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VOYAGE
EN ORIENT
Imprimerie de Gustave GRATIOT, 41, rue de la Monnaie.
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VOYAGE
EN ORIENT
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^. GÉRARD DE NERVAL
TROISIÈME ÉDITION
BEVUE, CORBIGÊE ET AUGMENTÉE
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TOME PREMIER
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PARIS
CHARPENTIER, LIBRAÏRE-ÉDITEIIR
19, BUE DE LILLE
1851
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INTRODUCTION
A UN AMI
VERS L^ORIENT.
I. — ROUTE DE GENÈVE.
J'ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrlnalions
d'un touriste parti de Paris en plein novembre. C'est une
assez triste litanie de mésavenlures, c'est une bien pauvre
description k faire, un tableau sans horizon, sans paysage,
où il devient impossible d'utiliser les trois ou quatre vues de
Suisse ou d'Italie qu'on a faites avant de partir, les rêveries
mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs^ les
études alpestres, et toute cette flore poétique des climats
aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant
de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil
ou Montmorency*
On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dtne à Âuxerre;
tout cela n'a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi
l'imprudence d'un voyageur qui , trop capricieux pour con-
sentir à suivre la ligne, à peu près droite, des* chemins de
fer, s'abandonne k toutes les chances des diligences, plus ou
moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi
compfi^gnon laisse partir sans regret le Laffitte et Gaillard
1
II INTRODUCTION.
rapide, qui Tavait amené à une table d'hôte bien servie ; il
sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la
moitié du dtner, et trinque en paix avec les trois on quatre
habitués pensionnaires de rétablissement, qui ont encore une
heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s'informe en
outre des plaisirs de la tlHe, et finit par se laisser entraîner
au début de M. Auguste dans Buridan^ lequel s'effectue dans
le chœur d'une église transformée en théâtre.
Le lendemain notre homme s'éveille à son heure; il a
dormi pour deux nuits, de sorte que la Générale est déjà
passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Gaillard, l'ayant
pris la veille? Il déjeune : Laffîtte passe et n'a de place que
dans le cabriolet.
a Vous avez encore Ik Berline du commerce, » dit l'hôle
désireux de garder un voyageur agréable.
La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons
tisseurs en voyage ^ilr L)réit. C'est une voiture fort gaie :
elle chante et fume tout le long de la roule ; mais elle porte
déjà deux couches superposées de voyageurs.
Reste la Châlonnaiie, — Qu'est-ce que cela ? — C'est la
doyenne des voitures de France. Elle ne part qu'à cinq
heures; vous avez le temps de dîner.
Ce raisonnement est séduisant, je fkis retenir ma place, et
je m'assieds deux heures après dans le coupé , & côté du
conduclipur.
Cet hoûime est aimable; il était de la table d'hôte et ne
paraissait nullement pressé de partir. C^est qu'il connaissait
trop sa voiture, lui !
— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais !
— Oh ! monsieur, ne m'en parlez pas ! Ils sont un tas dans
le conseil municipal qui ne s'y entendent pas plus... On leur
a offert des chaussées anglaises , des macadam , des pavés
de bois, des aigledons de pavés; eh bien! ils aiment mieux
lès cailloux, les moellons, tout ce qu'ils peuvent trouver pour
Ikire sauter les voitures !
— Hais, conducteur, nous voilk sur la terre et nous sau-
tons presque autant.
— Monsieur, je "ne m^iiperçois pas... G*est que le cheval est
au trot.
— Le cheval ?
ROUTE PE GENÈVE. 1(1
— Oui, oui, mais nous allons en preQcIre un autre pour la
montée, »
Au relais suivant, je descend^ pour examiner la Ch&loo-
naise, cette œuvre de haute antiquité. Elle était digne de Qguref
dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre
et des presses en bois : la Chàlonnaise est peut-être aujour-
d'hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue,
Alors tu comprends le reste ; ne trouver de repos qu'en se ,
suspendant momentanément aux lanières de rimpériale,
prendre sans cheval une leçon de trot de trente- six heures. ,
et finir par être déposé proprement sur le pavé de Chàlons à
deux heures du matin, par un des plus beaux orages dé la
saison.
Le bateau li vapeur part à cinq heures du matin. Fort
bien. Aucune maison n'est ouverte. Est-il bien sûr que ce
soit IkChàlon-sur-Saêne ?... Si c'était Ghàlons-sur-Marpe !...
Non, é'est bien le port de Cbàlon-sur-Saône, avec ses mar«
ches eu cailloux, d'où l'on glisse agréablement vers le fleuve;
les deux bateaux rivaux reposent encore, cête à cête, en
attendant qu'ils luttent de vitesse ; il y en a un qui est par-
venu à couler bas son adversaire tout récemment.
Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d'An-
glais, de commis voyageurs et des joyeux ouvriers de la Ber-
Une. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais
moi, je m'arrête à Mâcon. Ifàcon ! c'est devant cette villif)
même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus
heureuse; je descendais vers l'Italie, et les jeunes filles, en
costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des
grappes de raisins monstrueux, étaient les premières jolies
filles du peuple que j'eusse vues depuis Paris. En effet, le
Parisien n'a point d'idée de la beauté des paysannes et des
ouvrières telles qu'on peut les voir dans les villes du Midi.
MAcon est une ville k demi suisse, k demi méridionale, assez
laide d'ailleurs.
On m'a montré la maison de M. de Lamartine, grande et
sombre; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard
du soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles
arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de
vignes jaunies } la promenade aux arbres effeuillés souriait
encore sous ce rayon.
IV INTRODL'GïIOX.
La voilure de fiourg part k deux heures ; ou a visité lous
les recoins de Màcon; on roule bientôt doucement dans ces
monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été; pais
On arrive vers huit heures à Bourg.
Bourg mérite surtout d*être remarqué par son église, qui
est de la plus charmante architecture byzantine, si j'ai bien
pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style
quasi-renaissance qu'on admire à Saint-Eustache. Tu vou-
dras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Chàlon-
naise, de n'avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.
J'avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de
vue des messageries, dés voilures Lafûtte, de la poste, en un
mot, selon la route ofûcielie, j*aurais pu me laisser trans-
porter à Lyon et prendre la diligence pour Genève; mais la
route dans cette direction formait un coude énorme. Je con-
nais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J'ai pris, comme on
dit, le chemin de traverse... Est-ce le chemin le plus court ?
Si le journal naïf d'un voyageur enthousiaste a quelque in-
térêt pour qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg
à Genève, il n'y a pas de voitures directes. Fai& un détour de
dix-huit lieues vers] Lyon, un retour de quinze lieues vers
Pont-d'Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures.
Mais il est plus simple de se rendre de Bourg k Pont-d'Ain,
et là d'attendre la voiture de Lyon.
« Vous en avez le droit, me dit-on ; la voiture passe a onze
heures, vous arriverez à trois heures du malin. »
Une patache vient à l'heure dite, el, quatre heures après,
le conducteur me dépose sur la grande route avec mon ba-
gage il mes pieds.
Il pleuvait un peu; la roule était sombre; on ne voyait ni
maisons, ni lumière. « Vous allez suivre la route tout droit,
nie dit le conducteur avec bonté. A un kilomètre el demi en-
viron, vous trouverez une auberge ; on vous, ouvrira si Ton
n'est pas couché. »
Et la voilure continue sa route vers Lyon.
Je ramasse ma valise et mon carton ù chapeau. év j'arrive k
l'auberge désignée ; je frappe k coups de pavé pendant une
heure... Mais, une fois entré, j'oublie tous mes maux...
L'auberge de Pont-d'Âin est une auberge de cocagne. En
descendant le lendemain malin, je me trouve dans une cui-
ROUTE DE GENÈVE. V
sine immense et grandiose. Des volailles lournaienl aux bro-
ches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien
garnie réunissait des chasseurs très-animés. iL'hôte était un
gros homme et Thôtesse une forte femme, très-aimables tous
les deux.
Je m'inquiétais un peu de la voiture de Genève. « Mon-
sieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures. —
Oii ! oh ! — Mais vous avez ce soir le courrier. — La poste ? —
Oui, la poste. — Ah! très-bien. »
Je n'ai plus qu'à me promener toute la journée. J'admire
l'aspect de l'auberge, bâtiment en brique a coins de pierre du
temps de Louis XIIL Je visite le village composé d'une seule
rue encombrée de bestiaux, d'enfants et de villageois avinés :
— c'était un dimanche, — et je reviens en suivant le cours
de FÂin, rivière d'un bleu magnilique, dont le cours rapide
fait tourner une foule de moulins.
A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu'il
soupe, l'on me conduit, pour marquer ma place, dans la re-
mise où était sa voiture.
surprise ! c'était un panier.
Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voi-
ture, excellent pour contenir les paquets et les lettres; mais le
voyageur y passait à l'état de simple colis.
Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble
par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés.
L'impossibilité de se faire une position fixe parmi les pa-
quets confondait forcément nos destinées : la dame finit par
faire trêve à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle dé-
cédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa fa-
mille.
Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions douce-
ment, à cause des montées et des descentes continuelles. Le
courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place
lui-même, fouettait d'en.bas le cheval qui frisait de temps en
temps la crête des précipices.
Le Rhône coulait k notre droite à quelques centaines de
pieds au-dessous de la route ; des postes de douaniers se
montraient çà et là dans les rochers, car de Taulrc côlc du
fleuve est la frontière de Savoie.
De temps en temps nous nous arrêtions un instant dans
1.
VI INTRODUCTION.
de petites villes, dans des vill^es où rop n'entendait que
les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier
jetait des paquets a des mains ou k des pattes invisibles^ et
puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.
Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des mon-
tagnes, une grande nappe d'eau, vaste et coupant au loin
l'horizon comme une mer : c'était le lac Léman.
Une heure après, nous prenions le café il Ferney en atten-
dant l'omnibus de Genève.
De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes,
par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses
villas, j'arrivais dans la patrie de JeaQ- Jacques Rous-
seau.
La cuisine est assez bonne k Genève, et la société fort
agréable. Tout le monde parle parfaitement français^ piafs
avec une espèce d'accent qui rappelle un peu la prononcia-
tion de Marseille. Les femmes sont fort jolies, et ont presque
toutes un type de physionomie qui permettrait de les dis-
tinguer parmi d'autres. Elles ont, en général, les cheveux
noirs ou châtains; mais leur carnation est d'une blancheur et
d'une finesse éclatantes; leurs traits sont réguliers, leurs
joues sont colorées, leurs yeux be^ux et calmes. Il m'a sem-
blé voir que les plus belles étaient celles d'un certain âge,
ou plutôt d'un âge certain. Alors les bras et les épaules sont
admirables, mais la taille un peu forte. Ce sont des femmes
dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes; et si
elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes
dedans.
IL — l'attaché d'ambassade.
Tu me m'as pas encore demandé où je vais ; le sais-je
moi-même? Je vais tâcher de voir des pays que je n'aie
pas vus ; et puis, dans cette saison, l'on n'a guère le choix
des routes; il faut prendre celle que la neige, l'inondaUon ou
les voleurs n'ont pas envahie. Les récits d'inondation sont,
jusqu'ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un doit
les circonstances sont si bizarres, que je ne puis résister %
J'envie de te l'envoyer,
l'attaché D'AMBASSADE. VU
Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers
la frontière, se rendant en Italie. C*étail un simple attaché^
très-flatté de rouler, aux frais de TÉtat, dans une belle chaise
de poste neu^e, bien garnie d'effets et d'argent ; en un mot,
un jeune homme en belle position : son domestique par der-
rière, très-enyeloppé de manteaux.
Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits
traversée par les eaux ; il se présente un torrent plus rapide
que les autres : le postillon espère le franchir de même;
pas du tout, voilà l'eau qui emporte la voiture^ et les chevatfx
sont à la nage ; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à
décrocher son attelage, et Ton ne le revoit plus.
Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brassés
et gagne le bord. P^idant ce temps, la chaise de poste, toule
neuve, comme nous avons dit, et bien fermée, descendait
tnuiquillement le fleuve en question. Cependant, que faisait
l'attaché?... Cet heureux garçon dormait.
On comprend toutefois qu'il s'était réveillé dès les pre-
naières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il
j«gea qufi sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se
h&ta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où
l'eau n'arrivait pas encore, prit ses dépèches dans ses dents,
et, d'une Udlle fluette, parvint k si'éiancer dehors.
Pendant qu'il nageait bravement, son domestique était allé
ciiordier du secours au loin. De telle sorte qu'en arrivant au
rivage notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la
terre comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle vo-
guait déjà fort loin.
En faisant qu^qnes pas, le jeune homme aperçut heureu*
sèment une chaumière savoyarde, et se hâta d'aller demander
asile, n n'y avait dans cette maison que deux femmes, la
tante et la nièce. Tu peux jtiger des cris et des signes de crofx
qu'elles firent en voyant venir à elles on monsieur déguisé en
mod^e d'académie.
L'attaché parvint à leur laire eomprn&dre la cause de sa
mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante
qu'elle le jetât au feu, et qu'on la payerait bien. « Mais, dit la
tante, puisque vous êtes tout nu, vous n'avez pas d'argent.» Ce
raisonnement était inattaquaUe. Heureusement le domestique
^va dans lit maison, et c^^ changea la face des choses. Le
Vllï INTHODUCTIOX.
fagot fui allumé, Tallaché s'enveloppa dans une couverlure,
et tint conseil avec son domestique.
La contrée n'offrait aucune ressource : cette maison était la
seule a deux lieues à la ronde; il fallait donc repasser la
frontière pour chercher des secours, a Et de Targent!» dit
l'attaché h son Frontin,
Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d'AU
ceste, il n'en put guère tirer qu'un jeu de cartes, une ficelle,
un boulon et quelques gros sous, le tout fort mouillé.
< Monsieur ! dit-il, une idée ! Je me mettrai dans votre
couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En
marchant bien, vous serez dans quatre heures k A**^, et vous
y trouverez ce bon général T... qui nous faisait tant de fêle à
notre passage. »
L'altaché frémit de celle proposition : endosser une livrée,
passer le pantalon d'un domestique, et se présenter aux ha-
bitants d'A"^"^, au commandant de la place et a son épouse! Il
avait trop vu Ruy-Blas pour admettre ce moyen.
« Ma bonne femme, dil-il à son hôtesse, je vais me mettre
dans votre lit, el j'allendrai le retour de mon domestique que
j'envoie k la ville d'A*** pour chercher de l'argent. »
La Savoyarde n'avait pas trop de confiance ; en outre, elle
et sa nièce couchaient dans ce lit, et n'en avaient pas d'autre;
cependant la diplomatie de noire envoyé fmit par triompher
de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le mattre re-
. prit comme il put son sommeil d'une heure avant, si fâcheu-
sement troublé.
Au point du jour, il s'éveilla au bruit qui se faisait k la
porte. C'était son valet suivi de sept lanciers. Le général n'a-
vait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami... Par
exemple, il n'envoyait aucun argent.
L'attaché sauta au bas de son lit.
a Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers ?
11 ne s'agit pas de conquérir la Savoie !
— Mais, monsieur, dit le domestique^ c'est pour retirer la
voilure.
— Et où est-elle la voiture ? »
On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours
avec majesté, mais la voiture n'avait laissé nulle trace. Les
t^avoyardes commencèrent k ^'inquiéter. Heureusement noire
L ATTACHE D AMBASSADE. IX
jeune diplomate ne manquait pas d'expédients. Ses dépêches
à la main, il convainquit les lanciers de Timporlance qu'il y
avait k ce qu'il ne perdit pas une heure, et l'un de ces mili-
taires consentit k lui prêter son uniforme et k rester k sa place
dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, k
son choix.
Yoilk donc l'attaché qui repart enfin pour A***, laissant un
lancier en gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu'il n'ea
est rien résulté qui pût troubler l'harmonie entre les deux
gouvernements). Arrivé dans la ville, il s'en va trouver le
commandant, qui avait peine k le reconnaître sous son uni-
forme.
ce Mais, général, je vous avais prié de m'envoyer des ha*
bits et de l'argent...
— Votre voiture est donc perdue? dit le général.
— Hais, jusqu'k présent, on n'en a pas de nouvelles ; lors-
que vous m'aurez donné de l'argent, il est probable que je
pourrai la faire retirer de l'eau par des gens du pays.
— Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous
avons des lanciers qui ne coûtent rien ?
— Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lan-
ciers! et quand vous m'aurez prêté quelque autre habit...
— Vous pouvez garder celui-ci ; nous en avons encore au
magasin...
— Eh bien ! avec les fonds que vous pourrez m'avancer,
je vais me transporter sur les lieux.
— Pardon, mon cher ami, je n'ai pas de fonds dispo-
nibles; mais tout le secours que l'autorité militaire peut
mettre k votre disposition...
— Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers!...
Je vais tâcher de trouver de l'argent dans la ville, et je n'en
suis pas moins votre obligé, du reste.
— Tout à votre service, mon cher ami. »
L'attaché produisit très-peu d'effet au maire et au no-
taire de la ville, surtout sous l'habit qu'il portait. 11 fut
contraint d'aller jusqu'k la sous-préfecture la plus voisine,
oii, après bien des pourparlers, il obtint ce qu'il lui fallait.
La voiture fut retirée de l'eau , le lancier fut dégagé, les
Savoyardes bien payées de leur hospitalité, et noire diplomate
repartit par le ccurricr.
X INTBODUGTION,
Ou pourrait faire tout un vaudevlile Ta-dessus, eu gazaat
toutefois certains détails. Le lancier, laissé en gage, ne peai
pas rester tout le temps dans un lit : la jeune Savoyarde lui
prête une robe. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beau-
coup ; un mariage s'ébauche, et l'attaché paye la dot.
Mais il n'y a de dénouements qu'au théâtre : la vérité n'en
a jamais.
Au fond, ces malheurs m'épouvantent^ pourquoi n'atten-
drais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où
les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin
de France, et qui ne manque, hélas ! que d'huttre^ fraîches,
le peu qu'on en voit nous venant de Paris.
Si je change de résolution, je te l'écrirai.
III. — PAYSAGES SUISSES.
Me voici donc parvenu à Genève : par quels chemins,
hélas ! et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu'aurals-je
k t'écrire si je faisais roule comme tout le monde, dans une
bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé de
eache-nez, de paletots et de manteaux, avec une chanceliers
et un rond sons moi?... J'aime k dépendre un peu du ha-
• sard : l'exactitude numérotée des stations des chemins de
fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant k heure et k
.jour fixes, ne réjouissent guère un poète, ni un peintre, ni
même un simple archéologue, ou collectionneur comme
je suis.
La vie sensuelle de Genève m'a tout k fait remis de mes
premières fatigues. — Où vais-je ? Où peut-on souhaiter d'aller
en hiver ? Je vais au*devant du printemps, je vais au-devant
du soleil... 11 flamboie k mes yeux dans les brumes colorées
de l'Orient. — L'idée m'en est venue en me promenant sur
les hautes terrasses de la ville qui encadrent une sorte
de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magni-
fiques.
Ce sont bien les hautes Alpes que ron découvre de tous
côtés k rhori^on. Mais où est le Mont«Blano? me disais-je le
premier soir ; j'ai suivi les bords du lac, j'ai fait le tour des
remparts, n'osant demander k personne t Où est donc le
PAYSAGES SUISSES. XI
Mobt-Maiic ^ Et j'Ai bni par l'admirer sous la forme d'un
ittimellse nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de moû
imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en
moi-même les dangers que pouvait présenter le projet
d'aller planter tout en haut un drapeau tricolore , pendant
qu'il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige
immaculée de sa cime, voilk que ma montagne a manqué de
base tout à coup ; quant au véritable Mont-Blanc» tu com-
prendras qu'ehsuile il m'ait causé peu d'impression.
Mais la promenade de Geoève était fort belle k ce soleil
coilch&nt, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux
branches effeuillées. La partie de la ville qu'on aperçoit en
se retoufnaût est aussi très-bien disposée pour le coup d'œil,
et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses , plus
agréable à toir qu'à parcourir.
En descendant vers le lac, on suit la grande rue parisienne,
la rue de la Corratetie, où sont les plus riches boutiques. La
rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont
une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus tom-
merçanle et la plus tinimêe. Dû reste, Genève, comme toutes
les tilles du Midi, li^esi paVée que de cailloux. De longs pas-
sages sombres, à l^antique, établissent des communications
entre les rues. Les ifabriques qui couvrent le fond du lac et
la source du l^hône donnent aussi une physionomie originale
à la ville.
Te parlerai -je encore du quartier neuf, situé de l'autre
Côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue Rivoli ; du
palais eu philauthrope Ëynard, dont tu connais les innom-
brables portï^îts lithographies, qui se vendaient jadis au proût
(tes Grecs et des noirs? Mais il vaut mieux s'arrêter au mi-
lieu àû poni, sur mû terre-plein planté d^atbres, où se trouve
la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là,
drapé en Romain, dans la position d^Henri IV sur le Pont-
Neuf; seulement, Rousseau esta pied comme il convient à
on philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort
du kc, si beau, si clair, si rapide déjà, — et si bleu, que l'em-
pereur Alexandre y Tetrouvait un souvenit de la l<ïéwa, bleue
aussi coiAme la mer !
L'extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de
la ville, e^ eouverte en partie de ces laides cabanes qui ser-
XII INTRODUCTION.
vent de moulins k eau ou de buanderies, ce qui offre un
spectacle plus varié qu'imposant. Au contraire, lorsqu'on
tourne le dos à la yille pour se diriger vers Lausanne, lors-
' que le baleau à vapeur sort du port encombré de petits na-
vires, le coup d'oeil présente tout a fait l'illusion de la grande
mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux
rives, mais la ligne du fond tranche nettement l'horizon de
sa lame d'azur; des voiles blanches se balancent au loin, et
, les rives s'effacent sous une teinte violette, tandis que les
palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant;
c'est l'image affaiblie de ces riants détroits du golfe de Na-
pies, que l'on suit si longtemps avant d'aborder. BientAt le
bateau s'arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec
tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu'il
devient bien constaté que je n'importe pas de cigares français
(vraie régie) dont l'Helvétien est avide, on me livre k quatre
commissionnaires, qui tiennent k se partager mes effets. L'un
porte ma valise , l'autre mon chapeau , l'autre mon para-
pluie, l'autre ne porte rien. Alors ils me font comprendre
difficilement, car ici s'arrête la langue firançaise, qu'il s'agit
de faire une forte lieue à pied, toujours en montaat. Une
heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde,
j'arrive k Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme
qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.
De Ik la vue est admirable. Le lac s'étend k droite k perte
de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu'k gauche il
semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes,
obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige cou-
ronnent cette perspective d'Opéra, et, sous la terrasse, k nos
pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu'au
bord du lac. Voilk, comme dirait un artiste, le ponsifde la
nature suisse, depuis la décoration jusqu'k l'aquarelle; nous
avons vu cela partout ; il n'y manque que des naturels en
costumes; mais ces derniers ne s'habillent que dans la sai^
son des Anglais ; autrement, ils sont mis comme toi et moi.
^e va pas croire maintenant que Lausanne soit la plus
riante ville du monde. Il n'en est rien. Lausanne est une
ville tout en escaliers; les quartiers se divisent par étages:
la cathédrale est au moins au septième. C'est une fort belle
église gothique, gâtée et dépouillée aujourd'hui par sa desli*
PAYSACES SUISSES. Xltl
nation prolestante, comme toutes les calhédrales de la Suisse^
magnifiques au dehors, froides et nues k l'intérieur.
Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits poin*
tus d'un aspect fort gai.
Pensant à dîner, en sortant de l'église , il me fut répondu
partout que ce n'était plus l'heure. Je finis par me rendre au
Casino, comme à l'endroit le plus apparent; et là le maître»
accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit
que sourire de ma demande et Youlut bien me faire tuer un
poulet.
Cette Tille étant, après tout, peu récréative, j'ai été charmé
de monter dans la diligence et de m'y incruster chaudement
entre deux fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi
à Berne.
Voici que je quitte, enfin cette petite France mystique et ré^
Teuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute
une politique ; je vais mordre cette fois dans la yraie Suisse
à pleines dents. C'est le lac de Neufchàtel que nous laissons
sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets
d'argent. On monte et l'on descend, on traverse des bois et
des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours'
k l'horizon. Au point du jour, nous roulons sur us beau pavé,
nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands
ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwar-^
dîne dans Waverley : ce sont les armes de Berne. Nous
sommes a Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.
Rien n'est ouvert. Je parcours une grande rue d'une demi-
lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d'énormes
maisons; de loin en loin il y a de grandes tours carrées sup-
portant de vastes cadrans. C'est la ville où l'on doit le mieux
savoir l'heure qu'il est. Au centre du pavé, un grand ruis-
seau couvert de planches réunit une suite de fontaines monu-
mentales espacées entre elles d'environ cent pas. Chacune
est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa
lance. Les maisons, d'un goût rococo comme architecture, sont
ornées aussi d'armoiries et d'attributs : Berne a une allure
semi-bourgeoise et semi>aristocratique qui, d'ailleurs, lui
convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins gran-
des, sont du même style à peu près. En descendant k gauche,
je trouve une rivière profondément encaissée et toute cou-
2
XIV INTRODUCTION.
retit de cabanes en bois, comme le Léman k Genève ; il en
est qui portébt le titre de bains et ne sont pasmieiix décorées
que led Autres. Gela m'a remis en mémoire un chapitre de
Casanova, qui prétend qu'on y est servi par des baigneuses
nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes.
Biles ne quittent point l'eau par pudeur, n'ayant pas d'autre
voile, mais elles folâtrent autour de tous comme des naïades
dé Rubeiid. Je doute, malgré les attestations de toyageurs
pum modernes» que V^n Ait conservé cet usage bernois da
dix-huitième siècle. Du reste, un bain froid dans celte saison
serait de nature k détruire lé sentiment de toute semblable
Muplé.
£a teinotitant dâtis lA grand'ihle, je pense ïi déjeuner et
j'entre k cet effet dans l'auberge des Gentilshommes, Auberge
arfel»er«tiqiiê s'il ^ fut, toute chamarrée de blasons et de
lambrequins; on me répoM qu'il h^§tâ!t ^ms encore l'heure :
e'^SIail l'écho inverM de mon souper de Lausanne, le me dé-
cide done à visiter l'A^lre moitié de la ville. Ce sont toujours
de fraiifteset lourdes maisons, un beau pavé, de b^les portes,
imfiB une ville ooesue, comme disent les marchands. La ca-
'tiiédmie gothique est aussi belle que celle de Lausanne, tuais
d*nn godt pins sévère. ITne promenade en terrasse, comme
Isutes les pt^MuenadeS de Suisse, donne sur un vaste horizon
de vallées et de montagnes; la même nviète que j*avais vue
déjà le mAtin se replié aussi de ce côté; les magnifiques mai-
sons ou pdais sitttiés le long de cette ligne ont des terrasses
coiuvertes de jAïdi&s qui de^scendent par trois ou quatre étages
jusqu'à son lit rotailfeuic. Cest un fort beau coup d'œil dont
ott ne peut se lasser. M atulenant, quand tu sauras que Berne
a un eaetno et un tliéàtre, beaucoup de libraires; que c'est la
résidence du oerps diplomatique et le palladium de Faristo-
eraiie laisse; qu'on n'y parle qu^allemand el qu'ota y déjeuné
Assec mal, lu en auras appris tout ce qu'il faut, et tu seras
pressé de faire Pô«ate vers Zuricb.
Pardeime-moi de traverser si vite et de â tnat décrire des
heuK d'une telle importance; mais la Suisse doit t'ètre si
osnnue d'avance ainsi qu% moi, partons les paysages et par
toutes les impressions de voyage possibles, que nous n'avons
nul besoin de noiîK déranger de la route pour voir les curiO'*
silés.
LE LAC m GQKSTANCE. XV
Je cherche h constater simplement tes chemins du imys, U
solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et «e mange çk et 1^
dans le moment actuel.
L'inégal pavé de Zurich nous ^Teille h cinq heures du mik-
tin. Voilà donc cette Tîlle iameuse qui a renouvelé \^ beaux
jours de Guillaume Tell en frenyersant )a toque intoIentQ du
professeur Strauss | YQii> ces mon^tgn^ d'oCt descendaient
des chœurs de paysans en armes } yoilà ce beau lac qui res-
semble à celui de Cicéfj, Après cfja, Vfin4?oit est aussi vul^
gaire que possible. Sauf quelques liaisons ^nciennft^» ornécffi
de rocaiiles et de sculptures contournées, a^ec des grillas et
des balcons d'un travail mer? eilleux, cette ville est fort au^
dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses
montagnes lui font çl'ailleurs des vues superbes. La route qui
mène à Constance domine loogtemps ce vaste pi^orama et s^
poursuit toute la journée au pilieu des plus beaujp fsontrastes
de vallées et de ij^ontagues.
Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c'est l'aspeot
moins tourmenté de la verte Souabe ; ce sont les gorges ond{j|-
leuses de la Forêt-Noire, si yaste toujours^ mais éclaircie par
les routes et les cuUurqs^ Vers midi» l'on traverse îa dernière
ville suisse, dont la gran4o 'ue est étincelante d'enseignes
dorées. Elle a toute la physionomie allemande , les maisons
sont peintes; les fem^ies sont jolies; les tavernes sont reqj-
plies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc h la
Suisse^ et sans trop de regrets. Une heure plus tard» la cou-
leur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de
Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ
d'or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous
voilà sur le territoire de Constance^ et d^à son lac étincelle
dans les intervalles des monts.
Vf. — LR UQ D» CONSTAKCB,
Ck>n8fance ! c'est un bien beau nom et un bien beau souveniri
Cest la ville la mieux située de l'Europe, le sceau splendide qui
réunit le nord de l'Europe au midi, l'occident et l'orient. Cinq
nations viennent boire à son lac, d'où le Rhin sort déjà fleuve,
XVI INTRODUCTION.
comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite
Gonstantinople, couchée, à l'entrée d*un lac immense, sur les
deux rives du Rhin, paisible encore. Longtemps on descend
vers elle par les plaines rouge&lres, par les coteaux couverts
de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l'u-
nivers; l'horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville
prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu'on ar-
rive près des portes, on commence k trouver que la cathédrale
est moins imposante qu'on ne pensait, que les maisons sont
bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen âge,
n'en ont gardé qu'une malpropreté vulgaire. Pourtaut la
beauté des femmes vient un peu rajuster celte impression ;
ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient
tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du
concile, je veux dire sous le rapport des charmes ; je n'ai
nulle raison de faire injure h leurs mœurs.
La table d'hôte du Rrochet est vraiment fort bien servie.
La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trou-
vais placé près d'une jolie dame anglaise dont le mari de-
manda au dessert une bouteille de Champagne ; sa femme
voulut l'en dissuader, en disant que cela lui serait contraire.
En effet, cet Anglais paraissait d'une faible santé. Il insiste, et
la bouteille est apportée. Â peine lui a-t-on versé un verre,
que la johe lady prend la bouteille et en offre à tous ses voi-
sins. L'Anglais s'obstiile et en demande une autre ; sa femme
se hâte d'user du même moyen, sans que le malade, fort poli,
ose en paraître contrarié. Â la troisième, nous allions remer-
der; l'Anglaise nous supplie de ne point Tabaudonner dans
sa pieuse intention. L'hôte finit par comprendre ces signes,
et, sur la demande d'une quatrième, il répond au milord
qu'il n'a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles
étaient les dernières. Il était temps, car nous n'étions restés
que deux à table auprès de la dame, et notre humanité ris-
quait de compromettrjB notre raison. L'Anglais se leva froi-
dement, peu satisfait de n'avoir bu que trois verres sur trois
bouteilles, et s'alla coucher. L'hôte nous apj)rit qu'il se ren-
dait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute
que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureu-
sement a le tenir au régime.
Tu me demanderas pourquoi je ne m'arrête pas un jour de
LK LAC DE CONSTANCE. XVll
plus à GoastaDcei afin de voir la cathédrale, la salle du con-
cile, la place ou fut brûlé Jean Huss, et tant d'autres curio-
sités historiques que notre Anglais de la table d'hôte avait
admirées k loisir* C'est qu'en vérité je voudrais ne pas gâter
dayantage Constance dans mon imagination. Je t'ai dit com-
ment, en descendant des gorges de montagnes du canton de
Zurich, couvertes d'épaisses forêts, je l'avais aperçue de loin,
par un beau coucher de soleil, au milieu de ses vastes cam-
pagnes inondées de rayons rougeàtres, bordant son lac et son
ileuve comme une Stamboul d'Occident; je t'ai dit aussi com-
bien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même
indigne de sa' renommée et de sa situation merveilleuse. J'ai
cherché, je l'avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux
maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout
ce moyen âge pittoresque dont l'avaient douée poétiquement
nos décorateurs d'Opéra ; eh bien ! tout cela n'était que rêve
et qu'invention : à la place de Constance, imaginons Pon*
toise, et nous voilà davantage dans le vrai. Maintenant, j'ai
peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse
grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans
qu'à l'eitérieur, et que Jean Huss n'ait été brûlé sur quelque
fourneau de campagne. Hàtons-nous donc de quitter Cons-
tance avant qu'il fasse jour, et conservons du moins un doute
sur tout cela, avec l'espoir que des voyageurs moins sévères
pourront nous dire plus tard : « Hais vous avez passé trop
vite I mais vous n'avez rien vu ! »
Aussi bien, c'est une impression douloureuse, à mesure
qu'on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays k pays, tout
ce bel univers qu'on s'est créé jeune, par les lectures, par les
tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans
la tête des enfants est si riche et si beau, qu'on ne sait s'il est
le résultat exagéré d'idées apprises, ou si c'est un ressouvenir
d'une existence antérieure et la géographie magique d'une
planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects
et certaines contrées, il n'en est point dont l'imagination
s'étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose
de stupéfiant et d*inouï. Je fais exception k l'égard des tou-
ristes anglais, qui semblent n'avoir jamais rien vu ni rien
imaginé.
L'hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en
2.
XVIII INTRODUCTION.
pleine Duit tous les voyageurs destinés k s'embarquer sur le
iac. La pluie a cessé, mais il fait grand vent, et nous marchons
ja8qu*au port k la lueur des lanternes. Le bateau commence
à fumer ; l'on nous dirige vers les caserpates, et nous repre-
nons sur les banquettes notre sommeil Interrompu. Deux
beures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du
lac sont noires et agitées ; à gauche, Teau coupe l'horizon ; h
droite le rirage n'est qu'une fange. Nous foilà réduits aux
plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du
bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux:
dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi.
Comme il se trouve assis auprès de la plus jeupe, je n'ai que
la ressource d'entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma
gauche, le commence par quelques phrases d'allemand assez
bien tournées touchant la rigueur de la température et llncer-
tilude du temps.
— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande.
— Oui, madame, luidis-je un peu humilié ; certainement,
je parle musi' le français.
iSt BOUS causons désormais avec beaucoup plus de faicilité.
Il i^ttt dire que l'accent allemand et la prononciation très-
dii^érente des divers pays présentent de grandes difficultés
aux Français qui n'ont appris la langue que par des livres.
En Àutricke, cela devient même un tout autre langage, qui
diffère auuat de l'allemand que le provençal du français. Ce
qui «oairibue ensuile à retafder sur ce point l'éducation du
voyageur, c'est que partout oa lui parie dans sa langue, et
qu'il eède mvotoalaifemeBt à eelle fadlilé qui rend sa eon-
versaliMi plus instruetive pour les autres que peur hit-
La tempête augmenlaiit beaucoup, le capitaine erat devoir
preadia an air sooeieuK, mais ferme, et s'en alla dosner des
ordres, afin d« rassurer tes daaHBS. Ola aoas amena natnrel-
lement à perler da romans maritimes. La plus jeune dame pa-
raissait très-forte sur celle iilléialure, toute d'importation an-
glaise ou française, l'Allemagne n^ayant guère de marine.
Nous ne tardàittes pas à prendre terre par Scribe et Paid ée
Kack. Il faut convenir que, grébce au succès européen de ees
denx massicun, les Rangers se font une ^gulière idée de
la société et de ia conyersatioii parisiennes. La dame Agée
LE LAC DE CONSTANCE. XIX
jwrlait fort bien d'ailleurs : elle avait vu les Français dans son
temps, comme elle le disait gaiement; mais la plus jeune
ATait une prétention au langage à la mode, qui l'entraînait
parfois à un singulier emploi des mots nouveaux.
— Ilonsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau où
nous habitons n'est en arjrière sur rien ; nous avons la société
la plus ficelée de la Bavière. Munich est si ennuyeux ^ présent
que tous les gens de la haute viennent à Passau ^ og y donne
des soirées d*un chique étonnant!...
monsieur Paul deKock ! voilà donc le français que vous ap-
prenez à nos voisins ! Mais peut-être ceux de nous qui parlent
trop bien l'allemand tombent-ils dans les ^lèoles idiotispies !
Je n'en suis pas là encore, heureusement.
« Il n'y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer ! »
disait le roi Dagobert à ses chiens. ., en les jetait par la fenêtre.
Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir
de transition entre le départ de plusieurs de nos passagers qui
nous quittèrent à Saint-^Gall, et le tableau, que je vais essayer
de tracer, d'un divertissement auquel se fiTraient nos ma-
rins sur le pont, en attendant que le batçau reprit sa course
pour Morseburg. L'idée en est triviale, mais assez gaie et
digne d'être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait
trois chiens sur le bateau à vapeur. L'un d'eux, caniche im-
prévoyant , s'éiant trop approché de la cuisine, un mousse
s'avisa de trepaper dans la sauce sa belle queue en panache.
Le chien reprend sa promenade; l'un des deux autres s'é-
lance Il sa poursuite et lui mord la queue ardemment. Voyant
ce résultat bouffon. Ton s'empresse d'en faire autant au se-
cond, puis au troisième, et voilà les malheureux animaux
tournant en cercle sans quitter prise, chacun avide de mordre
fX furieux d'être mordu. C'est là une belle histoire de chiens !
comme dirait le sieur de Brantôme... mais que dire de mieux
d'une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps ?
L'eaq est noire comme de l'encre, les riyes sont plates par-
tout, et les Tillages qui passent n'ont de remarquable que
leurs dodiers en forme d'oignons, garnis d'écaillés de fer-
blanc, et portant à leurs pointes des boules de cuivre en-
filées.
Le plus amusant du voyage, c'est qu'à ^aque petit port où
V09 s'arrête on fait çoni^ssance ayeç upe nouvelle nation,
XX IXTKODLCTION.
Le duclié de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se
poseat là, de loia en loin, comme puissances maritimes...
d'eau douce. Leur marine donne surtout la chasse aux mau-
vais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous
le pavillon neutre; il en est un, intitulé justement les Feuilles
du LaCy journal allemand progressif, qui, je croi$ bien, n'é-
chappe aux diverses censures qu'en s'imprimant sur l'eau, et
en distribuant ses abonnements de barque en barque sans ja-
mais toucher.le rivage.
La liberté sur les mers! comme dit Byron.
En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous
apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wur-
temberg. Une forêt de mâts entrecoupés de tours pointues et
de clochers nous annonce bientôt Tunique port de la Bavière;
c'est Lindau; plus loin, l'Autriche possède Bregenz.
Nous ne subissons aucune quarantaine, mais les douaniers
sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt.
En attendant l'heure de la visite, on nous permet d'aller dî-
ner. Il est midi : c'est l'heure où Ton dîne encore dans toute
l'Allemagne. Je m'achemine donc vers l'auberge la plus appa-
rente, donl l'enseigne d'or éclate au milieu d'un bouquet de
bran hes de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est
en fête, et les nombreux convives ont mis leurs habits de
gala. Aux fenêtres ouvertes, j'aperçois de jolies filles à la
coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en ap-
pellent d'autres accourant de l'église ou des marchés; les
hommes chantent et boivent ; quelques montagnards enton-
nent leur tirily plaintif.
La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la
cour, les troupeaux bêlaient. C'est que, justement, j'arrivais
un jour de marché. L'hôte me demande s'il faut me servir
dans ma chambre. « Pour qui me prenez-vous, vénérable
Bavarois? Je ne m'asseois jamais qu'à table d'hôte! » Et
quelle table ! elle fait le tour de l'immense salle. Ces braves
gens fument en mangeant; les femmes valsent (aussi en
mangeantj dans l'iotervalle des tables. Bien plus, il y a en-
core des saltimbanques bohèmes qui font le tour de la salle
en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l'on risque
h tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette.
Voilà du brliity de l'entrain, de la gaieté populaire; les filles
UN JQLR A MUNICH. XXI
sont belles, les paysans bien vêtus; cela ne ressemble en rien
aux orgies misérables de nos guinguettes; le vin el la double
bière se disputent l'honneur d'animer tant de folle joie, et les
plats homériques disparaissent en un clin d'œil. J'entre donc
en Allemagne sous ces auspices riants; le repas fmi, je par-
cours la Tille, dont toutes les rues et les places sont garnies
d'étalages et de boutiques foraines, et j'admire partout les jo- '
lies filles des pays environnants, vêtues comme des reines,
avec leurs bonnets de drap d'or et leurs corsages de clin-
quant.
Il s'agit maintenant de choisir un véhicule pour Munich ;
mais je n'ai point à choisir : la poste royale , et partout la
poste; il n'y a nulle part, de ce côté, de diligences particu-
lières; point de concurrence dont on ait 2i craindre la riva-
lité; — les chevaux ménagent les routes, les postillons ména-
gent les chevaux, les conducteurs ménagent les voitures, le
tout appartenant à l'Ëtat; — nul n'est pressé d'arriver, mais
on finit par arriver toujours; le fleuve de la yie se ralentit
dans ces contrées et prend un air majestueux. «Pourquoi faire
du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther,
J'ai pourtant fini par arriver à Munich par le chemin de fer
d'Augsbourg.
V. — UN JOUR A MUNICH,
A une époque où l'on voyageait fort peu, faute de bateaux a
vapeur, de chemins de fer, de chemins ferrés, et même de
simples chemins, il y eut des littérateurs, tels que d'Assoucy,
Lepays et Cyrano de Bergerac, qui mirent à la mode les
voyages dits fabuleux. Ces touristes hardis décrivaient la
lune, le soleil et les planètes, et procédaient du reste dans
ces inventions de Lucien, de Merlin- Goccaie et de Rabelais.
Je me souviens d'avoir lu dans un de ces auteurs la descrip-
tion d'une étoile qui était toute peuplée de poètes; en ce
pays-là la monnaie courante était die vers bien frappés; on
dînait d'une ode, ou soupait d'un sonnet; ceux qui avaient
en portefeuille un poëme épique pouvaient traiter d'une vaste
propriété.
Un autre pays de ce genre était habité seulement par des
XXn INTRODUCTlOîl.
peintres, lout s'y gouvernail h leur guise, el les écoles di -
verses se livraient parfois des batailles rangées. Bien plus,
tous les types créés par les grands artistes de la terre avaient
là une existence matérielle, et Ton pouvait s'entretenir avec
la Judith de Garavage, le Magicien d'Albert Durer ou la Ma-
deleine de Rubeus.
En entrant à Munich, on se croirait transporté tout à coup
dans cette étoile extravagante. Le roi-poête qui l'a embellie au-
rait pu tout aussi bien réaliser l'autre rêve et enrichir h jamais
ses confrères en Apollon ; mais il n'aime que les peintres ; eux
seuls ont le privilège de battre monnaie sur leur palette ; le
Tapin fleurit dans cette capitale, qu'il proclame V Athènes mo-
derne... mais le poète s'en détourne et lui jette en parant la
malédiction de Minerve^ il n'y a là rien pour lui.
En descendant de voiture, en sortant du vaste bâtiment de
la Poste royale, on se trouve en face du palais, sur la plus
belle place de la ville ; Il faut tirer vite sa lorgnette et sop
livret, car déjà le musée commence, les peintures couvrent
les murailles , tout resplendit et papillote, en plein air, en
plein soleil.
Le palais neuf est bâti exactement sur le modèle du palaîs
Pitli, de Florence; le théâtre, d'après l'Odéon de Rome; V\xù-
tel des Postes, sur quelque autre patron classique; le tôlit
badigeonné du haut en bas de rouge, de vert et de bleu-ciel.
Cette place ressemble à ces déflorations impossibles que les
théâtres hasardent quelquefois; un solide monument de
cuivre rouge établi au centre, et représentant le roi Maximi-
lien P', vient seul contrarier cette illusion. La Poste, toute
peinte d'un rouge sang de bœuf, qualifié de rouge antique,
sur lequel se détachent des colonnes jaunes, est égayée de
quelques fresques dans le style de Pompéia, représentant des
sujets équestres. L'Odéon expose à son fronton une fresque
immense où dominent les tons bleus et roses, et qui rappelle
nos paravents d'il y a quinze ans; quant au palais du roi, il
est uniformément peint d'un beau vert tendre. Le quatrième
côté de la place est occupé par des maisons de diverses
nuances. En suivant la rue qu'elles indiquent, et qui s'élargit
plus loin, on longe une seconde face du palais plus ancienne
et plus belle que l'autre, où deux portes immenses sont dé-
corées de statues et de trophées de bronze d'un goût maniéré,
UN JOtJR A MtNfCH. XXtit
mate grandiose. Ensuite, la rue s*élargil encore ; des clochers
et des tours gracieuses se dessinent dans le lointain ; k gau-
ebe s'étend h perte de Yue une file de palais modernes pro-
pres k satisfaire les admirateurs de notre rue de RiToli ; k
droite, im Taste bâtiment dépendant du palais, qui dii cAté de
la rue est garni de boutiques brillantes, et qui forme galerie
du côté dés jardins^ qU*il encadre presque entièrement. -*
IVmH cela a la prétention de ressembler 4 nos galeries dti
Pàlâis-Royal; les cafés, les marchandes de modes, les bijou-
âers, les libraires mai à t'inààr et Paris. Mais une longue
suite de flh^ues Ireprésentant les ftistes héroïques de \A Ba*'
Tîère entremêlées de vues dltalie témoignent, d'aÉreadte en ar-
eade,de la passion de Tex-roi de ce pays pour la pdntutre, et
pour toute peinture, à ce qu'il parait. Ces fresques, le livret
l'ateue^ sont traitées pat de simples élèves. Cest uihe éco-
nomie dé toiles^ les nkiàrs soufl^nt tout.
Le Audin tùjkiy \»nlouré de ees galeries insMéUvés, est
phmlé en quinconce et d'une médiocre étendue; la face dm
palais qui denne de ee côté, et où les ouvriers travaillent en-^
eeire, présente une eolonnade assez imposante; en faisant le
tour par le jardin, on rencontre une autre façade ooinposée
de b&timeats irrëguli^^s, et dont fait partie la basilique, le
mieux réussi des menuments modernes de Munich.
Cette jolie église, fort petite d'ailleurs, est un véritable bijou;
construite sur un modèle byzantin, elle étincelie, à l'intérieur,
de peintures à fond d'or, exécutées dans le même style. C'est
un ^Mienble merveillenxde tout points ee qui n'es! pas or ou
peintui^ est marbre ^mi bois préckux; le visiteur seul fait
tache dans un intérieur si splendide, qui raiipélie sur une
échelle moindre la chapelle des Médicis, de Floience.
Ea sortant de la basilique, nous n'avons plus que quelques
pas à faire ponr rencooirer de mmwteai le théâlie; car nous
venons de fure le tour du palan, auquel se rjUtachent tons
ces édifices comme dépendances immédiates. Pourquoi n*en^
treiionsHiotts pas éans cette vaste résidence ? Justement le roi
va se meOre k tabk, et c'est l'henre oà les visiteum sont ad-
mis dans les salles où il n'est pas, bien entendu.
On BOUS reçoit d'abord dans la salle des gardes, toute garnie
de hiikèafdes, mais gardée seulement par d^xfaciionnatres
et autant d'fauissiers. Celle salle est peinte en grisailles figu^
XXtV INTRODUCTION.
#
rant des bas-reliefs, des colonDes et des stalaes absentes,
selon les procédés surpreoanls et économiques de M. Abel de
Pujol. Assis sur une banquette d'attente, nous assistons aux
allées et venues des ofGciers et des courtisans. Et ce sont en
effet de véritables courtisans de comédie, par l'extérieur du
moins. Quand M. Scribe nous montre, k TOpéra-Gomique, des
intérieurs de cours allemandes, les costumes et les tournures
de ses comparses ^nt beaucoup plus exacts qu'on ne croit.
Une dame du palais, qui passait avec un béret surmonté d'un
oiseau de paradis, une collerette ébouriffante, une robe à
queue et des diamants jaunes, m'a tout k fait rappelé ma-
dame Boulanger. Des chambellans chamarrés d'ordres sem-
blaient prêts k se faire entendre sur quelque ritournelle
d'Âuber.
Enfin, le service du roi a passé, escorté par deux gardes.
C'est alors que nous avons pu pénétrer dans les autres salles.
Ce qu'il faut le plus remarquer, c'est la salle décorée de fres-
ques de Schnorr sur les dessins de Cornélius, dont les sujets
sont empruntés à la grande épopée germanique des Nibelun-
gen. Ces peintures, admirablement composées, sont d'one
exécution lourde et criarde, et l'œil a peine k en saisir l'har-
monie; de plus, les plafonds, chargés de figures gigantesques
furibondes, écrasent leurs salles mesquines et médiocrement
décorées ; il semble partout k Munich que la peinture ne coûte
rien; mais le marbre, la pierre et l'or sont épargnés davantage.
Ainsi ce palais superbe est construit en briques, auxquelles
le plâtre et le badigeon donnent l'aspect d'une pierre dure et
rudement taillée ; ces murailles éclatantes, ces colonnes de
portore et de marbre de Sienne, approchez-vous, frappez-les
du doigt, c'est du stuc. Quant au mobilier, il est du goût le
plus empire que je connaisse, les glaces sont rares^ les lustres
et les candélabres semblent appartenir au matériel d'un
cercle ou d'un casino de province; les richesses sont au
plafond.
Le repas du roi étant fini, nous pouvons commencer le
nôtre; il n'y a qu'un seul restaurateur dans la ville, qui est
un Français, autrement il faut prendre garde aux heures des
tables d'hôte. La cuisine est assez bonne k Munich, la viande
a bon goût; c'est Ik une remarque plus importante qu'on ne
croit en pays étranger. On ne sait pas assez que la moitié de
UN JOUR A MUNICH. XXV
l'Europe est privée de beefsteaks et de côtelettes passables,
et que le veau domine dans certaines contrées avec une dé^
plorable uniformité.
Les deux cafés de la Galerie-Royale ne sont pas fort bril-
lantSy et n'ont aucun journal français. Un vaste cabinet de
lecture et une sorte de casino, qu'on appelle le Musée, con-
liennent en revanche la plupart des feuilles françaises que la
censure laisse entrer librement. De temps en temps, il est
vrai, quelque numéro manque, et les abonnés lisent à la
place cet avis : que le journal a été saisi, à Paris, à la poste
et dans les bureaux. Cela se répète si souvent, que je soup*
çonne le parquet de Munich de calomnier celui de Paris.
Il résulte encore de ce subterfuge que les braves Munichois
ont des doutes continuels sur la tranquillité de notre capitale;
la leur est si paisible, si gaie et si ouverte, qu'ils ne compren^
nent pas les agitations les plus simples de notre vie politique
et civile; la populalion ne fait aucun bruit, les voitures rou«
lent sourdement sur la chaussée poudreuse et non pavée. Le
Français se reconnaît partout k ce qu'il déclame ou chantonne
en marchant; au café il parle haut; il oublie de se découvrir
au théâtre; même en dormant, il remue sans cesse, et un lit
allemand n'y résiste pas dix minutes. Imagine- toi des draps
grands comme des serviettes, une couverture qu'on ne peut
border, un édredon massif qui pose en équilibre sur le dor«
meur ; eh bien ! l'Allemand se couche et tout cela reste sur lui
jusqu'au lendemain; de plus, connaissant sa sagesse, on lui
accorde des oreillers charmants, brodés k Fentour et décou-
pés en dentelles sur un fond de soie rouge ou yerte; les
plus pauvres lits d'auberge resplendissent de ce luxe in-*
ûocent.
Je sens bien que tu es pressé de faire connaissance avec la
Glypiotbèque et la Pinacothèque; mais ces musées sont fort
loin du centre de la ville, et il faut le temps d'y arriver. Dans
sa pensée d'agrandissement k l'infini pour sa capitale, le roi
Louis a eu soin de construire k de grandes distances les uns
des autres ses principaux monuments, ceux du moins autour
desquels on espère que les maisons viendront un jour se
grouper* La ville de Munich était naturellement une fort pe-
tite ville, de la grandeur d'Augsbourg tout au plus ; la lyre du
i^oi-poëte en a élevé les murailles et les édifices superbes. 11
3
eût, comme Amphien, fait tnouYoir \H pierres d ce grand
tfAvait, mais il &'y atait pas de pierres dans tout le pays.
C'est là le grand malheur de cette capitale improTisée d'un
r^aume encore si jeune; de là la brique rechampie, de là le
itue et i6 carton-i^erre, de là des rues boueuses ou pou*-
dreuses selon la saison ; le grès manqtie, la munieipatlté hésite
«atre divers projets soumis par l«s compagnies de bitume, et
llttnich ft*esi encoit ^¥é, comine l'enfer, que de bonnes in-
tentions.
après bi^ des plaees indiquées à peine, bi^n des rues «eu*
lement trséées et oCi Ton donne des terirailis gratuits, eolBBie
dans les désMs de P Amérique à eeut qui Teulait f b&tir, on
itdire à la Gljplothèque, c'est-àrdire aiâ musée des «tiques $
#Q «M leileiiieDt Grec k Munidi, que l'on doit éire bien Baya-
foia h, Alhènes *, 4^est du nafoins ce doni se sont plaints les
Grecs fiérilablésw te bêliment ei^ tdlement antique dl^s ses
proportions, qné les marelies <]ui eosdulseat à l'enti^ ne
pourtiident êifé escaladées <(|ue par des Titaiis c un p^t esca^
tfér dans un coin réparé «cet inconvénient , qiie je me gar-
ésanà bien d'app^er un ^ke de i»Histru^on. A Tintérieur,
les salles «mt Tasies et pratiquées dans toute ta hauteur du
toonument. Elles sont enduites partoul ée celte teinture de
nmge foncé que les li<irrets continuent à garantir vrai rougê
lÊhiUqm, Les omeaients qui s'en détacbest sont toujours de
ce sijfte Potnpéia sur lequel nous avons été blasés par mas
cafés, nos passais» et par les décorations dn Gymnase.
La Gl^'ptotlièque renferme une c<^elion d'antiques foit
piéeftettte et des chefs-d'œuvre die CsaM)va, parmi lesquels se
tusuveot la Fnleuse, la ¥énuso-Bei|;bè8e, un buste de f^w^-
léon et un autre du prince Eugène. Quelques statues du trop
eélièiie DhorvaLdsen partagent avec odles de Caaova les
donneurs d'une saiic particulière, 4Mk leurs aonis sont aecfdés
à ceux de Phidias et de Midiel-Ange. On ignore probable-
meut à MuAich les ncuaas français de Pinget et de içan
teijon.
La PinaosUièque, c'est4i-dire le musée de peintum, est si*
toée à peu de distance de la Glyptothèque. Son eK.técicar «al
beaucoup plus imposant, quoique le ^yle grec en aoit OMins
pur. Ces içmx édifices sont d'«ia ar^4ecte MMomé Léen
dcGlenase*
UN jùm À HinncH. xxyii
Ici, je n*aurai plus qa'k louer : les salles sont grandes» et
ne sont ornées que de peintures de maîtres aneiens. Une ga-
lerie extérieure, qui n'est pas ouverte encore au public, est
toutefois fort gracieusement peinte et décorée» et Torneaieijt
aotique y est compris à la manière italienne avec beaucoup
de richesse et de légèreté. 11 serait trop long d'énumérer tous
les chefs-d'œuvre que renferme la Pinacothèque, Qu'il suffise
de dire que la principale galerie renferme une soixantaine
de Rubens choisis et des plus grandes toiles. C'est Ik que se
trouve le Jugement dernier de ce mattre, pour lequel il a fallu
exhausser le plafond dédit pieds. Lk se rencontre aussi Tori-
gioal de la Bataille des ÀmaZones,
Après avoir parcouru les grandes salles consacrées aux
grands tableaux, on revient par une suite de petites salles
divisées de même par écoles, et où sont placées les peliles
toiles. Cette intelligente disposition est très-favorable k l'eiTet
des tableaux.
Que reste-t-il k voir encore dans la ville ? On est fatigué
de ces édifices battant-neufs, d'une architecture si grecque,
égayés de peintures antiques si fraîches. Il y aurait encore
pour tout Anglais k admirer six ministères avec ou sans co-
lonnes, une maison d'éducation pour les filles nobles, la
bibliothèque, plusieurs hospices ou casernes, une église ro-
mane, une autre byzantine, une autre renaissance, une aulre
gothique. Cette dernière est dans le faubourg : on aperçoit dé
loin sa flèche aiguë. Tu m'en voudrais d'avoir manqué de
visiter une église gothique de notre époque. Je sors donp de-
là ville sous un arc de triomphe dans le goût italien du qua-
torzième siècle, orné d'une large fresque représentant les ba-
tailles bavaroises. tJn quart de lieue plus loin, je renconire
l'église bâtie aussi comme tous les autres monuments dé
briques rechampies de plâtre. Cette église est petite et n'es(
pas entièreinent finie k l'intérieur. On y pose encore une foule
de petits saints-statuettes en plâtre peint. Le carton-pierre y
domine s c'est lk une grande calamité. Les vitraux sont mieux
que le gothique : d'après les nouveaux procédés et les décou-
vertes de la chimie, on parvient k obtenir de grands sujets
sur un seul verre, au lieu d'employer de petits vitraux plom-
bés ; le dallage est fait en bitume de couleur; les sculptures
de bois sont figurées parfaitement en pâte colorée^ les flam-
XXVm INTRODUCTION,
beaux et les criiciGx sont eu métal anglais, se nettoyant
comme l'argent. J'ai pu monter dans la flèche, qui m'a rap-
pelé celle de la cathédrale de Rouen refaite par M. Âlavoine.
Revenons k Munich. La flèche en fer creux est un sacri-
fice au progrès, et je ne yeux pas trop l'en blâmer. En re-
vanche, elle a toujours les deux belles tours de sa cathédrale,
le seul monument ancien qu'elle possède, et qu'on aperçoit
de six lieues. Au temps où fut bâti ce noble édifice, on met-
tait des siècles k accomplir de telles œuvres; on les faisait
de pierre dure, de marbre ou de granit; alors aussi on n'im-
provisait pas en dix ans une capitale qui semble une décora*
tion d'Opéra prête k s'abîmer au coup de sifflet du machi*
niste.
Du reste, je comprends que l'ancien duché de Bavière, qui
est passé royaume par la grâce de Napoléon, ait k cœur de se
faire une capitale avec une ancienne petite ville mal bâtie,
qui n'a pas même de pierres pour ses maçons ; mais Napo-
léon lui-même n'aurait pu faire que la population devint en
rapport'avec l'agrandissement excessif de la ville; il eût sim-
plement déporté là des familles qui y seraient mortes d'ennui,
comme les tortues du Jardin des Plantes; il n'aurait pu faire
un fleuve de l'humble ruisseau qui coulek Munich, et que l'on
tourmente en vain avec des barrages, des fonds de planches
et des estacades, pour avoir le droit, un jour, d'y bâtir un
pont dans le goût romain. Hélas! sire, roi de Bavière! ceci
est une grande consolation pour nous autres pauvres gens;
vous êtes roi, prince absolu, chef d'une monarchie à Etats,
que vous ne voulez pas que l'on confonde avec les monar-
chies constitutionnelles ; mais vous ne pouvez faire qu'il y ait
de l'eau dans votre rivière et de la pierre dans le sol où vous
bâtissez !
Je pars pour Tienne, d'où j'espère gagner Constantinople en
descendant le Danube. J'ai vu Saltzbourg, où naquit Mozart et
où l'on montre sa chambre chez un chocolatier. La ville est
une sorte de rocher sculpté, dont la haute forteresse domine
d'admirables paysages. Mais Vienne m'appelle, et sera pour
moi, je l'espère, un avant-goût de l'Orient.
LES AMOURS DE VIENNE. XXJX
VI. — LES AMOURS DE VIENNE.
Ta m'as fait promettre de l'envoyer de temps en temps les
impressions sentimentales de mou voyage, qui t'intéressent
plus, m'as-lu dil, qu'aucune description pittoresque. Je vais
commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te
distraire. J'ai envie simplement de te conseiller de les relire,
en t'avouant que ton ami n'a point le style de l'un ^i les
nombreux mérites de l'autre, et qu'à les parodier il compro-
mettrait gravement l'estime que tu fais de lui. Mais enOn,
puisqu'il s'agit surtout de te servir en te fournissant des ob-
servations où ta philosophie puisera des maximes, je prends
Je parti de te mander au hasard tout ce qui m'arrive, intéres-
sant ou non, jourpar jour sije lepuis, à la manière du capi-
taine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goéland ou un
pingouin, tel autre Jour n'avoir vu qu'un tronc d'arbre flot-
lanl; ici la mer était claire, là bourbeuse. Mais, à travers ces
signes vains, ces flots changeants, il rêvait des lies inconnues
et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces re*
traites du pur amour et de l'éternelle beauté.
Le 21. — Je sortais du théâtre de Leopoldsladt. Il faut dire
d'abord que je n'entends que fort peu le patois qui se parle h
Vienne. Il est donc important que je cherche quelque jolie per-
sonne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du lan-
gage usuel. C'est le conseil que donnait Byron aux voyageurs.
Voilà donc trois jours que je poursuivais dans les théâtres,
dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls^
des brunes et des blondes (il n'y a presque ici que des blondes),
et j'en recevais en général peu d'accueil. Hier, au théâtre de
Leopoldstadt, j'étais sorti, après avoir marqué ma place: une
charmante jeune fille blonde me demande, à la porte, si le
spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j'en obtiens
ce renseignement, qu'elle était ouvrière, et que sa maîtresse^
voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l'attendre à
la porte du théâtre. J'accumule sur cette donnée les offres
les plus exorbitantes; je parle de premières loges et d'avant»
scène -, je promets un souper splendide, et je me vois outra-
geusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout
3.
XXX INTRODUCTION.
prêts contre les insolents, ce dont, au reste, il ne faut pas
trop s'effrayer.
Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas Toir arriver
sa maîtresse. Elle se met k courir le long du bouleyard; je la
suis en lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant
la route, elle me disait des phrases en toutes sortes de lan-
gues, ce qui tkit que je comprenais li la rigueur. Voilà soti
histoire. Elle est née à Yenise, et elle a été amenée à Vienne
pa^ sa maîtresse, qui est Française; de sorte que, comme
ëile m^ l'A dit fort agréablement, elle ne sait bien aùcu&e
l&ngne^ tuais un peu itoÏB langues. On n*a pas d'idée de cela,
eieepté dans les eomëdies de Machiavel et de Molière. Elle
s^appellè ÛatnrinaColassù. Je lui dis en bon allemand (qu^elte
comprend bien et parle tM) que je lie pouvais désormais
me résoudre à l'abandounet, «t je construisis une sorte de
madrigal assez Agréable. Â ce moment, nous étions devant
sa maisoii; elle m*a prié d*altend^é, puis elle est revenue me
dire que su maîtresse était eu effet au théâtre, et qu'il fidlait
y rteloutner.
Réténus devant là tmé du théàtire, je proposais toujours
TavaUt-scèue, mais elle a tefusé encore, et a pris au bureau
une deuxième galerie; j^al été obligé de la suivre, en donnant
au contrôleur ma premièire galerie pont une deuxième, ce
qui fa fort étonné. Là, elle s^était livrée à une gtande jnie en
kpeircevant sit matfresse dkins une loge, avec un mou^ieur à
moustaebeft. tl «t ftillu qu'elle idtàt lui parler; puis elle m'a
dit que lé spectacle ne Vamusait pas, et que m>us ferions
mieux d*aller nous promener; on jouait pourtant utie pièce
éè madame Birchpfeifflet, mais il Hi vrai que ce n^sl pas
amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis
lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus com-
l^liquèe.
lion Ami! imagine que c^esl une beauté de celles que nous
avons tant de Ibis levées , ^- la femme idéale des tableaux
de )^éColé italienne , la Vénitienne de Qotzi , hi&nda t gras--
i$étùy la roIXk treuvt&el le if^eMe de n^étfe pas assez fort en
j^elntuft pour t^en indiquer exactement tous les traits. Figure-
^i une tète ravissante , blonde, bknctie, tine peau incroya-
ble, a croire qu'on l'ait conservée soiw des verres ; les traits
)es {»lus nobles, \e nez aquilin, le fVo^ haut, la boudée 'en
LES AMOURS DE VIENNE. XXXI
cerise ; puis un col de pigeon gros et gras y arrêté par un
collier de perles ; puis des épaules blanches et fermes, où 11
y a de la force d^Hercule et de la faiblesse et du charme de
l'enfant de ûeux ans. Tai expliqué à cette beauté qu'elle me
plaisait, surtout «*- parce qu'elle était pour ainsi dire Austro-
Fénitiênne, et qu'elle réalisait en elle seule le Saint-Empire
romain, ce qtii à paru peu la toucher.
Je l'ai reconduite à traTers un écheveau â0 rues asseï
embrouillé. Gomme je ne comprenais pas beaucoup l'adresse
qui devait me servir k la retrouver, elle a bien voulu me
l'écrire h la lueur d'un réterbère , — et je te l'envoie ci-joint
pour te montrer qu'il n'ett pas moins difficile de déchiijhrer
son écriture que sa parole, l'ai peur que ces caractères ne
soieHl d'acicufte langue; aussi tu verras que j'ai marqué sur
la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûre-
làenl.
Matâtenaât void la suite de l'aventure. Elle m'avait donné
rendes^voufi ééM la rue , k midi, le suit» venu de bonne
heure me^ti^f la gat&e devant son bienheureux n* 189.
Gom0ie on ne descendait pas, je suis monté, l'ai trouvé
une vieille «ur un palier, qui cuisinait k un grand fourneau,
et eomine d'or<f»>iatre tme ineille m annoneè tine jeune, j'ai
parlé k celle- Ik, qiii a «ouri et m'a fait attendre. Cinq mi-
nutés a^ès , la èc^e personne blonde a paru k la porte et
m'a dit d'«airer. C'était dan$ une grande salle; elle d^eu-
nati atce «à dame el m'a prié de m'asseoir derrière elle sur
une eàaiae. La dame é'est retournée : cfétait une grande
jeune personne osseuse, et <itii m'a demandé en framçais
mon nom, m^ inleniion^ et tentes sortes de tenants «t û'a-
iMNitisfiants ; ensuite telle m'a dit : « Cest Men ; mais j'ai
besoin de mademoiselle jusqu*k einq heures aujourd'hui;
i^)rès, fe puis la laisser libre pour la soirée. » La jolie blonde
n'a ««conduit en «ouriant, et m'a dit : « À ekiq heures. •
Veilà oÀ j'en «ais; je t'écris d'un eafé où j'attends t^we
llM«i»e «sune; maïs tout eda me paraît bien berger.
Le 2i. -^ Voilà bieà une autre affaire. Mais reprenons le
ffl des év^dements. Hier, k cinq heures, la Catarina ou plu-
tôt la Eatf'y, oomme on l'appelle dans sa maison, m^est venue
trouver dans un kaffeehmts eh je l'aitleiidais. Elle était IrèSr
«bamaaiitey avec «iie jolie ooiiè ^ £foif «ur ^es beaux ^mr
XXXII INTRODUCTION.
veux, — le chapeau n'apparlient ici qu'aux femmes du
monde. -— Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carin-
thie voir représenter Belisario, opéra ; mais Toici qu'elle a
voulu retourner à Leopoldstadt , en me disant qu'il fallait
qu'elle rentrât de bonne heure. La Porte-de-Garinthie est à
l'autre extrémité de la ville. Bien! nous sommes entrés à
Leopoldstadt ; elle a voulu payer sa place, me déclarant
qu'elle n'était pas une omette (traduction française), et qu'elle
voulait payer, ou n'entrerait pas. Oh Dieu ! si toutes les dames
comprenaient une telle délicatesse !... Il parait que cela con^
tinue à rentrer dans les mœurs spéciales du pays.
Hélas! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan.
J'ai essayé la séduction la plus noire, rien n'y a fait. Il a
fallu la laisser s'en aller, et s'en aller seule! du moins jus-
qu'à l'entrée de sa rue. Seulement elle m'a donné rendez-^
vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd'hui.
A présent, voici où mon Iliade commence à tourner à
rOdyssée. A cinq heures, je me promenais devant la porte
du n° 189, frappant la dalle d'un pied superbe; Gatarina ne
sort pas de sa maison. Je m'ennuie de cette faction (la garde
nationale te préserve d'une corvée pareille par un mauvais
temps ! ) ; j'entre dans la maison , je frappe ; une jeune ûlle
sort, me prend la main et descend jusqu'à la rue avec moi.
Ceci n'est point encore mal. Là elle m'explique qu'il faut
m'en aller, que la maîtresse est furieuse, et que du reste
Gatarina est allée chez moi dans la journée pour me pré*
venir. Moi, voilà là-dessus que je perds le fil de la phrase
allemande ; je m'imagine, sur la foi d'un verbe d'une con-
sonnance douteuse, qu'elle veut dire que Gatarina ne peut
pas sortir et me prie d'attendre encore; je dis : G'est bien !
et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors la
jeune fille revient, et comme je lui explique que sa pronon-
ciation me change un peu le sens des mots , elle rentre et
m^apporle un papier énonçant sa phrase. Ge papier m'ap-
prend que Gatarina est allée me voir à V Aigle-Noir ^ où je
suis logé. Alors je cours à V Aigle-Noir; le garçon me dit
qu'en effet une jeune fille est venue me demander dans la
journée; je pousse des cris d'aigle, et je reviens au n°d89;
je frappe; la personne qui m'avait parlé déjà redescend; la
voilà dans la rue m'écoutant avec une patience angélique;
LES AMOURS DE VIENNE. XXXIU
j'explique ma position ; nous recommençons à ne plus nous
entendre sur un mot ; elle rentre, et me rapporte âa réponse
écrite. Catarina n'habite pas la maison ; elle y viei\^ seule-
ment dans le jour, et pour l'instant elle n'est pas là. Revien-
dra-t elle dans la soirée ? on ne sait pas ; mais j'arrive à un
éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle,
du reste, de complaisance et d'aménité (comprends-tu cette
fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion?)
me dit que la dame , la maltresse , a été dans une grande
colère (et elle m'énonce cette colère par des gestes exprès*
sifs) : — Mais enfin?... — C'est qu'on a su que Catarina a
un autre amoureux dans la ville. — Oh! pardieu! dis-je là-
dessus (tu me comprends, je ne m'étais pas attendu à obtenir
un cœur tout neuf),., £h bien! cela suffit, je le sais, je suis
content, je prendrai garde à ne pas la compromettre. — Mais
non , a répliqué la jeune ouvrière (je t'arrange un peu tout
ce dialogue ou plutôt je le resserre), c'est ma maîtresse qui
s'est fâchée parce que le jeune homme est venu hier soir
chercher la Catarina , qui lui avait dit que sa maîtresse la
devait garder jusqu'au soir; il ne l'a pas trouvée, puisqu'elle
était avec vous, et ils ont parlé très-longtemps ensemble.
Maintenant, mon ami, voilà, oii j'en suis : je complais la
conduire au spectacle ce soir, puis à la Conversation , où
l'on joue de la musique et où l'on chante, et je suis seul à six
heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le Gastoffe^
en attendant l'ouverture du théâtre. Mais la pauvre Catariiîa !
Je ne la verrai que demain, je l'attendrai dans la rue où elle
passe pour aller chez sa maîtresse et je saurai tout i
Le 23. — Je m'aperçois que je ne t'avais pas encore parlé
de la ville. Il fallait bien cependant un peu de mise en scène
k mes aventures romanesques, car tu n'es pas au bout.
Le premier aspect de Yienne n'a rien que de très- vulgaire.
