque d’avorter, une prévention in-
vincible leur faifant craindre à tous une épidé-
mie. Ïls m'en crurent heureufement, & promi-
rent d’exécuter tout ce que Jj’ordonnerois.
Je leur dis donc qu’il feroit à propos de faire
au moribond une friétion générale avec de la
graifle de Mouton fondue ; que.ce remède inno-
cent reftitueroit à la peau defléchée de cet hom-
me, un peu de foupleffle, & lui procureroit du
moins la facilité de fe mouvoir. Je lui fis don-
ner plufeurs nattes, en le priant de faire quel-
ques efforts pour les pafñler fous lui. Tout foi-.
ble qu’il étoit, il réuflit au gré de mon défr.
Je propofai alors de lui conftruire une nouvelle
hutte, & de l’y tranfporter. Cet avis fut recu
avec des exclamations par tous les afftans. Pour
ne pas donner à leur bonne volonté le temps de
fe refroidir, mes gens & moi mîmes la main à.
l'ouvrage, & la hutte fut bientôt achevée & en
état de recevoir le malade. |
J'ai toujours penfé que cet homme avoit été
atteint du fléau deftruéteur qui empoifonne les
fources de la vie, .& détruit le plaifir, par le
plaifir même. Quoiqu” étrangers à ce fléau, ainfi.
qu'aux Hottentots du Cap qui le connoiffent fi
bien, les Gonaquois pouvoient l’avoir recu de
proche en proche : un voyage, une fatale ren-.
contre , fans doute , avoit caufé le malheur ce
celui-ci.
On le fit fortir étendu fur fes nattes. Il fut.
porté près de fa nouvelle demeure, & l’an-
EN AFRIQUE. 21
cienne fut au moment même démolie! J'étois un
Dieu bienfaifant pour ces bons Sauvages. Avec
quel intérêt ils fuivoient l’infortuné , les yeux
fixés tantôt fur fon fauveur , tantôt für le mal-
heureux, pour la fanté duquel ils concevoient
déjà beaucoup d’efpérance ; car ce doux ali-
ment des cœurs rayonnoiït fur tous les fronts,
& doubloit leur tendre compañflion! Avec quel
empreflement je les voyois tous accourir , m’en-
vironner , s’attendrir fur les fouffrances de leur
frère , & toutes les femmes fur-tout , implorer
les connoifflances qu’elles me fuppoñoient, afin de
donner , sil étoit poffible , quelque relâche à fon
fupplice , & de le rendre à la vie.
Il n’étoit plus qu’un fquelette mal recouvert
par une peau rétrécie & {èche, qui laïfloit voir
à nud des parties d’os aux jambes, aux bras, aux
“côtés & aux reins : toutes les jointures étoit dé-
mefurément enflées, & les vers anticipant fur {a
deftruétion , le rongeoient de toutes parts.
Après ke friction que j'avois ordonnée, on
Pintroduifit dans fa hutte : je le recommandai
aux attentions & aux foins de toute la Horde,
&je priai qu’on ne lui donnût ir du lait pour
toute nourriture.
Je doute fort que ces fecours ayent été fuf-
fifans pour le réchapper. Malheureufement je
n'étois pas plus inftruit, &, dans l'intime per-
fuafñon que fa mort étoit inévitable , J'avois penfé
que la hâter, auroit été le plus grand fervice
qu’on eût pu lui rendre. Si j’ai prolongé de quel-
ques jours {a douloureufe exiftence , le plus cruel
de fes ennemis n’en eût pas fait davantage.
De retour Fa demeure de Haabas, fa femme
B iÿ
. "V6 Y 4 GS:
me préfenta du lait pour me rafraîchir: on avoit
fait tuer un Mouton pour moi & mes gens.
_ Je fis rôtit quelques côrelettes fur des char-
bons devant la hutte ; mais les miafimes qui m’a-
voient fi , & le {peétacle hideux de ce ca-
davre encore animé, ne délemparoient pas mon.
imagination , & m'avoient Ôté l'appétit. Cepen-
dant, dans la crainte que ces Sauvages ne pen-
faflent que leurs mêts m’infpiroient du dégoût ,
ce qui les auroit cruellement mortifiés , je pris
fur moi de manger un peu. De l'endroit où j'é-
tois. affis, à travers le cercle qui m'environnoit,
je voyois mes gens, moins délicats que leur maf-
tre , fe régaler des morceaux qu'on leur avoit
difiribués, & fe chHerEIT comme sil fe @e agi
d’une nôce.
Le dîner fini , il ne me reña que le temps
néceffaire pour, me rendre chez moï.avant da nuit:
ainfi, prenant congé de mes bons voifins, après
une kyrielle de Vabé,, je remontai à cheval,
Prefque toute la Horde me fuivoit ; mais de
plus en plus preflé par le temps, je piquai des
deux ; &, en moins d’une heure, Klaas & moi
nous fômes rendus au gîte. Le refte de mon
monde arriva beaucoup plus tard; une ving-
taine. de Gonaquois.: tant hommes que femmes,
que la curiofité attachoit. à leurs pas , les accom-
| pagnoïient. Dans tout autre temps , cette. vifite
auroit pu, me déplaire ; mais pour le moment,
J'avois beaucoup; de provifions, &. vingt. bou-
. ches de plus ne me dérangeoient.en aucune façon,
On s'attend, fans doute , à retrouver encore
au nombre Fri arrivans la heile Narina ; mais ce
qu’on ne devine point, à coup für, & qui fur-
EN A 6% © SU x, 24
prendra , c’eft qu’elle garda fi bien l’incognito,
Mate fut que le lendemain feulement que
appris par elle-même qu'elle étoit arrivée de
la veille, La nuit fut entiérement confacrée à
la danfe & aux chants ; maïs ne voulant pri-
ver perfonne d’une partie de plaifir que l’occa-
fion feule avoit formée, je ne me permis pas
de les interrompre.
Un des moyens de conferver fur les Sauvages
la fupériorité que s’arroge de plein droit le pré-
fompteux Européen, n’eft pas, comme on pour-
roit le croire, de les intimider, & de répandre
par-tout la menace & l’eflroi. Ce fyfléme im-
bécille ne fut imaginé que par un fou témé-
raire , ou par un lâche à la tête d’une troupe
notmbreufe , & qui profite de fa force pour im-
pofer des loix impérieufes & dures. L’exemiple
récent qu’en offrent nos Voyages, font une preuve
frappante que ce n'’eft point à coups redoublés
de tonnerre, & le fabre à la main, qu’on ap-
ptivoife des hommes. La fin tragique d’un de
ces navigateurs audacieux doit à jamais fervir
d’exemple à quiconque oferoit embrafler ces fu-
neftes maximes. Je me fuis convaincu qu'il ne
faut point hafarder avec les peuples dé la Na-
ture ,; des demandes qui leur coûtent trop de
facrifices ; qu'il eft prudent de fe priver un
peu , pour obtenir davantage ; que ce n’eft qu’à
force de complaifance qu’on s’infinue dans leurs
bonnes graces, & que le point capital, pour
réuffir auprès d’eux , eft de s’en faire aimer. Avec
ces principes , on Jugera bien que je ne crois
point aux zangeurs d'hommes, & qu'il n’eft
pas de Pays fi défert & fi peu connu, où je né
B iv
24 Vovyvacz
me préfentaffle tranquillement & fans crainte.
La défiance eft la feule caufe: de leur barba-
fie, fi l’on peut appeller ainfi ce foin preffant
d'écarter loin de nous , & même de détruire tout
ce qui paroît-tendre à troubler notre reve ê
notre: fûreté.
: Je:n’avois pu dormir de toute la nuit ; je me
EP à la pointe du jour. Quel fut mon éton:
nement quand j’apperçus Narina! Elle avoit l'air
plus embarraflé, plus honteux que de coutume,
Ce fut alors feulement, comme je J'ai dit , qu’elle
m'avoua qu’elle étoit arrivée dès la veille avec
tous les autres. Je lui fis des reproches de s’é-
tre ainfi cachée de moi : je la preflai de m'en
dire la railon; malgré mes vives inflances, je
ne pus obtenir une réponfe poñitive : {on filence
là-deflus alla jufqu’à l’obflination. Enfin, comme
fi elle eût craint d’avoir trop élevé fes ‘efpéran-
ces, elle devint plus timide , à mefure qu'elle
devinoit les foupçons que je femblois former fur
fon compte. Cette réferve. ingénue me la fitai-
mer davantage : le café étoit prêt Je PRFIREERI
mon déjeûné avec elle.
Les danfes & la joie continuèrent encore toute
cette journée ; ; mais, le lendemain, la curiofité
amena en détail toute la Horde dan mon camp.
Les uns arrivoient, d’autres partoient ; on fe
croifoit de toutes parts fur les chemins. Ce fpec-
tacle étoit pour moi le tableau mouvant d’une
fête de village. Je les reçus avec une égale cor-
dialité, Je demandai des nouvelles du pauvre
malade : on m'en donna qui me firent plaifir,
Ji ne cefloit, me dit-on, de parler de moi avec
les larmes de la reconnoiflance, Il étoit toujours
EN AFRIQUE. 25
fouffrant. Mais quel changement dans fa pofi-
tion ! quel fonlagement ne recevoit-1l pas de
la propreté que je lui avois procurée ! IT jouif-
foit du moins de la confolation de voir fes ca-
marades , & de s’entretenir avec eux. Pleins
de confiance dans mes avis, ils ne craignoient
‘plus d’entrer dans fa hutte, & de l’approcher.
Leurs vifites étoient une diftraétion qui répan-
-doit fur fes plaies un baume plus falutaire en-
core que les plantes , & lui faïloit oublier fon
mal, Je doute fort de fa régénération > Après
l'état défefpéré où je l'ai vu : mais, s’il étoit
poñible qu'il fe rétablit , je penfe que ce re-
mède moral n’y aura pas peu contribué, Ef-
il un fort plus cruel que de fe voir ainfi dé-
laiffé par fes amis & par fes proches, & relé-
gué au loin comme un cadavre abandonné dont
Ja vue fait horreur ! Chacun me contoit tous ces
détails à fa manière , & les accompagnoit de
remercîmens d'autant plus emprellés , qu'ils te-
moient davantage au malade par les liens du
fang ou de l’amitié.
Ce ne fut que l'après-midi du fecond jour
que cefla la proceffion , & que ces braves Go-
naquois prirent congé de mon camp, pour re-
tourner tou-à-fait à leur Horde. Je ne pouvois
trop léur recommander le malade : je léur dis
que les foins qu’ils prendroient de lui, étoient
- la marque d’affe&tion & d’eftime qui me flatte-
‘ roit le plus. Je chargeai Narina, en particulier
de lui remettre de ma part une petite provi-
fion de tabac, Je fis, fur -tout, à cette jeune
Sauvage , quelques nouveaux prélens, & je la
is: partir,
a a Via A ie
J'avois peu fréquenté cette fille; mais l'atta-
chement qu’elle m'avoit infpiré étoit fi naturel
& ü fimple ; je m'étois fi bien habitué à fes
manières ; & je trouvois tant d’analogie entre
fon humeur & la miénne |, que je ne pouvois
me perluader que notre connoiffance dâtât de f
près, & qu’elle dût finir fi-tôt : je croyois l’ad-
mirer pour la dernière fois. Gi? d'autres projets,
d’autres foins !
Il eft temps d’obferver que les femmes de
ce Pays, ne s’étoient point comportées avec
mes gens , comme avoient fait précédemment
celles de la rivière Gamtoos. Elles montroient
la plus grande retenue : dès que leurs hommes
partoient , aucune d’elles ne reftoit én-arrière.
J'avoue que ces vifites un peu longues, un
peu nombreufes, & trop multipliées, commen-
coient à me déplaire. Je craignois, avec raïlon,
qu'il n’en réfultât du défordte autour de moi,
& que mon monde ne prît goût à ces diflipa-
tions. Chacun déja fe relâchoit de fa befogne ;
la chaffe les intérefloit beaucoup moins ; la danfe
occupoit tous leurs momens. Les gens chargés
de la conduite & de la garde de mes beftiaux
s’y prétoient à regret, & les laïifloient fe difper-
fer çà & là : d’autres s’étoient ablentés la nuit, &c
n’avoient reparu qu’au jour pour fe repoler. Je
crus qu'il étoit de ma politique de fermer les
veux fur ces petits abus, & de ramener infen-
fiblement tout ce monde au devoir, Les cha-
leurs commencoient à devenir’ infupportables,
Le foleil, après avoir repafñlé l'équateur ,‘plon-
seoit à pic fur nous, & nous brüloit au point
qu’il eût été très-dangereux de s’expoler au jour
Rs E Ne BR 2 VU E 4
dans 'lé fort de fon ardeur. Ma tente mème fe
changeoït dans ces moômens, en une étuve dont
J'étois obhgé:de: déferter. Que de motifs puiffans
pour m'engager à changer d'emplacement, & à
tranfplanter mes pénates dans un local mieux
ombragé , fous quelque bocage épais! Mais on
fe. rappelle le rendez - vous convenu avec mes
Envoyés chez les Caffres. Il fe pouvoit qu’à leur
retour, ne me trouvant point au Koks-Kraal, ils
imaginaffent , ou qu'il m'étoit arrivé quelque
malheur imprévu , ou que , fatigué de les at-
tendre, j'avois prisle parti de décamper & de con-
tinuer ma route : cette diverfion les eût jettés dans
le plus grand embarras. De mon côté , je m'in-
téreflois trop au fort des deux miens pour les
abandonner , & n’aurois pas voulu, pour tous les
oifeaux de l'Afrique , avoir à me reprocher une
auf lâche aétion. Je me déterminai donc à refter
jufqu’à leur arrivée , qui néceflairement ne de-
‘voit pas tarder ; mais Je me promis bien de
rendre tous mes gens à nos exercices. & j'en
donnai le premier l'exemple.
Je ne manquai plus, felon mon ancienne cou:
tume, de confacrer une partie des foirées à la
rédaëtion de mon Journal , & c’eft ici que je com-
mençai à faifir enfin les différences qui diftin-
guent un, Hottentot d’un Hottentot , & DnPriRe
_rement les Gonaquois des autres Hordes does j'a-
vois Jufqu’alors rencontrées.
Le Kraal de Haabas, à quatre cents pas en-
viron de la rivière Groot- Vis, étoit fitué fur le
penchant d’une colline qui s’étendoit par une
pente infenfble jufqu’au pied d’une chaîne de
montagnes couvertes, d’une forêt de très-grands
25 V'o y À°6:r
arbres ; un petit ruifleau le traverfoit par le mi-
lieu , & alloit fe perdre à la rivière. Toutes les
huttes, au nombre à-peu-près de quarante, bi-
ties fur un efpace de fix cents pieds quarrés,
formoient pluiieurs demi-cercles. Elles étoient
liées lune à l’autre par de petits parcs particu-
liers. C’eft là que chaque famille enferme , pen-
dant le jour, les Veaux & les Agneaux qu'ils
ne laiflent jamais fuivre leurs mères, & qui ne.
tettent que le matin & le‘foir, temps auquel
les femmes traient les Vaches & les Chèvres. Il
y avoit, outre cela, trois grands parcs bien en-
_tourés, deftinés à contenir pendant la nuit feu-
lement le troupeau général de la Horde
Les huttes femblables pour la forme à celles
des Hottentots des Colonies , portent huit à neuf
pieds de diamètre. Files font couvertes de peaux
de Rœuf ou de Mouton, mais plus ordinaire-
ment de nattes. Elles n’ont qu’une feule ouver-
ture , fort étroite & fort bañfle : c’eft au milieu
de ce four que la famille entretient fon feu. La
fumée épaifle qui remplit ces tanières, & qui
n'a d'autre iffue que la porte , unie à la fétidité
qu’elles confervent toujours , étoufferoit l’Euro-
péen qui auroit le courage d’y refter deux mi-
nutes. L’habitude rend tout cela fuppertable à
ces Sauvages. À la vérité , ils n’y demeurent
point pendant le jour ; maïs, à l'approche de la
nuit, chacun gagne fa demeure , étend fa natte,
la couvre d'une peau de Mouton , & sy dor-
lotte aufli-bien que fur le duvet. Quand les nuits
font trop fraîches\, on fe fert pour couverture
d'une peau pareille à celle fur laquelle on cou-
che : le Gonaquois en a toujours de rechange.
£ ns x À ARE QU à. 26
Dès que le jour eft venu , tous ces lits font rou-
lés & placés dans un coin de la hutte: Si le
temps eft pur, on les expofe à l'air .& au foleil:
on bat l’un après l’autre tous ces meubles pour
en faire tomber, fon pas les punaifes comme
en Europe, mais les infeêtes & une autre ver:
mine non moins incommode à laquelle la cha-
leur exceffive du climat rend fort {ujets ces Sau-
vagés, & dont ils ne font pas maîtres avec tous
leurs foins d’arrêter la foifon. Lorfqu'ils n’ont
point , pour l’inftant , d'occupation plus preflée,
ils font une recherche plus exate & plus fcru-
puleufe de cette vermine ; un coup de dent les
délivre l’un après l’autre de ces petits animaux
malfaifans : cette méthode eft plus facile & plus
prompte. 1 | j 4
Je ne fais quel Auteur seft avifé de croire
que cet ufage étoit pour eux une reflource, une
partie de leur nourriture, peut-être même une
délicatefle. Rien n’eft plus faux que cette ridi-
cule affèrtion : je peux certifier, au contraire,
qu'ils s’acquittent de cette manière ; d’une céré-
one pareille ; avec autant de dégoût , que nos
femmes ou nos fervantes, la rempliflent, d’une
autre facon, à l’égard de nos enfans.
. J'ai avancé ; plus haut, que les Gonaquoifes
mettent dans leur parure un air de coquette-
rie inconnu aux Hottentotes dés Colonies. Ce-
pendant leurs habillemens ne diffèrent point par
Ja forme, fi ce n’eft que Îles premières les por-
tent plus amples , & que le tablier de la pu-
deur , qu’elles nomment Neuyp-Kros , eft plus
large , & defcend prelque jufqu’aux genoux ; mais
c'elt dans les ornemens ; je pourrois dire dans
so Vo di Y AGE
les broderies ; prodigués à ces habillemens , que
confiftent la richefle & la magnificence dont eiles
fe piquent ; c’eft dans. l’arrangement fur-tout de
ce tablier, que brillent l’art & le goût de cha-
cune d’elles. Les deffins, les compartimens , le
mélange des couleurs, rien n'eft négligé : plus
leurs vêtemens, en général, font chargés de grains
de raffade, plus ils font eftimés : elles en or-
nent même les bonnets qu’elles portent. Ils font ;
autant qu'il eft poflible ; de peau de Zèbre ,
parce que la peau blanche de ce qüadrupède ,
tranchée par des bandes brunes où noires, donne
du relief à leur phyfonomie ; & comme élles
le difent très-bien, ajoute plus de piquant à leurs
charmes. Elles font outre cela plus où moins
fomptueufes en proportion des verroteries qu’elles:
poffèdent, & dont elles furchargent leurs corps.
Bracelets, ceinture . colliers . elles ne $s’épar-
gnent rien lorfqu'’elles veulent paroître. Elles
font des tiffus dont elles fe garniffent les jambes
en guile de brodequins. Celles qui ne peuvent
atteindre à ce degré de magnificence ; fe bor-
nent , fur-tout pour les jambes , à lés ofner du
même jonc dont elles fabriquent leurs nattes,
ou de peaux de Bœuf coupées & arrondies à
coup de mailler. C’eft cet ufage qui a donné
lieu à plufeurs Voyageurs. de copier ; l’un de
l'autre, que ces peuples s'enveloppent les bras
& les jambes avec des inteftins fraîchement arra-
chés du corps des animaux, & qu’ils dévorent
ces garniturés à mefuré qu tolles tombent en pu-
tréfaétion. Erreur groflière, & qui mérite d’é-
tre enlevelie avec les livrés qui l’ont produite.
Il eft peut-être arrivé qu’un Hottentot ; excédé
E N AFRIQUE. SE
par la faim, aura faifñi cette reffource, le feul
moyen de fauver fes jours, & dévoré fes cour-
roies & fes fandales; mais de ce que les hor-
reurs d’un liegé ont contraint des hommes civi-
lifés à fe difputer les plus vils alimens, faut-il
conclure. que les hommes civilifés fe nourriffent
ordinairement de pourritures & de lambeaux %
Dans l’origine , les anneaux de cuir & les
rofeaux dont les Hottentots entouroient leurs
jambes , n’étoient qu’un préfervatif indifpenta-
ble contre la piqûre des ronces , des épines, &
la morfure des Serpens qui abondent dans ces
contrées de l’Afrique : mais le luxe transforme
en abus les inventions les plus utiles A ces
peaux & à ces anneaux qui les fervoient fi bien,
les femmes ont fubftithé la verroterie , dont la
fragilité les préferve fi mal. C’eft ainfñ que, chez
les Sauvages comme chez les Nations les plus
éclairées , fe dégradent & fe corrompent à la
longue les inflitutions les plus fages & les mieux
<ombinées ! Le luxe des Hottentotes , tout mal
entendu qu'il paroiffe , annonce aflez que la va-
nité appartient & s’étend à tous les climats, &
qu’en dépit même de la Nature, par -tout la
femme eft toujours femme.
L'habitude de voir des Hottentotes ne m’a
jamais familiarié avec l’ufage où elles font de
fe peindre la figure de mille facons différentes :
je le trouve hideux & repouffant. Je ne fais
quels charmes elles prétendent recevoir de ce
barbouillage , non-feulement ridicule, mais fé-
tide. Je donne la gravure d’une Hottentote dan:
tout le luxe de fes plus beaux atours, & j'at-
tefte qu'il n'y a dans ce portrait ni charge,
wi eXagération.
4e Voyager
Les deux couleurs. dont elles font fur-toût
très-grand cas, font le rouge & le noir. La pre-
mière elt compolée avec. une terre ocreufe qui
fe trouve dans plufieurs endroits : elles la imé-
lent & la délayent avec de la graiffe : cette
terre reflemble beaucoup à la brique ; ou au
tuileau mis en poudre. Le noir n’eft autre chofe
que de la fuie, ou du charbon de bois tendre.
Quelques femmes fe contentent , à la vérité,
de peindre feulement la proéminence des joues ;
mais le général {e barbouille Ia figure par com-
partimens fymmétriquement variés, & cette par-
tie de la toiletté demande beaucoup de temps,
Ces deux couleurs chéries des Hottentotes ,
font toujours parfumées avec de la poudre de
Boughou. L’odorat d'un Européen n’en eft pas
agréablement frappé : peut-être que celui d’on
Hottentot ne trouveroit pas moins infupportables
nos odeurs ; nos effences, & tous nos fachets ;
mais du moins le Boughou a, fur notre rouge
& nos pâtes , l’avantage de n'être point perni-
cieux pour la peau. Ïl n’attaque ni ne délabre:
les poitrines ; & la Hottentote , qui ne connoît ni
lambre, m le mufc, ni le benjoin, ne connoît
pas non plus les vapeurs, les fpañmes & la mi
graine.
Les hommes ñe peignent jamais leurs vifages : ;
imaïs fouvent je les ai vus fe fervir de la pré:
paration des deux couleurs mélangées ; pour
peindre leur lèvre fupérieure jufqu’aux narines,
& jouir de Pavantage d'en refpirer incefflamment
l'odeur. Les jeunes filles accordent quelquefois:
à leurs amans la faveur de leur en appliquer
fous le nez; &, fur ce point, elles ont un genre
EN AFRIQUE, es
de coquetterie fort touchant pour le cœur den
novice Hottentot. | |
Qu'on fe garde bien d’inférer de ce que Jai
dit des Hottentotes, qu’elles foient tellement adon-
nées à leur mu. qu’elles négligent les occu-
pations utiles & journalières , auxquelles la Na-
ture & leurs ufages les appellent. Je n’ai en-
tendu parler que de certains jours de fête qui
reviennent affez rarement. Séparées de l’Europe
par l’immenfité des mers, & des Colonies Hol-
landoïfes par des déferts, des montagnes & des
rochers impraticables , trop de communication
d'un peuple à l’autre , ne les a point encore
conduits à ces excès de notre dépravation. Loin
de cela ; dès qu’elles jouiffent du bonheur d’é-
tre mères , la Nature leur parle un autre lan-
gage : elles prennent plus qu’en aucun autre
Pays , l’efprit de leur état, & fe livrent fans
Ps aux foins impérieux qu'il exige.
Aufli-tôt qu'il eft né, l’enfant ne quitte point
le dos de fa mère ; elle y fixe ce cher fardeau
avec un tablier qui le preffe contre elle : un
autre attaché avec des courroies fous le derrière
de l'enfant, le foutient & l’empêche de gliffer.
Ce fecond tablier formé , comme l’autre , de
peau de bête, reffemble aflez à nos carnaffières
de chaffe : on l’orne ordinairement avec des
raflades, & voilà tout ce qui compole la layette
du nouveau né.
Soit que la mère aille à à l’ouvrage, foit qu’elle
fe rende au bal, & même qu’elle y danfe,
elle ne fe débarrafe point de fon enfant. Ce
marmot , dont on n’apperçoit que la tête, ne
pleure jamais, ne pouile aucun vagiffement , &
Tome II,
34 VOYAGE . LS D
ee n’eft lorfqu’il éprouve le befoin de tetter.
La mère alors le fait tourner, & l’attire de côté,"
fans qu’il foit nécelffaire qu *elle le démaillorte ; :
mais loriqu’elle eft avancée en Âge, où qu’elle
a eu plufeurs enfans, fans déplacer celui qu’elle
porte, elle lui pale ‘Ja mamelle par-deflous le
bras, ou la lui donne par-deflus l'épaule : l’en-
fant fatisfait ceffe alors de pleurer, & la nour-
tice continue fa danfe.
Lorfqu’ enfin on juge qu’il eft en état de s’aider
& de s’évertuer lui-même, on le pole à terre
devant la hutte, À force de ramper , il fe dé-
veloppe , &, de jour en Jour , il s’eflaye à fe tenir
debout : une première tentative en amène une
feconde ; il s’enhardit, & bientôt il eft affez fort
our courir & fuivre fon père ou {a mère.
Cette méthode fi fimple , fi naturelle, vautbien,
à ce que je crois, celles de nos bretelles meut-
trières ; elles écrafent & retréciffent la poitrine.
La difproportion € entre la force des jambes & la
pelanteur du corps qui contraint nos enfans à
peter fur ces bretelles trop officicufes, finit fou-
Vent par les eftropier, altère leur fanté, & les
défigure pour le refte de leurs jours.
Jamais , foit en Amérique, foit en Afrique ,
je n'ai rencontré de boîteux ou de boflus parmi
les Sauvages. C’eft en Europe qu'il faut voyager
pour en voir.
Ce qui contribue encore à donner aux enfans
des Sauvages cette foupleffe & cette force qui
les diftinguent , c’eft le foin que prennent les
tières de les frotter avec de la graïffle de Mou-
ton. Les hommes faits ont befoin eux - mêmes
d'uier de cette précaution > qui rend à la peau.
LU EN AFRIQUE. as
la flexibilité que lui ôteroient l'impétuofité des
vents & les ardeurs du Soleil.
Moins favorifé par les produë@tions des climats
‘Africains, que les Caraïbes par ceux d’Améri-
que , le Hottentot n’a pas , comme ces der-
niers , /e Rocou, qui lui rend un fervice con.
tinuel. Tout le monde fait que cet arbre donne
une efpèce de fruit ou de filique, qui s’ouvre
en deux parties, & laifle échapper une foixan-
taine de graines, dont la pellicule eft graiffleuffe
& rougeâtre. L’Indien qui va toujours nud, ne
manque jamais de s’en frotter tous les matins,
depuis les pieds jufqu’à la tête ; il fe prélerve
au moyen de cetteonétion , des atteintes du Soleil,
& de la piqûre des Moufquittes , & intercepte la
tranfpiration trop abondante entre les tropiques.
Lorfqu’une Hottentote touche au moment d’ac-
coucher , c’eft une vieille femme de la Horde qui
vient lui prêter un minifière officieux. Ces cou-
ches font toujours heureufes ; on ne connoît point
chez les Sauvages l’opération Céfarienne & de
k Symphyle; on ne confulte point, on rn’agite
jamais la queftion de favoir s’il faut fauver l’en-
fant aux dépens des jours de la mère; & fi,
par un exemple extrêmement rare , on ne pou-
voit accorder la vie qu’à l’un des deux, cer-
tes, d’horribles diftinctions n’ordonneroient point
l'affaffinat d’une mère , & l’enfant ne feroit pas
épargné.
Je me fuis informé des Hottentots mêmes, s’il
étoit vrai qu'une mère qui accouche de deux
enfans à la fois, en fit périr un fur le champ.
D'abord ce crime contre nature eft fort rare,
& révolte ces Nations; mais il de fa fource,
1)
36 Voyace
le croiroit-on ? dans l’amour le plus tendre. C'eft
la crainte de ne.pouvoir nourrir fes jumeaux ,
& de les voir périr tous deux, qui a porté quel-
ques mères à en facrifier un. At relte , les Go-
naquois font exempts de ce reproche, 8 je les
ai vus s'indigner de ma queftion. Mais de quel
droit oferoit-on faire un crime à ces Sauvages,
de cette précaution dont j'ai donné du moins
un motif plaufble , lorlqu’au fein des Pays les
plus éclairés, on voit chaque jour, malgré les
hofpices ouverts par la bienfaïlance, des mères
aflez dénaturées pour expofer elles-mêmes & aban-
donner dans les rues le fruit innocent de leurs
entrailles ?
C'’eft donc calomnier ces peuples , que de don-
ner commeune pratique conftante quelques attions
barbares qu’ils défavouent & démentent fi bien
par leur conduite : J'ai rencontré dans plus d'une
Horde, des mères qui nourrifloient leurs jumeaux ,
& ne m’en paroïfloient pas plus embarraflées.
Des Voyageurs cependant n’ont pas craint d’at-
tefler l’ufage de cette barbarie : c'eft avec auf
peu de vérité que M. Sparmann lui-même s’ex-
prime ainfi dans fon Voyage au Cap, pag. 75
du Tome IT, touchant le fort des enfans à la
mamelle qui perdent leur mère. ,;, Une autre
., coutume non moins horrible qui n’a juiqu’à
préfent été remarquée par perionne, mais
dont l’exiftence chez les Hoittentots m'a été
pleinement CERTIFIÉE, c’eft en cas de mort
de la mère, d’enterrer vivant avec elle fon
enfant à la mamelle. Cette année même , dans
lendroit où j'étois alors, le fait qu’on va lire
n'étoit arrivé, == Une Hotteniote étoit morte
EN ÂFRIQUE. 97
à cette ferme d’une fièvre épidémique. Les
» autres Hottentots qui croyoient n'être pas à
» portée d'élever l'enfant femelle qu’elle avoit
laiffé, ou qui ne vouloient pas s’en charger,
» l’avoient déjà enveloppé vivant dans une peau
» de mouton pour lenterrer avec ia défunte
à mère. Quelques fermiers du voifinage les em-
pêchèrent d'accomplir leur deffein ; mais l’en-
fant mourut dans des convulfions. Mon h6-
à tefle qui commençoit à n'être plus jeune, me
» dit qu’elle-même, il y avoit feize ou dix-fept
ans, avoit trouvé dans le quartier de Swel-
> lendam, un enfant Hottentot empaqueré dans
> des peaux , attaché fortement à un arbre,
… près de l’endroit où fa mère avoit été récem-
:, ment enterrée : il reftoit encore aflez de vie
51 à cet enfant pour le fauver ; il fut élevé par
"les parens de Madame Rock: mais. il mourut
+ à l’âge de huit à neuf ans. ïl rélulte de ces
» exemples & de plufieurs autres traits que JE
> TIENS DES CoLons, &c ”.
Il faut d’abord conclure des paroles de ce Bo-
tanifle , qu'il n'avoit rien vu de ce qu’il rap-
porte, puiiqu'il déclare ici comme par-tout fon
ouvrage, qu'il tient ces détails des Colons. Il
les a trop fréquentés pour ignorer jufqu’où l’on
doit compter fur leur mémoire ou leur efprit.
C’en étoit aflez pour nous épargner beaucoup
de fables, qu'il étoit au contraire important de
renverfer, Ce n’eft pas fur des ouï-dire qu’on
juge les peuples , & que l’on compare. Dans
le récit le plus véridique , que de nuances même
vous échappent, qui porteroient la lumière {ur
des faits tonjogrs malinterprétés, quand on n'en
C ii}
38 VoyaiGEr
a pas été le témoin oculaire. Ne fufifoit-il pas
que la première mère dont il parle, fût morte ,
comme il le dit, d’une maladie épidémique , pour
que les Hotténtots allarmés s’éloignaffent du cada-
vre & de l'enfant , dans la crainte d’une con-
tagion : motifs & préjugés affez forts chez eux
pour les porter à tout abandonner à l’inftant,
jufqu’aux troupeaux , leur feule richeffe. A lé-
gard du fecond enfant trouvé dans le Canton
_de Swellendam , les circonftances pouvotent être
encore les mêmes; &, jufqu’à ce qu’on m'’ait
fait voir les caufes raïfonnées de cette barba-
rie, jen purgerai l'hiftoire du peuple le plus
doux & le plus fenfible que je connoiïfle. Au
refte, il y a long-temps que tous ces contes ri-
dicules fur ces pauvres Sauvages , feroient ou-
bliés avec les hiftoires des forciers & des reve-
nans, s’il n’y avoit des vieilles pour les REARC
& des enfans pour les entendre.
‘Il femble qu’on ait pris à tâche de vilipen-
de & de décrier la Nation Sauvage, de tout
le globe connu la plus tranquille & la plus pa-
tiente , tandis que , pénétrés d’eflime & de ref-
peét pour les peuples les plus orientaux , les
Chinois, par exemple, ont gliflé légèrement {ur
Pufage confiant où font les mères à Pékin ,
d’expofer pendant la nuit, au milieu des rues,
les enfans dont elles veulent fe défaire, afin
qu’à la pointe du jour les voitures & les bêtes
de fomme les écrafent en pañlant ; ou ne aix
cochons les dévorent.
Des Voyageurs en Afie nous apprennent que!
di grands Seigneurs du Thibet vont en pélé-
zinage à Putola , licu de la réfñidençe du Lame,
mé
— E N MÉRIQUE 29
qu’ ils fe procurent des excrémens de ce Sou-
verain Grand-Prêtre , qu’ils les portent à leurs cous
en amulettes , & qu ne en {èment {ur leurs alimens.
Cette cérémonie naufabonde a-t-elle rien
de moins révoltant que celle fauflement attri-
buéé aux Hottentots dans la célébration de leurs
mariages ? On fuppoie à des maîtres de céré-
monie qu’ils n’ont pas, ou bien à des Prêtres
qu'ils connoiffent encore moins , la puiffance {ur-
naturelle d'immerger par les canaux vrétères,
deux futurs époux qui, profternés aux pieds de
larrofoir , reçoivent dévotement la liqueur, &
s’en frottent avec foin tout le corps, fans en
perdre une goutte. L’Auteur que j'äi cité plus
haut , incline fortement à croire ces rapfodies
fur le fimple rapport des Colons, lortqu’il dit
que ces bruits populaires, concernant les rites
matrimoniaux , ne font pas dénués de fonde-
Rent : ; mais que cette coutume ne fe pratique
plus que dans l’intérieur des Kraals, & jamais
en préfence des Colons. :
Kolbe a parlé de cette cérémonie avec de
grands détails : il l’a même expofée aux yeux
de fes leéteurs dans une gravure , afin de lui
donner une forte d'authenticité. D’autres igno-
rans ont copié Kolbe, & jufqu’à la traduétion
françoife de M. Sparmann , à laquelle on s'eft
permis d’ajouter , pour completier le dernier vo-
lume, je ne fais quel extrait d’un nouveau
Syfléme géographique ; je ne connois point de
Voyage fur l'Afrique qui ne foit entaché des
abfurdes réveries de ce Kolbe. Ce plagiat, qui
déshonore. l'ouvrage d'un Savant eftinfable, ne
mérite aucune foi, On y rapporte , mot pour
ÿ 1v
fe. Vovracsz
, les fonges du Voyageur fédentaire , b-
. dy y a plus de quatre-vingts ans, non-feule-
ment touchant les cérémonies du mariage des
Hottentots, mais même la réception dans un
ordre de Are , qui fe termine aufh par
une immerfion générale des Chevaliers. C’eft
trop m'appelantir fur ces détails ; maïs je dois
rendre un compte non moins fidèle de ce que
j'ai vu, que de ce que j'ai penfé. f: is
Les Hottentotes fout fujettes, ainfi que les
Européennes, à dés indifpofitions périodiques =
toutes les circonftances qui les accompagnent
font abfolument les mêmes. La femme ou fille
Gonaquoiïfe qui s’appercoit de fon état, quitte
auffi-tôt la hutte de fon mari ou de Îes parens,
fe retire à quelque diftance de la Horde , n'a
plus de communication avec eux ; fe conftruit
une efpèce de cabane, s’il Fait floid. & s'y tient
reclufe jufqu’à ce que, puriñée par des bains,
elle foit en état de fe repréfenter. Comme dans
ces circonftances , l’habillement fauvage cache
affez mal l’état d’une femme, elle feroit eXpo-
fée à des railleries piquantes, fi quelqu’un s’en
appercevoit. Il n’en faudroit même pas davan-
tage pour infpirer à l’époux qu’elle s’eft choili,
des dégoûts qui finiroient par la plus prompte
féparation. C’eft donc uné honte naturelle, fon-
dée fur le fentiment de fon imperfeétion, & la
crainte de déplaire, qui oblige une femme à
s’éloigner pour quelques jours ; & voilà encore
un de ces ufages qu'il eût été facile de faire
pañler pour une cérémonie religieule, par des
gens qui, ne l'ayant remarqué que fupcrhñcielle-
ment , n’auroient + PAS Vi, que cette conduite
.
| EN ÂFRIQUE. 41
myftérieufe en apparence, n’eft dans le fond
qu’un acte de décence & de propreté.
Les filles n’ont jamais de commerce avec les
hommes, avant d’être capables d’enfanter. A
douze. ou treize. ans , elles font nubiles; &,
dans ce cas, fi-tôt qu’un garçon convient à fon
cœur , elle reçoit de fes parens la permifhon
d’habiter avec Qui.
Dans,un Pays où tous les individus font égaux
en naïffant, pourvu qu'ils foient hommes, tou-
tes les conditions néceffairement font égales , ou
plutôt il n'y à point de conditions. Le luxe &
la vanité qui dévorent les fortunes, & leur font
éprouver tant de variations , {ont nuls pour les
Sauvages. Bornés à des befoins fimples , les
moyens par liant ils fe les procurent, n'étant
pas excluffs , peuvent être, & font effettive-
ment employés par tous. Ainfi toutes les com-
binaifons de l’orgueil pour la profpérité des fa-
milles, & l’entaflement de dix fortunes dans un
même coffre-fort, n'y produilent aucune intri-
gue, aucun défordre , aucuns crimes. Les parens
n'ayant point de railons de s’oppofer aux fen-
timens de prédile@ions qui entraînent un enfant
vers un objet plutôt que vers un autre, tous les
mariages affortis par une inclipation réciproque ,
ont toujours une iffue heureufe ; & , comme
pour fe foutenir, ils n’ont d'autre loi que l’a-
mour, ils n’ont pour fe rompre d’autre motif
que l'indifférence. Mais ces unions formées par
Ja fimple Nature, font plus durables qu’on ne
penfe chez ces pafteurs , & leur amour pour
leurs enfans rend deux époux de jour en jour
plus néceflaires l’un à l'autre.
42 7 VOIS 4 2700 |
La formalité de ces mariages fe réduifant
donc à une promefe pure & fimple , de vi-
vre enfemble tant qu’on fe conviendra ; l'enga-
gement pris, deux jeunes gens font tout-à-coup
mari & femme; & certdinement cétté alliance
ne fe folemnife point par ces afperfions ridicu-
les & mauflades dont j’ai parlé. On tue des
Moutons , quelquefois un Bœuf pour célébrer
une petite fête; les parens donnent quelques
beftiaux aux jeunes gens : ceux-ci fe conftrui-
‘ent un logement; ils en prennett poñleflion, le
jour même, pour y vivre enfemble, autant de
temps que l'amour entretiendra chez eux la
bonne intelligence : car s’il furvient, comme je
viens de le dire, quelque différend dans le mé-
nage qui ne puit s’appaifer que par la fépa-
ration , elle eft bientôt prononcée : on fe quitte,
Lila, delon côté, cherchant fortune FA
eft libre de fe remarier.
L'ordre exige que les effets de la commu-
nauté foit partagés amiablemént. Mais s'il ar-
rive que le mari, en fa qualité dé maître, pré-
tende retenir le tout, la femme ne manque pas
pour cela de défenfeurs & d’appui : fa famille
prend fait & caufe pour elle ; les amis s’en mé-
lent , quelquefois toute la Horde. Alors grande
ruieUe à on en vient aux mets & les plus
forts font la loi.
La mère garde avec elle les petits enfans,
fur-tout fi ce font des filles ; les garcons s'ils font
grands, fuivent le père, & font prefque tou-
Jens de fon parti.
Ces malheurs » il faut l’attefter , font affez ra-
res ; mails te qui n "ef pas moins digne de 1e
E NM AFRIQUE 43
marque , c’eft que, dans ces cas aïnfi que dans
toutes leurs autres querelles , il n’y a aucune loi
prévue , aucune coutume établie pour y mettre
ordre. I1 faut regarder comme des futilités ce
qu’a dit Kolbe de leurs Cours de juftice, de leur
fanière de procéder dans les affaires civiles ; du
Confeil fupérieur de la Nation, des prifons , des
affemblées publiques ; en un mot, de toutes ces
inflitutions qui ne conviennent nullement au nom
Sâüvage, puifqu’un peuple ainfi gouverné ne
_ différeroit de nous que par fa couleur & {on climat,
Je n’ai jamais vu, je n’ai point appris qu’une
querelle ait fini par un meurtre; mais fi ce mal-
heur arrivoit, & que le mort fût regretté , la fa-
mille trèssmodérée dans fa vengeance , Îe con-
tenteroit de la loi du Talion. Pour un crime
auffi grave , touté la Horde pourfuivroit l’affafhin ,
& le forceroit de s’expatrier, s’il échappoiït à la
mort. 1 ë
: La polygamie ne répugne point aux Hotten-
tots ; maïs il s’en faut de beaucoup qu’elle foit
généralement établie chez eux : ils prennent au-
tant de femmes qu’ils veulent; c’eft-à diré en
proportion de leur tempérament : ce qui réduit
ordinairement ce befoin à une feule.
Maïs on ne voit pas une femme vivre en même-
temps avec deux hommes , & la fage Nature
qui voulut qu’un père pôût avouer fon fils, im-
prima dans le cœur d’une Gonaquoïfe, une in-
vincible horreur de cette infâme proftitution. Elle
révolte ces peuples au point, qu’un mari qui au-
Toit connoiflance de la. plus légère infidélité,
pourroit tuer fa femme fans courir le rifque d’être
iquiété pour cela, - cl |
44 Voyacs
On fent bien que cette remarque fouffte quel-
ques exceptions, & l’on fe rappelle avec quelle
familiarité les premiers Hottentots libres que je
rencontral , Vinrent fe mêler parmi les miens ;
mais plus voifins de la Colonie , l’exemple. eft
pour eux un féduéteur bien engageant. J’avoue
même qu'il feroit rare de voir chez ces demi-
Sauvages, le nœud conjugal réfifter. aux follici-
tations & aux cajoleries d’un Européen. La Hot-
téntote, honorée par fa défaite avec un Blanc,
me voit plus {on mari qu’avec une forte de hau-
teur, & le quitte avec mépris : celui- ci, de ion
côté, fe contole bientôt, & fe laifle aifément ap-
paifer par de légers DE Clen à ; mais cette reffource
même eft inutile : &, comme je lai déjà ob-
fervé , par une fuite de l’altération de leurs mœurs
primitives, ils: paroïflent peu fenfibles aux at-
teintes de la jaloufie » & font bien loin d’éprouver
fes fureurs.
Le Gonaquoi eft bien moins recherché däns
fes habillemens que la femme : on a dit que,
pendant l’hyver, 1l mettoit fon Kros, le poil en-
dedans, & que, pendant les chaleurs, il le re-
tournoit. La chofe eft poflible & très indifférente.
en elle-même ; mais cela n'empêche point que,
pour l'été , il n’en ait un autre abfolument fans
poil , & dont la préparation lui coûte bien des
peines. J’ai fait remarquer que le Gonaquoi eft
d’une ftature plus élevée que le Hottentot des
Colonies, & que fon Kros eft fait de peau de
veau, Il eft rare qu’une feule de ces peaux,
fufife : on lui donne plus d’ampleur en ajou-
tant de chaque côté une pièce qui fe coût avec
des fils de boyaux. Cette coûture eft faite à la,
EN AFRIQUE. - 45
façon des cordonniers. Pour former les trous,
le Sauvage fe 53 d’une alène de fer quand il
peut en avoir ; à fon défaut, il en fait avec
des os. Ceux à la jambe d’Autruche étant les
plus durs qu l connoiïfle, font aufli ceux qu “il
eftimé davantage. Il y a deux manières d’en-
lever le poil d’un Kros : quand l'animal eft nou-
vellement dépouillé , & que la peau en ëft en-
core fraîche, on fe contente’de la rouler , le.
poil en - dedans , & de l’oublier pendant deux
jours. Ce temps fufit pour que la fermentation
{oit commencée ; c’eft le moment d’arracher le
poil qui, prefque de lui-même, quitte & fe déra-
che facilement. On donne par le frottement une
forte de préparation à la peau ; on la laiffe en-
fuite, pendant un jour entier, couverte dans :
toute fa longueur de feuilles de figuicr- Hotten-
. tot bien macérées & triturées ; on détache , après
cette opération , les fibres & toutes les parties
. charnues qu’on appercçoit ; enfin, à force d’être
. frotté , fatigué avec des graifles de Mouton, ce
Kros acquiert tout le moëlleux & la flexibilité
d’une étoffe tiflue, On voit que ce procédé dif-
fère peu de ceux employés en Europe par les
Fourreurs & les MécgifMers ; mais, quelqu’habi-
leté que les Hottentots ayent coutume de met-
tre dans l’art de préparer leurs fourrures & tou-
tes leurs peaux, elles n’approcheront jamais des
nôtres, lorfqu’elles ont pallé par les mains de
nos Parfumeurs.
1 Si la peau eft fèche, & qu’ ay dti où n'ayant
point fervi, elle ait confervé tout fon poil, &
qu'un Sauvage, à défaut d’un autre, défire s’en
faire un Kros d'été, ce travail demande d’autres
46 “ Vo r ass
foins ; il devient plus minutieux & fort long. On
fait avec une côte de Mouton une efpèce de ci-
feau qu’il eft à propos de rendre le plus tran-
chant poffble : cet outil qui fert à enlever le
poil, doit fe manier avec pécaution. Il ne fuffit
pas de raler ; rien ne feroit plus facile ; maïs il
faut que le poil parte avec fa racine, & que,
fans endommager le tiflu , il emmène avec lui l’é-
iderme Cet ouvrage de patience exige infini-
‘ment d’adrefle , & fait perdre bien du temps:
Le Goñjqubl à je le répète, n'a d’autre vé-
tement que fon Kros & fon Jakal ; il marche
toujours nue tête , À moins qu'il ne pleuve ou
qu’il n’ait froid : alors il porte un bonnet de cuir,
Ï1 orne ordinairement fes cheveux de quelques
grains de verroterie, ou bien il y attache quel-
ques plumes. J’en ai rencontré qui remplaçoient
cette décoration par de petits morceaux de cuir
découpé : d’autres encore ayant tué nes
petits Quadrupèdes, en enfloient la vefñe,
fe l’attachoient comme une aïgrette au- aie
du front.
Tous, en général, font ufage de faniatset ils
les fixent avec des courroies : ils ornent auf,
mais avec moins de profufion que les femmes,
leurs jambes & leurs bras de bracelets d'ivoire, .
dont la blancheur les flatte infiniment , mais dont
ils font pourtant moins de cas que des brace-
lets de gros laiton. Ils prennent tant de foin
de ceux-ci , & les frottent fi fouvent , qu’ils devien-
nent très-brillans , & confervent le plus beau poli.
Ils font adonnés à la chafñle, & ils y dé-
ployent beaucoup d’adreffe. Indépendamment
des pièges qu'ils tendent au gros gibier , ils le
EN AFRIQUE, : 47
* guettent , l’attaquent , le tirent avec leurs fiè-
ches empoifonnées , Ou Île tuent avec leurs fa-
ayes. Ces deux armes font les feules dont ils
FA fervent. L'animal qu’une flèche a touché, ne
tarde pas à reflentir les effets du poifon qui
lui coagule Je fang. Il eft plus d’une fois ar-
rivé à un Eléphant ainfi bleflé, d'aller tom-
ber à vingt ou trente lieues de l’endroit où il
avoit reçu le coup mortel. Si-tôt que l'animal eft
expiré, on fe contente de couper toute la par.
tie des chairs voifiues de la plaie qu’on regarde
comme dangereufe ; mais le refte ne fe reffent
en aucune manière des atteintes du poifon. J'ai
fouvent mangé de ces viandes fans avoir éprouvé
la plus légere incommodité ; mais J'avoue que
je n’aurois pas voulu courir les mêmes rifques
à l'égard des animaux chez qui le poifon auroit
(orné quelque temps.
À la première infpeétion de leurs flèches , on
ne foupçonneroit pas à quel point elles font
meurtrières : elles n’ont ni la portée, ni la lon-
gueur de celles dont lès Caraïbes font ufage en
Amérique ; mais leur petitefle même les rend
d'autant plus dangereufés , qu’il eft impoñible
à l'œit de les appercevoir & de les fuivre, &.
par conféquent de les éviter. La moindre blef-
fure qu’elles font eft toujours mortelle, fi 14
poifon touche le fang & la chair déchirée. Le
remède le plus für, eft la prompte amputation
de la partie blefée fi c’eft quelque membre;
mais fi la plaie eft dans le corps, il faut périr.
_ Ces flèches font faites de rofeaux . & très-
artiftement travaillées : elles n’ont guères que
dix - huit pouces > Ou tout au plus deux pieds
48 | Nova
de longueur, au-lieu que celles des Caraïbes
portent fix pieds. On arrondit un petit os de
trois à quatre pouces de long , & d’un diamè-
tre moindre que celui du rofeau, On l’implante
dans ce rofeau par l’un des bouts , mais fans
le fixer : de cette manière , lorfque la flèche
a pénétré dans un corps, on peut bien en re-
tirer la baguette ; mais le petit os ne vient
point avec elle : il refte caché dans la plaie
d'autant plus fürement, qu’il eft encore armé
d’un petit crochet de fer placé fur fon côté,
de façon que, par {a réfiftance, & les nouvel-
les déchirures qu’il fait dans l’intérieur, il rend
inutiles tous les moyens que l’art voudroit ima-
giner pour le faire fortir. C’eft ce même os
qu’on énduit d’un poifon qui a la fermeté du
maftic, & à la pointe duquel on ajoute fou-
vent encore un petit fer triangulaire & bien
acéré, qui rend l'arme encore plus terrible.
Chaque Peuplade a fa méthode pour com-
poler fes poifons , fuivant les diverles plantes
laiteufes qui croiffent à fa portée : on les ex-
prime du fuc de ces plantes dangereufes. Cer-
taines efpèces de Serpens en fourniflent auf;
& pour l’aétivité, ce font celles que les Sau-
vages recherchent, & préfèrent fur-tout dans
leurs expéditions & leurs combats. Il n’eft guè-
res pollible de leur arracher des éclairciffemens
certains {ur la préparation du venin extrait des
Serpens : c’eft un fecret qu’ils fe réfervent obf-
tinément. Tout ce qu’on peut aflurer, c’eft que
l'effet en eft très-prompt, & je n’ai pas manqué
d’occafions d’en faire l'expérience. J'inclinerois
pourtant Re qu’en vieillifant, ce poifon
perd
EN: À ER :IQIUE. 49
perd beaucoup de fa force, malgré l'épreuve
qui en a été faite: au Jardin du Roi, & dont
on garantit le fuccès. Mais tous ces “poifons
comme je le dis, ne fe reffemblent point. Ce-
Jui qu'avoit rapporté M. de la Condamine , à fon
retour du Pérou, ne fait pas loi pour l'Afrique.
Au refte, c’eft une expérience qu’il feroit fa-
cile de répéter publiquement fous les yeux de
plufñeurs Savans, puifque je poflède dans mon
cabinet, entr’autres armes, un carquois garni de
fes flèches | que j'ai eu le bonheur d’enléver à un
Hottentot Bofis , dans une aëtion où je n’ai
fauvé mes jours qu'aux dépens des fiens. Je
raconterai ceite hiftoire en fon temps. |
Les arcs font proportionnés aux fièches | &
n'ont que deux pieds & demi, ou tout au plus
trois de hauteur : la corde en ft faite avec des
boyaux.
La fagaye ef D lisctuéne une arme bien
foible dans la main d’un Hottentot ; mais, en
outre, {a longueur la rend peu dangereufe.
Comme on la voit fendre l’air, il eft aifé de
éviter. D'ailleurs, au - delà de quarante pas,
celui qui la lance n’eft plus für de fon coup ,
quoiqu’on puille l’envoyer beaucoup plus loin.
C’eft dans la mêlée feulement qu’elle peut être
de quelqu’utilité. Elle a ia forme d’une lance
comme la fagaye de tous les Pays : mais def-
tinée à être jettée à l’ennemi ou au gibier, le
bois de celle d'Afrique ft plus léger, plus foi-
ble ,. & va toujours en diminuant. d’épaifleur
jufqu’à l'extrémité oppofée au fer.
L’ufage de cette arme eft mal entendu ; car
le guerrier qui s’en fert avec le plus d’adreffe 2
Tome IT, |
BO VoyaAGE
eft auffi le plutôt défarmé. Les Gonaquois, &
tous les autres Hottentots, n’en portent jamais
qu’une ; & l’embarras qu’en général elle leur
caufe , ainfi que le mauvais parti qu’ils en ti-
rent , fait aflez connoître qu’elle n’eft pas leur
défenfe favorite : d’où l’on peut conclure que
Farc & fes flèches font l’arme naturelle &' pro-
pre du Hottentot. J’en ai vu quelques-uns plus
habiles à lancer la fagaye ; ; mais le plus grand
nombre n’y entend rien. Il n’en eft pas ainf
des Cafffes qui n’ont point d’autres armes ; j'en
vais parler inceffamment.
T'els font donc les reffources ssplo yes. } pour
J'attaque & pour la défenfe , par quelques-unes
des Nations Sauvages de l’Afrique : l’Européen
s’en indignera peut-être ; & les taxera d’atrocité ;
mais l'Européen oublie qu'avant qu'il employât
ces foudres terribles qui font en un moment tant
de ruines & de vaftes tombeaux , il n’avoit d’au-
tres armes que Île fer, & connoïfloit également
les moyens d'envoyer un double — à l’en-
nent.
Le Hottentot ne fe dote pas des premiers
élémens de l'Agriculture ; ; jamais il ne fème ni
ne plante ; jamais il ne fait de récolte : tout ce
qu’a dit Kolbe de fa manière de travailler la
terre , de recueillir les grains, de compofer le
beurre , regarde uniquement les Colons & les
: Hottentots à leurs gages, Les Sauvages boivent
leur lait comme la Nature le leur donne : s'ils
prenoient goût à l’Agriculture, ce feroit cer-
tainement par le tabac & par la vigne qu'ils
commenceroient ; car fumer & boire, eft pour
eux le plaifir dominant, & tous , jeumes ou vieux,
BN' AFRIQUE. 81
femmes ou filles, portent à ces deux ques une
ardeur exceflive.
Ils font , quand ils veulent s’en doboëk la peine,
une liqueur enivrante , compolée de miel & d’une
racine qu'ils laïflent fermenter dans une certaine
quantité d’eau. C’eft une forte d’hydromel : cette
liqueur n’eft point leur boiflon ordinaire ; jamais
ils n’en confervent en provifon; ils boivent
tout d’un coup ce qu'ils en ont : c’eft un ré-
gal qu’ils fe procurent de temps en temps.
Ils fument une plante qu’ils nomment Dagha,
& non Daka, comme l'ont écrit quelques Au-
teurs. Cette: plante n’eft point indigène : c’eft le
chenevis ou chanvre d'Europe. Quelques Colons
en cultivent ; & lorfqu’ils en ont féché les feuil-
les, ils les vendent fort cher aux Hottentots,
& leur échangent contre des Bœufs. Il-y a des
Sauvages qui préfèrent ces feuilles à celles du
tabac ; mais le plus grand nombre mêlent vo-
lontiers les deux enfemble.
. Ts eftiment moins les pipes qui arrivent d’Eu-
rope , que celles qu’ils fe fabriquent eux-mêmes :
les premières leur femblent trop petites. Ils em-
ployent du Bambou , de la terre cuite, ou de
la pierre tendre, qu’ils taillent & creufent très-
profondément fans les endommager. Ils font en
forte qu’elles ayent beaucoup de capacité. Plus
elles peuvent recevoir de tabac, plus ils les
eftiment. Jen ai vu dont le canal par lequel
ils afpiroient la fumée, avoit plus d’un pouce .
de diamètre intérieur.
On nevoit point chez les Gonaquois , des hom-
mes qui s’'adonnent particuliérement à un gente
de travail, Four fervir les fantaifies des. autres,
D ij
52 ; UV)9 v' A GRMI
La femme qui veut repofer plus mollement,
fait elle-même fes nattes ; le befoin d’un vête-
ment produit un tailleur ; le Chaffleur qui défire
des armes füres, ne compte que fur celles qu'il
fe forgera lui- même: un amant enfin, eft lefeul
architeéte de la Cutiee qui va rot à l'abri
les charmes de fa compagne.
J'avoue qu'il feroit difñcile de ne pastrouver
chez d’autres Nations plus d'intelligence & plus
d'art. Les feuls meubles en ufage dans le Pays
que je décris, font une forte de poterie très-
fragile & peu variée. Rarement les Gonaquois
font-ils bouillit leurs viandes : ils les préfèrent
rôties ou grillées. Leur poterie eft principale-
ment deftinée à fondre les graifles, qu’ils con-
fervent enfuite dans des calebafles, des facs de
peau de Mouton, ou dans des veflies.
Quoiqu'’ils élèvent en Moutons & en Bœufs,
des beftiaux innombrables, il eft rare qu’ils tuent
de ceux-ci, à moins qu'ils ne leur arrive quel-
qu’accident, ou que la vieilleffe ne les ait mis
hors de fervice. Leur principale nourriture eft
donc le lait que donnent leurs Vaches & leurs
Brebis. Ils ont , en outre , les produits de leurs
chafles, &, de temps en temps, ils égorgent un
Mouton. Pour engraifler ces animaux, ils font
ufage d’un procédé , qui, pour ne fe point pra-
tiquer en Europe, n’en opère pas moins d'effet,
& à de particulier l’avantage de n’exiger aucun
foin. Ils fe. contentent d’écrafer entre deux pier-
res plates la partie que nous leur retranchons:
ainfi comprimée , elle acquiert avec le temps,
un volume prodigieux, & devient un mêts très-
délicat, quand on a réfolu de facrifier l'animal:
EN AFRIQUE. 5%
* L’ufage d'élever des Bœuïs pour la guerre ne
fe pratique point dans cette partie de l'Afrique.
Je n’ai vu nulle trace d’une pareille coutume dans
tous les lieux que j’ai parcourus jufqu’à ce mo-
ment ; elle eft particulière aux grands Namaquois :
J'en parlerai lorfque je vifiterai ces peuples. Les
feuls que les Hottentots inftruifent, ne leur fer-
vent qu’à tran{porter les bagages lorfqu’ils aban.
donnent un endroit pour ailer s'établir dans un
autre : le refte eft deftiné aux échanges.
- Il faut que les Bœufs dont ils veulent faire
as bêtes de fomme, foient maniés & flylés de
bonne heure à cette befogne : autrement ils de-
viendroient abfolument indociles, & fe refufe-
roient à cette efpece de fervice. Ainfr, lorfque
l'animal. eft: jeune encore, on perce la cloifon
qui fépare les: deux narines; on y pañle un bâ-
ton de huit à dix pouces de longueur, fur un
pouce à-peu-près de diamètre. Pour fixer ce
bâton, &.lempêcher de fortir de cet anneau
mobile , une:courroie, attachée aux deux bouts,
Paflujétit. On lui laiffe jufqu’à la mort ce frein
qui fert à l’arrêter & à le contenir. Lorfque ce
Bœuf a pris toutes fes forces ou à-peu-près, on
commence pat l’habituer à une fangle de cuir,
_ que de temps, en temps on refflerre plus forte-
ment fans qu’il en foit incommodé : on l'amène
au point ,que tout autre animal envers qui l’on
p’auroit pas pris les mêmes précautions, feroit
à linftant étouffé, & périroit fur la place, On
charge le jeune élève de quelques fardeaux lé-
gers, comme des, peaux, des nattes, &c. C’eft
ainfi qu’en augmentant la charge infenfiblement
& par degrés, on parvient à lui faire porter, &
D ii
g4 Voyacesz
à fixer fur fon dos jufqu’à trois cents livres pe-
fant & plus, quine le gênent aucunement lorf-
qu'on le met en marche.
La manière de charger un Pœuf ft st fimple.