On traverse de longs faubourgs aux maisons uniformes ; puis
au milieu d'une ceinture de promenades , derrière une en-
ceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville,
grande tout au plus comme un quartier ^e Paris. Suppose
que l'on isole l'arrondissement du Palais-Royal, et que, lui
ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges
d'un quart de lieue, on laisse alentour les faubourgs dans
toute leur étendue, et tu auras ainsi une idée complète dé la
XXXIV HfTROD|}OTIOK«
situation de Vienne, de sa richesse et de son monvemeni. N«
Tas-tu pas penser tout de suite ({u'une ville construite ainsi
n'offre point de transition entre le Inie el la misère^ et que
ce quartier dii centre^ plein d'éclat et de richesses, a besoin,
en eâety des bastions et des fossés qui l'isolent pour tenir en
respect ses pauvres et laborieux faubourgs ?
Je me sentis tout à coup attristé au moment où j'entrais
dans cette capitale. C'était vers trois heures , par une bm-
meuse journée d'automne ; les vastes allées qui séparent les
deux cités étaient remplies d'hommes élégants et de femmes
irillantesy que leurs voitures attendaient le long des chaus-
sées; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes
sombres, et tout d'un ooup, à peine l'enceinte franchie, je me
trouvai au plein cœur de la grande ville : et malheur à qui
ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur
au pauvre, au rêveur, au passant inutile ; il nV & de place
là que pour les riches et pour leurs valets , pour les ban-
quiers et pour les marchands. Luxe inouï dans la ville cen-
trale et pauvreté dans les quartiers qui l'entourent | voilà
Vienne au premier coup d'œil.
Bien n'est triste aussi eomme d'être forcé de quitter, le
soir, le centre ardent et éclairé, et de traverser encore, pour
regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs
allées de lanternes qui s'entre-croisent jusqu'à l'horizon : les
peupliers frissonnent sous un vent continuel ; on a toujours
à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires,
et le son lugubre des horloges avertit seul de tous côtés
qu'on est au milieu d'une ville. Mais en atteignant les fau-
bourgs , on se sent comme dans un autre monde ^ où l'oh
respire plus à l'aise ; c'est le séjour d'une population bonne,
intelligente et joyeuse ; les rues sont à la fois calmes et ani-
mées; si les voitures circulent encore, c'est dans la direction
seulement des bals et des théâtres; à chaque pas, ce sont
des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de
gais compagnons qui chantent des choeurs d'opéra ; les caves
et les tavernes luttent d'enseignes illuminées et de transpa-
rents bizarres : ici l'on entend des chanteuses styriennés, là
des improvisateurs italiens ; la comédie des singes, les her-
cules, une première chanteuse de l'Opéra de Paris ; un Van-
Âmburg morave avec ses bêtes , des saltimbanques ; enfin
LES AMOtJllS M VtfiNNË. X%%4
tant ce lepM timit A'afotis à FaHis que léi jéâni àè gyàaëes
ifiCet esl j^fodigué ftUK tiabitués des lavemés sràs U ndindré
fféiribatioii. Plus baui» Paffiebe d'«u i^mtI» en&ftdrée da
ferrtB de couleitrs » s'édiesse à k lois à kt bauie aobiesse,
iiiE IvMWMl^es teititaiiM tt à l'aliilaMt» ^Mkf les Ms nà^
§U§é»^ les biis eion s eerai à liiie eu telle salMle t dmi le goâl
<Ui payai
fipliiews nutMâite fepuUy» de Leepoldsiadi eâ rea ieae
des iMbs lœaieB ^^oid fêmn) «M^avEUisaiitea et eu je ? M
ixèsHMNiveBi » attesdn ^lie je euia 1e§6 daoi la faiiiM4i>g
de 01 fiovi, la aâiil ifvi «DUbctoà iefttleeeiilfile^'deBl il
n'est 9t9^Ké foe yer HA btfiMi àm ^êxaà».
vUé «»*-j<pi. «9 ymvm^*
fis <3. <«^ flîMr M iii^é wm loMi^dat dAMiini déai eè
AéMm» (H fmi|N# «Me les yaseduB eif iliads, le resta «e
flsrafçiiaet Aa flanfaiMi» de ftoMnes^ de <teca> de Tares^
de f feeiieee^ de BeeeuMs^ de Soik^^ «ai de l^raftsyka-
tie»a« j'ai eoa^^ è fieeoffeieacef «e rsUe de Cewiasva»
AtîM naarr bilA fprfj wnfc ^ l'affaeir>vaiile* daeeee^ eat lôm
pIttgpffebiMaip'd e<»aeed^ dans lea însages de#as peifiH».
la «le «Me #«M9 .«eeaasfaifettsqit iMt» 4» dew ou tcsîs
iéa^».€e $^e«tes; f 'ai A«i par lier ooeyeraatiioa «rea l'uàe
d'^Jes êfm i» taH^a^^ it'^t pas ln)p viamiaie; aplès
eeia J'w a onlu ta aeeoodiwe^ aasw elle »i'a paierie seules
«Muat 4e M Ipweb^ le t)i:a8 na ûistaiii sous 4sen ^osetoaii ^
eiiQOi» lom. («àa4»ae« tess pareai ioaiss soutes de aaierice el
de $«As <ée ikat w foaiivuffas. JSe^s eeua epaïupes feooieiiéa
UPèa>4efi^leei^, fiiîs ^ l'ai «usa daraiit aa ponte, aams ^'etie
4êi aeiAhi, du casie^ eae iaisaer eeibrer^ tmMm eUe a'a
deepké rondcia-^ow jia«r ice seir h six beitf as.
Ët4e dieuic. £leMe^lè ne veeii pas ieut à^ût i'wilre «omme
lMeii^> «ais ette paielt Mjs^ d'wae elaaae ptaf leieiée. le le
aawed <eie seir. llais«!»l» fi^ie <!e«rfsndHl pas» ^a^iHidteaBgef
fssae «apmîssafice i^àe^ 4e deax fevounes ea Ueis jeiurs, 4(tte
V^m^ ^mum ^ez l«û, el qu'il aiUe diies Tauitie ? EL iidla ap«
l^acQBce avspecle dans 4oat œk. lHoa^ en &ie rav«i bien cUt,
suûs j« ik^ le (»rq}'«$pasi c'istniaai (^Xmmx s« (roiteli
XXXVI INTRODUCTION^
Vienne. Eh bten ! c'esl charmant. A Paris, les femmes vous
font souffrir trois mois, c'est la règle ; aussi peu de gens ont
la patience de les attendre. Ici, les arrangements se font en
trois jours, et Ton sent dès le premier que la femme céderait
si elle ne craignait pas de vous faire l'effet d'une grisette;
car c'est Ik, il parait, leur grande préoccupation. D'ailleurs,
rien de plus amusant que celte poursuite facile dans les spec-
tacles, casinos et bals; cela est tellement reçu, que les plus
honnêtes ne s'en étonnent pas le moins du monde; les deux
tiers au moins des femmes Tiennent seules dans les lieux de
réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par
hasard sur une vertu^ votre recherche ne l'offense pas du
tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme
que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire; puis,
à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut
très-gentil et très-railleur, vous remercie de l'avoir recon-
duite et vous dit que son mari ou son père l'attend dans la mai-
son. Tenez-vous h la revoir, elle vous dira fort bien que, le
lendemain ou le surlendemain elle doit aller dans tel bal ou
tel théâtre. Si au tbéÀtre, pendant que vous causez avec une
femme seule, le mari ou l'amant, qui s'était allé promener
dans les galeries, ou qui était descendu au café, revient tout
li coup près d'elle, il ne s'étonne pas de vous voir causer familiè-
rement; il salue et regarde d'un autre côté, heureux sans doute
d'être soulagé quelque temps de la compagnie de sa femme.
Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup
par celle des autres ; — mais k quoi cela peut-il tenir? car
vraiment je n'ai vu rien de pareil môme en Italie ; '— sans
doute à ce qu'il y a tant de belles femmes dans la ville que
les hommes qui peuvent leur convenir sont en proportion
beaucoup moins nombreux. A Paris les jolies femmes sont si
rares qu'on les met k Tendière; on les choie, on les garde et
elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici les femmes
font très-peu de cas d'elles-mêmes et de leurs charmes, car
il est évident que cela est commun comme les belles fleurs,
les beauxanimaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très*
communs si l'on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir.
Or la fertilité du pays rend la vie si facile, si bonne, qu'il
n'y a pas de femmes mal nourries , et qu'il ne s'y produit
pas par conséquent de ces races affreuses qui composent nos
LES AMOURS DE VIENNE. XXWH
artisftoesou nos femmes de la campagne. Tu n'imaghies pas
ce qu'il y a d'extraordinaire k rencontrer k tous moments
dans les rues des filles éclatantes et d*une carnation merveil-
leuse qui s'étonnent même que vous les remarquiez.
Celte atmosphère de beaulé, de grâce, d'amour, a quelque
chose d'enivrant : on perd la lêle, on soupire, on est amou-
reux fou, non d'une, mais de toutes ces femmes h la fois.
L'odor di femina est partout dans l'air, et on l'aspire de loin
comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au
printemps! 11 faut un paysage pour compléter de si belles
iropressions. Cependant la saison n'est pas encore sans char-
mes. Ce malin je suis entré dans le grand jardin impérial au
bout de la Yille; on n'y voyait personne. Les grandes allées se
terminaient très-loin par des horizons gris et bleus charmants.
Il y a au-delà un grand parc monUieux coupé d'élangs et
plein d'oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le
mauvais temps que les rosiers cassés laissaient traîner leurs
fleurs dans la boue. Au-delà, la vue donnait sur le Prater et
sur le Danube; c'était ravissant malgré le froid. Âh! vois-tu,
nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le
croyons...
Ce 7 décembre. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre
papier. Il s'est écoulé bien des jours depuis que les quatre
pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de
moi , tu as vu le côté riant de ma situation, et près d'un
mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour
à Vienne. Pourtant il y a un lien très-immédiat entre ce que
je vais te dire et ce que je t'ai écrit. C'est que le dénoûment
que lu auras prévu en lisant les premières pages a été suspendu
tout ce temps... Tu me sais bien incapable de te faire des
histoires à plaisir et d'épancher mes sentiments sur des faits
fantastiques, n'est-ce pas ? Eh bien! si tu as pris intérêt à mes
premiers amours de Vienne, apprends...
Ce 13 décembre. — Tant d'événements se sont passés de-
puis les quatre premiers jours qui fournissaient le commen-
cement de cette lettre, que j'ai peine à les rattacher à ce qui
m'arrive aujourd'hui. Je n'oserais te dire que ma carrière
don-juanesque se soit poursuivie ' toujours avec le même
bonheur.. . La Katti est à Brunn en ce moment auprès de sa
mère, malade ; je devais l'y aller rejoindre par ce beau cher
4
XXXTH! ÎNtRODUCTlON.
liiin de fer de 30 lieues qui est à rentrée du Praler; mais (*e
genre de voyage m*agace les nerfs d'une façon insupportable.
En attendant, voici encore une aventure qui s'entame et dont ■
je l'adresse fidèlement Tes premiers détails.
Comme observation générale, tu sauras que dans cette tfJle
aucune femme n'a une démarche naturelle. Vous en remar-
quez une, vous la suivez; alors elle fait les coudes et les zig-
zags les plus incroyables de rues en rues. Puis, choisissez un
endroit un peu désert pour l'aborder, et jamais elle ne refu-
sera de répondre. Gela est connu de tous. Une Viennoise n'é-
condnit personne. Si elle appartient à quelqu'un (je ne parle
pas de son mari, qui ne compte jamais); si, enfin, elle est
trop affairée de divers côtés, elle vous le dit et vous conseille
de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante,
ou de prends patience sans fixer le jour. Cela n'est jamais
bien long; les amants qui tons ont précédé deviennent vos
meilleurs amis.
Je venais donc de suivre une beauté que j'avais remarquée
au Prater, où la foule s'empresse pour voir les traîneaux, et
fêtais allé jusqu'à sa porte sans lui parler, parce que c''était
en plein jour. Ces sortes d*aventures m'amusent infiniment.
Fort heureusement, il y avait un café presque en face de
fa maison, le reviens donc, à la brime, m'établir près de la
fenêtre. Comme je t'avais prévu, la belfe personne en question
ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui paille, et elle me dft
avec simplicité de lui donner le bras, afin que les pas«;ants ne
irous remarquent pas. Alors elle me conduit dans toutes sortes
de quartiers; d'abord chez un marchand du Rohimarck, où
elle achète des mitaines ; puis chez un pâtissier, où elle me
donne \éi moitié d'un gâteau; énfiti, elle me ramène dans Ta
maison d'où elle était sortie, reste une heure à causer avec
moi sous la porte et me dit de revenir le lendemain au sorr.
Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et
tout k coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles
et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés de
bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m'accueil-
lait cordialement, je me préparais k m'asseoir : mais point du
tout. On éteint les chandelles et l'on se met en roule pour des
endroits éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la
conquête de la veille, quoique Tun des individus soit sans
LES AHOIJRS DE VIENNE. XXX{X
fenuDe, et enfin nous arrivons dans une taverne fort enfu^^
ώe. hK les sept ou huit nations qui ^e partagent la bonne ville
de Vienne semblaient s'être réunies pour un plaisir quelconque.
Ce qu'il y avait de plus évident, c'est qu'on y buvait beaucoup
de vin doux rouge, mêlé do vin blanc plus ancien. Nous pri-
mes quelques carafes de ce mélange. Qela n'était point mau-
vais. Au fond de la salle, il y avait une sorte d'estrade où l'on
chanlail des complaintes dans un langage indéûni, ce qui pa-
raissait amuser beaucçup ceux qui comprenaient. Le jeune
homme qui n'avait p^s de femme s'assit auprès de mui, et
corom^ il parlait très-bon allemand, chose rare dans ce pays,
je fus content de sa conversation. Quant à la femme avec qui
j'étais venu, elle était absorbée dans le spectacle qu'on voyait
en face de nous. Le fait est que Ton jouait derrière ce comp-
toir de véritables comédies. Ils étaient quatre ou cinq chan-
teurs, qui montaient, jouaient une scène et reparaissaient
avec dé nouveaux costumes. C'étaient des pièces complètes,
mêlées de chœurs et de couplets. Pendant les intervalles,
les Aiolctaves, Hongrois, Bohémiens et autres mangeaient beau-
coup de lièvre et de veau. La femme que j'avais près de moi
s'animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin blanc.
Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu
pâle. C'est une vraie beauté sKve; de grands traits solides
mdiqueot la race qui ne s'est point mélangée.
11 faut encore remarquer qu^ les plus belles femmes ici sont
celles du peuple et celles de la haute noblesse... Je t'écris
d'un café où j'attends l'heure du spectacle; mais décidé-
ment l'encre est trop mauvaise, et j'ajourne la suite de mes
observations.
VIII. — SUITE DU JOURNAL.
31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre. — Diable de con-
seiller intime d$ sucre candi! comme disait Hoffmann, ce
jour-là même. Tu yas comprendre à quel propos cette inter-
jection.
Je t'écris , non pas de ce cabaret enfumé et du fond de
ceMe cave fc^ntastique dont les marches étaient si usées, qu'à
ptein^ avait-on le pied sur la première, qu'on se sentait sans
XL INTRODUCTION.
le vouloir tout porté en bas, puis assis a uue table, entre un pot
de vin vieux et un potde^vin nouveau, et k l'autre bout étaient
« l'homme qui a perdu son reflet » et « l'homme quia perdu son
ombre» discutant fort gravement. Je yais te parler d'un ca-
baret non moins enfumé, mais beaucoup plus brillant qae le
Ratskeller de Brème ou VAuersbach de Leipzick ; d'une cer-
taine cave que j'ai découverte près de la Porte-Rouge , et
dont il est bon de te faire la description, car c'est celle-là
même dont j'ai déjà dit quelques mots dans ma lettre précé-
dente .. Là s'ébauchait la préface de mes amours.
C'est bien une cave, en effet, vaste et profondément creu-
sée : à droite de la porte est le comptoir de Vhàïe, entouré
d'une haute balustrade toute chargée de pots d'éiain ; c'est
de là que coulent à flots la bière impériale, celle de Bavière
et de Bohême, ainsi que les vins blancs et rouges de la Hon-
grie, distingués par des noms bizarres. Â gauche de l'entrée
est un vaste buflet chargé de viandes, de pâtisseries et de
sucreries, et où fument continuellement les virurschell , ce
mets favori du Viennois. D'alertes servantes distribuent les
plats de table en table, pendant que les garçons font le ser-
vice plus fatigant de la bière et du vin. Chacun soupe
ainsi, se servant pour pain de gâteaux anisés ou glacés de
sel, qui excitent beaucoup à boire. Maintenant, ne nous arrê-
tons pas dans celle première salle, qui sert à la fois d'office
à l'hôtelier et de coulisse aux acleurs. On y rencontre seu-
lement des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières
qui mettent leur rouge, des soldais qui s'habillent en figu-
rants; là est le vestiaire des valseurs, le refuge des chiens
ennemis de la musique et de la danse , et le lieu de repos
des marchands juifs, qui s'en vont, dans l'intervalle des
pièces, des valses ou des chants, ofl'rir leurs parfumeries,
leurs fruits d'Orienl, ou les innombrables billets de la grande
loterie de Miedling.
11 faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pé-
nétrer enfin dans la pièce principale : c'est comme d'ordinaire
une galerie régulièrement voûtée et close partout; les fables ser-
rées règneot le long des murs, mais le centre est libre pour
la danse. La décoration est une peinture en rocaille; et au
fond, derrière les musiciens et les acteurs, une sorte de ber-
ceau de pampres et de treillages. Quant à la société, elle est
LES AMOURS DE VIENNE. XLI
fort mélangée, comme nous dirions; rien d'ignoble pour-
tant, car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les
Hongrois portent la plupart leur habit semi-militaire, avec
ses galons de soie éclatante et ses gros boutons d*argenl; les
paysans bohèmes ont de longs manteaux blancs et de petits
chapeaux ronds couronnés de rubans ou de fleurs. Les Sly-
riens sont remarquables par leurs chapeaux verts ornés de
plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol ; les Serbes
et les Turcs se mêlent plus rarement à celte assemblée bizarre
de tant de nations qui composent rAulriche, et parmi les-
quelles la vraie population autrichienne est peul-ôtre la moins
nombreuse.
Quant aux femmes, k part quelques Hongroises, dont le
costume est à moitié grec , elles sont mises en général fort
simplement; belles presque toutes, souples et bien faites,
blondes la plupart, et d'un teint magniiique, elles s'aban-
donnent à la valse avec une ardeur singulière. Â peine l'or-
chestre a-t-il préludé qu'elles s'élancent des tables, quittant
leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors
commence, dans le bruit et dans l'épaisse fumée du tabac,
un tourbillon de valses et de galops dont je n'avais point
d'idée.
La valse finie,' on se remet k manger et k boire, et voici
que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond
de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d'une nappe
et illuminé de chandelles; ou bien, plus souvent encore,
c'est une représentation de drame ou de comédie qui se
donne sans plus d'apprêts. Cela tient k la fois du théâtre et
de la parade ; mais les pièces sont presque toujours très-amu-
santes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quel-
quefois on entend de petits opéras- bouffes à l'italienne, con
Pantaleone e Pulcineîla. L'étroite scène ne suftit pas toujours
au développement de l'action; alors les acteurs se répondent
de plusieurs points; des combats se livrent même au milieu
de la salle entre les figurants en costume; le comptoir de-
vient la ville assiégée ou le vaisseau qu'attaquent les cor-
saires. A part ces costumes et cette mise en scène, il n'y a
pas plus de décorations qu'aux théâtres de Londres du temps
de Sbakspeare, pas même l'écriteau qui annonçait alors que
Ik était une ville et Ik une forêt.
4.
Xtll INTRODUCTION.
Quand la pièce est terminée, comédie ou farce , cMcuii
chante les couplels au public, sur un air populaire, toujours
le même, qui parait charmer beaucoup les Viennois; puis
les artistes se* répandent dans la salle et s'en Yont de table
en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les ac-
trices ou chanteuses sont la pli^part très-jolirs, elles viennent
sans façon s'asseoir aux tables , et il n*est pas un des ou-
vriers , étudiants ou soldais qui ne les invite à boire dans
leurs verres; ces pauvres fllles ne font guère qu'y trenpper
leurs lèvres, mais c'est une politesse (qu'elles, ne peitveul
refuser.
Tels sont, mon ami , les plaisirs intelligents de ce peiitple.
11 ne s'engourdit point ^ comn^e on le croit, avçc le tabac et
la bière ; il est spirituel, poétique et curieux comme l'italien,
avec une teinte plus marquée de bonhoquie et de gravité; il
faut remarquer ce besoin qu'il semble avoir d'occuper à la
fois tous ses sens, et de réunir con^tanoçaent la table» la mu-
sique, le tabac, la danse, le théâtre.
£n sortant de ces tavernes, on s'étonne de trouver toujours
au-dessus de la porte un grand crucifix, et souvent aussi
dans un coin une image de sainte en cire et vêtue de clin-
quant. C'est qu'ici, comme en Italie, la religion n'a rien
d'hostile à la joie et au plaisir. La taverne a quelque chobe
de grave, comme Téglise éveiUe souvent des idées de fête et
d^amour. Dans la nuit de Noël, il y a huit jours, j'ai pu me
rendre compte de cette alliance étrange pour nous. La popu-
lation en fêle passait de l'église au bal sans avoir presque
besoin de changer de disposition ; et d'ailleurs les rues étaient
remplies d'enfants qui portaient les sapins bénits, ornés,
dans leur feuillage, de bougies, de. gâteaux et de sucreries.
C'étaient les arbres de Noël, offrant par leur multitude Timage
de cette forêt mobile qui marchait au-devant de Macbeth. L'iuté-
rieur des églises, de S^aint-Étienne surtout, était magnifique et
radieux. Ce que j'admirais, ce n'était pas seulement l'immei^se
foule en habits de fêle, l'autel d'argent élincelantau milieu du
chœur, les centaines de musiciens suspendus pour ainsi dire
aux grêles balustrades qui régnent le long des piliers, mais
cette foi sincère et franche qui unissait toutes les voix dans un
hymne prodigieux. L'effet de ces chœurs aux milliers de
voix est vraiment surprenant pour nous atHrés Frant^aiSj^ ao«
LES AMOURS DE VIENNE. XLIII
coutumes à TuDiforme basse-taille des .chantres ou k l'aigre
fausset des dévoles. Ensuite les violons et les trompettes de
Torcb^tre , les voix de cantatrices s'élançant des tribunes,
la pompe théâtrale de l'ofiice, tout cela, certes, paraîtrait
fort peu religieux à nos populations sceptiques. Mais ce n'est
que chez nous qu'on a l'idée d'un catholicisme si sérieux, si
jaloux, si rempli d'idées de mort et de privation, que peu de
gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En
Autriche, comme en Italie, comme en Espagne, la religion
conserve son empire, parce qu'elle est aimable et facile, et
demande plus de foi que de sacrifices.
Ain^i toute crtte foule bruyante, qui était venue, comme
les premiers fidèle^, se réjouir aux pieds de Dieu de Vheu-
reuse naissance , allait finir sa nuit de fête dans les banquets
et dans les danses, aux accords des mêmes instruments. Je
m'applaudissais d'assister une fois encore à ces belles solen-
nités que notre Église a proscrites, et qui véritablement ont
besoin d'être célébrées dans les pays où la croyance est prise
au sérieux par tous.
Je sens bien que tu voudrais savoir la fin de ma dernière
aventure. Peut-être ai-je eu tort de t'écrire tout ce qui pré-
cède. Je dois te faire l'eiTet d'un malheureux, d'un cuistre,
d'un voyageur léger qui ne représente son pays que dans les ta-
vernes et qu'un goût immodéré de bière impériale et d'impres-
sions fantasques entraine et de trop faciles amours. Aussi vais-je
bientôt passer k des aventures plus graves... et quant à celle
dnnt je te parlais plus haut, je regrette bien de ne pas t'en avoir
écrit les détails k mesure ; mais îl est trop tard. Je suis trop
en arrière de mon journal , et tous ces petits faits que je
t'aurais détaillés complaisamment alors, je ne pourrais plus
même les ressaisir aujourd'hui. Contente-toi d^apprendre
que comme je reconduisais la dame assez tard, il s'est mêlé
dans nos amours un chien qui courait comme le barbet de
Faust et qui avait Tair fou. J'ai vu tout de suite que c'était
de mauvais augure. La belle s'est mise k caresser le chien,
qui était tout mouillé, puis elle m'a dit qu^il avait sans doute
perdu ses maîtres, et qu'elle voulait le recueillir chez elle.
Tsi\ demandé k y entrer aussi, mais elle m'a répondu : nicht!
on, si (u veux, nix ! avec un accent résolu qui m*a fait penser k
riiivasioa de Î844. Je me suis dit 2 C'est ce gredtn de chien
XLIV JNTKODLCTION.
noir qui me porte malheur. Il est évident que, sauslui, j'au-
rais été reçu.
Eli bien! ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au mo-
ment où la porte s'ouvrait, il s'est enfui comme un être fan-
tastique qu'il était, et la beauté m'a donné rendez-vous pour
le lendemain.
Le lendemain, j'étais furieux, agacé; il faisait très- froid ;
j'avais affaire. Je ne vins pas k l'heure, mais plus tard dans
la journée. Je trouve un mdividu mâle qui m'ouvre et me
demande, ainsi que la lêle de chameau de Gazotte : Chè
vûoi? Gomme il était moins efifrayanl, j'étais prêt à r(''pondre :
Je demande mademoiselle .... Mais, t malheur! je me suis
aperçu que j'ignorais totalement le nom de ma maîtresse.
Cependant, comme je te l'ai dit, je la connaissais depuis trois
jours. Je balbutie, le monsieur me regarde comme un intri-
gant; je m'en yais. Très-bien.
Le soir, je rôde autour de la maison ; je la vois qui rentre;
je m'ex£use, et je lui dis fort tendrement : Mademoiselle,
serait-il indiscret maintenant de vous demander votre nom?
— Vhahby. — Plaît-il? — Vhahby. — Oh! oh! celui-là, je
demande à l'écrire. Ah ça! vous êtes donc Bohême ou Hon-
groise? Elle est d'Ollmulz, cette chère enfant... Vhahby,
c'est un nom bien bohème, en effet, et cependant la fille est
douce et blonde, et dit son nom si doucement, qu'elle a l'air
d'un agneau s'exprimant dans sa langue maternelle.
Et puis voilà que cela traîne en longueur; je comprends
que c'est une cour k faire. Un matin je viens la voir, elle me
dit avec une grande émotion : Oh ! mon Dieu ! il est malade.
— Qui, lui ? — Alors elle prononce un nom aussi bohème
que le sien ; elle me dit : Entrez donc. J'entre dans une se-
conde chambre, et je vois, couché dans un lit, un grand
flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle, daus
la taverne, et qui était vêtu en chasseur d'opéra-comique.
Ce garçon m'accueille avec des démonstrations de joie ; il ,
avait un grand chien lévrier couché près du lit. Ne sachant
que dire, je dis : Voilà un beau chien ; je caresse l'animal,
je lui parle, cela dure très-longtemps. On remarquait au-
dessus du lit le fusil du monsieur, ce qui, du reste, vu sa
cordialité, n'avait rien de désagréable. U me dit qu'il avait
la ûèvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était
LES AMOURS DB VIENNE. XLV
bonne, le lui demande naïvement s'ilchassait le chamois;
il me montre alors des perdrix mortes avec lesquelles des
enfants s'amusaient dans un coin. — Ah! c'est très-bien,
monsieur. — Aiors pour soutenir )a conversation, comme la*
beauté ne revenait pas, je dis bourgeoisement : Eh bien ! ces
enfants sont-ils bien savants? D'où vient qu'ils ne sont pas k
Técole? Le chasseur me réplique : Ils sont trop petits. Je ré-
ponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles
dès le berceau. Je continue par une série d'observations
sur ce niode d*enseigneraent. Pendant ce temps -là, Vhahby
rentra une tasse à la main ; je dis au chasseur : Est-ce que
c'est du quinquina (vu sa fièvre) ? Il me dit : oui; ~ il parait
qu'il n'avait pas compris, car je le vois un instant après qui
coupe du pain dans la tasse; je n'avais jamais ouï dire qu'on
se trempât une soupe de quinquina, et, en effet, c'était du
bouillon. Le spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était
aussi peu récréatif que le récit que je t'en fais... Voilà un joli
rendez- vous qu'on m'a donné là. Je salue le chasseur en lui
souhaitant une meilleure santé, et je repasse dans l'autre
pièce. Ah ça ! dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade
est-il voire mari ? — Non. — Votre frère ?' — Non. — Votre
amoureux ? — Non. — Qu'est-ce qu'il est donc ? — Il est
chasseur. Voilà tout. Il faut observer, pour l'intelligence de
mes questions, qu'il y avait dans la seconde chambre trois
lits, et qu'elle m'avait appris que l'un était le sien, et que
c'était cela qui l'empêchait de me recevoir. Ënûn, je n'ai
jamais pu comprendre la fonction de ce personnage Elle m'a
dit toutefois de revenir le lendemain; mais j'ai pensé que,
si c'était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait
mieux attendre qu'il fût rétabli. Je n'ai revu Vhahby que
huit jours après; elle n'a pas été plus étonnée de mon re-
tour que de ce que j'avais été si longtemps sans revenir.
Le chasseur était rétabli et sorti... Je ne savais à quoi tenait
sa sauvagerie; elle m'a dit que les enfants étaient dans l'au-
tre pièce. — Est-ce à vous, ces enfants? — Oui. — Diable!
Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle.
J'ai trouvé cela si respectable, que je ne suis pas revenu en-
core dans la maison ; j'y reviendrai quand je voudrai. Les
troifi^ enfants, le chasseur et la fille n'auront pas bougé; -^
j'y reviendrai quand j'aurai le temps.
I^IVI BiTI|OPUCï|§ii,
IX. — SUITE DU JOURNAL.
Voilà ma vie: tous les matins je me lève, j'échange quel-
ques salutations avec des Italiens qui demeurent à TAigle-Noir,
ainsi que moi; j*allume un cigare et je def^îends la longue ru^
du faubourg de Leopoldsladl. Aux encoignures donnant sur
le quai de la Vienne, petite rivière qui nous sépare de lavilL^
centrale, il y a deux cafés, ou se rencontrent ioujours de
grands essaims d'Israélites au nez pointu, selon l'expression
d'Henri Heine, lesquels tiennent \k une sortç de bourse, le»
uns en pleiq ajr, le^ autres, les plus riches, dans les galles du
café. C'est \h que l'on voit encore 4^ merveilleuses barbes, d^
longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et
que l'on entend un bourdonnement continuel qui justifie l'ex-
pression du poêle. Ce sont, en eflet, des essaims, mêlés d'a-r
beilles et de frelons.
Il est bon, le malin, de prendre un petit verre de kirchen-
wasser dans l'un de ces cafés; ensuite ou peut se hasardi^r sur
le Pont-Rouge qui communique à la Rolhenthor, porte for-
liGée de la ville. Arrêtons-nous cependant sur le glacis pour
lire au coin du mur les affiches des tbéatres. Jl y en a presque
autant qu'à Paris. Le Burg-Theater, qui est la Comédie-Fran-
çaise de l'endroit, annonce quelques pièces de Gœtbe ou de
Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre classique alle-
mand; ensuite arrive le Kœrtner-thor-Theater^ ou théâtre de
la Porte de-Carinlhie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du
Bellini ou du Donizelti; après, nous avons le théâtre an der
Wien (de la Vienne), qui joue des mélodrames et des Yaude-
yilles généralement traduits du français ; puis les théâtres de
Josephstadl, de Leopoldstadt, etc., sans compter une fqule de
cafés-spectacles, dont je t'ai parlé précédemment.
Une fois décidé sur l'emploi de ma soirée, je traverse la
Pprle-Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche
vers un certain gastoffe, où les vins de Hongrie sont d'assez
bonne qualité. Le TokaXer-fFein (Toiay) s'y vend àraisi)n de
six l^re^lzers la cboppe,, et sert ^ arroser (][uelqaes côtelettes
de mouton ou de porc f^ai^, doQt ô^ relève }e goùi <^vçe un
quartier de citron.
Vfû M ^ùe manière de pa^éf dbAf mante ; 0ti n'a pài de
bourse ; on ne connaît Targenl que sous la forme des pelils
kretttzers de btlton, ()ui Talent environ il sols de France.
Ceci ne sert que d'appoint; aairement Ton paye en billets. De
jcriis assignais, gradaén depuis i fr. jusqu'aux sommes leil
pltts folles, garirrssenl totre porteféaille et sont ôrnês de gra-
rure« en (aille-donce d'une perfection étolinante. Un déîicîeui
profil de femme, fdtitulé Austtia (rAutrrehe), vous inspire l(*
regret le plus fif dé tons séparer de ces images, et le désîf
plus grand d'en acquérir de nouvelles. Il Imporle dé remar-
quer qoe ces billets sonft de devt «orle^, sort en monnaie dé
convention, qni ne {«présente qne la nmitié dé la valent, soit
en monnaie rééUé^ qui &e maintient plus ott moins, 6elon les
cireonstances politiques.
Généralemfe&ly Aptbn totm défeunefv Je sdis la rue Rùihen-
tktfMMtrMse, me e^mmerçante, animée par le voisinage deê
inarehés, jusqu'à ce^ae je me ireilfe aor la place dé Tégli^e
Saint-Étienne, la célèbre cathédrale viennoise, dotlf faOêciiè
est ta plus baote de TEnrope. La pointe en est légèrement in-
clinée; ayant été frappée jadis par tm boulet de canon parti
de ratifiée fraitçfàiae. Le foit de Périiftee présente fine mosaïqtM
brillante de tuiles vernies, qui reflète au loirr h^ rayons du
soteil. La pierre brune de cette église étate des mffinements
inouïs d'architecture féodale. En laissant à gauche cet il-
lustré monument, on arrive à an coin de rues dont l'une con-
duit rers la Pdrte-de-Carinihie, l'antre vers \e Mahl-Markt, et
la troisième vers te Graben. A Tangle des deux première*
«e trouve une sorte dé pilier dont la destination est fort bizarre.
On Pappelle !e Stock-im-Etsen, C'est simplement un tronc
d'arbre qui, dit-on, faisait autrefois partie de la forêt sur rem-
placement de laquelle Vienne a élél)àlie..On a conservé reli^
gieusement cette souche vénérable incrustée dans la devan-
ture d'un bijoutier. Chaque compagnon ded corps de métieè
qui arrive à Vienne doit planter un clon dans l'arbre. Depuis
bien des années il est impossible d'en faire entrer un seul dé
plus, et des paris s'établissent à ce sujet avec les arrivants.
Nous voici sur le Graben ; c'est laplace cent raie et brillante
de Vienne; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme
de toutes les places de la ville. Les maisons sont du dit-but-^
Uème siècle; la rocaille fleurU dans tous les ornements. Au
UVIII INTROBUCTIOII.
iQÎlieu se trouve une colonne monumentale ressemblant k un
bilboquet. La boule est formée de nuages sculptés qui sup-
portent des anges dorés. La colonne elle-même semble torse,
comme celles de Tordre salomonique, le tout est chargé de
festons, de rubans et d'attributs. Représente-toi maintenant
tous les élégants magasins des plus riches quartiers de Paris,
et la comparaison en sera d'autant plus juste que la plupart
des boutiques sont occupées par des marchands de modes et
de nouveautés qui font partie de ce qu'on appelle ici la colo-
nie française. Il y a au milieu de la place un magasin dédié
à Tarchidurhesse Sophie, laquelle a dû être une bien belle
femme, s'il faut s'en rapporter à l'enseigne peinte k la porte.
Il ne me reste plus qu'une petite rue k suivre pour arriver
au principal café du Rohlmarkt, dans lequel ton ami s'adonne
aux jouissances de ce qu'on appelle un mélange, et qui n'est
autre chose que du café au lait servi dans un' verre k patle,
en lisant ceux des journaux français que la censure permet
de recevoir.
il janvier. — Je me vois forcé d'interrompre la narration
des plaisirs de ma journée pour l'informer d'une aventure
beaucoup moins gracieuse que les autres, qui est venue in-
terrompre ma sérénité.
Il est bon que lu saches qu'il est fort difficile k un étranger
de prolonger sou s^^jour au-delà de quelques semaines dans la
capitale de l'Autriche. Ou n'y resterait pas même vingt-quatre
heures, si l'un n'avait soin de se faire recommander par un
banquier, qui répond personnellement des dettes que vous
pourriez faire. Ensuite arrive la question politique. Dès les
premiers jours, j'avais cru m'apercevoir que j'étais suivi dans
toutes mes démarches... Tu sais avec quelle rapidité et
quelle fureur d'investigation je parcours les rues d'une ville
étrangère, de sorte que le métier des espions n'a pas dû être
facile k mon endroit.