Un homme , en fe mettant au-devant de lui, tient
la courroie “atrichée au petit bâton qui travrefs:
fes narines : l'animal le plus furieux, arrêté de
cette facon, feroit tranquille. On couvre fon dos
de quelques Peaux pour évitér de le bleffer : puis ,
à mefure qu’on y ajoute les effets deftinés pour
fa charge, deux Hottentots robuftes, placés à
chacun des côtés, les rangent & les aflurent en
paflant fous le ventre, & rameuant fur ces ef-
féts une forte fangle de cuir. Elle a quelquefois
jufqu’à vingt aunes & plus de longueur. Pour
la ferrer plus étroitement, à chaque révolution
qu’elle fait autour des effets & du ventre de l’a-
nimal, ces deux hommes appuyent le pied ou
le genou contre fes flancs, & certes on ne voit
pas avec moins d’étonnement que de peine, la
pauvre bête, dont le ventre fe réduit à plus de
moitié de fon volume ordinaire ; endurer ce
fupplice, & marcher tranquillement. Souvent
aufli le Bœuf fert dé monture au Hottentot qui
ne connoît point le Cheval; & dans les Colo-
nies même ; les Habitans fé fervent quelque-
fois. Le mouvement du Bœufeft très- doux, fur-
tout quand il trotte ; & j'en ai vu qui, dreflés
particuliérement à l'équitation , ne le cédoient
point pour la viteflé au cheval le plus lefte.
L’aétion de traire les Breois & les Vaches
appartient aux femmes. Comme on ne les tour-
mente Jamais, elles font d’une docilité furpre-
nante : a n hé point néceffaire de les attacuer.
EN AFRIQUE. ss
Ï1 faut obferver qu’en Afrique, une Vache ne
donne plus de lait, lorfque. , par le fevrage ou
la mort, elle eft privée de fon Veau. On évite
avec grand foin ce malheur , qui rendroit la
mère inutile, & diminueroit la plus chère ref-
fource de ces Sauvages. L’inftiné@t qui porte
une Vache àretenir fon lait jufqu’à ce que fon
Veau l'ait tettée, n’eft pas moins digne de fixer
V’attention ; mais dans ces occafions, les Hotten-
tots ont une méthode facile & généralement ré-
| pandue , toute dézoûtante qu’elle foit. Tandis
qu’une femme eft en pofture, & tient le pis de
la Vache, une autre fouffle avec violence dans
le vagin de la bête : fon ventre alors s’enfle
démefurément ; elle ne peut plus retenir fon
lait, & le laiffe échapper avec, profufion.
S'il arrive que le Veau périfle, on en con-
ferve. foigneufement la peau, & c’eft avec beau-
coup d’adreffe qu’on trompe l’'inftinét naïf de
la Nature : on en habille un autre Veau. Séduite
par cet artifice, la mère continue de donner
du lait; mais il eft rare que ce moyen réuflifle
au- sn d’un mois ;:c’eft une perte réelle pour
le propriétaire ; car, Jorfque le Veau ne meurt
pas, la Vache ne tarit qu'environ fix femaines
avant de mettre bas une autre fois.
L'elpèce de Vaches Africaines eft abfolument
la même. & ne diffère point de celle d'Europe.
Suivant Le divers Cantons, bons ou mauvais,
elles font plus ou moins groffes. En général,
elles donnent peu de lait : cellés qui peuvent
en donner trois ou quatre pintes par jour, font
des phénomènes extraordinaires. Il paroît que le
laitage, ce doux préfent de la Nature, devient
D iv
56 Voyacs
plus rare, & tarit prefque tout-à-fait à mefure
qu’on approche des Pays les plus chauds. Je me
fouviens qu'à Surinam, très-peu loin de la Li-
gne, On tenoit pour une CAT merveilleufe celle
qui fourniflüit une ou deux chopinés pär jour:
ce qui ajoute encoré à mon aflertion, c’eft qu'au
Cap même, dans la faifon des pluies où l’ath-
molphère eft plus rafraichi, on en obtient da-
vantage, &'le contraire a lieu quand les cha-
leurs fe rapprochent : c’eft alors aufli que com-
mence la faïfon la plus dangereufe pour ces
animaux, & qu “ils font fujets x quatre maladies
meurtrières qui font dans 1eurs troupeaux de
éruels dégâts. nt
_ La première, nommée au Cap Lam-Sikte, ‘ef
une véritable paralyfie ‘qui furvient tout or
coup ; & quoique gros & gras, & dans lapparence
de la meilleure fanté , ces animaux font contraints
de refter couchés, ë périffent ordinairement en
quinze jours. Auff-tôt que la maladie fe décla-
re, on dépayfe ceux qui font encore fur’ “pied:
comme il n’eft point de remède à ce fléau, on
fe hâte de tuer tout ce qu'il Attaque ke datant
plus volontiers, que les Colons n’éprouvent nulle
répugnance à manger ces viandes mal-faines. Ils
ne font pas fur-tout difficulté d’en noufrir leurs
Efclaves & les Hottentots, encore moins délicats.
Une autre maladie, lé: Tong - Sikre, ‘ef un
gonflement prodigieux és la langue qui remplit
alors toute la capacité de la bouche & du gofier:
l'animal eft à tout moment fur le point d'étouffer.
/Ce mai eft plus terrible que lPautre par fes fuites :
il a cependant fon remède; mais on le corinoît
f peu, ou bien on l'adminifire f mal, qu'il n°0
EN AFRIQUE. 57
père aucun bon fuccès : c’eft encore le cas de
tuer ceux du fort defquels on défefpère, afin du
moins d’en conferver la viande & jes peaux.
Le Klauw. Sikfe attaque le pied du Bœuf, le
fie prodigieufement enfler, & produit fouvent
Ja fuppuration. : Le fabot fe détache, & ne tient
preique plus au pied. Lorfque l'animal marche
& qu’on le voit par- derrière, on croiroit qu’il
porte des pantoufles, On imagine bien qu’on fe.
garde dans un pareil état de le déplacer : on le
faille fe repofer tant que le mal dure : c’eft une
incommodité peu dangereufe, & qui finit kr
naïrement dans la quinzaine.
Il n’en eft pas ainf du Spong-Sikte parmi les
bêtes à cornes ; fléau terrible & très-allarmant
même pour les troupeaux des Hordes. Cette
pete n'épargne rien, &'caufe de prompts rava-
ges. Heureux célui qui ne perd que la moitié
de fon troupeau ! C’eft une efpèce de ladrérie
qui fe communique dans un infiant. Les animaux
qui en font atteints ont les chairs bourfoufflées:,
fpongieufcs & livides : on diroit’ qu’elles {bat
meurtries, & qu’elles fe décomipofent. Ellés fe’
rempliflent d’une humeur roufiâtre, vifqueufe,
& portent un dégoût qui écarte jafau” aux Chiens.
Sur le premier foupcon des premiers fymptômes:
de cette pefte, fi l’on n’a pris foit d’écartér au:
loin les animaux qui en {ont point éncore at-
taqués, il n’y a ni force ni fanté ka putiône
le'enärahtin : : HSULINRON LSINT L
‘Telles font les nHéiale atddies* qui, par
leurs ravages périodiques, établiffent entre’ la
multiplication & la mortalité des béftianx d’Afri-
que, une balance qui s’oppofe à Iür'profpérité ”
58 Ve. Y ar
& fans laquelle ces peuples palteurs , très-fobres
dans leur confommation, deviendroient riches
& puiflans.
Les Moutons que les a élèvent dans
Ja partie de l’Eft, font de l’efpèce connue fous
le nom de Moutons du Cap. La groffeur de leur
queue leur a donné de la réputation : mais de
combien ne la-t-on pas exagérée! Son poids or-
dinaire n’eft que de,quatre ou cinq livres. Pendant
un de mes féjours à la Ville, on promenoit, de
maifon en maïfon, un de ces animaux comme
une chofe mervsilleute , & fa queue cependant,
quoiqu’elle fût admirée, ne peloit pas plus de
neuf livres & demi. Ce n'’eft abfolument..qu'’un
morceau de graïfle, qui a cela de particulier, qu’é-
tant fondue , elle n’acquiert point la confiftance
des autres graifles de l’animal. C’eft une efpèce
d'huile figée à laquelle les Hottentots donnent
la préférence pour leurs on@ions, & pour fe
boughouer. Les Colons l’employent auffi aux fritu-
res : amalgamée avec d’autres fubftances graif-
feufes, elle.fe durcit comme le beurre, & le
remplace, fur-tout dans les Cantons de la Co-,
logie trop arides pour qu’on y puille élever des
Vaches : auffi, dans les Pays gras, la nomme-
t-on par plaifanterie & par dérifon., le beurre de
tel endroit, au Cap, par exe plie ; beurre de
Sont Li Canton fec où le laitage eft très-rare.
: I] n’y a que les Chèvres auxquelles les terreins
miles & brûlés conviennent : elles y font tou-
jours d’une très-belle efpèce. Leur taille varie
fuivant les divers Cantons; mais par-tout elles
font généralement bonnes, & donnent tout.au-
tant de lait que les Vaches. Elles mettent bas
E Nu À E & EL QU 59
deux fois par an comme les Brebis : celles - ci font
prefque toujours deux petits à la fois, & les Chè-
vres trois, aflez fouvent quatre.
Les Hottentots ne connoiffent point le Cochdn : 6
les Colons Européens même dédaignent de l'é-
lever. J’en ai vu cependant dans quelques Can-
tons particuliers : on les laïfle multiplier, & vi-
vre en liberté. Pour les prendre, il faut les
PARA; & les tirer à coups de fufil.
On n'eftime point la volaille chez les Hot-
tentots : : ils ne pourroient pas même en élever,
quand ils le voudroient . puifque, ne femant
fien , 1ls ne recueillent aucune eipèce de graine.
Les racines dont ils font plus particuliérement
ufage ; fe réduifent à un très-petit nombre : ja-
mais ils ne.les font cuire ; ils les trouvent bon-
nes mangées crues, &c rent m'a convaincu
da ils n’ont pas torts 55 hs
Celle. à Jaquelle je donnois la préférence,
connûe fous-le nom Hottentot Kamero ; eft de
la forme d’un radis, grofle comme un melon ,
& d’une faveur agréable & douce , merveilleufe
{ur - tout pour étancher la foif. Quelle admira-
ble. précaution dela Nature dans un Pays brûlant,
où lon périroit à chaque pas, & qui n'offre
point dans de certaines {aifons, une feule fource
où l’on puiffe efpérer de fe défaltérer ! Quoi-
qu’aflez commune , cette racine ne fe ‘trouve
pasifacilement:, parce que, dans le temps de fa
maturité parfaite , fes feuilles flétries & fanées
fe détachent, & que, pour fe la procurer, il
faut prefque d'avoir remarquée d'avance. Mais,
avec un peu d'habitude du ‘Pays, on apprend
à connoître les, places où elle eroït de préférence.
6o VoraAgcmsr
Lorfque brûlé par la chaleur & les fatigues
du JORE + ‘la bouche & le gofer defféchés, cou-
vert de lueur , de pouflière, haletant, privé
d'ombre ; & n'en pouvant plus, je foupirois
après la plus infecte des mares, &. bornoïs là
tous mes voeux ; lorfque mes vainesæecherches
& lopiniâtre aidiéé du fol m’avoient enfin Ôté
toute elpérance , combien je me: félicitois_ alors
d’une précaution que plus d’un élégant Midas,
Tur des récits publiés fans mon aveu, a tournée
en ‘ridicule, auf -bien que mon :Côq , parce
qu’entr’autres balourdifes, par exemple, trou-
vant toujours de l’eau. à la Seine , il conçoit dif:
ficilement pourquoi cètte rivière ne s’étend pas
juiqu'aux déferts d'Afrique, & borne fon cours
à une mince portion d’une très-mince partie de
la terre, & comment peut-on jamais périr de
foif & de faim, quand les marchés de la Capi-
tale font garnis de toutes parts, &:regorgent de
mille provifions différentes? Combien , dis-je,
je me félicitois de pofléder dans mes animaux
domeftiques, les plus inutiles en apparence, d’auffi
bons furveillans, & dés amis’ fi néceffaires à
ma confervation! Dans ces momèens de scxife,
mon fidèle Keès ne quittoit point mes pas; nous
nous écartions un moment de nos voitures. L’a-
dreflé de fon inftin&@ l'avoit bientôt conduit à
quelqu’une de ces plantes ; la toufferqui n’exif-
toit plus, rendoit fes cabrioles inutiles. Alors
fes mains labouroient la’ terre; l’attente eût mal
répondu à fon impatiente avidité ; mais, avec
mon poignard ou mon couteau ,'je venois à fon
fecours, & nous partagions loy shement Ne fruit
précieux qu'il m’avoit: découvert, : °110 f
E N À FRI Q'U E. Gt
Deux autres racines de la groffeur du doigt,
mais fort longues, me procu-oient un égal fou-
Jagement. Elles étoient douces & tendres, un
léger parfum de Fenouil: & d’Anis me les fai-
{oit mir préférer, lorfque j'avois le bonheur
d'en découvrir. On en trouve dans les. Colo-
nies : elles y font connues, l’une {oùs le nom
d’Anys-Wortel, Fonte op haies si Finkele
Wortel.
Ih croît dans les cantons pierreux . y ‘une. he
pèce de pomme de terre que les Sauvages nom-
ment Kaa-Nap. Sa figure eft irrégulière : elle
contient un fuc laitéux d’une grande douceur;
- on fuce uniquement cette efpèce de pulpe, pour
en extraire & en favourer le lait. J'ai effayé de la
faire. cuire ; elle valoit beaucoup moins , ainf
que toutes les autres, attendu la trop prompte
décompoftion de la fubftance délicate qui s’é-
vapore , fe dénature, & ne laife d un: rene
pe infipide.
Quelques autres racines cuites fous la pires
à la manière des châtaignes, en A PURRIANE
no HREES pour le goût.
Les fruits fauvages fe dede à un très-
petit nombre Je n’ai jamais iencontré que des
arbriffeaux , dont les baies, plus ou moins mau-
vaifes, ne peuvent guères tenter que des en-
fans. C’eft ainfi que les nôtres, dans le fond des
campagnes, fe font un doux régal de tout ce :
que produifent nos haies fur les chemins. Il eft
de ces fruits fauvages qui ont la vertu de purger: ;
& ne fervent qu'à cela.
Quoiqu’étranger à plus d’une partie intéref-
fante de l'Hiftoire naturelle . Je me ferois :cru
-
62 | Voyase |
bien répréhenfble de négliger, dans un climat
fi lointain . dans des contrées qu'on n’a jamais
parcourues , la plus foible occafñon d'étudier tous
les objets nouveaux dont je me voyois fans :
cefle environné. J'avoue que, fans aucune tein-
ture de Ja Botanique , je n’ai point négligé ce-
pendant de me livrer à quelques recherches re-
Hatives à cette Science , qui, pour ne rien dire
à l’efprit, à ne porter aucun fentiment à l’a-
me,.n’en a pas moins pour but la bienfaifance &
le défir d’être utile aux hommes. Lorfque je trou-
vois quelques plantes bulbeufes ,: quelques ar-
buftes dont les fleurs ou les fruits attiroient mes
regards, J'avois grand foin de m’en emparer :
j'en amañlois jufqu’aux graines ; j'étois même par.
venu, dans mes divers campemens, à compa-
rer, à faifir des rapports; cette étude étoit pour
moi une agréable récréation, un moyen de plus
de varier mes loifirs. Dans un de mes retours
à la Ville, j’avois fait, en ce genre, une col-
leétion affez précieule que M. Percheron, Agent
de France au Cap, avoit adreflée de ma part
pour le jardin du Roi, à cette famille recom-
mandable , dont je n’ofe citer le nom, mais que
Ja Nature en lui révélant fes doux fecrets, &
lui confiant le foin particulier de fes tréfors ca-
chés, place au rang de fes plus chers favoris.
Ces plantes ne font point parvenues à leur def-
tination. Je tiens de la bouche de l’Agent de
France, que le vaifleau qui les portoit a fait.
naufrage.
J'ai été plus Rens à l'égard des deffins
que j'en avols tirés : Je les ai rapportés avec
moi. Un très - habile Botanifte m'a attefté n’en
EN AFRIQUE 6”
pas connottre la plus grande partie : le Public
en jouira par la fuite.
Je rentre dans des détails plus facilesike & qui
font à ma portée. Je veux parler de mes chers
Gonaquois.
A la feule infpeétion de ces Sauvages, : ï fe-
roit difficile de deviner leur âge. À la vérité,
les vieillards ont des rides : l'extrémité de jeurs
cheveux grifonne foiblement ; mais jamais ils
pe blanchiflent , & je préfume qu’ils font très-
vieux à foixante-dix ans. :
Les Sauvages mefurent l’année par les épo-
ques de fécherefle & de pluie : cette divifion
eft générale pour l'habitant des tropiques ; ils
la fous-divifent par les lunes ; ils ne comptent
plus les jours , fi lé nombre excède celui des
doigts de leurs mains , c’eft-à-dire dix. Paflé
cela , ils défignent le jour ou le temps par quel-
qu'époque remarquable ; par exemple , un orage
extraordinaire, un Eléphant tué, une épizootie,
une émigration, &c. Ils indiquent les inftans du
jour par le cours du Soleil. Il vous diront en
montrant avec le doigt : » Il étoit /2 quand je
# fuis parti, & /a quand je fuis arrivé ”. Cette
méthode n’eft guères précife ; mais malgré fon
inexactitude , elle donne des à-peu-près iufäfans
à ces peuples, qui n’ayant ni rendez-vous ga-
Jans, ni procès à fuivre, ni perfidièés à com-
mettre, ni lâchetés à publier , ni cour flétrif-
fante & baffle à faire à d’ignares protecteurs,
& jamais une pièce nouvelle à filer, voyent
tranquillement le Soleil achever fon cours |, &
s'inquiètent peu fi vingt mille horloges appor-
tent aux uns la peine; aux autres le bonbeur.
C4 VovageE
Quand Îes Hottentots font malades, outre les
ligatures dont j’ai parlé, ils ont recours à quel-
ques plantes médicinales qu’une pratique ufuelle
leur a fait connoître. Ils ont parmi eux quel-
ques hommes plus inftruits en cette partie, &
qu'ils confultent, Cependant , comme il n’y a
point de fcience plus occulte que la médecine,
& que les maladies internes ne parlent point aux
yeux d’une manière fenfble , ils font fort em-
barraffés pour les gouverner ; mais à cela près de
quelques victimes , ils en impolent tout autant
que chez nous par leur grimoire . & démontrent
clairement que la maladie étoit incurable quand
le malade eft mort. Is s'entendent un peu mieux
à panfer & à guérir les plaies, même à remet-
tre des luxations ou des fractures : il eft rare
de voir un Hottentot eftropié.
Un fentiment bien délicat pour des Sauvages
les fait fe tenir à l'écart lorfqu'ils font malades :
rarement les appercçoit-on. Il femble qu'ils foient
honteux d’avoir perdu la fanté. Certes, il n’en-
tre jamais dans l’imagination d’un Hottentot, d’ex-
pofer {on état pour exciter les fecours & la com-
mifération. C’eft un moyen forcé, mais inutile
dans un Pays où tout le monde eft compatiflant.
‘ Is n’ont nulle idée de la faignée , & de lPu-
fage que nous en faifons. Je ne crois pas qu’il
fe trouvât chez eux un feul homme de bonne
volonté , qui confentîtt à fe laïfler faire cette
opération. À l'égard des Hottentots Colons, com-
me ils fe font habitués aux mœurs Européennes,
ils en ont aufl gagné les maladies, & adopté
les remèdes.
L'opération que font les Médecins dont parle
ce
É°Nt À FR 110 UE. 6s
ce fameux Kolbe, l’ufage qu’il prête aux Hotten-
tots des déferts, de confulter les entrailles d’un
Mouton, de pendre au cou du malade la coëffe
de l'animal , de l'y laïffer pourrir, & tous les
contes de cette efpèce furent écrits pour le peu-
ple , & font, tout au plus , dignes d’amufer le
peuples Là où il n’y a ni religion , ni culte,
il ne peut exifter de fuperftition. Il eft encore
moins vrai que, dans la Horde, ces Médecins
prétendus jouiflent d’un grade fupérieur aux
Prêtres. Il n’y a, pour être plus exaët, ni
Médecins, ni grades, ni Prêtres ; & dans l’idiô-
me Hottéurot ; | aucun mot n’exprime aucune de
ces choles.
Pour fentir jufqu’à quel point erra l'imagina-
tion de ce vifonnaire , il fuit de lire dans fon
ouvrage, qu'un Médecin Hottentot employa le
vitriol romain pour guérir un malade de la lè-
pre. Comment ces Sauvages auroïent-ils appris
à connoître ce fel, qui ne fe trouve point chez
eux, puifquil eft le réfultat d’une opération
chymique ? Il falloit du moins, pour donner quel.
que vraifemblance à une pareille balourdife,
fuppoler des connoiffances à ces peuples , leur
prêter nos arts, nos alämbics, nos fourneaux,
& tout l’attirail de la Pharmacie.
Dès qu’un Hottentot expire , on Venfevelit
dans fon plus mauvais Kros; on ployent fes
membres de manière que le cadavre en foit en-
tiérement enveloppé. Ses parens le tranfportent
à une certaine diftance de la Horde, &le dé-
pofant dans une fofle creufée à cette intention,
& qui n'eft jamais profonde ils le couvrent de
terre, enfuite de picrres s'ils en trouvent dans
To ome II. E
“
66 TUVorabeE
le Canton. Il feroit difficile qu’un pareil mau-
folée fût à l'abri des atteintes du Jakal & de
J’Hienne :le cadavre eft bientôt déterré & dévoré.
Quelque .mal rendu que foit ce dernier de-
voir, le Hottentot fur ce point mérite peu de
blâme, lorfqu’on fe rappelle les cérémonies fu-
nèbres de ces anciens & fameux Parfis attachés
encore aujourd’hui à l’ufage conftant d’expofer
leurs morts fur des tours élevées , ou dans des
cimetières découverts , afin que les Corbeaux
& les Vautours viennent s’en repaître, & les em-
“ti par lambeaux.
Le Sauvage, en dépofant avec refped les reftes
inanimés de fon père , de fon ami dans da terre,
charge les fels & les fucs diffolvans qu’elle ren-
ferme, de la tranquille & lente décompofñtion
du cadavre. S'il ne réuflit pas toujours au gré
de fon attente , & qu'il ne retrouve plus Îles
cendres de ce qui lui fut icher, il s’aflige , il fe
lamente, 8: montre aflez toute la piété de fes
mœurs, & l'humanité religieufe de fon caraétère.
Quand c’eftun chef de Horde qu’on a perdu,
les cérémonies augmentent, c’eft-à-dire que le
tas de pierres & de terre fous lequel on l’enfe-
velit eft plus confidérable & plus apparent.
Si le mort eft regretté, la famille eft plon-
gée dans le deuil & la confternation. La nuit
fe pañle dans des cris & des hurlemens mêlés
d’imprécations contre la mort. Les amis qui
furviennent augmentent les clameurs, que de
loin on prendroit autant pour l’ivrefle de lagoie,
que pour les accens du défefpoir. Quoi qu’il
en {oit, les fignes de leur douleur ne font pas
équivoques pour celui qui vit au milieu d'eux;
E N. À FR I QUE" 67
j'en ai vu qui verloient des larmes abondantes
& bien amères. |
M. Sparmann avoit été témoin dans les Co-
lonies, d’une fcène qu’il raconte ainfi : » Deux
» vieilles femmes fecouoient & frappoient à coups
» de poings un de leurs compatriotes mourant
» ou même déjà mort, & lui crioient aux oreil-
» les des reproches & des paroles confolantes ”?,
Il ne faut pas s’abufer fur un conte de cette
efpèce. Si ces femmes avoient été perfuadées que
le jeune homme fût mort, elles auroient cer-
tainement fupprimé de leurs careffes les tirail-
_ lemens & les coups de poings; mais ces mou-
vemens que. le Do&teur préfente comme les agita-
tions convullives du défefpoir, n’étoient qu’un
moÿen de remplacer les liqueurs fpiritueufes aux-
quelles on.a toujours recours en Europe, pour
éclaircir un doute aufli fâcheux , & dont ces
peuples font privés. L’agitation violente employée
par les deux vieilles, eft un remède aufli effi-
cace, & qui produit apparemment de bons ef
fets, puifque M. Sparmann ajoute quil opéra
la réfurreétion du malade.
La petite-vérole, qui a fi fouvent ravagé les
Kraals, Hottentots des Colonies, n’a jamais paru
qu’une feule fois chez les Gonaquois : elle leur
enleva plus de la moitié de leur monde, Ils la
redoute.aù point, elle leur infpire tant d’hor-
reur , qu’à la première nouvelle qu’elle auaque
une des Colonies, ils abandonnent tout, & s’en-
fuient dans le plus profond du défert. Malheur
à ceux de leurs malades qu’ils foupconneroient
en être atteints ! Convaincus qu'il n’eft aucun
remède à ce fléau dangereux, que ce foit un
E i
68. VOYAGE
père, une époufe, un enfant , peu importe, la
voix du fang paroît {e taire : on les abandonne
à leur malheureux fort. Privés de fecours , il
faut qu'ils périflent de faim, fi ce n'eft ne ac-
cès de leur mal.
Cette frayeur, bien naturelle à des sevbites
Sauvages, ne contredit point leur piété fi fainte
& la pureté de leurs mœurs. L'image de la dé-
vaftation de leurs Hordes, toujours préfente à
leur imagination , eft bien faite pour les porter
ün momént à l’abandon des plus facrés devoirs:
mais on eft révolté de lire dans des Auteurs
anciens, & d’entendre un Voyageur moderne
répéter d’après eux, que les Hottentots, lorf-
qu’il leur prend fantaifie de changer leur do-
micile, abandonnent , fans pitié comme fans re-
gret, leurs vieillards, & tout ce qui leur eft inutile
& pourroit contribuer à retarder leur marche.
Cette affertion ne doit pas être préfentée comme
une règle, un ufage général. A moins qu’ils ne
fe trouvent dans une circonfance aufli impé-
rieufe & fatale que celle dont je viens de parler,
ou dans la guerre ; quelles raifons peuvent les
“contraindre à hâter plutôt: qu’à rallentir leur
marche ? Au refte , Je ne croirai jamais que le
Hottentot en agifle ainfi , fans éprouver de longs
& de mortels règrets.
Attaqué par un ennemi fupérieur, hors d’état
de repoufler la force par la force, on fe- dif-
perfe, on s'éloigne comme on peut , & c’eft dans
ce cas le feul parti raifonnable qu’on puiffe pren-
dre. On eft bien forcé, malgré foi, quand on
_eft furpris par l'ennemi , , de laïffer en-arrière les
vieillards à les ape les on « tout cé
EN ÂAFRIQUE. 69
qui ne peut fuivre. Quel eft l’homme affez mal
inftruit des fuites défaftreufes de la guerre , pour
faire au Hottentot un crime d’une néceffité ious
_ laquelle l’'Européen même ne feroit pas exempt
de plier.
Je vais plus loin, & je ne crains pas de tout
dire. Les Sauvages ne balancent pas à employer
ce même expédient contre la famine, malheur
non moins redoutable que la petite- vérole & la
guerre, quand ils en font attaqués. Dans ce cas,
l'abandon de quelques individus , que d’ailleurs on
ne pourroit fauver , devient un facrifice nécef-
faire au bien de tous. Ceux qui fuyent ne font
pas für eux-mêmes d'échapper au fléau général.
Plus des trois quarts périflent dans la route, au
milieu des fables & des rochers, brûlés par la
foif, & confumés par la faim. Le petit nombre
qui Hamvit. fait de longues marches avant d’a-
voir trouvé quelques légères reffources.
Tels font les trois moufs qui prêtent aux
Hottentots une barbarie à laquelle ils fe voyent
contraints par une force plus invincible que le
devoir & l’amour. La Nature ne peut rien dans
ces cœurs timides & fimples; mais, pour s’en-
dormir un moment, elle n’en eft pas moins
forte & moins grande , & les calamités publi-
ques pour des peuples qui n’ont pas l4 première
des combinaïons de nos arts, & nul moyen
de les appaifer, fi ce n’eft la plus prompte
fuite , ne peuvent être le creufet pour les éprou-
ver, “ni la règle de les juger.
On ne donnera pas , je l’efpère, pour un
quatrième exemple de leur barbarie , ces émi-
grations indifpenfables auxquelles les aflujétit la
E
de 'NMOY AN
différence dés faifons. Une fécherefle extréordi-
naire a tari les fources & les lagones qui les
environnoient ; un foleil dévotant à brûlé tous
les pâturages ; une épizootie fe déclaré däns les
environs : l’une ou l’autre de ces caufes les
force à changer de démeure ; maïs cette tranf-
lation néceflaire fe fait toujours tranquillement,
fans confufion, quoiqu’avec promptitude. On
éloigne d’abord les troupeaux ; on place les
vieillards & les impotens fur des Bœufs ; on
ne laiffe perfonne derrière foi ; tous les effets
précieux font en avant ; & tous enfemble,
voyageant paifiblement , vont planter le piquet,
& s'établir dans le premier endroït qui convient
à leur manière de vivre, ainfi qu’à leurs befoins.
J'ai fouvent rencontré des Hordes qui avoïent
été obligées de s’expatrier pour quelqu'un de
ces motifs : les vieillärds , les malades, tout
étoit de la partie. Combien de fois avec quel-
ques bouts de tabac, mieux. encore quelques
verres de hiqueur, qui ranimoient & faifoient
fourire ces pauvres gens, n’ai-je pas eu la fa-
tisfaction de voir couler les larmes de Ja recon-
noiffance ; & lorfque me féparant d’eux, & re-
prenant ma route, j'arrivois le jour même ou le
lendemaïn fur la place qu'ils avoient abandon-
née, j'avois beau examiner ces lieux, & fure-
ter dans tous les environs, je ne trouvois nulle
trace de Pinfenfibilité dont on les accufe. Tou-
tes les huttes étoïent enlevées ; les effets, les
animaux domeftiques, tout avoit fuivi.
_ Les enfans, ou à leur défaut, les plus pro-
ches parens d’un mort, S’émparent de ce qu'il
laiffe ; mais la qualité de chef n’eft point héré-
EN ÂAFRIQUE ZE
ditaite. , Il eft toujours nommé par la Horde :
fon pouvoir eft bien limité. Maître de. faire le
bien qu'il veut . il ne left en aucun cas de
faire le mal ; il ne porte aucune marque exté-
rieure de diftinétion ; il n’eft pas plus privilégié
que les autres, fi l’on excepte toutefois l’ufage
d’aller à fon tour garder les befliaux qui font
en campagne. Dans les confeils, fon avis pré-
vaut , s’il eft jugé bon : autrement on n’y «a
nul égard. Quand il s’agit d’aller au combat,
on ne connoît ni grade, ni divifons, ni Géné-
raux, ni Capitaines : tous font Soldats ou Co-
lonels. Chacun attaque, ou fe défend à fa guife.
Les plus hardis marchent à la tête ; &, lorf-
que la viétoire fe déclare , on n’accorde pas à
un feul homme l'honneur d’une ation que Île
courage de tous a fait réuflir : c’eft la Nation
entière qui triomphe.
De toutes les Nations que j'ai vues s jufqu” ICI s
la Gonaquoife eft la feule qu ’on puifle regarder
commé libre. Bientôt peut-être ces peuples feront
obligés de s'éloigner, ou de recevoir les loix
du Gouvernement. Toutes lés terres de l'Ef
étant généralement bonnes, les Colonies cher-
chent à s'étendre de ce côté, le plus qu’elles peu-
vent : leur avarice y réuffira fans doute un jour.
Malheur alors à ces peuplades fortunées & tran-
quilles ! les invafons &. les maffacres détruiront
ù jufqu aux traces de la liberté. C’eft ainfi qu'ont
été traitées toutes ces Hordes dont parlent les
Auteurs anciens, & qui , par démembremens avi-
lis & foibles, font tombées dans la dépendance
ablolue des Hollandois. L’exiftence des Hotten-
tots, leurs noms & leur hifioire pafleront alors
E iv
72 Voyace
pour des fables, à moins que quelque Voya-
geur , curieux d’en découvrir les reftes, nait
affez de courage pour s’enfoncer dans les déferts
reculés qu’habitent lés grands Namaquois, où
les rochers de plus en plus durcis par les temps,
& les montagnes ftériles & décrépites n’offrent
pas un chétif plant d’arbres digne de fixer l’avi-
dité fpéculative des Blancs.
Les peuplades citées par Kolbe, fous les noms
de Gunjemans & de Koopmans | , n’ont jamais
extfté.
Le nom de Gunjemans ne fignifie rien dans
le langage Hottentot : ce nom fut corrompu par
quelque Voyageur ,: qui , n’entendant point ce
langage , l’aura mal écrit. Il falloit écrire Goed-
mans , deux mots hollandois qui fignifient 4ons-
hommes ou bonnes-gens ; qualification qu’ont don-
née les premiers Colons à tous les Hottentots en
général, parce qu’il les trouvoient etes &
fort accommodans.
Koopmans a pareillement été dont à ceux
qui ont fait les premiers échanges : ce font deux
mots qui fignifient, en très-bon hollandois, né-
gociant où marchand ; mais qui ne conviennent
pas plus à une Nation qu’à toute autre. C’eft
ainfi que ne comprenant point les langues d’un
Pays, un Voyageur en retient mal les expref-
fions, les orthographie plus mal encore, & fait
un nom Sauvage avec un barbarifme. Les mœurs
& tout ce qui concerne les divers peuples étran-
gets; ne feront jamais exatement décrits, fi Pot
n'en parle les divers langages. |
© Si, par exemple, les Aureurs qui ont avancé
que les Hottentots adorent la Lune, avaient
| EN ABRIQUE 2
compris le fens des paroles qu’ils chantent à fa
clarté, ils auroient fenti qu’il n’eft queftion ni
d’hommages, ni de prières, ni d’'invocations à
cet aftre paifñble; ils auroient reconnu que le
fujet de ces chants étoit toujours une aventure
arrivée à quelqu'un d’entr’eux ou de la Horde
voifine, & qu’autant improvifateurs que les Nè.
gres ; ils peuvent chanter toute une nuit fur le
même fujets en répétant mille fois les mêmes
mots. Ils préfèrent la nuit au jour, parce qu’elle
_eft plus fraîche, à qu'elle invite à la danfe,
aux plaifirs.
Lorfqu’ils doulont fe livrer à cet exercice,
ils forment, en fe tenant par la main, un cercle
plus ou moins grand , en proportion du nombre
des danfeurs & des danfeufes, toujours fymmé-
triquement mélés. Cette chaîne fe fait & tour-
noie de côtés & d’autres. Elle fe quitte par in-
tervailes, pour marquer la mefure. De temps en
temps , chacun frappe des mains fans rompre pour
cela la cadence ; les voix fe réuniilent aux inf-
trumens, & tent continuellement H00 Hoo!
C’eft le refrein général. Quelquefois un des dan-
feurs quittant le cercle, pañle au centre : là, il
forme à lui feul une efpèce de pas Anglois, dont
tout le mérite & la beauté confiftént à l’exécuter
avec autant de vîtefle que de précifion, fans
bouger de la place où fon pied seft polé : en-
fuite on les voit tous fe quitter les mains, {e
fuivre nonchalamment les uns après les autres,
afeétant un air trifte & confterné , la tête pen-
chée fur l’épaule , les yeux baïffés vers la terre
qu'ils fixent attentivement. Le moment qui fuit,
voit naître les démonftrations de la joie, de la
FA
va VOYAGE
gaîté la plus folle : ce contrafte les enchante,
quand il eft bien rendu. Tout cela n’eft au fond
qu’un affemblage alternatif de pantomimes très-
bouflonnes & très-amufantes. I faut obferver que
les danfeurs font entendre fans cefle un bour-
donnement fourd & monotone , qui n'eft inter-
rompu que lorfqu'ils fe réuniffent aux fpeéta-
teurs prie share en chorus le merveilleux
Hoo! Hoo! qui parott être l'ame & le point
d'orgue de ce magnifique charivari. On finit aflez
ordinairement par un ballet général ; c’eft-à-dire
que le cercle fe rompt , & qu’on danfe pêle-
mêle comme chacun l'entend. On voit alors
Vadreffe & la force briller dans tout leur jour.
Les beaux danleurs répètent , à lenvi l’un de
l’autre, ces fauts périlleux & ces gargouillades,
qui, dans nos grandes Académies de mufque,
excitent des Ha Ha tout aufli bien mérités &
lentis que les Ho Ho d'Afrique.
Les inftrumens qui brillent là par excellence.
font le Goura , le Joum-Joum, le KRabouquin
& le Romelpot.
Le Goura a la forme d’un arc de Hottentot
Sauvage. Il eft de la même grandeur ; on attache
une corde de boyau à l’une de fes extrémités ,
& l’autre bout de la corde s'arrête par unnœud
dans un tuyau de plume applatie & fendue.
Cette plume déployée forme un triangle ifocèle
très-allongé , qui peut avoir environ deux pou-
ces de longueur : c’eft à la bafe de ce triangle
qu’eft percé le trou qui retient la corde; & la
pointe , fe replant fur elle-même, s attache avec
une courroie fort mince à l’autre bout de l’arc.
Cette corde peut être plus ou moins tendue fe-
EN AFRIQUE. "5
for la volonté du muficien. Lorfque plufieurs
Gouras jouent enfemble , ïls ne font jamais
montés à l’uniflon. Tel eft ce premier inftrument
qu’on ne foupconneroit point être un inftrument
à vent, quoiqu'il ne foit certainement que cela.
On peut en voir la figure, dans la planche VIE,
à côté de la Hottentote. On le tient à-peu- près
coéin lé cor de chaffe ; le bout de larc où fe
trouve la plume eft à la portée dé la bouche du
joueur. Il l’appuie fur cette plume ; &, foit en
afpirant, foit en expirant, il en tiré des fons
aflez mélodieux ; mais les Sauvages qui réuflif-
fent le mieux, ne favent ÿ jouer aucun air : ils
ne font entertdre que des fons flûtés ou lour-
rés, tels qué ceux qu’on tire, d’une certaine
manièré, du violon & du violoncelle. Je pre-
nois plaifir à voir l’un de mes compagnons nom-
mé Jean, qui pafloit pour un virtuole , régaler
pendant dés heures entières fes camarades, qui,
tranfportés, ravis, l’interrompoient de temps en
temps , en s’écriant : » Ho ! que celle-là eft char-
#" mante!... recommence-la ” ! Jean recommen-
coït; mais ce n’étoit plus la même; car, com-
me je le difois, on ne peut fuivre aucun air
ur cet inftrument dont tous les tons ne font dus
qu’au hafard & à la qualité de la plume. Les
meilleures font celles qu’on tire de laîle d’une
efpèce d’Outarde. Quand il m’arrivoit d’abattre
un de ces animaux , j'étoïis toujours follicité à
faire un petit facrifice pour l'entretien de notre
orcheftre.
Le Goura change de nom quand il eft joué
par une femme, uniquement parce qu’elle change
fa manière de s’en fervir. U fe transforme ca
76 Wu AGE
Joum-Joum : affife à terre, elle le place per-
pendiculairement devant elle, de la même fa-
con qu'on tient les Harpes en Europe : elle
lV'aflujétit par le bas en pañlant un pied entre
l’arc & la corde , obfervant de ne point la tou-
cher : la main gauché tient l’arc par le milieu ;
& , tandis que la bouche foufHle fur la plume,
de l’autre main, la mufcienne frappe la corde
en différens endroits avec une petite baguette de
cinq ou fix pouces : ce qui opère quelque va-
riété dans la modulation ; mais il faut appro-
cher l'oreille pour faifir diftinétement la dégra-
dation des fons. Au refte, cette manière de
tenir l'infirument m'a frappé : elle prête des
graces à la Hottentote qui en joue.
Le Rabouquin eft une planche triangulaire ,
fur laquelle font attachées trois cordes de boyau
foutenues par un chevalet , & qui fe tendent
à volonté , par le moyen de chevilles, comme
nos inftrumens Européens. Ce n’eft autre chofe
qu’une guitarre à trois cordes : tout autre qu’un
Hottentot en tireroit peut-être quelque parti,
& le rendroit agréable ; mais celui-ci fe contente
de le pincer avec fes doigts, & le fait fans
fuite , fans art, & même fans intention.
. Le Romelpot eft le plus bruyant de tous les
inftrumens de ces Sauvages : c’eft un.tronc d’ar-
bre creufé qui porte deux ou trois pieds, plus
ou moins, de hauteur. À l’un des bouts, on
a tendu une peau de Mouton bien tanée, qu’on
frappe avec les mains, ou pour parler plus claire-
ment, avec les poings. quelquefois même avec
un bâton. Cet inftrument qui fe fait entendre
de fort loin, n’eft pas à coup für un chet-
FR
EN ÂFRI QUE. 7%.
d'œuvre d'invention ; mais, dans quelque Pays
que ce foit, c’eft aflez la méthode de rempla-
cer par du aa ce qu’on ne peut obtenir du
goût.
Peut-être me fuis-je un peu trop appefanti
fur la defcription des danfes & des divers inf-
trumens des Hottentots. Ceux-ci, comme on le
voit, ne font pas bien curieux ; mais ce détail
qui tient par quelque côté aux mœurs des Sau-
vages, ne méritoit pas non plus d’être entiére-
ment négligé.
- Tout près de la Nature, & fous fa dei im-
iare le Sauvage n'a nul befloin de nos or-
cheftres bruyans & harmonieux pour s’exciter,
dans fes fêtes, aux vives démonftrations du plai-
fir & de la joie. La modulation bornée & mo-
notone de fa mufique lui fufait ,; & je crois
même qu’il s’en pañléroit volontiers, & ne fau-
teroit pas moins bien.
- Dans fon Choix de Lectures géographiques F
un de nos Auteurs modernes , qui s’eft fait une
loi d'étudier les hommes en Hé this qu'il
décrivoit les lieux, obferve avec beaucoup de
fagacité ,, que, dans un Etat policé, la danfe
3 & le chant font deux arts ; mais qu’au fond
>» des forêts, ce font prefque dès fignes naturels
» de la concorde, de l’amitié, de la tendrefle
» & du plaifir. Nous apprenons , fous des mat:
>> tres, ajoute ce Savant, à déployer notre
> VOIX, à mouvoir nos membres en cadence.
» Le Sauvage n’a d’autre maître que fa paf-
» fion; fon cœur & la Nature. Ce qu'il fent,
» nous le fimulons : auffi le Sauvage qui chante -
» Où qui danfe , eft-il toujours heureux ”.
7b VovaAczx
J'ai fait remarquer que les Hottentots ne s’af-
femblent guères qüe la nuit pour fe divertir :
_les occupations journalières ne leur Jaiffent point
d'autre temps. Chacun a fes devoirs à remplir,
11 faut furveiller fans cefle les troupeaux épars
dans lesichamps , non-feulement pour empêcher |
qu'ils ne s’égarent, mais pour les garantir de
l'atteinte des animaux carnafliers qui les épient
continuellement. Îl faut les panfer & les traire
deux fois par jour ; il faut travailler aux nattes,
amafler le bois fec pour les feux du foir ; il faut
pourvoir à fa fubfiftance , & chercher des raci-
mes : ces dernières occupations appartiennent
particulièrement aux femmes. Les hommes, de
leur côté, vont à la chafle, font la revue des
pièges qu ils ont tendus en divers endroits , fa-
briquent les flèches, & tous les inftrumens dont
ils ont befoin; & avoique ces inftrumens & tous
les ouvrages de leurs mains foient en général
affez mal tournés & grofhers, ils exigent de
leur part beaucoup de temps & de peines,
parce qu’ils font privés d’une foule d'outils G.
néceflaires pour abréger le travail ; & toujours.
l’adréfle chez eux, eft bien moins admirable que
la patience. 4
Il feroit étonnant que ces peuples que j'ai
f fouvent fréquentés , avec lefquels j'ai vécu
fi long-temps, euflent été aflez adroits ou affez
faux pour fe cacher, de moi, au point que je ne
me fuffe jamais apperçu, ni par leurs difcours,
ni dans leur pratique de vivre, d’aucun figne ou
d'aucun ate de fuperftition : je me garderai bien
” de donner comme des ufages religieux, certaines
privations qu'ils s'impolent eux-mêmes, & qui
Æ N: À 6 R 3 QUE. F0
paroïfent fi naturelles & fi fimples quand on s’eft
donné la peine de les approfondi r. Par exemple À
ils ne mangent preique jamais du Lièvre ni de
la Gazelle nommée Duykers. Le Lièvre eft à
leurs yeux un animal informe qui les dégoûte ÿ
la viande du Duykers leur femble trop noire:
en outre, ces deux animaux font toujours d’une
maigreur ‘extrême ; raifon fufhfante pour qu'ils
les rejettent : maïs la preuve 1a plus frappane
que nulle idée chimérique ne les prive de cette
reflource , c'eft qu’au befoin & dans les momens
de difette, je les ai vus fe tenir heureux d’y
pouvoir recourir. De ce qu’un Hollandois 1e
révolteroit à la vue du plat de Limacons de vignes
ou de Grenouilles le mieux apprêté, tandis que
le François s’accommode de ce mèêts peu délicat,
s’enfuit-il que le dégoût du Batave doive être
regardé comme une abftinence religieufe Of-
donnée par le Confiftoire ?
Ayant d'annoncer, comme un des rites ef-
fentiels des Hottentots, la cérémonie de fe cou-
per une phalange, foit du doigt, foit du pied,
avant de lui attribuer la femi-caftration pour le
même motif , il étoit raifonnable de conftater
d’abord la vérité de ces deux faits. Kolbe les
avoit oui raconter comme bien d’autres ; mais
il ne les avoit jamais éciaircis. Il le prouve
aflez , loriquil attribue ces ufages à tous Îles
Hottentots indiflinétement ; ce qui n’eft pas moins
faux que toutes les autres afarridn de cet Auteur.
M: Sparmann tombe également dans la plus
étrange des erreurs , lors même qu’il foutient,
contreice Kolbe, que la femi-caftration nef
pour nulle part. Ces deux cérémonies ont
6o VOYAGE |
lieu encore actuellement chez deux Hordes
fiuées au Nord du Cap, fous le vingt-huitième
dégré de latitude : favoir, les Geifiquois & les
Koraquois . Cantons dans lefquels j'ai trouvé
les Giraffes , dont je parlerai dans mon fecond
Voyage. Affürément le Philofophe Kolbe n’a
jamais pénétré jufques là , fi ce n’eft en fonge.
Le Docteur Sparmann s’eft toujours laiffé trom-
per, loriqu’au fujet des Gonaquois, il penche à
croire que ces Hordes fe circoncifent. Les Co-
lons me l’avoient affuré comme à Jui : c’étoit
une puiflante raïfon d’en douter ; mais jufqu’ici
plus à la portée que perfonne de m'éclairer fur un
fait auili important , J'attefte au contraire que
cette Nation, & tous les Hottentots fans excep-
tion , ont le prépuce d’une grandeur démelu-
rée ; caractère qui les diftingue aflez des autres
Sauvages , & qui n’a point été certainement res
marqué:
Ïl en eft de même de ce tablier révoliinté des
Hottentotes , auquel on a fait jouer fi long-temps
un rôle ridiule dans l’hiftoire, ou plutôt la
fable de ces peuples. Une autre bizarrerie qui
découle toujours de la même fource, le leur a
retranché non moins légèrement , quoiqu'il
foit toujours de mode chez une Horde dont
je vais parler inceffamment. Je dis qu'il eft de
mode; car bien loin qu'il foit un préfent de la
Nature , on doit le regarder comme un des raf-
Re les plus monftrueux qu’ait jamais in-
ventés je ne fais quelle coquetterie toute parti-
culière à un très-petit coin du monde connu.
Quelques Auteurs anciens ont écrit que les
familles de Sauvages couche pêle - mêle dans
une
EN A FRTQUS. 8r
une énié hutte, & ne connoïiffent point les
différences de l’Âge, ni cette horreur invincible
qui féparé les êtres rapprochés par le fans. A
la vérité, ) CES Sauvages bornés au ftriéte He.
faire, n’ont point imaginé de fauvér par une dé-
cence apparente , toute la turpitade d’une in-
clination monftrueufe , & l’on ne voit point chez
eux appartement pour % frère, appartement pour
la fœur, appartémens pour fa mère & le fils ;
“mais conclure de ce qu'ils n'ont qu'un même
toit, qu’un même grabat, qu’une même natte
pour fe délaffer des travaux du jour, ‘qu ils Vi-
vent à Pinftar des animaux , c’eft Outrager la
Nature , & calomnier l'innocence. Il n’y a qu’un
Auteur “mal inftruit ou mal intentionné , qui fi
foit permis d’accréditer ces foupçons AAA.
Oui, toute une famille habite une même hutte ;
oui, le père fe couche avec fa fille, le frère avec
fa 1œur, la mère avec fon fils; is ‘au retour
de l'auroté , chacun fe lève avecun cœur pur
& fans avoir À rougir devant l’Auteur dés êtres
où Pune dés créatures qu’il a marquées du fceau
de fa reflemblance. Le Sauvage n’eft ni brute
ni barbare. Le vrai monfire eft celui qui voit
le crime par-tout où il le fuppofe , & qui l’afirme
fur l’odieux témoignage de fa confcience. |
J'ü vifité plus d’une peuplade de Säuvages,
& n'ii trouvé par-tout que retenue & circonf-
peétion chez les femmes : je puis. ajouter aufñ
chez les Hommes. L’Auteur que j'ai fi fouvent
conttédit, rend hommage à la vérité, lorfqu'il
confeffe que , d’après la nudité des Sauvages > ON
lès jugeroït mal , fi l’on croyoit qu’ils ont auffi
peu de modeftie que de voile, qu’il a eu de la
Tome LI,
82 VOYAGE
peine à trouver des hommes qui, fous l’appit
même des préfens, confentiffent à déranger aflez
leurs Jackals pour qu'il pût fe convaincre par
fes yeux, s ils étoient ou n'étoient point circoncis.
J'ai dit ailleurs que le commerce avec les
Blancs étoit la ruine & le fléau des mœurs. Les
Hottentots des Colonies en fourniflent une preuve
trop frappante : ceux du défert n'étant point
d’une nature différente, céderont peut-être un
jour à la féduétion, fi elle arrive jufqu’à eux,
& fe laifferont entraîner par l'exemple. Lorfque
M. Forfter, dans fon Voyage autour du Monde
avec le Capitaine Cook, nous apprend que les
femmes de l'ile de Pâques étoient des Courti-
fanes lubriques, il ne nous cache pas que les
Matelots de fon équipage fe livroient ouverte-
ment & fans pudeur, aux plus infâmes débau-
ches avec elles : mais ce qu’il falloit ajouter
fans crainte, c’eft que les femmes Sauvages, une
fois vifitées par des Européens corrompus, & trop
inftruites de leurs inclinations perverles , {e li-
vrent fans. réferve à tous ceux à qui il plaît
de s’en emparer , & les fervent à leur goût,
fans doute, dans la feule frayeur des extrémités
cruelles dont les Blancs font capables.
Par-tout où l’envie de m’inftruire m’a fait enta-
mer cette matière avec les femmes que J'ai ren-
contrées , j'en ai toujours reçu la réponfe uni-
forme & fimple qu’elles adreffent à tous ceux qui
les foupçonnant de communications inceftueufes,
cherchent à s’en éclaircir par leurs propres aveux.
» Vous nous aflimilez donc aux bêtes, me di-
.» foient-elles; les bêtes feules font capables de
n faire ce que vous dites ?”.
EN-AÂÀFRI QU E. 83
Puiflé-je ne pas me tromper! je crois à la
vertu pour ceux même qui ne connoiflent pas
ce mot, & n'ont point fait d'immenfes com-
mentaires fur l’idée qu’il renferme. Ce fentiment
inné dans le cœur de l’homme, quand l’exem-
ple &.l’éducation ne l'ont pas corrompu, lui fut
donné en figne de fa noblefle & de fa difinc-
tion. L'horreur de sunir à fon propre fang,
eft un des plus. grands caraétères par. lequel le
Créateur voulut féparer l’efpèce humaine de ja
_ claffe des animaux; & la plus infâme dépravation
brifa feule cette banrère infurmontable.
. J'ofe donc attefter que, s’il eft un coin de la
terre où la décence dans la conduite & dans les
mœurs foit encore honorée , il faut aller cher-
cher fon temple au fond des déferts. Le Sau-
vage n a recu ces principes ni de l'éducation,
ni des préjugés : il les doit à la Nature. L'amour
en lui n’eft qu’un befoin tres-borné; il n’en a
point fait, comme dans les Pays civilifés, une
paflion tumultueufe, qui traîne Je défordre &
le ravage après elle, En vain, à l’exemple de
Buflon, tenterois-je de He cette fièvre de
lame, cette maladie des imaginations exaltées ;
je, ne briferai point un autel couvert des riches
préfens des Romanciers & des Poëtes : j’aurois
trop à combattre ; & la Divinité qui doit fa naïf-
fance à d’aufli belles chimères , ameûteroit con-
tre moi fes Brames, & ne me PAR pas
ce grand facrilège.
Un phyfionomifte , ou fi l’on veut, un bel
efprit moderne, réjouiroit les cercles en affgnant
au, Hottentot | dans la chaîne des êtres, une
place entre l’homme & l’Orang-outan. Je ne
Fi
84 Vo v À'ée rx
puis confentir à lui donner ce portraits les qua-
lités que j'eftime en lui ne fauroient ke dégrader
à ce point, & je lui ai trouvé la figure affez
belle , parce que je lui connoïs l'ame afléz bonne.
Ii faut pourtant convênir qu’il a dans les traits
un caractère particulier qui le fépare enquelque
forte du commun des hommes. Les pommiettes
de fes joues font très-proéminentes, dé telle forte
que fon vifage étant fort large dans cette par-
fie, & la mâchoire au contraire exceffivement
étroite . fa phyfonomie va toujours en dimi-
nuant jufqu’au bout du menton. Cette configu-
ration lui donne un air de maïgreur qui fait pa-
roître fa tête très-difproportionnée , & trop pe-
tite pour un corps gras & bien fourni, Son néz plat
a quelquefois pas fix lignes dans fa plus grande
élévation ; fes narines, en revanche, font très-
ouvertes, & dépañlent fouvent, en hauteur, le
dos de fon nez; fa bouche eft grande, & meu-
bléé de dents petites, bien perlées, & d’une
blancheur éblouïffante ; fés veux très-beaux &
bien ouverts, mclinent un peu du côté du nez
comme ceux des Chinois. A l'œil ainfi qu’au
toucher, on voit que fes cheveux reflemblent
à de la laine : ils font courts , friés & d’un
noir d'ébène. Ïl ne porte que très-peu dé poil;
encore a-t-il foin de s’épiler : fes fourcils, na-
turellement dégarnis, font exempts de ce foin.
La barbe ne lui croît que fous le nez & à l’extré-
inité du menton: il ne manque point de l’arra-
cher, à mefure qu’elle fe montre : cela li.
donne un air efféminé, qui, joint à la douceur
naturelle qui le caraétérife , lui énlève cette
impofante fierté commune à tous les hommes
EN AFRIQUE. 85
de la Nature , & qui leur a mérité le fuperbe
titre de Roi.
Quant aux proportions du corps , le Hottentot
eft parfaitement moulé. Sa démarche eft gra-
cieufe & fouple; tous fes mouvemens font ai-
fés ; bien diflérens des Sauvages de F'Amériqué
méridionale, qui ne paroïflent avoir été qu’é-
bauchés par la Nature.
Les femmes, avec des traits plus fins, ont ce-
_ pendant le même carattère de figure : elles font
également très-bien faites, ont la gorge admi-
rablement placée, & de la plus belle forme dans
la fraîcheur des ans ; les mains petites, & les
pieds bien modelés, quoiqu elles ne portent
point de fandales ; le timbre de leur voix eft
doux , & leur idiôme, en paflant par leur gofier,
ne manque pas d'agrément. Elles fe livrent,
lorfqu? elles parlent, à une infinité de geftes qui
_ prêtent à leurs bras du développement & des
graces. |
Le Hottentot, naturellement timide , eft éga-
lement très - peu entreprenant. Son fang- froid
phlegmatique & fon maintien réfléchi lui don-
nent un air de réferve qu'il ne dépofe même
pas dans les momens de fa plus grande joie,
tandis qu’au contraire toutes les Nations noires
& bafanées fe livrent au plaifir avec l'abandon
le plus expanfif & la gaîté la plus vive.
Une infouciance profonde le porte à l’inac-
tion & à la parefle ; la garde de fes troupeaux
& le foin de fa fubfiftance, voilà fa plus grande
affaire. Ilne fe livre point. à la chaffe en chaf-
feur , maïs en homme que fon eftomac prefle
& tourmente, Du refte, oubliant le _paité, fans
F ii]
20 SN VovAG#.
inquiétude fur l’avenir, le préfent feul le frappe
& l’intéreile.
Mais il eft bon, Rerviabie* & le plus généreux
comme le plus Hofpitalier des Peuples. Quicon-
que voyage chez lui, eft afluré d’y trouver le
gîte & la nourriture ; ils reçoivent, mais n’exi-
gent pas. Si le Voyageur'a une longue route à
faire , fi d’après les éclairciffemens qu’il demande,
on connoît qu’il eft fans efpoir de rencontrer
de fi-tôt d’autres Hordes, celle qu’il va quitter
Papprovifionne , autant que fes moyens le lui
permettent, de toutes les chofes dont il à be-
foin pour continuer fa marche & gagner pays.
Avant l’arrivée des Européens au Cap, les
Hottentots ne connoïfloient point le commerce:
peut-être même n’avoient-ils entr’eux nulle idée
des échanges ; mais, à l'apparition du tabac &
de la quincaillerie , ils fe furent bientôt immif-
cés dans une partie des myflères mercantiles.
Ces objets quin’étoient d’abord que des nouveau-
tés agréables, avec le temps font devenus des
befoins : ce font les Hottentots des Colonies qui
les Îeur apportent, quand ils viennent à man-
quer ; car il eft bon d’obferver que , quelqu’em-
preffés qu’ils foient de jouir de ces bagatelles,
ils ne fe donneroient pas la peine de faire un
pas pour les aller chercher eux-mêmes , & pré-
féreroient de s’en pafler : léçon utile à ceux qui
traînent leur vie dans l'agitation pour courir
après des chimères.
T'els font ces peuples, ou du moins tels ir m'ont
paru, dans toute l'innocence des mœurs & de
la vie pañtorale. Ils offrent encore l’idée de l’ef-
pèce humaine en fon enfance. Un ‘irait fublime
EN AFRIQUE. 187
que je place ici, quoiqu'il appartienne à mon
fecond Voyage beaucoup plus au Nord du Cap
& vers la côte Oueft, achevera ce tableau que
j'ai tracé dans toute la candeur & la vérité de
mon ame , fans éloquence , il eft vrai , mais
fans enthoufiafme , fans vaines déclamations,
avec cette naïveté de franchie qui m’eft fi chère,
& que j'aime à profefler fans celle.
Une Horde affez confidérable de Kaminou-Kois
étoit venue viliter mon camp avec cette con-
fiance que donnent toujours des intentions hon-
nêtes & droites, & que poflèdent les hommes que
leurs femblables n’ont point encore trompés. Forcé
de ménager mes provifons ; 1l ne m'étoit pas
pofible de régaler tout ce monde avec de l’eau-
de-vie ; la troupe étoit trop nombreufe : je ne
pouvois , fans imprudence , me montrer géné-
feux; J'en fis donner un verre au Chef & à
ceux qui, par leur figure & plutôt encore par
leur âge, me paroifloient les plus refpeétables.
Mais à quelles reflources , à quels moyens n’a
pas recours la bienfaifance , & qu'elle eft ingé-
nieufe quand elle veut fe communiquer ! Quel
fut mon étonnement , lorfque m'’appercevant
qu'ils confervoient la liqueur fans l’avaler, je
les vis tous s’approcher de leurs camarades qui
n'en avoient point recu, & la leur diftribuer de
bouche à bouche de la même manière dont les
tendres oifeaux du Ciel fe donnent la becquée !
Je l’avouerai, cette aétion inattendue me troubla ;
J'en demeurai flupéfait. À la vue de cette fcène
touchante , quel cœur dénaturé n’eût point fenti
couler les larmes de l’attendriffement ! Plein d’ad-
miration & de refpeët, ému juiques au fond de
je SE iv |
65 VoYaAGEs
lame, j’allai me jetter dans les bras du Chef,
qui, comme les autres, venoit de partager la
liqueur à ceux qui l’entouroient, & J'inondai
de mes pleurs fa figure vénérable. Beaux di-
feurs, élégantes coquettes parfumées d’ambre &
de mufc, criez à l'horreur , & livrez-vous à vos
charmantes grimaces ; les maux d’effomac, les
vapeurs, @c tous les miafmes d'une fanté débile,
fruits ordinaires d’une vie honteule confumée à
trente ans, n’offroient rien de repouflant à mes
céleftes Kaäminou-Koïs dans cette communica-
tion fi douce & fi fraternelle.
Je ne me fuis jamaiïs rappellé, fans émotion ï
ce peuple refpeétable y À plufieurs autres encore
chez qui j'ai vu répéter la même cérémonie ; &
lorfqu’en nous féparant je les voyois s’en retour-
ner fatisfaits & tranquilles : Mortels heureux,
me difoisje , confervez long-temps cette pré-
cieufe innocence ; mais vivez ignorés ! Pauvres
Sauvages , ne regrettez point d'être nés fous
un ciel brûlant , {ur un fol aride & defléché
qui produit à peine des bruyères & des ron-
ces ; regardez, ah! plutôt regardez votre fitua-
tion comme une faveur fignalée du Ciel; vos
déferts ne tenteront jamais la cupidité des Blancs ;
uniflez-vous aux peuplades fortunées qui n'ont
pas plus que. vous le bonheur de les connof-
tre; détruilez , effacez jufqu’aux moindres tra-
ces de cette poudre jaune qui fe métallife dans
vos ravines & dans vos roches; vous êtes pers.
dus s S'ils la découvrent. AhDtence qu’elle eft
le fléau de la terre. la fource de tous les cri-
mes , & redoutez fur-tout l’anproche d’un Al-
magro, d’un Pizarre , d’un Fernand- Cortez , &
l'étole ‘enfanglantée des Vanverdes,
VEN. A ER LU E. 89
Dans l’état de nature , l’homme eft effen-
ticilement bon. Pourquoi le Hottentot feroit-
il une des exceptions de cette règle? C’eft mal-
à-propos qu'on l’accufe d’être cruel ; il n’eft
que vindicatif : trop fenfible au mal qu’on lui
fait qu'y a-t-il de plus naiurel que de repouf-
fer la force par la force ? Il nous fied bien
d’ordonner aux peuples de la Nature la prati-
que de nos vertus faétices, quand les noms
nous em font à peine connus, & que leur ré:
gime n’eft confenti par perfonne ; & la peine
_ même du talion, la feule en ufage avant que
nous nous fuffions avifés d’être des Philofophes,
qu’eft-ce autre chofe que le droit de rendre
oifenfe pour offenfe, & d’ôter la vie à qui ne
craint pas d’attenter à la nôtre ?
Si les Sauvages d’Afrique ou d'Amérique
s'avifoient quelque jour de rêver qu'ils vivent
“on lie privés de nos arts, de nos ri-
cheffes,, & de toutes les reflources de notre génie,
& qu’unis eniemble , armés d’un triple fer,
ils accouruffent pour inonder l’Europe, & nous en
chaffer, de quel front recevrions-nous ces bar-
Dares, & de quels traitemens nous verroit-on
payer leur audace ? Telle eft cependant leur hif-
toire ou la nôtre ; telles font nos tentatives en-
treprifes dans les trois mondes avec des fuc-
cès trop heureux. Par-tout où il nous a plu de
nous établir , nous avons réduit ces malheu-
reux perlécutés à l’efclavage, à la fuite : nous
nous fommes approprié, fans fcrupule , tout ce
que nous avons trouvé à notre bienféance : &
quand Vheure de la. vengeance a fonné pour
eux, @&, qu'ils ont mefuré leurs coups à Îa
99 Vo Ÿ AGE
grandeur de nos torts, fans retour fur nous-
mêmes, trop aveuglés par l’intérêt ou le fana-
tifme , nous avons ofé les nommer des barba-
res, des antropophages, des bêtes féroces nour-
ries de meurtrés, altérées de fang.
A quelle imprudence ne faut-il pas attribuer
la mort du célèbre navigateur Cook ? J’aime à
croire que le fentimeñt de fa force, & fon ca-
raûtère entreprenant , altier , ne le portèrent Ja-
mais aux excès coupables dont il périt à fon
tour la viétime ; mais le défir ardent de fe ven-
ger de l'équipage indifcipliné qui marchoit à fa
fuite , arma contre lui les infulaires. Ses Mate-
lots épioient les femmes, ofoïent s’en emparer
en tous lieux, en toute occafñon : c’en étoit
trop pour garder plus long-temps le filence.
Rien n’eft capable d'arrêter ces Sauvages ou-
tragés. À travers la fumée des canons, au mi-
lieu du bruit de fon artillerie menaçante , le
Chef eft reconnu : on s’en empare ; il eft maf:
facré à la vue même de fes Soldats, pour n’a-
voir pas fu réprimer à temps leurs défordres.
Le premier fentimént qu’on doive infpirer
aux Sauvages, quand on veut voyager chezeux,
c’eft la confiance. Pour gagner la leur, il faut
être humain, bienfaifant, n’abufer jamais de
leur foiblefle , ne leur infpirer aucune crainte,
& n’en pas prendre à leur afpeét : ils accor-
dent tout, lorfqu’on n’exige rien. Il faut être
affez {ür de fes paflions pour garder la plus
févère continence, & ne pas convoiter leurs
femmes. S'ils font jaloux, vous avez en eux
des ennemis implacables : s'ils ne le font pas,
D!
leur complaifance à votre égard les met trop
_
1
EN AFRIQUE. Ot
de niveau, & l’on perd à leurs yeux l’utile fu-
périorité qui les avoit éblouis. Quand cette paf-
fion ne feroit pas générale, il eft toujours quel-
ques individus qu’elle tourmente , & l’on obferve,
avec raifon, que les Nations qui font le moins
fujettes , ont aufi les mœurs plus diflolues , &
s’éloignent davantage de la Nature.
Pour fe faire connoître avantageufement des
Sauvages, il faut que la fupériorité du côté de
Ja force foit toujours la dernière des facultés par
lefquels on fe fafle valoir, parce qu il n’eft pas
naturel de fe défier de ceux qu’on ne craint
pas. Tout en prenant des précautions, on doit
conferver un air calme & ferein, ne faire con-
noître & n’employer des armes, lorfqu’on voyage
chez eux, que pour leur rendre des fervices,
foit en leur procurant du gibier, foit en les ai-
dant à détruire les bêtes féroces ennemies de
leurs troupeaux. On peut , après, quitter une
Horde en toute fécurité, certain de n’y laïffer
que des regrets, & que la reconnoïffance vous
rappellera fans ceffe à fon fouvenir. Plufeurs
d’entr’eux ne pourront fe réfoudre à fe féparer
de vous: ils fe détacheront pour vous accom-
pagner. & vous conduire vers une autre Horde,
chez laquelle , fur les témoïgnages avantageux
de vos guides, vous êtes afluré de trouver le
même amour, le même emprefflement , les mê-
mes fêtes, & ous les foins de la confiante hof-
pitalité,
C’eft avec ces principes de paix, fi Lou
mes à mon humeur, que j'ai traverfé une pe-
tite partie d’une immenfe portion de la terre,
& que J'auroïs parcouru l'Afrique entière, fans
92 . VV OQYAGE
des obftacles infurmontables que tout mon zèle
n'a pu franchir, & dont il eft inutile ici de ren-
dre compte. |
C’eift encore d’après ces maximes que J'ai de
plus en plus fenti qu’on ne peut aflocier per-
{onne à ces entrepriles, fans courir le rifque de
les voir avorter. J'étois für de ma facon d’en-
vilager les dangers & les moyens d'y remédier.
Entouré de monde & d'amis égaux en pou-
voir, je n’aurois pas dù me flatter , dans des
fituations épineufes, de leur faire embrafler pô
avis. La fottife d’un feul pouvoit caufer la pert
de tous : en me trompant , je n’avois à me re-
procher que la mienne. |
On repréfente les Hottentots comme une Na-
tion miférable & pauvre ; fuperftitieufe & fé-
rocé , indolente & mal-propre à l'excès : enfin,
on la ravale de toutes ies manières. Quand üil
y auroit dans ces affertions légères, une affer-
tion qui approchôt de la vérité, il valoit mieux
pour en fupprimer l’exagération outrée, s’en te-
nir fimplement aux contes déja fi abiurdes de
ces ennuyeux Colons , qui fe plaifent à trom-
per un Etranger, par cela feul qu’il efpère
s’infiruire en les écoutant. Il failoit parler d’a-
près fa propre expérience, & ne rien dire de
plus que ce qu’on n’avoit vu. C'’eft alors, par
exemple, que, dans l'ouvrage du Doéteur Spar-
mann , très-eftimable à plus d’un égard, les
obfervations intéreflantes, & qu’il a bien décri-
tes , ne fe trouveroient point noyées dans un
déluge de récits très-apocryphes de chaffes , de
Lions , d'Eléphans, &c. plus invraifemblables
& mal-adroits les uns que les autres. C’eft alors,
B'NIANER OU EE 93
en un mot, qu’il n’eût point parlé de la Licorne,
peût-être deflinée par un Colon fur on ne fait
quelle roche inhabitée, & qu'il fe für aufh gardé
de fubftituer la fortne carrée , à la forme ronde
des’huttes de la Caffrerie , qu’il n’a jamais vi-
fitée. Je dois convenir, en ER de ce Savant,
que fa candeur & fa probité lui préfenitoient
toutes ces chofes comme’inconteftables, du mo-
ment qu elles lai étoient certifiées par un Colon.
Jan - Kock , particuliérement ; quil annonce
comme l'obfervateur le plus habile & le plus ju-
dicieux qu'il aît connu, ne s’attendoit pas fans
doute aux éloges butée qu’il lui prodigue à la
face d’une Colonie, d’une Ville eñtière qui lés
réprouve À & ne balance pas, pour ces erreurs
feulément , à ranger auprès de Kolbe un livre
utile à plis d’un tite, fi l’Auteur avoit fu le
réduire aux matières qui ui étoient plus fami-
lières.
. Je tends- hommage à la vérité, quand je la
trouve dans le Doéteur Sparmann, & rejette
fur fon obfervateur les menfonges qui me ré-
vôltent. Mais, quand l’un ou Tautre m’aflure
TC qu'il n’a jamais va les Sauvages s’efluyer,
5 nettoyer leur peau ;' que ,; pour fe détachér
5 es mains | ils les frottent avec de la bouze
tr : de Vache ; ‘qu’ils s’en frottent auf les bras
}, jufqu'aux épaules ; que cette onétion ; qui
5 “meft pas néceflaire , eft de pur orhement : 5
5x. qu’ainfi la pouffière & les ordures , fe mé-
5 Jant à léur onguent de fuié ; & à la fueur
:, ‘de leurs corps’, s’attachent à leur peau , la cor-
> rodént continuellèment , &c. ” Ge que M. Spar-
mann viènt enfuite confeffer qu’il n’a jamais vu
O4 V0: V: AG Et
ces Sauvages s’eMuyer, nettoyer leur peau, je
trouve cette facon de raïfonner fort légère, &
cette logique très -inexaéte ; car fi j'atteftois à
mon tour que je n’ai jamais remarqué que la
bouze de Vache fût un pur ornement pour le
Hottentot, que je n'ai point vu leur peau fe
corroder par la fueur, les onguents & les or-
dures , cette aflertion négative ne perfuaderoit
perfonne , & n’éclairciroit pas la queftion.
On ne contefte point à ces Sauvages une qua-
lité qu'ils poffèdent tous fans exception . hom-
mes, femmes, enfans : c’eft d’être les nageurs
& les plongeurs les plus adroits qu’on connoifle.
Que doit-on conclure de ce que j'ai rapporté
des femmes que je furpris nagcant & plongeant
comme des poiflons, finon que cet ufage qu'ils
obfervent plufieurs fois dans le jour , les con-
duit néceffairement à un genre de propreté qui
laifle peu de pouvoir aux onguents, ainfi qu’à
la pouflière, de corroder & de gâter la peau ?
Les foins & l’exaétitude aflidus des Gona-
quois pour leur toilette, prouvent affez qu’ils
aiment la propreté. Tout ce qu’on peut dire,
c’eft qu’elle eft mal entendue : encore | pour
aller juiques-là, feroit -il. néceffaire d’expliquer
s’ils ne font pas contraints à fe boughouer ainf,
foit par la température du climat , foit par le
défaut des reflources que la Nature ne leur a
point indiquées. Leurs habillemens, à la vérité,
ne font que des dépouilles d'animaux privés ou
fauvages ; mais , comme je l’ai fait voir, ‘ils
ne négligent pas , ainfi qu’on a voulu le faire
accroire, le foin de les purger, & de les ap-
prêter avant de s’en faire des vêtemens.
BUN. À FR TI OIQUU.E. .9$
Le Hottentot n’eft ni pauvre, ni miférable:
il n’eft pas pauvre , parce que {es défirs ne
paffant point fes connoiffances qui font trop bor-
nées , il ne fent jamais l’aiguillon de la nécef-
fité. La mifère eft un point de comparaifon
qu'il né conçoit pas : une parfaite uniformité
& les mêmes reflources rendant le {ort de tous
parfaitement égal , quand l’abondance regne ,
ils font tous un Dans la difette , ils ont
tous des privations : : l’oppoñtion révoitante de
la richeffe portée fur un char d’or, & de la mi-
fère qui traîne fes haïillons dans la boue , ne
fauroit affiger fon cœur : c’eft une idée qu'il
ne comprend pas. Le fpectacle de l’indigence
aux abois, ce füpplice des ames compatiflantes,
ne fe reproduit point à fes yeux fous mille for-
mes lugubres : c'eft une mortification que l’homme
fauvage n’effuye jamais. Si l’homme focial sy
habitue avec le temps ; s’il parvient à ce de-
gré d’endurciffement qui lui fait traiter d’opti-
mifme cette inégalité des conditions fi révoltante
& fi défaftreufe , ce n’eft plus un enfant avoué
de la Nature ; elle le méconnoît , le repouffe,
honteufe de fon propre ouvrage qu’ont défiguré
d’autres mains.
Après avoir interrompu fi longtemps le fil
des petits évènemens de mon Voyage, pour
établir une fois des apperçus certains fur ces
Hottentots trop peu connus jufqu’à nos jours,
il manqueroit quelque chofe aux éclaircifflemens
que J'ai donnés, fi je ne parlois pas d’une ef-
pèce particulière qu’on pourroit appeller cor-
pofite, & qui ne date tout au plus que d’un
fiècle, Je ne crois pas qu'aucun Voyageur en
46 | A A es
ait fait mention. Cette nouvelle efpèce , ‘un jour,
en effacera d'anciennes, & l’époque de fa pui
fance amenera fans doute de grands changemens
dans la Colonie, & hâtera fa ruine. La multi-
plication dé ces individus’, qui peut devenir:
infinie , devroit allarmer la politique des Hol-
landoïs ; mais elle dort, & femble fe fouciet
fort peu des conféquences funeftes de fon inertie.
Je veux parler des enfans naturels provenus
dù mélange des Blancs avec les femmes Hotten-
totes, & de ces mêmes femmes avec les Nèpres.
On les nomme communément au Cap, Baffers :
cette dénomination appartient néanmoins plus
particuliérement aux premiers , parce que les
feconds font moins nombreux. Les Hottentotes
ne fe livrant pas facilement aux Nègres, pout
lefquels elles ont une forte de mépris, atténdu,
difent - elles, qu’ils fe laiffent vendre comme
des bêtes , aulieu, d’un autre côté, qu’elles fe
regardent comme honorées d'avoir un commerce
avec les Blancs, & de porter le titre de leurs
maîtreffes. C’eft cette race provenue de ces def-
nières unions qui gagne & multiplie confidéra-
_blement ; elle eft libre comme le Flottentot ;
mais elle s’eftime au-deffus de lui, malgré le
mépris qu'on en fait au Cap, où l’on n’éft pas
même dans l’ufage de les baptifer. Le caractère
de ces individus tient plus de l’Européen que du
Hottentot ; ïls ont plus de courage, plus d’é-
ñergie que ce dernier : le travail ne les rebute
point. En revanche , plus bovillans, plus en-
treprenans , ils ont plus de méchanceté, Îl n ’eft
pas rare de les voir aflaffiner les maîtres aux-
quels ils ont vendu leurs fervices : ce font eux
encore
EN. À &.R L' QUE; 07
éncore plutôt que les Nègres qui fe déclarent
les premiers machinateurs des trahifons de toute
efpèce qui fe commettent, chaque jour, fur les
habitations. Le Hottentot, trop doux , trop apa-
thique pour fe livrer à des entreprifes atroces,
n’auroit pas même affez de force pour fe char-
ger de leur exécution ; les plus mauvais traite-
mens ne font point capables de lui en infpirer
la penfée. En un mot, le Colon, qui n’a chez
lui que des di Mios à fon fervice, peut dor-
mir tranquille , certain qu’il feroit averti bien-
tôt du danger, s’il en étoit menacé.
Le Bafter-Blanc eft bien fait, robufte ; fa peau,
d’un jaune plus clair que celle du Hottentot ,
a la couleur d’une écorce de citron défléché : la
vue en eft défagréable. Ses cheveux font noirs
plus longs & moins crépus ; la communication des
femmes de cette nouvelle fabrique rend , comme
il eft naturel de le croire, une éfpèce encore
plus blanche dont la chevelure eft auffi d’au-
tant moins frifée ; & quoiqu ’en allant toujours
gscduellement , il n’y ait plus à la fin de dif-
ne - fenfible avec les cheveux & la blancheur
de la peau des Européens, la proéminence des
pommettes des joues {e fait toujours remarquer:
c’eft un caraétère indélébile qu’on reconnoît juf-
qu'après la quatrième génération.
La copulation des femmes Hottentotes avec
les Nègres donne naïffance à des individus bien
fupérieurs à ceux dont je viens de parler. Ils
ont d’une flature plus belle & plus diftinguée ;
ils ont une figure plus agréable & plus revenante ;
Jeur couleur qui tient le milieu entre le noir du
père , & le fond olivâtre de la mère, eft bien
Tome IT. G
08 VovAGz),
moins choquante pour les yeux; leurs. quälités
phyfques & morales font aufli très-différentes -
on les recherche pour le travail ; mais ce qui
les rend fur-tout eftimables & trésprécieur. c'eft
qu'ils joignent à beaucoup d'aétivité, fans tut-
bulence, le mérite d’une fidélité qu” ne fe dé-
ment jamais, & qui n’eft guères le partage d’au-
cun Bafter - Blanc. Malheureufement cette ef-
pèce-là n’eft pas la dominante, à caufe de la dif-
ficuité d’unir ces Hottentotes aux Nèores, dont
elles ne font aucun cas.
Il eût été depuis long-temps de l'intérêt public
& particulier des Colons d’exciter Padminiftration
à prapager cette elpèce d'hommes: les facrifices
n’auroient pas été bien onéreux, & le Prix des
avances & des fraix fe feroit retrouvé re la
fuite au centuple. |
Nous ne fommes plus dans ces fiècles d'igno-
rance factée, où tout ce qui étoit noir étoit an-
thropophage.Les Ffpagnols eux-mêmes ne croyent
plus aujourd’hui, comme au temps de léurs bar-
bares incurfions au Pérou , qu’une belle amé
ne puille exifter que dans un corps blanc. Les
Voyageurs, &, plus qu'eux, une faine philofo-
phie, nous apprennent qu’une vilaine enveloppe
peut couvrir un diamant précieux. Parmi les
diverfes Nations Nègres qui bordent les côtes
occidentales de l'Afrique , quelques-unés fe dif-
tinguent des autres par un naturel plus focial,
par des inclinations plus nobles, par une apti-
tude & une énergie plus grandes. C’eft cette ef-
pèce qu'il etc fall préférer pour la répartir dans
la Colonie , en lui accordant toute frarchife; les
Colons auroïient favorifé de tout leur pouvoir ,
E Ni À ER s Q U % 09
l'union de ces nouveaux - venus avec les Hot-
tentotes. Ces femmes les voyant libres, ne les
auroient plus dédaignés , & fe feroient bientôt ac-
coutumées avec eux : c'eft alors que fe fût ac-
crue une génération d’hommes qui, réuniffant
au naturel pacifique & doux de leurs mères les
qualités eflentielles des meilleurs Nègres de la
Guinée , euflent fait tomber comme inutiles &
même dangereux , les fers cruels de l’efclavage
dans toute cette partie fi précieufe de l’Afrique.
Mais ces moyens faciles & naturels, dont l’exé-
cution n’auroit rencontré ci-devant aucun obf-
tacle, ne feront jamais employés : il eft trop tard
maintenant ; la race turbulente des bâtards biancs
l'emporte, & l’on peut prévoir qu’un Jour elle
deviendra la dominante au Cap de Bonne-Ef.
pérance.
Au refte, quand ce projet feroit encore pra-
ticable, le ouoment & la bonne volonté de
la Compagnie Hollandoïle échoueroit contre les
obftacles. Exa@te jufqu’au fcrupule dans fes en.
gagemens, on fait qu’elle eft d’une générofité
que toutes les aflociations de commerce , pour
leur bonneur & leur profpérité, devroient pren-
dre pour modèle. On ne doute point qu’elle ne
fît, fans balancer , tous les facrifices néceffairés
à l'exécution de ce beau plan fi digne de l'im-
mortalifer : un vice radical, le vice du Gou-
vernement s’y oppole. Il Énidnait . Avant tout,
expatrier les Habitans du Gus & des Colonies,
ou refondre au moins leur e{prit pour y détruire
les préjugés ridicules & anti-patriotiques qui les
affectent tous.
On fouffre, parce qu'il n’eft plus poffible d'ar-,
- G 1]
100 Voyager
rêter les progrès du mal, que ces Colons fi vains
de leur couleur, & qu'aucun mérite perfonnel
ne diftingue de leurs efclaves : on fouffre, dis-
je, que ces ineptes Payfans, fiers d’une fortune
médiocre qu'ils ne fe {ont pas même donné la
peine d'acquérir par leurs travaux , regardent
& traitent avec mépris des hommes qui ayant
bien mérité de la Compagnie par les fervices qu'ils
lui ont rendus, foit comme Soldats, foit comme
Matelots , viennent s'établir au Cap en vertu
de la permiflion que leur a oëtroyée le Gou-
vernement ; de telle forte que le dernier ,le plus
inutile des Colons ne voit jamaïs dans cet ha-
bile Matelot ou ce brave Soldat qu’un être en
quelque facon dégradé , auquel il rougiroit d’ac-
corder fa fille ; & cette fille même, élevée dans
ces principes, périroit de douleur plutôt que de
devenir la compagne d’un de ces défenfeurs de
la Patrie,
Dans ces circonftances , un brave Matelot ou
Militaire foumis comme tous les autres hommes
aux befoins & aux loix impérieufes de la Na-
ture, plus eXigeante encore dans les climats brü-
lans que dans les Pays tempérés, dans l’im-
puiffance d’aflocier fon fort à celui d’une Blan-
che qui le rendroit heureux, n’a d’autre parti
que de s’unir à une Hottentote. De-là cette
prodigieufe quantité de Bafter-Blancs qui inon-
dent aétuellement les Colonies : le fang turbu-
lent de l’Européen circule & fermente dans leurs
veines ; il en peut à tous momens réfulter des
troubles que les Colons trop difperlés pour fe
réunir allez tôt, n'auront ni le temps ni le pou-
voir de prévenir. |
EN À BRIQUE. IOI
On fait monter cette race bâtarde à un fixième
de tout ce qu’il y a de Hottentots dans les Co-
lonies : l'époque de ce mélange remonte tout
au plus à celle de l’établiffement Hollandois,
c’eft-à-dire à cent trente-fix ans. Il n’eft pas
dificile de préfumer que lors même que la com-
munication avec les Hottentotes encore Sauva-
ges n’auroit pas tardé à s'établir, elle n’a dû être
ni auf facile , ni aufi générale que ‘de nos jours ;
& certes, d'un autre côté, la population de la
Colonie ne montoit pas comme aujourd’hui à
vingt-quatre millé Blancs. Cette obfervation fuf-
firoit feule pour donner une idée de la progref-
fion identique des uns & des autres. Chaque jour
la race Hottentote foumile aux Colonies s’éloi-
gne de fon caraëtère & de fon origine ; elle s’a-
bâtardit & fe confond par fon mêlange des Nè-
gres & des Blancs ; fa dégénération s’accélère ;
elle difparoîtra tout-à-fait. Le tempérament phleg-
matique & froid du Hottentot arrête aflez déjà
les progrès de fa poftérité , tandis que la même
caufe chez la femme produit un effet tout con-
traire , & la rend très-féconde : les Hottentotes
obtiennent de leurs maris trois ou quatre enfans
tout au plus ; avec les Nègres, elles triplent ce
nombre , & plus encore avec les Blancs.
Si le Bafter eft d’un naturel méchant, sil eft
hardi, vindicatif, entreprenant, perfide, feroit-
ce, hélas! parce qu'il eft le produit d’un Blanc
& d’une Hottentote , & que les enfans tiennent
plus du père que de la mère? Cette préfomp-
tion toute affigeante qu’elle foit pour notre ef-
pèce, ne fera pas contredite, S'il arrive , ce qui
eft bien rare , qu'une femme Blanche ait des
G il
102 Vio + Aale
privautés avec un Hottentot , le fruit qui en
provient a toujours la bonhommie , les inclinations
douces & bienfailantes de fon père. Ces exem-
ples , je le répète , ne {ont pas fréquens. En
matière d'amour , au Cap comme en Europe,
les femmes montrent plus de réferve, de rete-
nue & de délicatefle que les hommes : ceux-ci
au contraire ne balancent point à fatisfaire leurs
fantaifies , quel qu’en foit l’objet ; & les dangers
qui en réfultent ne font pas non plus les mêmes
pour l’un & pour l’autre fexe ; maïs les bâtards
des Blancs & des Hottentotes portent au con-
traire le germe de tous les vices & de tous les
défordres.
T'elles font , en général , les connoïiffances que
j'ai acquifes par moi-même en vivant avec les
Hottentots. Je m’arrête, de peur de fatiguer l'at-
tention par ces détails iidob & je n’y revien-
drai que lorfque l’occafion d'en parler fans en-
nui {e préfentera d’elle-même au milieu de mes
courfes & des événemens de mon Voyage.
Comme je me propofois de pañler plus d’un
jour en Afrique , mon premier foin fut d’étu-
dier la langue de ces Peuples : je réuffis dans
mon projet au-delà de mon défir. Cette langue,
à la vérité fort pauvre, n’a point-beloin de mots
pour exprimer des idées abfiraites & trop mé-
taphyfiques ; elle n’eft fufceptible d'aucun orne-
ment; mais, pour n’avoir ni fleurs bien élégan-
tes, ni fyntaxe bien exacte , fes difhicultés n’en
font pas moins inextricables à qui n’apporteroit,
dans cette étude, ni goût, ni patience. Durefte,
Jai trop recu le prix de mes peines dans cette
partie de mes travaux, par toutes les jouiflances
L
Ë N À FRIQGUE. 105
que. m'a procurées le pouvoir de m’entretenir li-
brement avec eux, pour que j’aye à me repen-
tir d’avoir ajouté la connoïflance de cet idiôme
fingulier, aux diverfes langues, dont les pré-
ceptes ont fait le principal objet de l’éducation
très-févère que J'ai reçue.
La langue Hottentote ne reffemble point,
comme l’ont écrit plufieurs Auteurs anciens, ., au
» glouflement des Dindors , au bruit confus que
, font les Dindes qui fe battent, aux cris d’une
" . Pie , aux huées d’un Chat - Eluant ” ; leurs
fons imitent encore moins le cri des Cubes
Souris ; ce qu'ont avancé Pline & Hérodote.
Il fuffit de comparer entr’elles toutes ces diver-
fes affimilations pour juger qu’il eft impofñible
qu’une langue puifle reffembler à toutes ces cho-
fes en même-temps ; il n’eft pas moins faux qu’à
entendre les Hottentots converfer enfemble, on
puifle les prendre pour un peuple de bègues,
De toutes ces aflertions qui fe heurtent & Î{e
contredifent , on eft néceflairement conduit à
penfer qu'aucun des Voyageurs qui ont parlé
du langage Elottentot, n’y a fait une attention
aflez férieufe pour en donner une idée nette &
précife , & que, par conféquent, fans que je pé-
nètre les motifs de leur ignorance profonde, ils
fe font trompés avec autant de bonne foi, qu'ils
hous trompent nous-mêmes.
Cette langue , malgré fa fingularité & la dif-
ficulté de fa prononciation , n’eft pas fi rebutante
qu’elle le paroît d’abord : elle s’apprend avec de
la perfévérance. J'ai connu des Colons qui la par-
Joient couramment, &je fuis parvenu moi-même
à me faire entendre en peu de temps. Elle ejt
G iv
104 VoyaAGr=z
en général très-difficile pour tout Européen, mais
plus encore pour un François que pour un Hol-
landois, un Allemand, &c. attendu que lu, l’x
& le G@ ne fe prononcent pas autrement que
dans ces deux dernières langues; c’eft-à-dire l’u
par lou , & les deux autres lettres par des ex-
pirations ‘auquel le gofier françois n’eit pas fait,
& qu'il faifit avec peine.
De tous les vocabulaires publiés dans différens
ouvrages, il n’en eft pas un dont on puille com-
prendre un feul mot : c’eft en vain qu’on vou-
droit en faire ufage , on ne feroit point entendu;
& jamais un Hottentot ne foupconneroit même
que ce fût fa langue qu’on lui parlât. Ib femble
qu ‘on fe foit plu, dans tous ces vocabulaires,
à retrancher le feul caraëtère qui fouvent fait
toute Îa fignification d'un mot; on n’y a fait
nulle mention des différens clappemens de la lan-
gue : fignes indifpenfables qui précèdent ou fé-
parent les mots, & fans lefquels ils n’ont aucun
ens clair & précis,
Ces clappemens font de trois efpèces bien
diftinétes : le premier que je défigne ainfi (A),
celui dont on fait le plus d’ufage, le plus fim-
ple, le plus doux , & le plus facile à exécu-
ter , s'opère en appuyant la langue fur le pa-
lais contre les dents incifives , la bouche: étant
fermée : c’eft alors que détachant la langue avec
vîteile en même-temps qu’on ouvre la bouche,
ce clappement fe fait fentir. Ce n’eft rien autre
chofe que ce petit bruit qui nous eft aflez fami-
lier , lorfqu’obfédés par un ennuyeux, nous
voulons témoigner , fans parler, qu'il nous im-
patiente.
EN AFRIQUE 105
Le fecond clappement (v) eft plus fonore que
le premier : il fuffit de détacher la langue du
milieu du palais, & d’imiter parfaitement la ma-
nière qu’emploié un écuyer pour faire partir
des chevaux , ou pour accélérer leur marche.
Il ne faut dans ce cas employer aucune force ;
mais détacher fimplement la langue, & le fon
fe produit de lui-même. Si le fon étoit trop ar-
ticulé ,; il feroit alors impoflible , ou tout au
moins très-difucile de le lier comme il faut avec
la première fyllabe du mot qui doit fuivre im-
médiatement.
C’eft au ciappement de la troifième efpèce (A)
qu’il faut donner le plus de force ; il fe pro-
nonce avec plus d'énergie, & fe fait bien en-
tendre : c’eft celui dont on fait le moins d’ula-
ge, & qui femble le plus difcile. Il demande
beaucoup de peine & d’attention pour ladap-
ter, comme il faut, au mot qu’il précède, at-
tendu qu’il s'exécute par une contraétion fingu-
lière de la langue qu’on retire au fond du pa-
lais près de la gorge. On conçoit bien qu’après
cette collifion, elle emploie un grand mouve-
ment pour revenir , près des lèvrés , articuler
les mots qui doivent la fuivre, fans aucun figne
de repos & fans intérruption.
Ces divers clappemens ont encore une mo-
dulation différente , & peuvent être plus ou
moins difficiles à exécuter, fuivant la lettre ou
la tyllabe qu'ils frappent , & avec lefquelles,
comme Je l'ai dit, il faut qu'ils foient liés pour
ne pas faire de contre-fens. C’eft-là ce qu’on
peut appeller les tons de force de la langue.
Toutes ces différences paroiffent peu praii-
‘ 06 Vo + a 8%
cables, & fur-tout bien dures à l'oreille d’un
Européen : telles elles m’ont peut-être paru à
moi-même dans les commencemens ; mais on
s’y habitue, & je puis aïlurer que ce langage
à la fin, n’eft pas tout-à-fait dénué d’harmo-
nie, & PR dans la bouche d’une Hottentote,
il a fur-tout fes agrémens , comme l’Allemand
aslesifiens dans: ecllé d’une aimable Saxonne.
Je conçois que fi, d’après les vocabulaires
qui ont paru jufqu'ici, on vouloit fe mêler d’é-
tudier cette langue, & de la parler fans être au-
trement inftruit de {es principes, on fe perdroit
dans des mots vuides de fens : ce ne feroit plus
que confufion, que chaos rebutant, où l’ima-
gination Éaiuée ne verroit que du ridicule &
de l’abfardité.
Il eft à la vérité quelques mots qu’on ide
fans ce clappement ; mais ces exceptions font
très-rares.
… Pour prouver combien les divers fons produits
par la langue, font néceffaires à la figmfication
des mots, & comment ils en déterminent le fens
& les divers fynonymes, je vais citer un exem-
ple qui rendra ce principe plus facile à com-
prendre. Le nom d’un Cheval eft Aap en Hiot-
tentot : c’cft aufli celui d’une rivière. Il eft en-
core celui d’une flèche : la feule différence du
clappement de la langue détermine celle de ces
divers objets. Naturellement prononcé fans col-
lifion, ce mot fignifie CuevaL ; avec le fecond
clappement dont j'ai parlé, Rivière; avec le
troifième, FLÈCHE, de même A ou xp eft un
rocher ; A-ou1P eft le nom de l'Outarde; A-Ka rr,
celui d'un Serpent venimeux, & A-Ka 1, du
Pafan, efpèce de Gazelle d'Afrique,
EN ÂÀ ER I QU E. 107
Indépendamment de ces trois efpèces de clap-
pemens dont la néceflité , comme on le voit,
eft indifpenfable , il eft encore des parties de
mots qui ne {ont exactement que des fons pro-
duits par la gorge ; mais il eft impoñlble de
les décrire : une longue habitude peut feule les
graver dans la mémoire ; je les défignerai par
une petite croix placée au-deflus de la lettre
où il faudra en faire en ufage. |
J'ajouterai , pour être plus fcupuleufement
exat , qu’un feul mot prend fouvent deux figni-
fications différentes , par la briéveté ou la te-
nue de fes voyelles.
D’après ce que je viens de dire , on peut
_fe figurer aïfément à quel point cette langue
feroit difücile à écrire, de facon qu’on pût la
lire & la prononcer avec la préciñion qu’elle
infpire.. Il faudroit préalablement lui compolfer
un alphabet paruculier ; & l'habitude des clap-
| pemens feroit le premier pas d’où dépendroit
_ le fuccès; mais, comme l'étude de cette lan-
pue n’entrera Jamais au nombre des beaux plans
d'éducation de nos élézans , qu’on n’eft pas cu-
rieux d’envoÿer fi loin pour les former aux
ufages de la bonne compagnie , & que , d’un
autre côté , 1l eft inutile de fatiguer le Ieéteur
par un diétionnaire ennuyeux, qu'il ne lira pas,
je le fupprime , & le borne tout fimplement,
en faveur de quelques curieux , aux mots qui
ne concernent que l’Hiftoire naturelle.
S'il prenoit envie à quelque Naturalifte de
parcourir les mêmes Ho d’où je fors , il fe-
roit trop flatté de pouvoir nommer aux Hot-
tentots lanimal ou la chofe qu'il auroit envie
108 VOYAGE
de fe procurer. Une nomenclature exafte &
bien accentuée de tous les objets qui l’intéref-
feront par préférence, ne peut, je crois , que
lui être utile , & ne fauroit même ici déplaire
à perfonne. J’eufle été trop heureux qu’un au-
tre m'eût également applani les premières dif-
ficultés : ce dictionnaire auroit rendu le com-
mencement de mes recherches moins rebutant
& moins pénible. Je me fais un devoir de préfen-
ter aujourd’hui ce qu’autrefois j'ai fi fort fouhaité
pour moi-même. On trouvera ci-après les noms
primitifs de la plus grande partie des animaux
de l'Afrique, tels qu’ils ont toujours été con-
nus , & défignés par les Hottentots des déferts :
J'y joins aufli ceux que leur donnent les Co-
lons du Cap de Bonne-Efpérance.
Il faut obferver que les Hottentots des Co-
lonies , ayant oublié une partie de leur langue,
défigurent ce qui leur en refte, par un mêlange
de mauvais Hollandois : en forte que , fans en-
trer dans les autres inconvéniens que cela oc-
cañonne , les animaux, par exemple, changent
de nom, ou en ont plufeurs, fuivant les dif-
férens Cantons ou les différentes Colonies': ce
qui produit une confufñion qu’il eft bien difh-
cile d’éclaircir |, & c’eft une des raïfons de la
préférence que mérite la nomenclature des peu-
ples, dont le langage toujours le même , eft à
labri de tout changement & de toute altération.
EN ÀÂFÉIQUE.
NOMS
FRANÇOIS.
poses
L'Kléphant.
Le Rhinocéros.
L’'Hippopotame.
La Giraffe. :
Le Buñfle.
L’'Eland-Gazelle,
Le Fafan.
|Le Condouma.
Le Buballe.
Le Zèbre.
Le Kwaga,
Le Liévre.
Une Marmotte,
Le Sanglier.
1Le Tamanoir,
Le Porc-Épic.
Un Chien.
Des Chiens.
Un Rat.
Une Chauve-
Souris,
Un Lion.
Un Tigre,
Un Chat-Tigre.
La Hienne.
Le Chien-Sauva-
ge.
Le Jakal.
Le Cheval.
Le Taureau.
Une Vache,
NOMS
HOLLANDOIS,
Oliphant.
Renoîfter.
Zee-Koe.
Kameel-Paerd,
Beufile.
Eeland.
Gems-Bock.
Couoe,
Harte-Beeft.
Welde-Paerd,
Kwaga , ou wel.
de-Ezel,
Haaze,
Das.
|[Welde-Varke.
Erd-Varke.
Yzer-Vark.
Hond.
Honden.
[Rott.
Vicer-Muyfe.
Leuw.
Tyger,
Tyger-Kat.
Wolf.
Welde-Hond.
Jakaiïs.
Paerd,
Beull,
Koe.
| Aap.
109
NOMS
HOTTENTOTS.!
A---Goap.
V---Nabap.
V-.-Kaous.
A---Naïp.
a---Ka-opp.
A---Kaana,
A---Kaïp. ‘ |
V--Koudou, ou
Gaïp.
À---Kamap.
V---Kouarep.
V-nouV-kouarfep
+
A-=Ou amp.
+
V---Ka oump.
V.- Kou-Goop.
A---Goup.
V---Nou ap.
A---Harip.
A---Harina.
Douroup. |
A---Nouga-Bou- !
TOUp.
Gamma.
Garou-Gamma.
Er
A-—Ou amp.
A---Hirop.
A-.-Goup,
A---Dirip.
Karamap.
Goumas,
10
NOMS
FRANÇOIS.
Un Bœuf,
Un Mouton.
Des Moutons.
Un Bouc.
Une Chèvre,
Un Oïfeau.
1 L’Outarde.
La Canne-Pétière
Un Faifan.
Un Martinet,
La Perdrix.
Une Caiïlle.
[Un Moineau.
Un Vautour.
LOie-Sauvage.
Canard de Mon-
tagne.
Le Phénicoptère.
Une Tourterelle.
Une Montagne.
Un Rocher.
Une Rivière.
Une Fontaine.
La Mer.
Un Arbre.
Un Chariot,
Ure Fleur.
Du Lait.
De PÆFau.
De la Viande,
HOLLANDOIS. |HOTTENTOTS.
Of.
Schaap.
Schaapen.
Bock.
Gytt.
Voogel,
Trap.-Gans.
Kor-Haan.
Fefant.
Welde. Swaluw.
| M of].
Aas-Voogel.
'Welde-Gans.
Berg-Rend.
Flamingo.
Tortel-Duyf,
Berg.
Klep.
Rivier.
Fontyn.
Lée.
Boom.
Waage.
Blom.
MelckK.
Waater.
Vleefch.
{Koa Ko,
[Goumap.
Goou.
Goouna,
Bri-i.
Tararé bris.
A---Kanip.
A---Ou ip.
A---Haragap.
ou
V-Kabos.
A-O-atfà A-nam-
bronsir:
A---Cari-Kinas,.
A---Kabip.
V--.Kabari.
A---Gha ip.
} + \
Gaamp.
AKaro heigaamp
À---Oumma.
A--Ou ip.
.A---Karip.
V-.-Aap,
A---Aaup.
Hourip.
Haïp.
Kouri-ip,
/\---Narina
Ueip.
V-- Kama.
V--Gaaus.
ENT AE RETQUE. III
Dot MUR A Ou CR CRE a
NOMS | NOMS NOMS
FRANÇOIS. HOLLANDOCIS. HOTTENTOTS.
Un Poiflon, |Vis. A--Ko oup.
Une Araignée. |Spen. A---Hous.
| Un Caméléon. V-.-Karou-Koup,
Un Papillon. Kapelle. Tabou Tabou.
" | L
| Trois différentes ] ee HORS uen
. Gazelles, Duyker. A--A oump.
Steen-Bock. A---Harip.
Une Mouche. Vlig. A---Dinaap.
Un Serpent, Slang, Â-- Sa
Une Tortue. |Schil-Pad, A---Ouna.
Un Crapaud. Pade. A ne der
Le Légouan. L'Egouane, V.--Nafeep.
Un Fufñl. Snaphan. A---Kabooup.
[Une Flèche. Peyl, Â---Aap.
Un Arc. Boog. Kgaap.
Une Sagai. Sagaye. A---Aure-Koop.
Un Européen. Europées. V.--Orée-Goep.
Un Nègre. Swarte-Jonge Kabop.
+ Fr
Un Hottentot, |Hottentot. Khoé-Khoep,
.
Une Hottentote. | Hottentoten. Tararé-Khoes,
Er
D'après ce que jai dit des mœurs & de la
fimplicité de cette Nation, on peut facilement
fe convaincre que fa langue eft pauvre ; & qu’a-
vant l’arrivée des Européens , elle a dû l'être en-
core davantage. Ces derniers ont apporté des
objets nouveaux auxquels il a fallu donner des
noms ; ce qui fait en même-temps que le Hot-
19 VOYAGE
tentot des Colonies a des expreffMons que n’em-
ploie point, & que n’entendroit pas le Hotten-
tot Sauvage, à qui la plus grande partie de ces
objets eft inconnue.
Quoi qu'il en foit , il y a toujours , dans cette
langue, beaucoup d’analogie entre la chofe &
le mot, pour la défigner. Par exemple , ils nom-
ment le fufil A Ka-Booup : de la maniere dont
il faut le prononcer , le clappement & la première
fyllabe À Ka imitent le bruit de la détente du
chien, & celui de l’ouverture du baflinet : le
refte du mot Boop défigne, on ne peut mieux,
l'explofon du coup.
En général, la langue Hottentote eft très-ex-
preflive ; & comme, en parlant, ces peuples gef-
ticulent toujours ) & qu’is repréfentent pour ainfi
dire, la pantomime de ce qu’ils difent , il fuffit
d’avoir une connoiffance fuperficielle de leur
idiôme, pour comprendre aifément les chofes
les plus importantes.
Trois femaines bien révolues s’étoient enfin
écoulées depuis le départ de mes Envoyés ; je
n'en étois pas à faire les premières réflexions fur
les caufes qui pouvoient ainfi prolonger leur ab-
fence ; je concentrois en moi-même toutes mes
onstides, ne voulant pas en donner à ceux
qui m'entourolent; c’eût été leur fournir des ar-
mes contre mes projets; On ne voyoit pas fans
chagrin ma réfolution déterminée de pénétrer
plus avant dans la Caffrerie. Je furprenois quel-
quefois mes gens s’entretenant fur cet article, &
murmurant plus ou moins contre leur maître : ce-
pendant ils m’étoient dans le fond toujours at-
tachés ; &, dans leurs difcours, j’étois le prin-
ddr
E NA FPR I QU E 13
cipal objet de leurs agitations & de leuts crainte
Ïls ne balançoient point à me regarder Lonie
un téméraire : qui, {e fouciant apparemment fort
peu de la vie, vouloit obftinément leur faire
partager le plus trifte fort en les conduifant à
la boucherie. Je devois trop preffentir qu'ils étoient
tous d’accofd pour me quitter, fi je perfiftois
dans mes réfolutions : je ne les jugeois embarraf-
fés que dans la manière dont ils exécuteroient ,
ce complot ; je lur vingt-cinq de ces conjurés ,
j'avois découvert qu'il n’y avoit pas deux avis
femblables. Ceux que javois attachés à mon
fervice durant la route, ne voyoient point à ce
départ furtif de grandes difficultés ; mais ceux
que j’avois engagés chez le Commandant Mul-
der au Pays d’Auténiqua, & plus encore au Cap
fous les aufpices du Fifcal ,; étoient dans le doute
de favoir s’ils retourneroient ou ne reteurneroient
point à la Ville; en un mot, ils ne pouvoient
s’accorder ni prendre aucun parti.
Cependant ils m’acculoient d’avoir facrifié mes
Envoyés. A la vérité ce retard me paroïffoit ex-
traordinaire : d’après ce qui m’avoit été dit par
Hans , il ne leur avoit fallu que trois ou qua-
tre jours tout au plus, pour fe rendre chez le
Roi Pharoo. En fuppofant un pareil nombre pour
y refter, & autant pour revenir, je trouvois,
par un calcul fimple , qu'ils avoient employé plus
que le double du temps néceffaire à ce voyage,
Il falloit donc que quelqu’accident les eût re-
tardés, ou qu’en effet les foupcons dés Caffres
euflent été funeftes à ces malheureux ? Je ne per-
dois pas encore toute efpérance de les revoir ;
j'allois, flottant dans une mer d'incertitudes, &e
Tome IT.
114 VoyYaAGeE
ne favois à quelle idée m’arrêter, ni quels ordres
donner au refte de ma troupe pour mettre fin
à leurs débats, ainfi qu’à leur inquiétude. Mon
brave Klaas étoit d’avis d'attendre encore, & de
laiffer partir ceux des rebelles qui montroient le
plus d'impatience & d'humeur,
Quoi qu'il en foit, j’affeétois un aïr mt }
& continuois de chafler à l’ordinaire ; mais une
pente fecrete me conduifoit machinalement du
côté par où J'efpérois de voir arriver mes dé-
putés. Le foir , défolé de n'avoir rien vu parof-
tre, je regagnois mon gîte pour recommencer
le lendemain la même promenade inutile & fi
trifte. C’eft ainfi que nous abufe l'imagination,
dans l'attente d’un objet ardemment défiré.
Enfin, Klaas , un foir, vint s’enfermer avec moi
dans ma tente, & mettre le comble à mes cha-
grins, en me témoignant qu'il perdoit tout ef-
poir, & qu'infailliblement Hans & fes camarades
étoient affafMfinés ; que les”fufils , les munitions
& les armes dont ïls s’étoient chargés avoïent
tenté les Caffres ; qu’il n’en falloit pas davan-
tage pour que cette Nation , actuellement en
guerre | & manquant de toute efpèce de dé-
fenfe , & fur-tout de fer, fe fût, fur le champ,
déterminé à commettre ces meurtres, pour fe
procurer les dépouilles de ces malheureux; qu'il
me confeilloit de ne pas laffer plus long-temps
le refte de ma troupe, puifque, fans leurs fe-
cours, nous nous verrions hors d'état d'avancer
ni He revenir. |
Je ne. fentis que trop toute la force de ce
raifonnement diété par le plus vif intérêt pour
ma perfonne, & la füreté de mes in que J’au-
}
PNTABER TOURS) ITS
rois été contraint de laïffer à l’abandon, faute
de bras & de fecours. J’allois peut-être me lail-
fer entraîner , & renoncer à mon engagement
facré de ne point quitter Koks-Kraal, l'unique
rendez-vous où ces généreux Envoyés pufñent
rejoindreleur maître , lorfque nous vîmes de loin
un des quatre gardiens qui furveilloient mes Bef-
tiaux, accourir vers mon ea , etlrayé & hors
d'halciné. Il mapprit qu’on venoit d’apperce-
Voir, de l’autre côté de la rivière, une troupe
confidérable de Caffres qui fe difpofoient à Ja
traverfer. Cette nouvelle effraya d’abord tout
mon monde ; la confternation fe lifoit fur toutes
les figures : moi feul, toujours bercé de l’efpoir
chimérique de revoir mes gens, ma première
peniée fe tourna vers eux; mais cé grand nom.
bre qu’on venoit de m’annoncer ne cadroit guè-
yes avec ces préfomptions flatteufes, & détrui-
foit toute l’illufion. Je dépêchai d’abord quatre
fafñliers fous les ordres de Klaas , pour aller
chercher & faire rentrer tous mes Bœufs dans
le camp: je leur recommandai d'examiner , après
cela , fans {e découvrir, ces Etrangers, qui, s'ils
étoient en aufñi grand nombre qu’on vouloit
me le perfuader : devoient en effet me devenir
fufpeéts ; de les épier, & de juger par leurs dé-
marches quelle pouvoit être leur intention. J’a-
vois en outre expreflément recommandé à Klaas,
dans le cas où il reconnoîtroit mes Envoyés,
de me le faire entendre aufli-tôt par une dé-
charge de fes fufiliers ; maïs au contraire de ne
fe pas montrer, fi la troupe étoit de Cafñres,
de ie mettre en embufcade, & de me dépêcher
un de fes gens, Comme il partoit , arriva le trou-
H :}
116 Voyaerz
peau que ramenoient pr écipitamment au logis les
trois autres gardiens , qui, comme leurs camara-
des, avoient Pris l’épouvante.
De mon côté, je pañlai en revue toutes nos
armes , & les fis charger : mon intention n’étoit
pas de commencer moi-même les premiers aétes
d’hoftilité ; mais, déterminé à attendre l'ennemi
de pied ne je l’étois encore à le repoufler
de tout mon pouvoir , & je devois m’y préparer.
J'avoue que Je n’étois pas tranquille, non
que je craignille l’événement d’un combat ; mes
armès me donnoient trop de confiance dans ma
{upériorité. Mais j’eufle été défefpéré de me voir
contraint à en venir aux mains avant de m'être
expliqué. Par-là , je ruinoïis toutes mes efpéran-
ces ; les intentions pacifiques que j’avois annon-
cées, & qui pouvoient feules me mériter la fa-
veur de. parcourir , en liberté , toute la Caffre-
rie , fe trouvant démenties par ces actes hofti-
les, je rentrois dans la clafle des Colons, ces
vils affaflins des Sauvages, & n'’allois plus être
regardé que comme un ennemi de plus dont il
falloit exterminer toute la caravane.
Tout en faifant mes préparatifs, une foule de
réflexions contraires s’entrechoquoient dans mon
efprit ; j’en fus tout d’un coup diftrait par une
décharge qui fut pour tout mon camp un fignal
de joie. D’après la configne que j'avois donnée
à Klaas, il n'étoit pas douteux qu’il n’eût re-
connu mes gens. Cependant un refte de frayeur
inquiétoit encore mon monde, & j'eus toutes
les peines imaginables à les raflurer entière-
ment. Les trois gardiens de mes troupeaux fur-
tout afirmoient que, dans la troupe des Caf-
\
EN AFRIQUE. Uivé
fres, ils n’avoient pas appercu un feul Hotten-
tot : c’eft ainfi que, paffant tout-à-coup de l’ef-
poir à la crainte , ils répandoient à préfent que
les coups de fufil qu’on venoit d'entendre , n’an-
noncoient que trop une action , & que Klaas
étoit aux prifes avec l’ennemi.
Mais, à deux ou trois cents pas de nous, au
détour d’une petite colline , je vis débouquer
Klaas lui-même : il étoit feul. Je diftinguai fa-
cilement à l’aide de ma lunette, & fon main-
tien tranquille , & jufqu’aux traïts de fon vilage.
Il ne paroïfloit avoir rien d’effrayant à nous an-
noncer ; j’en fus convaincu lorfque j’eus apperçu,
quelques minutes après , toute la troupe qui , dé-
filant par le même chemin, s’avançoit paiñble-
ment & en bon ordre vers notre camp. Mes
Hottentots , mêlés parmi les Caffres , annoncçoient
la bonne intelligence ; je reconnus Hans; ils ap-
prochoiïent de plus en plus. Je fis mettre bas les
armes, & recommandai à tout mon monde de
montrer un front calme & ferein.
Combien j'étois impatient de recevoir’ ces dé-
putés , & d’apprendre de leurs propres bouches
ce que je pouvois ofer fans péril pour eux &
pour moi! Cependant je ne voulus point aller
à leur rencontre , ni quitter mon petit arfenal,
que je n’eufle entendu ces Voyageurs. Lürfque
les Caffres fe virent à portée de la fagaye, ils
s’arrêtèrent tous; & Hans, fe détachant de la
troupe , vint droit à mei. Il m’apprit en quatre
mots que j'étois libre de voyager dans la Caf-
frerie; que je n’avois aucun rifque à courir ; que
j'y ferois refpe‘té comme un ami; que la Nation
qu'il quittoit, ne pouvoit trop m'inviter à ne
H ii]
118 Vo vaAË6E#E
pas différer plus long-temps, & qu’elle me ver-
roit avec plaifir ; que je pouvois juger de l’in-
tention générale, par la confiance qu'ils me té-
moignoiert eux-mêmes, & la liberté qu’avoient
prile pluleurs d’entr'eux de venir me vifiter ;
qu'ils m’offroient toute leur amitié, & me de-
mandoient la mienne ; qu’en un mot, ils s’étoient
mis en route dans l’affurance qu’on leur avoit
donnée”que je les recevrois bien.
Quant au retard qui nous avoit caufé tant d’al-
Jarmes , Hans m’apprenoiït qu’arrivé chez les Caf-
fres, il n’avoit pu rencontrer le Roi Pharoo,
qui s’étoit retiré à trente lieues plus loin de l’en-
droit de fa réfidence ; qu’après s'être arrêté quel.
quetemps, dans l’efpérance de le voir revenir,
& chagrin de ne pas remplir plus heureufement
fa miflion , il avoit réfolu de l'aller joindre ; mais
qu’il avoit appris d’une nouvelle Horde que ce
Chef étoit encore reparti, & qu’on ignoroit la
route qu'il tiendroit , & le temps de fon abfence.
Les uns le croyoient vers les Colonies, d’autres
chez les Tambouchis, Nation hmitrophe de la
Caffrerie, où l’on trouvoit à négocier du fer
& des armes. Îl ajoutoit enfin que, dans l’im-
poñibilité de remplir mes ordres, & ne fachañt
quel parti prendre, il avoit préféré de revenir
vers moi, & de me ramener mes deux Hotten-
tots; mais que, fur le récit avantageux qu’il
avoit fait aux Cafires de mon caraétère & de
mes difpoñtions pacifiques , plufieurs s’étoient
offerts d'eux-mêmes à l’accompagner , & à venir,
à leur tour, en députation chez moi, pour m’af-
furer de la bienveillance générale du Pays qui,
bien convaincu que Je ne pouvois pas étre ua
EN ÀAFRIQUZz. 119
Colon , me recevroit comme un ami, & même
comme un protecteur.
Ces Caffres comptoient fur-tout que j’aurois
le pouvoir de les venger d’un certain Colon du
Bruyntjes-Hooëgte , dont ils avoient des plaintes
cruelles à me faire, & dont le nom feul infpi-
toit l'horreur. J’ai recu effeétivement dans la
fuite quelques détails fur la vie de ce fcélérat.
Des confidérations particulières m’empêchent de
flétrir ici fon odieux nom; mais les crimes qui
lui ont acquis la célébrité au monftres ne font
ignorés d’aucun habitant du Cap. C’eft en vain
que le Gouvernement l’a fommé plus d’une fois
de comparoître à fon tribunal, pour y rendre
compte de fa conduite : retranché fur les limites
où les loix font inertes & fans force, les ordres
du Gouverneur, & les menaces des Satellites,
& tous les décrets n’ont été pour lui Ave le fignal
de nouveaux forfaits.
Sans de plus longs difcours & de queftions
ultérieurs qui n’étoient point encore de faïfon,
je permis qu’on fît avancer ces Cafires. Hans
leur fit un figne de la main ; &, dans un mo-
ent , Je fus entouré. Ils étoient, non compris
M: Envoyés, dix-neuf hommes, cinq femmes
& deux jeunes enfans : ils me faluèrent, l’un
après l'autre , par le T'abé que je connoïflois auffi
bien qu'eux , & qui fut toute ma réponfe à leurs
complimens. Je comprenois mal leur langage ; ils
n’emploÿoient point dans leur prononciation , le
clappement ufité chez les Hottentots; c’étoit dans
leur. manière de faluer la feule différence avec
les Gonaquois qui fût fenfible ; mais ils me par-
loient tous, enfemble , & mettoient dans leurs
ET iv
320 Vovasrz
difcours une précipitation, une volubilité qui
me fembloit d'autant plus étrange , que, depuis
près d’un an, je m'étois fait une habitude de la
lenteur en tout genre de mes inactifs Hotten-
tots ; je ne pouvois concevoir à quelle caufe im-
puter ce bourdonnement confus qué bruifloit à
mes oreilles, & m’impatientois de n’en pouvoir
démêler aucun fon diftinét.
Je ne devinois rien de tout ce que fe di-
foient entr’eux ces Caffres ; mais je remarquois
qu'ils étoient fort occupés, foit de mon camp,
{oit de ma perlonne, foit de mon monde, & de
leurs divers mouvemens. Leurs yeux fe repor-
toient rapidement d’un objet à un autre : tout
imprimoit la furprife autour d’eux. J'ai lu
quelque part que l'étonnement fuppofe l’igno-
rance ; mais l'ignorance ne prouve pas l’inca-
pacité. Cette réflexion convient aux Cañfres;
car on ne peut affurément les accufer d'inep-
tie, & 1l y à d'eux aux Hottentots, pour la.
drefle & l’induftrie, une diftance prodigieufe,
Hans leur avoit beaucoup vanté mes fufls &
mes piftolets à deux coups : fur fon récit, ils
étoient difpofés à regarder mes armes comme
des merveilles. Un d’eux me fit demander , a@,
nom de tous , fi je ne permettroiïs pas qu'ils les
viflent : je les fis apporter , & les leur remis
moi-même fans montrer de défiance : elles paf:
fèrent de mains en mains, furent examinées &e
retournées avec l'attention la plus minutieufe ;
mais leur curiofñté pétulante demandoit quel-
que chofe de plus je m'y étois attendu : le
hafard me fervit à propos. Je tirai coup fur
coup deux Hirondelles qui filoient devant nous,
EN ÂFRIQUE. 125
& les fis tomber à quelques pas. Cette aétion
fubite, mais tranquille , les émerveilla double-
ment ; ils ne favoient lequel admirer davan-
tage, ou l’arme ou le Chafleur. Il eft certain
que ce coup très-heureux qui pouvoit fort bien
ne pas réuflir , leur donna la plus haute idée
de mon adrefle, & que j'en profitai pour leur
en impofer de plus en plus. Je leur demandaï
par figne , s'ils ne pouvoient pas en faire au-
tant avec leurs fagayes ; mais ils fecouèrent les
oreilles en fouriant, & me faïfant entendre que
cette arme étoit impuiflante pour atteindre des
oifeaux au vol. Un feul d’entr'eux ie leva, me
montrant mes Moutons qui paifloient à quelques
centaines de pas , & me fit entendre que fes cama-
rades & lui étoient en état de les percer à la
courfe , ainfi que les autres Quadrupèdes plus
ou moins grands. Hans fit approcher, & me
préfenta un jeune Caffre : il étoit parfaitement
moulé , & d’une figure qui m'intéreffa fur le
champ. Jufques-là je n’avois vu , pour ainfi
dire, ces gens qu’en bloc ; je ne pouvois me
laffer de contempler celui-ci : on m'aflura qu'il
pañoit dans le Pays, pour un de ceux qui lan-
côtent, avec le plus de dextérité , la fagaye &
la mañlue courte (*), & que fon adrefle lui
avoit acquis une grande réputation. J’avois tant
de fois entendu parler de la Caffrerie , & de
fes armes redoutables ,; que je ne voulus pas
différer ne long-temps de voir par moi-même
_ ff) C’eft une arme dont ils font ufage de la mîme manière que
de le fagaye, J'en poffède pne grande & une petite dans mon ca
in£t, .
12e VO Y AIGLE L
ce dont étoit capable un Cafire de dix-huit ans,
qui fe vantoit Îui-même fi naïvement. L'heure
du dîner approchoit ; ; Je me propolois de régaler
tout ce monde.: J’envoyai chercher un Mou-
ton; &., le montrant du doigt au jeune homme,
je lui permis de le tirer. Ïl portoit cinq fagayes
dans la main gauche ; fur mon invitation, il
en faifit une de fa droite, fait lâcher le Mou-
ton qui fe met à galopper pour rejoindre le
troupeau ; en même-temps il brandit {a fagaye
avec force, & s’élançant en-avant par quatre
ou cinq fauts rapides, il la décoche : la fagaye
fie , fend l’air, & va fe perdre dans les flancs
de l'animal , qui chancèle & tombe mort fur la
place.
Je ne pus lui cacher ma furprife & ma Joie:
tant d’adrefle unie à la force, à la grace, en-
chanta tout mon monde. L’amour-propre eft un
fentiment univerfel ; mais il fe modifie fuivant
les mœurs & les climats. En Europe , il brille
dans les er , dans tous les traits d’une belle
femme, & leur donne de la fierté ; il eft l’ame
des Mis & fait naître des chefs-d'œuvres. Il fe
cache même fous la bure & les haïllons. En Afri-
que, un Sauvage ne fait pain le déguifer. Les
témoignages d’admiration qu’excitoit parmi nous
mon jeune Chafleur, agrandifloient fon regard ,
& développoient les mufcles de fon vifage. Fier
d’un pateil triomphe & de mes applaudiffemens,
fes pieds ne touchoient plus terre ; il mefuroit
ma taille , fe rangeoït à mes côtés ; il fembloit
mé dire : TOI, MOI.
Les gens de fa Nation n’étoient pas moins char-
més qu'il eût fi bien réufli ; ils me fixoient &
EN AFRIQUE. 129
cherchoïent à pénétrer ans ma penfée pour y
voir tout l’effet qu’avoit produit cet échantillon
de leur adreffe.
J'ai eu dans la fuite plus d'une occafion de
remarquer qu’il ne faudroit à la tête de ces gens,
qu’un Chef habile & de l’ordre pour culbuter
& détruire ; dans un moment, la Nation Hotten-
tote & toutes les Colonies ; mais la fupériorité
de nos armes rendra nuls leur courage , ieur
adrefle , tant qu’ils n’auront que des fagayes pour
défenfe.