Enfin, j'ai fini par remarquer un particulier d'un blond fa-
dasse, qui paraissait suivre assidûment les mêmes rues que
moi. Je prends ma résolution ; je traverse un passage, puis je
m'arrête tout k coup, et je me trouve, en me retournant, nez
k nez avec le monsieur qui me servait d'ombre. Il était fort
essoufflé.
« 11 est inutile, lui dis-je» devons fatiguer autant. Yei l'bar
LES AMOURS DE VIENNE. XU\
biliide de marcher très-Yile, mais je puis régler mon pas sur
ie TÔtreel jouir ainsi de votre conversation. »
Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé; je l'ai mis à
son aise, en lui disant que je savais k quelles précautions la
police de Vienne était obligée vis-à-vis des étrangers, ef par-
ticulièrement des Français; demain, lui ajoutai-je, j'irai voir
votre directeur et le rassurer sur mes intentions.
L'estaûer ne répondit pas grand'chose et s'esquiva en
feignant de ne point trop comprendre mon mauvais alle-
nand.
Pour l'édifier sur ma tranquillité dans celle affaire, je te
dirai qu'un journaliste de mes amis m'avait donné une excel-
lenie lettre de recommandation pour un des chefs de la police
viennoise. Je m'étais promis de n'en profiter que dans une
occasion grave. Le lendemain donc je me dirigeai vers la
Poli tzey- direction.
J'ai été parfaitement accueilli: le personnage en question,
qui s'appelle le baron de S***, est un ancien poêle lyrii]ue,
ex-membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a
passé k la police, en prenant de l'âge, k peu près comme on
se range, après les folies de la jeunesse... Beaucoup de poêles
allemands se sont trouvés dans ce cas. A Vienne, du reste,
la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux
qu'ailleurs ces sortes de transitions.
Nous avons causé littérature, el M. de S***, après s'être as-
suré de ma position, m'a admis peu k peu dans une sorte
d'intimité.
« Savez-vous, m'a-Uil dit, que vos aventures m'amusent
infiniment?
— Quelles aventures ?
— Mais celles que vous racontez si agréablement k votre
ami **'^9 Ql que vous mettez ici k la poste pour Paris.
— Âh ! vous lisez cela ?
— Oh ! ne vous en inquiétez pas ; rien dans votre correspoa-
dance n'est de nature k vous compromettre . Et même ie gou-
vernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de
fomenter des intrigues, profilent avec ardeur des plaisirs de
la bonne ville de Vienne, d
Il fiflii par m'engager k venir, quand je le voudrais, lire les
journaux de Topposilion k la police... altendu que «'était l'en-
5.
droit Yé p\\ii libre de l'Empiré... On pouvait y causer de lout
saDS danger.
Vienne me fait cnlièreitiénl rèffetdè tarià au dix-huitiême
siècle, en i770, pat eiteiiiple, êl moi-même je me regarde
comme an poêle étranger, égaré dans celle société mi-parlie
d'aristocratie brillante et de popufaire en apparence insoucieux.
Ce qui manque à la classe inférieure ?ieri noise pour représen-
ter Tdncien peuple de Paris, c'est Tunité de race. Les Slaves,
les Magyares, les Tyroliens, tftyriens et autres sont trop préoc-
cupés de leurs naiioDalilés diverses, et n'ont pas même le
moyen de s'entendre ensemble^ dadsle cas où leurs principes
se rapprocheraient. I>e plds, la prévdyanie et Ingénieuse po-
lice Impériale ne laisse pas séjourùe^ dans la ville un seul ou-
vrier sans tratait. Tods les mK^iié^S sont organisés en corpo-
rations; lecoimpagàon qtri vient de la province est sbumis à
peu p^^s aux mêmes règles que le voyagent étranger. II faut
qu'il se fasse recommander pkt uri patron ou par un Uabilant
nrotablé de \& ville qnr répofirie de sa conduite ou des dettes
qii'il pourrait faire. S'il ne peut pas otfrir fcetté garantie, on
lui permet un séjour de Vingt-quatre heures pour voir lés
monuments et les curioâllés, puis on lui signe son livret pouf'
tonte autre ville t\\fi\ lui plaît d'indiquer et où les mêmes dif^
ficultés l'attendent. En eas de résistance, il est reconduil à son
lieu de naissance, dont lat m'ifnicipalilé devient solidaire de
s& conduite et le fait généralement travailler k U terre, si
f iûduslrie chôtrié dans les villes
Tout ce régime est extrêmement despotique, j'en cbn^îebs,
mais il faut bien se persuader que rAutriche est la Chiné de
l'Europe. J'en ai dépassé la grande muraille... et je regrette
seulement qu'elle manque de mandarins lettrés.
Une telle organisation, dominée par Pintelligehce, aurait,
en effet, moins d'inconvénients : c'est le problèn>e qu'avah
voulu réaliser l'empereur philosophe Joseph II, tout empf^int
d'idées voltairienôes et èncyclopédisles. L'administration ac-
tuelle suit despotiqnement celte iradilion, et n'étant plus guèrfe
philosophique, reste simplement chinoise.
En effet, l'ilée d'établir une hiérarchie lettrée est peut-être
excellenle; mais, dans un pays où la tradition de Phérédilé do-
mine, il est assez commun de penser que le fils d'un lettré en
est un lui-même, il reçoil Féducalion qui convient, fait dei
LES Xyppa^ PS TIENNE. ).f
T^rs et des tra^édie^, comme op apprpod l^ en faife ai| col-
lège, et succède fiu génie et à l'emploi de son père, $s^n^
exciter la moindre réclamation. S'il est entièrement incapable|
il fait faire un livre historique, un volume de vers ou une tra^
gédie héroïque par son précepteur, et le même effet es(
obtenu.
Ce qui prouve combien la protectjpp accprdée aux lettrés
par la noblesse autrichienne fst ininle|lj^ente, p'e$l que j'af
vu les écrivains allemands les pl^s illpstre^, luécpnnu^ et
asservis, (rainant dans dei^ emp)ojs juljipçs une mcû^sl^ 4^-
grad^e. '
J*aYais une lettre de feçommandatiop ppvir rund'CHX^ dont
lenqm est plus célèbre peul-élre ^ paris qu*^ Vienne ; j'evts
beaucoup de peine ^ le di^couvrir 4^as i'iiqmblecolQ çl^ bu-
r au ministériel qu'il occupait. Je voulais le prier de pie prér
seoter dans quelque^ salons, pu j'aurai^^ VQuIu (i^élre jntroiiuit
que sous les auspices dq talent^ je fus surprjs et affligé de s^,
réponse. « Présentez-vous simplement, me çlil-il, en qualité
d*élranger; et vou^ serez parfailemeul reçu, car ici tout le
inonde est bop, et Ton est heureux d'accueillir le^ Français,
ceux du moins qui ne font aqçui) ombrage au gouvernemept.
Quant k nous autres^ pauvres poêles, de quel çirpit iripns-noi|s
briller parmi les princes et les banquiers? »
Je me sejilis navré de cet aveu ei de l'ironiqqe ipisantbro-*
pie de l'homme célèbre, que cependai^t le sort «^v^it forcé
d'accepter un emploi misérablç dans une société qui ppufl^qt
sait ce qu'il vaut, et qui n'a accordé ^ son talent qqe des l^^-
riers stériles.
La position des arijstes n'est pas la même : ils opt l'avaQ-
tage d'amuser directement les nobles compagnies qui ]^s
accueillent avec tous les dehors de la svpapalhie e\ de Tad-
miration. Ils deviennent aisément les ramiliers et Ie§ amis
des grands seigneurs, dont l'amopr- propre est flatté ()e lei|r
accorder une ostensible protection. Apssi les invite-t-pn k
toutes les fêtes. Seulement il faut qu'ils apportent jevir Ip^tri}-
ment, leur gagne-pain : c'est \k le collier.
i8 janvier. — Parlons un peu encore des plaisirs du peuple
viennois, c'est plus gai. Le carnaval approche, et |e (réquep^e
beaucoup les bals du Sperl et de la Birn plps amM^e^nts que
d'autres, et (jui s'adressent spécialement ^ 1% classé biPur^
LU introoogtion:
geoise. Ce sont de vasles élablissemeots spleDdidement dé-
corés. Les femmes sont mieux mises, c'est-a-dire d'une mise
plus parisienne que celle de la classe inférieure; cVsl ce qui
repr^senlerail ici la classe des grisettes. La valse esl aussi
énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de
tabac qu'elle agile n'est guère moins épais.
Au Sperl aussi, Ton dtne ou Ton soupe toujours au milieu
des danses et de la musique, et le galop serpente autour des
tables sans inquiéter les dîneurs.
Je regretle de ne pouvoir le parler encore que des plaisirs
d'hiver de la population viennoise. Le Prater, que je n'ai vu
que lorsqu'il était dépouillé de sa verdure, n'avait pas perdu
pourtant toutes ses beautés; les jours de neige surtout, il pré-
sente un coup d'œil charmant, et la foule venait de nouveau
envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons
élégants, trahis tout d'abord par la nudité de leurs bocages.
Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on
les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les
bois et les prairies. Â gauche commence le chemin de Vienne
à Brûnn. A un quart de lieue plus loin coule le Danube (car
Vienne n'est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le
Rhin). Tels sont les Champs-Elysées de celte capitale.
Les jardins de Schœnbrunn n'étaient pas les moins dé-
solés dans le moment où je les ai parcourus. Schœnbrunn
est le Versailles de Vienne; le village de Hilzing qui l'avoi-
sine esl toujours, chaque dimanche, le rendez- vous des
joyeuses compagnies. Strauss ûls préside toute la journée son
orchestre au casino de Hitzing, et n'en retourne pas moins,
le soir, diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing,
on traverse la cour du château de Schœnbrunn ; des Chi-
mères de marbre gardent l'entrée, et tou!e celte cour déserte
et négligée esl décorée dans le goûl du dix huilième siècle;
le château lui-même, dont la façade est imposante» n'a rien
de riche dans son intérieur que l'immensité de ses salles, où
le badigeonnage recouvre presque partout les vieilles rocaiiles
dorées. Mais, en sortant du côlé des jardins, l'on jouit d'un
coup d'œil magnifique, dont les souvenirs de Sainl-Cloud et
de Versailles ne rabaissent pas l'impression.
Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui dé-
roule à ses pieds d'immenses nappesde verdure, est d'une archi-
LES AMOURS DE VIENNE. LUI
tecture toute féerique, et à laquelle je ne puis rien comparer.
Composé d'une longue colonnade tout kjour, et dont les quatre
arcades du milieu sont seules vitrées de glaces pour fornaer
un cabinet de repos, ce bâtiment est k la fois un palais et un
arc de triomphe. Vu de la roule, il couronne le cbàteau dans
toute sa largeur et semble en faire partie, parce que la colline
sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau des toits de
Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de pins,
par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût
du Puget et de Boucbardon, en admirant toutes les divinités
de cet Olympe maniéré, pour parvenir enfin aux marches de
ce temple digne d'elles, qui se découpe si hardiment dans
Tair, et y fait flotter tous les festons et toutes les astragales
de mademoiselle de Scudéry...
Je me sauve au travers du jardin pour revenir aux fau-
bourgs de Vienne par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée
pendant une lieue d'un double rang de peupliers immenses. La
foule endimanchée se presse touiours vers Hitzing en faisant
des haltes nombreuses dans les cafés et les casinos qui bor-
dent toute la chaussée. C'est la plus belle entrée de Vienne;
c'est une Courtilte décente et bourgeoise dont les beaux équi-
pages ne se détournent pas.
Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on
ne peut guère séparer Schœnbrunn et Hitzing , je dois te
parler encore des trois théâtres qui complètent la longue série
des amusements populaires. Le théâtre de la Vienne (an der
Wien], celui de Josephsladt et celui de Leopoldstadt, sont, en
eflet, des théâtres consacrés au peuple, et que nous pouvons
comparer à nos scènes de boulevards. Les autres théâtres de
Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le drame, et celui
de laPorte-de-Carinlhie pour le ballet et l'opéra, sont situés
dans l'enceinte des murs. Le théâtre delà Vienne, malgré son
humble destination, est le plus beau de la ville et le plus ma-
gnifiquement décoré. 11 est aussi grand que l'Opéra de Paris,
et ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux
grands théâtres d'Italie. On y joue des drames historiques, de
grandes féeries-ballets et quelques petites pièces d'introduc-
tion, imitées généralement de nos vaudevilles.
Ce sont Ik les plaisirs de la population de Vienne pendant
l'hiver. Et c'est Thiver seulement qu'on peut étudier cette ville
5.
dans toutes les nuances originales de son caractère teinî-
slave et semi-europétn. L'élé, )e beau monde s'éloigne, par-
court l'Italie, la Suisse et les villes de bains, ou va siéger dans
ses chàleaux de Hongrie et de Bohême ; le peuple transporte
au Prater, à l'Augarleu, à HiUing, toute l'ardeur et tout
Tenivrement de ses fôles. de ses valses et de ses interminables
soupers, il {aut donc prendra alors les bateaux du Danube
ou la poste impériale, et laisser cette capitale k sa vie de tous
t^ jour^, si \mé^ et s\ mQUOtona à \9^ fois.
icr février. — Reprenons l'histçiire dct nos «vf^^tum... Et
maii)te«a^t «onnans d^ la trompette; çQUvrous nos déffiles
passées i^vçc tou^ les tri^Qiph^de çç qui nous «irriife «ujour-
d'Uut. Nou^ yQ{ï\hf du l^ubiourg dan^ U Xtlle, et df^ 1a xUle...
P«^s ^core.
Mo^ ami, W l'&^ décrit jusqu'à présent fid^Umeut nves liai-
sç[ns fivec de^ beautéjt d^ ba^ Ue^; pauvret aipioursl elks
sont cç{kçpdant biçn bonnes ^ bien doucet^. \*a^ première m'a
donné tout Tamour qu'elle a pu ; puis eUç. est p^irtie ccMOpime
un bel ange poui: aller voir sa m^re à Brunn. l^es deu]^ ^4tres
m'accueillaient fort amicalement et m'ouvraient leur boucbe
souriante cgmme des (leurs «attendant 1^5 fruits^; ce n'était
plus, que patience, à preudre quelque tçmps pour Ttionneur
de la ville et d^ ^^ f^u^ourgs. Uais, ma foi, dj^cs ^eiLles,
le Français est volage... le Français a rompu cette glace
viennoise qui présente des obstacles au sirop.le vpj^geur, à
celui qui passe et qui s'envole. Main^en^r^t, nousi ^vons droit
dç* cité, pignon sur rue : nous npus adressons k 4^ grande
dauies!... « Ce sont de grandes dames, voyçz-vous I » comnie
disait mon ami Çocage.
Tu vas croire que je suis fonde joie; mais non, je suis très-
calme ; cela est comme je te le dis, voilà tout.
J*hési(e à le conltQuer ma çonf(;ïsslon, ^ ^on ami ! comme
tu peux voir que j'ai longtemps hésité h t'envoyçr cetlç Içllre.
Ma conduite n*est-çlle pas perôcje envers ces bonnes créatures,
(^ui n'imaginaient pas que les. secrets dç leur beauté e( de
leurs caprices s'éj^arpillçraienl dans runiyerSj aH s*?A ^rajiaiLt,
LES AMOURS D^ VIENNE. f«V
\ qqatre cents ligues réjouir la pensée d'un moraliste blasé
(c'est ipi-même), ^i lui fournir une série d'observation» phy-
siologiques?...
Ne va pas révéler, à ^es Parisiens surtout, le secret de nos
confidences, ou bien dis-leur que tout cela est de pure imagi-
nation; que d'ailleurs cela est si loin! (con^me di<^ait Hacine
danç la préface de ^Qjazet), et enfin, qUe les nom^, adresses
el autres indicalio^s son( suffîsan[iinent dégti^és pour que
rien, en cela, ne ressemble, ^ une indiscrétion. £t d'ailleurs,
qu'importe après tout?... nous ne vivons pas, noys u'hI-
moos pas. Noqs étudions la yiç, nous au^l^sons l'amour,
nous somnfies des philosophes, p^rliic^ !
Représente- loi une grande cheminée deo^arhre sculpté. Les
çheroiiiét'S. soi;^l r^res à Yieune, et Q'f^isleiU ^uère que dans
les palais. Les fauteuils el les divans ont, des pieds, dorés.
Autour de la s^lle il y ^ des çon^plçs doréçs;^ ^t les lambris...
ma foi, il y aussi des, l^H^bris dorés, l^a chosç ^t complète-,
comme tu vois..
Dçvaut celle cl;\em\née, trois damçs ç|iarmantes sont assises :
l'une est de Vienne^ les deu^ aulrçs sciAt, Tune Italienne,
l'autre Anglaise. L'ui^^é des trois, est la mallressede la paisoM-
Des hommes qui sont là, deux sont eomtes,, un autre esl un
prince hongrois, un autre est ministre,^ et les ^utrçs sont des
jeunes gens pleins c('avçmr. ^es^ d^fnçs ont parn^i eux des
m^ris et des amants avoués^, connus; mais tii sais que les
aims^i^ls passent en généi^al à l'étal çj^ ma,ris^, c'est- à, dire ne
comptent, plus comm^ individualité çaasçuUne. Cette re-
marque est 1res- forte, çouges-y bien.
To^ aroi Se trouvç donc seul d*bomme dans cette société à
biçA Juger sa posit^op i la maUr(>sse de la maison mise à part
(cela doit élre), ton açii a donc des chances de fîxei: l'alten-
tion des d,eux dames qui restent, eti;nênie il a peu de mérite
\ cela pa.K les raisons (jue je viens, d'exposer.
Ton ami a dîné coufoi'tablement; il a bu des vins de
France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur; il est
bien mis, son linge est d'une tinesse exquise^ ses cheveux
sont, soyeux et frisés très -légèrement; ton ami fait du para-
doxCjt ce qui. çst usé de^is dix ^ns cbei^ nous.^ et Qe qui est
ici tp.i^t n.enf. I^es seigi^eu.rs élirangeFs.ne sout p^s dç lorç<8 à
lutter sur ce bon terrain que nous ^voas tant i;ejOQiué. tçn
LVI INTRODUCTION.
ami namboie et pélille; on le touche, il en sort du feu.
Voilà un jeune homme bien posé; il plall prodigieusemeai
aux dames ; les hommes sonl très-charmés aussi. Les gens
de ce pays sonl si bons! Ton ami passe donc pour un cau-
seur agréable. On se plaint qu'il parle peu; mais quand il
s'échauffe, il est très- bien !
Je le dirai que des deux dames il en est une qui me plaît
beaucoup, et Faulre beaucoup aussi. Toutefois TAnglaise a
un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fau-
teuil; de beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si
blanche; de la soie, de la ouate et des tulles, des pertes et
des opales : on ne sait pas trop ce qu'il y a au milieu de tout
cela, mais c'est si bien arrangé !
C'est là un genre de beauté et de charme que je commence
à présent à comprendre; je vieillis. Si bien que me voilà
à m'occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son
fauteuil. L'autre paraissait s'amuser beaucoup dans la con-
versation d'un monsieur d'un certain âge qui semble fori
épris d'elle et dans les conditions d'un palito tudesque, ce
qui n'est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue;
je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et
le teint des blondes. Voici l'autre, qui nous écoutait d'une
oreille, qui quitte brusqueltient la conversation de son sou-
pirant et se mêle à la nôire. Je veux tourner la question.
Elle avait tout entendu. Je me hâte d'établir une distinction
pour les brunes qui ont la peau blanche ; elle me répond
que la sienne est noire... de sorte que voilà ton ami ré-
duit aux exceptions, aux conventions, aux protestations.
Alors je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J'en
étais fâché, parce qu'après tout elle est fort belle et fort ma-
jestueuse dans sa robe blanche, et ressemble a la Grisi dans
le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m'avait servi, du
reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me
rencontre au Casino avec l'un des comtes qui étaient là; nous
allons par occasion dtner ensemble, puis au spectacle. Nous
nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux
dames dont j'ai parlé plus haut; il me propose de me pré-
senter à l'une d'elles : la noire. J'objecte ma maladresse pré-
cédente. Il me dit qu'au contraire cela avait très-bien fait.
Cet homme ç&i profond.
LES AMOURS DE VIENNE. LVII
Je craignis d'abord qu'il ne fût l'amant de cette dame et
ne tendît à s'en débarrasser, d'autant plus qu'il me dit : «H
est très-commode de la connaître, parce qu'elle a une loge au
théâtre de la Porle-de-Carinthie, et qu'alors vous irez quand
TOUS voudrez. — Cher comte, cela est très-bien; présentez-moi
à la dame. »
Il l'avertit, et le lendemain me voici chez cette belle per-
sonne vers trois heures. Le salon est plein de monde. J'ai l'air
à peine d'être là. Cependant un grand Italien salue et s'en va,
puis un gros individu, qui me rappelait leco-registraleur Heer-
brand d'Hoffmann, puis mon introducteur, qui avait affaire.
Restent le prince hongrois et hpatito. Je veux me lever h mon
tour; la dame me relient en me demandant si... (j*allais
écrire une phrase qui serait une indication). Enfin, sache seu-
lement qu'elle me demande un petit service que je peux lui
rendre. Le prince s'en va pour faire une partie de paume. Le
vieux (nous l'appellerons marquis, si tu veux), le vieux mar-
quis tient bon. Elle lui dit : « Mon cher marquis, je ne vous
renvoie pas, mais c'est qu'il faut que j'écrive. » Il se lève, et
je me lève aussi. Elle me dit : a Non, restez; il faut bien que
je vous donne la lettre. » Nous voilà seuls. Elle poursuivit :
« Je n'ai pas de lettre k vous dpnner; causons un peu; c'est
si ennuyeux de causer à plusieurs... »
Hais... il me semble que je vais te raconter l'aventure la
plus commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc? Je l'a-
vouerai même que cela a mal fini. Je m'étais laissé aller avec
complaisance à décrire mes amours de rencontre, mais ce
n'était que comme étude de mœurs lointaines; il s'agissait
de femmes qui ne parlent à peu près aucune langue euro-
péenne... et, pour ce que j'aurais k dire encore, je me suis
rappelé à temps le vers de KIopstock: «Ici la Discrétion me
fait signe de son doigt d'airain. »
P. S. — Ne sois pas trop sévère pour cette correspondance
à bâtons rompus... A Vienne, cet hiver, j'ai continuellement
vécu dans un rêve. Est-ce déjà la douce atmosphère de l'O-
rient qui agit sur ma tête et sur mon cœur? — Je n'en suis
pourtant ici qu'à moitié chemin.
iVHt INTftaDUCTIOV.
XI. — L'APRIATIftCE.
Quelle catastrophe, mon ami ! Comment te dire U^\{\ pe qui
m'est arrivé, ou plutôt pqpQment oseir désormais {ivrer i^ne lettre
confidenlielle à la poste iiQpériale ! Spng^ ))ieQ que je suis
encore sur le terrilojre de V^utricbe, c'esta-dir^ $ur des
planches qui en dr^pefident, — le pont du Fronc^^c^-Prii^,
vaisseau du Lloyd autrichien, ie fépris eq vue 4p Tri^sle,
ville assez maussade, située sur une laagii^ de te^rp qqi
s'avance dans l'Adriatique, avec s^s grandet^ rues qui la cou-
Eent à angles droits et oq souffla \iu vent continuel. M y a de
eaux paysages , sans doute , dans les montagnes sQ(i|bres
qui creusent rhorizon; mais tu peux en lirt: d'admiffibles
descriptions dans Jean Sbogç^r et daqs àfademQÎselle pie Marsan
de Charles Nodier ;| il est inutile d^i les r^commf^ncer. Q^a^t
. k mon voyage de Vienne ipi, je l'ai fait en chemin de fer,
sauf une vingtaipe de licites dans les gofges de montagne
couvertes de S44pins poudrés de fpiinas... il fais$ti( tr^^-fi'oid-
Cela n'était pas gai, mais c'était en rapport avecn^^s seati-
menls intérieurs. Contente-foi de cet avei;.
Tu me demanderas pourquoi je ne nie suis pas rendu en
Orient uar le Danube, commç. c'était d'abord mç\w intentjpij.
Je l'apprendrai que les aimables aventures qui m'ont arrêté
à Vienne beaucoup pluç longtemps que je ne voulais y res-
ter, m'ont fait manquer le dernier bateau à vapeuf qui (des-
cend vers Belgrade et Semlin, où d'ordinaire on prend la
poste turque. 'Les glaces sont arrivées » il n'a plus été pos-
sible de naviguer. Dans ma pensée, je comptai^ finir l'hiver
à Vienne et ne repartir qu'au printemps... p^uHt^^ l^^u[^^
jamais. Les dieux eu ont décidé autrement!
Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j'aie mis reten-
due des mers entre moi et... un dpux et triste souvenir.
Nous descendons l'Adriatique par un temps épouv^nti^bic;
impossible de yoir autre chose que les côtes brumeu^s ^*l\-
lyrie à notre gauche et les lies nonabreuses de l'ï^rcUipel
dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à
l'horizon qu'une sombre silhouette, que nous avons aperçue
efi pfiSftBl detftBt Râguse^ ville tout iiàHeiiiie. Hmê atorls '
relÀebé plus tard à Corfoit^ pour prendre du charben et pour
reeeToIr quelc^ues Égypiieus, commandés ^ar un Tare qui ne
nomme SolinMio-Aga. Ces braves gens $e sont établis sur le
pont) où ils restent aceronpis le jour et coudiés la nuit, cha-
cun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, daifs
renlre-poDty et prend ses repas à notre table. 11 parie. un peu
l'italien et semble un assez joyeux rompagnon.
La tempête a augmenté quand nous approchions de ta
Grèce. Le roulis était si violent pendant notre dîner que la
plupart des convives avaient peu èi peu gagné leurs hamacs.
Dans oes ciroonstances, où après maintes bravades la
table d'abord pleine se dégarnit insensiblement, aut grands
éclats de rire de ceux qui résistent à Teffet du tdngdge, il s'é-
tjtblit entre ces derniers une sorte de fraternité uiaritime. Ce"
qui n'était pour tous qu'un repaS devient pour ceux qui restent»
ÙQ festin, qu'on prolonge le plus possible. C'est un peu commlr^
la poule au billard ; il s'agit de ne pas mourir;
Mourir!... et tu vas voir si TallusioU est plaisaKle. Néus
étions restés quatre k table, après avoir tu éeltouer honléu-
semenl trente convives. 11 y avait, outre Soliman et moi, un
capitaine anglais et un capucin de la terre sainte, nommé te
père Charles. C'était un bonhomme qui riait de bon cœur avec
nous et qui nous lit remarquer que ce jour-là Soliman-Aga
ne s'était pas versé de vin, ce qu'il faisait abondamment d'or-
dinaire. Il le lui dit, en plaisantant.
« Pour aujourd'hui, répondit le Turc, 11 tonne l^op fort. »
Le père Charles se leva de table et tira de sa mstftche un ci-
gare qu'il m'offrit fort gracieusement.
Je rallnmai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux
aolres; mais je ne tardai pas à sentir qu'il était plus saiiï
d'aller prendre l'air sur le pont. ^
Je n'y restai qu'un instant. L'Orage était encore dans tbirle
sa forcé. Je me hâtai de regagner Ténli'e-pfôrit. L'Anglais se
livrait k de grands éclats de gaieté et mangeait de tous les ptat^
en disant qtî'il consommerait volontiers le dlnér de la chartï-
bri^e entière (il est vrai que le Turc l'y aîdail puissamment).
Pour compléter sa bravade, il demanda une bouteille de vin
de Champagne et nous tn offrit à tous; personne de ceux qui
étaient couchés dans les cadres n'accepta son invitation, Il
LX INTRODUCTION.
dit alors au Turc : t Eh bien ! nous la boirons ensemble ! »
Mais en ce mome'nl le tonnerre grondait encore, et Soliman
Àga, croyant peut-èlre que c'élail une tentation du diable»
quitta la table et se précipita dehors sans rien répondre.
L'Anglais, contrarié, s'écria : <r Eh bien ! tant mieux, je la
boirai tout seul, et j'en boirai encore une autre après ! »
Le lendemain matin, l'orage était apaisé; le garçon, en rn-
trant dans la salle, trouva l'Anglais couché k demi sur la
table, la tête reposant surses bras. On le secoua. Il était mort !
a BismiUahl » s'écria le Turc. C'est le mot qu'ils pronon-
cent po ir conjurer toute chose falale.
L'Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne
pouvoir prier comme prêtre pour lui , mais certainement il
bria en lui-même comme homme.
' Étrange destinée! cet Anglais était un ancien capitaine de
%, Compagnie des Indes , souffrant d'une m iladie de cœur,
^et à qui l'on avait conseillé l'eau du Nil. Le vin ne lui a pas
donné le temps d'arriver à l'eau.
Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux?
On va s'arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de f Anglais.
C'est ce qui me permet de visiter cette lie, où le bateau ne
relâche pas ordinairement.
XIL — l'archipel.
9
Hier soir, on nous avait annoncé qu'au point du jour nous
serions en vue des côtes de la Morée.
J'étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre
absente, épiant k quelque bord de celte roue d*un bleu
sombre , que tracent les eaux sous la coupole azurée du
ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition
d'un dieu. L'horizon était obscur encore, mais l'étoile du
malin rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée.
Les roues du navire chassaient l'écume éclatante, qui lais-
sait bien loin derrière nous sa longue traînée de phos-
phore. — a Au delà de cette mer, disait Corinne en se tour-
« nant vers l'Adriatique, il y a la Grèce... Cette idée ne suffit-
« elle pas pour émouvoir? » — Et moi, plus heureux qu'elle,
plus heureux que Winkelmann, qui la rêva toute sa vie» et
L ARCHIPEL. LXI
que le mo<iierne Anacréon, qui voudrait y mourir, — j'allais la
voir enlin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil !
Je Tai vue ainsi, je l'ai vue : ma journée a commencé comme
" * it d'Homère ! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de
j m'ouvrait les portes de l'Orient! Et ne parlons plus
rores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que
autres barbares appelons l'aube ou le point du jour,
qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos
tls déshérités. Voyez déjk de cette ligne ardente qui
rgit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épa-
is ea gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste
ibre encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et
bras étendus soulèvent peu k peu le voile des nuits élin-
iànt d'étoiles? Elle vient, elle approche, elle glisse amou-
reusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cy-
Ihérée... Mais que dis-je? devant nous, là-bas, à l'horizon,
cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent
des nuages, c'est l'Ile même de Vénus, c'est l'antique Cythère
aux rochers de porphyre : Kunfipïi wopçipuffda... Aujourd'hui
cette lie s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.
Voilà mon rêve... et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont
toujours là ; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque
malin le saint baiser d'amour; mais la terre est morte, morte
sous la main de Thomme, et les dieux se sont envolés!
Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a
conservé de toutes ses beautés que ses rocs de porphyre^ aussi
tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre
sur la côte que nous avons suivie, pas une ruse, hélas! pas
un coquillage le long de ce bord où les Néréides avaient
choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les
bergères de Watteau , leurs navires ornés de guirlandes abor-
dant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins
d'amour aux manteaux de salin changeant... je n'ai aperçu
qu'un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et
des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à
l'horizon les brouillards de leur patrie.
L'accident dont j'ai parlé avait contraint le navire à
s'arrêter au port San-Nicoio, à la pointe orientale de l'Ile,
vis-à-vis du cap Saint-Ange qu'on apercevait à quatre lieues
en mer. Le peu de durée de notre séjour n'a permis à pec-
6
ttll INTROBUCTIOU.
stmûe et visitèf Caîpsali, la capitale de filé, mais on apercevait
au midi le rocher qui dotnine la vilîe, et d'où Ton ppul dé-
couvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu'une partie de
la Morée, et les côted mêmes de Candie quand le lemtis est
pur. C'est sur celle hauteur, couronnée aujourd'hui d'un châ-
teau militaire, que S'élevaîl le limple de Vénus c: liste. Là
di^esse était vêluc en guerrière, armée d'un javelot, et sem-
blait dominer la mer et garder les destins de l'archipel grec
comme ces figurés cabalistiques des contes arabes, qu'il faut
abattre pour détruire le charme attaché k leur présence. Les
Romains, issus de Vénus par leur aïeul Ënée, purent seuls
enlever de ce rocher superbe sa siatue de bois de myrlhe;
dont les contour puissants, drapés de voiles symboliques,
rappelaietit Fart primitif des Pélasges. C'était bien la grande
déesse génératrice, Aphrodite Mélœnia 6\i la noire, portant
stir la tête le po/o^ hiératique, ayant les fers aux pieds, comme
enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu
Sa chèrfe Troie... Les Homams là traln^porlèrent au Capitule,
et bientôt la Grèce, étrange retour des destinées ! appartint
aux descendants régénérés des vaincus d'ilion:
XIIL — LA MESSE DE tÉNCS.
V R^pne^ôtômàcHiè nous donne quelques d[éiàil< curieux
Wir le coUe de la Vénus céleste dans Tlle de Cylhère, et sân^
âdtnéttré comme une autorité ce livre où Timaffination a co-
îoré bien des pages, on peut y rencontrer souvent le tésuftât
d'études ou d'impressions fidèles.
Deux amants, Polyphîle et Polia, se pr'éparerii aii pèlerinage
de Cythère.
Ils se rendent Snr la rive de la mer, au temple somplueut
de Vénus Physizoé? Lk, des prétresses, dirigées par une
prieuse milrée, adressaient d'abord pour eux des oraisons aux
dieux Foricule, Limentin, et à la déesse Cardind. Les reli-
gieuses étaient vêtues d'écarîate, et portaient en outre des
surplis de colon clair un peu pins courts; leurs cheveux pen-
daient sur leurs épaules. La première tenait le livre des céré-
monies, la seconde une aumusse de fine soie, les autres une
obâsse d'or, le çecespile ou couteau du sacrifice, et le prefe-
LA kesse: pe vtous. Lxm
riculef oa Tase de libation ; la septième portait une mitre d'or
avec ses peiidaDt$; une plus petite tenait uo cierge de cire
Tiergc; toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que
portait la prieuse s'attachait devant le front h. un fermoir d'or
incrusté d'une auancbite, pierre talismanique par laquelle
on évoquait les figures des diegx.
La prieuse Ot approcher les araanls d'une citerne siluée au
milieu du temple, et eu ouvrit le couvercle avec une clef d'or;
puis, en lisant dans le saint livre k ]a clarté du cierge, elle
bénit l'huile sacrée, et la répandit dans la citerne; ensuite
elle prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l'ou-
verture, disant h Polia ; ¥ Ma fille, que demandez-vous ? —
Madame, dit-elle, i» demande grâce pour celui qui est avec
moi, et désire que npus puissions aller ensemble au royaume
de la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine. »
Sur quoi, la prieu§e, ,se tournant vers Polyphile, lui fit une
demande pareille, et t'engagea k plonger tout à fait le flam-
beau daui^ la citerne. Ensuite elle attacha avec uoe eordelle
le vase nommé lépaste^ qu'elle fit descendre Jusqu'à l'eau
sainte* et en pui^a pour la faire boire k Polia. En6n, elle
referma la citerne, et adjura la déesse d'être favorable aux
deux amants.
Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une
sorte de sacristie ronde, où l'on apporta deux cygnes blaucs
et un vase plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles alla-
cbées sur une corbeille garnie de coquilieb et de roses, (lu'on
posa sur la table des sacrifices; les jeunes filles s'agenouillè-
rent autour de l'autel, et invoquèrent les très-sajntes Grâces,
Aglaia, Thalia et Eqphrosinè, ministres de Gyihéréc, las
priant de quitter la fontaine Acidale, qui est k Orcbomène,
t;n Béotie^ et où elles font résidence, et, comme Grâces di-
vines, c|e venir accepter la profession religieuse faite à leur
maîtresse en leur nom.
Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert
4'aromatps et de p^rfpms, y mil le feu elle-même, et alimenta .
la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser
dessus les deux tourterelles, frappées du C4)uteau cecespite,
et pluméies sur la table d'anclabre, le sang étant mis à part
dans un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, en-
tonné par HOd çhmkê^set k laquelle les autres répondaient;
LXIV INTRODUCTION.
deux jeunes religieuses placées devant la prieuse accoDipa-
gnaient Toffice avec des flûtes lydiennes en ton lydien na-
turel.
Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et,
chantant d'accord avec les fliïtes, elles dansaient autour de
l'aulei pendant que le sacriGce se consumait.
XIV. — LE SONGE DE POLYPHILE.
Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité
scientifique; Polyphile, c'est-k-dire Francesco Colonna, a
beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son
temps; mais cela n'empêche pas qu'il n'ait puisé certaines
parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines,
et je pouvais faire de même, mais j'ai mieux aimé le citer.
Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour, me
pardonnent de toucher à leur mémoire ! Le hasard, — s'il est
un hasard ? — a remis en mes mains leur histoire mystique,
et j'ignorais à cette heure<lèt même qu'un savant plus poète,
un poêle plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages
le dernier éclat du génie que recelait son front penché. Il
fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l'amour pur...
et parmi nous l'un des derniers.
Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon
Nodier, belle àme divine, qui les immortalisais en mourante'
Comme toi je croyais en eux, et comme eux & l'amour ce-
leste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile re-
construisait en idée le palais splendide surles rochers cythé-
réens. Vous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux,
esprits doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens
parle cœur!
Et moi qui vais descendre dans cette lie sacrée que Fran-
cesco a décrite sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas!
le fils d'un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de tou<
cher pour croire, et de rêver le passé... sur ses débris? Il ne
m'a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et
I frmicitcut CoUmna^ dernier» nouvelle <!• Charles Nodier,
LE SONGE DE POLYPflILE. LXV
de cendre, pour bien m'assurer que e'esl nous, vivants, qui
marchons dans un monde de fantômes.
Polyphile, plus sage, a connu la vraie Gytbère pour ne
l'avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir re-
poussé l'image mortelle. C'est une histoire touchante qu'il
faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n'a pas
élé à même de la deviner sous les poétiques allégories du
Songe de Polyphile.
Francesco Golonna, Tauteur de cet ouvrage, était un pauvre
peintre du quinzième siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour
la princesse Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par
Giacopo Beilini, père du peintre plus illustre que nous con-
naissons, il n'osait lever les yeux sur l'héritière d'une des
plus grandes maisons de Tltalie. Ce fut elle-même qui, pro-
filant des libertés d'une nuit de carnaval, l'encouragea à tout
lui dire et se montra touchée de sa peine. C'est une noble
figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léo-
nore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait
le mariage impossible; l'autel du Christ... du Dieu de l'éga-
lité!... leur était interdit; ils révèrent celui de dieux plus in-
dulgents, ils invoquèrent l'antique Éros et sa mère Aphrodite,,
et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désac-
coutumés de nos prières.
Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vé-
nus-Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie,
pour être unis après la mort, et chose bizarre, ce fut sous
les formes de la foi chrétienne qu'ils accomplirent ce vœu
païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l'antique
symbole de la grande Mère divine et de l'enTant céleste qui
embrase les cœurs ? Osèrent ils pénétrer k travers les ténèbres
mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile éternel, au mas-
que changeant, tenant d'une main la croix ansée, et sur ses
genoux l'enfant Horus sauveur du monde?...
Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de
grande mode en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence
triomphait du vieil Âristote, et la théologie féodale s'ouvrait
comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renais-
, sance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco
devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun. garda
en sod cœur la belle et pure image de l'autre, fjassanl les
6*
Î-XVI INTROnUCTION.
jours daa9 Tétude de» pUilosophies et des reUgioiis aotiqu^s,
et les nuits à rêver soji bonheur futur et à le parer des détails
splendide^ que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce.
double existence heureuse et bénie, si Ton en croit le livre
de leurs amours! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé
italien \es rapprochaient dans une mùme église, le long des
rues, sur les places où se déroulaient des pracessions solen-
nelles, et seuls, k Tinsu de la foule, ils se saluaient d'ua doux
^t mélancolique regard : « Frère, il faut mourir! -— Sœur, il
faut mourir ! » c'est-à-dire nous n'avons plus que peude t«mpsà
tratnçr notre chaîne... Ce sourire échangé ne gisait que cela.
Cependant Poljphile écrivait et léguait à radmiratioa des
«amants futurs k^ noble histoire de ces combat.s, de ce^ peines,
d^ ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s*échap4)aot
de notre n\pude plein de la loi d'un Di^u sévère, il rejoignait
en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Gylhérée.
L'^me fidèle ne se faisait pa^ attendre, et tout Teoipire my-
thologique s'ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros
d'un poQme plus moderne et nou n^ins sublime S ils fran-
chissaient dans leur double rêve l'immensité de l'espace et
des temps; la mer Adris^tiqu^ et la ^omhr^ Tbessalie, où l'es-
pi;it du monde ancien s'éteignit aux champs dePhârsale! Les
fontaines commençaient k sourdre daps leurs grottes, les ri-
vières redevenaient fleuve^, les sompiets arides des monts se
cpurounaient de bois succès; le Pénée inondait de nouveau
ses grèves altérées, et partout s'entendait le trav^l sourd des
Cabines et des Pactyle^ reconstruisant pour eux le fantôme
d*un univers. L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil
magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes,
que leurs morts allaient repeupler; le faune s'éveillait daos
son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis
s'échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de
deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces
déchues et les esprits gardiens de sou antique fécondité.
C'est alors qu*avait lieu et se continuait nuit pa,T nuit ce
pèlerinage, qui, k travers les plaines et les monts rajeuois de
la Grèce, conduisait nos deux amants à tous lus temples, rç-
]pL.oo(imés de Vénus céleste et les faisait «i^rriver enfin au prinr
» FausL
cipal s^QCtMaire 4e U déesse, à l'île de Cythère, où s^accom-
plissait Tuaiou spiriluelle des deux religieux, Polyphile et
Polia.
Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son
pèlerinage et son livre; il légua le manuscrit à Luerèce, qui
grande dame et puissante comme elle était ne craignit point
de le faire imprimer par Aide Manuce et le fit illustrer de des-
sins fort beaux la plupart, représentant les principales scènes
du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures
et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cy ibère. €e
livre d*amour platonique fut longtemps Tévangiie des cœurs
amouieux dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas tou-
jours k la Vénus céleste des hommages si épurés.
Pouvais-je faire mieux que de relire avant de toucher à
Cytbèra le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nod.er Ta
^il remarquer, présente une singularité charmaAte: l'auteur
a signé son nom et son amour eu employant eu ié.te de cha-
que chapitre un certaip nombre de lettres choisies pour for-
mer la légende suivante ; « Pçliani frater Francùçus Çolum-
^s^ peramiivit ^ x>
XV. — SAN-NICOLO.
£n mettant le pied sur le sol de Céri^p,, je n'ai pu songer
sans pei^e que celte lie, dans les premières années de notre
siècle, avait appartenu à la France. Hérilif^re des possessions
de Venise, noire pallie s'est vue dépouillée à son tour par
l'Angleterre, qui \k^ comme k Malte, annonce en latin aux
passants sur une tablette de marbre, que» Ta^ccordde l'Europe
et Vamour de ces lies lui en ont, depuis 1^14, assuré la sou-
veraineté. » — Amour ! dieu des Cylbéréens, est-ce bien lui qui
as ratifié celte prétention ?
Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à
San- Nicole, j*ayais aperçu un petit monument, vaguement
ilécpupé si^r l'azur du ciel, çl qui, du haut d'un rpebec, sem-
blait la statue encore debout de quelque divinité protectrice...
' Le frère Francesco Colonnt ^ aimé teadrement Polia.
1)^^ INTR0PÇGTIPN.
et quelques oliviers aotiques dont le ^ronc crevassé est le re-
luge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénéra-
tion traditionnelle qui s'allache à ces lieux célèbres. Les
restes d'une enceinte de pierre protègent, seulement du côté
de la mer, ce petit bois qui est L'héritage d'une famille ; la
porte a élé surmontée d'une pierre voûiée, provenant des
ruines et dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au delà de l'en-
eeinte est une petite maison entourée d'oliviers, babiiatioa
(je pauvres paysans grtcs, qui ont vu se succéder depuis cin-
quante ans les drapeaux v^>nitirns, français et anglais sur Itss
tours du fort qui protège San-Nicolo, et qu'on aperçoit k l'au-
tre extrémité de la baie. Le souvenk de la république fran-
çaise et du général Bonaparte qui les avait ail'rancbis en les
incorporant à la république des. Sept lies» est encore présent
à l'esprit des vieiUards.
L'Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1845, et les
habitants de Gérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs
frères de la Morée. L'Angleterre ne fait pas des Anglais des
peuples qu'elle conquiert, je yeux dire qu'elle acquiert, elle
en fait des ilotes, quelquefois des domestiques; 1^1 est le su^t
des Maltais, tel serait celui des Grecs de Gérigo, si l'aristdcra-
tie anglaise ne dédaignait çomn^e séjour cette île poudreuse
et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos
voisins ont encore pu dépouiller Tantique Cythère, je veux
parler de quelques 'bas-reliefs et statues qui indiquaient en-
core les lieux dignes de souvenir. Us ont enlevé d'Âpluuuri
une frise de marbre $ur laquelle on pouvait lire, malgré quel-
ques abréviations, ces mots qui furent recueillis eu 1798 par
des commissaires de la république française : N*c; .\<fpc<î'îTx;,
Osaç xu9((X$ Kudripîwv^ xai iravTç; *ba{i.&u. « Temple de Vénus,
déesse maltresse des Gylbéréens et du monde entier. >*
Cette inscription ne peut laisser de doute sur Ip caractère
des ruines^ mais en outre un bas-relief enlevé aussi par les
Anglais avait servi longtemps de pierre h un tombeau dans le
bois d'Aplunori. On y distinguait les images de deux amants
venant offrir des colombes à la déesse, et s'avançant au delà
de l'autel près duquel était déposé le vase des libations. La
jeune iille, vétup d^une longue tunique, présentait les oiseaux
sacrés, tandis que le \m^e bopame, appuyé d'une main sur
so^ ^pUcH^, ^inb)i|it de l>HM:e aider sa pomp^giie à 4^po-
Al>KtNOM. Î.XXÎ
seY soâ tJrésent aux pieds de la «taluip; tt'-nus éiaîi v^lue h
peu près comrfie là jenne fille, et ses cheveux, tressé:» sur les
tefnpes, descendaient en boucles sur le col.
Il efil évident que le temple situé sur cette colliiie n*était
pas consacré k Vénuâ-Urariié, ou céleste, adorée dans d'au-
tres (Quartiers dé Tlle, mais h cette «seconde Vénus, populaire
oa terrestre, qui pri''âidait aux raariageà. La première, appor-
tée par des habitants de la ville d'Ascalon en !§yr)é, divinité
sévère, au symbole complexe, ait sexe douteux, avait tous
les caractères deû images primitives surchargées d'àltribnts
et d'hiéroglyphes, telles 'que la Diane d'Ephèse ou la Oybèle
de Phrygie; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les pre-
miers, avaient coloûiâé l'flfe; la âéconde^ plus riante, plus hu-
maine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vain-
queurs, fut le sujet de guerres civiles cotre les habilaats,
avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une
merveille de l'art ; elle était nue et tenait à sa main droite
une coquille marine; ses fils Eros et Antéros Taecompa-
gnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont
deux là regardaient, et dont la troisième était tournée du
côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait
la statue d'Hélène, ce qui est cause probablement que les habi-
tants du pays donnent kces ruines le nom de palais d'Hélène.
Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines
de l'ancienne ville de Cylhère dont l'entassement poudreux
s'apercevait le long de la mer entre la colline d'Àplunori et le
port de San-Nicolo ; je les avais donc dépassées en me ren-
dant à Potamo par l'intérieur des terres; mais la route n'était
praticable qu'à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village.
Je quittai a regret ce peu d'ombrage plus riche en souvenirs
que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédai-
gnés par les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du
bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au
milieu d'un champ cultivé ; d'autres débris ont servi k la
construction d'une maisonnette a toit plat, située au point le
plus.escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée
de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple
sert de plus k former une sorte de terrasse qui relient la terre
végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l'île depuis 1<^
dcsiruction des foréU sacrées.
iXXlI INTRODUCTION. *
On trouve encore sur ce point une excavation provenant de
fouilles ; une statue de marbre blanc drapée à Tantique , et
très miiliiée, en avait été retirée; mais il a été impos-
sible d'en déterminer les caractères spéciaux. En descen-
dant à travers les rochers poudreux, variés parfois d'oliviers
et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend
vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des
lenlisques, des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle
grecque s'est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante,
et parait avoir succédé à un monument plus ancien.
XVII. — PALCEOGASTRO.
Nous suivions dès lors le bord de la mer en marchant sur
les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les
flots vont s'engoulTrer dans les temps d'orage ; les cailles de
Gérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur
les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles
cehdrécs. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu em-
brasser du regard toute la colline de Palœocastro couverte de
débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de
l'antique ville de Gythère. L'enceinte en est marquée sur le
penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont
cachés en partie sous le sable marin qu'amoncelle l'embou-
chure d'une petite rivière. Il semble que la plus grande partie
de la ville ait disparu peu à peu sous l'effort de la mer crois-
sante, à moins qu'un tremblement de terre, dont tous ces
lieux portent les traces, n'ait changé l'assiette du terrain.
Selon les habitants, lorsque les eaux sont très- claires, on dis-
tingue au fond de la mer les restes de constructions considé-
rables.
En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes ca-
tacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de
la ville et où l'on monte par un sentier taillé dans la pierre.
La catastrophe qui apparaît dans certains détails de -celle
plage désolée a fendu dans toute sa hauteur celte roche funé-
raire et ouvert au grand jour les hypogées qu'elle renferme.
On distingue par Touverture les côtés correspondants de
PALOECÂSTRO. LXXUl
chaque salle séparés comme par prodige ; c*est après avoir
gravi le rocher qu'on parvient k descendre dans ces cata-
combes qui paraissent avoir été babilées récemment par des
pâtres ; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres,
ou à l'époque de la domination des Turcs.
Le sommet même du rocher est une plate-forme obloingue,
bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une con-
struction beaucoup plus élevée; sansdoiite^ c'était uti temple
dominant les sépulcres et sous l'abri duquel réposaient des
cendres pieuses. Dans la première chambre que Pon rencontre
ensuite^ on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre
et couverts d'une arcade cintrée ; les dalles qui les fermaient
et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d'un
autre morceau ; aux deux odtés, des niches ont été pratiquées
dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacry-
matoires, soit encore pour contenir des urnes funéraires. Mais
s'il Y avait ici des nmes^ à quoi bon plus loin déd cercueils ?
11 est certain que l'usage des anciens n'a pas toujours été de
brûler les corps, pùi&M]tie, par exemple, l'un des Âjax fut en-
seveli dans la terfë; iQ[iais si la coutume a pu varier selon les
temps, coinment l'un et l'autre mode' aurait-il été indiqué
dans le même nionument ? Se pourrait-il encore que ce qui
nous semblé des tombeaux ne soie&t que des cuves d^eau lus-
trale maltipliées pour le service des temples ? Le doute est ici
permis: L'ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple
comme architecture ; aucune sculpture, aucune èolonnie n'en
vient varier l'uniforme construction; les murs sont taillés carré-
ment, le plafond eèt plat, seulement Ton s'aperçoit que pri-
mitiyeineiit les paroisfont été revêtues d'iin mastic où appa-
raissent des traces d'anciennes peintures exécutées en rouge
et en noir k la manière des Étrusques.
Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus considé-
rable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste,
carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des
pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des
chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense
serait la place d'uD temple cdnsacré aux divinités souterraines*
Lx\\s mnmictm.
VII. — LBS TROIS VÉNC8.
Il eut diffipile de din si o'eFt sus ee roche? qu'Atait bâti le
temple de Véous céleste, îadiqué par Pausaaias oeiDHie do-
raioa^t Gjthèire, op si ee uiOQurnenl s^élev^iit suf ta eolliiie
epcQr^ cpuvftrie de^ ruines de cette eilô, que (^rtains auteurs
appellent aussi la ville de Méuélas. Tqujniirs est-il que la dis-
fKisitipp siagulière de oe foeber n'a rappelé oelle d'uq autre
temple d-Unmie que Fauteur gfee décrit ailleurs comme étant
pUcé sur uqe oielUae hors des murs de Sparte. Pausaoias Ini-
méiqe, firep de la décadence, paien d^une épcMiueeù l'on avait
per^u le scmi^s dés vieux symbûles, s^étonae de la eonstruc-
tian toutA pilmitive des deux temples superposés cansaciés à
ladéf^se. Ôaa^ Fuq, celui d^ea bps, qa la voit couverte dVrr
mur^, M^ 9I4II Mi^wvfi (ainsi que la peint ua^ épigraniina
d'Ausîcme)! daqn l'ftuire^ ejle est repréiCiatée çquYerle eutièrr-
m^t d'un ¥qil^ eyec des ebalnea ata pi^ds. Cette deratère
statuft, tpillée ea beiis de cèdre, avait, été, ditroa, ér'lgé^ par
Tyqd^re et s-appelaitJtfniyA^, autre ^urnûm de ^éaus. Gsl-ca
la yéi\M spqter««(ipe, celle que les l^^alin^ appelaient LihHis^,
c^le qu'^ fcpré^ent^^. api enlera, upUsant piulna h la froide
P^rs^ptiope, et,q^i, ^cpip^spqstle.iuraqn) iï4if^4^^vqiê^
s^ ç^^ m^im *Afec la toUé ei pWe fîémésisj?
Çli) % sptur\ d«ts préçp^patiqq^de ce poétique voyageur, « qui
s'iA^u^ét§i( ta^t 4f^la hlancbeur 4f^ pifir bres ; 9 peuvétfea'étua-
nef% VOft <^û^ Qe if9tps:ipi de n^e vqi^ dép^sw tant de us-
chefPhef^ ^ i^)ips(>A^ h WbI^ persiwn^Ûté dp la éi^&m de Cy-
Ihère. Certes, il n'était p^ diïiieilp de trpuver dans^ ses tipis
ecQts ^vitE^ncMilts et, attributs la preuve qu-e|le appartenait à la
dassç d^ ces divinHés f^nthées^ qui pré^id^iept, a toutes les
f(]^rccs de 1^ nature dans les trois régti>as du ciel, de la terre
e\ desi li^ux ^aute^r^insi- liais i>i voulu sur^)|^t iponlr-er que
le culte des Grecs s'adressait principalement k la \én\xs au.^
tère, idéale et mystique, que les néorpls^toniciens d'Aleiaa-
drie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens.
Cette dernière, plus humaine, plus facile à comprendre pour
ious^ a vaincu désormais laphUosophique Uranie. Âujourd'btti
Lfis Tiiots Vêîius. irav
hPiiHUgia grecque â succédé sur ces tnémes rirâgës aux
honneurs de Tantique Aphrodile ; l'église ou là chapelle se
rebâlil des ruines du temple et s'applique k en couvrir les
fondemenls ; les mêmes superstitions s'attachent presque par-
tout à des attributs tout semblables ; la ï^anagia, qui tient k la
main un éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia;
iJhe àiilre it^oit, bôrtitnëla Véhiis dalva, ùd tribut de clieve-
Itirës t[ue les Jeunes fiileà suspendent aux mdrs de sa chapelle.
Ailleurs s^élëtait \'A Véhus dès flaiximés, ou la Véniis dès
àbtâiés; là VéilU^ A|)dsll'ophià, qui détôbrfiait dés pensées
JMplirés, dd \'à VéhUs Pèri^tei*iâ, qui avait là douceur et l'ih-
nocekiéë dés ëôlôttibe^ : \à Panàgla suffît encore k réaliser tous
èes ekilblèmè^. Ne dëdlandez p&i d'autres croyances aux des-
ct'iidàtlts des Aiébéébà ; le cbrislianisme ne lés à pas vaincus,
ils I*5ht blié k lelits Idées; le prlfacipë fémlnid, el, cbminë dit
Gtiétbe, lë fiihifitn télèstè régnera tbujoursi ^ùr ce riVagë. La
Diadé sdtilbl^è et ëhuellë du BoS()horè, la îitiUerVë prudéiile
d'Àlhëhes, lâYénds krbiée de Spàrlë, (elles étàiëdt leurs plus
sincères rëligioiis : là Grèce d'aujdUrd^bui remplace par iiâe
sëulë vierge tbds ces types de vierge^ saintes, et côtnpte pour
bien pëii de thbéë la iHuité itlaseiiliiië et tous les saints de la
légende, ki'eiëeptiôn de sàiul George^, le jëiibè él brillant
cavalier.
Eu quittant ce rocher bizarre, tout bercé dé saîlè^ funëbres»
et diitil là ndër ^bhgë àSsidûniënl la oàse. nôil^ soâimes ar-
rivés il tifle glotte qiië les ^lalaëtlle§ ont décdréë de piliers et
dé ftàtigës iUérh'illeù^ë^ ; des bërgëi's y aviiient abrité lëUi>s
ehëVrës ëonii^ lésâi'dëut-à dit jour; tnâis le soleil cbhiitieilt^a
biéHlOt h dëëlihër Vers l'Iiorizon ëii Jetant sk fibdrpi^ë ku rbicher
loititaili de Cérigolto, tieilte retraite des pirates ; 1$ grditë étkit
somb^e ël mkl éclairée k ëëilë hëtirë, et je ne tlis jias tëUté
d jr pé&ét^r kvéc des flkmbëaux ; eep^ ndaut tdut y révèle
eîiCOre ràdtiqiiité de ëettë iet^i-e kiméë des cielit. Des péiHii-
calions, dis fdssilës, dës àtbks même d*ossehiënts kiilëdild-
fit^âÀ dilt été eitî*kitd dé ëëttë grdtle ainsi que de plusieurs
autres pdinlë de lïtë; Âihsi ëe ii'est t)oiilt skils raison qde les
Pllâsges ktalëiit [ilkëë ik le berceau de la llllë d'Ui-knds, de
eette Yëiius si diffêfëiite de eellë dëé pëintfëS ël des t)o6les,
qu'Orphée invoquait en ces termes : « Vénérable déesse, qui
ainteil ies tëfiëbfeS;:.fisiËlëëtihVisiblë;.: dëill tddlël ëUdses
LXXVï lNTK0DCCT10i\\
émanent, car tu donnes des lois au. monde entier, et Ui com-
mandes même aux Parques, souveraine de la nuit! ».
VIII. — LES CYCLADES.
Cérigo etCérigotto montraient encore à l'horizon leurs, con-
tours anguleux; bientôt nous tournâmes la pointe du cap
Malée, passant si près de la Moréc que nous distinguions tous
les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos
regards; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant
d'une sorte de grotte précédée d'un petit jardin. Les matelots
nous dirent que c'était la demeure d'un ermite, qui depuis
longtemps vivait et priait sur ce promontoire isolé. C'est un
lieu magnifique en effet pour rêver au bruit des flots comme
un moine romantique de Byron ! Les vaisseaux qui passent
envoient quelquefois une barque porter des aumônes h ce so-
litaire, qui probablement est en proie à la curiosité des An-
glais. Il ne se montra pas pour nous : peut-être est-il mort.
A deux heures du matin le bruit de la chaîne laissant
tomber l'ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre
deux rêves que. ce jour-là même nous foulerions le sol de la
Grèce véritable et régénérée. La vaste rade de Syra nous en-
tourait comme un croissant.
Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je
voudrais m^arrêter tout et fait chez ce bon peuple hellène, au
milieu de ces Iles aux noms sonores, et d'où s'exhale comme
un parfum du Jardin des Racines grecques. Ah! que je re-
mercie à présent mes bons professeurs, tant de lois maudits,
de m*avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l'en-
seigne d*un barbier, d'un cordonnier ou d'un tailleur. Eh
quoi! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes ma-
juscules... que je savais si bien lire du moins, et que je me
donne le plaisir d'épeler tout haut dans la rue :
— KaXtpLspA (bonjour), me dit le marchand d'un air affable,
en me faisant l'honneur de ne pas me croire Parisien.
— n&aa (combien)? dis- je, en. choisissant q^uelque bagatelle.
— ^iKOL SçQLf^an (dix drachmes), me répond-il d'un ton clas-
sique...
Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, > et
LES CYCLAdKS. LXXVH
ne.se doute pas qu'il parle en ce moment comme un person-
nage de Lucien.
Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me
crie comme Garon k Ménippe :
— Airo^oç, â xarapxTiy rot iircp6[xi*! (paye-moi, gredin, le prix
du passage!)
Il n'est pas satisfait d'un demi-franc que je lui ai donné ;
il veut une drachme (90 cent.) : il n'aura pas même une
obole. Je lui réponds vaillamment . avec quelques phrases des
Dialogties des Morts. 11 se retire en grommelant des jurons
d'Aristophane.
Il me semble que je marche au milieu d'une comédie. Le
moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé
à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont
l'épais flocon de soie retombe sur l'épaule, avec des ceintures
hérissées d'armes éclatantes, des jambières et des babouches.
C'est encore le costume exact de l'Ile des Pirates ou du Siège
de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu'il a
l'air d'un comparse , et c'est mon hideux vêtement de Paris
qui provoque seul, parfois, un juste accès d'hilarité.
Oui» mes amis ! c*est moi qui suis un barbare» un grossier
fils du Nord, et, qui fais tache dans votre foule bigarrée.
Comme le Scythe Anacharsis... Oh! pardon, je voudrais bien
me tirer de ce parallèle ennuyeux.
Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du
lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier
asfiect produit l'effet d'une décoration impossible. Je marche
en pleine couleur locale, unique spectateur d'une scène
étrange, où. le passé renaît sous l'enveloppe du présent.
Jenez^XQ jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en
portant siir l'épaule le corps difforme d'un chevreau noir...
Dieux,puissAntsJ c'est une outre de vin,, une outre homérique,
ruisselante et velue, Le garçon sourit de mon élonnement, et
m'offre gracieusement de délier l'une des pattes de sa bête,
afin de remplir ma coupe d'un vin de Samos emmiellé.
— jeune Grec! dans quoi me verseras-tu ce nectar? car
je ne possède point de coupe, je te l'avouerai.
— iiiTi (bois)! me dit-il, en tirant de sa ceinture une corne
tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de
l'outre un flot du liquide écumeux.
• 7.
tXXVII! îîfTHODUCTlD^.
i*ai tout atalé sané grimace et «ails Hert rtjelér', pkf rfes-
pecl pour le sol de l'antique Scyros que fonlêréttt lèi frféds
H'Aohille enfant!
Je puis dire aujourd'hui que ëèla R«*n*aH affrëusëteën! 1ë
cuir, ia itiélassè et là colopliâut^ ; mais a.<)5tiféittent (r'e§t ITien
là le môme vin qui se buvait aux noces de Péléé, et je béni^
les dieu* qtii rti'dbt fait Te^lbihaë d*ut) i.âtiithd SiJr 1^§ jambes
d'un Cenlaitrë.
• CeMèrrtièrës ne ih'àh\ pji* éW innllleîl iioh (ilils âkné Ci*lfè
ville bitarre^ bâtie èii escalier, et divisée ëh deliiii cites, Tube
bordant la mer (la neuve), et l'autre (la cité vieille)^ cdurbii-
Baiit ta i^ëinte d'une moHtà^né ëh p iln de smé; (^U'il faut
gratir au* deliv tiers aVàhl d'Jr âHVéf .
tfe prése^Vellt les chastes Piérides de médire atljodr-clliiii
Iles Riants fbeallleilir de la Qr^^éT ëè sbHt \vh As puissante de
celte vieille mèi>e (la nôtre h tous) que heiUs fbùlons d'un ftied
débile. Oé gazon rare oo fleuHl fà trlslë àHéiâbnë T^hdahirë
à peiné àëset dé teifé pdat étëndff^ s§f i^He iiri r^stè d« ffiitn-
leaiJ jaurii. Mu6e4! fl Cjbèli*;.. Qu6i » pns th^Wn utti' brbiis-
saille, une ibbffé d'herbe plus hautif ItiHîqiiant \ti fit>\ireé Voi-
sine!... Hélas! J'bubli(<is qur dàiti^ la ville netive dû je tiens
de passer l'eau pure se vend au teffe, ëi que je n'ai ren-
totiiré qii'un portetir éé vin.
Me voici donc enfin danft lit cartipagn^^ entré lèS déui
tllh^s. L'ittiëj au bord de \A rtië^; étalant sbâ luxe de favorite
des marchands et des matelots^ ion bai^^ar K demi-turc, ses
(«hantiërs de navires, ses biagasins et ses fabriques tièfuves^
Sa gratidë hie bordée de tHerbiersi de tailleurs et de libraires;
et, sur là gauche^ lotit uni quartier de négociants, de ban-
^\lhr» et d'armateurs, dont les maisons, déjà splendide«, gra-
vissent et couvrent peu à pëii le rt^eher, qiii tdui'ilé à pïë mt
une tËer bleue et profonde. L'autre^ qui, tue du pcurt, sem-
blait fb^iber là pointe d'une eoustrueiioii pyramidale^ â%
ûiuiitfe maintenant détachée de sa base ûppâteûiè par un
large pli dé te^raifi; ((u'il faut traterser avant d'atteindre la
fltohtagne, dotit elle edtffe biiarremeiit le sbmmet.
Qui ne se souvletit de là illle de Laputaéu bon Svirift; suspen-
due dans les airs par ubé fb>ce magir|tte et venant ûp temps
Il autre se pe^er quelque part sur fioire terre ff^uî jf faire
provisiou de çç ^ui lui roalH|tie. YeiUi esiaètelneiil le {K^lt
SAmt-GRbtIGfô. LXXIJC
de Bftà }à Héfllë, ffloins In faculté de locohidlibn. G'ësl bien
é!të eneifrè <tiii t d'étage èh étage e^cftlade la nué, » atec
tiiigi fan|éé6 de petites rtlàiAons à toits plats, qtil diminuent
régrulièretnent jusqu'à l'église dé Saini-Gèofges, dét'ni^re as-
sista de telle pointe t)yfamidàle; Dëui àiilres âiëhlagnes plus
]iaHlé!« élèteni derrilfl>e ëelle^ëi lëUf ëbublé [iitën, entte leqiiéi
8e dêttaéht^ de. loin m angle dé radisdËi biàdëhiës à lu éhAU«.
(jèla fiirtne un botip d'ioeil tout îiartiëutier.
IX« — SAINT-GBOROBS.
On monte eSses lengrtemps (ncnre k treters les eultares,
des petits murs en pierres sècbes indiquent ta borne des
dijinips ; puis Ja luentée devient plus rapide et i*on mafelie
sur Jti roelier nui enfin l'en toUdie aux premières maisons;
la rue étroite s'avance eti sfÂràle ters le somnlet de la mon*
tagne; des boutiques pauvres^ des salles de rez-dé-ehaussée
où iea lemmes ttiusent ou lilent,' des Imiides d'enfants h la
voix rauque, aux traits charmants^ eouraut çà et là eu jouant
sur le seuil des tnasuresi des jeunes iiiies se voilant il la hâte
tout efi'arées de voir dans la rue quelque chdSe de si rarb
qu'un passant^ des eoehons de lait et des volailles trôiiblés,
dans la paisible possession de la vdie publique^ refluant vers
les iniérieurs) çà et là d'énormes matrones rappelant ou ca-
chant leurs enfants pour les garder du mauvais cBÎà : tel (At
le spectacle assez vulgaire qui frappe partout Tétranger.
Étranger ! mais le 8uls-je doue tout à fait sur eetie l^rre
du passé? Oh! non^ d^ 2^ quelques toix bienveillantes ont
salué mon costume dont tout à l'heure j'avais honte : KoSe-
/:ucc;! lei est le mot que des enfants répèlent autour de moi.
£t l'on lue guide k grands cris vers l'église de Sainl-€feor(^es
qui domine la ville et la montagne. Catholique! Vous êtes
bien bons, mes amisi catholique^ vraiment je l'avais oublié.
Je tachais de penser aux dieux immortels^ qui ont inspire
tant de nobles génies^ tant de hautes vertus ! l'évequais de la
mer déserte et du soi aride les fantômes riants que rêvaient
vos pères, et je m'étais dit en voyant si triste et si nu tout cet
airdiipei des Gyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhos-
^\9^je»i <|iie la malédiction de iNtpluoe Avab frappé la Grèce
LXXX INTRODUCTION.
oublieuse... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotXe^
les (lieux des bocages ont disparu de celle terre sans ombre,
et tontes ces divines animations de la matière se sont retirées
peu k peu comme la vie d'un corps glacé. Oh I n'a-l-OD pas
compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de
pâles navigateurs s'en vinrent raconter qu'en passant, la Duît,
près des cùles de Thessalie, ils avaient entendu une grande
voix qui criait : « Pan est mort! » Mort, eh quoi! lui, le com-
pagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait
rhymen fécond de Thomme et de la terre! il est mori, lui
par qui tout avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied
de roiympe profané, mort comme un dieu peut seulement
mourir, faute d'encens et d'hommages, et frappé au cœur
comme un père par l'ingratitude et l'oubli ! Et maintenant...
arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre
ignorée qui rappelle, son culte et qu'on a scellée par hasard
dan&le mur de la ierrasse qui soutient votre église; laissez-
moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des
cimbales, et,>au milieu, une coupe couronnée de lierre; c'est
le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré
avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, on
Syra s'appelait Syro3...
Ici je ferme une période un peu longue pour ouvrir une
parenthèse utile. J'ai confondu plus haut Syros avec Scyros,
Faute d'un a cette tle aimable perdra beaucoup dans mon es-
time; car c'est ailleurs décidément que le jeune Achille fut
élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j'en crois mon iti-
néraire, Syra ne peut se glorifier que d'avoir donné -le jour à
Phérédde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la bous-
sole,.. Que les itinéraires sont savants!
On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église; et je
m'assieds en attendant sur le rebord de la terrasse, au milieu
d'une troupe d'enfants bruns et blonds comme partout, mais
beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que
le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer
l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sul-
tanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés
en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue che-
velure tordue sur les épaules, voilk ce que Syra produit tou-
jours à d^f^ut de fleurs et d'arbustes; cette jeunesse sourit
SAINT-GEORGES. LXXXI
encore- sur le sol dépouillé... N'onl-ils pas dans leur langue
aussi quelque chanson naïve correspondant k cette ronde de
nos. jeunes filles, qui pleure les bois drserts et les lauriers
coupés? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux
et que ses lauriers se sont épuisés k couronner le front de
ses marins!... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates,
ô irertueux rocher! deux fois catholique, latin sur la mon-
tagne el grec sur Je rivage : et n'es-tu pas toujours, celui des
usuriers ?
Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants
de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l'indé-
pendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous
paTillon turc, s'emparaient de ceux que l'Europe avait en-
voyés porter des secours d'argent et d'armes k la Grèce ; puis,
sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les pro-
visions k leurs frères de Morée ou de Ghio; quant k l'argent,
ils ne le gardaient pasj mais le prêtaient aussi sous bonne
garantie k la cause de l'indépendance, et conciliaient ainsi
leurs habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs
d'Hellènes. 11 faut dire. aussi qu'en général la ville haute te-
nait pour les Turcs par suite de son christianisme romain.
Le général Fabvier, passant k Syra, et, se croyant au milieu
des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné... Peut-être eût-
on voulu pouvoir vendre aussi k la Grèce reconnaissante le
corps illustre du guerrier.
Quoi ! vos pères auraient fait cela ? beaux enfants aux che-
veux d'or et d^ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter
ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau.
Non ! j'aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu'on re-
proche k votre race doit être attribué k ce ramas d'étrangers
sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur
le port de Syra, ce carrefour de l'Archipel. Et d'ailleurs, le
calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté... Voici
le bedeau portant les.clefs de l'église Saint-Georges. Entrons :
non... je vois ce que c'est.
Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde,
quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur
fond d'or, terrassant celui qui se relève toujours... cela vaut-
il la chance d'un refroidissement sous ces voûtes humides,
entre ces murs massifs qui: pèsent sur les ruines d'un temple
L5txti nrfttOotcTiOflr.
des dicult abolis? Non ! pour un jour 4ue Jt! passe en Crèce,
je ne teuit pas braver la colère d* Apollon !