Après avoir retiré fa lance du corps de l’a-
nimal , le jeune Caffre en ficha plufeurs fois le
fer dans le fable , & l’effuya foigneufement avec
ue poignée d'herbe,
J’étois fâché de ne pouvoir m'expliquer direc-
tement avec ces-nouveaux-venus; les longueurs
_de l'interprétation, peut-être aufli la concep-
tion bornée de l'interprète , me caufoient des
impatiences que je modérois à peine. D'un autre
côté , plus vifs, plus ouverts, n'ayant rien dans
leur caraétère qui approchät de la taciturnité filen-
cieuie des Hotrentots, ces gens me gagnoient
de viîteffe ; &, depuis “leur. arrivée , je n’avois
encore fait que répondre aux queftions dont leur
curiolité ne cefloit de m’accabler. J’avois beau-
coup moins de chofes à leur apprendre qu’à
leur demander; je me flatiois de voir bientôt
{e calmer cette volubilité de paroles & de geftes
confus , & que j’aurois enfin mon tour quand ces
premiers momens d’effervefcence feroient amortis,
Plus prévoyans que les Hoitentots, donnant
moins au halard pour leur nourriture, ils ne
s’'étoient point embarqués, comme on dit, fans
124 Vovacer
bifcuits ; ils avoient amené avec eux plufeurs
Bœufs deftinés pour leur cuifine, & quatre au-
tres pour porter leur toilctte de jour & de nuit,
en un mot tous leurs bagages. Ils n’avoient pas
oublié non plus quelques-uns de ces paniers que
j'avois admirés chez les Gonaquois, & dont ils
fe propofoient de faire , en route ou bien avec
nous, des échanges avantageux. Ils avoient en-
core quelques Vaches avec leurs Veaux ; au
moyen de quoi cette caravane portoit un air
d’aifance & de fomptuofité qu’on fe flatteroit vai-
nement de rencontrer au fein des vallées lugu-
bres de la Savoye.
Je marquai à quelque diflance de mon camp
l'endroit précis où je voulois qu'ils fe iogeaffent ;
&, pius heureux ou mieux obéi qu'Idoménée,
lorfau”’il bâtifloit la ville de Salante, en un demi-
quart d'heure, je vis s'élever, fous mes yeux,
leur petite colonie.
Les feux furent allumés ; on coupa le Mou-
ton par morceaux ; il fut rôti; & bientôt il n’en
refta plus que la peau. Je n’ignorois pas com-
bien l'intérêt eft un agent puiffant pour faire mou-
voir tous les hommes ; combien fur-tout il les:
difpofe à la bienveillance. Je fis, dans les cir-
conftances où Je me trou vois , l'application de
ce principe qui m'avoit plus d’une fois réufñ:
je voulois m'’attacher les Caffres comme j’avois
fait les premiers Sauvages que j'avois rencon-
trés , & fur-tout les Gonaquois. Je diftribuai
donc à mes hôtes diverfes efpèces de quincail-
leries & du tabac. Ils reçurent mes prélens avec
fatisfaétion ; &, fur le champ, chacun fe mit
en devoir d'en faire ufage.
SN AMIE I Q@ U E. la
Mais ce qui fixoit davantage leur imagination,
& qu’ils m’auroient efcamotté de bon cœur, c’é-
toit du fer. Ils le dévoroient dés yeux, le van-
toient exceffivement , & fembloient l’eftimer par-
deflus tout. Leurs regards étoient tombés fur des
haches, des pioches, de grofles tarrières, des
outils de toute efpèce qui fe trouvoient à l’ar-
rière de mes chariots ; ils les convoitoient avec
une forte d’impatience ; il n’y avoit, pour ainf
dire, qu’à mettre la main deflus. J'étois fi bien
fait déjà à la manière de traiter avec les Sau-
vages., & je les craignoïs fi peu , puifqu'il faut
Je dire, même quand je n’aurois point été fi
puifflamment armé , que je leur aurois volon-
tiers abandonné ces objets; mais avec tout l’at-
tirail que Je traînois à ma fuite, ils m’étoient
devenus d’un ufage tellement indifpenfable , qu'il
m’eût été impoñhble d’en faire fi généreufement
le facrifice. Afin de leur Ôter tous défirs, ou du
moins d’en diminuer l’ardeur , puifqu’il n’étoit
plus temps de leur dérober la connoiïffance de
ces outils précieux , J’ordonnai qu’on les cachât
avec foin. D’après tout ce que j’avois appris des
embarras de ces Sauvages , relativement à leurs
armes, il étoit en effet très- dangereux d’exci-
ter plus long - temps leur envie; elle pouvoit
leur fuggérer des intentions nuifibles à mon re-
pos. & le moyen tout fimple de s’en emparer
par la rufe, s'ils ne le pouvoient par la force.
Tel eft en général le caractère du vrai Sauvage:
& telle eft la Nature : nul n’a le droit de re-
tenir Ce qui appartient à tous , & la moindre iné-
galité feroit la fource des plus grands malheurs,
Quiconque a lu le Foyage du Capitaine Cook
Ld
#9
6 VO Y A GE
dans les mers du Sud, a dù remarquer que ce
Marin & toutes les perfonnes de fon équipage,
ne mettoient Jamais pied à terre , fans faire quel-
ques pertes. Les Infulaires venoient les voler juf-
ques fur leur vaifleau ; on enlevoit aux Chaf-
feurs leurs armes . aux Matelots leurs habille-
mens, &c. Le Naturalifte Forfter raconte dû
Doëteur Sparmann, qu'après qu’on lui eut volé
fon épée, il perdit encore dans la même courfe
les deux tiers de fon habit. Les Caffres & les
Hottentots ne font point encore parvenus à ce
degré d’adrefle ; mais ïls ne font pas fur ce point
exempts de tout reproche. Afin de bien vivre
avec eux, il faut apprendre à devenir'tolérant
fur cet article, ou ferrer foigneufement.
La preuve du befoin preflant qu’avoient les
Caffres de fe procurer du fer, venoit de fe con-
firmer fous mes yeux : je me reprochois de les
avoir fait avancer, peut-être un peu trop tôt,
& de n'avoir pas affez pris mes précautions.
Cependant je les fuivois & les faifois épier de
fort près; nous ne voyions pas fans inquiétude,
Klaas & moi, par la façon dont ils fe parloïent
entr'eux, dont ils mefuroient la longueur &
l'épaifleur des bandes qui bordoiïent les jantes
de mes roues, à quel point ce trélor les eût
fatisfaits. Si ces gens avoïent fu lire, & qu’on
leur eût appris dans les livres pleins de décence
de nos femmes du bel air, que le plus fimple
moyen de réfifter à la tentation, eft d’y fuc-
comber, cette penfée un peu trop philofophique
n’eût point à coup fûr été prifc par les Cafires
pour une plaïfanterie, moins encore pour une
abfurdité; & ma ruine eût été complète.
DL 'PUN A DUR TL QUE 127
Les yeux méfans & jaloux de mes Hotten-
tots ne perdoient rien de tout ce qu'ils voyoient;
& comme fi mes propres remarques n’euflent
pas été fuffifantes , ils venoient à tous momens y
ajouter les leurs , & me faire quelque fcène nou-
velle. Je pénétrois aflez leurs motifs : de mo-
ment en moment, je voyois un efprit de haine
& de difcorde fermenter parmi eux : c’eft alors
que, rejettant fur moi toute la faute, je me
teprochai juftement la caufe du refroidiffement
fenfible de mes gens, qu’avoit fait naître un
peu trop de précipitation dans mes démar-
ches , & regrettai de m’èwe mal-à-propos arrêté
quelques heures au Bruyntjes-Hloogte, pour y
folliciter les fecours des Colons affemblés, qui,
par leurs difcours , avoient cffrayé tout mon
monde , & troublé la bonne intelligence de ma
caravane : tant ileft vrai que le fuccès en toute
entreprife dépend du fecret! |
Dans le moment aëtuel, je ne voyois rien
cependant qui dût {1 fort allarmer mon efprit:
nous étions trop fupérieurs à nos hôtes en armes
& en force, dans le cas où il auroit fallu recou-
rit à Ja violence, le dernier des moyens à em-.
ployer avec des Sauvages. Je ne pouvois craindre,
de leur part, aucune furprife ; l’emplacement
que je leur avoïs affigné , fe trouvoit fitué de
facon, que la moindre tentative eût caufé leur
perte; mais je n’en redoublois pas moins de pré-
cautions & de févérité, autant pour forcer mes
gens à continuer leurs devoirs, que pour ôter à
mes’ hôtes toute idée d'attaque, & la facilité de
me tendre des pièges. Si j’excepte deux Chaf-
feurs que j’envoyois régulièrement, tous les
|
126 Vovags=
jours , à la provilion, & quatre autres hommes
qui gardoient le troupeau fur les pâturages , le
refte ne s’écartoit point hors de vue. Moi-mê-
me, je me ténois affiduement au camp; je paf-
fois des journées entières au milieu des Caffres,
converfant avec eux, & me faifant expliquer
par l'interprète commun leurs réponfes aux dif-
férentes queftions que failoit naître à tous mo-
mens le défir de m'inftruire, & de recevoir des
détails exaëts fur cette Nation, moins connue
encore que celle des Hottentots. L’embarras & les
difficultés de la traduétion abforboient à la vérité
‘beaucoup de temps ; les connoïffances dé chaque
jour arrivoient lentement, & la fomme n'en
étoit pas bien volumineufe. J’employai à ces
converfations pénibles une femaine entière; &,
ne voyant enfin que franchife & bonhommie de
part & d’autre, convaincu qu’ils agifloient na-
turellement & fans détours avec moi,Jje me gê-
nai beaucoup moins; je diminuai quelque chofe
de ma réferve, & forçai tout mon monde à fe
mettre à fon aife avec eux.
Bientôt aufli plus d’habitude de ane langage
rendit nos entretiens plus intéreffans. Je com-
mençois à me faire comprendre , & je les en-
tendois mieux encore.
Ils ne cefloient de me conjurer de les fuivre
dans leur Pays; ils revenoïent continuellement
à la charge fur ce point. Vingt fois on m'’avoit
répété tout ce que m’avoit appris d’engageant
mon ‘interprète à {on arrivée : Je n’étois que
trop emprefté de me rendre à ces invitations fé-
duifantes; mais mon intention n’avoit Jamais été
de partir avec eux. On en verra bientôt la pu
on
EN: À ER 4, QU k 129
fon. Je m'excufai, en leur difant qu’il ne m’étoit
pas poflible de me mettre en marche aufü-tôt
qu'ils-paroifloient le défirer : puis, les examinant
tous avec beaucoup d'attention ; j’ajoutai que
ne connoiffant point leur Pays par moi-même,
on m’avoit informé qu'il étoit rempli de monta-
gnes & de bois difficiles à traverfer ; qu’ainfi je
ne conduirois point mes voitures & mes Bœufs
avec moi. Cette déclaration ne parut pas les
affe@er ; &., par le plaifir que leur fit ma parole
engagée d’aller les voir bientôt, je pus juger qu’ils
ne comptoient pas infiniment fur mes grofles
tarrières , .& lur le fer de mes roues.
_ Mais, à melure que je les comblois d’amitié
& de promefles, je voyois la vengeance éclater
dans leurs regards, & qu'ils fondoient fur moi
leur unique falut. Ils fe parloient , fe prefoient
les uns fur les autres, & me montroient affez
par leurs geftes , la haute opinion qu’ils avoient
conçue de mes forces & de mon empreflement
à les fervir. Le nom du féroce habitant de Bruynt-
jes-Hoogte étoit fans cefle à leur bouche : l’un
des ces Caïfres fe frappoit la tête de défefpoir
& de rage, en me racontant qu’entr'autres vic-
times , fa femme enceinte & deux enfans avoient
été égorgés de la propre main de ce-Colon, &
que la foif du fang portoit ce tigre au crime , pour
le plaifir feul de le commettre. Quelque révol-
tante que paroîtra l’anecdote fuivante , je la place
ici, comme ils me la racontèrent, & comme on
me l’a depuis vingt fois certifiée.
Dars un moment où les Colonies & les Caffres
pacihés vivoient en bonne intelligence, & n'’a-
voient plus lieu de fe craindre & de fe perfé-
Tome Il, |
150 VOLE
cuter , le tigre du Bruyntjes-Hoogte » que cette
harmonie déconcertoit , & qui ne pouvoit fe
plaire qu’au fein du carnage & des meurtres,
dans l’efpoir de ranimer les étincelles de la guerre,
& de faire renaître d’anciennes querelles , ima-
gina de fe procurer de la Ville quelques canons
de fufil qui n’étoient plus bons que comme vieux
fer. Ïl trouva facilement à les échanger avec
les Cafffes qui en ont toujours befoin. Le mar-
ché conclu avant de livrer ces canons, il en en-
cloue les lumières, met dans chacun double
charge de poudre, les emplit en outre de mi-
trailles & de morceaux de fer qu’il y fait en-
trer de force jufqu’à la bouche. Les malheureux
Sauvages, qui ne connoiflent l’arme à feu que
pat fes funeftes effets, & nullement par fon mé-
canifme , emportent chez eux cés canons, & fe
difpofent bientôt à les faconner pour en faire
des fagayes. Les feux font allumés ; on y dépofe
les fatals canons : ils s’échauffent ; la poudre s’em-
brafe , & produit une détonation épouvantable qui
éparpille dans un moment l’immenfe brafier, les
inftrumens , les hommes, & va en eftropier un
grand nombre à des diftances éloignées. Un
d’entre ceux qui me citoient cet événement ,
dont toute la Horde avoit été témoin | me
faifoit compter toutes les bleflures qu'il avoit
recues dans cette expérience tragique, & les
cicatrices ineffaçables dont fon corps étoit cou-
vert.
Un trait de cette nature fuffit feul pour juf-
tifier les Caffres de la haïne implacable qui fer-
mente dans leurs cœurs ulcérés, & dont ils fu-
cent le levain en naïflant, Pourquoi donnercomme
ÉN-A RE ET Qu À L5E
les effets d’un caratère naturellement atroce,
ces attaques imprévues & fubites, qui ne font
dans le fond que de juftes repréfailles ? La Na-
ture n’a pas été marâtre pour le Caffre plus que
pour les autres Sauvages : l’injuftice & la ty-
tannie les révoltent tous également ; l'être le
plus tranquille, le plus infouciant qu’on con-
noifle, le Caraïbe des côtes méridionales d’A-
mérique , fe transformeroit en un Lion furieux,
fi quelque téméraire ofoit feulement attaquer la
chétive retraite dont ils fe contente.
Si, fatigués par les perlécutions , continuel-
lement harcelés & dépouillés , le défefpoir a quel-
quefois conduit les Caffres à la cruauté ; fi quel-
quefois leurs projets de vengeance ont réuffi;
s'ils ont foulé, ravagé des récoltes, brülé des
habitations , maflacré les propriétaires, la Na-
tion blanche leur avoit prêté fa fureur en leur
donnant l'exemple des plus affreux excès.
La haine du Caffre, malheureufement s'étend
encore fur une partie des Hottentots que la po-
litique infidieufe & perfide des Colons n’a pas
manqué de pervertir & de faire entrer dans fes
conjurations, afin de diminuer les rifques aux-
quels la façon de manœuvrer des Caffres les ex-
pole, & pour leur oppofer des forces égales. Mais
ces précautions {ouvent échouent contre l’adreffe
& l'aétive vigilance de l'ennemi des Colons. Le
Hottento®, trop timide & trop mal armé pour fe
montrer à découvert, compte beaucoup fur la
rufe. Chargé de l’efpionnage , il va fourdement
reconnoître les lieux occupés par l'Ennemi , fur-
tout ceux où fes richeffes font en réferve ; l'œil
perçant du Caffre a bientôt éventé ces marches
| li
192 VovaAces
obliques:; il fond comme un trait fur l’efpion,
& l’immole à l’inftant.
Je Me en l'étudiant chaque jour da-
vantage , à prendre de cette Nation fi calomniée,
une opinion non moins favorable que de celle
des Hlottentots ; & toujours d’après mes princi-
pes, & ma manière de traiter avec les Sauva-
ges, je n’en faurois imaginer avec qui j’eufle eu
des périls à courir. Mes journées, dont je va-
riois les occupations & les plaifirs, s’écouloient
comme par le pañlé, fans inquiétude & fans trou-
bles. J’avois recommencé mes chaffles ; mes hôtes
m'y fuivoient alternativement ; mais jeme fai-
fois accompagner de préférence par le jeune
Caffre qui me donnoit le plaïlir de voir tomber
tantôt un Gnou , tantôt une autre pièce qu’il
abattoit de fa fagaye redoutable, avec autant
d’adrefle qu'il en avoit montré pour abattre le
Mouton. Dans une de nos courles, 1l m’aida à
tuer un Hippopotame mâle & de la plus grande
taille : ce fut le feul que nous rencontrâmes,
peut-être aufli le feul qui fût à dix lieues à la
ronde. Les coups de fufil qui tonnoient de tous
côtés, depuis le matin juiqu’au foir, avoient fans
doute écarté tous les autres. Je ne trouvai point à
celui-ci le goût qui m’avoit tant flatté dans la
première femelle que nous avions tuée ; mes gens
prétendoient qu'il étoit trop vieux, & que d’ail-
leurs les femelles l’emportent pour la délicatefle.
Son lard étoit d’une confiftance plus folide, mais
moins épais que celui des femelles, qui ne dif-
:fère en rien de ce que nous appellons en France
petit falé ; & , par.- deffus tout , il portoit une
rancidité rebutante , Pour un gofer qui n’eft pas
EN AFRIQUE, 130
Hottentot. Les Caffres, qui d’ailleurs n’aiment
point la graiffe autant que les Hottentots, n’en
faifoient pas beaucoup de cas , & préféroient
leurs Bœufs : le Mouton même ne les tentoit
guères : raifon fufifante pour n’en point élever
chez eux.
Je n’avois point encore remarqué de près les
bêtes à cornes qu'ils avoient amenées, parce que,
dès la pointe du jour, elles s’égaroient dans les
raillis & les pâturages, & n’étoient ramenées
qu’à la nuit par leurs conduéteurs ; mais, un jour ,
m'étant rendu de fort bonne heure Fa leur
Kraal , je fus étrangement furpris au premier af-
pet de quelques-uns de ces animaux. J’avois
peine à les reconnoître pour des Bœufs ou des
Vaches , non parce qu'ils étoient infiniment
plus petits que les nôtres, puifque je leur re-
connoiflois les mêmes formes & les caractères
primordiaux , auxquels je ne pouvois pas me
tromper, mais à caufe de la variété des divers
contours, & de la multiplicité de leurs cornes.
Elles reflembloient aflez à ces Lithophytes marins
connus des Naturaliftes {ous le nom de Bois de
Cerf. Perfuadé dans le moment que ces con-
crétions dont je n’avois nulle idée, étoient un
préfent particulier de la Nature , je regardois
les Bœufs Caffres comme une variété de let
pèce ; mais je fus défabufé par mes hôtes. Ils
m'apprirent que ce n’étoit qu’un chef-d'œuvre
de leur invention & de leur goût; qu’au moyen
des procédés qui leur étoient familiers, ils mul-
tiplioient non-feulement ces cornes, mais qu'ils
leur donnoient encore toutes les formes que leur
luggéroit leur imagination, Ils m’offrirent de les
XL üj
134 Vo Y A '6.E"
travailler en ma préfence , fi j'étois curieux de
connoîtré leur méthode : elle me paroïfloit fi
neuve & fi rare, que j'en voulus fairé Pappren-
tifflage , & fuivis pendant piufeurs jours un cours
en règle fur cette matière.
Ils prennent, autant qu'il eft poflible, l'animal
dans l’âge le plus tendre. Dès que la corne com-
mence à fe montrer , ils lui donnent verticale-
ment un petit trait de fcie , ou d’un autre outil
qui la remplace & la partage en deux : cette
double divifion qui eft encore tendre, s’ifole d’elle-
même , de facon qu'avec le témps l’animal porte
quatre cornes bien diftinétes. Si l’on veut qu’il
en ait fix ou même plus, le trait de fcie croifé
plufieurs fois en fournit autant qu’on en défire ;
mais s'agit-il de forcer l’une de ces divifñons,
ou la corne entière à former, par exemple, un
cercle parfait, on enlève alors à côté de la pointe
qu’il ne faut pas offenfer , une partie lécère de
Ton épaifleur. Cette amputation , renouvellée fou-
vent & avec beaucoup de patience , conduit la
corne à fe courber dans un fens contraire , &
fa pointe , venant fe joindre à la racine, offre
un cercle parfaitement égal. Bien convaincu que
lPincifion détermine toujours une courbure plus
ou moins forte, on conçoit que, par ce moyen
fimple , on peut avoir à Pinfini toutes les variations
que le caprice imagine. |
Au furplus, il faut être né Caffre, avoir fon
goût & fa patience pour s'aflujétir aux détails
minutieux, à l'attention foutenue qu’exige cette
opération , qui, dans le pays, peut n'être qu'inu-
tile , mais qui feroit nuifible en d’autres climats ;
car la corne ainfi défigurée deviendroit impuif-
EN AFRIQUE. 135
fante , tandis que , confervée dans toute fa force
& fon intégrité, elle en impofe à l’Ours & aux
Loups affamés de l'Europe.
Pendant que je vifñitois chez ces Caffres leurs
Bœufs , leurs uftenfiles, & que je les épuifois
de queftions fur leur Pays, leurs mœurs, leurs
ufages , un bruit fourd qui dembloit arriver d’un
peu loin, & revenoit par intervalles frapper mon
oreille , “fixa mon attention. Je leur demandai
ce que ce pouvoit être, & s'ils ne l’entendoient
pas ainfi que moi. Ils m’apprirent que trois ou
quatre de leurs camarades s’occupoient au pied
d’une petite roche voifine qu’ils avoient décou-
verte, à forger quelques armes, des morceaux
de vieux fer qu’ils avoient apportés de chez eux,
ou échangés durant leur voyage. Autant inquiet
de favoir par moi même s'ils ne m’avoient point
dérobé quelques outils, que curieux de connot-
tre la manière dont ils s’y prennent dans une
opération auf difficile pour des Sauvages pri-
vés des outils même les plus fimples , j'engageal
deux d’entr’eux à fe détacher , & à vouloir bien,
me conduire à la forge, Cette vilite inopinée
qui me fournit l’occafñon de donner à ces Do
ples des éclairciflemens fur le premier mécaniime
de la forge dont ils ne fe doutoient même pas,
aura peut-être eu des fuites trop remarquables,
& Je ne dois pas omettre les moindres détails
d’une fcène aufli neuve pour ces Sauvages que
pour moi.
Les Caffres travaillent & forgent eux-mêmes
leurs fagayes ; maïs ne connoïffant du fer que
fa malléabilité | leur art ne remonte pas jufqu’à
_fa premntrs fonte : ainfi c’eft du fer déjà tra-
Liv
136 Vovace
vaillé qu'il leur faut. Ils tirént admirablement
bien parti des vieux canons de fufils, des cer-
cles de tonneaux, & de toute autre ferraille de
ce genre. Îls portent des fagayes de deux ef-
pèces : les unes ont la tige du fer unie & tout-
à-fait ronde ; les autres, plus artiftement, je de-
vrois dire plus crucllement travaillées’, ‘ont cette
tige quarrée ; les quatre angles en font décou-
pés en pointes qui s’inclinent, tandis que les al-
ternes remontent en fens contraire : ce qui né-
ceflite le déchirement des chairs , foit qu’elles
entrent dans le corps, foit qu’on les en retire.
On ne peut qu’admirer leur patience Jlorfqu'on
fonge qu’avec un bloc de granit, ou la roche
même qui leur fert d’enclume , & un morceau
de la même matière pour marteau, on voit {or-
tir de leurs maïns des pièces aufi bien finies que
fi la main du plus habile armurier y avoit pañié.
Je lui défierois avec toute l’adreffe & les combi-
naïfons de fon génie , de rien faire avec les deux
feuls inftrumens dont je viens de parler, qui ap-
sprochât de ce que font ces Sauvages.
Ceux auprès de qui je. me trouvois aétuelle-
ment, étoient réunis autour d’un grand feu au
pied d’une colline graniteufe ; ils retiroient du
brafier une barre de fer afflez groffle & profon-
dément rougie; ils la pofèrent fur une enclume,
& fe mirent à la battre avec des pierres fort
dures, & de la forme la plus favorable & la plus.
aifée à faifir. Ils s’y prenoïent fort adroïtement ;
mais ce fut leur foufflet qui me parut bien ex-
traordinaire , & qui fournit fur le champ une
belle occafion de leur donner fur ce mécanifme
utile, des notions quileur auront été bien pro-
J
‘EN AFRIQUE. 197
fitables , s'ils ont fu les mettre en œuvre. Leur
fouet: étoit donc un meuble bien miférable ; il
étoit fait d’une peau de Mouton foigneufement
vuidée par une légère incifion & bien recoufue.
Les parties de Porigine dés quatre pattes qu ils
avoient retranchées comme inutiles & même em-
barraffantes ; étoient nouées. Ils avoient évale-
ment tranché la tête, & fubflisué en place un
bout de canen , autour duquel ils avoient ramafñlé
& fortement attaché la peau du cou. Le fouReur
préfentant d’une main ce canon au foyer, éloi-
gnoit & rapprochoit avec l’autre main l’extré-
mité de cette peau. Cette méthode fatigante ne
donnoit pas toujours affezrd’aétivité au feu pour
faire rougir le fer ; mais n’en fachant pas da-
Vantage , ces pauvres Cyclopes ne fe rebutoient
point : j'avois pitié d'eux, & le mal que je les
voyois {e donner, doubla le plaifir que je me
promettois dé leur indiquer fur le champ un moyen
plus facile. J’avois beaucoup de peine à leur
faire comprendre combien étoit fupérieure à leur
invention celle des foufflets de nos forgcrons
d'Europe. Perfuadé que le: peu qu’ils faiifloient
de ma démonftration s’échapperoit bientôt de
leur mémoire , & ne leur feroit d’aucun profit,
je réfolus de joindre l’exemple à la lecon, &
de les faire opérer devant moi. Je dépêchai un
des miens à mon camp, & lui dis de m’appor-
tèr deux fonds de caille, un morceau de Kros
d'été, un cercle, des petits cloux , marteaux ,
fcie, & tous les outils dont: j’avois béfoinio Avec
tout ‘cela ; lorfque mon homme fut de retour,
je leur compofai à la hâte: & fort groffièrement
ua foufllet ; qui n'étoit guères plus fort que cevx
130 VoyYaces
qu’on emploie ordinairement dans nos cuifines.
Deux morceaux de cercle que je plaçai dans l’in-
térieur , fervirent à retenir la peau dans un écar-
tement toujours égal : je n’oubliai point de faire,
dans la partie inférieure, un évent ou foupape
pour l’afpiration plus prompte de l’air: moyen
fimple dont ils ne fe doutoïient même pas, & qui
les forçoit d'employer un temps confidérable à
remplir leur peau de Mouton. Je n’avois point
de tuyau de fer ; mais, comme il n’étoit ici quef-
tion que d’un modèle, j'attachai au cuir de la
charnière du mien le fond d’un étui à cure-dent
dont je fciai le bout. Après quoi pofant mon
chef-d'œuvre à plate-terre aflez près du feu. je
fichai avec force une croffette fur laquelle je pofai
vne traverfe ou efpèce de bafcule qui tenoit par
une ficelle au-deflus de mon foufflet, fur lequel
pefoit encore un faumon de plomb de 7 à 6 li-
vres que j'y avois fixé. Il faudroit avoir vu l’at-
tention que prêtoient ces Caffres à toutes mes
opérations , & l’incertitude, ou plutôt le défir où
ils étoient, de favoir à quoi tout cela devoit
aboutir, pour fe faire une jufte idée de leur fur-
prife. Ils ne purent retenir leurs cris lorlqu’ils
me virent, avec quelques mouvemens faciles ,
d’une feule main donner tout d’un coup à leur
feu la plus grande activité par la précipitation
avec laquelle je faifois afpirer & rendre l'air à
ma machine. J’effayai de jetter au feu quelques
morceaux de leur fer, & je parvins à rougir,
en trois minutes ,.ce qu’ils n’auroient certaine-
ment pas obtenu en une demi-heure. Cette fois ,
je portai leur étonnement au comble ; il tenoit,
j'ofe le dire , de la convulfion, du délire; ils
EN AFRIQUE 159
fautoient autour du foufllet, l’eflayoient tour-à-
tour , frappoient des mains pour exprimer leur
joie. Ils me fupplièrent de leur faire préfent de
cette machine merveilleuie , & fembloient atten-
dre ma réponfe avec inquiétude, n’imaginant pas
apparemment que je puffe me détacher fans peine
d’un meuble aufli précieux. Je {crois enchanté
d'apprendre quelque jour qu’ils font ufage de
mon foufllet, qu'ils Pont perfeétionné , & fur-
tout qu'ils fe {ouviennent de l'Etranger qui, le
premier , leur donna le plus effentiel inftrument
de la métallurgie.
L’habitant de la Caffrerie vit fi familièrement
au milieu de fes beftiaux ; & leur parle avec
tant de douceur, qu’ils obéiflent ponétuellement
à fa voix. Comme ils ne font jamais tourmentés
ni maltraités par leurs conduéteurs , ces animaux
pacifiques ne font jamais ufage des armes que
leur a données la Nature. Le maître . chargé
, se.
du foin de les inftruire & de les panfer, n’atta-
che pas même les femelles pour les traire : fi ce-
pendant le fentiment de la maternité parle avec
force à leur inftinét, & les engage à retenir leur
lait pour leurs petits, le moyen dont fe fervent
les Caffres pour les contraindre à le lâcher, eft
plus fimple & moins dégoûtant que celui du Hot-
tentot. On pañle un entrave à l’un des pieds
de derrière de la bête ; un homme robufte l’attire
en s’éloignant ; gênée par cette attitude , elle laifle
auf - tÔt couler fon lait: on emploie le même
moyen lorfqu’une Vache eft privée de fon Veau.
Que cette différence avec les Vaches d'Europe
provienne de la nature, de l’éfpèce ou du cl-
mat, il n’en eft pas moins vrai. qu’elle exifte, &
140 Vo v' A G\Em a.
que l’expédient dont je viens de parler eft né-
ceflaire , & généralement ufté par ces Sauvages.
On reçoit le lait dans les paniers que j'ai dé-
crits, & qui font particulièrement. l’ouvrage des
femmes. Leur capacité dépend de la fantaifie ;
mais leur forme eft toujours la même. Très-lé-
gers & ne rifquant jamais de fe rompre, ils font
{ans contredit préférables à nos vafes, quelle qu’en
foit la matière. Les femmes que j'avois alors
dans mon camp, n’avoient point oublié leurs
outils; elles avoient apporté des jones, pour ne
pas refter oifives ; je m’amufois à voir fabriquer
ces jolis paniers, qu’elles s’emprefloient d’échan-
ger avec moi contre de la quincaillerie , dès
qu’elles y avoient mis la dernière main.
Avant de faire couler le lait dans ces vafes,
on avoit foin de les bien laver ; mais c'étoit
moins dans un efprit de propreté, que dans le
deffein d’en refferrer la texture : car enfin, quel-
que prévenu que je fois pour les Sauvages, en
fafant profeffion de tout dire, je ne dois pas
me taire, même fur leurs défauts. Avouons
donc que les Cañffres font dans l’ufage conftant
d'échauder leurs uftenfiles avec leur propre urine,
& qu’ils ne fe donnent pas la peine d’aller cher-
cher de l’eau , lorfqu'ilsn’en ont point à leur portée.
Ce procédé qu’on mettoit en ufage fous mes
yeux n’étoient guères ragoûtant : on avoit at-
tention , tous les foirs, de m'apporter un pa-
nier de laitage, dont mes gens & mon Kèes,
moins diiiciles que leur maître, trouvoient à
faire leur profit. J’évitois cependantavec foin de
laiffer voir à mes voifins la répugnance invin-
cible que m'infpiroient leurs cadeaux Journa-
æ
E NA ER'1 ONU E. 147
liers ; & j’aurois préféré de m’empoifonner pour
quelques momens , plutôt que de les affliger
ou de les humilier par un refus : car telle a
toujours été ma maxime, de ne jamais contra-
rier les ufages reçus, dans tous les lieux où je
me fuis trouvé. Rien ne blefle & n’indifpofe
autant un peuple, que d'attaquer fes opinions ,
fes goûts , fes ufages, par la critique & le ri-
dicule ; & rien n'’eft en effet plus abfurde &
plus indécent. Je m'aflige d'avoir ce reproche
à faire à la plus aimable & la pius fociale des
Nations, & de la voir par-tout fur ce point
l'objet du blâme , même de fes plus proches
voifins. Peut-on trouver étrange de ne point
voir à Londres les airs, les façons, & les gen-
tilleffes de l’agréable étourdi des bords de la
Seine ? L'homme fenfé n’improuve jamais d’une
manière oftenfible rien de ce qui fe pratique
dans le Pays qu'il parcourt. Quelque ridicules
qu’en foient les préjugés , 1l a l’air de les ref-
peter, parce qu’il na pas le droit de les con-
tredire. Cette méthode qui laiffe un champ li-
bre à fes réflexions , ne préfentant rien d’of-
fenfant , lui procure l’accueil flatteur & les
prévenances que {e doivent tous les hommes,
quelles que foient leurs patries diverfes. S'il eft
un cas où l'application de ces principes foit
indifpenfable , c’eft {ur-tout à l'égard des peu
ples Sauvages. Pour moi, rien n’eft au-deflus
du Rosbif & du Pouding , quand je les mange
en Angleterre : je fableroïs l'huile de baleine
avec les Lapons. Chez les Hottentots , content
de leurs grillades , j'oublie aifément le pain,
:& trouve le bled fort inutile.
142 Vovaces
Quelque dit l’anachement du Caffre pour
fes troupeaux , il n’eft cependant pas exclufif,
Une affection prédominante |, & qui va même
jufqu’à la pañlion, le porte vers le chien; il a
pour cet animal des attentions & des complai-
iances outrées : auf la reconnoiflance en fait-
elle bientôt fon meilleur ami. Ma meûte ne fut
jamais autant carefflée, ni fi bien nourrie que
pendant le féjour de la petite Horde que j'avois
avec moi; mon grand Vager étoit fur-tout pour.
elle un fujet d’admiration : on ne pouvoit voir (ne
cefloit-on de me répéter ) une plus magnifique
bête. L’engouement à fon égard s’étoit. fi fort
emparé des efprits, qu'il n’y avoit pas un feul
homme dans la troupe qui ne fe füt empreflé,
fi je l’avois voulu , de le troquer contre un at-
telage de douze Bœufs. Il faut convenir qu’Vager
étoit le Chien le plus fort, le mieux fait qui
_ füt dans toutes les Colonies.
Ïl ne quittoit plus nos hôtes ainfi que fes ca-
marades ; ils pafloient tous la plus grande partie
des journées dans leurs Kraals. Ces bonnes gens
les laifloient boire tranquillement le iait, de leurs
paniers, auxquels ils n’auroient pas ofé toucher
que ces parafites, toujours altérés, ne fuffent raf-
fafiés & contens. Je fuis perfuadé que ces ani-
maux , qui fe rendoient pourtant tous Îles foirs
affduement au gîte , n’auroient été pour nous
d'aucun fecours, fi nous avions eu quelque dan-
ger à craindre de la part de ces Sauvages. Ils
s’étoient fi fort attachés aux Cafires, & avoient
tellement perdu l’habitude de mes gens, que,
lorfqu'il arrivoit qu’un d’entr’eux fe fût un peu
trop écarté. & rentrât au camp plus tard qu’à
E NS A FR QUE 145
l'ordinaire , il étoit forcé de crier à fes cama.
rades de retenir les Chiens, pour éviter d'en être
aflilli, peut-être même déchiré.
Au plus léger fignal d’une intention perfide de
la part des Caffres , j'eufle fait mettre toute la
meûte à l’attache ; mais comme je n’apperce-
vois rien, qui dût éveiller ma défiance, c’eût été
les mortifier en vain ,& les priver d'une fatisfac-
tion qui les attachoit davantage à ma perfonne,
& détruire cette douce franchife qui la leur ren-
doit, de moment en moment, plus facrée.
Du refte , je ne partageoïs cette manière de
voir avèc perionne : J’aurois vainement eflayé
de la faire adopter à mes Hottentots ; une ter-
reur panique les tenant dans une crainte conti-
nuelle & fur leurs gardes , toutes mes repréfen-
_tations ,; toutes les marques de franchife, de
bonhommie , d’aveux même indifcrets de la part
de ces nouveaux-venus, rien n’étoit capable de
déraciner leur prévention. La Cañrerie, à les
entendre , alloïit être bientôt le tombeau que je
prenois plaifir à creufer de mes propres mains;
& , comme ils refuloient d’être les complices
de mon imprudence & de ma mort, ils ne con-
fentoient point du tout à s’en voir les viétimes.
Ni la crainte des châtimens , lorfque je ferois ren-
tré {ous la domination des Hoïllandois, ni mes
menaces de punir moi-même d’aufh lâches dé-
ferteurs, n’étoient point capables de leur en im-
pofer. |
Ce changement me parotfoit toujours nou-
veau ; Je ne pouvois m’accoutumer à tant d’obf-
tination , de réfftance , & d’oubli de tous leurs
devoirs. Je les avois déja trouvés, il eft vrai,
144 VovYaAGe |
récalcitrans & difüciles, avant d’arriver au Bruynt-
jes-Hoogte, lorfque je m'étois vu cruellement
délaiflé par la Horde qui avoit voyagé avec
moi, & le détachement qui m’avoit joint pen-
dant la nuit. Mais que ces circonftances étoient
ici différentes ! nous n’avions , ni les affurances,
ni la parole des Caffres : nous n’en avions Jja-
mais rencontré. Leurs mœurs, leur caraétère &
leur facon de vivre ne nous étoient point connus k
le préjugé , qui redouble par l’abfence du péril,
nous les avoit toujours préfentés comme des peu-
plades féroces & fanguinaires; la propofñtion de
gagner leur Pays juiqu’à la mer, pouyoit rai-
fonnablement alors effrayer des hommes qui man-
quent d'énergie & d’intrépidité ; mais à préfent
je ne pouvois plus voir que de l’entêtement &
de la délobéiflance dans leur refus , & je ne
fais quel efprit d'infubordination que leur fouf-
floient fans doute le dégoût, la fatigue & l’en-
nui d’un fi long Voyage. D'autres caules auffi
pouvoient y contribuer , que je ne foupçonnois
pas alors, & que je découvris trop tard.
Cependant, bien déterminé à fuivre mon plan,
& ne voulant pas que des gens qui, jufqu’a-
lors, n’avoient jamais ofé fourciller devant moi,
puffent fe flatter d’avoir mis des obftacles à mes
volontés, & de diéter à leur chef comme des
loix de la prudence ce qui n’étoit que les pré-
cautions de leur crainte & de leur pulfilani-
mité , je tourmentois , fi Je puis parler ain,
de plus en plus mon imagination, & ii
mille efforts pour qu elle me fuggérât les moyens
de tirer parti du mauvais pas dans lequel je me
trouvois embarqué,
Je
k 2
LE
EN AFRTQUS. 4145
Je comptois fur Klaas comme fur moi même;
j'érois für pareïllement du vicux Swanepoël , du
chaffeur Zean, qui me fuivoit depuis le Soet-
Melk-Valley , & m'avoit tué le premier Tzei.
ran. Pit & Adam étoient encore deux hommes de
bonne volonté. Le coufin de Narina , & deux
de fes camarades m’avoient offert leurs fervices ;
mais ces trois derniers, n'ayant aucune connoif-
fance du maniement des armes à feu, pouvoient
craindre autant de tirer un coup de fufil , que de
le recevoir : cependant ils faifoient nombre, &
j'elpérois, de quelque manière, en tirer parti,
Les Grecs qui incendièrent la ville de Troye , n’a-
voient ni le bras ni les armes d’Achille.
Je réfolus de tenter ce voyage avec ces
huit hommes; mais mon plan n'étant pas en-
core bien digéré , je penfai qu'il falloit différer
d’en donner connoïfflance à mon camp , jufqu’au
départ des Caïfres que je ne voulois pas {ur
tout en inftuire,
Mais un fecret qui Jufqu’alors m'avoit échappé,
malgré toute ma prévoyance & mes foins, vint
tout d’un coup éclaircir une partie de mes foup-
cons. Klaas arrivant, un après-dîné, de la chafle,
entre dans ma tente, & m'avertit que quatre
Hottentots Bafisr iont cachés dans mon camp
depuis le matin ; qu’il les foupconne d’être des
efpions du Bruyntjes-Hoogte , envoyés par les
Colons. Ii avoit compris, me difoit-il, par tout
ce quil avoit pu entendre de la converfation
de ces quatre coquins , que les Blancs étoient
inftruits de l’arrivéé & du iéjour des Caffres dans
mon camp ; qu'ils murmuroient tous, & s’éron-
noient que J’eufle recu chez moi avec autant de
Tome II, et si K
146 Vovyace
cordialité leurs ennemis mortels. Kilaas m'’en-
gagea à me tenir fur mes gardes > jufqu’à ce
qu'il en eût appris davantage, m'invitant fur-
tout à me défier de l’un de mes gens nommé
Slinger , qu'il croyoit être d'intelligence, & ma-
nœuvrer fourdement avec les quatre émiflaires.
Irrité de lPaudace de ces gens, & de la har-
diefle qu’ils avoient eue d’entrer dans mon camp,
j'ordonnai qu’on les amenât devant moi. A leur
démarche timide , embarraflée , je jugeai trop
qu’ils étoient coupables : je les interrogeai bruf-
quement , & leur demandai de quel droit & par
quel ordre ils avoient ofé s’introduire chez moi.
& s'y tenir cachés , fans que j'en fufle prévenu,
comme s'ils avoient pu s'attendre à n'être point
découverts. Cette apoftrophe un peu vive, la
menace de les punir à l’inftant , & la colère
dont tous mes traits étoient animés, les effraya
de telle forte, qu’il leur füt impofñfible de répon-
dre. J’ajoutai que je ne foufrois pas d’efpions
près de moi; que quiconque s’introduifoit four-
dement , étoit fufpeét à mes yeux, & méritoit
d’être puni comme un tratre; que je ne faifois
pas d'eux aflez de cas pour en venir à ces ex-
trêémités ; mais qu’ils pouvoient , quelque fût leur
miflion , aller apprendre à ceux qui les avoient
envoyés , tout ce qu’ils avoient vu chez moi;
que, maître indépendant de mes volontés, je
n'avais nul compte à rendre de mesaétions ; qu’une
conduite fans reproche placoit mon ame au-def-
fus de la crainte ; qu'ami de tous les hom-
mes, je déteftois tous les traîtres ; que, n’épou-
fant aucune querelle qui me fût étrangère , je
n'avois nulle raifon d’en vouloir à ces Cafires dont
im
BON, À EE I QUE r4?
j'étois environné , & auxquels je m'emprefferois dé
rendre tous les fervices que de bons peuples
& des amis avoient le droit d'attendre de tout
être bumain , compatiffant C Jufte ; que je ré
pondois d’eux , & les prenois fous ma garde, au-
tant de temps qu'ils refteroient avec moi; mais
que l'équité qui me portoit à les défendre , me
feroit également une loi de tourner contr'eux
mes armes, fi je les voyois entreprendre la plus
légère tentative contre les Colons ; que j'étois
aflez inftruit de la conduite des uns & des au-
tres, pour être affuré que ces Sauvages, quine
refpiroient que la paix & le repos, ne donne-
roient jamais le fignal des premières hoftilités.
Après ce difcours un peu vif & preflé, je don-
nai ordre à ces quatre Bañfters de déguerpir à
l’inftant, & les fis elcorter par quatre fufiliers,
juiqu’à ce qu'ils fufent hors de vue. Je les avois
avertis que fi jamais, fous quelque prétexte que
ce fût, ils s’avifoient de reparoître chez moi, je
les pourfuivroïis comme les bêtes féroces, eux &
quiconque fe préfenteroit dans des intentions pa-
reilles à celles qui les avoient âmenés. Ces der-
nières menaces firent quelqu'impreflion {ur mes
Hoïttentots que tout ce bruit avoit affemblés au-
tour de ma tente. Quand leur tour fut venu
d’être interrogés fur le fecret criminel qu'ils m’a-
voient fait du féjour de ces efpions dans mon
camp, aucun d’eux n’ofa proférer un feul mot
de défenfe & d’excufe. Je m'exhalai en repro-
ches très-vifs & très-amers ; je leur déclarai que
je ferois battre & chafler le premier d’entr’eux
qui tourneroït fes pas du côté qu'habitoient les
Colons, avec lefquels je ne voulois avoir au-
K :]
140 VOYAGE
cune communication ; je traitai Slinger avec du-
reté , & lui défendis de quitter fon poîte, fans mon
ordre.
Les Caffres , témoins de cette fcène, “RES
remarqué que je les avois plus d’une fois dé-
fignés par mes geftes; ils en paroifloient intri-
gués à lair enflammé de mes traits, à la conf-
ternation qui régnoit parmi mes Hottentots ; ils
pouvaient fentir combien ce qui venoit de fe
pañler dans mon camp , m’avoit donné d’humeur
& d’animofté contre mes gens ; mais, entendant
moins encore notre langue que je ne compre-
nois la leur , ils paroïfloient autant furpris qu’in-
quiets de tout ce bruit ; ils exprimoïent., par
leurs regards errans de tous côtés & fur nos
vifages , la perplexité qui tenoit en fufpens leurs
efprits. Hans prit foin de leur expliquer cette
énigme ; il me fembla que cette ouverture les
rafluroit un peu; mais lorfqu'il les eut inftruits
que les Colons s’étoient réfugiés fi près de nous,
cette nouvelle les contrifta. Ils craignoïent que,
prévenus de leur féjour chez moi par le rap-
port des quatre efpions que je venois de chaf-
fer, ces Blancs perfñides & vindicatifs n’accou-
ruffent aufhi-tôt, dans l’intention de les attaquer
& de les détruire jufques dans mon camp. J’eus
beau les raffurer & leur promettre appui , fü-
reté., protection, je ne vis plus en eux cette
gaîté franche & naïve, qui naît de la tranquillité
de lefprit. Ils fe parloient beaucoup plus en-
tr'eux , & fembloïent concerter leurs mefures, &
ne défirec que le départ & la fuite. Hans, qui
les avoit accompagnés ce foir-là, lorfqu'is s’é-
toient retirés dans leur Kraal, m’avoua, le len-
EU
EN AFRIQUE. 149.
demain, qu'ils le foupçonnoient d’être un traf-
tre, qui les avoit amenés chez moi pour les y
faire égorger, & que conféquemment je n’étois
pas moi-même à l’abri de tout foupcon ; qu ils
avoient reconnu l’un des quatre Bafters pour être
venu fouvent dans leur Pays, fous prétexte d’é-
changer des. beftiaux ; que le croyant un ami
fidèle & fûr, ils lui avoient accordé toute con-
fiance, & ne le voyoient jamais arriver fans lui
témoigner combien fa vue leur caufoit de fatif-
faction ; mais que bientôt le monftre les avoit
vendus lchement ; que depuis il n’ofoit plus re-
paroître chez eux, de peur d'y trouver, dans la
mort la plus prompte, la punition dûe à fes
pertidies.
Hans me fit part, en outre, de la réfolution
qu’ils avoient prife de s’en retourner ; ils me
prioient , par fa médiation, de vouloir bien tro-
quer quelques-uns des Bœufs qu’ils avoient ame-
nés, contre de la vieille ferraille. Je leur refu-
fai nettement cet article, & leur fis enténdre
qu'il m'étoit impofñlible d’acquiefcer à leur de-
mande , attendu que je ne voulois pas être ac-
culé d’avoir fourni des armes contre les Colons;
que, fans aucune vue d'intérêt, mais pour le
plaifir feul de les obliger, je me ferois, dans
toute autre circonftance , empreflé de leur don-
ner cette marque d’amitié ; mais qu'ils devoient
fentit que, dans l’état aûtuel des chofes , j’avois
les bras liés par l'honneur ; qu’à lexception du
fer , tout ce que je potlédois étoit, de ce mo-
ment , à leur fervice ; qu'avant Eu départ , Je
leur en donnerois la preuve; & pour adoucir
lamertume de mon refus, j’ajoutai que, vou-
K ii
150 VoyvAcer
ant refter l'ami de tout le monde, & conferver
à leur égard ainfñi qu’envers les Colons l’exaëte
neutralité dont j'avois toujours fait profeflion,
j'érois prêt, en toute rencontre , à faire la même
réponfe à leurs ennemis, s'il arrivoit que, man-
quant ou d’armes ou de munitions, ils vinflent,
à leur tour, implorer mon afliftance Pour con-
tinuer Ja guerre.
Quoique cette réponfe & ces explications fuf-
fent ciaires & préciles , ces Sauvages qui ne fe
rébutent pas pour un premiet refus, revinrent en-
core à la charge, & me renouvelièrent plus d’une
fois leurs inffances. J’avois trop bien pris mon
parti; je fus intraitable fur ce point : je con-
noïflois trop bien l’efprit exagérateur des Colons,
.qui n’aufoient pas manqué dé crier à la perfidie,
pour la moindre bagatelle arrachée par l’impor-
tunité , pour montrer de la condefcendance &
de la foibleffe en cette circonftance délicate. Je
ne doute pas même qu'ils n’euffent faifi avec em-
preffement cette occafion de fe venger du mé-
pris que je leur avois plus d’une fois témoigné :
ils n’auroient plus alors manqué de prétexte pour
m'en faire un crime. Quelque puiflanté que füt
cette politique prudente à léur égard, J’avois un
motif plus déterminant encore : trop au- defflus
des atteintes de ces bandits dangereux . & de
leurs confpirations atroces, ên refufant aux Sau-
vages des armes contre ces Colons, & à ceux-ci
des reflources contre les Sauvages , j’empêchois
que ces brigandages affreux ne fe perpétual-
fent, dans le cas où les uns & les autres vien-
droient à à s’épuiler , comme cela étoit plus d’üne
fois arrivé, Je ne pouvois donc'les férvir qu’en
EN ÀAFRIQUE. 151
ne prenant aucune part à leurs démêlés ; & cette
conduite fecondoit à merveille la droiture & les
affections de mon cœur. Je me ferois fait même
un fcrupule d’accepter quelques beftiaux que
les Caffres m'offrirent en échange d’une quantité
de verroterie & de quincaillerie que je leur
diftribuai au moment de leur départ.
J’avois ardemment fouhaité que le jeune Caf-
fre reftât avec moi : il ne me fut pas plus pof-
fible de le féduire, qu’il ne lavoit été à fes ca-
marades de m'’ébranler pour obténir mon fer.
Ni mes préfens, ni mes promefles de le rendre
à lui-même , s’il ne fe plaïiloit point avec moi,
ne purent rien fur lui; il oppoñoit à toutes mes
follicitations une trop forte réfiftance, pour que
je puffe efpérer d’en rien obtenir. ,, Je connois,
» me difoit-11, trop bien les Blancs, pour me
ss fier à eux ; ils nous ont fait & nous feront
«, toujours trop de mal, Si j'étois aflez fimple
>> pour vous fuivre , une fois réduit en efcla-
., Vage, jaurois beau réclamer vos promefles,
» il ne me feroit plus permis de revoir mon
.» Pays ”. Il craignoit, d’après les préjugés rai-
fonnables de fa Nation, qui, dans des temps dé
paix , avoit quelquefois fréquenté le Bruyntjes-
Hoogte , d’être traité comme les Colons qui ha-
bitent cette Contrée, en agiflent efleétivement
avec leurs Efclaves ; & quand, par attachement
pour moi, il fe feroit livré de bonne grace, &
auroit confenti de me fuivre , il n’étoit point
afluré , diloit-il, que je fuffe toujours maître
de le défendre & de le renvoyer. Je fs mille
efforts pour détruire fa prévention, & lui dis
qu’A ne falloit pas confondre tous les Hollan-'
K iv
162 VovraAes :
dois avee ces Colons fanguinaires & perfides ;
qu'il étoit à même de juger fi les hommes que
j'avois à mon fervice étoient malheureux & en
droit de Îe plaindre ; que tous pouvoient ufer
de leur liberté , & me quitter à l’inflant. Ce jeune-
homme m'étonna par fa fermeté , & n’en fut que
plus obftiné dans {on refus. Je renonçai à le
{olliciter davantage, GA
Nos chaîfes continuelles & les petites alterca-
tions furvenues dans mon camp'avoient bien'in-
terrompu nos converlations familières & paiñbles
avec les Caffres ; mais elles ne m’avoient pas
fait entièrement négliger le foin de mon“inftruc-
tion. J'y revenois de temps en temps; ils s’y
prétoient avec cette cordialité queleur avoit ini-
piré la reconnoïflance pour mes bienfaits. La
nouvelle de leur départ me rendit encore plus
empreflé de leur faire des queftions ; je n’avois
pas fur-tout perdu de vue mes malheureux nau-
fragés ; ils ne purent me donner tous les détails
que je leur demandoïs : ïls avoient fimplement
connoïffance du fait; mais, établis au Nord-
Oueft, plus éloisnés encore que moi de la mer,
ils ne favoient rien de politif{ur cette maiheureufe
cataftrophe. A la vérité, la plupart des effets en-
levés des débris du Navipe leur étoient connus;
plufieurs Hordes en avoient troqué contre des
beftiaux : ceux même que j'avois dans mon
camp poflédoient quelques parcelles de ces effets.
L'un me fit voirune pièce de monnoie d’argent
qui pendoit à fon cou ; un autre portoit une
petite clef d'acier : ils me firent, comme ils pu-
rent, la defcription d’un bijou dont ils s’étaient
partagé les morceaux. Je devinai bientôt que ce
EN ÀÂFRIQUE. 153
devoit être une montre dont on avoit démonté
les rouages & les autres pièces pour s’en faire
des parures & des ornemens. J’en fus mieux con-
vaincu , lorfque leur ayant montré la mienne,
ils s’écrièrent tous, que c’étoit la même choîe,
avec cette différence qu'ils ne connoiffoient point
la couleur qui reflembloit, difaient-ils , à la pièce
de monnoïie que le Caffre portoit à fon cou. Ils
ajoutoient que Îles plus beaux effets provenus de
ce Navire avoient été la proie d’un grand nom-
bre de Caffres plus voilins de la mer; qu'ils pof-
fédoient {ur-tout beaucoup de ces monnoies, A
l’égard des hommes échappés au naufrage, ils
avoient ouï dire que les uns avoient été trouvés
morts fur le fable, & que les autres, plus heu-
reux , s’étoient retirés dans un Pays habité par
des Blancs comme moi.
Mes entretiens avec ces Cafres finifloient tou-
jours par des follicitations réitérées de partir
avec eux. Cet arrangement, quand il auroit
été de mon goût , ne pouvoit s’accorder avec
ma prudence; car fi je ne les croyois pas ca-
pables de me tromper, d’attenter à mes jours,
& de voler mes effets. je ne devois point les
inftruire de mes démêlés avec mes gens, &
leur faire connoître qu'il ne m'étoit pas pofibie
d'emmener avec moi que huit hommes, les
autres refufant de me fuivre. J'étois, au con-
traire , charmé que, de retour chez eux, ils
‘appriflent aux leurs que nous étions en force
& en nombre, & n'avions rien à redouter de
leur part. Cette divifion pouvoit leur fuggérer
de mauvais deffeins. Rien n’empêéchoit , tandis
qu'ils m'auroient amufé chez eux , qu’un dé-
LA
154 Voyages
tachement ne partit pour s'emparer de mon
camp , & maflacrer ceux à qui j'en aurois con-
fié la garde. Tant d’horreurs commifes par les
Biancs me failoient une loi de prendre mes fü-
retés avec ces Sauvages , dont je n’aurois eu
rien à craindre dans toute autre circonftance.
C’eft ainfi, par exemple, que j'obfervai à leur
égard, avec encore plus de rigueur, la loi de
ne laifler aucun Etranger s’introduire , la nuit,
dans mon camp. Mon vieux Swanepoël veilloit
à ce que cette difcipline s’obfervât religieufe-
ment : nous dormions toujours ifolés & murés
dans nos parcs ; il étoit encore moins permis de
{ortir dans la nuit, ce temps étant toujours ce-
lui que chaiïfifient les Sauvages pour former
leurs attaques contre les Blancs, que leur cou-
leur & leurs vêtemens décèlent bientôt, & qu’on
apperçoit de fort loin. Mon abfence bien con-
hue de ces Caffres., tout m'’auroit allarmé fur
le fort de ceux qui ne m'auroient pas fuivi.
En ne leur faifant point connoître le moment
précis de mon départ, ils s’en alloient avec Îa
certitude, que , lorfque je me remettrois en
marche , je ne laiflerois rien après moi; car Je
leur avois dit que je renverrois mes chariots
dans la Colonie. |
Enfin, le 21 Novembre, ils vinrent tous me
prévenir qu'ils s’étoient arrangés pour partir le
jour même. Ils renouvellèrent leurs proteftations
de reconnoiffance & de bonne amitié , & me
promirent que par-tout où ils pañleroient , leur
premier foin feroit de publier ce qu'ils avoient
vu, combien ils avoient à fe louer de moi, &
la facon affedueufe & familière avec laquelle
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HN je les avois traités pendant un affez long fé-
… jour; que les richefles dont je les avois com-
blés , feroient plus d’un jaloux, & que tou-
tes les Hordes m'attendroient avec la plus vi-
ve impatience, @& me verroient atrivet avec
joie. La defcription qu'ils fe promettoient de
faire de mon camp, de ma perfonne , & fur:
tout de ma barbe, deévoit, ajoutent-iis, fer:
vir dé fignalement à ceux qui ne mé connoif:
joient pas, & me faire accueillir tout autrement
qu’un Colon. Ils fe tournèrent enfuite, comme
de concert, du côté de ma tente, fur laquelle
flottoit un pavillon ; & me demandèrent fi je re
le porterais pas avec moi, afin qu’on m'apper-
cût de plus loin. Sur ma répoñfe afirmative , ils
jettèrent des cris de Joie, comme fi, non con-
tent de l’efpoir que je leur avois donné d’aller
les viliter, ils n’avoient craint encore que je fufle
confondu parmi leurs indignes perfécuteurs, &
-qué, pat un fentiment d'amour pour ma per-
fonne , ils euflent voulu me garantir de toute ef.
pèce de méprife. Après les tabés d’ufage , je les
accompaghai jufqu’à la rivière , qu'ils thaverfèrent
tous à la nage, ainf que leurs Beftiaux : & lort-
qu'ils eurent mis pied à térre à l’autre dort PA Li
les faluai pour 14 dernière fois par une décharge
générale de toute ma moufquéterie ; les favines
& les taillis dans lefquels ils s’enfoncèrent, les
eurent bientôt dérobés à ma vue. |
J'ai tiré deux deffins dé ces peuples qui fe
ptétoient à mon opération avec autant d'étonne-
ment'que de complaifance : ce font les N°. y”
& VI des Planches.
Ces Cafres une fois partis, je m'étois fatié
156 VoTtace…s
que mes gens feroiént quelques réflexions fur ia
manière tranquille avec laquelle ils avoient vécu
avec eux pendant mon féjour; qu'ils reconnof-
troient combien leur frayeur étoit mal fondée,
& qu'ils finiroient peut-être par confentir à m’ac-
compagner. Pour ne point paroître m'occuper
d'eux & de mon projet avec trop d’acharne-
ment, & afin de les mettre en état d’agir d’eux-
mêmes , je rélolus de partir aufli fur le champ,
pour aller rendre viñte au vénérable Haabas,
parce qu’à mon retour, à la première ouverture
qu’on me feroit de quelque changement, je le-
verois le piquet, & me remettroïs ensmarche .
pour ne donner le temps à perlonne de fe re-
froidir. Pendant le féjour des Caffres , je n’a-
vois vu qu'une feule fois deux Gonaquois chez
moi : il me tardoit de renouer connoïflance avec
mes bons voifins, & de les inftruire de ce qui
s'étoit palfé depuis notre {éparation. Je me rendis
feul à leur Kraal. Leur joie fut extrême quand
ils m’eurent reconnu ; tous s’empreffèrent autour
de moi ; ils s’'appelloient les uns les autres, ac-
couroient de tous les côtés : je fus bientôt en-
touré. Haabas me fit part de fes craintes & de
celles de {a Horde, pendant le féjour des Caf-
fres chez moi. Il me demanda cent fois fi J’é-
tois certain que fa retraite ne fût point connue
d'eux; je fis tous mes efforts pour le tranquilli-
fer , & lui appris que je tenois des Caïffres mé-
mes, qu’ils n’avoient aucun fujet de haine con-
tre les Hottentots Gonaquois, qu’ils favoient n’a-
voir aucune communication avec les Blancs &
les autres Hottentots, & vivre au contraire en
Horde & tout-à-fait ifolés ; que d’ailleurs la po-
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| EN AFÉTQUE. 157
fition précife de leurs Kraals ne leur étoit point
connue ; mais qu’en tout cas, il étoit plus fim-
ple & plus facile, pour la fûreté commune, de
déloger , & d’aller s'établir ailleurs. Haabas em-
braffa ce projet avec d’autant plus d’empreffe-
ment , qu'il ne s’en fioit point. diloit-il, aux belles
paroles des Caffres, puifqu’il n’y avoit pas long-
temps qu’ils l’avoient forcé d’en venir aux mains
avec eux; qul étoit prudent de prendre fes
précautions, & d’écarter un pareil malheur. Il
eut aflez de confiance en moi, pour me deman-
der des avis fur le nouvel tétabliffement qu'il
alloit former , & la réfolution fut prile de ga-
gner au plus tôt les montagnes de l’Oueft, &
de s'éloigner tout-à-fait des terres de la Cafñire-
rie qui s'étendent au Nord-Eff.