D'auiant plus qu'il y à. daiis ce litre que je tiens un pas^^e
qui ni*a fortement frappé :.«t Àvaht d'arriver k Delpnë^, On
trouve sur ta route de Livadie plusieu^s tombeaiix antiques.
L'un d'eux, dont l'entrée il la fortne droite porte colossale, a
a été fendu par un tremblement de terre, et de la feîite sort le
tronc d'un laurier sàuVage. Dodwel nous apprend qu'il hè^tie
dans le pays une tradition rapportant qu'k l'insianl dé là iiiort
de lésus-Chrisi ûii pfell-e d'Apollon ofTrftlt i^ii sdëHlice dans
Ce lieu ménie, quaiid, s'àrrèlànl t6ut-k-coup, Il s'ëérià: liu*un
notiYcau Diifiu venait de ndttrè^ doilt là pulSsabt;e épierait
celle d'Apollon^ hiâis qui !inll>ait pourtant par lui Héûef. A
peine eilt-il prononcé ce bloffphèm, que le f'Ocher ^ fkhdit,
bt il tonlba mbrl, frappe pàf ùhë tiiaih invisible, i
EX moi, fils d'un siècle ddiileilb, n'ài-Jé pas bien fait d'hési-
ter Il fninchir le seuil, et de m'ahréter pliitôt ëtibôfe ibr la
terl^asse k contempler Tine prôcbàlnei et Nalcos et Paifos et
Miiidne éparseâ fiUr leâ ëàii^, et plu^ Idih cette cdlè ba§^e et
déserte, visible ebcOl'ë àd bord du ciel; QUi iiit Délos^ i'tle
d'Apollon!...
X. — LÈâ IlÔbLlNS bË âiTRÀ.
En redescendabl vers le port, il m'est arrive une aventure
tinf^uiière, dans un de ces moulins à six ailes ()ui déçurent
81 biKtirremeui les Hauteurs de teuies les lies greeqùc§.
Un uioulin à veut k six ailes qui battent joyeusenienl l'air,
comme lus longues ailes membraneuses des cigales^ cela gaie
beaucoup tnoihs la perspective qiie nos afirens moulins de
PicArilie; pourtant eela ne fait qu'une figure médiocre auprès
des rutbes solennelles de i'aiiliquitéi N'ést-il pas triste de
songer que la côte de Délos en est liouverte P Les moulins
suttt le beul ombrage de ces lieui stérilt's^ autrefois couverts
de beis sabrés; En descendant de Syra la Vieille ii Byra la BO\t
Telle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de rantiifiie Uei-
mopolis^ il a bien fallu me reposer à l'ëmbre de ces dÉoaliiis
éoni le rét-de>Gbaus8ée est géÉératembnt on cabarei; il y s
«•» tuiles dô¥*»l 1^ wHil %i rw Y9»*^ Wtf d«lf^ das bftuleiUin
empailléesy un petit yin rougeàtre qui sent )e gopçtfipQ ç| je
C9JF, Une vifillfi fçif|p)f s'apprpcbiJ de 1§ |||hle qéi j'él^i^ ^^is
et mp dit : Rc^^tî|a!^^gjV»!.,. Qa m/blW 4éj^ quelegr^flftoçlerftp
s'fioigae bea\|cpup fnoins qu'oui ^e çrojl 4^ l'^lM^i). Ceci e^l
vfai f^ c^ pçiipt qij|e }p^ joi^raau^, la plitpftrl éfjfjlis ^ grec aRr
cief^, sfiûài pepeqdf^At ^pmpris 4e iQuMe ||1(m^4§:- Je p^ pie
^mm W? BP«f y« feell^ijUt^ 4e pr^inl^re force, mm jcf
^PWS fciP W»"' le »e(!pM HiQ^ qu'il »*ll»t**§|t 4e quelque
ebo^e df l)eau. Qyftnl «tu ^uhstaqtif Ko^^ctwr^^, ï^^ oliercliai»
eu vajn )ft FftÇiwe 4aBS !«* roéB[iQ\r§ meuWôe çeulemenl de^
dizaips p|fs§iqyçs 4ç Lflftçejph
Aprfi§ lam, {»§ 4iiiTJ§, ççlte fri^niif! reçgnpïtfl eu n^qi un étran-
ger, elle f^M* pem-êtrep[içfH(mtrer qqelque rvine^ffie fi^ifOYair
quelque C5^?iWt^î Pf Mlréjfe ^s/i^}^^, chargée 4'un g^lani mes-
safffi, ç^ pQUfl ^(^fUffî^fi 4ilP» te J^^v^ifH, p^ys d'avenlUfe*,
Cammç elle niç î^tmi ^igge 4§ )i| ^«ivçe, ie Ic^ wivia. Elle
me çqçdvi^sH pjHflHfi h m% «Mlf^ WôqHa. Ce p'^itplus uo
cai«F^t ; yqf^ ^F|e 4§ >r«fc|" feïHItfche. 4e sept PU huit dpÂles
ii^fil \é|u5, feoipli&fiail Hritérjeur 4e la 9alle \m^' h^ m%
dormaient, d*aulff.^]ouHif>nl 4^U^ (^seleU. Ce lablei^u d'iutc-r
rieur u'avi^it riea 4e prai^fu^f. h^ vieille m'offrit d'e^lW.
CoulpFf;u^Ut ji Reu Brè» la 4e$li.p^lipu de VétabliMemeat, je
fis luiqe de ¥UUl9ir retewFfter I l'|iun«0te iawrne eu lai vieille
in>vait rfnoe^tr^. pile W Çfitipl pa? l# Ipain ep criant 4»
nouveau : Kokovit^a! KoxcviT^a! et, sur ma répugnance 1^ péné?.
iref diip^ la pt^i^ou, eUe juie Ai signe 4^ festei? seulement à
rcB4f9it où i^^i^ii».
(Illq »*éloiigo|i 4e quelques p^^ ^i se fnH oomme H Taffftl der^
nèf« Mfl^ hftiP 4e c^du^ qui feerdait un ^U\m ^tk^\xms^\ h
la ^ille. ^% fllies 4e (a eaipp^gne ptiss^tepl 4e lemps eu
tcfURS^ per4f^ul 4e-gran4^ Ya^es 4e euivfe lui? Ift banobe qu«p4
ils étaient vides, sur la |^e qua.ft4 Hsi ^t«\if«l pleiWt RMe»,
all^ieut k MPe fettlfti^e située près 4e % m en ç^ye««ieul-
J'ai su depuis que c'était l'unique feataine 4e Hle. Teul k
coup la vieille Fe u^it |^ siffler, i*une 4es pi^saunes s'ftrrèta e(
passa précipitanaïuent paç uue des, ouvertures 4e ^ liaie- 4^
comprijsi leui de ^uile ^ g,iguific^Ueu 4^ na^t ï^wy^TÇaS U
s'agissait d'une sufie 4^. cb^s|e eu^ i^«fi& ^U^- l>£| vieÂde
»ililai(t*i )^ va^m m ^m» ^oule qu^ sià^ le \iei» «^ri^çiil
LXXXIV INTRODUCTION.
SOUS Tarbre du mal , . .et une pauvre paysanne renaît de se faire
prendre à l'appeau.
Dans les lies grecques, toutes les femmes qui sortent sont
voilées comme si Voû était en pays turc. Tavouerài que je
n'étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de
voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple
curiosité de voyageur n'é(ait-ell6 pas déjà une sorte d'adhé-
sion au manège de l'affreuse vieille ? La jeune femme paraissait
tremblante et incertaine; peut-être était-ce là première fois
qu'elle cédait k la tentation embusquée derrière cette haie
fatale! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je
vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages ;
deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête
comme un turban: Il n'y avait rien là du charme dangereux
de Tantique hétaïre; de plus, la paysanne se tournait k chaque
instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant :
a a^f^po; uLou! o av^po; pu! (mon mari! mon mari! ) La mi-
sère, plus que l'amour, apparaissait dans toute son attitude.
J'avoue que j'eus peu de mérite à résister à la séduction.
Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je
lui fis signe qu'elle pouvait redescendre dans le sentier.
Elle parut hésiter un instant ; puis, portant la main a ses
cheveux, elle lira d'entre les nattes tordues autour de sa tète,
une de ces amulettes que portent toutes les femmes des pays
orientaux, et me la donna en disant un mot que je ne pus
comprendre.
C'était un petit fragment de vase ou de lampe antique,
qu'elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé
dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j'ai cru dis-
tinguer une petite figure dé génie monté sur un char ailé
entre deux serpents. Au reste le relief est tellement fruste,
qu'on peut y voir tout ce que Ton veut.». Espérons que cela
me portera bonheur dans mon voyage.
En redescendant au port j'ai vu des affiches qui portaient
le titre d'une tragédie de Marco Bodjarit par Âleko Soudzo,
suivie d'un ballet, le tout imprimé en italien pour la commo-
dité des étrangers. Après avoir dtné à l'hôtel d'Angleterre,
dans une grande salle ornée d'un papier peint à personnages,
je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la repréi^en-
tiUioA, On déposait avant d'entrer lei^loBg» i^hibouqius» de ee'
LES MOULINS M STRA. LXXXV
risier à une sorte de bureau des fdpes : les gens du pays ne
fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes
anglais qui louent les plus belles loges. Il n'y avait guère que
des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité.
J'attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de
la déclamation. La pièce a commencé par une scène d'expo-
sition entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit
emphatique et guttural m*eût dérobé le sens des vers, quand
même j'aurais été assez savant pour les comprendre; de plus,
les Grecs prononcent Téta comme un t, le thêta comme un z,
le bèta comme un t;, Fupsilon comme un y, ainsi de suite. Il
est probable que c'était là la prononciation antique, mais
Tuniversité nous enseigne autrement.
Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu
des femmes de son sérail, lesquelles n'étaient que des hommes
vêtus en odalisques. Il parait qu'en Grèce on ne permet pas
aux. femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! En
suivant la pièce j'ai fini par comprendre peu à peu que Marco-
Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant, avec trois cents
Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applau-
dissait vivement ce drame hellénique qui, après s'être déve-
loppé selon les règles classiques, se terminait par des coups
de fusil.
En retournant au bateau à vapeur, j'ai joui du spectacle
unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu'à ses plus
hautes maisons. C'était vraiment babyloniariy comme dirait
un Anglais.
J'ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m'embarquer
sur le Léonidas, vaisseau français, qui part pour Alexandrie :
c'est une traversée de trois jours.
Tu auras compris sans doute la pensée qui m'a fait brus*
quement quiller Vienne... je m'arrache à des souvenirs. —
Je n'ajouterai pas un mot de plus, quant à présent, /'ai la
pudeur de la souffrance, comme l'animal blessé qui se re-
tire dans la solitude pour y souffrir longtemps ou pour y
succomber sans plainte.
L'£gypte est un vaste tombeau; c*es( Timpression qu'elle
8
cefi 4étMH«i, Jq çiui& a.ll4 voir U coIoohj» de pompée eH les
h^\QS 4e Çléop^Ue. l^a, promemide du Mç^h'nQudiek ei &e»
PAliVÂersi toujours yer^s rappellent seujifi U i^^^re vivaat^,^.
4q i^e le parle pas d'une gi^ande plfi^çe l<m( européenne
fiijr9»ée pnr les palais de«^ çoa^uL^ eL pat W^i 99^isiiç»9si des
I apquierf, ^i des é|;lise^ l^^oliiiea ruiu^eiki^ ^ 4es ef^Çi-
slruç^9X|s n^odern^â du pacha ^'t^^\e^ açcautp^uée^ de
jardins qu^ ^emUen^ 4^^ Siçrre^. j'aur^^ mieuj^ ajimé lea
souvenirs de raniiquité ^revque; maU \9ul çeUi^ est déiruJity
ran^, méçonuaisisable.
Je w'em))A?que ce sfHr &jip le caual d*A]le3(;aQ4rte 4 VWfi^ i
eusuUe je prendrai UM^ QaU9«^ ^ YoUe poiir rewoqtei^ jusqu'au
Çttif # ; oV^ uu yuy^ge de cwiquaule Uwea,^ que fp^ bM en
sij^ jours.
LEâ FEMMES DU CAIRE
ï
LfiS MAaiÀOES gophtës
1* ^ tic tift^ii ètl« télI».
Le Caire esl la TÎUe àià hexwM xA 1^ fetlnmes «ml m-
oôre le pl«s bermétiquemeiit toilées^ A€ottfilàAiitti0ipt\^,
à SitiyrBe, Une gase Uâtiolie bu ncivè his&e i|Uelqifeifohs
deviaer les Iraits ées bèH^ HittsnlniaiiëB^ el les éàiî» tes
plus rigoureux |)an4eBiiQAl rttrettieilt à leur fiiârë «fwtmt*
ce frêle tissu . Ge «efit ^es noniies gracieuses él coquette
qui, se ^consacrant à un 6bul époùx^ cie sont {laa ftehées
toutefois de douuer àeê regrets au monde; Mai^ TËgypt^
grave et pieuse^ est toujours .le pays des énigtmîs et des
mystères^ la beauté s*y enti^uré^ comme àuti^efois^ de
Toiles ot de bandeiettes) et t^tte ihohie attitude déobu-
rage aiaément TEuropéen frivole; 11 ItbkndouDe te Galice
après huit jours, et se hâte d'aller véré liss cataractes d^
Nil chercherd'autres déceptions que Itii réserVe tafeciefadë^
et dont il ne conviendra jamaisï
La patience était la plus grande vertu dès iiéitiés ans-
tiques. Pourquoi passet* si vite? Arrétons<^ous^ etdteK
iim» À se^ilêv^ un ^oin du v^ lustère de hi déarie
88 VOYAGE EN ORIENT.
de Sais. D'ailleurs, n'est-il pas encourageant de voir
qu'en des pays où les femmes passent pour être prison-
nières, les bazars, les rues et les Jardins nous les pré-
sentent par milliers, marchant seules à Taventure, ou
deux ensemble, ou accompagnées d'un enfant? Réelle-
ment, les Européennes n'ont pas autant de liberté : les
femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur
des ânes et dans une position inaccessible-, mais, chez
nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu^en
voiture. Reste le voile... qui, peut-être, n'établit pas une
barrière aussi farouche que l'on croit.
Parmi les riches costumes arabes et turcs que la ré-
forme épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à
la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal mas-
qué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au
noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le Aaô-
harah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple
se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue
de laine ou de coton {khamiss}^ comme des statues an-
tiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito
des visages féminins, qui ne s^étend pas à tous leurs
charmes. De belles mains ornées de bagues talisma-
lïiques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de
marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges
manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds nus
chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque
pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin,
voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de sur-
prendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la femme
elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants
du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête
et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se
manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on
appelle bàrghot laisse voir une tempe gracieuse où des
cheveux bruns se tortillent en boucles serrées j comme
dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme
SEJOUR EN EGYPTE. 89
secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d'or
ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de fili-
grane d'argent. Alors on sent le besoin d'interroger les
yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dange-
reux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir
étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui
est percés de deux trous comme la cagoule d'un péni-
tent ; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'in-
tervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c'est
derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent,
armés de toutes les séductions qu'ils peuvent emprunter
à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la paupière même,
en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est
impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne
qu'une femme a le droit de faire voir ici.
Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant
ce mystère dont s'enveloppe la plus intéressante moitié
du peuple d'Orient ; mais quelques jours ont suffi pour
m'apprendre qu'une femme qui se sent remarquée trouve
généralement le moyen de se laisser voir, si elle est
belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir
leurs voiles, et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là
le pays des rêves et de l'illusion! La laideur est cachée
comme un crime, et l'on peut toujours entrevoir quelque
chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.
La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile
que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses inté-
rieurs les plus charmants. Le soir de mon arrivée au
Caire j'étais mortellement triste et découragé. En quel-
ques heures de promenade sûr un âne et avec la compa-
gnie d'un drogman, j'étais parvenu à me démontrer que
j'allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma
vie, et tout cependant était arrangé d'avance pour que
je n'y pusse rester un jour de moins. Quoi ! c'est là, me
disais-je, la ville des Mille et une Nuits ^ la capitale des
califes fatimites et des soudans?.,. Et je me plongeais
8.
M V0YA6B Bï« DmBNT.
dans rinestrlcable réseau des tues étroites et pcm-
dreuses, à travers la foule en baîHons, 1 encombrement
des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du
soir dont l'ombre descend vite, grâce à la poussière qui
ternit le ciel et à la hauteur des maisons»
Qu'espérer de oe labyrinthe rotiHis^ grand peut-^tHs
comme Paris ou Rome, de ces pahis et de eës itosquées
que Ton compte par millietis? Tout cela a été «plendkie
et merveilleHs saisâ} douté, mais Ir^té géuérationb y ont
passé ) partout la {nerre eroule, et le bm peurrits II
semble que Ton voyage en rêve dans une eité du jpftssé^
habitée seulement par des fiEintômeB,qui la peuplent sims
Ranimer. Chaque quartier entouré de murs & erétieàux)
fermé de lourdes portes comme aU «k&fen ége^ conserve
encore la physionomie qu'il avait sans doute à i*époque
de Saladin ; de longs passages voûtés conduisent çà et là
d'une rue à lautre, plus souvent on s'engage dans une
voie sans issue ; il feut revenir^ Peu à peu tout se feraie ^
les caies seuls sont éclairés encore, et les fumeura asi^
sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses
nageant dans l'huile, écoutent quelque longue histoire
débitée d'un ton nasihard. Cependant les matM?Aam^.4
s*éciairent : ce sont des grilles de bois^ curieusement
travaillées et découpées^ qui s'avancent sur la rue et font
ofrtce de ff^nêtres \ la lumière qtû tes traverse ne siffBt
pas à guider la marche du passant^ d autant plus que
bientôt arrive rbeure du coûvre^fee^ cbaeun se munit
d'un^ lanterne^ el l'dn ne rencontre gn&e dehors que
des Européens ou des soldats faisant la ronde«
Po^r moi^ |e ne voyais p\un trop ce que J^ainraîs &it
dans les mes pa^ cette heure, d'ëst^à-dire dix heures
du soir, et je m'étais cooéhé fort tri^tèmOnt^ me c^nt
qu*il en serait sads doute ainsi tons tes jeurs^ et déses-
pérant des plaisirs de oette èapitale déchue^.» Mon pre^
mier sommeil se oroisait â'uticf manière iâexfilic^le
rfiuée^ qitt a);aç^ienl sensiblement inc« nerf^. Cette itiU^
«que ^tinée réfiétftit toujours sur divetii ton? là nlêitié
frfiràsë mélddiqué, qui réveillait en moi ridéed'uilTiëU^t
flbêl ImirgQlIftloh ou provençal. Cela at^parteniiit- il ûû
Bongè oo à la vie? Mon esprit hésita quelque teliips
avant de sMveilteft* tout à fâtt. Il hse semblait qu'on me
portail en terré d'um» manièlne à l<t fois grave et bur-
lesque^ avec dés ehàhti^ de parbîsise et des buvèiths
coufcmnés de pantprè^ une lu:trte âé gaieté pâtnâi^ciilê
et de tristesse mythologitiue mél^ng^it ses iîfrpi^l^^ils
dans c€t étrii^ ixnft^ert^ oà de lamentaMës thAhii
d'église formaient la base d'un idr bouflbil plt]^t1$ â Ihëf^
quer les pas d'une danse de corybantes. Le bruit se
rapprochant et grandissant de plus en plus, je m'étais
levé tout engourdi eni3t>ref et «fie grabde Iflfiiière, péné-
trant le treillage extérieur de ma fenêtre, m'apprit enfin
quHl s'agissait d^ttn spectacle tottt hiàtèriéL Cependant
ee (fue j'avais cm rêver se réalisait en partie s des
bootmes presque mts^ coufoiraés comme des iuttetit^
antiques^ eômbattaient au iliilien de la fonte avec ém
épées et des boucliers \ maïs ils se bornaient à frapper )è
cuivre avec rdeier en snivant iërfaytbtne de ta tnûsiqtfii^
et, 8é Hsmettant en rOut^ nccÉifimençàiettt plus \mà le
même ëimtilacre de fuites De riombreiifles terèhes et des
pyramide» de boligies pertées pai* des enCaiits édai-
raient brïlkmifient la mé cl gukh^nl nn lorig mtiéfé
d'hewiines et de femnaes^ dont |é né pm distinguer tous
les délailâj Quelque chose comme on fantôme rtmgé
portant une couromie de picn^iés avâhçait lentement
entre deux matrom^s au maintien gravë^ et \m groupé
eenftt^ dé î^mtne» en vêtements btéus fernlffit la mttreHe
m peinant à chaque dtatiod un gkmssentènt efiard dû
fim aifignUer effet»
C'était un niaHagei ÎA à'j avait plus à s'y iroitipeiri
J'avai» vtt à Paris^ dans tes pknéhes ^vées dd citoyeii
92 VOYAGE EN ORIBNT.
que je venais d'apercevoir à travers les dentelures de la
fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je
voulus, quoi qu'il arrivât, poursuivre le cortège et l'ob-
server plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je
communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma
hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu
de la nuit, et me perla du danger d^être assassiné ou
battu. Heureusement j'avais acheté un de ces manteaux
de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un
homme des épaules aux pieds; avec ma barbe déjà
longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le dé-
guisement était complet.
II* — Une soce aux flambeaiix.
La difficulté fut de rattraper le cortège, qui s^était
perdu dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le
drogman avait allumé une lanterne de papier, et nous
courions au hasard, guidés ou trompés de temps en
temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par
des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours.
Enfin nous atteignons la porte d'un quartier différent
du notre; les maisons s'éclairent, les chiens hurlent, et
nous voilà dans une longue rue toute flamboyante et re-
tentissante, garnie de monde jusque sur les maisons.
Le cortège avançait fort lentement, au son mélanco-
lique d'instruments imitant le bruit obstiné d'une porte
qui grince ou d'un chariot qui essaye des roues neuves.
Les coupables de ce vacarme marchaient au nombre d'une
vingtaine, entourés d'hommes qui portaient des lances
à feu. Ensuite venaient des enfants chargés d'énormes
candélabres dont les bougies jetaient partout une vive
clarté. Les lutteurs continuaient à s'escrimer pendant
les nombreuses haltes du cortège; quelques-uns, montés
sur des échasses et coiflés de pNstiies, s'attaquaient avec
SÉJOUR EN EGYPTE. 93
de longs bâlôns; plus loin, des jeunes gens portaient
des drapeaux et des hampes surmontés d^emblèmes et
d'attributs dorés, comme on en voit dans les triomphes
romains ; d'antres promenaient de petits arbres décorés
de guirlandes et de couronnes, resplendissant en outre
de bougies allumées et de lames de clinquant, comme
des arbres de Noél. De larges plaques de cuivre doré,
élevées sur des perches et couvertes d'ornements re-
poussés et d'inscriptions, reflétaient çà et là Téclat dos
lumières. Ensuite marchaient les chanteuses (oualems)
et les danseuses (ghavasies.)^ vêtues de robes de soi^
rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et leurs lon-
gues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes
avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient
leurs visages fardés de rouge et de bleu, tandis que d'au-
tres, quoique chantant et dansant, restaient soigneuse-
ment voilées. Elles s'accompagnaient en général de
cymbales, de castagnettes et de tambours de basque.
Deux longues files d'esclaves marchaient ensuite, portant
des coffi!*es et des corbeilles où brillaient les présents faits
à la mariée par son époux et par sa famille; puis le cor-
tège des invités, les femmes au milieu, soigneusement
drapées de leurs longues mantilles noires et voilées de
masques blancs, comme des personnes de qualité, les
hommes richement vêtus : car ce jour-là, me disait le
drogman, les simples /eWa/ts eux-mêmes savent se pro-
curer des vêtements convenables. Enfin, au milieu d'une
éblouissante clarté de torches, de candélabres et de pots
à feu, s'avançait lentement le fantôme rouge que j'avais
entrevu déjà, c'est-à-dire la nouvelle épouse (el arouss)^
entièrement voilée d'un long cachemire dont les palmes
tombaient à ses pieds, et dont l'étoffe assez légère per-
mettait sans doute qu'elle pût voir sans être vue. Rien
n'est étrange comme cette longue figure qui s'avance
sous son voile à plis droits, grandie encore par une sorte
de diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux ma-
•4 TOTAGB CH ORieNT.
trônes vêtues de noir la soutiennmit sous Iles conded, lie
façon qii^elle a Tàir de glisser lentement sur le sol t, quatre
esclaves tendent sut* sa tète un dais de pourpre , et d'au-
ties accompagnât sa tnarcbe avec le bruit des cymiiali»
et des tympanons.
Cependant une halte nouvelle s^est foile au moilient
où j'admirais cet appareil^ et des enfants ont distritmé
des sièges poilr que réponse et ses pai^ents pussent ise
mposer^ Le^ Mré^aiS) nèvënant sûlr leurs pa^ ont Mt
entendre des improvisations et des chœurs accompagnée;
de musique et de dâiises, et tous les assistants rëpé^
talent quelques passages dé leurs chëntst Quant à itiol,
qui dans ce moment^là me tnnJvaiï eii viie^ j'outrilts la
bouche comme les autres, inlitani autant que ^losstble
les iel^Êon ou les nmeà qui. serveilt de rëpmu aux cou-
plets les plus profane* } mais Un danger plus grand me^
naçait mon incognitOi Je n'avais pas fAit attention que
depuis quelques moments des esclaves parcouraient la
foule en versant un liquide clair dans de petites tassée
qu'ils distribuaient à Me^ursi Uh grand ÉgyptifHi v^tu
de rouge^ et qui probablement faisait partie de là fiimille^
présidait à la distribution et recevait les femèrciéraient^
des buveutiSi il n était plus qu'à deui pas de tanoi^ et je
n'avais nulle idée du salut qu'il fallait lui tàm* Heu*>
ieiisetih3nt j'eus le tânps d'observer tous lesnlouvement^
de mes voisins^ et^ quand Ce fut mon tour, je pris la
taçse de la main gauche et m'inclinai en portant ma
main droite sur le cœUr^ sur le front^ et enfin mit Ht
bouche^ Ces mouvements 6ont feciles, et cepeiidanl il
faut prendre garde d'en intervertir l'ordre ou ée ne point
le^ reproduire avec ai^ancet Jl 'avais dès ce mometit le
droit d'avaler le ëontéhu de la tasse; maié là ma sur^
prise fut grande^ G ctàit de TeilU-de-vie^ Ou plutôt une
sorte d'anisette» Gomment e<Mnprendre que des mahd^
roétans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs
noces? le 9e m'étdis^ d$ms le fiiit^ attendu qu'à uÉb il^
mmé» «ai àua aorkel. U était oepradant ôioMe de voir
qm l9ft akpéaa, les raiisi km» et baladino du cortège
avai^^ pto» d'.uaft fois pris paçl à ces di^irHiulions.
Enfin kfc mariée se keva et reprit sa marche ^ les fem-
mes fella]^9 ^dttiea de bleu, se retBirent en foule à sa
sitiie avee lents glousseœettts sauvages, et le coHiége
continoa sa promcoiade nocturne jusqu'à ta hm^so» des
Satisfait d'^^^eiif figusé oumna un vérilaUe babitaul
()li.C(lir^ e^ de. m'êtes as^ies biea eompo^ à cette céi«-
mmh J6 ii^ HA signe psm s^paler mon drog^aan , qui
ét^l aUé iiii^jfeM |4hs loûa^ se remetii'e aur le passage des
4ifitrib«^l6)m^ (i'eau^e^vie ^ loaia il a était pas press4de
r^trer ^ pif^imi geM k )a fête.
-^ Sui^iMMfc'l^» dana la luaison, me dîl^tl tout bas.
-^ Mai$ ^iie^ rép(H%deai-je si Ton me parle ?
•^ \9m dire? seulement : Ja^«è .' c-esl une réponse à
tout^^ I^t, d'aUleufs ]e suis là pour détourner la eonveiw
satiouk.
Je m\m déjà qu'en É^ple te^ieè était le fond de 1»
Is^Uf^* G^ un mat qui, selon i'intonalioB qu^on j ap-
pcttl^^ $ig«^Uk toute socle de ehoses \ on ne peut toutefois
le cMSiparer au §foitdam dea Anglais^ à moins que ce
n» soit potir «aoKiquer la diifôrenoe qu'il y & entre un
peuple cQitaÂA^ment foi't poli et une natioii tout au plue
policée* Le imk t^eb veut dire tour à tour : Très-bie»^
mmUii^mi va Mm^ ou œla ast fmitfait^ ou à vi^e «er*
vimi. 1# tQ9 €A aiU'tput le geste y ^joutent dea nuances
ialÙAÎfMSii Co mojf^ me parsûasait beaucoup phis sûr, au
rest^^ q^e oelui dont parle un voyageur célèbre, Belsoni,
je crois, U était ejutré d^uiaune mosquée, déguisé admi-*^
rabl^meat et répétant tous les gestes qu'il voyait faire à
sea voiains 9 mais, comme il ne pouvait répondre à une
question qu'oo lui adressait, son drogman dit' aux cu«
vmx : K U ne con^uend pas : c'est un Tupc anglaial »
fiouaétkaa pâtres par une porleoi^néede fl«^»t dt
96 VOYAGE EN OBIENT.
feuillages dans une fort belle oour tout illuminée de lan-
ternes de couleur. Les moucharabys découpaient leur
frêle menuiserie sur le fond orange des appartements
éclairés et pleins de monde. 11 fallut s^arrèter et prendre
place sous les galeries intérieures. Les femmes seules
montaient dans la maison, où elles quittaient leurs voi-
les, et Ton n'apercevait plus que la forme vague, les cou-
leurs et le rayonnement de leurs costumes et de leurs
bijoux, à travers les treillis de bois tourné.
Pendant que les dames se voyaient accueillies et fêtées
à rintérieur par la nouvelle épouse 'et par les femmes
des deux familles, le mari était descendu, de son âne ^
vêtu d'un habit rouge et or, il recevait les compliments
des hommes et les invitait à prendre place aux tables
basses dressées en grafid nombre dans les salles du rez-
de-chaussée et chargées de plats disposés en pyramides.
11 suffisait de se croiser les jambes à terre, de tirer à soi
une assiette ou une tasse et de manger proprement avec
ses doigts. Chacun du reste était le bienvenu. Je n^osai
me risquer à prendre part au festin dans la crainte de
manquer à-tisage. D'ailleurs, la partie la plus brillante
de la fête se passait dans la cour, où les danses se dé-
menaient à grand bruit. Une troupe de danseurs nubiens
exécutait des pas étranges au centre d'un vaste cercle
formé par les assistants ; ils allaient et venaient guidés
par une femme voilée et vêtue d'un manteau à larges
raies, qui, tenant à la main un sabre recourbé, semblait
tour à tour menacer les danseurs et les fuir. Pendant ce
temps, les oualems ou aimées accompagnaient la danse
de leurs chants en frappant avec les doigts sur des tam-
bours de terre cuite {tarabouki) qu'un de leurs bras
tenait suspendus à la hauteur de l'oreille. L'orchestre,
composé d'une foule d'instruments bizarres, ne manquait
pas de faire sa partie dans cet ensemble, et les assistants
s'y joignaient en outre en battant la mesure avec les
mains. Dans les intervalles des dançes,on faisait circuler
SÉJOUR EN EGYPTE. 97
des rafraîchissements, parmi lesquels il y en eut un que
je a^avais pas prévu. Des esclaves noires, tenant en
main de petits flacons d^argent, les secouaient ça et là
sur la foule. C'était de Teau parfumée, dont je ne re-
connus la suave odeur de rose qu'en sentant ruisseler sur
mes joues et sur ma barbe les gouttes lancées au hasard.
Cependant un des personnages les plus apparents de
la noce s'était avancé vers moi et me dit quelques mots
d un air fort civil ; je répondis par le victorieux tayeb ,
qui parut le satisfaire pleinement ; il s'adressa à mes
voisins, et je pus den^ander au drogtnan ce que cela
voulait dire, a II vous invite, me dit ce dernier, à mon-
ter dans sa maison pourvoir l'épousée. » Sans nul doute,
ma réponse avait été un assentiment ; mais comme, après
tout, il ne s'agissait que d'une promenade de femmes
hermétiquement voilées autour des salles remplies d'in-
vités, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin l'a-
venture, li est vrai que la mariée et ses amies se mon-
trent alors avec les brillants costumes que dissimulait
le voile noir qu'elles ont porté dans les rues^ mais je
n'étais pas encore assez sûr de la prononciation du mot
tayeb pour me hasarder dans le sein des familles. Nous
parvînmes, le drogman et moi, à regagner la porté exté-
rieure, qui donnait sur la place de l'Esbekleh.
— C'est dommage, me dit le drogman, vous auriez vu
ensuite le spectacle.
— Comment?
— Oui, la comédie.
le pensai tout de suite à l'illustre Caragueuz, mais ce
n'était pas cela. Caragueuz ne se produit que dans les
fêtes religieuses; c'est un mythe, c'est un symbole de la
plus haute gravité ; le spectacle en question devait se
composer simplement de petites scènes comiques jouées
par des hommes, et que Ton peut comparer à nos pro-
verbes de société. Ceci est pour faire passer agréable-
ment le reste de la nuit aux invités, pendant que les
9
9è vdYA^B^ EN ùkmm.
époux se vêtirent a^ee laiiffl parents dans hi partie de ta
maison réservée aux femmes.
Il parait que tes Ifetes de cette noce duraient déjà de-
puis huit jours. Le drogman m'apprit qu'il y avait eu le
jour du contrat un sac^riflce de moutons sur le settH de
la povte ayant le passage de Tépousée; il parla aussi
d*uBe autre eérénioBie dans laquée on brise une boule
de sucrerie oà sont enfermés deux pigeons; on tire un
augure du vol de ces oiseaux. Tous ces usages se rafla-
<dient prahablement aux tiaditiona de Tantiquité.
Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne.
Voilà, ce flae semble, un peuple pour qui le mariage est
une grande cbose, et, bien que les détails de celui-là in-
diquassent quelque aisance cbes les époux, il est certain
que les pauvres gens eiix-^mèmes se marient avec presque
autant d éclat et de bruit. Ils n*ont pas à payer les mu*
sieiena, les boufKms et lea danseurs, qui sont leurs aroia,
OU: qui font des quêtes dans la foule. Les costumée, on
les leui! prâto) chaque assistant tient à la main sa bougie
ou sosB flambeau, et le diadèine de réponse n'est pas
moins chargé de diamants et de rubis que celui de la
fille d'un pacha. Où cheiM^ber ailleurs une égalité plus
ràelle? Cette jeune Égyptienne, qui n'est pBut-«ètre ni
belle sous son voile ni riche soua ses diamant», a son jom*
de gloine où elle s'avance radieuse à travers la ville qui
Padmire et lui fait cortège, étalant la pourpre et les
joyaux d'une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse
sous son voile comme l'antique déesse du Nil. Un seul
honune aiu'a le secret de cette beauté ou de cette gràte
ignorée; un seul peut tout le jour poiu'suivre en paix
son idéal et se croii^ le favori d^une sultane ou d'une
fée^ le désappointement même laisse à couvert son
umcMir-propre ; et d'ailleurs tout homme nVt-il pas le
droite dans cet heureux pays, de renouveler plus d une
fois cette journée de triomphe et d'iUustcm?
9É#oim m ÉGTras. tO
Mon drogman est \m homme précieux, mais j'ai peur
qu'il D6 toit un trop noble serviteur pour un si petit sei-
gneur que moi* C'est à Alexandrie, sur le pont du ba-
teau à vapeur le LéonidaSy qu^il m'était apparu 4ans
toute sa gloire. Il avait accosté lé havire avec une bar^jue
à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longtie
pipe et un drogman plus jeune pour faite cortège. Une
longue tuaiqiie blanche Oouvfait ses habits et faisait
ressortir le ton de sa figure^ où le sang nubien txdorait
un masque emprunté aux têtes dé sphîiix dé TÉgyfite:
c était sans doute le produit de deux races mélangées;
de larges anneaux d'or pesaient à ses oreilles^ et sa marche
indolente dans ses longs vêtements achevait d'en faira
pour moi le portrait idéal d'un affranelii du Bas-Ëm-
pire.
Il n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers; notre
homme, un pou contrarié, s'attache à moi faute de
mieux. Nous débarquons ^ il loue quatre ânes pcAir lui^
pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit
à rhôtel d'Angleterre, où l'on veut bien me recevoir
moyennant soixante piastres par jour; quant à lui-^
même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette
somme, sur laquelle il se chargeait d'entretenir le se-
cond drogman et le petit noir.
Après avoir promené tou le jour cette escorte impo^
santé, je m'avisai de Tinutilité du second drogman^ et
même du petit garçon i Abdallah (c'est ainsi que s'appe-
lait le personnage) ne vit aucune difllculté à remercier
son jeune collègue ; quant an petit noir, il le gardait à
ses frais en réduisant d'ailleurs le total de ses propres
honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs.
Arrivés au Caire^ les ânes nous portaient tout imi a
100 VOYAGE EN ORIENT.
rhôtel anglais de la place de TEsbekieh; j'arréle cette
belle ardeur en apprenant que le séjour en était aux
mêmes conditions qu'à celui d'Alexandrie.
« Vous préférez donc aller à Thôtel Waghorn, dans le
quartier franc? me dit 1 honnête Abdallah.
— Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.
— Eh bien ! vous avez Thôtel français 4e Domergue.
— Allons-y.
— Pardon, je veux bien vous y accompagner, mais je
n'y resterai pas.
— Pourquoi?
— Parce que c'est un hôtel qui ne coûte par jour que
quarante piastres *, je ne puis aller là.
— Mais j'irai très-bien, moi.
— Vous êtes inconnu, moi je suis de la ville •, je sers
ordinairement messieurs les Aïiglais*, j'ai mon rang à
garder. »
Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête
encore dans un pays où tout est environ six fois moins
cher qu'en France, et où la journée d'un homme se paye
une piastre, ou cinq sols de notre monnaie. « îl y a, re-
prit Abdallah, un moyen d'arranger les choses. Vous
logerez deux ou trois jours à l'hôtel Domergue, où j'irai
vous voir -comme ami-, pendant ce temps-là, je vous
louerai une msiison dans la ville, et je pourrai ensuite y
rester à votre service sans difficulté. »
Il parait qu'en effet beaucoup d'Européens louent des
maisons au Caire, pour peu qu'ils y séjournent, et, in-
formé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à
Abdallah.
L'hôtel Domergue est situé au fond d'une impasse qui
donne dans la principale rue du quartier franc-, c'est,
après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu.
Les bâtiments entourent à l'intérieur une cour caiTée
peinte à la chaux, couverte d'un léger treillage où s'en-
trelace la vigne-, un peintre français, très-aimable,
SÉJOUR EN EGYPTE. lai
quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très-
fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d'une galerie
supérieure. Il y amène de temps en temps des mar-
chandes d'oranges et de cannes à sucre de la ville qui
veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident
sans difiicuité à laisser étudier les formes des princi-
pales races ^e l'Egypte; mais la plupart tiennent à con-
server leur tigure voilée ; c'est là le dernier refuge de la
pudeur orientale. '
L'hôtel français possède en outre un jardin assez
agréable; sa table d'hôte lutte avec bonheur contre la
diCSculté de varier les mets européens dans une ville où
manquent le bœuf et le veau. C'est cette circonstance
qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans
lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes
et de légumes, comme sur les vaisseaux. L'Anglais, en
quelque pays qu'il soit, ne change jamais son ordinaire
de roatsbeefy de pommes de terre, et de porter ou d'ale.
Je rencontrai à la table d'hôte un colonel, un évoque
inpartibvs^ des pmntres,une maîtresse de langues et
deux Indiens de Bombay, dont l'un servait de gouver-
neur à l'autre. Il parait que la cuisiné toute méridio-
nale de l'hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur
poche dès flacons d'argent contenant un poivre et une
moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs
mets. Ils m'en ont offert. La sensation qu'on doit éprou-
ver à mâcher de la braise allumée donnerait une idée
exacte du haut goût de ces condiments.
On peut compléter Iç tableau du séjour, de l'hôtel
français en se représentant un piano au premier étage
et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu'autant
vaudrait n'être point parti de Marseille. J'aime mieux^
pour moi, essayer de la vie orientale tout à fait. On a
une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et
jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs
environ) par année. Abdallah m'en a fait voir plusieurs
9,
IM VOYAGE m ORiEirr.
dans le quartier c6|At« et dans le quartia* grec. '€*é-^
taient des salles magnifiquement décorées^ avec des pa-*
vés de marbre et des fontaines^ des galeries et des esca-^
liers comme dans les palais de Gènes on de Venise, des
cours entourées de colonnes et des jardins ombragés
d'arbres précieux ; il y avait de quoi mener Tesistenoe
d'un prince^ sous la condition de peupler de vdets et
d'esclaves ces superbes intérieiii^* Et daiilft tout eeh^
du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais
éttormeê, pas une vitre à ces Ibûêtres si curieusésneUt dé-
eoupées^ ouvertes au vent du soir et à Thumidité des
Duits< Hommes et femmes vivent ainsi an Caire^ mata
i'opbihalmie les punit souvent de cette itnpr»denee4
qu'explique le besoib d*air et de fraicbenr. Après lout«
j'étais peu sensible au plaisir de vivre cairîpé, potir ainsi
dire^ dansnti coin d'un palais immense ^ il faut dire en-
core que beaucoup de ces bâtiments^ aitcien s^itr d^nne
aristocratie éteinte, remontent au rèfiie desisultans ma-^
melottckset menacent sérieiisemeat ruine.
Abdallah finit pmr me trouver une maison beaucoup
m€^s vaste, mais plus sôré et mietiS fafrmée< Ua An^^
glai^y %ui Tavait réeemnie»! habitée, j avait fait poser
des fenêtres vitrées^ et e elft passait pour une curiosités
Il fallut aller chercher k cheik du quartier pour traiter
avec une veuve cof^te^ qui était là propriétaire. Cette
femme possédait plus de vingt maisons^ mais par |>ro-
curation et pour des étrangers^ ces derniers ne pouvant
être légalement propriétaires en Egypte. Au fond, la
maison appartenait à un chancelier du consulat an-
glais4
On rédige Pacte en arabe; il fallut le payer, (aife
des {N^ésents au ehdk^ à l'hc^nme de loi et au chef du
eorps-de-igarde le plus voisii^f puis donner des bateki»
(pourboires) aux scribes et aux serviteurs \ après qnci le
cbsik me remit la clef* Cet instrutneot ne ressemble pas
am nâtr^^ et se con^se d'ua simple morceau de Itois
pareil aux tailles des bouiRngers, au bout duquel cinq à
six clous sont plantés comme au hasard; mais il n y a
point de hasard i on introduit cette clef singulière dans
une échancrure de la porte^ et les clous se trouvent ré-
pondre à de petits trous intérieurs et invisibles an delà
desquels on accroche un verrou de bois qui se déplace
et livre pas8age«
11 ne suffit pas d'avoir la clef de bois de sa maison. ••
qu'il serait impossible de mettre dans sa poche^ mais
que 1 on peut se passer dans la ceinture : il faut encore
un HK^ilier correspondant au luxe de Tintérieur \ mais
ce détail est^ pour toutes les maisons du Caire, de la
plus grande simplicité» Abdallah ma conduit à un
bazar où nous avons fait peser quelques ocques de co-
ton ; avec cela et de la lotie de P&tM^ des eardeUrs éta-
blis chez vous exécutent eti quelques heures des coussins
de divan, qui deviennent là nuit des matelas^ Le corps
du meuble se compose d^Une cage longue qu'un vannier
construit sous vos yeux av^e des bâtons de palmier )
c'est léger, élastique et plus solide qu on ne croirait.
Une petite table ronde^ quelques tasses^ de longues
{)ipes ou des narghilés, à moins que Ton ne veuille em*
pnintt'r tout cela au café voisin^ et Ton peut re;*evoir la
meilleure société de la ville. IjC pacha seul possède un
mobilier complet^ des lampes, des pendules; mais cela
ne lui sert en réalité qu^à se montrer ami du commerce
et des progrès européens.
Il faut encore des nattes, des tapis, et même des ri-
deaux peur qui veut afiiclier le luxe. J'ai rencontré dans
les bazars un Juif qui s'est entremis fort obligeamment
entre Abdallah et les marchands pour me prouver que
j'étais volé des deux parts. Le Juif a profité de l'installa-
tien du mobilier pour s'établir en ami sur Tun des di-
vans; U a fallu lui donner une pqye et lui faire servir du
café. Il s'appelle Yousef, et se livre à l'élève des vers à soie
pendant trois mois de Tancée. Le reste du temps, me
104 VOYAGE EN ORIENT.
dit-il, il n'a d'autre occupation que d'aller voir si les
feuilles des mûriers poussent et si la récolte sera bonne.
Il semble, du reste, parfaitement désintéressé, et ne re-
cherche la compagnie des étrangers que pour se former
le goût et se fortifier dans la langue française.
Ma maison est située dans une rue du quartier cophte,
qui conduit à la porte de la ville correspondant aux
allées de Schoubrah. ïl y a un café en face, un peu plus
loin une station d'àniers, qui louent leurs bêtes à raison
d'ime piastre l'heure ^ plus loin encore une petite mos-
quée accompagnée d'un minaret. Le premier soir que
j'entendis la voix lente et sereine du muezzin, au cou-
cher du soleil, je me sentis pris d'une indicible mélan-
colie.
<( Qu'est-ce qu'il dit? dcmandai-je au drogman.
— La Alla ila Allah ! ... Il n'y a d'autre Dieu que Dieu !
— Je connais cette formule.^ mais ensuite?
— « vous qui allez dormir, recommandez vos âmes
à Celui qui ne dort jamais ! »
Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il
faut tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les
hstoires des Mille et une Nuits me repassent par la tète, et
|e vois en rêve tous les dives et les géants déchaînés depuis
Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu'en-
fante le sommeil, et Ton n'y reconnaît que le produit
de l'imagination exaltée ; mais cela en existe-t-il moins
relativement à nous, et n'éprouvons-nous pas dans cet
état toutes les sensations de la vie réelle ? I^ sommeil
est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que
celui d'Egypte, et le pacha, dit-on, a toujours un servi-
teur debout à son chevet pour l'éveiller chaque fois que
ses mouvements ou son visage trahissent un sommeil
agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander simple-
ment, avec ferveur et confiance... à Celui qui ne dort
jamais!
SKJOLR EX EGYPTE. 105
IV. -^ InconTénleiite du célibat*
J*ai raconte plus haut l'histoire de ma première nuit,
et Ton comprend que j'aie ensuite dû me réveiller un
peu plus tard. Abdallah m'annonce la visite du cheik de
mon quartier, lequel était venu déjà une fois dans la
matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon
réveil au café d'en face avec son secrétaire et le nègre
portant sa pipe. Je ne m'étonnai pas de sa patience ;
tout Européen, qui n'est ni industrie) ni marchand, est
un personnage en Egypte. Le cheik s'assit sur un des di-
vans; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors il
commença son discours, qu'Abdallah me traduisit à me-
sure:
(( il vient vous rapporter l'argent que vou& avez donné
pour louer la maisoD, .
— Et pourquoi? Quelle raison donne-t-il?
— Il dit que Ton ne sait pas votre manière de vivre,
qu'on ne connaît pas vos mœurs,
— A-t-il observé qu'elles fussent mauvaises?
— Ce n'est pas cela qu'il entend ; il ne sait rien là-
dessus.
— Mais alors il n'en a donc pas une bonne opinion?
— Il dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la mai-
son avec une femme. . ,
— Mais je ne suis pas marié*
— Cela ne le regarde pas, que voïfs le soyez ou non ;
mais il dit que vos voisins ont des> femmes, et qu'ils
seront inquiets si vous n'en avez pas. D'ailleurs, c'est
l'usage ici.
— Que veut-il donc que je fasse?
— Que vous quittiez la maison, ou que vous choisis-
siez une femme pour y demeurer avec vous.
— Dites-lui que dans mon pays il n'est pas convenable
de vivre avec une femme sans être marié, »
1^ VOYAGIS BM Oftunr.
La réponse du vieillard à cette observation morale
était accompagnée d'une expremon toute paternelle
que les paroles traduites ne peuvent rendre qu^mpar-
faltement.
« H vous donne un conseil^ me dit Abdallah : il dit
qu'un monsieur (un ^fendt) comme vous ne doit pas
vivre seul, et qu'il est toujours honorable de nourrir une
femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux,
ajoute-t-il^ d'en fiourrir plusieurs, quand la religion que
Fou suit le pentiet. •»
Le raisonnemeût de ce Turc me toucha; cependant
ma conscience européenne luttait ooiilre ce point de vm»,
dont je né compris la justesse qu'en étudiant davantage
la situation des femtnes dans ce pays. Je fis répondre au
cheik pour le prier d*attendre que je me fusse informé
auiM'ès de mes amis de et qu'il conviendrait de faire.
J*avais loué la maison pour six mois^ je l'avais meu-
blée, je m y trouvais fort bten^ et je voulais seiilement
m'informer des mojfens de résister aux prétentionf^ du
cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour
cause de célibat. Après bien des hésitations, je me déci-
dai à prendre consdil du peintre de Thôtel Domei^gue,
qui avait bien voulu déjà mMntroduire dans son atelier
et m'initier aux merveilles de son dhguerréutypes Ce
peintre avait Toreille dure à ce point qu*ane couveiva-
tion par interprète eût été amusante et facile au prix de
la sienne.
Cependant je me rendais chez lui en trav^'sânt la
place d^ l'Ësbekieh, lorsqu'à Tangle d'une rue qui tourne
vers le quartier franc j'entends des exclamations de
joie parties d'une vaste cour où l'on promenait dans ce
moment-là de fort beaux irhévaux* L'îm des promeneurs
de chevaux s'élance à mon ool et me sierre dans ses bras;
c'était un gros garçon vêtu d'une saye bleue^ coilfé d'un
turban de laine jaunâtres et que je mu souvins d avoir
remarqué sur le bateau à vapeur^ à cause 4a sa ligury^
qui rappolail beaucoup les grosses têtes peintes qu^on
Yoii sur les couvercles de moniie».
Tayeb ! tayeb ! fort bien ! (fort bien î ) dis-je à ce mortel
eipamûf en lue (ifêbarrassant de ses étreintes et en cher-
chant derrière moi mon drogman Abdallah ; mais ce der«
nier s*éÉait perdu dans la foule, ne se souciant pas sans
doul^'ôtre vu faisant cortège à Tami d'un simple palefre-
nier. Ce musulman, gâté par les touristes d'Angleterre,
m se souvenaitr pas que Mahomet avait* été conducteur
de chânAeauj^.
Cependant PÉ^ptieii me tirait par la manche et
m'entralnatl^ dans la cour, qui était eelle des haras du
psdha d*Égypte, et là, au fend d-une galerie^ à demi
couché sur un divan dé bois, je reconnais un autre
de mea-cximpagnoBs de voyage, un peu plus avouable
dans tel sœiélé, SoUman*Aga, dont je t'ai parlé àéih^
et que j^av^s rencontré sur le bateau autrichien, te
Francisco Primo. Soliman-Aga me reconnaît aussi, et,,
quoique plus sobre en démonstrations que son su-
Lardoiiné, il me fait asseoir près de lui, m'^offi'e une
]>ipe et demande du café... Ajoutons, comme trait
de meeura, que le simple palefreniers se jugeant digne
momentanément de notre compagnie, s'assit en croisant
les jaoïbes à terre et reçut comme moi une longue pipe
el une de ces petites tasses pleine» d'un moka brûlant
que Von tient dass une serte de coquetier d^vé pour ne
[ias ae brûler les dc»gts. Un oerclie ne tarda pas à se for-
mer autour de nous»
Abdallah, voyant la reeeniiaissanee prendre une tour->
nure plus convenable, s'était montré enfin et daignait
fiivorisei^ notre conversations le savais déjà Soliinan-Aga
un convive fcurt aimable,, el, bien que nous n'eussions eu
{rnidant notre commane traversée que des relations de
pantomÎHie^ notre connaissance était assez avancée pour
que je piiase sans Indiseràlio» l'entretenir de mes aOÛre^
et lui «demander conseil.
108 V0YA6B BN ORIENT.
tt Maehallahl s'éciia-t-il tout d'abord, le cheik a
bien raison, un jeune homme de votre âge devrait s'être
déjà marié plusieurs fois!
— Vous savez, observai-je timidement, que dans ma
religion l'on ne peut épouser qu'une femme et il faut
ensuite la garder toujours, de sorte qu'ordinairement
l'on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux
possible.
— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front,
de vos femmes roumis (européennes), elles sont à tout
le monde et non à vous*, ces pauvres folles créatures
montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à
qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas... Imagi-
nez-vous, ajouta-t^il en pouffant de rire et se tournant
vers d'autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les
rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quel-
ques-unes même poussaient l'impudeur jusqu'à vouloir
m'embrasser. » '
Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je
crus devoir leur dire, pour Thonneur des Européennes,
que Soliman -Aga confondait sans doute l'empressement
intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête
du plus grand nombre.
((Encore, ajoutait Soliman-Âga, sans répondre à mon
observation, qui parut seulement dictée par l'amour-
propre national, si ces belles méritaient qu'un croyant
leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes
d'hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives
que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et
leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épou-
ser, c'est autre chose ^ elles ont été élevées si mal, que
ce serait la guerre et le malheur dans la maison. Chez
nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensem-
ble, c est le moyen d'avoir partout la tranquillité.
— Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos
femmes dans vos harems?
SÉJOUR EN EGYPTE. 109
— Dieu puissant! s'écria-t-il , qui n^aurait' la tête
cassée de leur babil? Ne voyez-vous* pas qu'ici les hom-
mes qui n'ont rien à faire passent leur temps à la pro-
menade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les
audiences, ou dans les visites qu'on se fait l'un à l'autre?
N'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'é-
couter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant,
que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts gros-
siers, de toilette ou de médisance?
— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures
où vous prenez vos repas avec elles.
— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément
à leur choix, et nous tout seuls, ou avec nos parents et
nos amis. Ce n'est pas qu'un petit nombre de fidèles n'en
agissent autrement, mais ils sont mal vus et mènent une
vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend
l'homme avide, égoïste et cruel ; elle détruit la frater-
nité et la charité entre nous; elle cause les querelles, les
injustices, et la tyrannie. Que chacun vive avec ses sem-'
blables! c'est assez que le maître à l'heure de la sieste,
ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le
recevoir des visages souriants, d'aimables formes riche-
ment parées,... et, si des aimées qu'on fait venir dansent
et chantent devant lui, alors il peut rêver le paradis
d'avance et se croire au troisième ciel, où sont les véri-
tables beautés pures et sans tache, celles qui seront
dignes seules d'être les épouses étemelles des vrais
croyants. »
Est-ce là l'opinion de tous les musulmans ou d'un cer-
tain nombre d'entre eux? On doit y voir peut-être moins
lé mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme
antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets pé-
rissables. La femme adorée n'est elle-même que le fan-
tôme abstrait, que l'image incomplète d'une femme
divine, fiancée au croyant de toute éternité. Ce sont ces
idéesqui ont fait penser que les Orientaux niaient Vànie
iO
110 VQYAGE EX ORIENT*
des femmes; mais on sait aujourd'hui q\}e les musuU
maaes vraioieot pieuses ont Tespéniuçe etles^mêmes^de
voir leur idéal se réaliser dans le ci^U L'histoire celi*-
gieuse des Arabes a ses saintes et ses prophétesses^ et la
fille de Mahomet, Tillustre Fatime, est la reine de oe
paradis iiéminin.
Seyd-Aga avait fini par me conseiller 4 embraser le
mahométisme ; je le remerciai en souriant et lui prfomis
d'y réfléchir. Me voilà celte fois plus embarrassé que ja-
mais. Il me restait pour^t encore à aller consulter le
peintre sourd de Thôtel Dom^rgue, coipme j*en i^vais eu
primitivement l'idée.
y- -te
Lorsqu^n a tourné la rue m laimnf à gaMchç 1^ ^li-
ment des haras, on con^|:qence ^ sentir Ta^imatioiJi de la
grande ville. La chaussée qui fait le tour de la pl^ce de
riEsbekieh n'a qu'une maigre allée d'arbres pour ^^^s
prptéger du soleil 5 mais déjà de grqndes et hautes mai-
sons de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux
qu'il projette sur un seul côté de la rue. Le liei^ est d'or-
dinaire très-frayé, très-bruyant, trèsrencombré demav-
cjjandes d'oranges, de bananes et de cannes à sucre
encqre vertes, dont le peuple msiche avec délices la pulpe
sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des
psylles qui ont de gros serpents roulés autouj du cou ; là
epfin se produit un spectacle qui réalise certaines images
des songes drolatiques de Rabelais. Un vieiUard jpvial
f^it danser avec le genou de petites figures dont le corps
est traversé d'une ficelle comme celles que montrent nos
Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beau-
coup moins décentes. Ce n'est pourtant pas là Tillustre
Caragueuz, qui ne se produit d'ordinaire que sous forme
d'ombre chinoise. Un cercle émerveillé de femmes, d'en^
SÉJOUR EN ÉGTPTE. 111
faiïts et de militaires applaudit naïvement ces marion-*
Dettes éhontées. Ailleurs c'est un montreur de singes
qui a dressé un énorme cynocéphale à rëpondre avec un
bâton aux attac^ues des chiens errants de la ville, qiie
les enfants excitent contre lui. Plus loin la voie se ré-
trécît et s'assombrit par l'élévation des édifices. Voici à
gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels don-
nent •)^lbliqueméIlt une séance tous les mardis ; puis une
vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire
un grand crocodile empaillé , signale la maison d'où
partetit les vôiliùres qui traversertt le désert du Caire
à Suez. Ge sont des voitures très -légères, dont la
forme rappelle celle du prosaïque cmuîou-, les ouver-
tures, largement découpées, livrent tout passage au vent
et à la poussière, c'est une nécessité sans doute; les
roues de fer présentent un double système de rayons,
partant de (Chaque exti^mité du moyeu pour aller se re-
joindre sur le cercle étroit qui remplace les janles. Ces
roues singulières coupent le sol plutôt qu'elles ne s'y
posent.
Mais passons. Ypici à droite un cabanet chrétien,
c'est-à**dire uu vaste cellier où Ton dottne â boire sur
des tonneiïux. Devant la porte se tient habituellement
un mortel i 4^ce enluminée et à longues moustaches,
qui représente avec majesté le Fràfic autochtone, la race,
pour mieux dire-, qui appartient à TOrient. Qui sait s'il
est Ma4tais, Italien^ Espagnol ou Marseillais d'origine?
Ce qni esl sûr, c'est que son dédain pour les costumes
du pays et la conscience qu'il a de la supériorité deâ
modes eiHH^péennes Tout induit en des raffinements qui
doBii^t une certaine originalité à sa garde-robe déla-
brée. :Sur»ne redingote bleue dont les anglaises effran-
gées ont depuis longtemps foit divorce avec leurs bou-
tons, il a eu i'idée d'attacher des torsades de ficelles qui
se crôisecit oomme des brandebourgs^ Son paiitalon
roii^ s enfrbojte datis un reste de bottes fortes armées
112 VOYAGE EN ORIENT,
d'éperons. Un vastç col de chemise et un chapeau Uanc
bossue à retroussis verts adoucissent ce que ce costume
aurait de trop martial et lui restituent son caractère ci-
vil. Quant au nerf de bœuf qu41 tient à la main, c^est
encore un privilège des Francs et des Turcs, qui s'exerce
trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et patient
fellah.
Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une
impasse étroite où rampe un mendiant aux pieds et aux
mains coupés; ce pauvre diable implore la charité des
Anglais, qui passent à chaque instant, car Thôtel Wag-
horn est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus,
conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de
M. Bonhomme, annoncé par un vaste écriteau peint en
lettres françaises. Tous les plaisirs de la civilisation se
résument là, et ce n^est pas de quoi causer grande envie
aux Arabes. En poursuivant notre route, nous rencon-
trons à gauche une maison à face architecturale, sculptée
et brodée d*arabesques peintes, unique réœnfort jus-
qu^ici de l'artiste et du poète. Ensuite la rue forme un
coude, et il faut lutter pendant vingt pas contre un en-
combrement perpétuel d'ânes, de chiens, de chameaux,
de marchands de concombres et de femmes vendant du
pain. Les ânes galopent, les chameaux mugissent, les
chiens se maintiennent obstinément rangés en espaliers
le long des portes de trois bouchers. Ce petit coin ne
manquerait pas de physionomie arabe, si Ton n'aperce-
vait en face de soi l'écriteau d'une trattoria remplie d'I-
taliens et de Maltais.
C'est qu'en face de nous voici dans tout son luxe la
grande rue commerçante du quartier franc, vulgaire-
ment nommée le Mousky. La première partie, à moitié
couverte de toiles et de planches, présente deux rangées
de boutiques bien garnies, où toutes les nations euro-
péennes exposent leurs produits les plus usuels. L'An-
gleterre domine pour les étoffes et la vi^isselle, TAlle-
SEJOUR EN EGYPTE. 113
magne pour les draps, la France pour les modes,
Marseille pour les épiceries, les viandes fumées et les
menus objets d'assortiment. Je ne cite point Marseille
avec la France, car dans le Levant on ne tarde pas à
s'apercevoir que les Marseillais forment une nation à
part; ceci soit dit dans le sens le plus favorable d'ail-
leurs.
Parmi les boutiques où l'industrie européenne attire
de son mieux les plus riches habitants du Caire, les
Turcs réformistes, ainsi que les Cophtes et les Grecs^
plus facilement accessibles à nos habitudes, il y a une
brasserie anglaise où Ton peut aller contrarier, à l'aide
du madère, du porter ou de l'aie, l'action parfois émoi-
liente des eaux du Nil. Un autre lieu de refuge contre la
vie orientale est la pharmacie Castagnol, où très souvent
les beys^ les muchirs et les nazirs originaires de Paris
viennent s'entretenir avec les voyageurs et retrouver un
souvenir de la patrie. On n'est pas étonné de voir les
chaises de l'officine, et même les bancs extérieurs, se
garnir d'Orientaux douteux, à la poitrine chargée
d'étoiles en brillants, qui causent en français et lisent
les journaux, tandis que des sais tiennent tout prêts à
leur disposition des chevaux fringants, aux selles bro*
dées d'or. Cette affluence s'explique aussi par le voisi-
nage de la poste franque, située dans l'impasse qui
aboutit à l'hôtel Domergue. On vient attendre tous les
jours la correspondance et les nouvelles, qui arrivent de
loin en loin, selon l'état des routes ou la diligence des
messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le Nil
qu'une fois par mois.
Je touche au but de mon itinéraire, car je rencontre à
la pharmacie Castagnol mon peintre de l'hôtel français,
qui fait préparer du chlorure d'or pour son daguerréo-
type. Il me propose de venir avec lui prendre un point
de vue dans la ville ; je donne donc congé au drogman,
qui se hâte d'aller s'installer dans la brasserie anglaise,
10.
Iî4 VOYAGE EN OWENT.
ayant pris, je le crains bien, du contact de ses ppécédeiits
maîtres, un goût immodéré pour ia bière foite *€i le
whisky.
En acceptant la promenade proposée, je complotais
une idée plus belle encore : c'était de me fahre conduire
au point le plus embrouillé de la ville, d'abandonner le
peintre à ses travaux, et puis d'errer à Tavenlure, sans
interprète et sans compagnon. Voilà ce que Je n'avais pu
obtenir jusque-là, le drogman se prétendant indispen-
siible, et tous les Européens que j'avais rencontrés wie
proposant de me faire voir « les beautés de la ville. » 11
fai^ avoir un peu parcoum le Midi pour oonnaître toute
la portée de cette hypocrite proposition. Vous croyez
que laimable résident se fait guide par bonté d'âme.
Béirompez-vous ; il «'a rien à foire, il s'eraïuie horrii>le-
ment, il a besoin de vous pour Tamuser, pour le dis-
traire , pour « Itii faire la oonvorsation ; » mais il ne
vous montrera rien que vous n'eussiez trouvé dn premier
coup : même il ne connaît point sa ville, il n^apas d'idée
ée ce qui s'y passe ; il cherclie %m but de promenade «t
«n moyen de vous enniiiyer de ses remarques et de s'a-
muser des vôtres. ©'aîUeurs, qu'e^-ce qu'nne belle
perspective, un monument, un détail curieux, sans le
hasard , sans l'imprévu ?
Un préjugé des Européens û^ €anre , c'est ée ne po«-
vodr faire dix pa« sans monter sur un âne escorté d'un
ânier. Les ânes sont fort beaux , j'en conviens , tw^tent
et galopent à merveille 5 l'ânier vous sert de eavasse et
fait écarler ia foule en criant : Ma ! ha ! iniglac ! sm€^
lad ce qui veut dire à droite! à gamète l Los femmes
ayant l'oreille ou la tôte plus dure que les autre» passants,
Tânier crie â tout moment : fa bentl (hé! femme!) d'un
Ion impérieux qwi fait bien acntir la supériorité fax «ese
mii»oulin.
SÉJOUR EN ÉGTPTE. 115
WW* -** Une »Tevtare mm bMwviala.
Nous chevauchions ainsi, \e peintre et moi, suivis d'un
àne qui portait le daguerréotype, machine compliquée
et fragile qu'il s'agissait d'établir quelque part de ma-
nière à nous faire honneur. Après la rue que j'ai décrite,
on rencontre «n passage couvert en planches, où le com-
merce européen effile ses produits les plus brillants.
C'est une sorte de bazar où se termine le qitarlier franc.
^kHM tournons à droite, puis à gauche, au milieu d^me
foule toujours croissante ^ nous suivons une longue rue
très-régulière , qui offre à la curiosité , de loin en loin,
des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches,
et tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine an-
fiflaise. Puis, après mille détours, la voie ée%'ient plus
silencieuse, plus poudreuse, plus déserte; les mosquées
tombent en. ruin6, les maisons s'écroulent ^ et là , le
bruit 64 le tumulte ne se reproduisent plus que sens la
forme d'une bande de chiens criards , acharnés après
nos ânes, et poursuivant surtout nos alfreux vêtements
noirs d'£urope. Heureusement nous passons sous une
porte, BOUS changeons de quartier, et ces aninraux s'ar-
rètont en grognant aux limites extrêmes de leurs pos-
sessions. Toute la ville est partagée en cinquante-troîs
quartiers entourés de murailles, dont plusieurs appar-
tiennent aux nations cophte, grecque, turque, juive et
française. Les chiens -eux-mêmes , qui pullulent en paix
dans la ville sans appartenir à personne, reconnaissent
ces divisions , et ne se hasarderaient pas au-delà sans
danger. Une nouvelle el^corte canine remplace bientôt
celle «qui nous a quittés , et nous conduit jusqu'aux
ûasini situés sur le bmd d'un canal qui traverse le Caire,
et qu'cm appelle le Calisk.
f*0its voici dans uiae espèce de faubourg séparé par te
116 VOYAGE EN ORIENT.
canal des principaux quartiers de la ville ^ des cafés ou
casinos nombreux bordent la rive intérieure, tandis que
l'autre présente un assez large boulevard égayé de quel-
ques palmiers poudreux. L^eau du canal est verte et
quelque peu stagnante ; mais une longue suite de ber-
ceaux et de treillages festonnés de vignes et de lianes,
servant d'arrière-salle aux cafés, présente un coup d'œil
des plus riants, tandis que Peau plate qui les cerne re-
flète avec amour les costumes bigarrés des fumeurs. Les
flacons d'huile des lustres s^allument aux seuls feux du
jour, les narghilés de cristal jettent des éclairs, et la
liqueur ambrée nage dans lés tasses légères que des noirs
distribuent avec leurs coquetiers de filigrane doré.
Après une courte station à Tun de ces cafés, nous
nous transportons sur l'autre rive du Galish, et nous
installons sur des piquets Tappareil où le dieu du jour
s^exerce si agréablement au métier de paysagiste. Une
mosquée en ruine au minaret curieusement sculpté, un
palmier svelte s^élançant d^une toufle de lenstiques,
c'est, avec tout le reste, de quoi composer un tableau
digne de Marilhat. Mon compagnon est dans le ravisse-
ment, et, pendant que le soleil travaille sur* ses plaques
fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conver-
sation instructive en lui faisant au crayon des demandes
auxquelles son infirmité ne Fempêche pas de répondre
de vive voix.
((Ne vous mariez pas, s'écrie -t-il, et surtout ne
prenez point le turban. Que vous demande-ton? D'avoir
une feinme chez vous. La belle affaire ! J'en fais venir
tant que je veux. Ces marchandes d'oranges en tunique
bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d'argent,
sont fort belles. Elles ont exactement la forme dès sta-*
tues égyptiennes, la poitrine développée, les épaules et
les bras superbes, la hanche peu saillante, la jambe
fine et sèche. C'est de l'archéologie^ il ne leur manque
qu'une coiffure à tête d'épervier, des bandelettes autpur
SÉJOUR EN EGYPTE. 117
du coqps, et une croix ansée à la main pour représenter
Isis ou Athor.
— Mais vous oubliez , dis«-je, que je ne suis point ar-
tiste ; et, d'ailleurs , ces femmes ont des maris ou des
familles. Elles sont voilées : comment deviner si elles
sont belles?... Je ne sais encore qu^un seul ipot d'arabe.
Comment les persuader?
— La galanterie est sévèrement défendue au Caire ;
mais Tamour n'est interdit nulle part. Vous rencontrez
une femme dont la démarche, dont la taille, dont la
grâce à draper ses vêtements, dont quelque chose qui
se dérange dans le voile ou dans la coiffure indique la
jeunesse ou Tenvie de paraître aimable. Suivez-la seule-
ment, et, si elle vous regarde en face au moment où elle
ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin
de votre maison ^ elle vous suivra. En fait de femme, il
ne faut se âer qu'à soi-même. Les drogmans vous adres-
seraient mal. Il faut payer de votre personne, c'est plus
sûr. »
Mais; au fait^ me disais-je en quittant le peintre et le
laissante son œuvre, entouré d'une foule respectueuse
qui lé croyait occupé d'opérations magiques, pourquoi
donc aurais-je renoncé à plaire? Les femmes sont voi-
lées ; mais je ne le suis pas. Mon teint d'Européen peut
avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en
France pour un cavalier ordinaire, mais au Caire je
deviens un aimable enfant du Nord. Ce costume franc,
qui ameute les chiens, me vaut du moins d'être re-
marqué ; c'est beaucoup.
En effet, j'étais rentré dans les rues populeuses, et je
fendais la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans
guide dans la partie arabe de la ville. Je m'arrêtais aux
portes des boutiques et des ateliers, examinant tout
d'un air de flânerie inoffensive qui ne m'attirait que des
sourires. On se disait : Il a perdu son drogman, il man-
que peut-être d'argent pour prendre un âne... ; on
118 VOYAGE EW OlIIEfVT.
plaignait Téiranger fearvoyé dansl^iminense odhue des
bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m^étais
arrêté à regarder trois forgerons au travail qui semblaient
des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe
dont le rhythme les guidait dans les coups successifs
qu*its donnaient à des pièces de métal qu'un enfant ap-
portait tour à tour sur lenclume. Je frémissais en son-
geant que, si Tun d'eux eût manqué la mesure d*un
demi*temps, l'enfant aurait eu la main 'broyée. 'Deux
femmes s'étaient ari^iées derrière moi ef riaient de ma
curiosité. Je me retourne , et je vois bien à leur mantille
de taffetas noir, à leur pardessus de levantine verte,
c[u elles n'appartenaient pas à la Classe des marchandes
d'oranges du Mousky. le m'élance au-devant d'elles,
mais elles baissent leur voile et s'échappent. Je les suis,
et j'arrive bientôt dans une longue rue, entrecoupée de
riches bazars, qui traverse to»te la ville. ?ïous nous
engageons sous une voûte à Taspect grandiose, formée
de charpentes sculptées d'un style antique, où le vernis
et la dorure rehaussent mille détails d'arabesques splen-
dides. C'est là peut^tre le èe&estain des Oireassiens où
s'est passée l'histoire racontée par ie mardhand cophte
au sultan de Casgar. Me voili en pleines Mille et une
Nuits. Que ne suis*je un des jeunes marchands auxquels
les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi que
faisait la tille de l'émir devant la 'boutique de Bedred-
din ! Je leur dirais comme le jeune homme de 'Bagdad :
« LaissezHTioi voir votre visage pour prix de cette étoffe
à fleurs d'or, et je me trouverai payé avec «sure ! » Mais
elles dédaignent les soieries de à yrouth , les étoffes
brochées de Damas, les mandHieg de BroiHse, queoha^
que vendeur étale à Tenvi... Il n'y a pomt là de boutiques^
ce sont de simples étalages dont les rayons s'élèvent jus-
qu'à la voûte, surmontés d'une enseigne couverte de
lettres et d'attributs dorés. Le marehand , les jambes
croifées, fume sa km^e pipe ou ^on narghH4 sur oti#
estcada étroite, et les {emmes ¥0»t ainsi de mârehaad
en marchand^ se «lootentaiit, après avoir bU tout dé^
ployer ohez Tun, de passer à Taiitre, en saktimt d^u«
regard dédaigneux.