Les bords du Sondag étoient ci - devant les
limites des Caffres, qui avoient leurs habitations |
principales fur le Bruyntjes-Hoogte : on en dé-
couvre encore de foibles veftiges. Les ordres
exprès & l'intention du Gouvernement, qui vou-
loit vivre en paix avec ces Sauvages, étoient
que ces limites fuflent toujours facrées ; mais le
Colon qui n’a ni la fagefle , ni les vues d’une ad-
miniftration politique, trouvant les terres de ces
voifins impuiflans , fupérieures aux fiennes, eft
parvenu avec le temps à s’en emparer, & a re-
culé impunément ces peuples au-delà du Groot-
Vis. Les ordres des Gouverneurs, de plus en
plus méprifés ; font demeurés fans effet, & l’ex-
trême éloignement a rendu ces abus tolérables,
& , de Jour en jour, plus fréquens.
* J’étois incognito chez Haabas ; & plufieurs mo-
tifs m’engageoïent à n’y point féjourner, Je vou-
155 | VoYyYaAGE
lois favoir de lui s'il ne pourroit point décider
plufieurs de fes gens à fe réunir aux trois qui
s’étoient offerts de bonne grace , lors de mon
premier Voyage. Un feul balança, & finit par
un refus. Pour ne rien arracher de force, & ne
donner à ces bonnes-gens aucun fujet de plainte,
y’affignai le rendez - vous dans mon camp aux
trois hommes de bonne v«lonté qui s’étoient en-
gagés à mefuivre , & je leur donnai quatre jours.
Par ce moyen, ils avoient plus de temps qu'il
n'en falloit pour mettre ordre à leurs affaires,
& fe préparer des armes.
Je ne pouvois emmener mes chariots avec
moi, puiique je ne devois compter tout au plus
que {ur huit hommes pour m’accompagner dans
mon Voyage en Caïfrerie. Il me falloit quelques
Bœufs de charge ; je n’en avois qu’un feul qui
fût accoutumé à cet exercice : nous arrangeà-
mes un échange , &je promis de l’effeétuer aufli-
tôt que Je ferois de retour chez moi. Tout cela
fut l’affaire d’un moment. Malgré les vives inf-
tances du chef & de tous ceux de la Horde que
je trouvai au Kraal , je réfolus de les quitter
aufli-tôt , & je prétextai mille affaires auprès des
miens. Je ne fais quelle triftefle s’étoit emparée
de mon ame ; je nè revoyois point ce iéjour
du même œil que par le pañlé : j’étois contrarié
de toutes manières. Les obftacles fembloient s’ac-
croître à chaque pas. Je me fentois épuifé de
fatigues.... Avant de quitter Haabas, je n’ou-
bliai pas de lui demander des nouvelles de lin-
fortuné malade; je ne voulus point le revoir:
on m’affura que tous les foins qu’on lui avoit
jufqu'à ce moment prodigués, n’avoient abouti
EN, Ar Ar QU 159
qu’à entretenir autour de lui la propreté; mais
que fes douleurs n’avoient point diminué , &
qu'enfin on défefpéroit de fa vie. Je demandai
des nouvelles de la jeune Narina ; elle étoit ab-
fente avec {a mère ; je foupçonnois que quelqu'un
de la Horde s’étoit détaché pour aller la cher-
cher : je n’en fus que plus empreflé de partir;
je faluai Haabas, & je rejoignis mon camp.
De retour dans ma tente, je fis approcher mes
gens l’un après l’autre , & je voulus favoir de leur
propre bouche, les intentions de chacun, afin de
découvrir s’il n’y avoit point parmi eux quelques
mutins qui foufaflent la zizanie & l’efprit d'in-
furbordination. Leurs réponfes furent uniformes ;
ils appuyoient leur réfiftance de la feule frayeur
où les jettoit ma témérité. Quelqu'humeur que
je reflentifle de cette défobéiffance |, quelques
défagrémens qui duffent en être la fuite , je n’eus
pas même la force de les réprimander : trop de
motifs combattoient pour eux dans mon cœur,
& je fentis que je leur étois encore trop forte-
ment attaché. Nul autre deflein ne les avoit f6-
duits ; la peur avoit feule dérangé leurs têtes:
ils ne vouloient point, difoient-ils , aller dans un
Pays d’où l’on n’avoit jamais vu revenir ni Blancs
ni Hottentots. Je leur recommandai du moins
de me refter fidèles, & qu’en mon abience, ils
n’oubliafflent point mes bontés, & tout ce qu’ils
devoient à leur maître. Je vis trop dans leurs
geftes & leur contenance, tout ce que ces der-
niers mots faifoient d'imprellion fur eux , & ce
que j'aurois pu exiger de leur amour, f j'avois
renoncé à vouloir lescontraindre à ce fatal voyage.
Je leur promis une égale affeétion pour l'avenir,
160 No TAGS
& je m'enfermai feu} dans ma tente. Je m'oc-
cupai, pendant une partie de la nuit, de mon
plan & des moyens de l’exécuter le plus fage-
ment & le plus promptement qu'il me feroit
poffible ; &, le lendemain , dès le matin, je fis
appeller les Hottentots iur lefquels je comptois.
Je leur : répétai que j’étois, à la fin, réfolu de
partir avec eux, s'ils étoient toujours réfolus de
me fuivre. Pour mieux écarter de leur efprit,
toute efpèce de nuages , & leur prouver que
je n’en agiflois point témérairement avec eux,
je leur déclarai que je n'avois l'intention de pé-
nétrer fort avant dans la Caffrerie, qu’autant que
je ne rencontrerois point d’obftacles {ur mes pas,
. & que je n’éprouverois nul mécontentement de
leur part; que , puifque nous ne devions pas
efpérer Îur le rapport de mes Envoyés , de ren-
contrer aifément le Roi Pharoo, j'étois d'avis
d'aller fimplement vifiter les Caffres qui m’at-
tendoient avec tant d'impatience , & de tourner
à lEft pour nous rapprocher de la Mer où nous
pourrions découvrir le vaiffeau naufragé. Ils per-
fiftèrent tous dans la promefle qu'ils m’avoient
faite ; je m’adreffai enfuite à Swanepoël, & lui
dis que je le regardois comme un autre moi-mé-
me, & lui confiois toute mon autorité pendant
mon abfence. Je le conjurai de veiller fur mon
camp, d'y maintenir le bon ordre, puiiqu’il ne
m'étoit plus permis de compter fur les autres.
me trois Gonaquois arrivèrent à Jour nom-
: dès-lors il ne fut plus queftion que des pré-
rte & des provifons néceffaires pour le Voya-
ge. J’emplis deux facs de peau de poudre à ti-
rer ; ces {acs furent enfermés dans un troifième,
afin
/
EN AFRIQUE. 261
afin de-les préferver de l'humidité ; nous coulà-
mes des balles de calibre & de la dragée; J'em-
portai huit fufils, & laiffai les huit autres pour
la défenfe du camp ; j'affemblai différentes ef-
pèces de verroteries & de quinquailleries, dont
je fis des aflortimens féparés dans des fachets
& des petites boîtes ; ma canonnière , une cou-
verture de laine, un gros manteau, & quelques
autres effets indifpenfables devoient me fuivre :
nous emportions pour la cuifine une feule mar-
mite, une bouilloire, du thé, du fel, du fu-
cre, &c. De leur côté, mes compagnons s’oc-
cupèrent à rouler leurs peaux, leurs nattes, leurs
uftenfiles ; ils n’avoient point oublié de me de-
mander une bonne provifion de tabac & d’eau-
de-vie. Ce remuement , cette agitation, les allées
& les venues que néceflitoient tous ces prépa-
ratifs , m'auroient oflert un tableau piquant, fi
j'avois eu, l’efprit tranquille , & que tout mon
monde eût voulu me fuivre. C’étoit, comme
on le dit, le déménagement du Peintre : d'un
autre côté, l’air étonné, contrit des poltrons qui
reftoient . bréfentoit un contrafte fingulier ; les
partans haufloient la voix ,: & les regardoïient en
pitié : on eût dit qu'ils ne fe connoïffoient plus;
qu'ils n’étoient plus de la même efpèce : ceux-là
montroient aflez toute l'inquiétude que leur cau-
foient ce départ, & le chagrin de ne me plus
voir à leur tête. Ils auroient été charmés de
connoître la durée de ce Voyage: ce qui n’étoit
pas plus en mon pouvoir qu’au leur.
Nos emballages achevés , & n'ayant plus qu’à
charger . nous fixâmes le départ au lendemain
matin , 3 Novembre.
Tone EI. L
162 VoyaAGce
Lorfque les feux du foir furent allumés, je
m'y plaçai à l’ordinaire avec tout mon monde,
pour prendre le thé ; Je faifis ce moment pour
faire une douce exhortation à ceux que je laïf-
fois dans mon camp ; je ne leur montrai plus au-
cun figne de mécontentement ; je feignis même
d'approuver leurs raïfons , bien aforé que je né
changerois rien aux réfolutions de ceux qui par-
toient avec moi. Quant aux nouvelles marques
d'inquiétude qu’ils montroient pour ma perlonne,
je leur dis que je devois trop compter fur les
Braves qui m'accompagnoient pour n'être pas
tranquille ; je leur recommandai la M
obéifflance aux ordres du fage Swanepoël ,
qui je remettoiïs toute mon autorité : je leur vies
mis de récompenfer tous ceux dont la conduite
répondroit à la bonte opinion qu'ils m’avoient
fait prendre jufqu’ici; enfin, pour ne leur laif
fer aucun regret dans l'ame, & effacer jufqu’au
fouverir de tout défagrément réciproque , je fis
verfer une rafade générale : ôn bat à notre
Voyage , & chacun fe retira chez foi.
Je ne pus fermer l'œil de toute cette nuit :
dès la pointe du jour, je fonhai moi-même l'appel ;
tout le camp fut én l'air ; on chargea ; l’on em-
maillotta nos quatre Bœuf.
Tandis qu’on déjeünoit, je fis mettre À l’atta-
che tous mes chiens ; fans cette précaution, la
meûte entière qui préffentoit le moment du dé-
part, & qui s’en réjouifloit, comme cela étort
arrivé toutes les fois que nous avions changé
de campement, n’auroit pas manqué de pren-
dre les devans, & de fe répandre dans la cam-
pagne. Je n’en emmenai que cinq avec moi,
EN AFRIQUE. 163
‘Avant de nous faire nos adieux , je pris Swa-
nepoël à l'écart, & lui dis que, fi Je ne voyois
point de füreté , ni de pofibilité de traverier
toute la Caffrerie , je ferois infailliblement de
retour fous quinze jours ; que , fi je ne l’étois
pas après fix femaines bien révolues , il pouvait
lever le camp, & fe rendre dans le Camdebo
fa patrie ; que je Île laiflois le maître de pren-
dre cette route, même avant le terme écoulé,
s'il voyoit le moindre rifque à courir, en ref-
tant dans l’endroit où je le laïffois , & que je
faurois le joindre. Je le priois de veiller {ur mes
gens , fur mes chariots , fur mes Colle&ions ;
en un mot , au premier fignal du danger , de
fonger à mettre tout à l'abri. Si, ne me voyant
point revenir. ajoutai-je avec une émotion dont
je ne pus me défendre en ce moment, & que
vous ayez fujet de défelpérer de mon fort, vous
reprendrez la route du Cap avec tout mon monde,
& remettrez tous mes effets à mon ami Monfieur
Boers.
Ce brave vieillard ne put entendre ces derniè-
res paroles fans verfer des larmes ; fes fanglots
le fufloquoient : je le raffurai, & lui promis de
ne rien tenter que de raïfonnable. Vainement
auroit-il cherché à me retenir plus long-temps ;
je me dérobai à fes fupplications affeueules,
& rejoignis mes Chevaux , mes Bœufs & mes
Chiens.
Déjà Keès avoit pris les devants : efcorté de
mes huit hommes dont l’un portoit le pavillon,
Je.me mis en marche, & perdis bientôt de vue
mon camp: ilfaliur remonter la rivière l’efpace
d’une lieue & demie pour la traverfer ; une pat-
L i]
Se
164 Vo vaAGs=
tie de mes gens qui m’avoient accompagné juf-
ques- là, rebroufèrent chemin , lorfque nous
eùmes gagné l’autre bord.
Nous quittâmes cette rivière, & prîmes notre
route droit au Nord-Eft : c’étoit, fuivant mon
fyftême qui s’accordoit aflez avec les éclaircif-
femens de Hans, entamer la Caffrerie par fa
plus grande profondeur ; nous marchions conti-
nuellement fous la même efpèce d’arbres (le Mi-
mofa Nilotica) dont toutes les parties du Canton
font pariemées ; la terre étoit couverte d'herbes
très-hautes qui nous fatiguoient extrêmement ; mes
gens en fouffroient plus que moi, attendu que
comme elles étoient en même-temps fort deflé-
chées , leurs jambes s’enfanglantoient à chaque
pas. Ils y remédièrent en fe faifant des bortti-
nes avec des peaux & des herbes treflées. Mes
Bœufs feuls paroïfloient charmés de l’aventure,
& , tout en marchant, fe faturoïient à leur gré,
fans avoir la peine de baïffer la tête jufqu’à terre.
Nous avions toujours fous les yeux des Gazelles
de différentes efpèces, notamment celles de Pa-
rade ou Spring-Bock; mes Chiens firent lever
une Outarde, que je tuai; elle formera encore
une efpèce nouvelle à décrire : plus groffe que
la Canne Pétière d'Europe, elle a le plumage
du cou par-devant, ainfi que la poitrine & le
ventre , d’un gris bleu uniforme. Toute la partie
fupérieure du corps , eft d’une teinte rouffâtre
pointillée , & rayée d’une couleur prefque noire ;
fon ramage imite aflez le cri du Crapaud, mais
il eft plus fort. |
Nous marchâmes ainfi pendant cinq heures
par une chaleur exceflive, qui nous força d’ar-
\
EN ÀÂÀAFRIQUE, 165
rêter ; nous étions, il eft vrai , continuellement pro-
tégés par des arbres affez rapprochés ; mais les
feuilles du Mimofa font fi petites & fi rares, que
fon ombre , qui ne noircit Jamais la place qu'il
occupe , doit être à-peu-près comptée pour rien:
nous n’en rencontrâmes aucun autre dans toute
la plaine , & je remarquoiïs que les beaux arbres,
comme au Pays d’Auténiquoi , étoient adoflés
aux hautes montagnes qu’il falloit aller chercher
beaucoup plus loin.
Je m'étois apperçu, chemin faifant , que mon
Singe s’arrêtoit fort fouvent au Mimofa ; qu’il en
détachoit des épines dont ces arbres font garnis,.
& les mangeoït avec plaifir : je voulus partager
encore ce régal avec lui. Je m’en fiois à {on
goût. Les plus vertes de ces épines, les feules
qu’on puiflc manger , longues à-peu-près de deux
à trois pouces, font caflantes comme les afper-
ges. Je fus trompé dans mon attente ; je les trou-
vai d’abord agréables & fucrées; mais, le mo-
ment d’après, une odeur d’ail infupportable qui
me brüloit la bouche, & que le plus vigoureux
Marfeillois n’auroit pas fupportée , me les fit re-
jetter. Leur graine à laquelle Keëès fembloit don-
ner la préférence, opéroit le même effet {ur mon
palais. Cette odeur étoit fi forte & fi âpre, que,
de très-loin, les urines du Singe m’avertifloient
qu’il avoit mangé des épines du Mimoïfa.
Je trouvai fur cet arbre une Chénille magni-
fique , & de la plus grande taille : fon corps étoit
entouré de bandes d’un noir de velours fur un
beau fond vert. La Phalène qu’elle produit n’eft
pas moins brillante ; elles a les aîles prefqu’en-
tièrement blanches avec quelques bandes & des
L ij
166 VoYiÀiGE
taches brunes ; fon corps eft tellement velouté,
qu'il en paroît cotonneux. J'ai eu plus d’une
fois occalon de remarquer dans la fuite, que
lorfque le Mimofa fleurit (c’eft ordinairement
aux approches de Janvier), fes fleurs font cou-
vertes de quantité d’iniectes de différentes efpè-
ces : auf les Cantons où croiffent ces arbres
font-ils ceux où l’on rencontre en plus grande
abondance une partie des différens individus qui
compofent cette clafle de l’Hiftoire naturelle,
& , par une conféquence nécélfaire ; une infinité
d'oifeaux attirés par ces infeétes dont ils font
leur principale nourriture.
Je profitai de cette première ‘halte , pour écor-
cher l’Outarde que J'avois tuée : {a “chair fervit
À mon repas; ma fuite dîna des provifions que
nous avions apportées ; mes Bœuf s’étoient fi
bien régalés chemin faifant, qu’à peine arrivés,
ils ie couchèrent, malgré la charge qu'ils por-
toient : on ne les voyoit point dans l'herbe, tant
elle étoit haute & fournie. Dans l'après - midi,
le ciel s’obfcurcit ; nous fûmes aflaillis par un
orage affreux, accompagné de tonnerré ; nous
n’en continuâmes pas moins notre route ; caf ,
ne voulant point décharger nos Bœufs avant la
nuit, & privés d’abris dans l’endroit où nous
avions dîné , la pluie ne nous eût pas plus épar-
gnés en reflant tranquilles qu’en marchant ; mais,
vers cinq heures du foir , nous nous fentions
tellement harraflés , qu'il ne nous fut pas poffible
d’allér plus loin : je fis dreffer fur le a ma
canonnière. On alluma de grands feux ; lorique
nous nous fümes féchés, je gagnai mon gfre,
& mèês gens s’arrargèrent comme ils purent fous
EN ÀÂFRIQUE. 167
leurs peaux & leurs nattes, qu’ils inclinoient du
côté de la pluie, à-peu-près comme on place
des perfiennes ou des abats-jours pour fe ga-
rantir des ardeurs du foleil. L’humidité de la
terre eut bientôt pénétré la couverture de laine
fur laquelle je m'étois vainement étendu pour
repoler ; & la pluie qui tomba fans relâche,
s’infiltra de tous côtés dans la toilé de ma tente:
je fus inondé aufi-bien que mes gens : nous
nous réunîmes avant la pointe du jour pour partir.
Hans m'avoit averti que nous ne devions pas
être fort loin d’un Kraal de Caffres détruits par
les Colons ; le lever du foleil avoit diflipé les
nuées ; je repris courage , & je réfolus de mar-
cher jufqu’à ce que nous trouvaflions ce Kraal
qui nous promettoit un abri commode ; mais {ept
heures de marche , trois lieucs à faire encore
pour arriver jufques-là, nos Bœufs excédés de
fatigue , l’approche du foir, & fur-tout le voi-
finage d’un charmant ruifleau , m’engagerent à
planter le piquet.
Le Mimofa devenoit de lieue en lieue plus
rare , plus petit & plus rachitique que dans le
terrein que nous avionslaiffé derrière nous; l'herbe
étoit aufi moins haute : à la vérité, nous nous
trouvions fur une terre plus élevée. De notre
campement , mes gens me firent appercevoir
dans le lointain une montagne fort haute qu'ils
croyoient reconnoître ; je la diftinguai mieux avec
le fecours de ma lunette ; elle étoit la plus voi-
fine du camp de Koks-Kraal, & je l’avois plus
d'une fois arpentée dans mes chafles ; elle pou-
voit être à douze ou quinze lieues de nous.
Loriqu'on eut déchargé les Bœufs & dreflé
LU. :
168 VovaAGEe
ma tente, je fuivis, en me promenant , les bords
du ruiffeau, qui, probablement après bien des
détours , alloit fe perdre dans la rivière Groot-
Vis. J'abattis un oïfeau rare & nouveau pour
moi : c’étoit un Coucou; malgré {on affinité avec
celui dont j'ai parlé, & qu’a décrit Buffon, fous
le nom de Coucou Verd-Doré du Cap, j'ai de
fortes raifons d’en faire une autre efpèce. Son
ramage d’ailleurs eft tout-à-fait différent ; fa fe-
melle!, plus rufée , me fit perdre beaucoup de
temps à la pourfuivre ; fon manège, que je pour-
Re comparer à celui d’une Coquette, m ’offroit
à tous momens beau jeu pour mieux tromper
ce elpoir. Quand je croyois Ja tenir, elle vo-
loit au moment précis à vingt pas plus loin , pour
recommencer fes agaceries : après m'avoir ainfi
leurré pendant plus d’une heure , elle gagna l’é-
paifleur du bois, & j’en fus pour mes fraix.
. J’arrivaiau campement en même -temps qu'un
de mes chafleurs qui rapportoit une Gazelle Gnou
qu'il avoit tuée. C’eft M. Gordon qui, le pre-
micr , a fait connoître cette charmante & rare
ce La defcription qu’il en avoit envoyée
à M. le Profefleur Allaman, & que ce Savant
: publiée , eft de la plus ‘grande exactitude.
On regrette cependant que la figure qu’on en
a donnée en même-temps , foit défeétueule &
mal rendue. Cet animal qui, par lés formes,
reflemble à un petit Bœuf, ne fe fait pas mieux
connoître au les piandhés de la traduétion
Françoife du Doéteur Sparmann, en ce que
l'Auteur de ces planchés ou des deflins qui les
ont produites, non content de lui donner l’en-
colure & la crouppe du Cheval, a encore ajouté
F
ENVATRIQUE. 169
fa queue ; ce qui n’eft pas vrai, le Gnou ayant
précifément celle du Bœuf. Les Hottentots nom-
ment cette Gazelle Now , précédé du clappe-
ment de la feconde efpèce que j'ai indiqué plus
haut. C’eft probablement ce clappement qui a
engagé le Colonel Gordon à ajouter un G au
nom propre ; ce qui produit à-peu-près la même
manière de le prononcer. Le Docteur Sparmann
écrit Gnu,, parce que l’U Suédois & Allemand
fe prononce Ou. Les traduéteurs devroient pren-
dre en confidération ces petites différences qui
peuvent occafonner des erreurs , relativement
aux noms propres des animaux qu’il eft eilen-
tiel de ne pas défigurer.
Cette nuit fut tranquille ; nos Bœufs étoient
attachés près de nous avec leurs grandes cour-
roies , &'nos Chevaux avec leurs longes. Le
hurlement de quelques Lions, qui fe faifoient
entendre dans les montagnes, ne nous allarmoit
point pour eux : en général, nos inquiétudes
& nos embarras a cet égard, avoient diminué
en proportion du train qui nous fuivoit.
Le 5 du mois, étant partis de grand matin,
nous arrivâmes au Kraal des Caffres que nous
avions cru rencontrer la veille ; nous n’y trou-
vâmes pas un feul Habitant ; la plupart des
huttes étoient encore entières ; quelques - unes
feulement avoient été brülées : j'en vis fept,
rapprothées & grouppées. Le furpius , qui pou-
voit monter à cinquante ou foixante , étoit épars
de côté & d’autre dans l’étendue d’une demi-.
lieue. C’eft là que je m’appercus pour la pre-
mière fois que ces peuples font un peu cuiti-
vateurs ; ils fèment une efpèce de milliet, connu
370 VOYAGE
fous le nom de blé Cafe. Pour la plus grande
facilité de l’exploitation , chacun chaiïfit le ter-
rein qui lui paroît le plus favorable à fes vues,
& place fa hutte au centre : c’eft pour cela que
les Kraals ne font point dans une feule & même
place, comme ceux des Gonaquoïs ou des Hot-
tentots. Il éft probable que ceux chez lefquels
nous étions, avoient été furpris par les Colons;
car nous trouvions de tous côtés des cadavres
& des membres épars, que les bêtes féroces
avoient à moitié dévorés. Plufieurs champs de
blé étoient en état d'être récoltés ; mais la foule
des Gazelles qui abondent auffi-tôt qu’elles ne
font plus effrayées par des épouvantails, les
avoient endommagés : on lâcha mes Bœufs, qui
achevèrent le dégût.
Quant à nous, nous nous établîmes, moi dans
ta tente, mes "Hottentots dans les fept huttes
dont ils s’emparèrent : le fite me paroïfoit fort
agréable ; je décidai que nous pañlerions là plu-
fieurs jours; on coupa de grofles branches avec
lefquelles ma tente fut fi bien mafquée, qu'il
eût été difficile de la découvrir. Nous avions
à deux pas, un ruiffleau dont les eaux limpidés
rouloient fur un fond de cailloutage ; quelques
Mimofa , çà & là diftribués, nous donnoient un
peu de fraîcheur. À cent pas de notre camp,
nous pouvions jouir, au befoin , d’un abri plus
délicieux dans une forêt immenfe de fuperbes
& grands arbres. J’allois m'y promener, {ur-tout
dans la plus grande chaleur du jour ; divers fen-
tiers qui fe croifoient en mille fens divers, dé-
notoient clairement que ces lieux avoient été de-
puis long-temps très-fréquentés.
SNA GRA QU. Gr
_ J'y reconnus plufeurs arbres que j'’avois déjà
rencontrés dans le Pays d’Auténiquoi Le Stini-
Houtt (bois puant) abondoït de tous côtés : on le
rencontre auf, comme je l'ai fait remarquer,
dans la Baie Lagon , d’où les Habitans du Cap
le font venir pour le travailler, & l’employer
à l’'ébénifterie ; mais les fraix qu’occafonne l’é-
loignement, le rendent très-rare & très-cher. Ou-
tre qu’il eft fulceptible dé recevoir le plus beau
poli, il a le mérite d’être inacceffible aux at-
teintes du ver. À mefure qu'il vieillit, il prend
une couleur marron, dont les veines, fort lar-
ges, fe nuancent d’une teinte plus ou moins fon-
cée. Lorfqu’on le coupe, & qu’il n’eft pas en-
core fec , il répand une odeur d’excrémens qui
caufe des naulées, principalement dans les temps
humides, & lorfqu'l eft imprégné d’eau. Il perd
cette mauvaïfe qualité, à melure qu'il fèche :
comme tous les arbres lourds & compaëtes, il
croît lentement ; il s'élève , groflit, & dépañle les
plus hauts chênes.
Je remarquai auffi le Geele- Houtt (bois jaune).
Il tient fon nom de fa couleur. On en fait moins
de cas que de l’autre pour les meubles ; mais
comme il eft d’une belle forme & facile à débi-
ter, On en fait de fuperbes mâdriers, des pou-
tres & des folives pour la bâtiffe. Il donne des
fraits jaunes de la groffeur des mirabelles, mais
couverts de tubercules afflez épaiffles L’amande
. du noyau qui eft fort dure, eft la feule chote
qu’on puille manger.
Un autre arbre Roye-Houtt (bois rouge) tire
__ encore fon nom du rouge foncé de fon écorce;
_ elle eft épaiffe, mais fort tendre, & l’on pour-
172 VoYaAGE
roit en extraire la teinture. Son fruit, de la grof-
feur d’une forte olive, eft également rouge, Lorf-
qu’il eft mûr, on le mange avec plaifir, & les
Habitans en font une efpèce d’eau-de-vie.
Je m'arrêtai devant un Kaerfin- -Boom (ceri-
fier), qui n’eut d'autre mérite à mes yeux, que
de me rappeller le jour, le lieu où j'avois tué
mes quatre Elépkhans. Je me fouvins qu'ils en
mangeoient avec plaifir les fruits & les feuilles.
Je ne les avois point encore goûtés. Je faifis
vie occalion qui les mettoit fi bien à ma por-
, & je jugeai qu'il falloit être Eléphant foi-
même pour trouver ces fruits fu pportables.
Mes Hottentots me firent remarquer un arbre
que je n’avois pas encore vu, & qui ci-devant,
étoit, à ce qu'ils me ditenth aflez commun
dans les Colonies. On le deftinoit, de préfé-
rence, au charronnage ; mais exclufivement pour
Ja Coipaemie : qui avoit fait des défenfes expref-
les & très-févères de l’employer autrement qu’à
Ton fervice. Cette exclufion a caufé fa ruine,
& l’on n’en voit plus que dans les lieux éloi-
onés des Colonies. D'un autre côté , l’indolence
des Colons l’a laïflé tout-à-fait périr; de telle
forte qu’on le regarde maintenant comme une
efpèce perdue. On nomme cet arbre au Cap,
Boeken-Houtt.
La Caffrerie offre fouvent, dans le voifinage ,
des petites rivières, & dans les endroits maré-
cageux , des arbres très-reflemblans à nos Sau-
les. J'y ai fouvent aufli rencontré des Amandiers
fauvages (W/ilde- Amandel) , dont les feuilles étroi-
tes, & les fruits de la même forme que les nôtres,
n’en difléroient que par le rouge-brun de leur brou.
EN LA Fi E ONU EE 173
Hi appartiendroit à un Botanifte éclairé, de
parcourir la belle contrée que je décris; il Y
trouveroit certainement des objets dignes de fixer
fon attention, & qui tourneroient au profit de
la Science. Pour moi, je ne marrétois qu’à ce
qui me paroïffoit extraordinaire , & que je n’a-
vois point encore vu. Incapable d'afigner aux
plantes, aux arbuftes, aux arbres, leur vérita-
ble mérite, je n’étois guères émerveillé que des
différences frappantes , telles , par exemple,
qu’une moufle ou lichen jaune qui les garnit ;
toutes les pouffes de fes brins portant fouvent
dix àdouze pieds de long. Mes gens, dans leur
langue , le qualifioient de chevelure ; dans cer-
tains Cantons , les arbres en étoient tellement gar-
nis, qu’on ne diftinguoit ni tronc , ni branche , ni
même une feule feuille ; ce qui me paroifloit
bien extraordinaire.
Cette moufle m'a fingulièrement fervi dans
l’apprêt de mes oifeaux : je conieille fort aux
Oruythologiftes , à qui il prendra fantaifie d’aller
vifiter cette partie très - curieufe de l’Afrique,
de s’épargner l’embarras des étoupes , du coton
& autres ingrédiens {emblables. Afin de m’ap-
provifionner pour tout mon Voyage , dans la
crainte de n’en plus retrouver ailleurs, je fis
abattre , ici même, un de ces arbres, & on le
dépouilla de toute fa chevelure. La plus déliée
eft en même-temps la plus jeune & la plus courte ;
celle de fix ou dix pieds eft plus dure , & ne
peut guères lervir que pour les NijadrupÊdes êc
de très-gros oïfeaux.
On trouve aufli prefque par-tout des Liannes,
qui, parvenues juiqu’aux fommets & aux moin-
174 VOYAGE
dres branches des arbres, laifent tomber des filets
qui pendent jufqu’à terre. "l'rès-foibles dans leurs
commencements , ils atteignent à la longue juf-
qu’à la grofleur du bras, comme ceux qu’on voit
en Amérique. Ces filets font innombrables , ils
ne portent point de feuilles ; les Naturels de ce
Pays les nomment Bavyians - Touw (cordes du
Bavian) , parce que les Singes s’en fervent pour
grimper au fommet des arbres, & arriver au
fruit de la Läianne, qui ne croît qu'aux ex-
trémités de la plante, à la nañlance des filets.
Ce fruit, de la groffeur de la cerile & d’un rouge
cramoif, dont les oïfeaux, notamment les! T'ou-
racos , font très-friands , renferme dans fa ‘pulpe
quelques femences rondes & plates : je parle ici
de l’efpèce particulière de la Lianne , à laquelle
on a donné le nom de raïfin Sauvage, à caufe
de la reffemblance de fa feuille avec celle de
la vigne. Ces cordes naturelles peuvent aifément
foutenir un homme , fi la branche de laquelle
elles defcendent, eft affez forte. Cette cerile eft
très-bonne , & propre à donner de l’eau-de-vie.
En confiture , elle vaut mieux encore ; jai fou-
vent imité les Bavians, & grimpé par. Les cordes
aux fommets des arbres, pour en cueillir les fruits,
quelquefois pour y chercher des intectes.
Au iurplus, ces bois étoient peuplés de deux
efpèces de Gazelles peu farouches , le Bos-bock
que je connoïflois d’ailleurs , & celle nommée
par les Hottentots, Noumees. Je n'avois fait
qu'appercevoir celle-ci dans le Pays d’Auténi-
quoi ; elle n’eft pas rare, mais 1l elt difficile de
Papprocher afflez pour la tirer. Elle ne fe mon-
tre poiat non plus en plaine , & fe tient au con-
EN À FRIQUE. 175
traire cachée dans les taillis & la plus profonde
épaifleur des forèts ; elle porte tout au plus douze
à quinze pouces de hauteur ; le mâle a des cor-
nes droites , liffles & faillantes d’un travers de
main. Ce petit animal eff d’une couleur gris-de-
fouris ; il prend une teinte rouffâtre fur l’épiné
du dos: le ventre & l’intérieur des jambes font
blancs :il fuit de voir l'élégance de fa forme,
pour juger de fa légèreté ; il fe livre à des bonds
qui furprennent , il fe blottit comme un Fièvre.
Lorfqu’on a pu l’approcher , & qu’on en eft ap-
percu , il part avec la rapidité de léclair, &,
s’arrêtant à quelque diftance , il examine le Chaf-
feur ; c’eft le feul moment de le tirer : encore
faut-il le faifir ; car ce n’eft qu’un moment. Son
cri, que je devrois nommer fon ramage , eft
fort long & très-aigu : j'eflayerois vainement de
le rendre ; il commence par un fifilement coupé
de fons pareils à ceux d’un tambour de bafque
garni de fes grelots, & fes {ons chevrotés les
imitent affez bien. On ne conçoit pas qu’un fi
petit animal puille faire à lui feul un bruit auffi
fort ; je croyois rêver, lorfque je l’entendis pour
la première fois. Du refte fa viande, la plus dé-
licate de toutes les Gazelles , étoit pour nous
un manger friand : je donnerai la figure & la
defcription de cet animal.
Eatr’autres oifeaux neufs de ce Canton, je
tirai un petit Aigle qui avoit une huppe fort
. Jongue & pendante derrière la tête , & je nom-
mai Martin -Chaffleur un autre oïfeau, à caufe
de fon analogie , quant à la forme, avec celui
nommé ÂMartin- Pécheur : fon béc allongé eft
rouge ; le dos , les aîfles & la queue font d'un
176 V,0 Y A GLE,
bleu vifs il vit d’infeétes, n’habite que les bois,
& fait fon nid dans des creux d’arbres : ‘je n'ou-
blierai pas ce bel animal dans mon Ornythologie.
Il ne nous arriva rien de remarquable dans ce
campement : tant que dura notre féjour, nous
éprouvâmes, tous les foirs, régulièrement entre
trois & quatre heures, des orages qui nous incom-
modèrent peu , parce qu'ils ne duroient pas long-
temps; mais le o du mois, nous pliâmes enfin
bagage, & reprîmes notre route. Mes Hotten-
tots , {uivant leur ufage de donner aux lieux le
nom d’un événement qui s’y foit pañlé, avoient
nommé le Kraal que nous quittions, le Camp du
mnaffacre. Nons avançcâmes droit à l'EÂt, & tra-
verlämes un Canton dont toutes les herbes avoient
été la proie des flammes. Une nouvelle verdure
qui commencoit à pointiller, nous offroit le: plus
beau tapis verd : nous rencontrions, à chaque
pas, des troupes de Spring-Bock ; de Gnous &
d’Autruches : comme nous avions plus de vivres
qu’il ne nous en falloit, nous ne tirâmes point
fur les Gazelles ; j’envoyai feulement quelques
coups de fufil aux Autruches ; mais trop méfan-
tes pour fe laiffer joindre d’aflez près, je-ne réufflis
à en abattre aucune. À mefure que nous avan-
cions, les Gazelles fe réunifloient jpour nous voir
pafler; la chaleur étoit exceflive, & la tranipi-
ration fi abondante , qu’il s’élevoit un nuage de
vapeurs du milieu de ces troupes innombra-
bles. Je tirai, en marchant, aflez de perdrix
pour le dîner de tout mon monde. Nous ne nous
arrêtâmes pour les apprêter qu'après cinq gran-
des heures de fatigue. L’orage furvint à l'or-
dinaire , & fervit à nous rafraîchir ; tous ces can-
| | tons
E Nu À E'D:E QUE. 177
tons étoient marqués de pas de Bœufs à la vé-
rité fort anciens ; mais j'étois furpris qu’un aufl
beau pays fût entièrement délert, & que nous
ne rencontraflions pas un feul Caffre, Hans pré-
tendoit que l’allarme avoit été trop générale ;
& , quoique nous euflions déjà fait trente lieues,
je commencois à défefpérer de rencontrer au-
cun Kraal : tout annoncoit que ces peuplades
s’étoient retirées fort avant vers le centre ; ou,
s’il arrivoit que nous fiflions quelque découverte ,
ce ne pouvoit être que des efpions des Hordes,
qui, dévoués au bien général, rôdoient dans la
campagne , ou fe tenoient cachés dans des em-
buicades.
En caufant familièrement avec mes gens, j'ap-
perçus une petite troupe de Gazelles, qui, fri-
{ant notre côté , détaloient à toutes jambes : une
meûte de dix-fept chiens fauvages étoit à leur
pouriuite. À l’inftant je fautai fur mon Cheval,
_ & piquai des deux pour défendre les Gazelles,
& attaquer les chiens : malheureulement je per-
dis bientôt de vue les uns & les autres. Les
cailloux recouverts par l’herbe , contre lefquels
mon Cheval heurtoit à tous momens, faillirent
à nous rompre le cou à tous les deux ; je re-
tournois bride , pour rejoindre mon monde, lorf-
qu'il s’éleva .. dans le même moment, une Au-
truche à vingt pas de moi. Dans le doute fi ce
n’étoit point une couveule, je m’empreffai d’ar-
river à l'endroit d’où elle étoit partie, & je trou-
val effeétivement onze œufs encore chauds, & qua-
tre autres diiperfés à deux & trois pieds du nid.
J'appellai mes compagnons, qui accoururent à
linftant ; je fis cafler un des œufs chauds ; nous
Forme EH M
178 Vovy2x:é6rer
trouvâmes un petit tout formé, de la groffeur
d’un poulet prêt à {ortir de fa coquille. Je croyois
tous les œufs gâtés ; mes gens penfèrent bien dif-
féremment; chacun s’empreffa de tomber fur le
nid ; mais Amiroo s'empara des quatre autres,
voulant m’enrégaler , & m’aflurant que je les trou-
veroïs excellens. C’eft alors feulement que j’ap-
pris de ce Sauvage , ce que mes Hottentots eux-
mêmes ignorolent, ce qui n’eft point connu des.
Naturaliftes, puifqu’aucun que je fache n’en a
parlé, & ce que j'ai eu plus d’une fois dans la
fuite l’occafñon de vérifier : favoir que l’Autru-
che place toujours à portée de fon nid*un cer-
tain nombre d’œufs proportionné à ceux qu’elle
deftine à l'incubation. Ces œufs n’étant point
couvés , fe confervent frais très-lons-temps, &
l'inftinét prévoyant de la mère les deftine à la
première nourriture de ceux qui vont éclore,
L'expérience m'a convaincu de la vérité de cette
affertion ; & , toutes les fois que j’ai rencontré
des nids d’Autruches, plufeurs œufs en étoient
féparés comme à celui-ci. Lorfque je donnerai
la defcription des mœurs de ce fingulier animal,
je m'’étendrai davantage fur cet article intéreffant.
A fept heures & demie du foir, je fis arrêé-
ter près d’une lagune confidérable , formée des
eaux de l’orage. Nos bœufs en avoient manqué
à la halte du midi, & rien ne m’afluroit que
je duffe en trbbver plus loin. Les feux faits,
chacun accommoda fes œufs à fa manière ; on
enleva la calotte de l’un de ceux qui m’étoient
réfervés ; on y introduifit un peu de graïffe après
l'avoir enterré à moitié dans des cendres brû-
lantes ; & le remuant avec une petite cuillière
V
ENT NÉRTOLE 179
de bois, ôn en fit ce qu’on appelle un œuf
brouillé, qui , fi ma mémoire eft fidèle, pou-
voit équivaloir au moins à deux douzaines d'œufs
de poules. Malgré la voracité de mon appétit,
& le goût exquis de ce nouveau mêts, je ne
pus en manger que la moitié ; plufieurs de mes
gens , après Avoir Ôté le petit qu'ils trouvoient
dans le leur , faïloient une omelette du refte :
je les examinois en les plaifantant fur ces fins
ragoûts d'œufs couvés ; je ne pouvois croire
qu'ils ne fuflent pas infects ; j'en voulus goù-
ter : fans la prévention qui m’aveugloit, je ne
leur aurois pas trouvé de différence avec le mien,
& j'en aurois mangé tout comme eux. |
La foirée fe palñla fort gaîment : il n’en fut
pas ainfi de la nuit ; les aboïiemens continuels
de nos chiens nous tinrent tous éveillés ; l’in-
quiétude que nous caufoit leur vacarme, étoit
d’autant plus forte , qu'aucun autre bruit ne frap-
poit nos oreilles. Ce n’étoit donc aucune bête
féroce ; elle fe fût décelée tôt ou tard ; nos foup-
cons s’arrêtèrent fur les Sauvages, & je craignis
quelqu’embufcade. Le jour parut enfin, mais il
ne ramena pas la tranquillité ; nous furetâmes
inutilement de tous côtés ; nous ignorions fi c’é-
toient ou des Caffres ou ces Pirates de Boffif-
mans. Le terrein aride & les herbes fèches fur
léfquels nous étions campés, ne nous permet-
toient pas de découvrir leurs traces : ainfi le 10,
fans avoir appris davantage, nous partimes, en
nous orientant toujours à l'ER. Cette dire&tion
nous conduifit dans un canton où les Mimoia
fe trouvèrent én fi grande abondance, fi hauts
& fi touffus, qu'ils formoient une véritable fo-
M ji
180 VovAGE
rêt. Après l'avoir traverfée , nous rencontrâmes
une petite rivière que nous eûmes l'avantage
de pouvoir pañler à gué ; nous fuivîmes fes bords
pendant l’efpace dé deux grandes lieues, après
quoi nous campämes , lorfque nous vîimes que
nous allions êtr. furpris par la nuit.
J'avois été averti par notre guide que, trois
lieues plus loin ,; nous rencontrerions enfin le
Kraal de ces Caffres qui m’avoient follicité de
me rendre chez eux : je défirois d’autant plus
de le voir, qu’il étoit très-ancien, très-curieux ;
que rarement cette place, fort commode & très-
connue des Sauvages , reftoit vacante ; & que
la Horde de ceux-ci étoit fort nombreufe. Pour
ne pas nous trahir nous-mêmes , je défendis de
tirer un feul coup de fufñl fur le gibier ; je fis
dreffler ma tente , allumer du feu , & nous y
reflâmes autour fort avant dans la nuit : après
quoi, pour tromper l’ennemi à la parole de qui
je ne me fois qu'avec prudence, lorfque j’eus
fait jetter de nouvelles branches dans ces feux
pour l’alimenter jufqu’au jour , nous allimes nous
établir & nous coucher fur des nattes. à cin-
quante pas plus loin. Notre fommeil ne fut point
interrompu ; le lendemain , Hans fe détacha avec
deux de mes Hottentots bien armés pour aller
en avant ; je leur donnai rendez-vous à deux
lieues plus loin, c’eft-à-dire à une lieue de ce
Kraal, & leur dis de venir aufli-tôt m'y ren-
dre compte de ce qu'ils auroient vu. Ils furent
de retour à deux heures, & m’apprirent, avec
un étonnement mêlé de douleur, qu'ils l’avoient
effectivement trouvé en fort bon état ; mais qu’il
étoit , comme les autres, abfolument déferté.
SN AURA QUE 181
Alors je continuai ma route jufques là , & nous
primes pofleffion de ce nouvel Empire. Il étoit
ample & vañfte ; nous trouvâmes plus de cent
Huttes très-anciennes , & folidement conftruites ;
elles étoient efpacées à la manière ordinaire : il
étoit probable que les habitans avoient pris l’al-
larmè mal-à-propos:; nous n’appercûmes aucun
débris , & pas un feul cadavre. Ils avoient oublié
dans une de ces Huttes, deux Sagayes dont le
fer étroit rouillé, & dans un autre, un petit ta-
blier de femme , des outils de bois pour le la-
_ bourage , & quelques bagatelles de peu de con-
féquence. Je m’emparai de ces divers objets.
Les petits champs de bled n’offroient point comme
dans le premier Kraal où nous nous étions ar-
rêtés , l’image de la défolation & du malheur :
il paroïfloit au contraire que la récolte en avoit
été paifiblement enlevée. Nous décidâmes que
nous nous arrêterions là pendant deux ou trois
jours , afin de diftribuer au loin quelques pa-
trouilles , & de voir fi dans les environs nous ne
découvririons point quelques Caffres, Je favois
fort bien qu’en tirant direétement au nord, je
tombois dans le centre de la Caffrerie : c’eft ce
que je voulois éviter fans cefle, préférant de
gagner peu-à-peu par de longs circuits, & de
ne me haïarder qu’en proportion des dangers que
J'appercevroïs, ainfi que des connoïflances que
je feroïs durant la route.
Toutes nos recherches & toutes nos rufes n’a-
boutirent à rien : nul Caffre ne fe préfenta.
Je ne diffimulerai point que d’après mes pré-
jugés perfonnels, & les defcriptions faftueufes de
la magnificence & du luxe des Defpotes Afiati-
M ü
182 VoyYaAGEz
ques, j’avois penfé que j'en retrouverais au moins
J'efquifle dans les Etats d’un Roi des Caffres :
c’étoit ce qui.m'avoit fuggéré le plus vif défir
de voir Pharoo ; mais ma curiofité n’avoit plus
le même aliment, depuis que les derniers hôtes
que J'avois recus dans mon camp , & qui demeur-
roient ordinairement près de lui, m'avoient ap-
pris que cet homme , fans aucune fuite particu-
lière , habitoit, comme le dernier de fès Sujets,
une huite qui n’étoit ni plus grande , ni mieux or-
née que les autres; qu'il pouvoit, tout comme
eux, devenir très-pauvre, fi la mortalité s’in-
troduiloit parmi fes troupeaux ; que fes Sujets ne
lui devoient ni fubfides ni impôts ; qu’il n’avoit
nul droit d’attenter à leur propriété ; qu’en un
mot, ce n’étoit qu’un fimple Chef comme chez
les Hottentots ; que la feule différence remar-
quable entre ce Chef & les autres, étoit qu'il
commande à une Nation plus nombreule , & que
fa place eft héréditaire ; mais que néivé. d’ail-
leurs de tout autre décoration extérieure & de
tout appareil de royauté, il ne jouit que d’un
pouvoir très-limité.
D'après ces détails , mon imagination avoit
beaucoup rabattu des idées brillantes qu’elle s’é-
toit faites du Roi : ne pouvant rien gagner à le
voir , & défefpérant de le rencontrer, tous mes
vœux ne fe tournèrent plus que vers le vaiffeau
naufragé. Sur le rapport de mes Caffres, je n’a-
vois pas plus d’efpoir de me fatisfaire : cepen-
dant je tournois mes pas vers la côte . toujours
bercé de l'idée chimérique , que j'en obtien-
drois des nouvelles plus certaines.
Nous ne trouvâmes par-tout que des huttes
E N. À FR EQUE. 163
défertes ; nul Habitant , nulles traces d’humains
ne s’ofifrirent à nos regards. En revanche , le
Buffle, la Gazelle, & généralement toutes les ef-
pèces de gibier abondoient dans tous les lieux
que nous parcourions : ce qui prouve mieux
que de vains raifonnemens, que le Caffre n’eft
point autant Chaffleur que le Hottentot ; qu'il
vit moins que lui d’efpérance, & qu’il compte
plus fur fon blé & {ur fon troupeau , que fur les
reflources de l’adreffe & de fon habileté à manier
la fagaye & la maflue. Plufieurs Eléphans que
nous appercûmes, ne nous donnèrent pas le temps
de les joindre pour les tirer.
Depuis moñ départ de Koks-Kraal , j’avois
déjà fait , en oïfeaux , une colleétion fi confidé-
rable, que je ne favois plus où la placer : elle
éroit certainement plus embarraflante par fon vo-
lume que par fa pefanteur, quoique j’eufle tou-
_ Jours pris foin, après avoir apprêté chaque in-
dividu , de le coucher à plat pour ménager la place.
Le 15 , nous traverfâmes la petite rivière
que nous avions fuivie jufques-là, afin d’éviter
des montagnes ftériles & trop efcarpées qui fe
préfentoient à nous. Nous fûmes enfuite obligés
de décliner du côté du Sud, parce que, ne trou-
vant aucun chemin frayé, les circonftances &
le local déterminoïent feuls notre marche. Je fis
lever, à mes pieds, une grande Outarde, que
je tuai ; elle couvoit deux œufs, dont les petits
prêts à éclore, étoient entièrement couverts de
leur premier duvet. J’étois charmé que le ha-
fard m’eût procuré cet oifeau neuf pour moi ;il
me parut que le mâle & la femelle couvoient al-
ternativement leurs œufs, Celui que je venois de
M iv
104 V'ovr le al
mettre à bas étoit le mâle ; il portoit, derrière
Ja tête, une huppe très-grande & trè--touffue en
forme de capuchon. La femelle ne tarda pas à
venir fôder autour de nous; elle fembloit nous
oblferver, & jettoit de temps à autre un cri fort
rauque : je m'étois flatté de l’abattre ; c’eft dans
ce defféin qué j'avois laïflé les deux œufs dans
le nid ; mais comme, dans tous les environs,
il n’y avoit pas d’endroit où Je pufle me mettre à
Paffüt {ans qu'elle me vît, elle n’approcha point :
je renorçai à mon projet, & continuai ma route.
Il ef probable qu'il n’exiftoit pas un feul Catfre
dans toute la partie que nous avions traver{ée
jufqu'alors; car les coups de fufil que depuis
quelques jours nous tirions continuellement, foit
dans nos marches, foit dans nos divers campe-
mens , auroïient dù nous découvrir, & les amener
fur nous, puifqu'ils font fi peu craintifs. Nous
n'étions pas tous de même avis fur cet objet,
qui faifoit, durant la marche, la matière ordi-
maire de nos converfations : les uns prétendoient
qu'il devoit y avoir des Cafires ; mais que , n’étant
pas en force, ils n’ofoient fe montrer ; les autres
foutenoient qu’il n’y en avoit point, puifque nous
n’en étions pas affaillis ; mais lorfqu'il étoit quef-
tion de la conduite que nous devions tenir fi nous
en rencontrions, tous déraifonnoient, & formoient
les plans de défenfe les plus ridicules & les moins
praticables. Seul , je penfois qu’il falloit effuyer
la- première décharge fans ripofter , & tâcher
d’en venir, par la douceur , à des explications,
avant que de nous fervir de nos armes, qui.
nous afluroïient l'avantage , fi nous étions forcés
d'y recourir. Je ne doutois point que ce moyen
EN “A'FIRI QUE 105
ne réuffit , fi nous nous voyions attaqués pen-
dant le jour. Pour la nuit, c’étoit autre chole :
dans ce fage projet d’accommodement , je voyois
des difficultés prefque infurmontables, & c’étoit
pour éviter toute efpèce de malheur, que nous
avions conftamment pris le parti de coucher à
cinquante pas de ma tente, fur laquelle j'avais
grand foin de laiffer flotter mon pavillon, qui
s’'appercevoit d’affez loin. Cette petite rule nous
mettoit du moins à l'abri de la première furprite.
Nous ne ceffions point, pour cela, nos cour-
fes & nos chafles ; l’eau devenoit moins abon-
dante : je commencois à éprouver des craintes
terribles. Un jour que le temps étoit refté cou-
vert, Ce qui nous avoit procuré une marche
de plus de fix heures fort agréable & douce,
J'appercois Keès qui, tout-à-coup , s'arrête, &
qui ,; portant les yeux & le nez au vent fur
le côté, fe met à courir, entraînant tous mes
chiens à fa fuite, {ans qu'aucun d'eux donnûât
de la voix. Fionne de ce manège fi nouveau,
n'appercevant rien qui pût les attirer fi fingu-
lièrement, je pique des deux pour les joindre.
Que Jje fus étonné de les trouver raffemblés
autour d’une jolie fontaine éloignée de plus de
trois cents pas de lendroit d’où ïls venoient
de détaler ! Je fis figne à mes gens de s'appro-
cher : ils arrivèrent, & nous campämes près
de cette fource bienfaifante , qui se à fur le
champ , le nom du magicien qui l’avoit décou-
verte.
J'aurai plus d’une fois occafion de sriges
des circonftances dans lefquelles Pinftinét c
animaux que j'avois avéc moi, m'a rendu oi
166 LNVovAIS
fignalés fervices : ils m'ont tiré de plus d’une
angoifle cruelle , fous lefquelles J'aurois fuc-
combé fans leurs fecours. Je n’ai jamais douté
que l'homme n'ait reçu du Créateur, en égale
portion , les mêmes facultés ; fa corruption in-
fenfiblement lui a fait tout perdre. Les Sauva-
ges, d'autant plus près de la Nature qu'ils s’é-
loignent de nous, ont aufli les fens bien plus
fubftils : enfin, moi-même, & je me flatte d’inf-
pirer quelque croyance , après avoir pañlé cinq
ou fix mois dans les forêts & les déferts, lorf-
qu’à leur imitation , je préfentois le vifage de
côté & d’autre , j’étois parvenu à fentir, à de-
viner comme eux, fôit une rivière, foit une
marre : nous ne manquions Jamais d'y arriver.
Réfolu de pañfer la nuit à Keès- Fontein ) je
profitai de ces momens de repos, pour prépa-
rer l’Outarde que j’avois tuée. Des nuages amon-
celés dans le lointain nous annoncçoient un vio-
lent orage : je fis décharger les bœufs, & ma
tente fut dreffée.
La pluie vint en abondance avant la nuit;
mais elle ne dura pas long-temps : elle étoit à
peine ceflée , que déja je rôdois de côté &
d'autre pour épier de petits oïfeaux. Dans un
endroit peu écarté du campement, Je vis tout-
à-coup fe lever à mes pieds deux de ces Ser-
pens d’un jaune doré, communs, & fi connus
dans les Colonies fous le nom de Kooper-Capel.
Ces reptiles fe dreffèrent à ma vue, enflant
prodigieufement leurs têtes, & fifflant de ma-
_nière à m’effrayer. Je lâchai mon coup; je fa-
vois que la morfure de ces animaux eft mor-
telle, & que la faculté de s’élancer les rend
EN ÀÂFRIQUE. 187
d’autant plus dangereux. L’un des deux tomba
mort : l’autre rentra dans fon trou. Je m'aflu-
rai de celui qui me reftoit ; il avoit cinq pieds
trois pouces de longueur, & neuf pouces de
circonférence dans fa plus forte épaiffeur. Ou-
tre une infinité de petites dents très-aiguës, &
difficiles à diftinguer , qui garnifloient {a gueule,
il portoit de chaque côté de la mâchoire fupé-
rieure , à la hauteur des narines, un crochet de
cinq lignes de long, jouant dans fa charnière,
& qu'il pouvoit retirer comme les grifles du
chat ou du tigre. Mes Hottentots en caffèrent
un. Comme Jj’aimois beaucoup à les entendre
diflerter {ur l’Hiftoire naturelle, peut-être parce
que je trouvois plus de vérités dans les raifonne-
mens tout grofliers de l'habitude & de l’expé-
rience, que dans les ingénieufes fpéculations de
nos Savans, je leur fis, fur mon ferpent, des
queftions auxquelles ils répondirent d’une façon
plus fatisfaifante encore que je ne m'y étois at-
tendu. Ils ne manquèrent pas de me faire obfer-
ver , entr’autres fingularités , que cette dent creu-
fée en gouttière , étoit le conduéteur qui verfoit
le venin dans la plaie qu’elle-même avoit faite.
Telle eft, fi je ne me trompe, l’hiftoire du
Boicininga , autrement Serpent à fonnettes, que
_j’aifouvent rencontré dans l'Amérique méridionale.
\ Je remarquai, dans cette occafon , toute la
frayeur que ces animaux infpirent aux Singes:
il n’étoit pas pofhble de faire APPAOPRES Keës
du Serpent dont je venois de m ‘emparer , quoi-
qu'il fût entièrement expiré. Je parvins cepen-
dant, pour m’amufer un moment, à le lui at-
tacher à la queue : alors ne faïfant pas un mou-
188 VOYAGE
vement que le Serpent n’en fît un autre, il eft
aifé de juger à quels fauts, à quels bonds , à quelle
impatience , à quelle fureur fe livra mon Keès
pendant tout le temps que Jje laiffai fon fatal en-
nemi attaché à fa queue. |
Lorique la nuit fut clofe, nous appercûmes,
dans le lointain , un feu qui devoit être , autant
que l’obfcurité nous permettoit d’en juger, fur
le fommet de quelque montagne, à trois lieues,
plus ou moins, de diftance. Malgré cet éloigne-
ment, dont nous n’étions pas fdrs , mecs Hotten-
tots croyoient appercevoir Îles ombres de quel-
ques hommes qui pafloient & repañloient devant
le feu ; ma lunette m’eut bientôt convaincu qu'ils
avoient raïlon ; mais étoient-ce des Caffres ?
étoient - ce ces déteftables Boflifmans ; ennemis
de toutes Îles Nations indiftin@tement , voleurs
de profeflion, avec lefquels il n’y a aucune ef-
èce d’accommodement à efpérer ? Nous nous
‘arrêtâmes à ce dernier foupcon , attendu que
jamais les Caffres n’habitent la hauteur des’mon-
tagnes ; nous eümes la précaution d’éteindre nos
feux , & le refte de la nuit fe pafla tranquillement.
Le premier foin , à notre réveil, fut de tà-
cher de découvrir plus poñtivement d’où & de
qui étoient les feux que nous avions apperçus:
on ne pouvoit défirer de temps plus favorable
pour découvrir la fumée. Il nous parut que les
feux étoient éteints; elle ne fe montroit plus:
ainfi, privés d’un point fixe de dire&tion, nous
allions nous engager dans des gorges & des dé-
filés où nous rifquions de ne plus nous recon-
noître : cependant , comme mes gens, dans la
perfuafion que ce m’étoient point des Caffres,
A à DO à CD OM 10 ALU Lee 109
paroifloient répugner moins à fuivre notre route
de ce côté, aux rifques de tout ce qui pouvoit
en arriver ,s& que nos defleins nous y condui-
foient aflez naturellement, nous empaquetimes
à l’inftant nos équipages, & fîmes nos adieux
à Keës- Fontein.
Nous eûmes cher uné efpèce de bois
où les Mimofa Ent en fi grand nombre, tei-
lement épais & fi remplis d’ailleurs de brouflail-
les, qu'à peine pouvions-nous faire dix pas fans
être obligés de nous arrêter, pour nous frayer
un pañage. J’en étois cruellement contrarié , iur-
tout à caufe de nos bœufs qui s’écartoient fans
cefle pour fe tracer des chemins de côtés &
d’autres. Nous fortîmes à la fin de cette cruelle
forêt ; mais je fuis perfuadé qu’après tant de
fatigues, de tours & de détours qui durèrent
l’efpace de trois heures , nous ne nous trou-
vions pas à plus d’une lieue de Keëès-Fontein.
Nous avions devant nous un fourré à-peu-près
pareil à celui que nous venions de traverfer ;
pour l’éviter, nous le longeâmes, en prenant
notre direétion plus au Sud-Oueft.
Couverts de fueur & de pouffère, accablés
de chaleur, après plus de fix heures de marche,
nous nous Amétimes à côté d’une Lagune qui
fe préfentoit à nous fort à propos. Un de mes
chiens qui s’étoit confidérablement échauffé à la
pourfuite du gibier, faillit de périr ; je le per-
dois, fi Jan, qui l’apperçut dans l’eau , ne s'y
ft lancé fur le champ pour l’en tirer. J'appuie
fur cette circonftance , qui paroîtra tout au moins
indifférente au Sun des Lecieurs, pour éta-
blir un fait dont je n’ai été témoin qu’en Afri-
100 : VovyvAGE
que. Si-tôt qu’un chien très-échauffé fe jette à
Veau pour fe rafraîchir , il meurt le moment d’a-
près, s’il n’eft fecouru à temps. Dans une chafle
avec M. Boers, un grand lévrier précédoit fa
voiture d’une centaine de pas ; il entra dans un
petit rulfleau que nous devions traverfer après
lui; il expiroit lorfque nous arrivämes.
A peine campés & rafraîchis , j'envoyai quel-
ques Hottentots à la découverte du côté fur-
tout qui nous avoit inquiétés pendant la nuit.
En moins d’une heure, j’eus des nouvelles de
ce meflage. Je vis arriver un de mes gens ac-
“courant pour me dire qu’il avoit apperçu une
troupe de Caïfres en marche. Aufli-tôt il nous
conduifit Hans & moi par des détours , & nous
mit à portée de nous inftruire, par nos yeux,
de ce que ce pouvoit être. Nous vîmes , en effet,
dix hommes qui conduifoient paifblement quel-
ques bêtes à cornes : n'ayant rien à craindre
d’un fi petit nombre, nous nous préfentâmes à
une certaine diftance. Le premier mouvement
de ces gens effrayés, fur-tout par nos armes à
feu, fut de prendre la fuite; maïs Hans leur
criant, dans leur langue, qu’ils pouvoient s’ap-
procher avec confiance, les fit arrêter fur le
champ : il fe détacha pour aller leur parler.
Lorfqu’il les eut convaincus que Jj'étois l’ami
des Cafres, ils approchèrent tous : je les reçus
familièrement, & leur préfentai la main en les
faluant d’un tabé. Leur frayeur difparut à la
vue de ma barbe; ils avoient ouï parler de
moi par ceux que j’avois reçus dans mon camp
de Koks-Kraal. L'un deux étoit de la connoif-
fance de Hans,. qui lPavoit vu dans fon pays.
EN AFRIQUE. TOL
Je les ramenai tous à mon campement avec
leurs beftiaux , & je les régalai de tabac & d’eau-
de-vie. Ils me montroient mon pavillon pour
me faire comprendre qu'ils étoient bien inftruits ;
ils s’'étonnoient de ne point voir mes voitures &
foute ma troupe ; mais ne voulant pas qu'ils
fuffent à quel point ils étoient redoutés des Hot-
tentots, je leur fis entendre que Javois voulu
faire feulement une petite tournée dans leur
pays, pour y prendre langue , & le parcourir
enfuite plus à mon aife.
Ils me parurent empreflés de favoir où fe
trouvoient atuellement les Colons ; s'ils les
cherchoïent encore ; en un mot, quelles pou-
voient être leurs intentions. Je les inftruifis là-
deffus comme îil convenoit que je le fifle. J’a-
vois vu les Colons retirés tous au Bruyntjes-
Hoogte , s’y tenir fur la défenfive, & agités
de terreurs non moins fortes, que les Cafñfres
mêmes. Ceux-ci venoient de m'’apprendre que,
pour regagner les Hordes de leurs Nations les
plus voifines , il leur falloit encore, de len-
_ droit où j'étois, cinq grandes journées de mar-
che : ainfi , calculant la diftance qui les fépa-
roit les uns des autres, & qué je portois à-peu-
près à une foixantaine de lieues, je pouvois,
fans les tromper, diminuer leur crainte , & leur
faire entendre que les Colons n’étoient , ni en
état, ni dans la difpoñtion d’entreprendre un
fi long voyage. Cette déclaration les raflura. Ces
pauvres gens étoient trop malheureux pour ne pas
exciter ma pitié ; jamais les Caïfres n’avoient été
moleftés comme ïls l’étoient alors : outre les
pertes èn hommes & en beftiaux qu’ils avoient
e
102 VOYAGE
efluyées de la part des Blancs, ils en faifoient
encore journellement. du côté des Tamboukis,
Nation voifine, qui, profitant de leur fituation
critique, Îe répandoient dans pluñeurs cantons
de la Caffrerie , égorgeoient tout ce qui s’offroit
à leur rencontre. Aiïnfi, preflés des deux côtés
par cette diverfion , les Caffres manquant de
muniuons de guerre , & hors d'état de fe dé-
fendre , battoient en retraite le plus qu'il leur
étoit poflible , & s’enfoncçoient au plus loin vers
le Nord, pour éviter. deux ennemis auxquels ils
ne pouvoient rélifter. Un troifième non moins
«redoutable , le Boflifman, les pilloit &.les maf-
facroit par-tout où 1l les rencontroit, |
J'étois étonné , d’après ce que m’avoient ap-
pris ces gens, qu’ils fe fuflent f fort éloignés de
leurs hordes ; qu'ils erraflent à l'aventure , ans
trop favoir où porter leurs pas : ils me dirent
qu’au moment de la première incurfon des Blancs,
on avoit fait refluer précipitamment & pêle-mêle
tous les troupeaux, foit du côté de la mer,
{oit dans d’autres endroits enfoncés de la Caffre-
ne; mais que n’entendant plus parler d’hoffilités
nouvelles, ils avoient rifqué de quitter leurs
hordes, & d’aller reconnoître & ramener les bef-
tiaux difperfés à l'aventure. Îls en avoient, en
effet, une trentaine avec eux. Lorfque je leur
parlai des feux que nous avions appercus pen-
dant la nuit, ils m'’aflurèrent que c’étoient les
leurs ; mais qu'ils n'avoient point vu les miens,
qui les auroient fort inquiétés. Je les queftion-
nai auf fur le navire naufragé ; ils ne firent
que me répéter ce que m'avoient appris les au-
ures ; c'efi-i ä-dire que ce navire avoit effeétive-
ment
EN ÀAFRIQUE. 193
ment péri au-deffüs des côtes de la Caffrerie.
D'après ces indices, je jugeois que ce malheu-
reux événement étoit arrivé au-delà du pays des
Tamboukis, à la hauteur de Madagaicar , vers
le canal de Mofambique. Ils ajoutoient que, fans
favoir les difficultés qu’on pouvoit rencontrer,
après leurs limites , il falloit entr’autres rivières ;
en franchir une trop large pour la traverfer à la
nage ,ou bien remonter beaucoup au Nord pour
la trouver guéable ; que cependant , on avoit vu
plufñieurs Blancs chez les Tamboukis ; que pour
eux ils avoient échangé quelques marchandifes
avec les mêmes ‘T'amboukis, & fur -tout beau- .
coup de cloux provenus du déchirage du navire ;
‘mais qu’étant maintenant en guerre avec ces Peu-
ples , ils ne pouvoient plus en tirer le fer dont
ils avoient fi grand befoin : alors ils me prièrent
de ieur en Hofinet: ; refrein ordinaire de ces mal-
heureux, auquel je m’étois attendu ! trifte prière
que Je spa d'un -cruel refus !
En revanche , je leur. difiribuai de. tout ce
que je portois avec moi, foit verroterie , foit
colifichets, briquets , amadoue, & force tabac:
Ys mofirirent & me conjurèrent d’accepter une
couple de leurs Bœufs ; je leur fis répondre que
loin de penfer à les priver d’un bien aufli pré-
cieux à d'infortunés humains, j'aurois défiré me
trouver en fituation d'augmenter leurs beftiaux.
Cette marque de bonté les toucha d’autant plus,
qu'ils regardent le Blanc comme l'être lé plus
dangereux & le plus mal-faifant qui foit fur la
terre. Ils me firent , avec cette timidité ingénue
qui craint même de fâcher celui qu’on va louer,
un aveu dont l’impreffion m'’eft long-temps ref”
Tome IT
|
194 Voyacsz
tée dans l’ame. Hans me déclara, de leur part,
en termes très - énergiques, que je reffemblois
au feul honnéte-homme de ma race qu’ils euf-
fent jamais rencontré ; ïls l’avoient vu, cet hon-
nête-homme, quelques années auparavant, fur
la rivière des Boffifmans , lorfqu’ils l’habitoient ;
& que les Colons n’avoient pu réuflir encore à
les en chaffer. C’étoit, me difoient-ils , un homme
qui, comme moi, voyageoit par curiofité. Je
n’eus pas de peine à reconnoître le Colonel Gor-
don ; ils furent enchantés d’apprendre que nous
étions liés d'amitié ; ils me chargèrent même de
l'intéreffer pour eux lorfque je ferois de retour
au Cap, de faire au Gouvernement le rapport
véridique & le tableau le plus touchant de leur
mifère & du cruel abandon où les avoit jettés
l'injuftice atroce de leurs perfécuteurs.
Je paffai cette journée entière à m’entretenir
avec ces Caffres de tout ce qui pouvoit m'in-
térefler touchant leurs mœurs, leurs ufages, leur
religion , leurs goûts , leurs reflources , & je
trouvois leurs réponfes toujours conformes à ce
que m'avoient appris déjà les premiers que j’a-
vois vus ; ils me contoient, avec autant de bonne
foi, ce qui pouvoit les inculper, que ce qui pou-
voit leur faire honneur. Mes Hottentots eux-
mêmes les trouvoient fi paifñbles & fi confans,
qu’ils m’engagèrent, lorfque la nuit fut venue,
à leur permettre de refter tous au milieu de
nous. Je converfai encore quelque temps avec
eux , & j’allai m’enfermer dans ma tente, afin
de me difpofer aux fatigues du lendemain.
Dès que le jour fut venu, tandis que les Caf-
fres faifoient les préparatifs de leur départ, j’af-
EN. A'ÉEUL QUE 105
femblai mes Hottentots: les réflexions que cette
familiarité avec des Sauvages qu’ils redoutent plus
que les bêtes féroces même , les avoit mis à por-
tée de faire. Leurs difcours entr’eux , lorfque je
m'étois retiré dans ma canonnière, ave achevé
de me décider. Ne voulant point leur laiffer le
mérite du parti le plus fage que nous euffions à
prendre dans les circonftances préfentes ; mais,
au contraire, très-Jaloux qu'ils priflent de moi
des idées de prudence & de fang-froid , utiles
à mes projets, quels qu’ils fuffent dans la fuite,
je leur dis qu'après ce qu'ils avoient ouï, comme
moi, la veille, fur les difficultés de pouffer plus
loin, fur les rifques d’être affalli par les T'am-
boukis & les Boffifmans qui parcouroient la Caf-
frerie . mon intention étoit de me rapprocher
de Koks - Kraal ; qu’en conféquence , fi nous
dirigions notre route droit à l'Oueft , nous ne
pouvions manquer la rivière Groot-Vis ; qu’alors
en la remontant , fuivant les apparences, plu
fieurs jours , nous devions immanquablement
nous revoir bientôt dans notre camp ; qu'au fur-
plus chacun pourroit dire librement ce qu’il pen-
foit de ma propofñtion. Je voyois trop fur les
vifages de tout mon monde le plaifir qu'il en
reflentoit, pour n'être pas für de le trouver de
mon avis: & l’on me fit unanimement les hon-
neurs d’une idée à laquelle ils avoient tous au-
tant de prétention que moi : j'oblerverai ici que
je ne pouvois plus efpérer d’accroître ma col-
lection, que je ne favois plus où placer, tant
elle étoit volumineufe.
Je déclarai enfuite que , rendus à Koks-Kraal ;
je n'y ferois d'autre HFJous que celui qui feroit
N i
196 VOYAGE
néceffaire pour réparer nos équipages, & nous
mettre en route vers Îles montagnes de neige ;
de-là retourner au Cap, en pañant encore plus
à l'Oueñt. Je favois que ce plan n’étoit du goût
de perfonne , parce que, traverfant ces déferts
arides & dépouillés dans le temps de la grande
féchereffe , chacun de nous devoit s'attendre à
plus d’une difgrace fâcheufe ; maïs , impatient de
connoître les curiofités naturelles que renferment
ce pays , j'avois formé le deflein irrévocable
de le traverfer, & l’ouverture que j'en faifois
a@uellement n’étoit qu’une rufe par laquelle je
voulois familiarifer de bonne heure , avec-cette
idée , ceux de mes gens que j’avois avec moi,
afin que , de retour au camp , ils pufñent en
faire plus naturellement la confidence à leurs
camarades , & s'étonner davantage de leur ré-
fiftance , s'ils devoient en montrer.
Avant de me fépafer des Caffres, je leur fis
encore ainfi qu’à mes Hottentots, une forte dif-
tribution de tabac, & je n’en confetvai que ce
qu’il nous en falloit pour nous rendre au camp:
cela me procura de la place pour les oïfeaux
qui m'embarrafloient , & ceux que je pourrois ren-
contrer fur la route. Ces dix Sauvages nous ai-
dèrent à empaqueter , à charger nos bœufs ; après
quoi, nous fouhaitant réciproquement bon voya-
ge, nous fuivimes deux chemins oppofés, eux
vers le Nord, nous vers le Sud.
IN oËE métier die jours entiers, pendant lef..
quels il ne nous arriva rien de remarquable , à
oagner les bords tant defirés du Groot-Vis : cetté
marche forcée avoit confidérablement fatigué nos
porteurs & nous-mêmes ; nous étions cruellement
À:
EN AFRIQUE, 107
. harraffés : je réfolus, autant pour reprendre ha-
leine que pour voir fi Je ne découvrirois rien
dans les environs , de pafñler tout le lendemain
fur les bords de cette rivière. Nous étions aétuelle-
ment fans inquiétude relativement à l’eau, quoi-
qu’à la vérité , nous n’en euflions pas manqué
pendant les trois jours que nous avions mis à
chercher le fleuve qui devoit nous reconduire
chez nous : mais nous ne pouvions : afligner pré-
cifément le temps que nous employérions à fui-
vre fon cours jufqu’à notre camp. Il étoit pof-
fible que de hautes montagnes, & d’autres cau-
fes forçcaffent le Groot-Vis , avant de fe jetter
à la mer, de former quelques coudes qui nous
autoient contraints à prolonger notre marche.
Nous le her ie affez paifiblement pendant
trois autres journées , mais toujours en le cô-
toyant ; enfin , dans la matinée du quatrième,
nous reconnümes la haute montagne dont nous
avions vu le revers dans les premiers jours de
notre départ. Cette vue excita des cris de joie :
nous allions retrouver nos foyers, notre camp,
‘nos troupeaux , toutes nos richefles & tout no-
tre monde ! nous forcâmesla marche , & le foir,
un peu tard à la vérité, fans qu'on nous eût
découverts, nous arrivâmes au camp. Tout étoit
plongé dans le plus grand calme ; je ne pus jouir
de l’étonnement délicieux de cette arrivée pré-
cipitée; le vacarme affreux des chiens donna
fur le champ l'éveil; on accourut à nous ; on
reconnut nos voix : pr aux bêtes les plus in-
fenfbles , tout fembloit prendre part à la joie
commune; nous ne pouvions fur-tout nous dé-
barrafler des ps qui nous étourdifloient de
N üi
109 VovYAGE
leurs fauts & de leurs aboiemens précipités. Mais
un autre ipeétacle ne me parut pas moins in-
téreflant : ma famille s’étoit confidérablement ac-
crue. À mon départ, un petit détachement de
la Colonie de ces bons Gonaquoïs avoit quitté
la Horde , & étoit venu s'établir à l'endroit même
ge J'avois affigné aux Cafires. Ils y avoient conf-
truit plulieurs huttes nouvelles ; on m apprit ê
je vis aflez par l’ordre admirable qui régnoit
dans le camp , que tout avoit été tranquille pen-
dant mon abience : on s’étoit entretenu dé nous
tous les foirs. Swanepoël me rendit, de cha-
cun en particulier , les meilleurs témoignages.
Après la première quinzaine écoulée ; fans ap-
prendre de mes nouvelles , il n’avoit pu, me
dit-il, fe défendre d’un peu de terreur ; il craie
gnoit de ne me plus revoir. qu’au Cap, per-
fuadé qu’à moins que je ne rencontrafle des obf-
tacles invincibles , je percerois toujours en avant,
tant que les munitions ne me manqueroient pas.
J’avouerai bonnement que , privé pendant près
d’un mois de l’aifance & des douceurs de mon
camp, J'étois enchanté de m'y voir de retour.
Quelle fatisfation nc reffentois-je pas au-dedans,
de tout l’attachement & de la fidélité de ces
Hottentots, fi timides & fi foibles, que je n’a-
vois pas craint d'abandonner à eux-mêmes! Il étoit
temps de leur prouver ma reconnoiïlance ; J’an-
noncai, à haute voix, qu’il étoit /amedi. Cette
déclaration . qui courut bientôt de bouche en
bouche jufqu’aux Gonaquois mêmes, mit le com-
ble à l’effervefcence qui les agitoit. Cette cir-
conftance exige une explication , & je m'y prête,
avec un nouveau plaifr; çar le fouvenir des
\
(
EN ÂÀAFRIQUE 199
ces petits, mais délicieux moyens, par lefquels
je favois varier mes loifirs, & me faire, dans un
défert inhabitable , du plus fimple objet un ob-
jet de plaifanterie & d’amufement , annonce une
grande tranquillité, & fait qu’au fi même des
arts & de routes les agitations de l’amour - pro-
pre, je me cherche fouvent, & gémis de ne me
point reconnoître.
En partant du Cap, j’avois négligé de pren-
dre un Almanach : cependant, afin de pouvoir
compter fur quelque chofe, & que mon Jour-
nal fût exact, j'avois fixé tous les moïs à trente
jours. Comme je n’en paflois jamais un fans me
rendre compte, il m'étoit affez indifférent de
diftinguer les femaines, & de connoître chaque
jour par fon nom ; mâis j’étois convenu de dif.
tribuer à mes Hottentots leurs rations de tabac
tous les famedis : s’il arrivoit que, ne voulant
pas me donner : la peine de confulter mon Li-
vre , je leur demandafle le jour que nous te-
nions , j’aurois fait d’avance la réponfe. Sui-
vant leur calcul, c’étoit famedi ; de telle forte
qu’en compulfant mon regiftre, après quinze
mois de voyage, j'ai trouvé fept ou huit de
ces famedis qui n’avoient point de femaine.
Je me vis donc , comme parle pañlé, entouré
de ma nombreule famille ; &, tandis que tout
fumoit fa pipe près d’un grand feu, jufqu’aux
fémmes Gonaquoifes , & que chacun favouroit
fa double ration d’eau-de-vie, je reprenois avec,
plaifir le régime de la crême & du thé.
Je parlai, le lendemain, de la route que je
com ptois tenir; chaéun en étoit déjà informé :
je n’efluyai pas autant de da ce & d’ob-
iv
200 Voyager |
jetons que je m'y étois attendu ; je fentois que
mon voyage touchoit à fon terme, & que tout
ce monde , épuilé de fatigues , trouvoit bon
tous les chemins qui paroiffoiént nous: rappro-
cher du Cap: cependant le pallage par les mon-
tagnes du Sneuw - Bergen. , repaire; des -Bofff-
mans, failoient trembler plus d’un de mes Bra-
ves. Je fixai ce départ à la huitaine, -afin d’a-
voir le temps de réparer nos voitures, faire une
nouvelle charpente pour la tente de la mienne,
en couvrirla toile avec des nattes fraîches, rem-
placer les vieux traits avec des peaux de Buffles
tués pendant mon abfence; enfin, couler des
balles & du petit plomb; ce qui demandoit beau-
coup de temps : il n’en falloit pas moins non
plus pour mettre ordre:à: la. Colleétion: que. j'a-
vois faite en Caffrerie , & configner ; dans mon
Journal , le réfultat de. mes cap fur ce
Pays & “ur fes Peuples. Nos - amis:mirent la
main à l'ouvrage pour l'accélérer un peu. , &
moi je m’enfonçai dans ma tente, 8m ’empref-
fai, tandis que mamémoiïre en étroit encore cine
de rédiger mes obfervations.
À juger les Caffres, d’après ceux que j'ai vus,
leur taille eft généralement plus haute que celle
des Hottentots & même des Gonaquois.. Hs fe
rapprochent cependant beaucoup de ces derniers ;
mais ils paroïffent plus robuftes, plus fiers,
hardis; leur figure eft aufi plus agréable ;
ne leur voit point de ces vifages rétrécis A
le bas , ni cette faillie des pommettes de la
joue , fi défagréable chez les Hottentots ; ils n’ont
point cette face large & plate, & les lèvres épait-
les de leurs voifins, les Nègres du Mofambi-
Eù No FRA 0 A En £0OI
que ; une fivure ronde, un nez pas trop épaté,
un grand front , . de grands yeux leur donnent
un air ouvert &. fpirituel; & f.le préjugé fait
. grace: à la couleur de la peau , il eft telle femme
. Caffre qui peut pañler pour très-Jolie à côté d’une
Européenne. Les planches 5 & 6 repréfentent
un. Caffre &.une Caffre deflinés d’après nature;
ils ne rendent point leurs vifages ridicules en
épilant, leurs fourcils comme les Hottentots ; ils
fe tatouent beaucoup, particulièrement la figure ;
leurs cheveux., très-crépus » ne font Jamais graif-
fés : il n’en eft pas de même du refte de leur
corps ; c’eft un moyen qu'ils employent dans la
feule vue d'entretenir la fouplefle & la vigueur.
Dans la_parure, les hommes en général font
plus recherchés que les femmes ; ils aiment beau-
coup la. verroterie & les anneaux de cuivre:
prelque toujours, on leur voit, foit aux bras,
foit aux jambes... des bracelets faits avec des dé-
fenfes d’Hléphant ; ils en fcient en rouelles la
partie. creufe, :& laïflent à ces anneaux naturels
plus ou .moins énilens… Il neft plus quef-
tion que de les polir & de les. arrondir extérieu-
rement ; Ces. gros anneaux ne pouvant s'ouvrir ,
il faut que la main puifle y paffer pour les cou-
ler au bras: ce qui fait qu’ils font toujours aifés,
& qu'ils jouent continuellement Jun {ur l’autre.
Si d'on donne à des enfans : des anneaux moins
larges , à. melure. qu'ils grandiflent, le vuide fe
remplit, & :cette prefqu” adhérence cft ua luxe
_: qui.flatte. beaucoup ceux qu’on 4 ainfi décorés
dès leur jeune âge. Ils fe font encore des col-
liers avec, des os. d'animaux enfilés, auxquels ils
- favent: donner. la blancheur :& le poli le plus
202 5 Vo vue
parfait. Quelques-uns fe contentent de los en-
tier d’une jambe de mouton; &' cet ornement
figure aflez bien fur la poitrine : c’eftune mou-
che fur le vifage d’une jolie femme. Le Gona-
quois , comme on le peut voir dans la planche
qui le repréfente , a la même coquetterie. Quel-
quefois auffi ils remplacent cet os par une corne
de Gazelle ou toute autre chofe , felon leur ca-
price. On verroit, Je crois, autant de variétés
& de bizarreries dans leurs ajuftemens, qu’on
en voit en Europe, s’ils avoient les mêmes moyens
& les mêmes reflources : ils font affez conftans
dans leurs habillemens , parce qu'ils ne pour-
roient remplacer , par aucune étoffe , les peaux
dont ils fe couvrent. Il paroîtroit qu’ils font moins
pudiques que les Hottentots, parce qu'ils ne font
point ufage du Jakal pour cacher les parties na-
turelles ; un petit capuchon de peau , qui ne
couvre que le gland , loin de paroître modefte,
annonce la plus grande indécence. Ce petit ca-
puchon tient à une courroie qui s ’attache à la
ceinture, uniquement pour ne pas le perdre;
car, s’il ne craint point de piqûres ou de mor-
fures d’infectes, le Caffre s'inquiète peu que le
capuchon foit en place ou non. Je n’ai vu qu’un
feul homme qui portât, au-lieu du capuchon,
un étui de bois fculpté ; c’étoit une nouvelle &
ridicule mode qu'il avoit prife chez un peuple
de Noirs éloigné de la Caffrerie. Dans la fai-
fon des chaleurs, le Caffre va toujours nud ; il
ne conferve que fes orneméns : dans les jours
froids, il porte un Kros de peau de Veau ou
de Bœuf, qui fouvent defcend juiqu’à terre.
J'en donne ure idée exaûte, dans les planches
EN ÀÂFRIQUE, 20%
5 & 6, qui offre un jeune Caffre , tenant fon
Paifccau de fagayes, & une femme donnant à
tetter à fon enfant.
Une particularité qui, peut-être, ne et ren-
contre nulle part , & qui mérite dé fixer l’at-
tention , c'eft que les femmes Caffres ne font
aucun cas de la parure; comme elles font, en
comparaifon des autres Sauvages, bien faites &
jolies, auroïent -elles donc de plus le bon ef-
. prit de croire que les ornemens font moins faits
pour ajouter à la beauté ; que pour mafquer des
imperfections. Quoi qu'il en puïlle être, on ne
leur voit jamais l'étalage & la profufon de !a
coquetterie Hottentore. Elles ne portent pas mêmé
de bracelets de cuivre ; leurs petits tabliers,
plus courts encore que ceux des Gonaquoifes |
font bordés de quelques rangs de verroterie :
voilà leur plus grand luxe. La peau que les Hot-
tentotes portent fur les reins, par- -derrière , les
femmes Caffres la font rémontér jufqu’ aûx aif-
felles, & lattachent au-deffus de la gorge qui
en eft couverte. Elles ont aufli, comme leurs
maris, le Kros ou Manteau, foit de Veau, foit
de Bœuf, mais prefque toujours ras ; les uns &
lès autres ne $’en fervent que dans la faifon plu-
vieufe , ou lorfqu’il fait froid. Ces peaux font auffi
maniables, aufli moëlleufes que nos plus fines
étoffes : quant aux procédés de la mégifferie des
Caïfres , ils font à-peu-près les mêmes que ceux
des Hottentots.
Quel que foit le temps ‘quelle que foit la fai-
fon , jamais les deux {exes ne couvrent leur tête:
j'ai quelquefois rémarqué une plume fichée dans
C5 cheveux; encore cette fantaifie eft-elle fortrare.
204 + AVOYAGE
Les précautions des femmes Caffrés, dans leurs
accouchemens & dans leurs incommodités pério-
diques, font abfolument femblables à celles des
Gonaquoifes ou‘Hottentotes,
Leurs occupations journalières fe bornent à
façonner de la. poterie, qu’elles travaillent auf
adroitement que.leurs maris.: celles que J'avois
eues dans mon, Camp, y ayant trouvé de la
térre-glaife qui leur convenoit, n’avoient point
perdu cette. occafon de fe, faire des marmites
& autres vaillelles à leur ufage ; elles n’avoient
même pas manqué , à leur départ ? d’emporter
une grande provifon de cette terre, dont elles
avoient chargé leurs Bœufs : ce font encore ces
femmes comme je l'ai dit, qui travaillent les
paniers ; ce font elles qui préparent les champs
à recevoir les femences ; elles grattent la terre
avec des pioches de bois, RHOE qu elles ne a
labourent.
Les cabanes Caffres , plus pere & plus
élevées que celles. des Hottentots., ont aufli la
forme plus régulière : c’eft abfolument un .demi-
globe parfaitement arrondi; la carçaffe en eft
faite avec une efpèce de treillage bien folide &
bien uni, parce qu'il doit durer. long- temps: on
l’enduit enfuite, tant en-dedans qu’en-dehors,
d’une efpèce de “torchis ou. d’algamafle de bouze
& de glaïfe battus enfemble , & bien uniment ré-
pandus. Cés huttes offrent à l'œil un air de
propreté que n’ont certainément point les de-
meures Hottentotes ; on les.;croiroit badigeon-
nées ; la feule ouverture qui foit à ces cabanes,
eft tellement étroite &.bañle , qu'il faut fe met-
tre à plat- ventre pour y pénétrer. Cette cou-
EN AFRIQUE. 205
tume me parut d’abord extravagante & FF
rir beaucoup fur celle des Hottentots ; mais,
comme ces huttes ne fervent LOIRE qu’à
palier la nuit. il eft plus facile de s’y clore &
de s'y défendre, foit contre les animaux, foit
contre les furprifes de lennemi. Le fol intérieur
eft enduit comme les murs ; dans le centre, on
ménage un petit âtre ou Esÿer circulairement
entouré d’un rebord faillant de deux ou trois
pouces, pour contenir le feu , & mettre la cabane
à l'abri de fes atteintes ; dns le tour extérieur
& à cinq ou fix pouces de la cabane , on creufe
un petit canal profond d’un demi-pied, & qui
porte autant de largeur. Ce canal eft deftiné à
recevoir les eaux : cette précaution éloigne toute
efpèce d'humidité. J'ai vifité & parcouru , dans
différens cantons, plus de fept à huit cents hut-
tes ; jamais je n’en ai vu une feule qui fût quar-
rée, comme on l’a dit. D'ailleurs, je crois qu’il
importe peu au Lecteur de favoir fi ces Sau-
vages font logés quarément ou rondement ; maïs
c'eft une remarque qui m’a prouvé que cette
manière de vouloir tout dire, décèle, tôt. ou
tard , ie Voyageur qui n’a pas tout vü.
Les terres de la Caffrerie étant, foit par elles-
mêmes, foit par leurs politions, foie auffi par la
quantité de petites rivières qui les rafraîchif-
fent, beaucoup plus fertiles que celles des Hot-
tentots , 1l fuit néceffairement que les Caffres
qui , d’ailleurs , s’entendent à la culture, font auf
Nomades ; & c’eft ce qui arrive quand on ne
va point troubler leur repos. Le terrein qui les
a vu nâître les voit mourir, à moins qu'ils ne
foient affailis , je ne dis pas feulement par de
206 Voyage |
barbares perfécuteurs avides de leur fang, mais
par quelques-uns de ces fléaux deftruéteurs qui
n’épargnent pas plus les hommes que les ani-
maux, & qui, dans un moment, couvrent de
deuil d’immenfes pays. Un logement agréable
& folide, placé près d’un ruifleau, au milieu du
champ défriché qu’on a recu de fes pères, n’en
eft-ce pas afflez pour enrichir l’idiôme Caffre du
doux nom de Patrie, que ne connoîtra jamais
l’errante infouciance du Hottentot ?
J'ai cependant fait une remarque qui, pour
être étrange , n’en eft pas moins certaine & gé-
nérale ; ee les forêts & les bois fuperbes qui
couvrent la Caffrerie , maloré ces pâturages ma-
gnifiques qui s'élèvent de façon à dérober aux
| yeux les troupeaux épars dans les champs, mal-
gré les rivières, les ruiffeaux qui fe croiféat en
mille fens divers pour les rendre féconds & rians,
les Bœufs , les Vaches & prefque tous les animaux
y font plus petits que ceux des Hottentots. Cette
différence provient aflurément de la nature de
la fève, & d’un goût fur qui prédomine dans
toutes les efpèces d’herbages. J'ai fait cette ob-
fervation non-feulement fur les animaux domef-
tiques des cantons qui me font connus, mais auffi
fur tous ceux qui font Sauvages, & Je les ai
trouvés réellement plus petits que ceux que J’a-
vois précédemment vus dans des Pays fecs &
arides ; j'ai remarqué , dans mon Voyage chez les
Namaquois qui n'habitent que des rochers & la
terre la plus ingrate peut-être de l'Afrique en-
tière , qu'ils avoient les plus beaux Bœufs que
j’euffe rencontrés , & qu’il n’eft pas, jufqu’aux
Eléphans & Hippopotames, qui ne fuffent plus
CEE
EN AFRIQUE. 207
forts que par-tout ailleurs. Aufli le peu de pà-
turage qui fe trouve dans ces lieux maudits,
eft-il fort doux & fort fuave. Cette qualité des
plantes fe diftingue aifément ; javois, pour cela ,
un moyen infaillible, lorfque j’arrivois dans un
canton nouveau. Quand mon troupeau reve-
noit de la pâture, je jugeois de l’âprêté des her-
bes , par l’empreflement avec lequel il fe ré-
pandoit dans mon camp pour y chercher , de
tous côtés, les os que mes chiens avoient aban-
donnés : ils foulageoient leurs dents, vivement
agacées, en rongeant ces os, qui, par leur na-
ture calcaire, devoient en effet émouñler & étein-
dre l'agacement & l'acidité qui les tourmentoient.
Jamais nous ne jettions les os dans le feu : lorf-
que nous en manquions, du bois fec, ou même
des pierres, y fuppléoient ; & même à défaut
de tout cela , ils fe rongeoiént mutuellement les
cornes; quand les pâturages étoient excellens,
cette cérémonie n’avoit Jamais lieu.
Une induftrie mieux caraétérifée » quelques
arts de néceflité première , il eft vrai, un peu
de culture, quelques dogmes religieux, annon-
cent, dans le Caffre, une Nation plus civili-
fée que celles du côté du Sud. La circoncifion
qu'ils pratiquent généralement prouveroit affez,
ou qu’ils doivent leur origine à d’anciens Peu-
ples dont ils ont dégénéré, ou qu'ils l'ont fim-
plement imité de voifins du ils ne fe fouvien-
nent plus; car, lorfqu’on leur parle de cette
cérémonie, ce n’eft, felon eux, ni par religion,
ni par aucune autre caufe myflique qu'ils la.
pratiquent. Îls ont pourtant une très-haute idée
de l’Auteur des êtres & de fa puiffance ; ils
208 Vo v A°GE!
croyent à une autre vie, à la punition des mé-
chans , à la récompenfe des bons ; maïs ils n’ont
point d’idée de la création : ils penfent que
le monde a toujours exifté, qu'il fera toujours
ce qu'il eft. [ls ne fe livrent, du refte, à au-
cune pratique religieufe ; ne prient jamais ; en
forte qu’on pourroit très-bien dire qu'ils n’ont
pas de religion, sil n’y a point de religion
fans’ culte : ils font eux-mêmes les inftituteurs
de leurs enfans, & n’ont point de Prêtres. En
revanche, ils ont des forciers que la plus grande
partie révère ; & craint beaucoup : je n'ai ja-
mais joui de la farisfaction d’en joindre un feul.
Je doute fort, malgré tout leur crédit, qu’ils
en impofent, autant que les nôtres, à a mul
titude.
Les Caffres fe laïflent gouverner par un Chef
général, ou, fi l’on veut, une efpèce de Roi.
Son pouvoir, comme J'ai eu occafon de lob-
ferver , eft très-borné ; ne recevant point de fub-
fides, ilne peut avoir aucunes troupes à fa folde :
il eft loin du defpotifme. C’eft le père d’un
Peuple libre ; il n’eft ni refpeété, ni craint: il
eft aimé. Souvent il eft le moins riche de fes
Sujets, parce que , maître de prendre autant
de femmes qu’il en veut, & ces femmes fe
faifant un honneur de lui appartenir , la dé-
penfe que fon train royal occafonne, & qu’il
eft obligé de prendre dans fa caille particulie-
re, je veux dire, dans fon champ, fes beftiaux,
fes fourrages « &c. fouvent: ‘le ruine, & réduit
fes propriétés à rien. Sa cabane nef ni plus
haute, ni mieux décorée que les autres. Il raf-
femble fa famille & fon ferrail autour de lui:
ce
\
_
/
/
EN. À E & L'OUR 209
ce qui compofe un gtouppe de douze ou quinze
huttes tout au plus. Les terres qui l’environnent
font ordinairement celles qu'il cultive : c’eft un
ufage que chacun récolte lui- même fes grains
pour en difpofer à fa manière ; c’eft la nourri-
ture favorite des Caïires ; ils les écrafent & les
broyent entre deux pierres : c’eft auf, pour cette
raifon, que chaque famille s’ifolant pour avoir
fes produétions à fa portée, une Horde feule
qui ne feroit pas fort nombreule , peut cceuper
fouvent une lieue quarrée de terrein : ce qu’on
ne voit jamais chez les Hottentots ni les Go-
naquois.
_ Cet éloignement des différentes Hordes en-
tr'elles, exige qu’on leur donne des Chefs. C’eft
le Roi qui les nomme. Lorfqu'il a à leur com-
muniquer des avis intéreflans pour la Nation,
il les fait venir, & leur donne fes ordres que je
devrois appeller fes nouvelles : les différens Chets
porteurs de ces nouvelles, retournent chez eux
pour en faire part aux leurs. |
L’arme du Caffre , la fimple lance ou us
- annonce en lui un caradère intrépide & grand;
il méprife & regarde comme indigne de fon cou-
rage les flèches empoifonnées , fi fort en ufage
chez fes voilins; il cherche toujours {on ennemi
face à face ; il ne peut lancer fa fagaye, qu’il
ne foit à découvert. Le Hottentot , au con-
traire , caché fous une roche, ou derrière un
buiflon , envoie la mort, fans s’expofer à la re-
cevoir ; l’un eft le Tigre perfide qui ford traî-
tretfement fur fa proie ; l’autre eft le Lion gé-
néreux qui s'annonce , fe montre , attaque & pé-
rit, s'il nef pas vainqueur. L'inégalité des ar-
Tome IT. 0
210 VoyaAGEr
mes n'eft point capable de le faire balancer :
fon courage & fon cœur font tout pour lui. En
guerre ; à la vérité, il porte un bouclier d’en-
viron trois pieds de hauteur, fait de peau de
de Buffle prife dans Îa partie la plus épaiffe :
cela lui fuffit pour le défendre des flèches &
même des fagayes ; mais cette arme défenfive
ne le met pas à l'abri de la balle: le Caffre ma-
nie encore, avec beaucoup d’adrefle , une arme
non moins terrible que la fagaye , "lorfqu’ il a
joint fon ennemi ; c’eft une maflue de deux pieds
& demi de hauteur , faite d’un feul morceau
de bois ou racine de trois à quatre pouces de
diamètre , dans fa plus grande épaiïfleur ; & qui
va en diminuant par l’une des extrémités. Il
frappe avec cet affommoir ; quelquefois même
il le lance à quinze ou vingt pas : il eft rare
qu’il n’atteigne pas au but qu’il s’eft propofé.
* J'ai vu l’un de ces Sauvages tuer ainfi une per-
drix dans le moment où elle s’élevoit pour s’envoler.
Le pouvoir fouverain eft héréditaire dans la
famille du Roi; fon fils aîné lui fuceède tou-
jours ; mais , à défaut d’héritiers mâles , ce ne font
point les Frères, mais les plus proches neveux qui
fuccèdent. Dans le cas où le Souverain ne laif-
feroit ni enfans ni neveux, c’eft alors parmi les
Chefs des différentes Hordes qu ’on choifit un
Roi : quelquefois l’efprit de parti s’en mêle ; de-là
la fermentation & les brigues, qui finiffent tou-
jours par des fcènes fanglantes.
La polygamie eft d’ufage chez les Caffres ; leurs
mariages font encore plus fimples que ceux des
Hottentots; les parens du futur font toujours
contens du choix qu’il a fait; ceux de la future
EN AFRIQUE. Qtt
y regardent d’un peu plus près; mais il eft rare
qu'ils faffent de grandes difficultés. On fe réjouit ;
on boit; on danfe pendant des femaines entiè-
res, plus ou moins, felon la richefle des deux
familles : ces fêtes n’ont jamais lieu que pour de
premières époufailles 3 les autres fe font, te
ainfi parler, à la fourdine.
Les Caflies ne font pas plus de mufque, n’ont
pas d’autres inftrumens que les Hottentots , fi
ce n’eft que j'ai vu, chez l’un d’eux, une mau-
vaife flûte qui ne tiérite pas qu’on en parle : à
exception du pas Anglois, leurs danfes font à-
peu-près les mêmes.
_ À la mort du père , les enfans mâles: & la
mère partagent entr'eux la fuccefion; les filles
n’héritent point; elles reftent avec dont frèe
res où leur mère, jufqu’à ce qu’elles conviennent
à quelqu'homme. Si cependant elles fe marient
du vivant de leurs parens, elles ne reçoivent :
pour dot, que quelques pièces de bétail ,
proportion de la richefñle des uns & des autres.
On n’enterre point ordinairement les morts
ils font tranfportés hors du Kraal par la Éinsiller ,
& dépofés dans une foffle ouverte & commune
à toute la Horde. C'eft là que les animaux vien-
nent fe repaître à loifir : ce qui purge l’air que
gâteroit bientôt la corruption de plufeurs cada-
vres entaflés. Les honneurs de la fépulture ne
font dus qu’au Roi & aux Chefs de chaque
Horde : on couvre leurs corps d’un tas de pier-
res amaflées en forme de dôme ; c’eft de là que
provient cette fuite de petites monticules qu’on
voyee autrefois rangées fur une même ligne ,
A19 Voo: VA QE (
dans les environs du Bruyntjes-Hoogte ) ancienne
domination des Cañres..
Je ne connois point le caraétère de Galles, ;
relativement à l'amour, & ne fais pas s'ils font
jaloux. Tout ce que je crois, c’eft qu’ils ne con-
noiffent cette fureur que par rapport à leurs fem-
blables ; car ils cèdent volontiers leurs femmes,
moyennant une petite rétribution , au premier
Blanc qui paroît la défirer. Hans m’avoit fait
plus d’une fois entendre que toutes celles que
J'avois recues dans mon camp, étoient à mon
fervice, & que je pouvois choïfir. En effet , il
n’étoit forte d’agaceries auxquelles elles ne fe li-
vraflent devant leurs hommes pour m'attirer dans
leurs pièges, & ceux-ci n’étoient peut-être fcan-
dalifés que de la froideur avec laquelle je pa-
roiflois recevoir ces carefles.
Je ne poufferai pas plus loin ces détails, j'en
ai dit affez pour montrer à quel point un Peu-
pie diffère du Peuple fon voifin, quand il n'y
a point d’autre communication entr’eux que celle
qu'établiffent des guerres langiantens à d’éter-
nelles inimitiés.
Le huitième jour, ce jour Have l qui de-
voit nous rapprocher du Cap, parut#enfin. Je
is une revue générale de mes chariots , équi-
pages, Bœufs, attelages, &cc.; j’avois mis en or-
dre mes nouvelles colleétions , & repañlé les plus
anciennes ; les balles que j’avois commandées,
& le plomb néceflaire à la chafle, étoient cou-
lés; mes Bœuf qui, depuis long-temps, fe re-
pofoient & n’avoient pas manqué d’excellens pâ-
turages ; éroient à pleine peau & dans le meil-
leur état poflible. En un mot, j'étois RE par-
| , EN AFRIQUE. 21
tir ; j'accordai deux jours de plus pour prendre
congé dé nos bons voifins & nous divertir avec eux.
La: nouvelle de ce départ définitif s’étoit ré-
pandue ; je vis bientôt arriver toute la Horde
par peletons, hommes & femmes. Haabas étoit
à leur tête : tout ce qui avoit pu marcher, le
fuivoit ; ils accouroient pour nous faire leurs
adieux, & recevoir les nôtres. Que] J étois aife qu'ils
| violent pafler ces deux derniers jours avec moi!
Le bon Flaabas me préfenta quatre ou cinq Go-
naquois d’une autre Horde que la fienne, & qui
ayant ouï parler de moi, avoient été’ députés
pour in’engager à aller vifiter. leur canton. ‘Il
étoit trop tard ; mais J'adoucis mon refus, en
leur promettant de me fouvenir de leur tendre
invitation , ‘au premier voyage que j'entrepren-
drois_ dans ces contrées. :
Tant que durèrent.ces quarante- ie heures,
on fe: livra, de part & d’autre, à tous les ex-
cès de da-folie & du ‘plaïfir : mon eau - de - vie
ne ‘fut pas: ‘épargnée, non plus que l’hydromel
que’ Haabas. avoit fait exprès préparer & ap-
porter aveclui; maisla.belle Narina & fa fœur,
qui étoient: de la partie, ne prenoient aucune
part 1 ces 'orgies , tout innocentes qu’elles fuf-
fent : la trifteffe avoit fur-tout voilé les traits
de Narina ; je la confolai comme je pus , je
l’accablai de” préfens ; je lui en remis pour fa
fœur , fa mère & tous fes amis : ; en un mot,
je medéfis', : dans ce moment de prefque tous
mes bijoux; 3 mais laparuré n’étoit pas ce qui
loccupoit:en ce moment..... Je donnai à Haa-
bas &'à: tout fon monde tout ce qu'il me fut
pofible de leur donner, fans me faire de tort à
O iÿ
CRT | Voyager.
moi-même , & me priver de toutes reffources pour
mon retour. Le tabac fut fur-tout réparti entre
ces braves gens jufqu’à profufon ; je n’en paies
que pour les miens & le temps du retour.
Enfuite je pris à part le vénérable- Hañbas, &
le preffai avec tendreffe, même avec émotion À
de fuivre les confeils que je lui avois donnés
pour fon falut & celui de toute.fa Horde. Je
tm’efforçai de lui perfuader que la tranquillité
apparente des Colons, toujours affemblés dans le
même endroit, couvoit quelque nouveau ‘projet,
& par. conféquent de nouvelles trahifons ; que
fon Kraal étant placé précifément entrées Co-
lons &les Caffres, il pouvoit, tôt ourtard ; de-
veuir la victime des uns ou des autres.
Il me promit qu'il. s’éloigneroit lorique je {e-
rois parti; qu'il ne s’y étoit pas déterminé plu-
tôt , pour fe ménager le plaiir de me:voir encore
une fois, à mon retour de-la Caffrerie:; mais il
ajouta, avec cette. cordialité , cet amour dont il
m'avoit déjà donné tant de preuves; que: fi
les temps -devenoiïent. plus heureux , c’éft:âtdire,
fi la paix fe rétablifloit , fa réfolution-étoit prife
de venir s'inftaller dansinon camp, tant:en mé-
moire d’un bienfaiteur; que parce qu’on n€ pou-
voit choifir un endroit. plus agréable, ; :i :
Le 4 Décembre arriva ;-Jje partis. ."Jeténte-
rois vainement de peindre -la : confternation dé
ces malheureux Gonaquois : on eût:dit que-Je
les livroïs aux bêtes féroces, &. qu'ils. perdoient
tout, en me perdant. Je, peindrois moins encore
ce qui fe. pañloir dans mom ame; j’avois:-donnéde
fignal;. mes, hommes , mes: chariots: tou# mes
troupeaux déjà étoient en marçhe ; je {uivis ce
EN AFRIQUE. 21
convoi avec lenteur, traînant mon cheval par
la bride ; je ne regardait plus derrière moi ; je ne
prononcai plus un feul mot, & je laiffai mes lar-
mes foulager la vive oppreff on de mon Cœur.
Mes bons amis, mes vrais amis, je ne vous
reverrai plus!.. Quelle que foit la caufe des ten-
dres fentimens que vous m’aviez jurés, foyez tran-
quilles ; la fource n’en eft pas plus pure en Eu-
rope que parmi vous : foyez tranquilles ; aucune
force n’eft capable d’en afloiblir la mémoire.
Pleins de confiance en mes adieux, mes regrets
& mes larmes, vous m’aurez peut-être attendu
long-temps ! Dans vos calamités, votre fimplicité
décevante vous aura peut-être plus d’une fois
ramenés aux lieux chéris de nos rendez-vous , de
nos fêtes ; vous m’aurez vainement cherché; vaine-
ment vous m'’aurez appellé à votre finis à |
p’aurai pu ni vous confoler , ni vous défendre !
D’immenfes pays nous féparent pour jamais. ...
Oubliez-moi ; qu’un fol efpoir ne trouble pas la
tranquillité de vos Jours; cette idée feroit le tour-
ment de ma vie ; j'ai repris lés chaînes de la So-
ciété; je mourrai, comme tant d’ autres, appe-
fanti fous leur poids énorme ; mais je pourrai
du moins m’écrier à mon heure dernière : ,, Mon
nom déjà s ’efface chez les miens , quand la trace
de mes pas eft encore empreinte chez-les Go-
paquois ”!
D'après les indications que j'avois reçues, jef-
timois que nous trouverions les Sneuw - Bergen
à l’Oueft : qu'ainfi, laiffant le Bruyntjes-Hoogte
à ma gauche, & traverfant la chaîne de monta-
gnes qui en porte encore le nom , quoiqu’elle s’en
éloigne beaucoup; nous devions infailiblement
O iv
216. VovaAcr
arriver à celles de neige à quarante ou cinquante
licues, plus ou moins, fuivant les détours que
me forceroient de prendre mes voitures &. tout
mon bagage.
J’avois ouï parler fi diverfement de ces gattes
ou montagnes , que , dévoré du plus ardent défir
de les voir par moi- même, & de les traverfer à
mon aile, Jene pouvois y arriver affez tôt à mon
gré. Prévenu d’ailleurs que leur élévation & la
froidure de leurs fommets les rendent inhabita-
bles pendant pluñeurs mois de l’année, ce cli-
mat nouveau me promettoit des produétions nou-
velles, & des variétés de plus d’un genre, bien:
dignes aflurément de piquer ma ‘curiofité.
La chaleur étoit excefive; nous n’en f îmes
pas moins fix grandes lieues : à une heure après
midi , nous nous arrêtâmes fur les. reftes d’un
Kraal horriblement dévafté ; fa trifle Horde
avoit probablement été furprife & maflacrée fur
la place ; la terre étoit jonchée d’offemens hu-
mains & de parties de cadavres : révoltant fpec-
tacle que nous nous empreffèmes de fuir!
Remis en route , à quatre heures du foir,
trois heures de marche nous. conduifirent à une,
habitation délaiflée » dont on avoit feulement en-
levé les meubles ; je me propofai d'y pañler la
nuit ; mal à peine nous y fümes-nous établis,
que des démangeaifons extraordinaires parcou-
rurent tout mon Corps; je me découvris la poi-
trine ; elle étoit noircie d’eflaims innombrables,
de puces. Mes Hottentots ne furent pas nonplus
entièrement exempts des atteintes de cetie ver-
mine importune : nous quittâmes , fur le champ,
ces lieux empoilonnés, que mes géns nommé:
E N*A FR ? QU E. 217
rent le Camp des puces, pour aller nous éta-
blir plus loin, fur les bords d’un ruifleau lim-
pide-& très - riant: Je m'y plongeai tout entier,
fans me donner même le temps de me déshabiller : :
j'avois le corps ablolument truité. Klaas me con-
feillai} au fortir/de ce bain, de me laiflér frot-
ter à la manière des Sauvages ; je fus donc oraïflé
& -boughoué: pour la première fois de ma vie,
& je m'en trouvai foulagé. Quoique nous ne
nous! fuflions arrêtés: qu’un quart-d’heure dans
cét endroit malencontreux . , mes chiens & mes
chariots étoient couverts de ces infeétes ; Popé-
ration balfamique à daquelle Joie venois de me
livrer , étoit le. feul moyen de m'en garantir, juf-
qu’à. ce que le temps ou le premier. orage 'euf-
{eut achevé denous en purger tout-à-fait. En rai-
fon : dè ce procédé. familier à : mes. Hottentots:,:
ils en avoient: été moins affaillis. que leur maître!
Le. nouveau: fite. que nous. -venions OCSUPEr:,:
& fur. lequel. nous paffâmes. la nuit, :n’étoit.pas
ans. agrémens.: Nous étions flanqués au Nord.
par. des forêts: immenfes_de,.ces mêmes axbies:
dont j'ai parlé cii- deflus ; : Ja. plaine étoit.:cou-
verte.de Mimofa:,.que les Colons nomment Doc-
ren-Boom. J'eus, le plaifir de les voir: en pleiné:
fleur : circonftance : heureufe pour :moi,.&; que,
je. n’avois garde de négliger ; ‘car. cômme je
l'ai dit . les fleurs de cet arbre. attirent une.quan-;
tité d'infeétes. fares qu'on he trouve communé-.
ment que dans ceite fation, & ces mêmes-in-
feftes font arriver des: ide .de.‘toute. cfpèce
d’oileaux auxquelsilsi fervent. de, nourriture : je
me fixai donc dans cette plaine «Qùje uramufai:
à varier mes. Campemens. J'eus, lieu de préfus
216 Vovacr
mer que toute cette lifière, qui bordé la forêt,
avoit été autrefois habitée par les Cafires. Nous n’y
pouvions faire un pas, fans rencontrer des reftes
de huttes antiques plus ou moins dégradées par
le temps ; j'y trouvai fans peine les deux efpè-
ces de Gazelles Gnou & Spring-bock. Le filence
des nuits ne me parut jamais plus majeftueux
qu'en cet. endroit; les tugiflemens des Lions ré-
fonnoient autour de nous à des intervalles égaux;
mais les converfations de ces dangereufes bêtes
féroces ne POUVOIENT Kous effrayer après plus
de douze ms d'habitude au milieu d’elles , &
n'INErrompoient nullement notre fommeil. Nous
nè nous relâchions cependant pas de nos pré-
cautions ordinaires. J’augmentois, de jour en
jour ; mes colle@tions, & je les’ enrichis là d’un
oïfeau magnifique, inconnu des Ornytholopiftes.
Mes gens lui donnèrent le nom Uyt-Lager (le
moqueur). Il fufffoit qu'il apperçôt l’un de nous,
ou même un de nos animaux, pour que ‘fon
éfpèce ‘arrivât par vingtaine fur les branches
qui nous avoifinoient le plus; & là, dreffés per-
pendiculairement fur leurs pieds:, & fe balançant
tout le corps de' côtés & d’autres, ils nous af
fourdifloient de ces fyllabes répétées avec pré-
cipitation GRA ; GA, GA, GA. es pauvres bé-
tes fembloient fe livrer à difcrétion. Nous en
tuâmes tant que nous en voulûmes. Cet oifeau
eft, à-peu-près, de la groffeur du Merle : fon
plumage verd-doré a le reflet pourpre ; fa queue
Jongue a la forme d’un fer dé lance; elle eft,
de même que les pennes de l’aîle agréablement
tachetée de blanc ; le bec courbe & long, ef
‘remarquable , aïinfi que fés pieds, par une cou-
E N AFRIQUE. 219
leur du plus beau rouge; il grimpe le long des
branches pour y chercher des infeétes dont il fe
nourrit, & qui fe cache fous l'écorce qu'il dé-
tache très-adroitement avec fon bec. 1
Il ne faut pas croire que ce foit un Grim-
pereau , quoiqu'il paroïfe y refflembler. Des ca-
raclères effentiels. comme on le verra, le 1ép9
xent de cette clafe.
Ayaht, un foir wonsrqué 9 que , fans préqaur
tions , & fans que notre préfence lévr infpirât
la moindre crainte, ils venoient tous fe coucher
en foule dans différens trous creufés autour d’un
très-gros arbre, près duquel nous étions campés ;
je fis boucher plufeures de ces trous. Le lende-
main, en levant avec précaution le fcellé , j’eus
le plaifir de les prendre par le bec, à mefure
qu’ils fe préfentoient pour fortir. Cette chafe
eft affürément facile & bien fimple : on peut
fe procurer, de la même façon, toutes les ef-
pèces.de Pics & de Barbuss; mais ceux ci fe cou-
chant plis: myftérieufement que les premiers,
font auffi plus difhciles à découvrir. Il eft une
règle que je crois aflez générale : c’eft que tous
les Oïfeaux qui ont deux doigts devant & deux
derrière , fe retirent dans des creux d'arbres ,
pout y. pañfer la nuit :- ce qui né prive pas de
cet inftinct d’autres clpècés ; telles que Es Mé-
fanges , les. Toréhes-Pot ; Ge F0.
of Séroix ‘imprudent de’ foûrrer la main se
Ai trous dont je viens de parler, fans être bien
für: dece qu'on va y trouver; car fouventits’y
rcticontre dé petits aquadrépedes de là groffeur
du Rat :-fouvent auf des- -férpens s’y introdui-
fent pour dévorer les œufs ou les Oifeaux : &,
220 MAUVE TAGS
quoique ces reptiles, pour la plupart, ne foient
point mal-faifans , ils ne laiffent pas de caufer
vae grande frayeur dont on n'’eft pas le maf-
tre. L’efpèce nommée Kooper- Kapel, dont j'ai
déjà parlé, monte fort bien dans les rbresil A ÈT
pourroit aufli fe réfugier dans quelques - uns de
ces trous: ce feroit alors plus qu’une épouvante,
& l’on payeroit cher fon imprudente curiofité.
Le 16, nous nous remîmes en route. En cinq
campemens différens, j’avois battu.tout le can-
ton. que nous quittions. Après..trois. heures de
marche , je trouvai le Klein-Vis-Rivier ;,je ne
pus aller plus loin ce jour-là; nous perdîmes
beaucoup de temps à chercher un-.endroit de la
rivière qui fût guéable pour nos voitures : elles
avoilent déjà failli d’y culbuter.…. 1
Le jour fuivant, nous la travetfmes Lu
fement ; une habitation délaiflée vint encore-s’of
frir à mes regards; je ne fus pas même tenté
d’en approcher. Quelques lieues plus loin, nous
retrouvâmes des Mimofa en très-grande quan-
tité ,: & tout aufli fleuris que ceux que je venois
d'abandonner la veille. Je réfiflai d'autant moins
à la tentation de m’arrêter aux. .bords de ces
forêts, que j'y rencontrai des oifeaux queje-n’a-
vois vus nulle part, & . pour la feconde fois,
ce genre de Perroquet ; dont; J'ai-parlé plus haut.
Je m’écartai un peu, & me trouvai dans une, ef-
pèce de petite prairie, au.milieu..d’un bois de
baute-futaie : ce défert paifble favorifoit. mes
opérations » & me.parut, commode pour mes équi- .
pages ; mais comment les y faire arriver à trar
vers des brouflailles , des arbres & des branches
qui fe croifoient en mille fens divers ?, Nous :
EN AFXTIQUE. 2e
| avions franchi des obftacles plus infurmüntables ;
celui- ci céda, comme tous les autres, à nos ef-
forts. Le dix-neuf, après beaucoup de peines
& de fatigues, nous en vînmes à bout : {eule-
ment ] ’eus le malheur de perdre un de mes bons
timoniers , qu’une voiture entraîna avec tant de
violence contre un Mimofa, que les épines de
cet arbre pénétrèrent & fe tompirent dans l’o-
moplate de l'animal. Nous retirâmes , comme
nous pûmes , toutes celles qui étoient encore ap-
parentés, ou que nous pouvions mordre avec nos
tenailles ; mais tout notre art n’allant pas au-
delà , celles qui s ’étoient plus enfoncées, & que
nous ne pouvions faifir ni même appercevoir ,
- occafonnèrent une inflammation telle , que,
vingt- quatre heures après , toutes les confulta-
tions de mes meilleurs efculapes fe réduifirent
au parti d’aflommer le malade : ce qui fut exé-
cuté fur le champ. |
Les Touracos dotés également aise ce
bois ; ils y éroient moins fauvages, & me pa-
roifloient plus grands que ceux. des forêts d’Au.
téniquoi. J'y trouvai une efpèce nouvelle de Ca-
lao ; &, parmi d’autres que je n’avois point vues
ju{ques-là , je diftinguai un Merle à ventre orangé,
qui, outre le plaifir que me caufoit fa décou-
verte, me fournit encore l’occañon de juger de
la fimplicité des Hottentots. r
Ce fut Pit qui, le premier , m'apporta cet
Oïfeau : il étoit femelle ; j’ordonnai à ce Chaf-
feur de retourner, fur le champ, dans l’endroit
où il l’avoit tué, ne doutant point qu’il n'y ren-
contrât le mâle ; mais il me pria de l’en difpen-
fer, n’ofant pas, ajoutoit-il ,: prendre fur lui de
222 5 UM) a v A Gen
le tirer. J'infiftai ; quel fut mon étonnement lorf.
que je le vis d’un air affligé & d’un ton pref.
que lamentable, m'attefter qu'il lui arriveroit cer:
tainement quelque malheur ; qu’à peine avoitil
mis bas la femelle, le mâle s’étoit acharné à le
pourfuivre , en lui répétant fans ceffe : Prr-wE
wroOU, Pir-ME wrou ! Il faut obferver que ces
deux mois font en eflet les cris de cet Oifeau:
je m'en fuis mieux convaincu que par les vaines
terreurs de ce Pit, lorfque j'ai eu dans la fuite
l’occafion de tirer moi-même de ces Merles. Les
fyilabes qu’il prononce, & qui avoient effrayé
on chaffeur, font trois mots Hollandois qui figni-
fient Pit ou pierre; ma femme ; il s’étoit imaginé
que lOifeau l’appellant par fon nom, lui rede-
mandoiît fa moitié. Il me fut impoffible de tran-
quillifer l’imagination frappée de cet homme , qui
refufa toujours confiamment de tirer fur ces oi-
feaux. S'il lui fût malheureufement arrivé un
accident durant nos marches & nos chafles , quelle
qu’en fût la caufe, fes camarades n’euffent pas
manqué de l’attribuer au maflacre du premier de
ces Merles. Cette croyance, fondée fur des faits
que j'eufle été moi-même en état d’attefter, au-
roit pu confacrer , au fein des déferts d'Afrique,
le premier miracle d’une religion naïflante.
Je rencontrai , par-tout dans dla forêt , une
efpèce de Singes Cercopithèques à face noire;
mais je ne pouvois jamais les atteindre. Sautant
d’un arbre à l’autre, comme pour me narguer,
un clin-d'œil voyoit, tour-à-tour , paroître &
difparoître ces Cercopithèques turbulens. Je me
fatiguois vainement à leur pourfuite : cependant,
un matin que je rôdois aux environs de mon
E NO A F A I Q'U E:. 24
camp, j'en apperçus une trentaine afis fur les
branches d’un arbre , & prélentant leurs ven-
tres blancs aux premiers rayons du foleil. Ce-
lui qu'ils avoient choifi étoit affez ifolé pour
que l'ombre des autres ne les gênât pas. Je ga-
gnai, par le taillis, l'endroit qui m'en approchoit
le plus, fans être découvert; & de-là, prenant
_ma courfe, j'arrivai à leur arbre avant qu'ils
euffent eu le temps d’en defcendre. J’étois cer-
tain qu'aucun d’eux ne s'étoit échappé ; malgré
cela, je n’en pus appercevoir un feul, quoique
je tournaffe de tous côtés & mes regards & mes
pas, & que je fifle le plus févère examen de
l'arbre où je favois qu'ils étoient cachés. Je pris
le parti de m’affeoir à quelque diftance du pied,
& de guetter de l’œil, jufqu’à ce que j’apperçuffe
quelque mouvement. Je fus payé de ma conf-
tance, après,un affez long efpace de temps. Je
vis enfin une tête qui s’allongeoit pour décou-
vrir apparemment ce que Jj'étois devenu : je l’a-
juftai ; l’animal tomba ; je m'étois attendu que
le bruit du coup alloit faire déguerpir toute la
troupe : c’eft ce qui n’arriva cependant pas, &
pendant plus d’une demi-heure encore que je
gardai mon pofte , rien ne remua, rien ne parut.
Laïñé de ce manège fatiguant , je tirai au hafard
plufieurs coups dans les branches de l’arbre, &
j'eus le plaifir d’en voir tomber deux autres. Un
troïfième , qui n’étoit que bleffé, s’accrocha , par
la queue, à une petite branche. Un nouveau
coup le fit arriver à fon tour. Content de ce
qué je m'étois procuré, je ramaflai mes quatre
Singes, & je marchai vers mon camp. Lorfque
je fus à une certaine diftance de l'arbre, je vis
224 V 0 y À G B:
toute la troupe, qui avoit calculé mon éloigne-
ment, defcendre avec précipitation, & gagner
l'épaiffeur du bois, en pouflant de grands cris.
Je jugeai, à quelques traîneurs qui fuivoient pé-
niblement , boîtant du devant ou du derrière ,
que mes plombs. en avoient bleflé plufieurs ;
mais, dans cette fuite précipitée, je ne remar-
quai point, comme. l'ont dit quelques Voya-
geurs, que les mieux. portans aïdaffent les ef-
tropiés, en les chargeant fur leurs épaules, pour
ne point retarder la marche commune, & je
crois qu’à leur égard, ainfi qu’à celui des Hot-
tentois, pourfuivis en guerre, la Nature eft Ja
même, & qu’on a déjà trop de veiller à fon
propre falut, pour s’occuper de celui des autres.
_ De retour à ma tente , j’examindi ma chafñle,
Cette efpèce de Singe eft d'une grandeur moyen-
ne; fon poil, affez long, eft généralement d’une
teinte verdâtre. [il a le venire blanc , comme
je lai déjà dit, & la face entièrement noire;
fes fefles font calleules : cette partie nue eff,
ainfi que celles de la génération du mâle, d’un
très-beau bleu. Dans le moment où j'examinois
ces animaux , Keès entre dans ma tente; Je.
crois qu’il va Jjetter les hauts cris, en apperce-
vant fes camarades, quoique d’une elpèce difté-
rente de Ja fienne. Il me parut qu'il ne crai-
gnoit pas autant les morts que les vivans. Il mon-
tre de l’étonnement ; 1l les confidère l’un après
l’autre, les tourne & retourne en tous fens pour
les examiner, comme ïl me l’avoit vu faire.
Il n'étoit pas, je crois, le premier Singe qui
voulût trancher du Naturalifte ; maïs un fecret
motif, beaucoup moins généreux, le preiloit
fortement ;
EN AFRIQUE, 285
fortement ; il avoit découvert des tréfors en tà-
tant les joues des quatre défunts. Je le vis bientôt
fe hafarder à leur ouvrir la bouche, l’un après
l'autre, & tirer de leurs falles (*) des amandes
toutes “épluchées de l'arbre Géel- Hour, & les
entaflér dans les fiennes.
Le campement que J ’occupois devenoit inté-
reffant & riche pour moi; il étoit, de plus, agréa-
ble à mes gens, & Résa bondant pour mes bef-
taux: auf Ty FeRER jufqu’au 26, & ne le quittai
Ex ‘avec beaucoup de regret. C'eft un de ceux
où je fens qu'il m’eût été facile d’oublier qu'il
eft d’autres climats Ù d’autres mœurs , d’autres
plaïlirs.
Dès le matin du jour fuivant , neus délogeà-
mes ; &, trois heures plus tard, quelques Sau-
vages Hottentots s’offrirent à notre rencontre :
ils conduifoient devant eux des Moutons , &
faifoient route pour rejoindre leurs Hordes ref-
peétives ; dont ils s’éroient éloignés dans je ne
fais quel deffein. Je leur payai généreufement
une couple de leurs bêtes dont j’avois befoin ;
nous marchâmes avec eux pendant plus d’une
heure ; après quoi, leur deftination n'étant plus
la nôtre, 1ls nous quittèrent pour regagner leurs
Kraals, à quelques lieues de là : nous fûmes ar-
rêtés. trois heures après , par le Klein-Vis, qui,
depuis que nous l’avions traverfé, s'offroit à nous
pour la troifième fois. Les roues d’une de mes
(*) Les Naturalifes nomment fälles ces efpèces de poches qu'ont
les finges entre les joues & les mâchoires inférieures : c’eft une forte
de magafin dans: lequel ils confervent , pour Poccafion, les fruits
gw’ils wouvent , lorfqu’ils n’ont ni le temps ni le befoin de les mangers
Lome IL,
226 V.0..Y.Aa9e0E
voitures commencoïent à fe déboîter ; les rayons
jouoient, tellement dans les moyeux, que le moin-
dre cahot nous faifoit trembler : un plus long
retard eût augmenté le mal; il fat réfolu que
nous reftcrions _campés quelques jours pour les
réparer. C’eft à cette place que , deux jours
après, fuivant le nouveau ftyle de mon Calen-
drier, nous paflâmes le premier jour de l'an. 1782.
Les Hottentots , qui ne comprennent rien à
année folaire, font éloignés de connoître l’éti-
quette du premier jour qui la commence : ainf
point de complimens de notre part, & par con-
féquent point de faux fermens & d'hypocrites
proteftations : : je me donnai feulement .. pour
mes étrennes, un chapeau neuf que je n'avois
pas. encore retappé, & l’on tira au blanc celui
que je quittois. Klaas fit voler, la bouteille en
mille pièces ; ; 1e pe faurois peindre la joie qu il
reffentit d'avoir remporté ce prix, qui ajoutoit,
à fa garderobe, un meuble précieux, une, par
rure plus magnifique encore que la culotte ufée
dont je lui avois fait cadeau , lors de, mon en-
trée FR chez les Gonaquois. e
Le lendemain , tandis que nous. étions OCCu-
pés de notre chariot & de fes roues, la joie fe
répandit, tout d’un coup, fur tous les vifages.
Lorfque] je demandai la caufe de cette:viye émo-
tion , on s’approcha de moi pour me faire re-
marquer >, dans le lointain, un nuage qui S’är
vançoit vers nous. Je ne voyois rien à ce phé-
nomène qui dût fi fort nous réjouir ; ce ne fat
que lorfque ce prétendu. nuage nous eut-gagnés,
que je diftinguai qu'il n’étoit. formé que par des
millions de fauterelles qui faifoient route: On
%
EN, À FE 1XRUE. 227
imavoit beaucoup parlé lc l'émigration de ces
infcétes, qui s ’aflemblent tous les ans par bandes
innombrables, & quittent les lieux qui les ont vu
naître pour aller s'établir ailleurs ; mais je les
voyois pour la première fois : celles - ci VOya=.
geoient en fi grand nombre, que l'air en étoit
réellement obfcurci. Elles ne s'élevoient point
beaucoup au- -deflus de. nos têtes ; elles formoient
une colonne qui pouvoit embraffer deux à trois
mille. pieds. en largeur, &, montre à [a main,
elles. mirent plus d’une Le à pañler. Ce nue
taillon. étoit tellement ferré , qu'il en tombvoit
comme, une grêle des pelotons étonflés ou dé-
montés ;.mon Keès es groduoit. à plaifir en mê-
me-temps. qu à en. farfoit provifion.. |
Mes gens s’en firent auffi un régal ; ils me van-
tèrent fi fort l'excellence de cette manne, que
cédant. à: la. spntatiop ,Je voulus m'en régaler
comme, EUX ,:, MAIS ». sil eft vrai, comme on
Pafure., qu} en à Grèce , & nommément dans Athè-
nes, . les marchés. publics étoient toujours four-
nis. de cette nourriture, & qu elle faitoit les dé-
lices des. gourmets de ce temps ,j avoue de bonne-
foi que. j’aurois mal figuré parmi ces Acridopha-
ges,tà moins qu'avec le goût des Grecs , le
Ciel ne m’eût fait jouir d’une conftitution diflé-
rentes: is
-Nogs. partimes enfin, le » Janvier ; &, laif-
fant: derrière nous la. haine des montagnes du
Bruyntjes:Hoogte , nous appercûmes, au Nord,
celles de Sneuwberg après lefquelles nous afpi-
Tions depuis. fi long-temps. Quoique nous fuffions
parvenus à la faifon des pins fortes chaleurs , nous
découvrions ençore.de 11. neige dans les anfrac-
P 3
228 - VoyvaAGr
tuofités & les enfoncemens les plus rapprochés
du fommet de ces formidables montagnes, Tan-
dis que je m’amufois à fes 'confdérer avec ma
lunette , mes Hottentots m'annoncèrent qu'ils
voyoient paroître un blanc : cette nouvelle m'inf-
pira le plus vif intérêt ; il y aVoit tant de: temps
que je n'avois vu des hommes de cette cou-
leur ! Celui-ci avoit fait un affez longue route,
uniquement dans le deflein de fe procuter du
fel dans un lac fitué près de Swart- Kops-Rivier.
Je le joignis, & m’entretins quelque temps avec
lui ; il ne put retenir fes larmes en me contant
que, dans les commencemens de la guerre avec
la Caffrerie contre laquelle il n’avoit jatnais voulu
fe liguer à l’exemple des autres Colons, il avoit
eu le malheur lui, fa femme , fon fils unique
& quelques Hottentots, d’être attaqués, > pendant
la nuit , par ces Céfres qu il avoit toujours mé-
nagés ; que chacun s'étoit précipitamment ‘caché
dans des buiffons : ; mais que, le jour venu, la
troupe s'étant rejointe , il avoit trouvé Tonfils'
percé de mille coups de fagayes , à la place
même où nous étions actuellement arrêtés l’un
& l’autre. Le récit de cet infortuné père! mé pé-'
nétra de douleur ; je n’effayai point de calmer:
Îa fienue ; le plus morne filence exprimoit ‘mieux
que de vains difcours tout ce qu'il devoit at.
tendre de confolations de la part d’un'têtre fén-
fible : il avouoit cependant que les Caffres étoient.
fondés dans leurs haïnes ; mais qu’il étoit bien
malheureux pour les innocens, que les effets n’en
retombaflent pas fur les feuls coupables. ” 4
‘‘yele priai, pour le diftraire un peu, de pañfer
la nuit D de moi : Je le traitai de mon mieux ;
AN, À FRIOQ UE 229
je le régalai de mon meilleur thé, & lui donnai
d’excellent tabac. Les écarts de la converfation
nous. conduifirent , je ne fais comment, fur l’ar-
ticle des chevaux : il me dit qu’un de fes amis ,
habitant du Swart-Kops , lui en avoit fait voir
un qu'il avoit pris à la chaffe, & que, n'ayant
pu découvrir à qui 1l appartenoit , il le gardoit
chez lui : cela me rappella celui que J’avois aban-
donné fur les bords du Krom-Rivier à la for-
tie du Lange - Kloof , il y avoit fept on huit
mois. D’après le fignalement que Je lui en don-
nai, il demeura fi convaincu que c’étoit mon
cheval, qu’il m’offrit aufli-tôt de me laiffer choifir
une couple de fes Bœufs, fi je voulois le lui
céder , & lui donner un mot de letire pour
qu'il pût l'envoyer chercher. Mon cheval va-
loit certainement plus que ce qu’il m’offroit ; mais
calculant, d’un côté, les difficultés & les retards
d’une route longue & pénible, & de l’autre,
le fervice que je pouvois, fur le champ, tirer
des deux bœufs qu’il m’offroit, voulant d’ail-
leurs lui donner une marque d’eftime & d’ami-
tié, Je ne balançai point à accepter fa propo-
fition , & lui donnai un billet pour réclamer
mon cheval. ;
-.Je pris toujours ma marche vers les Sneuw-
berg que nous ne perdions pas de vue , au pied
defquelles je me flattois d'arriver le jour même;
mais , vers les onze heures , une chaleur des
‘ plus exceflives nous arrêta fur les bords de Bly-
Rivier, où nous fûmes obligés de pañfer la nuit.
Ce torrent ne fut pas pour nous d’une grande
reflource ; il ne couloit plus ; la féchereffe l'a-
voit tari; nous n’eûmes d'autre reflource , pour
P à}
230 F VO Tr AGO)
étancher la foif dont nous étions dévorés, éu'une
eau ftagnante & de mauvais goût qui croupil-
Loit dans les endroits les plus profonds de fon lit.
À la pointe du jour, nous nous empreflämes dé
quitter ce défagréable gite , & trois heures &
demie dé marche nous firent rencontrer une au-
tre rivière nommée Vogel - Rivier (rivière des
oïfeaux). Jé remarquois entr’autres fingularirés,
que, plus nous approchions dés montagnes de
neige . plus la chaleur devenôît accablante ; les
focs amoncelés qui compofent ces pies foureil-
leux , échauffés, fans doute, pat les râyons ar-
dens du foleil, les réfléchit, & les concentré dans
les vallées qui les avoifinent : le mal- aile gé-
néral de toute la caravane ne nous Au pas
d'aller plus loin.
Dans le court efpace que nous vénions de par:
courir pour gagner d’une rivière à l’autte , nous
n'avions rencontré qu’une feule troupe de Ga-
Zelles Springbock ; maïs il faut dire qu’elle oc-
cupoit toute la plaine ; c’étoit une émigration
dont nous n’avions vu ni le commencement ni la
fin ; nous étions précilément dans la faifon où
ces animaux abandonnent les terres {èches & ro-
cailleufes de la pointe d’Afrique, pour tefluer
vers le Nord, foit dans la Caffrerie, foit dans
d’autres pays couverts & bien arrofés 4 tentet
d'en calculer le nombre, le porter à vingt , à
trente, à cinquante mille, cé n'cft rien dité
qui approche dé ja vérité ; il faut avoir vu le
pañlage de ces animaux , pour le croire. Nous
marchions au milieu d'eux , fans que cela Îles
dérangeit beaucoup ; ils étoient fi peu farou-
ches , que j'en tirai trois , fans fotur de mon
EN “A FR TO UE. 291
chariot ; il nous eût été facile au Befoih d’en
fournir pour long - temps à des armées innom-
brables. Au furplus, la retraite de ces Gazelles
qui quittoient le pays que nous allions parcou-
tir, nous annoncçoïit , plus fürement que l’A/-
manach de Liège , les fécherefles auxquelles nous
devions nous attendre.
Remis en route dans la matinée du 6, & re-
montant la rivière des oifeaux, qui prend là fource
dans les montagnes de neige, un accident, qui
pouvoit devenir férieux , nous arrêta quelque
temps : le conduéteur d'une de mes voitures , Vou-
lant fe remettre en fiège , fut retenu par des
épines auxquelles il n'avoit pas fait attention.
Il tomba ; la roue de la voiture , qui continuoit
fa marche , pañla fur fa jambe : j'accourus &
fas mille fois heureux lorique je m'apperçus ,
après l'avoir bien examinée . qu 4] n’y avoit au-
cune fraêtüre ; je baffinai moi-même la contu-
fion , je l'enveloppai de plufieurs bandages. im-
bibés d’eau-de-vie ; &, de peur que le malade
n’en regrettât lufage , je lui en fis avaler un
grand gobelet : il fut porté, pendant quelques
jours , fur mes chariots ; & fon accident n'eut
pas d’autres fuites.
I! fembloit que les Sneuwberg fuffent pour moi
là terre promife ; je ne pouvois y arriver. Les
obflacles fe fuccédoient. Le 7, au moment de
partir, je m'appercus, en faifant le dénombre-
ment de mes Beftiaux, qu'il en manquoit trois :
mes gens fe répandirent de tous côtés pour les
chercher ; on les retrouva ; mais cette Opéra-
tion avoit demandé tant de temps, que nous ne
pômes atteler qu’à fept heures du foir. Nous
P iv
212 VovyaGce
étions encore dans les plus grands ; jours de l'an-
née ; la fraîcheur des nuits étoit : attrayante ; nous
ne devions être qu’à quatre ou cinq, lieues de
Platte - Rivière ; 5 & notre intention, fi nous y
arrivions, n’étoit pas de pouffer plus avant.
Nous avions à peine fait deux ou trois lieues,
qu'un des Hottentots de l’arrière-garde, emporté
par fon cheval, tombe fur nous à toute bride,
fuivi de tous les relais qui arrivent dans le plus
grand défordre.'L’effroi fe communique aux douze
bœufs du chariot de Pampoën-Kraal, qui, dans
ce moment n’ayant point de Hottentots en tête
pour retenir & gouverner les deux prémiers ,
comme il eft d’ufage, prennent lépouvante , fe
jettent en s’écartant fur le côté ; le timon cafe;
&. toujours attelés, îls le traînent après eux,
s’enfoncent & vont fe perdre dans les buiflons.
La confufion devient de plus en plus générale.
Au mugiflement des Bœufs , il n’y avoit pas à
douter que nous ne fuflions pourfuivis par des
Lions : on court aux armes ; tandis que les uns
s'eHorcent d'arrêter les Bœufs des deux autres
<hariots qui fe laïfloient emporter comme ceux
du troifième , que d’autres s'occupent à ramaf-
fer & à raflembler tout ce qui leur tombe fous
Ja main pour allumer les feux, je pars ..accom-
pagné de mes plus habiles Chaffèurs , & nous
rétrogradons fur la route pour faire face aux cruels
animaux , retarder leur marche, & donner le
temps de fe livrer aux autres Nu aies La nuit
n’étoit pas encore bien obfcure ; nous étions dans
une plaine fablonneufe, qui nous aidoit à diftin-
tinguer les objets à une certaine difiance. Lorf-
que je vis nos chiens s ‘approcher de nous; à
EN AFRIQUE, ag
nous ferrer de près, je ne doutai plus-de la pré-
fence des Lions. Tout-à-coup j'en apperçois deux
élevés fur un petit tertre, & qui fembloient nous
attendre ; nous lâchons tous nos coups enfem-
ble, mais fans autre, effet que de les voir.dife.
paroître. Nous avancions toujours dans. Pefpé-
rance d’en abattre au moins un, & nous conti-
nuyons, par précaution ; nos décharges : ; ils ne
s’offrirent plus à nos regards ; ;.c'eft en vain que,
aous nous fuffions obftinés à les pourfuivre plus
long-temps ; ils étoient déjà loin. Les feux étoient
bien allumés ; nous nous en rapprochâmes ; nos
Bœufs difperfés en faifoient autant ; ils arrivoient
à notre halte les uns après les autres, & bientôt
1] ne manqua plus que l’attelage de Pampoën-
Kraal. Nous entendions beugler à une certaine.
diftance ; aucun de mes gens ne fe foucioit de
courir à la voix; j'en engageai cependant plu-
fleurs à me nn ; chacun de nous prit un.ti-
fon enflammé d’une main, un fufil de l’autre ;
& … fous la conduite des Chiens qui nous précé-
doient , nous allâmes à la recherche, & arrivà-
mes fur la placé. Le morceau de timon que ces
Bœufs avoient traîné avec eux. s’étoit pris entre
deux arbres , & les avoit année à ; ils étoient tous
ep peloton , & tellement embarraflés dans les.
traits, qu'il n'y.eut d'autre moyen que de les
mettre en pièces : trois de ces Bœuis manquoient ;:
‘ils étoient parvenus à brifer leur joug ; nous les
croyions dévorés ; mais, de retour à nos feux,
j'appris qu'ils s’y étoient Ras ne faifoicat
que: d'arriver.
Un infiné pur & machinal avoitil appris À
ces animaux , que, fous la fauve-garde du feu,
sn: VOYAGE
ils n’avoient rien à craindre de leurs ennemis %
L’habitude leur avoïit-ellé infpiré cette réflexion ,
que, depuis plus d’un an qu'ils voyageoient
avec moi, les bêtes carnaflières qui, dans les
commencemens, leur avoient caufé tant d’in-
quiétude , n’a voient jamais ofé les attaquer , même
approcher dé tout près, ou bien prenoient-ils
des hommes une aflez haute idée pour ne voir
en eux que des protecteurs puiffans, ‘des dé-
fenfeurs inexpugnables ? Je ne l’expliquerai pas;
mais je fais que la Nature, qui fournit indif-
tinftement à tous les animaux ünñe portion fuf-
fifante d'intelligence pour veiller à leur confer-
vation , fembloit exprès pour tout ce qui m’en-
touroit, en avoir doublé la mefure, & j'ai fait,
fur cé point. en plus d’une rencontre, des re-
marques qui m'ont toujours frappé d’étonnement
& d’admiration. La morale de l'Hiftoire natu-
relle s'étend plus loin qu’on ne penfe. L’oil de
la métaphyfique pénètre, de jour en jour, plus
avant. L'aveugle curiofité qui formoit feule au-
trefois nos colle&ions , cède aujourd’hui la place
à des motifs plus nobles & plus précieux. Il n’eft
plus de petits objets aux regards du Philofo-
phe ; le génie des découvertes fait tout agran-
dir ; les infeétes, par exemple , regardés, ay
a vingt ans , comme des objets minutieux &
bornés, occupent une place brillante dans la chaîne
des êtres (9:
Çt) I paroîtra bientôt un Traité complet d'Onthologie, digne d'ho=
nôrer Île Savant qui a. jetté les premiers fondemens de ce grand Ou-
vrage; & l’Amateur eflimable qui protège & foutient de fa fortune
une auffi belle entréprife.
ENT A RÉÈTQUE, ‘ans
A la pointe du jour, re tétourhai à la place
où j'avois tiré la veille : jy reconnus le pas
d’un Lion, & celui de fa femelie, qui, quoi-
qu'également prononcé , eft toujours plus petit.
Je fuivis quelque temps la trace; par un nd
détour , ellé me ramena près de mes gens :
qui noûs prouva que nous avions été épiés dé
fott près. Nous nous félicitimes d’avoir été
Jufqu’au jour fur nos gardes. Ce fut pour moi
uf ‘utile avertiflément de ne plus , à l'avenir,
voyager de nuit dans des Contrées que je con-
hoiflois fi peu, & qüi, comme je l'ai appris
par la fuité, font les pas de l'Afrique les plus
dangereux à franchir.
J’avois , fous més voituté:, des timons de
réchange , coupés dans les forêts d’Autemiquoi ;
mais, comme à la plate où nous venions de
nous ârtêter , l’eau nous-mänquoit abfolument,
& qu'il n'y avoit pas de temps à perdté pour
nôus én procurer, je fis répatret provifoirement
les traits déchirés : on attachä, comme on put,
avéc deux jumellés, le timon .brifé, & nous
partîmés. Quel fut notre chagrin, lorfque , par-
vénus au bord de la rivière plate, nous la trou-
Vimes à fec! Nous la remontâfties pendant en-
viron trois quarts d'heure, toujours mourahs de
foif, excédés, hors d’haleiné, & nous cûmes
enfin le bonhetir d'arriver à des fondrières qui
Confervoienñt un peu d’eau bourbeufé que k {o-
leil n'avoit pas encore dévorée. |
Nous ne voyions plus ici ce charmant & ima-
gnifique Pays de la Caffrerie ; nous avions tout-
à-fait perdu de vue ces gras pâturages, & ces
forêts majeftueufes fur lefquellés nos yeux avoient
256 VoyaA6cer
tant de plaifir à..fe repofer! Des roches amon-
celées, des fables arides fuccédoïent chaque jour
fous des formes toujours plus hideufes à ces
doux fpeétacles.. Nous nous voyions de toutes
parts circonfcrits par des montagnes, dont les
formes bizarrement inclinés, .& les pics fouvent
fufpendus fur nos têtes , répandoient dans l’ame
cette terreur profonde qui traîne le décourage-
ment après elle, & réveille les triftes fouvenirs.
Celles des Sneuwberg, au pied defquelles nous
nous trouvions, s’élancçoient beaucoup au-deflus
de toutes les autres, & les hyvers aflis fur leurs
fommets , fembloient difputer au foleil l'empire
de ces affreux climats. -
Mon intention étant de parcourir & de
der une partie de cette fameufe cordilière., pré-
venu que les Boffifmans y avoient établi , comme
les Lions , leurs repaires, & voulant me mettre
à l'abri de toutes furpriles de la part. des uns &
des autres, je plaçai mon camp tout à décou-
vert , & le fortifiai de mon mieux.
Un pas de Rhinoceros que ] ’avois rencontré ,
avoit , en un inftant , ranimé l’ardeur de:mes
anciennes chaffes. J’avois afluré d’une forte prime
le premier de mes gens qui me procureroit un
de ces coloffes : nous n’eûmes ce bonheur , ni
les uns, ni les autres : rien ne parut; mais,
fans m'y être attendu , je tombai fur un petit
grouppe de huit Elans. Je n’en avois point en-
core tué ; je les pourfuivis à la courfe : j’en fis
tomber un fur la place. Cet animal eft parfaite-
ment décrit par le Doéteur Sparmann : les Sau-
vages le nomment Kana. Ce n’eft point. du tout
l'Elan dont Buffon a donné la defcription; il en
EN ÂFRIQUE. 247
diffère effentiellement : c’eft uniquement la plus
grande efpèce des Gazelles du Cap. |
De retour au camp, je vis arriver tous mes
chaffeurs qui s’étoient répandus de côtés & d’au-
trés pour gagner Ja prime ; ils étoient harraflés
&' fort mécontens: L'un deux m'avertit qu'il
avoitrencontré une Horde fauvage, dontle Kraal
étôit fitué abfolumént au pied de la montagne ; $
jé réfolus! de l’aller reconnoître ; mais je n’em-
ménai avec moi que trois bons tireurs, & celui
qui-m'avoit donné cet avis. Le lendemain > à la
pointe du jour, nous étions à peine à moitié
chemin , que nous rencontiÂmes cinq de ces
gens qui venoienñt eux-mêmes à mon camp pour
me voir. Ik ‘rebrouffèrent , & me conduifirent
chez eux. Les enfans, en "me voyant arriver .:
fé mirent à fuir pour fe cacher, en pouflant des
cris horribles. Cét <effroi général me paroifloit
hors de la Nature, & déconcertoit mes idées:
Eorfque j'étois pour la première fois entré dans
14 Horde de Haabas & dans plufieurs autres ,
les femmes & les ‘enfans à la ‘vérité s'étoient
retirés ,; mais n ’avoient montré ni crainte ni hor-
réurt J'étois curieux de connoître la caufe de
dèt effroi ; j ’appris d’abord que ces gens n’étoient
vénus ‘que depuis très- peu de temps s’établir:
dans l’endroït où je les voyois ; qu’ils avoient
éprouvé dans le Camdebo , leur patrie , mille
perfécutions de la part des Colons , & qu'’ani-
més contre les Blancs d’une haine cruelle & fan-
guinaire , ils infpiroient cette horreur à leurs en:
Fans’, : afin qu'elle s’accrût avec l’âge , & qu'ils
n'étoient pas fâchés de les avoit vus dans cette
rencontre réciter auffi bien le catéchifime de la ven-
geance,
238 +1) Q.Y 4 & EX
Quant aux, hommes. ils furirent à mon- ap:
proche, & ne parurent point étonnés de me‘voir;
ils étoient prévenus , dèsla veille, qu ‘infaillible-
ment je les irois vifiter; leur Horde ne montoit
guères qu’à cent où cent trente hommes, En me
rendant chez eux; J'avois rencontré leurs trou>
peaux ; une centaine de bêtes à cornes , & peut-
être trois cents À laine, n’annoncçoient pas une
grande aifance : aufli je trouvai ces, milérables
occupés à faire fécher , fur des nattes, des rs
terglles, auxquelles il: retranchoient des aîles &
les pattes. Comme lamas de ces provifons tou
choit à la plus grande fermentation, Je fus con-
traint .de prendre; le deffus du vent pour évier.
les exhalaifons infeétes qui s’en. É Mrnie PRE:
intervalles. 9 RE
H n’y avoit pas: fx mois do ces. pauvres
Hotrentots s’'étoient confinés dans cet endroit:
pour échapper aux cruautés des Colons ; ils ve-
noïent, fans le favoir , fe livrer à des afracités
d’un autre genre. Outre les Boflifmans dange-
reux qui pouvoient à tous momens les. décou-
vrir, ils avoient encore à fe défendre des bêtes.
féroces, & particulièrement des Chiens Sauva-
ges qui dévaftoient leurs troupeaux. Je: leur
donuai quelques :confeils pour leur tranquillité ;
& leur fis des préfens. Je leur propofai en ou-
tre l'échange de quelques Moutons, qu'ils me
promirent de-m 'amener le lendemain. Comme.
je me difpofois à prendre congé d’eux, je fus
obhgé d'entrer: dans une de leurs huttes, pour
me mettre à l'abri d’un orage affreux , qui fon-
dit fur nous comme un trait, & qui dura trois
grandes heures. Je n’en fus pas moins inondé ;
EN ÀFRIQIUE. M
le Kraal entier faillit d'être emporté; des hut-
tes furent ébranlées ; les torrens charioient devant
nous des fables, des terres ébon}ées & des. ar-
bres déracinés. Le lieu que j'occupois étoit mieux
abrité ; ; je contemplois avec extafe, quoique noyé
jufqu’au SENOUX , : des cafcades & les colonnes
d’eau qui ‘s’échappoient avec fracas du haut des
montagnes G & s’entre-choquant dans leur chôte,
gagnoient la terre en mille gerbes variées, & la
couvroient de vapeurs & d'écume. Les bords de
la rivière plate, que j: ’avois à deux pas, difpa-
rutent en un moment à mes regards; je donnai
le temps auxplus gros amas de s’écouler. In-
quiet pour mOn camp, je profitai du premier in-
tervalle que nous laiffa la pluie, &)] Je partis pour
m'y rendre. J’avois eu beaucoup à fouffrir dans
cette hutte remplie ce facs de Sauterelles déjà
féchées, mails qui n’en rendoient pas moins une
odeur féride , infupportable. La pluie continua
par orage, toute la nuit; le jour fuivant, les
inondations groffirent , & ces Hottentots ne pu-
rent joindre mon camp, comme ils me l’avoient
RFO
. Nous ne craignions plus de manquer d'eau :
cependant nous ne fîmes aucun ufage de celle
de la rivière , parce qu’elle étoit fale & trou-
blée ; 3. NOUS, préférimes de recourir aux lagunes
qui avoient eu le temps de dépofer leur fable
[V4 leur Jlimon.
. Le jour d’enfuite fut plus tranquille ; une ving-
taine, d'hommes & quelques femmes m’amenè-
rent quatre, Moutons & une vieille Vache, qui
n’étoit plus bonne, que pour la boucherie. Is ne
con voitèrent pas infiniment mes verrotcries ; les
240 NE OT À GET
femmes en étoicnt à la vérité furchargées : ils fe
jettèrent de préférence fur le tabac. Comme c’é-
toit celle de mes provifions la plus facile à ré-
parer en rentrant dans la Colonie, je né la leur
épargnai pas : cette prodigalité les féduifit ; ils
‘m’amenèrent encore onze Moutons que jé payai
largement |
Faftruit que j'allois traverfer un “péi difficile
& bien fec, je confervai ces différentes acquifi-
tions comme une reffource précieufe au befoin.
«Un jour que’ j’avois beaucoup de ces Etran-
gers, un des gardièns de mon troupeau vint m’a-
vertir que plufieurs Boffifmans defééhdus des mon-
tagnes , s’étoient approchés d° euxtmais qu'ils les
avoient tenus en refpeét avec quelques coups dé
fufil. Klaas & moi nous montons à cheval; &,
fuivis de quatre autres Chaffeurs ; nous HarcHou
à fèur pourfuite; nous ne tardons pas effeive-
ment à découvrir treize de ces dangereux Pira-
tes ; mais la rapidité de notre courfe & notre air
détertiné les mettent bientôt en fuite. Nous vo-
lions vers eux à bride abattue ; nos balles fifè-
rent à leurs oreilles ; nous ne pûmes cependant
tes approcher afez pour les ajufter. T1 me fuf-
fifoit, & c’étoit beaucoup pour ma fûreté , de
Feur aÿbit donné l’épouvante. Nous lés vies
tous ; par des fentiers différens s'engager dans
les montagnes, & difparoître éntièrement. J’ad-
mirois l’agilité avec laquelle ils gravifloient , au(fi
vâe ‘que les Singes, lés rochers les plus efcar-
pés ? Je ne m’avilai point de m ‘attacher plus long-
temps à leurs pas; il y eût eu de l'imprudence
à prétendre les atraquer dans leur fort, & leurs
embafcades impénétrables, Ces gens ne nous au-
rojent
EN AFRIQUE. A4T
soient, affurément pas manqués : ils étoient tout-
_à-fair nuds; je jugeai à leurs traces qu'ils por-
toient des fandales : cette petite alerte fut un
bien; elle fervit à.nous rendre plus métians; | je
doublai les gardes ; Swanepoël & moi nous ft-
mes alternativement la ronde , tandis que mon
fidèle Klaas, à la tête d’un petit détachement,
vifitoit la vallée & tous nos environs, De temps
en temps, on tiroit du camp un coup de cara-
bine, auquel mes pâtres étoient obligés de ré-
pondre. J'étois par ce moyen afluré qu’ils ne s’é-
toient pas endormis, & qu'ils faifoient févère-
ment leur garde : du refte, cette précaution que
ÿ obfervois , par amour de l’ordre, & pour n’a-
voir rien à me reprocher, devenoit dans la cir-
conftance aflez inutile. Le Hottentot craint moins
un Lion qu'un Boffifman; cette frayeur falu-
taire tenoit tous les miens aux aguets , & dans
les lieux les plus découverts; ce qui les faifoit
cruellement fouffrir ; car la chaleur étoit deve-
nue exceflive. J'y étois pour le moins autant
expofé qu'eux, & ne m’exemptois pas pour cela
de mes.chaffes. Il m'étoit affez indifférent de mar-
cher.ou de refter tranquille : ma tente n’étoit
point habitable ; c’eft dans ces occafions que ma
barbe bien imbibée me procuroit quelque fou-
lagement ; j'en tirois aufli de la forme de. mon
chapeau, que j'humcétois de même. Dans ces mo-
mens, de crife 2 J'AI, fur-tout dévoré d’une foif
ardente ; comme j’avois remarqué que la apantité
d’eau que, je buvois, loin de me délaltérer , m'é-
chauffoit au contraire beaucoup, j'imaginai de
ne plus boire qu’à l’inftar des Chiens, c’eft-à-
dire de lapper. Cette Étange manière me {ervit
Tome IT Q
242 VMoYyaGeE
merveilleufement bien. Très-peu d'eau fufifoit
alors pour étancher ma foif, & je ne craignois
plus d’en être incommodé.
Tant que nous reftâmes fur les bords de Platte-
Rivier , les Lions nous inquiétoient fort peu;
notre artillerie , qui ronfloit de tous côtés, pen-
dant le jour, les tenoit écartés ; nous les enten-
dions , à la vérité, rugir toutes les nuits; mais
Jamais, fi ce n’eft une feule fois, ils n’ofèrent
nous approcher aflez pour nous allarmer, Les
Panthères s’annoncoient aufli au lever & au cou-
cher du Soleil, fur les bords de la rivière ; mais
elles fe tenoient à des diftances éloignées. Au
fort des nuits, elles s’'avançoïent davantage ; nous
étions conftamment avertis par les chiens; &,
le lendemaïn , nous jugions à leurs traces, juf-
qu’à quel point elles s’étoient hafardées. C’eft la
nécefité feule qui rend audacieufes toutes ces
efpèces carnivores, naturellement craintives à l’af-
peét de l’homme : & je crois qu’on a trop exa-
géré les dangers qu’on court dans leur voif-
nage : rarement rencontre-t-on ces animaux dans
les bois ; les deux feules efpèces de Gazelles qui
s’y trouvent, n’y abondent point aflez pour {a-
tisfaire leur voracité. Ils préfèrent de pourfui-
vre les Hordes nombreufes qui voyagent d’un
canton dans un autre : c’eft alors qu’ils peuvent
choifir & faire un affreux carnage. |
Mes voifins, me voyant difpofé à gravir les
Sneuwberg , me confeillèrent de me tenir fur
mes gardes, & de n’y pas faire un long féjour,
attendu que les Boflifmans étoient en force. Mon
intention m'étoit pas d’y conduire toute ma ca-
ravane ; Ce projet infenfé n'eût pas même été
: D
c EN AFRIQUE. 245
praticäble ; mais, ne voulant que reconnoître
quelques-uns de leurs fommets, & le parcourir
avec mes Chafleurs entre deux foleils , je me
rapprochai de leur pied le plus qu'il me fut pof-
fible |; & vins placer mon Camp à trois cents
_-:pas dela Horde fauvage. Je m'’attendois à trou-
Ver fur la hauteur , comme on me l’avoit an
noncé , un volcan confidérable qui vomit de la
fumée & des flammes ; je ne vis rien qui ref-
femblât à ce phénomène. Avec l’aide de ma
lunette , je découvris d’immenfes Pays, qui fe
prolongeoient au Nord, & qui n’étoient bornés
que par l’horifon ; je trouvois fréquemment,
fur les platres- formes & fur les crêtes les plus
élevées, des monticules de caïlloutage & de fable
tout-à-fait femblables à des Dunes. J’y cherchai,
mais vainement, quelques coquillages ; il n’y en
avoit ni de fruftres , ni même aucuns débris qui
me paruflent tenir à la Conchiologie. Je m’at-
tachai davantage à la pourfuite des oifeaux ; j’eus
le bonheur d’en rencontrer & d’en tuer dé fort
rares, notamment une très-belle efpèce de Veuve,
qui fe tenoit dans les herbages fort élevés, qui
tapifloient prefque par-tout ces hautes montagnes.
Dans toutes mes courfes , qui finifloient tou-
jours avec le foleil , je ne vis qu’une feule fois
des Boflifmans : ils étoient trois qui traverfoient
le revers d'une montagne oppofée à celle fur
laquelle nous étions ; ils ne fongèrent point à
nous venir attaquer. Nous ne trafnions rien après
nous qui dût les tenter, & peut-être ces trois
fcélérats étoient -ils du nombre de ceux à qui
J'avois donné fi vertement la chafle, & fe ref-
fouvenoient-ils de l'épouvante que je leur avois
Q5
244 Vo vs 4 GE
caufée. Ces vagabonds ne font point ,/ comme
on l’a fauflement avancé, une Nation. fauvage
particulière , une Peuplade originaire de. l’en-
droit même où on les rencontre. Boffifman font
deux mots Hollandois, qui fignifient: hommes des
bois ou des buifflons : c’eft fous cette qualifica-
tion que les Habitans du Cap, & généralement
tous les Holiandoïis , foit en Afrique, foit en
Amérique, défignent tous les malfaiteurs ou les
affaflins qui défertent la Colonie, pour fe fouf-
traire au châtiment ; c’eft , en un mot, ce que,
dans les Ifles Françoifes, on appelle Nègres mar-
rons. Ainfi donc - loin que ces Boflifmans fa{-
fent une efpèce à part ; comme on la dit en-
core fort récemment, ce n’eft qu’un {ramas in-
forme de Mulâtres , de Nègres, de Métis de
toute efpèce , quelquefois de Hottentots, de Baf-
ters, qui, tous différens par la couleur, n’ont
de reflemblance que par. la fcélérateffe : ce font
de vrais pirates de terre, vivant fans Chef, fans
loix & fans ordre, abandonnés à tous les excès
du défefpoir & de la mifère : lâches déferteurs
qui n’ont de reffource pour fubffter, que dans
lé pillage & le crime. C’eft dans les rochers les
plus efcarpés, & dans les cavernes les moins ac-
cefibles , qu’ils fe retirent & pañlent leur vie. De
ces endroits élevés, leur vue domine au loin fur
la plaine, épie les Voyageurs &. les troupeaux
épars ; ils fondent comme un trait , &. tombent
à l’improvifte fur les habitans & : dés beftiaux
qu'ils égorgent indiftinétement, Chargés de leurs
proies & de tout ce :qu'ils peuvent emporter
ils regagnent leurs antres affreux , qu'ils ne quit-
tent , pareils aux Läons, que lorfqu’ils s'en font
L
-
E N ASTRA QU E. 245
raffafés , & que de nouveaux befoins les pouf-
fent à de nouveaux maffacres ; mais, comme la
trahifon marche toujours en tremblant , & que
la feule préfence d’un homme déterminé fuffit
fouvent pour en impofer à ces troupes de ban-
dits, ils évitent, avec foin, les habitations où
ils font affurés que réfide le maître. [’artifice
& la rufe , reflources ordinaires des ames foi-
bles, font les moyens qu'ils employent & les
feuls guides qui les accompagnent dans leurs
expéditions. Dans les lieux où la trace de leurs
pas , trop bien imprimée, pourroit donner lal-
larme aux habitans, & les attirer à leur pour-
fuite, ils employent à la déguifer une adreffe
merveilleufe à laquelle nos brigands d'Europe,
plus téméraires ou moins patiens , font éloignés
de fe plier ; ils marchent en reculant, s'ils ne
font pas chauflés, &, s'ils ont des fandales , ils
fe les attachent de facon que le talon répond
aux doigts de leurs pieds. Lorfqu’ils enlèvent
un troupeau confidérable d'animaux vivans, ils
le divifent fous la conduite de plufieurs d’en-
tr'eux , en petites bandes auxquelles ils font pren-
dre dés routes différentes. Par ce moyen, s'ils
font pourfuivis , ils s’affurent toujours la plus
grande portion du pillage qu'ils ont fait.
On confond encore, fous le nom de Bo/ffman,
une Nation différente, en effet, des Hottentots.
Quoique , dans fon langage, elle ait le clappe-
ment de ces derniers, elle a cependant une pro-
nonciation & des termes qui lui font particuliers.
Dans quelques cantons, on les connoît fous le
nom de Chuineefe Hottentot (Hottentots Chinois) ,
que leur couleur approche de celle des
Q ii
846 Vo v av #
Chinois qu’on rencontre au Cap , & que, comme
eux, ils font d’une flature médiocre. Attendu
l’ainité du langage, je confidère ces Peuples,
ainfi que les grands & les petits Namaquois, dont
j'aurai bientôt occalion de parler , comme une
race particulière de Hottentots : & , quoique les
Colons confondent les premiers fous la dénomi-
nation générale de Boffifmans , 1l n’eft pas moins
vrai que les Sauvages du défert , qui n’ont au-
cune communication avec les poflefions Hollan-
doifes ne les connoiflent que fous le nom de
Houfiwaana.
Cette Nation, shétius nom qu’on veuille lui
donner, habitoit autrefois le Camdebo, le Boc-
ke-Veld, le Rogge-Veld; muis les ufurpations
des Blancs, dont ils ont été viétimes, comme
les autres Sauvages, les ont contraints de fuir
& de fe réfugier très - loin. Ils habitent aujour-
d’hui le vafte Pays compris entre les Caffres, &
les grands Namaquois. De tous les Peuples , que
Pavarice infatiable des Européens a le plus mal-
traités , il n’en eft point qui en conferve de plus
amer reflouvenir , & à quila couleur & le nom
de Blanc {oient plus en horreur. Jamais ils n’ou-
blieront les perfidies des Colons, & ce prix in-
fâme qu'ils en ont recu, des fervices fignalés
qu'ils leur avoient cent fois rendus : leur reflen-
timent eft tel, qu’ils ont toujours le terrible mot
de vengeance à la bouche, & le moment de
lui donner carrière fe préfente toujours trop tard,
quoiqu'ls l’épient fans cefle. Je dirai quelque
chofe de ces Houfwaana, l’orfqu’en pañlant fous
le tropique, je vifiterai leurs Hordes,
Un foir que, retiré dans ma tente, je repor-
EN AFRIQUE. 247
-tois., fur mon journal, les événemens du jour,
tandis que tout mon monde faifoit cercle autour
du feu , fumoit fa pipe , des éclats de rire mul-
tipliés, qui vinrent frapper mon oreille, exci-
tèrent ma curiofité. J’entendis un de mes Ma-
tadors qui racontoit aux autres une découverte
qui excitoit d'autant plus leurs éclats, qu’elle les
furprenoit davantage, & qu'ils la prenoient pour
un conte forgé à plaifir par mon bel-efprit. Ce-
lui-ci s'efforcçoit cependant de la leur perfua-
der ; il leur difoit fur-tout que, lorfqu’il m’en
auroit fait part, je ne tiendrois plus en place,
que je ne m'en fufle convaincu par mes pro-
pres yeux ; leur rire immodéré recommencoit
alors de plus belle ; ils parloïent tous à la fois,
& paroifloient s’impatienter que mon heure de
prendre mon lait, ne fût point encore arrivée.
J’appellai Klaas, & j'appris , par lui , que le
Chaffeur Jan les affuroit avoir découvert , dans
l’après-dînée , qu’une des Hottentotes de la Horde
avoit cette conformation particulière , que, juf-
qu’à ce moment, J’avois pris pour une fable , parce
que je ne l’avois vue dans aucun des Pays par
où nous avions paflé , malgré toutes mes in-
formations & mes recherches , quoiqu’un autre
de mes gens m’eût précédemment attefté le même
fait , & que toute ma troupe en eût connoif-
fance par des ouï-dire & par une vieille tradi-
tion aflez généralement répandue. Je vis venir
Jan, qui me raconta avec le plus grand détail
& dans toute l'énergie , je devrois dire toute
lingénuité de fon langage , ce que le hafard
le plus inattendu , difoit-il , lui avoit permis
d'examiner à fon aife, & bien à découvert.
Q iv
248 Voyacez |
J'étois, en effct, très-curieux d’éclaircir au
plutôt ce point très-intéreffant d’Hiftoire natu-
relle & de l'Hifloire, que j’avois plus d’une fois
trouvé configné dans divers Ouvrages & dans
des Romans , tels entr’autres que les Voyages de
Jean Strueys. En conféquence , dès le lendemain,
je me rendis à la Horde voifine avec mon Hot-
tentot, qui reconnut, fur le champ , la femme
dont la conformation l’avoit fi mervcilleufement
étonné. Il mela fit remarquer ; ellelétoit mariée,
inère de plufieurs enfans, & déjà dans la force
de l’âge. Je failis adroitement différens prétextes
de lui faire des cadeaux, afin de la préveniren
ma faveur , & de me lttathièr. En un mot, afin
de la féduire, je n’avois point affaire ici à ces
Hottentotes impudentes & débordées des Colo-
nies, toujours trop difpofées à fatisfaire, à pré-
venir même les Blancs & leurs honteufes fan-
taifies. Je devois m’attendre à rencontrer ici bien
des dificultés; je favois que les femmes fauva-
ges refufent preique toujours à la curiofñté ce
qu’elles accordent à l’amour ; diftinétion délicate
qu'on ne s’aitend pas à trouver dans un défert,
lorfqu’on y porte fes préjugés & la prévention
de l’orgueil.
Mères honnêtes & prévoyantes fi vous lifez
cet Ouvrage, vous ne croirez jamais que les
chaftes enfans que vous élevez dans l’efpérance
de vos vertus, fuffent autant à l'abri de [a cor-
ruption & du pernicieux exemple au milieu des
Sauvages d'Afrique, qu’au fein de ces demeures
profondes & filencicutes , où la fagefle, dit-on,
veille fur l'innocence, & repoufle au loin tout
çe qui pourroit initruire & bleffer les regards.
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3 EE SKK E
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À
HOTTE
N'EOTE
NE
es
| EN ‘AFE TOUTE 240
Ah ! n’accufez point la Nature, & ne vantez
pas trop haut vos préceptes & vos grandes inf-
titutions ; vous ne les devez qu’au Des de
fes Loix !
Je dois le dire & le publier fans tete : l'offre
de tout ce que Te pouvois donner , toutes mes
rufes, toutes mes fuppliques alloient échouer fans
le fecours de mes gens, & l’empreflement vingt
fois réitéré de saarider à cette femme que j’é-
tois un curieux d’une race fort étrangère à la
fienne & fort éloignée; que d’autres Hottento-
tes, des Gonaquoifes, des Cañrines avoient con-
fenti de bonne grace à ce que je lui deman-
dois ; enfin, que je ne la tiendrois qu’un moment
dans cette attitude humiliante : quelques hom-
mes même de fa Horde vinrent à l’appui de ces
difcours , & infifièrent en ma faveur. Alors,
confufe , embarraflée , tremblante , & fe couvrant
le sage de fes deux mains , eMe° laïlBi dE
cher fon petit tablier, & me pérmit de contem-
pler tranquillement ée- que le Lecteur verra lui-
même däns la copie fidèle que j'en ai tirée, &
qui forme la planche VII de ce fecond volume.
Pour détruire l'opinion générale que la Na-
ture, exclufivement à toutes les autres femmes,
avoit gratifié les Hottentotes d'un tablier natu-
rel qui fervoit à cacher lé figné de leur fexe,
un Auteur moderne a avancé que cette fingu-
larité m’étoit autre chofe qu’un prolongement con-
fdérable des nymphes; ce qui avoit mal-à-pro-
pos répandu cette croyance. Il a préfenté ce ta-
blier prefque comme une infirmité occafñionnée ;
foit par la vidilleffe & la chaleur’ du climat, la
vie inactive & l'afagetdes sraifles, &e. Je ne fini-
250 Voyaræe LL
rois pas, fi je voulois entafler toutes les objec-
tions qui naïfflent d’elles-mèmes pour renverfer
ces aflertions. Il en eft une feule qui vient s’of-
frir d’abord à l’efprit, & que le Lecteur fe fera
faite aufli bien que moi? Pourquoi la chaleur du
climat, la vie inactive, & l’ufage des graifles
agiflant à-peu-près au même degré d’habitude &
de force {ur toutes les Contrées de cette portion
de l'Afrique , quelques hordes particulières fe ver-
roient-elles fujettes à cette infirmité ? Pourquoi
ne feroit-elle pas départie à toutes les Hottento-
tes? On fait trop, au Cap & dans lès Colonies,
qu’il ne leur arrive rien de femblable, quelle
que foit leur conduite, à quelque manière de
vivre qu’elles fe livrent, à quelques dangers qu’el-
les s’expofent. Ne cherchons point à tordre nos
imaginations fur cette bizarrerie, qui, pour être
rare, n’a rien d’extraordinaire, & n'allons pas
expliquer, comme un phénomène, l’ouvrage du
caprice & de la mode. Oui, Leéteur, ce fameux
tablier n’eft qu’une mode, une affaire de goût;
je ne dirai pas dépravé. Les fignes de la pudeur
‘ n’en fauroient conftituer l’effence ; mais original,
mais extravagant, mais, fi l’on veut, abiurde,
& tel que fa feule vue fuffroit au plus monf-
trueux libertin pour chafler de fon efprit toute
idée d’une atteinte profane ; & trompant d’une
facon nouvelle & trop claire le raffinement de fes
befoins , feroit fuccéder le rire le plus inextingui-
ble aux tranfports de la paññion la plus eflténée.
Je voulois être modefte : il faut être vrai; je
ne confens point à détacher de mon Livre ces
traits curieux de mon Voyage; & puifque ma
Hoitentote a bien voulu faire le facrifice de 12
Le M ne =
EN AFRIQUE. 251
pudeur au progrès de mes études , une plus lon-
eue retenue de ma part, à la fin pañleroit pour
une difcrétion puérile. Le fcrupule fied mal où
la Nature n’a point placé la honte,
Le tablier naturel n’eft en effet, comme le dit
mon Auteur, qu’une prolongation , non pas des
nymphes, mais des grandes lèvres des parties
de la femme. Elles peuvent arriver jufqu’à neuf
pouces plus ou moins, fuivant l’âge de la per-
{onne, ou les foins aflidus qu’elle donne à cette
décoration fingulière. J’ai vu une jeune fille de
quinze ans qui avoit déjà fes lèvres de 4 pouces
de longueur. Jufques-là ce font les frottemens &
les tiraillemens qui commencent à diftendre ; des
poids fufpendus achèvent le reite. J’ai dit que
c’eft un goût particulier, un caprice aflez rare
de la mode, un raffinement de coquetterie. Dans
la horde où je me trouvois, il n‘y avoit que
quatre femmes & la jeune fille dont je viens de
parler qui fuflent dans cet état ridicule. Quicon-
que a lu Dionis, reconnoîtra fans peine combien
cette opération peut être facile. Pour moi je n’y
vois rien de merveilleux. fi ce n’eft la bizarre-
re de l'invention. Peut-être qu’autrefois on ren-
controit jufques dans les lieux qu’occupent au-
Jourd’hui les Colonies., des hordes entières de
Sauvages diftinguées par cette particularités &
c’eft probablement ce qui aura donné naïflance
aux erreurs qu’on a débitées fur ce chapitre ; mais
la difperfion éteint bientôt les anciens ufages parmi
les hommes. Celui-ci n’eft pratiqué que, de loin
en loin , par quelques individus attachés par tra-
dition aux mœurs antiques , & qui fe font un mérite
fcrupuleux de les fuivre encore.
ar" Vo v «Aer
Lorfque J'eus finis toutes mes obfetvations,
& parcouru, autant. que Îles précautions que
j'avois à prendre me le permettoïent, différen-
tes chaînes, & les plus beaux fites des Sneuw-
berg , je fongeai enfin à quitter tout-à-fait ces
noirs Pays. Mes gens me follicitoient vivement
de les conduire au Caronw , & de me hâter
de le traverfer , avant que les chaleurs euffent
entièrement defléché le peu d’eau flagnante
qu'il étoit poñlible que nous y trouvaffions, &
de peur aufli de ne plus rencontrer de pâtura-
ges pour nos beftiaux , qui , déjà depuis long-
temps, avoient eu beaucoup à foufirir des ar-
deurs de la faifon. Ainfi donc, autant empreflé
que jalonx de rejoindre mes foyers, & ne trou-
vant plus dans mes courfes les mêmes charmes,
les mêmes amufemens que par le pañlé , foit
que la fatigué eût rallenti mon ardeur , foit
que d’autres projets & de puiffans reflouvenirs
euffent repris fur mon imagination l’empiresque
leur avoit fait perdre le fpectacle des plus
grandes nouveautés , je me remis en route le
2 Février, en me dirigeant vers le Sud - Sud-
Oueft. Une partie de la Horde nous accompa-
gna pour nous aider à traverfer à 3 lieues plus
loin Îa rivière Jubers , qu’on jugeoit devoir
être enflée par les orages. En y arrivant, déja
nous fongions à faire des radeaux ; mais nos
conduéteurs qui connoiffoient , à un quart de
licue au-deffous , des bas-fgnds commodes , nous
épargnèrent un travail inutile, & qui nous eût
fait perdre beaucoup de temps. J’allai recon-
noître avec eux les bas-fonds, & je jugeai,
après les avoir fondés avec mon cheval, qu’en
EN AFRIQUE. 25"
To
exhauffant feulement , mais avec précaution, de
huit à dix pouces, les caifles & le left de mes
trois. voitures par le moyen de branchages, &
de: bûches , nous pafferions fans avoir rien d’a-
varié : ce.que. nous exécutâmes en effet avec
autant d’adreile que de bonheur. Nos compa-
gnons nous. fervirent., à la vérité , beaucoup
dans cette opération ; ils traverfèrent la riviè-
re, & vinrent pañler la nuit avec nous , pour
nous aider, le lendemain matin, à rétablir nos
équipages , - & remettre en place nos effets. Je
reconnus d’une façon généreufe les fervices qu’ils
venoient de.me rendre , & nous nous féparâmes.
- Je trouvar- dans le Canton que j’entamois
une prodisieufe quantité de ces Coucous verds-
dorés, dont j'ai parlé ci-devant , & plufieurs
efpèces: nouvelles que Je joignis À ma collec-
tion. Dans la même journée, 1e rencontrai un
fecond fleuve fans nom connu : je lui donnai
celui de mon refpe“table ami. M. Boers.: Ici
commencoient les plaines arides du Carouw ;
des plantes grafles & fruftres couvroient cette
terre ingrate ,:ou pour mieux dire, ces fables,
dans toute l'étendue de l’horifon : d’un autre:
côté, des rochers non moins ftériles,. offroient
par-tout, à nos regards attriftés, l’image de
labandon & de la mort : on ne voyoit que
quelques herbes éparfes qui fembloient croître
âsregret pour le falut de nos troupeaux.
:. Le 4; cinq grandes heures, de marche nous
firent arriver à la rivière de Voogel , qui va fe
jetter dans celle du Sondag. ; Ce. fleuve que nous
avions travetfé , il n’y avoit pas long-temps.vers
lon embouchure, & que nous devions. bientôt
254 VovaAGEs
voir près de fa fource. Nos fouffrances augmen-
roient de jour en jour avec les chaleurs, & la
marche nous étoit devenue bien pénible : cepen-
dant j'amulois toujours mes loifirs par la chafle :
je tuai encore, chemin faifant, une Cane-Petière
d’une efpèce noûvelle. Le ; jour fuivant , nous fü-
mes rendus de bonne heure à Îa Holèré du Son-
dag. Ce féjour moins affreux fervit du moins à
ranimer mon efpérance. De fuperbes avenues de
Mimofa , que le fleuve arrofoit, offroient de tou-
tes parts un coup d'œil magnifique : ils étoient
en pleine fleur, & répandoiïent autour de nous
leurs fuaves & délicieux parfums; mille efpèces
d’oifeaux & d’infeétes fuperbes, attirés dans ces
beaux lieux, m’y retinrent jufqu’au 8. Malgré
la forte provifion d'épingles que J'avois empor-
tée du Cap, je m'appercus que Jj'allois en man-
quer : il me vint dans l’efprit de les remplacer
par les plus petites épines du Mimofa, qui me
rendirent le même office.
En laiflant le Sondag derrière moi, je ren-
contrai feize Hottentots, avec armes & bagages ,
fur les bords du Swart-Rivier (rivière noire ):
ils quittoient le Camdebo, pour gagner, au pied
des Sueuwberg , la horde que nous y avions
laiffée. Ils m’apprirent qu'ils étoient forcés à cette .
émigration par des troupes formidables de Bof-
fmans, qui mettoient tout à feu & à fang dans
le Camdebo, dont ils incendioïent les habita-
tions, pour en enlever ledmunitions , les. armes
& toutes les richefles. Rien ne pouvoit me con-
trariér davantage que cette. nouvelle indifcrette,
autant qu'inattendue. Elle jetta d’abord l’allarme
dans tous les efprits, & fit renaître les ancien-
EN ÂATRIQUE. da
nes terreurs. Perfuadé que de plus longs éclair-
ciflemens ne ferviroient qu’à troubler davantage
ces foibles imaginations , J’ordonnai à tout mon
monde de me fuivre à l’inftant même. Déjà
Jon parloit de rebroufler chemin , & je vis
heure où mon autorité alloit être tout - à -fait
méconnue. Les plus braves de mes gens, qui
ne balançoient point à me fuivre, entraînèrent
heureufement tous les autres. Je m’étois apperçu
que le nommé Singer , dont j'avois eu à me
plaindre au Camp de Koks-Kraal , montroit en-
core ici plus de réliflance ; que dans cette jour-
née même , il avoit fait fon fervice d’une ma-
mière équivoque. Je me déterminai, pour la pre-
mière fois, à faire un exemple qui intimidät les
lâches camarades qu’il avoit féduits. Arrivé, le
foir, à cette rivière Camdebo, qui tire fon
nom du pays qu’elle traverfe , je lui fignifiai
de quitter à l’inftant ma caravane. Je lui repro-
chai, ce que j'avois depuis appris, d’avoir été
le premier moteur des craintes & des troubles
qui avoient empêché tout mon monde de me
fuivre en Caffrerie , & de m'avoir forcé, par
cette coupable réfiftance, d’abandonner la plus
belle partie de mes projets, faute de bras,
de courage & de fecours pour les conduire à
eur fin. Je lui payai fes gages échus ; je luifis
délivrer fes effets & quelques provifions ; après
quoi je le menacçai de le pourfuivre comme une
‘bête féroce , fi jamaisgl fe préfentoit à ma rencon-.
tre. [Il fut tellement confterné , anéanti de l’apof-
trophe , & de la véhémence avec laquelle je la
prononçai, qu'il fe faifit de fon fac, & partit
précipiamment, Mes gens conjeéturèrent qu'il
256 Van, des
alloit gagner les Habitations les plus prochaines,
ou bien rejoindre les Hottentots. que nous avions
rencontrés dans la matinée : j’avois penfé qu'il
auroit cherché à me faire des excufes, ou que
Tes camarades m’auroient imploré pour lui. Je
fus trop aife qu L eût pris un autre parti. Cette
févérité opéra , pour le refte de mon Voyage,
tout l'effet que j'en avois attendu.
Le 9 Février, je quittai la rivière Camdebo.
Plufieurs de mes Bœufs fe virent attaqués de
Klauw-Sikte :.ce qui leur renduit la route très-
pénible. La tranquillité & les rafraichiffemens
étoient le feul remède qui pûtles rétablir prompte-
ment. Je choifis donc, fur un des détours que
failoit la rivière au milieu des, Mimola , une clai-
rière commode où je plaçcai mon ere dans
l'intention d’y pañer quelques. jours. Je n'eus
pas beloin de recommander à mes gens de fe
tenir fur leurs gardes; ils craignoient trop. les
Boffiimans pour manquer à leur devoir , &, fe
relâcher de leurs précautions. Nous. étions. juf-
tement dans le canton où nous avions appris que
ces brigands jettoient l'épouvante., Nos provI-
fions tiroient à leur fin, & nous n'avions plus
de grand te je fongeai à m'en procurer quel-
ques pièces, pour les faler, & je fis plufieurs
chaïles qui nous éloignèrent plus: ou moins du
Camp. Un jour que je m'étois acharné à la pour-
fuite d’un Elan Gazelle , je m'’écartai confidéra-
blement , avec un de mes meilleurs Tireurs , qui
me fuivoit à pied. Au Ne d’un fourré
fort épais de Mimofa, nous tombâmes, tout-à-
coup, fur un Hottentot qui cherchoit des nim-
phes de Fourmis, mêts chéri de ces Sauvages.
| Il
E Ni MER Tr 0 Ù 2 257
{| ne nous eut pas plutôt entrevus , que, ramaf-
fant avec précipitation fon arc & ion carquois,
il prit fa courfe pour fuit; mais, rendant la main
à mon cheval, je Peus bientôt rejoint. Aux fignes
peu équivoques de fes frayeurs & de fon em-
barras , je jugeai que c’étoit un Boffifman : fa vie
étoit entre mes mains ; je pouvois ufer , dans
ces déferts ; de mon droit de fouveraineté , &
punir en lui, fi j'euflé été cruel, tous les cri-
mes de fes égaux , & le tort inexcufable d’appar-
tenir à des brigands. Jufques-là je n’avois point
particulièrement à me plaindre d’eux , & je comp-
tois, au contraire, protier de la rencontre , pour
recevoir de nouveaux renfeignemens : ce n’eft
pas ain qu’en eût agi un Colon. Il vit bien,
à mon air , que mon ‘intention n'’étoit pas de
lui faire aucun mal ; après quelques queftions re-
latives à la fituation où nous nous trouvions ref-
peétivement, & auxquelles il ne répondoit qu’en
tremblänt , il ferafura, & prit confiance en moi.
Je me plaignois de la difette de gibier dans les
lieux que je venois de parcourir; il m’indiqua
des cantons où je rencontrerois {ûrement celui
que’ jé cherchois ; j'ordonnai au Hottentot qui
m'avoit rejoint, de lui faire préfent d’une por-
tion de fon tabac; &, après lui avoir fouhaité
plus’ de modération & de probité , ‘pour lui &
fes compagnons , je tournai bride pour conti-
nuer …ima chaffe. J’avois fait à peine cinquante
pas ; mon. Chaffeur toit refté quelques minu-
tes de plus avec lui pour l’aider à allumer fa
pipe, & pour achever {a converfation; je l’en-
tends qui m'appelle à grands cris. Effrayé de
fes accens, je retourne précipitamment fur luis
Tome IT. |
256 V.o v AÿG €
j'accours, J'arrive ; Je le vois aux prifes avecle trat-
tre Boflilman, qui, la main armée d’une flèche ,
faifoit tous fes efforts pour le blefler à la tête.
Le vifage de mon pauvre Hottentot étoit déjà
couvert de fang ; je faute de cheval, tran{porté
de colère ; & , me faififlant de mon fafil, d’un
coup de croffe. dans la poitrine, j'étourdis &ren-
verfe le traître. Mon Hottentot, dans l'excès de
fa rage , ramafñle fon arme, achève fon terrible
adverfaire ; & l’écrafe à mes pieds. Effrayé de
fa bleflure , il s’attendoit: à périr par. l'effet du
poifon ; le coquin lui avoit décoché une flèche
dans le moment où ils fe quittoient ; il avoit recu
la bleflure précifément au nez; elle me paroif-
foit plus dangereufe , mais n’étoit heureulement
que fuperficielle. Il n’avoit été atteint que du
tranchant du fer, qui n’eft jamais empoifonné ;
je lavai moi-même fa plaie avec de l'urine; je
le confolai, bien convaincu. qu'il n’étoit.pas mor-
tellement bleflé. Je portois toujours fur.moi.un
flacon d’aikali-volatil que mÿ’avoit donné M. Per-
cheron, Réfident de France, lors de. mon dé-
part du Cap. Pour chaffer jufqu’aux. apparences
du venin, je déchirai des morceaux de ma che.
inife , dont je fis des. comprelles imbibées de cet
alkalis ; mais, loin que ces précautions -de ma
craintive amitié ferviflent à raflurer l’elprit de ce
malheureux , il s’obfiinoit à attribuer auxeffets
du poifon les douleurs irèsraigués que lui cau-
foit mon cauftique. Pour:moi, ce que j'admi-
rois le plus, & que je régardois corimehl'in-
fluence de mon heureufe éroile ,:c’eft .qu’il n’eût
pas été tué fur la place; car, à coup. für ; fon
afaflin , armé du fufil qu'il lui eût dérobé , n° au-
EN AFRIQUE. 230
roit pas manqué de me joindre au plus prochain
détour , & de me faire fubir le même fort. Je
m'emparai de l’arc & du carquois du {célérat ;
& , laiflant là fon cadavre horriblement défiguré ,
je m’empreflai de rejoindre mon Camp. Cette
aventure y répandit l’allarme ; mon Chafleur,
perfuadé qu’ilne vivroit pas juiqu’au jour, acheva,
par {es triftes plaintes, de jetter la confternation
parmi mes gens. C’eft à tort que j’aurois effayé
de les tranquilhifer ; ils étoient tous preique per-
fuadés que le malade ne pañferoit pas la nuit :
cependant elle s’écoula fans crifes ; &, lorfque
les plus grandes douleurs fe furent diflipées , il
fentit ; & commença de convenir qu'il en fe-
roit quitte pour la peur. À leur réveil, tous fes
camarades ,: étonnés de le voir vivant, retrou-
vèrent aufk la parole , & bavardèrent de mille.
facons différentes , comme il arrive toujours après,
. Le danger ; ils jugeoïent fur-tout que la mort du
coupable étoit ce qu'il y avoit de plus heureux.
pour nous dans cette aventure ; car fi cet homme
nous eût échappé , & que , nous fuivant à la
pifte à travers les buiflons & les chemins détour-
nés, il eût découvert le lieu de notre retraite,
il n’eût pas manqué d’en aller avertir les au
tres Boffifmans ; qui, raflemblés en grand nom-
bre, füflent arrivés fur nous, & nous euflent
impitoyablement maffacrés. Les diverfes conjec-
tures de mes Hottentots , & leurs dilcours à
perte de vue, rie 2e beaucoup, & m'intéref-
foitent en quelque forte ; j’en concluois qu'ils
pourroient , à la longue, fe familiariler avec le
danger , & j’étois charmé qu’ils l’euffent vu d’auffi
près ; car Je ne connoiflois point se Lt plus
R. i]
260 V'oiw A @E
redoutable à mes deffeins que les terreurs de
leurs imaginations. |
Nous délogeñmes le jour foiddat Pendant la
marche , je m’amufcis, de côtés & d'autres, à
tirer ; le temps étoit favorable. Je fis lever une
Autruche femelle ; arrivé fur fon nid, le plus
confidérable que j’eufle jamais vu , jy trouvai
trente-huit œufs en un tas, & treize diftribués
plus loin, chacun dans une petite cavité: Je ne
pouvois concevoir qu’une feule femelle püût cou-
ver autant d’œufs; ils me paroïfloient d’ailleurs
de grandeur inégale. Lorfque je les eûs confidé-
rés de plus près, J'en trouvai neuf beaucoup
plus petits que les autres ; cette particularité m'in-
térefloit vivement ; je fs arrêter & dételer à un
quart de lieue du nid, & j'allai m’enfoncer dans
un buiflon d'où je avis à découvert & direc-
tement à portée de la balle; je n’y fus pas long-
temps fans voir arriver une femelle qui s’ac-
croupit fur les œufs ; & , pendant le refte du
jour que je pañlai dans ce buiffon, trois autres
fe rendirent au même nid. Elles fe relevoient
lune après l’autre ; une feule refta un’quart
d’heure à couver, tandis qu’une nouvelle venue
s'y étoit mile à côté d'elle; ce qui me fit pen-
fer que quelquefois, & peut-être dans les nuits
fraîches ou pluvieufes È elles s’entendent: pour
couver à deux, & même davantage. Le foleil
touchoiïit à {on Géblins un mâle arrive qui s’ap-
proche du nid, pour y prendre place ; car les
mâles couvent aufli bien que les femelles. Je
lui envoyai ma balle , qui l’étendit mort. Le bruit.
du coup fit lever es . qui, dans leur ef:
froi, caffèrent plufieurs œufs ; je m'approchai &
N
EN A HR 10/0 E 261
vis avec regret que les Autruchons alloient in-
ceffamment éclore , puilqu’ils étoient couverts
de tout leur duvet. Le mâle que je venois de
tuer n’avoit pas une feule belle plume blanche;
elles étoient déjà toutes dégarnies & toutes fa-
lies ; Je choïfis parmi les noires celles qui me
parurent les plus entières, & je quittai la place;
je détachai plufieurs de mes Hottentots, pour
aller chercher les treize œufs difperfé fur les
côtés du nid , & je leur enjoignis de né point
toucher aux autres, J'étois curieux de favoir fi
les femelles feroient revenues pendant la nuit;
je retournai au nid dès que le jour fut venu;
mais Je trouvai la place entièrement balayée,
fi ce n’eft de quelques coquilles éparfes qui dé-
notoient aflez que nous avions apprèté un bon
repas à quelques Jakals .ou même à des Hiennes.
Cette particularité touchant les mœurs de l’Au-
truche , dont la femelle fe réunit avec pluñeurs
autres pour l’incubation dans un même nid, eft
d'autant plus faite pour éveiller l'attention du
Naturalifte, que, n'étant point une règle géné-
rale, elle prouve que les circonftances peuvent
quelquefois déterminer les aétions de ces ani-
MaUX , & modifier leurs fentimens ; ce qui ten-
droit à rehauffer leur inftinét. en leur donnant
une prévoyance plus réfléchie qu’on ne la leur
accorde ordinairement. N'eft-il pas probable que
ces animaux s’aflocient pour être plus en force,
& défendre mieux leur progéniture. J’aurai oc-
cafon ‘de revenir là-deflus, dans la deftription
que je donnerai de lAutruche ; j'ofe me flatter
qu'on ne-lira pas: fans intérêt des récits fimples
_ & véridiques , qui-contiendront plutôt une pein-
R ü]
262 . VOYAGE
ture des mœurs & des habitudes des animaux,
que les détails faftidieux & trop fouvent répé-
tés des couleurs du nombre de plumes , des
mefures, des dimenfions exaétes de toutes leurs
parties : énumérations ridicules qui n’offrent pas
plus de variété entre les efpèces, qu’elles ne mon-
trent de différences dans les caraëtères.
Fa revenant du nid au camp , mes chiens firent
lever un Lièvre, & le lancèrent ; je le fuivis au
galop , & le vis difparoître dans les cavités d’un
petit monticule qui fe trouvoit fur fa route :
je m'entétai à fa recherche, & je parvinssà de-
viner le lieu précis de fa retraite. Il étoit.en-
tré dans une de ces cavités par un trou que je
bouchaiïi ; on dérangea les pierres & les gravats
qui formoient la petite élévation. Je ne peindrai
point l’étonnement qui me faifit lorfque je re-
connus que c'’étoit un tornbeau Hottentot; j'y
trouvai mon Lièvre blotti dans un fquelette ;
je le pris vivant, & l’emportai ; maïs, dans un
moment où mes chiens, occupés ailleurs, ne
pouvoient m'appercevoir , par un mouvement
de générofité , & comme fi j’eufle dédaigné de
donner la mort à ce foible animal autrement
qu'avec larme ufitée de la chaffe , je lui rendis
la liberté. Ceite aëtion fut interprêtée par mes
gens d’une facon qui me fit encore plus d'hon-
neur dans leur efprit ; je me gardai bien en con-
féquence de chercher à les détromper ; ; ils cru-
rent avec la plus vive fatisfaétion que j'avois là-
ché mon Lièvre , non parce que je ne m'en fou-
ciois pas, mais parce qu äls forent perfuadés que
l’afyle des morts m’avoit femblé trop- relpeéta-
ble, & ee F'étoit un hommage naturel que je
EN AFRIQUE. 264
venois de rendre au tombeau d’un des leurs. Nous
recouvrîimes le fquelette des mêmes gravats que
nous avions éparpillés, & reprîimes une autre
route. Dans cet intervalle , d’autres chafleurs
avoient tué de leur côté quatre Gnous, dont la
falaifon nous occupa trois jours entiers.
J'arrivai le 16 fur une habitation occupée par
deux frères Nègres & libres ; l’un defquels étoit
marié à une jeune Mulâtre : je fus accueilli par
ces aimables Naturels avec les tranfports de la
joie ; ils m’offrirent tout ce qu’ils poflédoient…….
Le dirai-je! mon. cœur oppreflé de mille fenti-
mens divers recut froidement & leurs careffes &
leurs tendres follicitudes ; je retrouvois prefque les
manières & les ufages du monde; je rentrois
dans la Société ; je revoyois des champs, des meu-
bles ; des poflefions, de l’ordre, desmaîtres ;enun
mot , J’étois dans une habitation. Tant d’aifance me
devenoit à charge ; un penchant involontaire m'’ar-
rachoit de ce domaine ; j'en fis plufeurs fois le
tour , les yeux errans de côtés & d’autres, comme
pour retrouver mon chemin perdu; j’accablois la
maïfon de mes plaintes, & l’environnois, fi je
puis parler ainfi, de mes foupirs. Tout fuyoit , &
les torrens , & les montagnes, & les forêts ma-
jeftueufes , & les chemins impraticables, & les
Hordes de Sauvages, & leurs huttes charmantes,
tout me fuyoit ; tout me fembloit regrettable,
jufqu’aux bêtes féroces elles-mêmes, à qui je prê-
tois en ce moment des fentimens d’habitude &
de bienveillance pour mot. Je ne fais fi ces bi-
Zarreries font communes à d’autres hommes; mais
plus j'y fonge, plus je fens qu’elles appartien-
gent à la Nature, Charme puiflant de la Liberté,
KR iv
264 Vo: v: À: GE
force invincible qui ne périras qu'avec moi, tu
transformois en plaifirs les plus cruelles fatigues ;
en amufemens , les plus grands dangers; en {pec:
tacles délicienx , les objets les plus noirs, & tu
femois tous mes pas des fleurs du repos & de
la félicité, en des temps & dans un âge où la
deftinée fembloit me contraindre de les chercher
ailleurs!; 249 |
Ce fut chez ces deux Nègres que je mangeai
du pain pour la première fois depuis un an.
J'en avois tout-à-fait perdu le goût ; je n’avois
compté m'arrêter ici qu’une journée tout au
plus; j'y palñlai trois jours. Il nous reftoit encore
bien du pays à parcourir, quelques montagnes
énormes à traverfer, de grandes difhcultés à
vaincre dans ce délert du Camdebo, dont l’af-
peét vraiment impofant n’offre par-tout, au-lieu
de la verdure & des jardins fi naturels de Pam-
poën-Kraal, qu’une face tantôt grife , tantôt rou-
geñtre Pure . des rochers , du fable, des cail-
loux. En me rapprochant des “habitations , j je cou-
rois moins de rifque ; en tenant à mes idées, Je
me promettois plus de jouiffances. Ainf donc,
fi j'en excepte les lieux où je venois de m’arrê-
ter, je fuivis mon plan avec autant de conftance
pour le retour que pour le départ ; mais Je pro-
fitai du hafard qui m’avoit fait tomber, chez les
deux frères, pour pourvoir:à la fubfiftance de
mon monde, & je pris més précautions. Ils me
firent une forte provifion de bifcuit; Je reconnus
ce fervice eflentiel, en leur donnant pour échan-
ge, de la poudre, du plomb, & des pierres à
fufil : tous objets RACE qui leur manqüotrent
depuis long-temps , malgré. le befoin indipenia
E'N+ À FR 1 QUE. 265
ble qu’en a toujours une habitation, foit pour
défendre fes troupeaux , foit pour repouifer les
Boffifmans. ls m'’auroient tout accordé, à leur
tout , en reconnoïffance d’un auffi grand bienfait.
Eie 19, à quatre heures du foir, je repris ma
route : le foleil le plus ardent nous dévora pen-
dant deux jours ; nous errâmes fans trouver une
goutte d’eau ; on eut recours aux jarres que j'a-
vois fait emplir chez les frères Nègres, & nous
fûmes réduits à la ration , comme cela nous
étoit plus d’une fois arrivé.
Le 21, après avoir traverfé le lit in Kriga
qui étoit à fec, & que nous avions déjà pañté
Ja veille, je rencontrai deux habitans du Cam-
debo qui revenoient du Cap, & faifoient route
pour leur demeure. Depuis plus d’un an je
n’avois eu de nouvelles dé cette ville & de
mes connoïffancés : je fus enchanté d’apprendre
qu'avec les fecours de la France , le Cap avoit
été fauvé de toute invañon de la part des Anglois,
& que la Colonie étoit demeurée {ous la do-
mination Hollandoife. Le plaifir de cette nou-
velle fut bientôt effacé par celle de lindifpof:-
tion de mon bienfaiéteur, que les voyageurs
m'atieftèrent avoir laiflé dans un état critique,
& même fixé, lors de leur départ , aux bains
chauds : dériière reflource des malades en Afri-
que. Ce rapport acheva de répandre l’amertume
& le dégoût fur le refte de mon voyage.
J’allois hâter ma marche , j’aurois voulu vo-
ler,pour rejoindre un ami qui m'étoit cher à
tant de titres 3, mais la crainte de je trouver
languiffant, empoilonnoit le plaifir que je me
failois de le revoir, Ces deux Colons me pré-
‘266 UV 0! v'a GE!
vinrent que Jj'allois infiniment foufirir en route
par la féchereffe & le manque d’eau; qu’attendu
la grande quantité de beftiaux que je traînois à ma
fuite, je n’avois de reflources à efpérer que dans
les orages qui pourroient furvenir ; que les Bof-
fifmans d’ailleurs infeftoient le pays; qu'ils leurs
avoient enlevés à eux-mêmes trente-deux bœufs,
& maïflacré leurs gardiens au pañlage de la rivière
noire : cette dernière nouvelle ne m'empêcha pas
de continuer ma route. Depuis l'exemple de févé-
rité que Jj'avois été forcé de donner, mes gens
ne bronchoient plus, & je crois qu’ils auroient
été capables d’affronter , avec moi, tous les ban-
dits du Camdebo. Je ne voulois pas cependant
m’expofer témérairèment ; il m’étoit guères: pof-
fible de penfer à marcher de nuïit : c’étoit m'ô-
ter tous mes avantages. La plus grande partie
de mes bœufs étoient hors de fervice par la ma-
Jadie du fabot, de façon que, ne pouvant re-
layer les mieux portans, je les faïifois partir
avant nous, avec une forte garde, afin que
nous ne fufMions point retardés dans la marche.
Arrivé de la forte au Kriga-Fontyn ( Fon-
taine du Kriga ), nos bœufs y eurent à- peu-
près autant d’eau qu’il ‘leur en falloit ; mais
elle étoit fi faumache, que les Hottentots qui
en burent gagnèrent des coliques & des diar-
rhées violentes. Comme: je fondois le terrein,
& examinois fi cette eau ne pouvoit pas nous
caufer de plus grands maux encore, je fus ex-
trèmement furpris de voir Keès, qui fe trou-
voit toujours le premier par-tout , retirer de la
vafe un crabe d’environ trois à quatre pouces
de diamètre, Il yavoit effectivement de quoi
E N “A rRyI QU E. 267
s'étonner ; car cette fontaine étoit en plein ro-
cher , fans écoulement apparenr. Mon finge me
parut manger fon crabe avec tant de plaifir,
que j'en fis prendre une trentaine que je trouvai
fort bons après les avoir fait cuire. Quatre ou
cinq coups de fufil me procurèrent plus de qua-
rante Gelinottes d’une ‘très-belle efpèce, habi-
tuées à venir s’abattre par milliers fur les bords
de cette fontaine. Les Hottentots des Colonies
les nomment Perdrix Namaguoifes, parce que,
dans la faifon des pluies, toutes partent pour
fe rendre vérs le Tropique. À dater du moment
où nous décampâmes de cette fontaine, nous
ne trouvâmes plus que des plantes grafles & des
Sauterelles : nous étions dans un lieu de défo-
lation. Quatre de mes bœufs n'ayant plus la
force de {uivre , reftèrent fur la place ; j'eus le
défagrément de voir que tous mes chiens bot-
toient , & fe traînoient avec effort, la plante de
leurs pieds étant ufée & déchirée jufqu'au vif.
Je les fis graifler , afin qu'ils les léchaflent : on
les plaça tous fur les voitures; mes chevaux
avoiïent gagné la même maladie que mes bœufs.
Je fis faire , avec des peaux, des efpèces de
petits facs ou bottines, & après avoir bien graiffé
des pieds de ces chevaux, je les leur attachai
au-deffus du tarfe. J’aurois bien voulu faire à
mes Bœufs la même opération; mais ces ani-
maux indociles ne s’y feroient pas prêtés tran-
uillement ; d’ailleurs, les peaux & la graifle n’au-
roient pu fufre ; les roues de mes chariots; que
je n’avois point baignées depuis - Tong temps,
jouoient en marchant comme autant de creflelles,
Diférentes fontaines & plufeurs lits de tor-
268 V:o1y A °G'E
rent ou de rivière que nous avions traverfés,
& fur lefquels nouscomptions encore, nous avoient
tous trompés ; nos animaux étoient réduits à ap-
puyer le nez contre terre, & à lécher les en-
droits qui leur fembloient encore humides. Pri-
vés d’ailleurs de toute herbe fucculente, il ne
leur reftoit d'autre reflource que de fe rabattre
fur quelques plantés graffes qui leur donnoient
dès tranchées affreufes : ils battoient des flancs,
& n’étoient plus que des fquélettes.
Cette fituation défefpérante dura jufqu'’au foir
du 24. Nous venions de traverfer le Swart-Ri-
vier (la rivière noire }, qui n’avoit pas plus d’eau
que les autres ; nous allions dételer , lorfque j’ap-
perçus un troupeau de Moutons. Je courus vers
le gardien, qui m’apprit qu’il appartenoit à un
Colon, dont l'habitation n’étoit qu’à une petite
lieue de là Nous en prîmes aufh-tôt la route,
& nous allimes camper près d’un très-grand ma-
rails, Où nous eùmes enfin la fatisfaétion de trou-
ver de l’eau en abondance. L'habitation appar-
tenoit à Adam Robenhymer , &fenommoit Kwcec
V'aley. Je reçus mille politeffes de la part du
maître de la maifon & de toute fa famille : elle
m’étoit pas confidérable, & fe réduifoit à deux
filles. L'une, Dina-Sagrias-de-Beer , d’un premier
lit du côté de la mère, étoit une des plus bel-
les Africaines que j’euffe encore vues. Ces hôtes
charmans me preffèrent de pañer quelques jours
avec eux. La féduifante Dina mit des graces fi
naïves & fi douces dans fon invitation particu-
lière,: que je me laïiffai facilement aller à fes
inflances réitérées , & confentis à pafler trois
jours entiers chez elle. Cependant, le foir, Je
EN AFRIQUE. | 269
. ne manquai pas de me retirer dans. mon camp,
comme je l’avois toujours faits les lieux où je
me trouvois, & le befoin d’y maintenir l’ordre
me faifant plus que jamais une loi févère de ne
point découcher. J’étois d’ailleurs tellement ha-
bitué à mon dur matelas, qu’un lit moëlleux &
plus commode m’eût réellement empêché de re-
pofer. Cette halte agréable étoit fur-tout utile
à mes pauvres beftiaux, vieillis de milère & de
fatigue. Je craignois à tout moment d’être obligé
d'abandonner mes effets & mes chariots. Ce der-
nier féjour fervit pourtant à les ranimer un peu.
Le fite étoit à mille égards charmant & varié:
le voifinage de Phabitation :offfoit à mes Bœufs,
auffi bien qu’à mes gens, d’abondans fecours
bien propres à rétablir leurs forces, pour peu
que j'eufle voulu refter plus long-temps dans cet
afyle ; mais je fentois de plus en plus le befoin
de me-rapprocher du Cap, & mon imagination
épuifée me rendoit à chaque inftant mon re-
tour plus indifpenfable, Il fallut donc encore une
fois m'’arracher à tant de féduétions, &: partir.
La belle Dina , ayant appris de mes gens (car
elle s’informoit:.de tout} que les bifcuits que j’a-
vois fait faire chez les Nèyrès, touchoient à leur
fin, me-prià-d’en accepter .une petite provifon
qu’elle. m’avoit fait elle-même. Le premier Mars,
après avoir. fait mes remercîimens à tous mes ai<
mables hôtes. je les quittai. Îl étoit cinq heures
du foir;rnous faifons route vers le Garnka, ou
Leuw-Rivier (Rivière. des: Lions) : nous :y arri-
vames à neuf heures du:foir, &-l’on y campa.
Les Lions -autrefois étoient, très- communs fur
cette rivière, parce que, les. Gazelles. y étoient
270 Vo YAGE
auf très abondantes; mais depuis que les habi
tans s’en font rapprochés, les Gazelles ont pris
Ja fuite, &les Lions, par conféquent, font de-
venus beaucoup plus rares. Favois oui dire à
Kweec Valey , qu'il rôdoit dans les environs du
heu où je me trouvois, trois troupes formidables
de Boffifinans. La prudence m’empêcha de pé-
nétrer plus avant dans cette première nuit. On
m’avoit informé, de plus, que, pañlé le Gamka
jufqu’à la rivière des Buffles, je ne verrois pas
une goutte d’eau : il y avoit vingt-cinq grandes
lieues’ d’une rivière à Pautre. Pour ne pas périr
de foif, il falloit faire ce trajet en deux jours.
Il m’étoit pas queftion de marcher par la chaleur;
tout auroit été perdu. Je réfolus donc de refter
deux ‘jours pleins fur la rivière des Lions ; pour
repofer, & fortifier d’autant mes attelages; &,
fur lé foir du fecond jour, m’affranchiffant de
touté efpèce de crainte, & ne tenant nul compte
àmes gens de leurs terreurs paniques , je conti-
huai ma route. J’avois eu la précaution de pla-
cer toute ma caravanc-entre deux chariots qui
fervoiént d'avant & d’arrière-garde. Deux jours
ou plütôt deux nuits de marche forcée, mais dans
le meilleur ordre; nous conduifirent au bordide
la rivière, après laquelle nous foupirions depuis
fi longtemps. Nous n'avions pas népligé pendant
les nuits, de tirer de côté & d’autre des coups
de fufil, de fix minutes en fix minutes. Javois
donrié de temps en temps de l'eau de mes jarres
à mes Chevaux, qui foccomboient à la chaleur
& à a. fatigue ; mes beftiaux n’avoient ni bu
ni manvé , ils étoient tous haletans ; & fembloient
devoir à tout moment refter fur la” placé : ce-
Bi N “AE UROT QUE Br
pendant, quoiqu'il fît nuit plus d’une demi-heure
avant d'arriver au Buffle-Rivier , les relais & tous
les beftiaux qui marchoient en liberté, ayant
éventé la rivière , fe mirent tous à courir en
défordre & à travers champs pour s’y défaltérer.
Ceux qui traînoient. les voitures, reprirent cou-
rage, & firent le trajet en moins d’un quart-
d'heure. Sans l’attention de mes gens qui coupè-
rent à propos. les traits des plus mutins , mes
trois voitures aurolent été culbutées dans la ri-
vière ; NOUS fuivimes tous l'exemple de nos ani-
maux, & le bain me fit oublier mes fatigues.
Lorfque les feux furent allumés , une partie
des animaux nous rejoignit ; j’avois de l’inquié-
tude. (pOur les autres : cependant nous les enten-
dions, s 'agiter & marcher dans les brouffailles qui
nous entouroient ;. fans doute qu'ils y cherchoiïent
de quoi manger. Îls arrivèrent. tous à la pointe
du jour, excepté une paire de Bœufs que nous
n'avons jamais revus ; notre Bouc s'étoit ég:
lement égaré, & ne. revint que dans le courant
de, la journée,
:J'avois été. AE ent ts à mon. Ve
de me trouver dansun Pays charmant que l’obf-
curité m’avoit empêché d’appercevoir : la rivière.
n'étoit pas large:; mais l’abondance.& la profon-
deur defes eaux répandoient dans ces lieux une
fraîcheur d’autant plus délicieufe , s que dla chaleur,
étoit exceflive ;.cette rivière. Sidait fur ,un.lit
dé. gazon: coupé par cent’ tours, & détours ; il
yuavoit long-temps.que je n’avois rencontré un
auf. agréable-bocage, Une infinité de Perdrix
& de Gelinottes formoient ,.par leur cri, un
contrafte' piquantavec des efpèces de Canards,
, s 4
NRA E TI",
re VoyaA&cEes
des Hérons, des Cigognes brunes, & des Fla-
mans , dont la rivière étoit couverte. Il n’ÿ eut
qu’une voix pour me fupplier de m’arrêter‘quel-
ques jours ; j'y confentis fans peine , & je fus
enchanté qu’on m'eût prévenu. C’étoit encore
un de ces fites. agréables qui prouve que lima-
gination des Poëtes n’eft pas toujours au-deflus
de la Nature & de la vérité dans leurs defcrip-
tions. L'emplacement où nous venions de pañler
la nuit n’étoit cependant pas le plus favorabie :
quelques groffes roches dont nous étions voifins
le couvroient trop , ainfi que nous, & pouvoient
faciliter à ‘l’ennémi les moyens de’nous fürpren-
dre ; en conféquence , nous conduifîmes nos
chariots & nos bagages dans le milieu d’une petite
prairie, à laquelle le cours fineux de la rivière
donnoit la forme ‘d’une PRÉ AREES & EP là
qu’on fixa les tentes. 9 49
Nous venions de faire une! hutèbe dé dédtre:
vinets lieues, ‘depuis Vhabitation des deux frè-
res Nègres dont j’ai parlé: On peut difficilement {e
faire une idée de ce que nous avions eu à fouf-
frir dans cette ‘travertée. De quels fecours.ne
nous avoient pas été les Moutoñs que favois
échangés! avec’ les’ Hottentôts:de : :Sneuwberg ?
Depuis ce moment, nous 'n’aviofs pas rencon-
tré une feule ‘pièce ide gibier , pas une’ lagune
d’eau affez pure pour'en faire ufage fans pré-
caution : tout ‘ce qüe nous en: 4ViOns trouvé
u'étoit potable qu'après qu’onil'avoit fait bouil-
hr, foit avec du thé , foitiavec du café," pour
en: \bdétEuire. : ou désuifer av moins Res
malfaifantes & nanfabondes:" z9haN 29,5
. L'agrément dû‘ lieu & l'abondance: dé toutes
chofes ,
5 N Àr pr RU QUU'E. 27
chofes, que nous procuroit le Buffle-Rivier , n’é-
toient pas les feuis motifs qui m’arrêtoient fur.
fes bords : j'y demeurai juiqu’au r4 du mois;
tout ce temps fut employé à la réparation de
mes ‘équipages , dont le délabrement m’inquié-
toit depuis long-temps; les chariots avoient été
tellement fecoués, le foleil les avoit tellement
defféchés , qu'ils ne tenoient prefque plus à rien ;
les roues: fur - tout avoient befoin de reftaura-
tionsitous les rayons quittotent leurs moyeux.
Pour donner plus de reflort au bois, je les fis
mettre à l’eau ; elle y reftèrent long-temps avant
que la-hache y touchât. De mon côté, je fis
la revue de ma colleétion, qui n’étoit pas non
plus : ‘fans défordre : ce n’étoit pas un petit ou-
vrage ; j'avois des oïfeaux par-tout; mes boîtes
à thé, à fucre , à café , tout en étoit rempli.
Nous allions bientôt arriver dans le gros de la
Colonie ; réfolu de ne m'y point arrêter un feul
moment , j'aurois regardé comme un grand mal-
heur le moindre accident qui fût venu retarder
ma marche. Perfuadé que nous n'avions plus
rien à craindre des vagabonds , & voyant tous
mes gens affez tranquilles & débarraflés de leur
frayeur, je me propolai de marcher , tant de
Jour que de nuit : ce que J’exécutai le 14, à
cinq heures du foir, dans le même ordre que
par le pallé. Nous fîmes halte à minuit, près de
Matjes-Fontein : le temps fe couvrit, & nous
menaçoit d’un orage ; mais 1l s’éloigna de nous.
Le lendemain, je paffai le Wet- Waater, pour
dételer à Conffapel : c’eft une habitation affez
agréable, maïs que la difette d’eau a contraint
les Colons d'abandonner. Quoique la faifon fût
Tome IL S
274 Vox: AG
avancée , les chaleurs n'avoient pas diminué. For.
cés de refter inaétifs pendant les plus grandes ar:
deurs du foleil, il nous brûloit d'autant miéux.
que .nous étions entièrement privés: d'ombrage
& de tout abri pour nous en garantir, L’aceable-
ment où nous étions plongés ne nous permettoit:
pas même Îles diftraétions de la chañle ;: on: fait:
trop que les chaleurs étouffantes ne fervent. pas.
à provoquer l'appétit ; qu’alors les viandes; ou
fraîches ou falées, ne font que rebuter , & qu'el-.
les augmentent le dégoût. Ainfi nous ne faifions
plus de cuiline ; mes Hottentots dormoiént durant.
la journée ; moi, je ne. vivois que des!bifcuits
de Mademoifelle Dina , & toute la recherche de
wa fenfualité confiftoit à:les tremper dans du lait
de chèvre, que je prenois toujours avec plaifir,
Je ne. puis trop recommander aux Voyageurs qui.
entreprendroiént des couries pareilles aux mien-
nes, de fe procurer un grand nombre de ces ani-:
maux ü utiles & fi doux ; ils recherchent l’hom-:
me , s’attachent à lui, le fuivent par-tout ; ne lui
caufent aucun embarras, & n’exigent aucun foin.
Hs lui fourniflent tous les jours de quoi fe nour-:
rir à Ja fois & fé défaltérer ; tout en fe jouant:
ces pauvres bêtes, qui ne font point difciles
comme les autrès animaux, s’accommodent de
tout, peuvent fupporter la loif pendant très-long-
temps , fans que leurs fources tarillent. |
Les 16 & 173 après avoir traverlé Touws
Rivier , je gagnai, fix lieues plus loin , près Ver-:
kcerde- -Valey , un très -grand lac. ; sit duduel
étroit une petite habitation que le maîtré ablent,
avoit confiée à la garde de quelques Hottentots.
Je vis un Colon, parti nouvellement du Cap pour,
EN ÀAFRI1IQU E. as
regagner le Camdebo. Cet homme débarraffa mon
cœur d’un poids qui P oppreffoit depuis long-temps :
il m’apprit le rérabliffement de la fanté de M.
Boers , & fon retour au Cap. J’eus occafñon de
rencontrer différentés elpèces d’oifeaux , entr'au-
tres des Foulques pareilles à celles d'Europe ;
mais les marais du lac me fournirent une telle
quantité de Bécaflines, que nous en fîmes no-
tre nourriture ordinaire.
Il y avoit beaucoup de Goëhôhs fur cette Hé:
bitation ; j’en achetai un, &; je fus obligé de l'aller
choifir, & de le tirer parmi les rofeaux, parce
que, comme je l'ai ob'ervé plus haût en par
lant de la manière dont on les élève, ceux - ci
étoient devenus fauvages. J’achetai encore de la
farine pour régaler ma troupe du premier pain
qu’elle eût mangé depuis mon départ Ce fut la
femme de Klaas qui l’appréta, & elle y réuffit
fort adroitement. Je quitta Werkeerde Valey ;
ke 2r, nous allions dans un autre pays, le Bo-
ke-Veld , plaine des Gazelles (Spring-Bock) qui :
s’y trouvoient fans doute autrefois, mais qui pré-
fentement ne s’y montrent nulle part. Nous ap-
percevions , de côtés & d’autres, fur les collis
nes ; plufieurs habitations : nous nous efforcions
vainement de nous en éloigner. Plus nous al:
Hôns , plus elles commencoient à devenir fré:
quentes ; je fus contraint de longer celle de Jan-
Pinar. Je réfiffai aux inftances qu'il me fit de
me rafraîchir chez lui, & paflai outre ; mais tout
ce qu'il y avoit d’habitans, foit BB, Æoit Hot-
tentots ou Nègres, accoururent pour voir défiler
ma caravane, Àpeu-près comme on vole dans
nos Villes, pour jouir d'un de ces fpeétacles au-
S
276 V:OFY:A GE 4
quel des fêtes rares ou des événemens imprévus
ont tout-à-coup donné naiflance. Ma barbe, fur-
tout pour le Pays qui ne poflède ni Capucin ni
Juif, parut un phénomène extraordinaire, admi-
rable, quoiqu’elle mît en fuite les enfans, &
qu’elle fît peur aux femmes. J’eus beaucoup de
peine à me débarraflèr des queftions &.des quef-
tionneurs, pour aller m'ifoler à onze heures 6,
demie du foir , à trois lieues plus loin, dans une
retraite inhabitée & paifible ; mais le bruit de mon
retour s’étoit répandu; &, le lendemain , il fai-
foit jour à peine, que plus de vingt habitans
des divers environs raflemblés par Ja curiofité,
avoient pris place autour de mon camp. afin
que, quelque route que je prifle, il me fût im-
poñible de me fouftraire à leurs regards. On avoit
pris platfir à débiter fur mon compte cent ab-
furdités différentes; on me faifoit cent queftions
plus ridicules les unes que les autres; on publioit,
par exemple, que j’amenois des voitures char-
gées de poudres d’or & de pierreries trouvées
dans des rivières ou fur des rochers inconnus.
Un de ces crédules Payfans me conjuroit de lui
faire voir cette magnifique pierre précieufe , fu-
périeure au diamant , grofle comme un, œuf,
que j'avois trouvée fur la tête d’un énorme fer-
pent, auquel j'avois livré le plus fanglant com-
bat. Je ne rapporte ces inepties que pour juf-
tifier ce que j'ai dit ailleurs de ce ftupide amour
du merveilleux, dont les Colons nourrifient le
défœuvrement & les longs ennuis qui les tuent.
J’avois eu l'intention de refter tranquille dans
l'endroit où je me trouvois, jufques versie foir;
mais Ja troupe curicufe groflit tant de minute
in
EN AFRIQUE. Moi
en minüte , que jen pris de l’impatience, & par-
ts brufquement. J’eus’ beau me dérobér: à trois
ou quatre habitations fur le territoire defquelles
il me fallut pañlers lPimportunirté me fuivit par-
tout , & je n’eus d'autre reffource que de pro-
fiter ‘de l’obfcurité de la nuit pour aller, pref-
que comine un profcrit, me cacher au pied d’une
énorme chaîne de montagnes, nommée C/oof',
“qui fait la limite d’un autre Pays, le Rooye-Sand.
Cette montagne, comme un immenie rideau
que le malheur eut élevé devant moi, fembloit
appuyée là pour me contrarier davantage , & re-
doubler mes! chagrins : il falloit cependant ou
franchir l’obftacle ; ou faire un très-long circuit,
dont je ne connoïiflois ni la durée ni le terme.
Ce n'’étoit plus cette ardeur bouillante que j’a-
vois montrée en partant, cette force, ce cou-
rage infatigable , que fomentoient dans mon ame
l'amour des-chofes nouvelles , & l’impatient defñr
de prendre le premier poñeflion d’un Pays fi
rare & fi curieux. Je me voyois arrêté , tour-
à-tour , pat le découragement , & entraîné par
‘la reconnoïffante amitié : je pris donc mon parti,
& me décidai à gagner, comme je pourrois, le
fommet de la montagne; l’efcarpement & les
fondrières de cette traverfée me parurent effroya-
bles ; c’eft pourtant le chemin ordinaire des Co-
lons de ces quartiers-là, qui préfèrent de rif-
quer de s’y perdre & d’y culbuter, plutôt que
de s'unir Pour : à faire une route , ou du moins
quelques réparations : preuve infigne de leur pa-
reile & de leur indolence !”
J’ofai me charger de ce foin pour moi-même;
j'employai la journée du 24 à ". couper des
ii]
278 NM ON M Bin
branches pour combler les «endroits les plus en
foncés , & les recouvrir avec des terres, des pier-
res & du fable. Je réuflis dans mon opération;
& ,le 25, en quatre heures de temps, graces
aux précautions que nous primes ,; & toutes, les
peines que fe donna de bien bon gré tout mon
monde ; à quelques avaries près, nous. eûimes
linexprimable bonheur de fauter l’afreux. préci-
pice , le dernier qui dût nous faire trembler. Les
Colons nomment cet horrible rehaeain: * see.
Hosk , le Coin de Mofter.
Mous campâmes au pied de fon revers F Le jour
vivant, nous arrétÂmes, dans la matinée, à l’en-
trée dun Roye- Sand ; près des ruines d’une habi-
tation qui paroïffoit dapgis long-temps abandonnée,
PA O7 canton , fuivant moi , eft improprement
nommé Roye-Sand (Sable rouge) ; Je. n'y en ai
point vu de cette couleur ; j'ai. remarqué qu’au
contraire il étoit décidément.jaune.
… Ce Pays eft riche en bled ; Jess moiffons. y
font fuperbes , & s’v montrent par-tout en abon-
dance ; des fites heureux. nous offroient , de temps
en temps , des habitations plus-riantes les unes
que les autres, & la variété des conftruétions
répandoit fur toutes ces campagnes.un intérêt dont
l'œil étoit agréablement frappé. KH eft. poñlible
.qu'accoutumé , depuis 16 mois, à des fpecta-
cles. d’une nature plus forte &. mieux pronon-
£éc , le contrafte des Pays fauvages & de leurs
due: auf triftes que rares , avec le nou-
-vel ordre de chofes qui fe. préfentoient. à mes
regards , fit fur mon imagination une: impreffion
plus vive : quoi qu'il en foit, jé ne me laflois
point d'admirer çes beaux lieux.
ME:
ËÈ NïÂÀ FR 1: QUU E,. 279
hottes les idées chimériques & romanefques
qui. m'avoient bercé ,:tous ces déplaïfirs dont je
nourriflois mon cœur en quittant les: Sauvages,
commençoient enfin à fe rallentir ; &:la raifon
reprenant le deflus, me failoit affez connoître
que ,-n’étant point né pour ceite vie errante &
précaire, j'avois d’autres obligations à remplir,
d’autres.humains:à -chérir. Déjà je fouriois aux
divers: objets dont l’image me retraçoit mes an-
ciens: plaifirs & mes habitudes ; l'amitié fur-tout ;
revêtue de toutes fes graces, & telle qu’elle doit
plaire aux ames délicates & fenfbles , fembloit
m’appeller de loin ; &: me tendre les bras. D’au-
tres fentimens, peut-être, venoient à fon appui
pour dérider mon front , & prefler de plus en
plus ma marche:-Certain , comme je l’avois ap-
pris, que je trouverois M. Boers bien portant
au Cap chaque pas que je failois vers la Ville
me donfoit des élans d’impatience que mes Com-
pagnons partageoient bien fintèrement avec moi.
Je ne pouvois me favoir fi près fans défirer de
voir difparoître: derrière moi le chemin qui de-
voit. .m’y. conduire :: je n’étois plus occupé que
du plaifir de retrouver des amis; maïs fur-tout
d’embraffer celui quel mon cœur ae nEN à tant
de titres. ré
Le 26, après avoir échappé: fi ; je puis m’ex-
primer ainfi, à dix habitations qui {e trouvoient
fursma route ; je traverfai la Breede-Rivier (Ri-
vière large); une lieue plus loin, le Waater-
Val: (chûte d’eau); enfuite quelques habitations
qui, fans doute, m’attendoient au pañlage depuis :
long: "temps. Car les habitans ÿ, voyant que je
g'arrétois point, prirent Je parti de me fuivre
S iv
f
280 VOYAGE
comme une bête curieufe , & ne me quittèrent
que lorfqu’ils m’eurent confidéré! à leur’ aife. Je
pañfai le Roye-Sand-Kloof : (fa Vallée :idütfable
rouge), le Klein-Berg-Rivier {la petité-rivière
des montagnes). ‘Le lendemain 27, arrivé'au
Swart-Land ; je’fis feller mes ‘chevaux,' qui ‘de-
puis long-temps ne me fervoient point , & fuivi
de mon fidèle Klaas , laïiffant des curiedx-aütour
de mes chariots &-de mes équipages, je’ prisles
devants, & me fis un 'plaifir d'arriver le {oïir même
chez mon antien hôte ; le bon Slaber:, qui m’avoit
fi noblement accueilli deux ans auparavant; Wers
de mon affreux délaftre à la «baie: Saldanane
Je ne puis exprimer toute Ta joie’ "mais fur:
tout l’étonnement que caufi monr'atrivéelà route
cette brave famille; elle s’y'atrendoit fi peu ; ma
barbe: me rendoit: fil méconnoiflable les .rela:
tions qu'on’avoit faites , (au Cap & danses! en.
virons , devmes courles: lointaines & "des dan-
gers auxquels je m’étois Hivré: rendoïent mamort
fi probable, qu'ils furent tous effrayés demon
approche : les femmes fur -:tout’me' firent une
guerre cruelle de cette garniture-épaifle/& noire
qui couvroit ma figure. : ‘Il'y avoit déjà quel-
que temps. qu elle m'étoit devenue inutile”; &par
conféquent à charge. Mitje-Slaber , la plusfeune
des filles, s’offrit obligeamment de m’eñcdébar-
raffer ; je me mis à fes génoux Fe & j'afis ma
tête en facrifice. J’étois à peine ‘arrivé danstette
demeure fortünée , que ‘je dépéchai Klaas ‘vers
M. Boers, pour lui donner la nouvelle de mon
retour. Je lui adreflois j'en même-témps,! deux
petites Gazelles Steen-Bock ; & quelques Perdrix
que j'avois tuéesen roùte. Dès le Içndemäin ;
*
EN AFRIQUE. 28t
jé teéus dés félicitations de mon ami, qui m’en-
voyoit deux de’fes meilleurs chévaux ; & me
on ét vivetient de me rendre auffi-tôt chez lui,
€" jour même ;-mes gens que j'avois laiffés
‘en-'arrière , arrivèrent tois avéé mes chariôts.
‘Le moment: ide” la” féparation approchoit; nous
âvions , de part & d'autre, oublié nos torts: les
dns laifloient échapper des: Foupirs : ; d’autres vér-
foieñt des larmes; je ne pus rétenir les mieñ-
nés ;‘nôuis/nous confolions par’ Péfpoir d’un fe-
cond Voyageirfi les circonftances me devenoient
favérables, Je'diftribuai à ces fidèles compagnons
de mes fatigués & de mes dvéntures , tout cé
qui me réfoit ‘& qui ne m'étoit plus d'aucune
utilité à la ville: Fy'foignis même mon linge &
encore toutes mes hardes, nè confervant ablo-
lument que ce que j'avois fur le corps. Je priai
deux de ces Hottentots de refter quelques jours
de plus chez Slaber ; pour prendre foin de mes
chevaux, de mes chèvres, & de ceux de mes
bœus , niades ou inutiles | que je laiflois fur
l'habitation jufqu’à nouvel ordre. Je donnai ren-
dez-vous chez M. Boers au refte de ma cara-
vane, Klaas & moi nous montâmes à cheval ; &,
le foir même , j’eus le bonheur de ferrer dans
“mes bras un bienfaiéteur , un ami, que Jj'avois
craint de ne plus revoir.
. Mes équipages arrivèrent le 2 Avril : ce fut
alors que je remerciai tout - à - fait mes fidèles
icrviteurs, & que je leur payai leurs gages. Ils
brûôloient tous di impatience de rejoindre leurs fa-
milles. J’offris la main à Klaas; il ne pouvoit
{ce détacher de fon maître. Comme fa horde étoit
moins éloignée de la ville que celle des autres
202 + UV OO YA GE m
Hottentots que je.venois. d’affranchir, . je l’en-
gageai à me venir vifiter. fouvent , & lui. pro-
mis toujours le.même appui, la même confiance
& la même amitié. Je l’affurai particulièrement
que je ne Janguirois pas long-temps au Cap, &
que. je comptois fur lui pour: de: nouvelles en-
treprifes : c’étoit, l’objet de tous.fes. défirs ,.&
l'unique. contrepoids de fa. douleur. J'avoue que
je ne pus le voir partir fans être moi-même
étrangement ému , malgré les difiraétions. que
me donnoient la foule des arrivans qui fe pref-
foient. dans la. maifon de mon ami, les -uns at-
tirés par l'intérêt généreux que leur infpiroit ma
perfonne ,.un plus grand nombre. PSE le. beloin
de. fatisfaire. leur avide curiofité.…
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Je place, à la fuite de ce Volume, les Figu-
res des Girafes mâle & femelle : je n’ai cepen-
dant rencontré ces animaux qu'à mon {ecund
HA gages c'eft donc une anticipation qui peut pa-
roître irrégulière , mais à laquelle je fuis en quel-
que façon contraint par des follicitarions & des
inftances que je dois regarder comme des ordres.
J'ajoute , par fupplément & pour l’explication
de ces deux Planches , un apperçu rapide fur les
animaux qu’elles repréfentent; rélervant des dé-
tails plus eflentiels & plus fuivis pour l'endroit
où naturellement ils doivent trouver leurs places.
On a tant & fi diverfement parlé de la Gi-
rafe, que, malgré les difertations élégantes &
cientifiques fur ce fujet, on n'a pas, jufqu'à
-préfent, une idée nette & précife de fa configu-
“ration, moins encore de fes mœurs, de fes goûts,
‘de fon: caraétère & de fon organifätion.
Si, parmi les Quadrupèdes connus, la pré-
féance devoit s’accorder à la hauteur , fans dif-
ficulté Ja Girafe fe verroit au premier rang. Le
mâle , que je conferve dans mon cabinet & dont
on voit la figure planche VIT, avoit, lorique
je lé. mefurai après l'avoir abattu , feize pieds
-quatre pouces, depuis le fabot jufqu’à l'extrémité
-de fes cornes ou de fon bois. Je me fers de ces
deux expreffions uniquement pour me faire en-
tendres: Car toutes deux font également. impro-
pres. La Girafe n’a ni bois ni cornes ; mais, en-
tré fes deux oreilles , à l’extrémité fupérieuré de
la tête , s'élèvent perpendiculairement & paraliè.
lement deux parties du srâme, qui, fans aucune
Da UV S'Ÿ À G EM
folution de continuité, s’allongent de huit à neuf
pouces, fe terminent par un arrondiffement con-
vexe , & bordé d’un rang de poils droits & fer-
mes qui le dépañfent de plufieurs lignes.
La femelle eft généralement plus bafle que
le mâle : celle repréfentée dans la planche fui-
vante, n’avoit que treize pieds dix pouces; fes
dents dll , prefque toutes ufées , prouvoient
inconteftablement qu’elle avoit 8 fa 8
grande hauteur.
En conféquence du nombre de ces animaux
que jai eu loccafñon de voir & de ceux que
j'ai tués, je puis établir; comme une règle cer-
taine, que les mâles ont ordinairement quinze à
feize pieds de hauteur, & les femelles treize à
‘quatorze.
Quiconque jugeroit de li fab Gode grof- -
feur de cet animal , d’après ces dimenfons don-
nées, fe tromperoit étrangement. On peut pref-
que dire qu’il n’a qu’un cou & des jambes. Ef-
feétivement l'œil habitué aux formes replètes &
“allongées des Quadrupèdes de l’Europe , ne voit
point de proportion entre une hauteur de feize
pieds & une longueur de fept, prile depuis la
queue jufqu’à la poitrine. Une-autre difformité,
fi cependant c'en eft une, fait contrafter entr’el-
les la partie antérieure & la poftérieure: La pre-
mière eft d’une épaifleur confidérable vers les
épaules; mais l'arrière-train eft fi grêle, fi peu
fourni, que l’un & l’autre ne ro ‘point
faits pour aller enfemble.
Les Naturaliftes & les Voyageurs, en parlant
de la Girafe, s’accordent tous pour ne donner,
aux jambes de derrière, que moitié de la lon-
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42
GIRAFE, FEMELLE
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PE DCI À ju
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E N+ À FR EL QUE. 285
gueur de celles de devant; mais, de bonne foi,
ont-ils vu l'animal? ou, s'ils l’ont vu, Pont-ils
attentivement confidéré ?
Un Auteur italien, qui. certes ne ri ja
mais vu, l’a fait graver, à Venife , dans un Ou-
vrage fatale Defcrizioni: degli mul 1771.
Cette ligure eft exactement calque fur tout ce
qui en a été publié; mais cette exaëlitude mé-
me la rend fi ridicule, qu'il faut la regarder , de
la part de l’Auteur Italien, comme une criti-
que mordante de toutes les defcriptions qui ont
paru & fe font répétées jufqu’aujourd’hui.
Parmi les anciennes (*), la plus exaéte que
je. connoïfle , eft celle de Gilius. Il dit poñtive-
ment que la Girafe a les quatre jambes de la
mnême longueur ;.mais que Les cuiffès de devant
font fi longues-en comparaifon..de celles de der-
rière, que le dos de lanimal paroft être incliné
comme un toit. Si, par les cuiffés de devant,
Gilius entend l’omoplate, HA es: eft juite,
- & je fuis d'accord avec lui.
Il n’en eft pas de même fur ce que. nous li-
fons dans Héliodore. Si nous voulons bien croire
que ce foit de la Girafe qu'il a parlé, lorfqwil
ne-donne.à la tête de cet animal que le double
de la groffeur de celle de l’Autruche, il faudra
conclure que les chofes ont bien changé depuis,
&. que, dans ce laps de temps, la Nature a fait
fouffrir: de grandes variations à l’une ou l’autre
de ces, deux efpèces. | |
L
æ Parmi les modernes ; la gravure Ja pe fidèle eft, fans co, :
médit, celle qu'en a fait faire le Docteur Allaman, d’après les
deffins que lui à fournis Le Colonel Gordon pal
KL
Æx
290 & UV 6 # À 6 Et
Les cornes étant adhérentes, & faifant partie
du crâne, comme je l’ai dit, ne peuvent jamais
tomber ; elles ne font point folides comme le bois
du Cerf, ni d’une matière analogue à la corne
du Bœuf : moins encore font-élles compolées de
poils réunis, comme le fuppofe Buffon : c’eft
fimplement uve fubftance offeufe, calcaire, &
divifée par une infinité de pores ,; comme le
font tous les os. Elles font recouvertes, dans toute
leur longueur, d’un poil court & rude , qui ne
reflemble en rien au duvet velouté du refait des
Chevreuils ou des Cerfs.
Les deffins de cet animal placés dans les 6.
vrages de MM. de Buffon & Vofmar , font géné-
ralement défectueux. On a fait abéutif les cor-
nes en pointe ; ce qui eft contraire à la vérité.
Au-lieu de n’amener la crinière que jufques fur
les épaules, on l’a prolongée jJufqu’à Ja naiffance
de la queue :'infidélité qui , jointe à nombre d’au-
tres, dévrade & rend nulles pour la fcience ces
repréfentations trompeufes , & mal-à-propos con-
facrées par la arrete des Auteurs qui les
avouent.
Les Girafes mâle & PT font tachctées
également : cependant , abftraétion faite de l'iné-
galité de leurs tailles, on les diftingne très-bien
& de fort loin l’un hé l’autre. Le mâle fur un
fond gris blane ,:a de grandes taches pan brun
ébfeur piefaue | noir, & fur un fond femblable,
les taches de la femelle font d’une! couleur fauve ;
ce. qui les rend moins tranchantes. Les jeunes
mâles ont d’abord la couleur de leurs mères ; mais
leurs taches fe rembrunillent à mefure qu'ils avan-
cent en âge, & qu’ils prennent de l’accroiffement..
'
E N ÀÂAFRIQUE. 207
Ces Quadrupèdes fe nourriffent de feuilles
d'arbres , & par préférence de celle d’un Mimofa
particulier au canton qu’ils habitent. Les herbages
des prairies font aufli partie de leurs alimens,
fans qu’il leur foit néceffaire de s’agenouiller pour
brouter ou pour boire, comme on l’a cru mal-
à-propos. Ils fe couchent fouvent, foit pour ru-
miner, foit pour dormir : ce qui leur occafonne
une callofité confidérable au fternum, & fait
que leurs genoux {ont toujours couronnés.
Si la Nature avoit doué la Girafe d’un ca-
raère irafcible , celle-ci auroit certainement à
s’en plaindre; car fes moyens, pour l'attaque ou
pour la défenfe, fe réduifent à peu de chofe;
mais elle eft d’un caraëtère paifible & craintif; elle
fait le danger , & s’éloigne fort vîte en trottant. Un
bon cheval la joint difficilement à la courfe.
On a dit qu’elle n’avoit pas la force de fe
défendre : cependant je fais, à n’en pas douter,
que, par fes ruades, elle laffe, décourage, &
peut écarter le Lion. Je n'ai jamais vu qu’en
aucune occafñon elle fît ufage de fes cornes.
On pourroit les regarder comme inutiles, s’il
étoit poflible de douter de la fageffe & des précau-
tions que la Nature fait employer, & dont ellene
nous laïffle pas toujours appercevoir les motifs.
J'ai penfé qu’il étoit effentiel d'accompagner
ces deux figures , que je livre à l’empreffement
des perfonnes qui me les ont demandées, d’une
légère defcription qui pût d’avance en faciliter
Pexamen; mais on fentira bien que je n'ai pas
tout dit fur cet animal extraordinaire,
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( 269 )
#%p'p'R OR ATION
|
LA lu, par ordre de Monfeigneur le Garde-des-
Sceaux ; un Ouvrage intitulé : Voyage duns Pintérieur de
l'Afrique ,\ par le Cap de Bonne-Epférance ; par M. ze
VAILLANT. Cét Ouvrage jette un jour fi nouveau &
fi intéreflant fur cette partie de l’ancien Continent,
qu'ilkne peut que fatisfaire infiniment les Amateurs
d’hiftoire ; & la maffe nombreufe de Lecteurs qui cher-
chent, dans les récits de Voyages , des faits avérés &
de l'inftruétion. Il eft précieux par le fond , infiniment
intéreflant par la manière naturelle & philofophique
de l’ Auteur. Enfin , il me fembie qu'aucun Voyage n’inf.
pire un. intérêt auffi vif & auffi touchant. À Paris , ce
28 Mars 1789. :
| | MENTELLE.
“PRIVILÈGE DU ROL
Louis » par ia Grace de Dieu, Roi de France
& de Navarre. À nos amés & féaux Confeillers, les
Gens tenant nos Cours de Parlement , Maîtres des
Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Confeil ,
Prévôt de Paris, Baillifs , Sénéchaux , leurs Lieute-
‘tenans - Civils, & autres nos Jufticiers qu’il appartien-
dra, SALUT. Notre amé le fieur LEROY, Libraire
à Paris, Nous a fait expoñfer qu'il défireroit faire im-
primer & donner au Public les Voyages dans l’intérieur
de l'Afrique , €ÿ Defcription des Oileaux EŸ Animaux de
cette partie du Monde, par M. le Vaillant; s’il Nous
plaifoit lui accorder nos Lettres de Privilège pour ce
néceffaires. À CES CAUSES, voulant favorablement
traiter PExpofant, Nous lui avons permis & permet-
tons , par ces Préfentes, de faire imprimer ledit Ou.
vrage autant de fois que bon lui femblera , de le ven-
dre , faire vendre & débiter par tout notre Royaume ;
Tome IT, |
( 299 }
pendant le temps de vingt-cinq années confécutives ,
à compter de la date des Préfentes.. FAISONS défenfes
à tous Imprimeurs , Libraires & autres perfonnes, de
quelque qualité & condition qu’elles foient , d’en in-
troduire d’impreffion étrangère dans aucun lieu de No-
tre obéiffance : comme aufli d’imprimer , ou faire im-
primer , vendre, faire vendre , débiter ni contrefaire
ledit Ouvrage fous quelque prétexte que ce puïfle être,
fans la permiflion exprefle & par écrit dudit Expofant,
fes hoirs ou ayans-caufes , à peine de faifie & de con-
fifcation des Exemplaires contrefaits , de fix mille lie
vres d'amende, qui ne pourra être modérée pour la
première fois, de pareille amende & de déchéance d’é-
tat en cas de récidives, & de tous dépens , dommages
& intérêts , conformément à l’Arrêt du Confeildu 30
Août 1777, concernant les Contrefaçons ; À LA CHARGE
que ces Préfentes feront enregiftrées tout au long fur
le Regiftre de la Communauté des Imprimeurs & Li-
braires de Paris , dans trois mois de la date d’icelle ;
que l’Impreffion dudit Ouvrage fera faite dans Notre
Royaume , & non ailleurs, en beau papier & beaux
caractères , conformément aux Réglemens de la Librai-
rie, à peine de déchéance du préfent Privilège ; qu’a-
vant de l’expofer en vente , le Manufcrit qui aura fervi
de copie à l’impreflion dudit Ouvrage , fera remis
dans le même état où l’Approbation y aura été. don-
née , ès mains de Notre très-cher & féal Chevalier,
Garde . des - Sceaux de France , le Sieur Archevêque
DE BorDEAUXx ; qu’il en fera enfuite remis. deux
Exemplaires dans Notre Bibliothèque publique , un
dans celle de Notre Château du Louvre , un dans celle
de Notre très - cher & féal Chevalier , Chancelier de
France , le Sieur DE MaurEou, & un dans celle
dudit Sieur Archevêque : le tout à peine de nullité
des Préfentes. Du contenu defquelles Vous mandons
&enjoignons de faire jouir ledit Expofant & fes
hoirs, pleinement & paifiblement, fans fouffrir qu'il
leur foit fait aucun trouble ou empêchement, VouLons
que Ia copie des FPréfentes, qui fera imprimée, tout
au long , au commencement où 1 la fin dudit Ouvra-
ge , foit tenue pour dûment fignifiée , & qu'aux copies
collationnées par l’un de nos amés & féaux Confeil-
( 291 )
jers - Secretaires ; foi foit ajoutée comme à l’Orizinat,
Commanpons au premier Notre Huifflier ou Sergent
fur ce requis, de faire, pour l'exécution d’icelles ,
tous Aétes requis & néceflaires:, fans demander autre
permiflion , non-obftant clameur de Haro , Charte Nor-
ande , & Lettres à ce contraires : Car tet eft Notre
plaifir. Donné à Paris, le vingt-huitième jour du
mois d'Oétobre , l’an de Grace mil fept cent quatre-
vingt-neuf, & de notre Regne le feizième. Par le
Roi en fon Confeil,
Signé LE BEGUE.
Regifiré fur le Regifire XXIV de la Chambre Royale €
Syndicale des Libraires €ÿ Imprimeurs de Paris, N. 1959.
fol. 215 , conformément aux difpofitions énoncées dans le pré-
fent Privilège ; €ÿ à la charge de remettre à ladite Cham-
bre des neuf Exemplüres prefcrits par l’Arrêt du Confeil ;
_ du 16 Avril 1785, A Paris, le 30 Oûlobre 1789.
Signé KNAPEN, Syndic.
AVIS AU RELTEUR
Pour placer les Figures du Tome fond.
Lie Hottentot Eohaiuoft, PET F, > RTE à
Le Caffre, Planche V 155
La femme Cafñre, Planet SE RE 7 4
La Hottentote, Planche VIL,..41 : | 249
La Girafe mûle, Planche 4 IT, a ALT 283
La Girafe femelle, Planche EX; er i h 284
i
+ Be T.
RACE +