Mes belles rieuses Yeuleat absolument des étoilBS de
ConstanUnople. Constantinople donne la mode au Caire.
On leur fait voir d'affreuses mousselines imprimées^ en
criant zlstamboldan^ (c'est de Stamboul) I Elles poosseni
des cris d'admiratianj. Les feiniiies sont les Bdémes par-
tout.
Je m-approebe d'un air de connaisseur ^ je soulève le
coin d'une étoffe jaune, à ramage&Ue dé vin, et je m'é^
crie : Tayeb (cela est beau) ! Mon observation parait
plaire; c'est à^ce choix qu'on s'arrête. Le marchand aune
avec une sorte de demi*-mètœ (|ui s'appelle un pie, et
l'on charge un petit garçon de porter Tétoffe rouïée«
Pour le coup, il me semble bien que l'une des jeunes
dames m'a regardé en face ; d'ailleurs, leur marche i«*-
certaine^ les rires qu'elles étouffent en se retournant et
me voyant les suivre, la mantille noire (habbarah) sou^
levée de temps en temps pour laisser voir un masque
blanc, signe d'une classe suf)érieure, enfin toutes ces al-
lures indécises que prend au bal de TOpéra un domino
qui veut vous séduire,, semblent m'indiqjuer qv'on n'a
pas envers moi des sentiments bien farouches. Le mo-
ment paraît donc venu de passer devant et de prendre
le chemin de mon logis ; mais le moyen de le retrouver ?
Au Caire, les rues n'ont pas d'écriteaux, les maisons pas
de numéros, et chaque quartier, ceint de murs, est en
lui-même unJabyrintfae des plus oomptets. 11 y a dix
impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je
suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tu-
multe et de lumière., où tout reluit et papillote, où le
luxe des étalages fait contraste au grand caractère d'ar-
chitecture et de splendeur des principales mosquées ,
peintes de bandes horizontales Jaunes et rouges j voici
120 VOYAGE EN ORIENt.
maintenant des passages voûtés, des ruelles étroites et
sombres, où surplombent les cages de fenêtres en char-
pente, comme dans nos rues du moyen âge. La fraîcheur
de ces voies presque souterraines est un refuge aux ar-
deurs du soleil d'Egypte, et donne à la population beau-
coup des avantages d'une latitude tempérée.Gela explique
la blancheur mate qu'un grand nombre de femmes con-
servent sous leur voile, car beaucoup d'entre elles n'ont
jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les
ombrages de Schoubrah.
Mais que penser de tant de tours et détours qu'on me
fait fûre? Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout
en me précédant, sur ma marche aventureuse ? Nous en-
trons pourtant dans une rue que j'ai traversée la veille,
et que je reconnais surtout à l'odeur charmante que ré-
pandent les fleurs jaunes d'un arbousier. Cet arbre aimé
du soleil projette au-dessus du mur ses branches revê-
tues de houppes parfumées. Une fontaine basse forme
encoignure, fondation pieuse destinée à désaltérer les
animaux errants. Voici une maison de belle apparence,
décorée d'ornements sculptés dans le plâtre ; l'une des
dames introduit dans la porte une de ces clefs rustiques
dont j'ai déjà l'expérience. Je m'élance à leur suite dans
le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me
voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de
galeries, dominée par les mille dentelures des moucJia'
rabys.
Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier
sombre de l'entrée; je me retourne avec l'intention sé-
rieuse de regagner la porte : un esclave abyssinien^
grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche
un mot pour le convaincre que je me suis trompe de
. ISÉIOUR BN EGYPTE. 121
maison, que je croyais rentrer chez moi; mais lé mot
tayeb, si universel qu'il soit, me me parait pas suffisant
à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un
grand bruit se fait dans le fond de la maison, des sais
étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se mon-
trent aux terrasses du premier étage, et un Turc des
plus majestueux s'avance du fond de la galerie prin-
cipale.
Dans ces moments-là, le pire est de rester court. Je
songe que beaucoup de musulmans entendent la langue
franque, laquelle, au fond, n'est qu'un mélange de toute
sorte de mots des patois méridionaux, qu'on emploie au
hasard jusqu'à ce qu'on se soit fait comprendre ; c'est la
langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que
je puis savoir d'italien, d'espagnol, de provençal et de grec,
et je compose avec le tout un discours fort captieux. Au
demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures;
l'une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa
sœur. J'épouse, je prends le turban; aussi bien il y a des
choses qu'on ne peut éviter. Je crois au destin.
D'ailleurs, ce Turc avait l'air d'un bon diable, et sa
figure bien nourrie n'annonçait pas la cruauté. Il cligna
de l'œil avec quelque malice en me voyant accumuler
les substantifs les plus baroques qui eussent jamais re-
tenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant
vers moi une main potelée chargée de bagues : — Mon
cher monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici; nous
causerons plus commodément.
surprise! ce brave Turc était un Français comme
moi!
Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres
se découpaient sur des jardins; npus prenons place sur
un riche divan; On apporte du café et des pipes. Nous
causons. J'explique de mon mieux comment j'étais entré
chez lui, croyant m'engager dans un des nombreux pas-
sages qui traversent au Caire les principaux massifs des
11
122 VOVAGK BN QÊLÎÉm.
maisons; mais je compreDda à scm sourire cpie met bel«-
les inconnues avaient eu le temps de me trahir. Gela
n'empêcha pas notre conversation de prendre en peu de
temps un caractère d^intimité. En pays turc^ la con-
naissance se fait vite entre compatriotes* Mon hôte vou-
lut bien m'inviter à sa table, et, qnand l'heure fut arri-
vée, je vis entrer deux* fort belles personnes, dont Tune
était sa femme, et Tautfe la sœur de sa femme. C'étaient
mes inconnues du bazar des Circase^iens , et toutes deux
Françaises... Voilà ce qu'il y avait de plus humiliant ! On
me fit la guerre sur ma prétention à parcourir la ville
sans drogman et sans ânier ^ on s'égaya touchant ma
poursuite assidue de deux dominos douteux^ qui évidem-
ment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher
des vieilles ou des négresses. Ces dame» ne me savaient
pas le moindre gré d'un choix aussi hasardeux, où aucun
de leurs charmes n'était intéressé, car il faut avouer que
le habharah noir, moins attrayant que le voile des sim-
ples filles fellahs^ fait de toute femme un paquet sams
forme, et, quand le vent s'y engouffre, lui donne l'aspect
d'un baUoa à demi gonAé.
Après le diner, servi entièrement à la française, on
me fit entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux
murs revêtus de porcelaines peintes, aux oi^niches de
cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans le
milieu ses minces filets d'eau ; des tapis et des glaces de
Venise complétaient Tidéal du luxe arabe \ mais la sur-
prise qui m'attendait là concentra bientôt toute mon
attention. C'étaient huit jeunes filles placées autour
d'une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles
se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes
vinrent me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais
qu'on ne pouvait se refuser au Caire. Ce qui m'étonnaii
le plus dans cette apparition séduisante, c'est que le
teint de ces jeunes personnes, vêtues à lorientale, variait
du bistre à 1 olivâtre, et arrivait, cbe^ la «decnière^ ail
SÉJOUtl EN EGYPTE. 123
chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être
de citer devant la plus blanche le vers de Goethe :
Connais-tn la contr^'e — où les citrona aiûriaaent...
Cependant elles pouvaient pfisser toutes pour des beautés
de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur
avaient pris place sur le divan en riant aux éclats de
mon admiration. Les deux petites filles nous apportèrent
des liqueurs et du café.
Je savais un gré infini à mon hôte de m'avoir introduit
dans son harem., mais je me disais en moi-même qu'un
Français ne ferait jamais un bon Turc, et que Tamour-
pîopre de montrer ses maîtresses ou ses épouses devait
dominer toujours la crainte de les exposer aux séductions.
Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes
fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes,
mais les filles de la maison. Mon hôte a'^partenait à cette
génération militaire qui voua son existence au service de
Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la res-
tauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs
services aux souverains de TOrient. LMnde et TÉgypte
en accueillirent un grand nombre ; il y avait dans ces
deux pays de beaux souvenirs de la gloire française.
Quelques-uns adoptèrent la religion et les mœurs des
peuples qui leur donnaient asile. I^e moyen de les blâ-
mer? La plupart, nés pendant la révolution, n^avaieiit
guère connu de culte que celui des théophilanthropes ou
des loges maçonniques. Le mahométisme, vu dans les
pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l'esprit
le plus sceptique. Mon hôte s'était livré jeune encore à
ces séductions d'une patrie nouvelle. Il avait obtenu le
grade de bey par ses talents, par ses services ; son sérail
recruté en partie des beauté du Sennaar,derAbyssinie,
de l'Arabie même, car il avait concouru à délivrer des
villes saintes du joug des sectaires musulmans. Plus
tard, plus avancé en âg^e, les idées de l'Europe lui étaient
124 VOYAGE EN ORIENT.
revenues : il s'était marié à une aimable lilie de consul,
et, comme le grand Soliman épousant Roxelane, il avait
congédié tout son sérail^ mais les enfants lui étaient
restés. C'étaient les filles que je voyais là -, les garçons
étudiaient dans les écoles militaires.
Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que
l'hospitalité qu'on me donnait dans cette maison pré-
sentait certaines chances dangereuses, et je n'osai trop
exposer ma situation réelle avant de plus amples infoi*-
mations.
On me fit reconduire chez moi le soir, et j'ai emporté
de toute cette aventure le plus gracieux souvenir...
Mais, en vérité, ce ne serait pas la peine d*aUer au
Caire pour me marier dans une famille française.
Le lendemain , Abdallah vint me demander la per-
mission d'accompagner des Anglais jusqu'à Suez. C'était
l'affaire d'une semaine, et je ne voulus pas le priver de
cette course lucrative. Je le soupçonnai de n'être pas
très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur
qui se passe de drogman toute une journée, qui rôde
à pied dans les rues du Caire, et dine ensuite on ne
sait où , risque de passer pour un être bien fallacieux.
Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place,
un barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le bar-
barin (c'est ici le nom des domestiques ordinaires) ne
sait qu'un peu de patois maltais.
TIII. — lie wékil«
Le Juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons,
venait tous les jours s'asseoir sur mon divan^ et se per-
fectionner dans la conversation.
« J'ai appris, me dit-il, qu'il vous fallait une femme,
et je vous ai trouvé un wékiL
*^ Un wékilî
SÉJOUR EN EGYPTE. 125
— Oui, cela veut dire envoyé , ambassadeur ^ mais ,
dans le cas présent, c'est un honnête homme ciiargé de
s'entendre avec les parents des filles à marier. Il vous
en amènera, ou vous conduira chez elles.
— Oh ! oh! mais quelles sont donc ces filles-là?
— Ce sont des personnes très-honnêtes, et il n'y en
a que de celles-là au Caire , depuis que son altesse a
relégué les autres à Ësné, un peu au-dessous de la pre^
mière cataracte.
~ Je veux le croire. Eh bien ! nous verrons ; amenez-
moi ce wékiL
— Je l'ai amené; il est en bas. »
Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand
et robuste, guidait de Pair le plus modeste. Nous mon-
tons à âne tous les quatre, et je riais beaucoup inté-
rieurement en comparant Taveugle à l'Amour, et son
fils au dieu de Thyménée. Le Juif, insoucieux de ces
emblèmes mythologiques, m'instruisait chemin faisant.
«Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre
manières. La première, c'est d'épouser une fille cophte
devant le Turc.
— Qu'est-ce que le Turc?
— C'est un brave santon à qui vous donnez quelque
argent, qui dit une prière, vous assiste devant le cadi,
et remplit les fonctions d'un prêtre : ces hommes-là
sont saints dans le pays, et tout ce qu'ils font est bien
fait. Us ne s'inquiètent pas de votre religion, si vous ne
songez pas à la leur ; mais ce mariage-là n'est pas celui
des filles très-honnêtes.
— Bon; passons à un autre.
— Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chré-
tien , et les Cophtes le sont aussi ; il y a des prêtres
cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous
la condition de consigner un douaire à la femme, pour
le cas où vous divorceriez plus tard.
^ C'est très-raisonnable, mais quel est le douaire?...
11.
126 VOTA(;& EN ORIENT.
— Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours
donner au moins 200 piastres.
— Cinquante francs ! ma foi, je me marie, et ce n^est
pas cher.
— Il y a encore une autre sorte de mariage pour les
personnes très-scrupuleuses; ce sont les bonnes fa-
milles. Vous êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous
marie selon son rite, et ensuite vous ne pouvez plus
divorcer.
— Oh l mais cela est très-grave : un instant !
— Pardon; il faut aussi, auparavant, constituer un
douaire, i)our le cas où vous quitteriez le pays.
— Alors la femme devient donc libre?
-^ Certainemi*nt; et vous aussi ; mats, tant que vous
restez dans le pays, vous êtes lié.
— Au fond, c'est encore asf^ez juste; mai$ quelle est
la quatrième sorte de mariage ?
— Celle^à^ je ne vous conseille pas d*y penser. On
vous marie deux fois : à Téglise cophte et au cou\'«nt
des Franciscains.
— C'est un mariage mixte?
— Un mariage très-solide : si vous partez, il vous
faut emmener la femme ; elle peut vous suivre partout
et vous mettre les enfants sur les bras.
— Alors c'est fmi, on est marié sans rémission ?
-^ Il y a bien des moyens encore de glisser des nul*
litésdans l'acte... mais surtout gardez-vous d'une chose,
c'est de vous laisser conduire devant le consul !
— Mais cela, c'est le mariage européen.
— Tout à fait. Vous n'avez qu'une seule ressource
alors ; si vous connaissez quelqu'un au consulat , c'est
d'obtenir que les bans ne sDi«;nt pas publiés dans votre
pays.)»
J^s connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la
question des mariages me confondaient ; mais il m'ap*
prit c|u'oa l'avait souvent «inptojfé dans m sortes d'^f?
SÉIOVR EN EGYPTE. 127
Aiires. il servait de Iruehement au wékii, qui ne savait
que l'arabe. Tous ces détails du reste m'intéressaient
ail dernier point.
Nous étions arrivés presque à Textrémité de la ville,
dans la partie du quartier cophte qui fait retour sur la
place de TEsbekieh du côté de Boulac. Une maison
d'assez pauvre ap]>arence au bout d'une rue encombrée
de marchands dlierbes et de fritures, voilà le lieu où
la présentation devait se faire. On m'avertit que ce
n était point la mission des parents, mais un termin
neutre.
« Vous allée en voir deux, me dit le Juif, et, si vous
n'êtes pas content, on en fera venir d'autres.
— C'est parfait ; mais, si elles restent voilées, je vous
préviens que je n'épouse pas.
— Oh! soyez tranquille, ce n'est pas ici ctname chez
les Turcs.
— Les Turcs ont l'avantage de pouvoir se rattraper
sur le nombre.
— C'est en effet tout différent. »
La salle basse de la maison était occupée par trots ou
quatre hommes en sarrau bleu, qui semblaient dormir;
pourtant, grâce au voisîna;ge de la porte de la ville et
d'un corps de garde situé auprès, cela n'avait rien d'in-
quiétant. Nous montâmes par uo escalier de pierre sur
une terrasse intérieure. La chambre où Ton entrait
ensuite donnait sur la n^, et la large fenêtre, avec tout
son grillage de menuiserie, savatiçait, selon l'usage,
d'un d^oai-mètre au dehors de la maison. Une fois assis
dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge
sur les deux extrémités de la rue ; on voit les passants
à travers les dentelures latérales. C'est d'ordinaire la
place des femmes, d'où, œmme sous le voile, elles ob-
servent tout sans être vues. On m'y fit asseoir, tandis
qt)^ le wékil^ ^OA fils et le iuif prévient place sur les
divans. Bientôt arriva une femme i)opbte voilée 9 4}ui,
128 VOYAGE EN ORIENT.
après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de
sa tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, compo-
sait une sorte^ de coiffure israélite. G^était la khathé ,
ou wékil, des femmes. Elle me dit que les jeunes per-
sonnes achevaient de s^habiller. Pendant ce temps, on
avait apporté des pipes et du café à tout le monde. Un
homme à barbe blanche, en turban noir, avait aussi
augmenté notre compagnie. C'était le prêtre cophte.
Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient
debout à la porte.
La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je
Tavoue, mêlée de quelque anxiété. Enfin, deux jeunes
filles entrèrent, et successivement vinrent me baiser la
main. Je les engageai par signe à prendre place auprès
de moi.
« Laissez-les debout, me dit le Juif, ce sont vos ser-
vantes. »
Mais j'étais encore trop Français pour ne pas insister.
Le Juif parla et fit comprendre sans doute que c'était
ime coutume bizarre des Européens de faire asseoir
les femmes devant eux. Elles prirent enfin place à mes
côtés.
Elles étaient vêtues d'habits de taffetas à fleurs et de
mousseline brodée. C'était fort printanier. La coiffure,
composée du tarbouch rouge entortillé de gazillons,
laissait échapper un fouillis de rubans et de tresses de
soie; des grappes de petites pièces d'or et d'argent,
probablement fausses, cachaient entièrement les che-
veux. Pourtant il était aisé de reconnaître que l'une
était brune et l'autre blonde; on avait prévu toute ob-
jection. La première « était svelte comme un palmier
et avait l'œil noir d'une gazelle, » avec un teint légère-
ment bistré ; l'autre, plus délicate, plus riche de con-
tours, et d'une blancheur qui m'étonnait en raison de
la latitude, avait la mine et le port d'une jeune reine
éclose au pays du matin.
SÉJOUR EN KGYPTE. 129
.Cette dernière me séduisait particulièrement, et je
lui faisais dire toutes sortes de douceurs sans cependant
négliger entièrement sa compagne. Toutefois le temps
se passait sans que j'abordasse la question principale ;
alors la khatbé les fit lever et leur découvrit les épaules
qu elle frappa de la main pour en montrer la fermeté.
Un instant, je craignis que l'exhibition n'allât trop loin,
et j'étais moi-même un peu embarrassé devant ces pau-
vres filles, dont les mains recouvraient de gaze leurs
charmes à demi trahis. Enfin le Juif me dit :
« Quelle est votre pensée ?
— Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je vou-
drais réfléchir : on ne s'enflamme pas tout d'un coup ;
nous les reviendrons voir. »
Les assistants auraient certainement voulu quelque
réponse plus précise. La khathé et le prêtre cophte me
firent presser de prendre une décision. Je finis par me
lever en promettant de revenir, mais je sentais qu'on
n'avait pas grande confiance.
Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette né-
gociation. Quand je traversai la terrasse pour gagner
Fescalier, celle que- j'avais remarquée particulièrement
semblait occupée à arranger des arbustes. Elle se releva
en souriant, et, faisant tomber son tarbouch, elle secoua
sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles
le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier eflbrt
d'une coquetterie, d'ailleurs bien légitime, triompha
presque de ma prudence, et je fis dire à la famille que
j'enverrais certainement des présents.
(( Ma foi, dis-je en sortant au complaisant Israélite,
j'épouserais bien celle-là devant le Turc.
— La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre
cophte. C'est une famille d'écrivains : le père est mort;
la jeune fille que vous avez préférée n'a encore été ma<
riée qu'une fois, et pourtant elle a seize ans.
— Comment ! elle est veuve ?
IM VOYAGE EN 0R1E!fT.
— Non, divorcée.
— Oh ! mais cela change la question ! n
J'envoyai toujours une petite pièce d'étoffe comme
présent.
L'aveugle et son fils se remirent en quête et me trou-
vèrent d'autres fiancées. C'étaient toujours à peu près
les mômes cérémonies , mais je prenais goût à cette revue
du beau sexe cophte, et moyennant quelques étoffes et
menus bijoux Ton ne se formalisait pas trop de mes in-
certitudes. Il y eut une mère qui amena sa fîtie dans
mon logis : je crois bien que celle-là aurait volontiers
célébré l'hymen devant le Turc^ mais, tout bien consi-
déré, cette fille était d'âge à avoir été déjà épousée plus
que de raison.
MX* — Ve J»r4ln 4c Bocette.
Le barbarin qu'Abdallah avait mis à sa place, un peu
jaloux peut-être de l'assiduité du Juif et de son wékil,
m'amenaun jour un jeune homme fort bien vêtu, parlant
italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un
mariage tout à fait relevé.
« Pour celui-là, me dit-il, c'est devant le consul. Ce
sont des gens riches, et la fille n'a que douze ans.
— Elle est un peu jeune pour moi ; mais il parait
qu'ici c'est le seul âge où l'on ne risque pas de les trou-
ver veuves ou divorcées.
— Signor^ è verol ils sont très-impatien ts de vous voir, ^
car vous occupez une maison où il y a eu des Anglais;
on a donc une bonne opinion de votre rang. J'ai dit que
vous étiez un général.
— Mais je ne suis pas général.
— Allons donc ! vous n'êtes pas un ouvrier, ni un né-
gociant. Vous ne faites rien?
^^ Pas grand'cbosct
SÈiOVÊi EN ÂGYPTt. 131
^ Eh bien ! eela représente ici au moins te grade d'an
myrliva (général). »
Je savais déjà qa^en effet au Gaire^ comme en Rusdie,
1 on classait toutes les positions diaprés les grades niilt-'
taires* 11 est à Paris des écrivains pour qui c'eût été une
mince distinction que d'être assimilé à un général égyp-
tien^ moi^ je ne pouvais voir là qu'une amplification
orientale. Nous montons sur des ânes et nous nous diri«
geons vers le Mousky* Mahomet frappe à une maison
d assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte et
pousse des cris de joie ^ une autre esclave noire se penche
avec curiosité sur la balustrade de l'escalier^ frappe des
mains en riant très^baut, et j'entends retentir des con*-
vesations où je devinais seulement qu'il était question
du myrliva annoncé.
Au premier étage je trouve un personnage prq)remeDt
vêtu, ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir
et me présente un grand jeune homme commua son fils.
C'était le père. Dans le même instant entre une femme
dune trentaine d'années encore jolie; on apporte du
café et des pipes^ et j'apprends par i interprète qu'ils
étaient de la Haute-Egypte, ce qui donnait au père le
droit d'avoir un turban blanc. Un instant après, la jeune
fille arrive suivie des négresses^ qui se tiennent en dehors
de la porte ; elle leiu* prend des mains un plateau, et
nous sert des contitures dans un pot de cristal où Ton
puise avec des cuillers de vermeil. Elle était si petite et
si mignonne, que je ne pouvais concevoir qu'on songeât
à la marier. Ses traits n'étaient pas encore bien formés;
mais elle ressemblait tellement à sa mèare^ qu'on pou-
vait se rendre compte, d'après la figure de cette der-
nière, du caractèriB futur de sa beauté. On renvoyait aux
écoles du quartier franc^ et elle savait déjà quelques
mots d'italien. Toute cette famille me paraissait si res-
pectable, que je regrettais de m'y être présenté sans in^
tenticNis Xq\xi à fait sérieuses. Us me tirent mille hounê**
132 VOYAGE EN OIUBNT.
télés, et je les quittai en promettant une répœise
prompte. Il y avait de quoi mûrement réfléchir.
Le surlendemain était le jour de la pâque juive, qui
correspond à notre dimanche des Rameaux. Au lieu de
buis, comme en Europe, tous les chrétiens portaient le
rameau biblique, et les rues étaient pleines d^enfaiits
qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traver-
sais, pour me rendre au quartier franc, le jardin de Ro-
sette, qui est la plus charmante promenade du Caire.
C'est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses,
sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux
maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent
un côté de cette retraite ; les maisons franques qui bor-
dent l'impasse Waghom s^étendent à l'autre extrémité;
l'intervalle est assez considérable pour présenter à l'œil
un horizon touffu de dattiers, d'orangers et de syco-
mores.
Il n'est pas facile de trouver le chemin de cet Éden
mystérieux, qui n'a point de porte publique. On traverse
la maison du consul de Sardaigneen donnant à ses gens
quelques paras, et l'on se trouve au milieu de vergers et
de parterres dépendant des maisons voisines. Un sentier
qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entou-
rée de grillages où se promènent plusieurs girafes que le
docteur Clot-Bey fait élever par des Nubiens. Un bois
d'orangers fort épais s'étend plus loin à gauche de la
route; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels
on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le vaste
espace qu'on aperçoit de ce côté se termine par un rideau
de palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues
feuilles d'un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu
par de hauts piliers, qui recouvre un bassin carré autour
duquel des compagnies de femmes viennent souvent se
reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce sont des
musulmanes, toujours voilées le plus possible, le samedi,
des Juives, le dimanche, des chrétiennes* Ces deux der^
SÉJOUR EN EGYPTE. 133
niers jours, les voiles sont un peu moins discrets; beau-
coup de femmes font étendre des tapis près du bassin
par leurs esclaves, et se font servir des fruits et des pâ-
tisseries. Le passant peut s^asseoir dansle pavillon même
sans qu^me retraite farouche Favertisse de son indiscré-
tion, ce qui arrive quelquefois le vendredi, jour des
Turques.
Je passais près de là lorsqu^un garçon de bonne mine
vient à moi d^un air joyeux ; je reconnais le frère de ma
dernière prétendue. J^étais seul. Il me fait quelques si-
gnes que je ne comprends pas, et Unit par m'engager, au
moyen d'une pantomime plus claire, à l'attendre dans le
pavillon. Dix minutes après, la porte de Tun des petits
jardins bordant les maisons s'ouvre et donne passage à
deux femmes que le jeune homme amène, et qui vien-
nent prendre place près du bassin en levant leurs voiles.
C'étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait sur
la promenade du côté opposé à celui où j'y étais entré
l'avant-veille. Après les premiers saints affectueux, nous
voilà à nous regarder et à prononcer des mots au hasard
en souriant de notre mutuelle ignorance. La petite fille
ne disait rien, sans doute par réserve 5 mais, me souve-
nant qu'elle apprenait l'italien, j'essaye quelques mots
de cette langue, auxquels elle répond avec l'accent gut-
tural des Arabes, ce qui rendait l'entretien fort peu clair.
Je tâchais d'exprimer ce qu'il y avait de singulier dans
la ressemblance des deux femmes. L'une était la minia-
ture de l'autre. Les traits vagues encore de l'enfant se
dessinaient mieux chez la mère*, on pouvait prévoir
entre ces deux âges une saison charmante qu'il serait
doux de voir fleurir. Il y avait près de nous un tronc de
palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont
les rameaux trempaient dans l'extrémité du bassin. Je
le montrai du doigt en disant : Oggi è il giorno délie
palme. Or, les fêles cophtes, se réglant sur le calendrier
primitif de l'Église, ne tombent pas en même temps que
12
IH VOYAGE BN ORtEST.
les nôtres* Toutefois la petite fille alla cueilHr on rameau
qu'elle garda à la main, et dit : lo cosi sono « Roumi, »
(Moi, comme cela, je suis Romaine!)
Au point de vue des Ég}'ptiens, tous les Francs sont
des Romains. Je pouvais donc prendre cela pour un com-
pliment et pour une allusion au futur mariage...
hymen, hyménée ! je t'ai vu ce jour-là de bien prèsl Tu
ne dois être sans doute, selon nos idées euro|iéennes,
qu'un frère puîné de Tamour. Pourtant ne serait-il pas
charmant de voir grandir et se développer près de soi
l'épouse que l'on s'est choisie, de remplacer quelque
temps le père avant d'être l'amant?... Mais pour le mari
quel danger!
En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter
mes amis du Caire. J'allai voir Seyd-Âga. a Mariez-vous
donc de par Dieu ! » me dit-il, comme Pantagruel à Pa-
aurge. J'allai de là chez le peintre de l'hôtel Domergue,
qui me cria de toute sa voix de sourd : « Si c'est devant
le consul... ne vous mariez pas ! »
Il y a, quoi qu'on fasse, un certain préjugé religieux
qui domine l'Européen en Orient, du moins dans les cir-
constances graves. Faire un mariage à la cophtey comme
on dit au Caire, ce n est rien que de fort simple-, mais le
faire avec une toute jeune enfant, qu'on vous livre pour
ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous-
même, c'est une grave responsabilité morale assuré-
ment.
Comme je m'abandonnais à ces sentiments délicats,
je vis arriver Abdallah revenu de Suez ^ j'exposai ma
situation.
<( Je m'étais bien doutée s'écria-t-il, qu'on profiterait
de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je
connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot?
— Oh ! peu m'importe ; je sais qu ici ce doit étœ peu
de chose.
*^ Où parle de vingt mille piastres*
SÉJOUR EN EGYPTE. 135
— Eh bien! c'est toujours cela (cinq mille francs).
— Comment donc? mais c'est vous qui devez les payer.
— Ah! c'est bien différent... Ainsi il faut que j'ap-
porte une dot, au lieu d'en recevoir une?
— Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici?
— Comme on me parlait d'un mariage à l'européenne...
— Le mariafçe, oui; mais la somme se paye toujours.
C'est un petit dédommagement pour la famille. »
J^ comprenais dès-lors l'empressement des parents
dans ce pays à marier les petites filles. Rien n'est plus
juste d^ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en
payant, la peine que de braves gens se sont donnée de
mettre au monde et d'éleverpour vous une jeune enfant,
gracieuse et bien faite. Il parait que la dot, ou pour
mieux dire le douaire, dont j'ai indiqué plus haut le mi-
nimum, croît en raison de la beauté de l'épouse et de la
position des parents. Ajoutez à cela les frais de la noce,
et vous verrez qu'un mariage à la cophte devient encore
une formalité assez coûteuse. J'ai regretté que le dernier
qui m était proposé fût en ce moment-là au-dessus de
mes moyens. Du reste, l'opinion d'Abdallah était que
pour le même prix on pouvait acquérir tout un sérail au
Bazar des esclavçs.
Il
LES ESCLAVES
I* — - Un leTer de soleil.
Que notre vie est quelque chose d^étrange! Chaque
matin, dans ce demi-sommeil où la raison triomphe peu
à peu des folles images du rêve, je sens qu^il est naturel,
logique et conforme à mon origine parisienne de m'é-
veiller aux clartés d*un ciel gris, au bruit des roues
broyant les pavés, dans quelque chambre d'un aspect
triste, garnie de meubles anguleux, où Timagination se
heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, et c^est
avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve
à mille lieues de ma patrie, et que j Wvre mes sens peu
à peu aux vagues impressions d^un monde qui est la par-
faite antithèse du nôtre. La voix du Turc qui chante au
minaret voisin, la clochette et le trot lourd du chameau
qui passe, et quelquefois son hurlement bizarre, les
bruissements et les sifflements indistincts qui font vivre
Tair, le bois et la muraille, Taube hâtive dessinant au
plafond les mille découpures des fenêtres, une brise ma-
tinale chargée de senteurs pénétrantes, qui soulève le
rideau de ma porte et me fait apercevoir au-dessus des
murs de la cour les têtes flottantes des palmiers; tout
cela me surprend, me ravit,., ou m'attriste, selon les
SÉJOUR EN EGYPTE. 137
jours; car je ne veux pas dire qu*un éternel été fasse
une vie toujours joyeuse. Le soleil noir de la mélancolie,
qui verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rè-
venr d*Albert Durer, se lève aussi parfois aux plaines
lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans
un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à
défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux
clartés d'un jour d'Orient.
Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que
j'habite dans le quartier cophte, pour voir les premier»
rayons qui embrasent au loin la plaine d'Hcliopolis et les
versants du Mokattam, où s'étend la Ville des Mort^,
entre le Caire et Matarée. C'est d'ordinaire un beau
spectacle, quand Taube colore peu à peu les coupoles et
les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois
dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis
1 an 1000, ont gouvenié TÉgypte. L'un des obélisques de
l'ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette
plaine, comme une sentinelle oubliée; il se dresse au
milieu d'un bouquet touffu de palmiers et de sycomores,
et reçoit toujours le premier regard du dieu que l'on
adorait jadis à ses pieds.
L'aurore, en Egypte, n'a pas ces belles teintes ver-
meilles qu'on admire dans les Cyclades ou sur les cotes
de Candie; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel,
précédé seulement d'une vague lueur blanche ; quelque-
fois il semble avoir peine à soulever les longs plis d'un
linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons,
comme l'Osiris souterrain ; son empreinte décolorée at-
triste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s'y mé-
prendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin
d'amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre
épaisse qui charge l'horizon ne se découpe jamais en
frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil,
au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l'at-
mosphère cendreuse sous la forme d'un disque rouge,
12
138 VOYACE EN ORIENT.
qu'on croirait sorti des forges libyques du dieu Phta. On
comprend alors celle mélancolie profonde de la vieille
Egypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance
et des tombeaux que les monuments nous transmettent.
C'est Typhon qui triomphe pour un temps des divinités
bienfaisantes; il irrite les yeux, dessèche les poumons,
et jette des nuées d'insecles sur les champs et sur les
vergers.
Je les ai vus passer comme des messagers de mort et
de famine, l'atmosphère en était charçée, et regardant
au-dessus de ma têle, faute de poinl de comparaison, je
les prenais d'abord pour des nuées d'oiseaux. Abdallah,
qui était monté en même temps que moi sur la terrasse,
fit un cercle dans l'air avec le long tuyau de son chi-
bouque, et il en tomba deux ou trois sur le plancher. Il
secoua la tête en regardant ces énormes cigales vertes et
roses, et me dit : — Vous n'en avez jamais mangé?
Je ne pus m'empêcher de faire un geste d'éloignement
pour une telle nourriture, et cependant, si on leur ôte
les ailes et les pattes, elles doivent ressembler beaucoup
aux crevettes de FOcéan.
« C'est une grande ressource dans le désert, me dit
Abdallah ; on les fume, on les sale, et elles ont, à peu
de chose près, le goût du hareng saur ; avec de la pâte
du dourah, cela forme un mets excellent.
— Mais à ce propos, dîs-je, ne serait-il pas possible
de me faire ici un peu de cuisine égyptienne? Je trouve
ennuyeux d'aller deux fois par jour prendre mes repas à
rhôlel.
— Vous avez raison, dit Abdallah; il faudra prendre
à votre service un cuisinier.
— Eh bienî est-ce que le barharin ne sait rien
faire ?
— Oh! rien. ïl est ici pour ouvrir la porte et tenir
la maison propre, voilà tout.
— Et YQUs-fnême, ne seriez -vous pas capable de
r
SÉJOUR EN EGYPTE. 139
mettre au feu un morceau de viande, de préparer quelque
chose enfin?
— C'est de moi que vous parlez? s'écria Abdallah
d'un ton profondément blessé; non, monsieur, je ne
sais rien de semblable.
— C est fâcheux, repris-je en ayant Tair de continuer
une plaisanterie, nous aurions pu en outre déjeuner
avec des sauterelles ce matin; mais, sérieusement, je
voudrais prendre mes repas ici. Il y a des bouchers dans
la ville, des marchands de fniits et de poisson... Je ne
vois pas que ma prétention soit si extraordinaire.
— Rien n'est plus simple, en effet : prenez un cuisi-
nier. Seulement, un cuisinier européen vous coûtera un
talari par jour. Encore les beys, les pachas et les hôte-
liers eux-mêmes ont-ils de la peine à s'en procurer.
— J'en veux un qui soit de ce pays-cî, et qui me pré-
pare les mets que tout le monde mange.
— Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean.
C'est un de vos compatriotes qui tient un cabaret dans
le quartier cophte, et chez lequel se réunissent 1^ gens
^ans place. »
II* «- Monslenr «ieaii*
M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'E-
gypte. Il a été l'un des trente-trois Français qui pri-
rent du service dans les mamelouks après la retraite de
lexpédition. Pendant quelques années, il a eu comme
les autres un palais, des femmes, des chevaux, des es-
claves : à l'époque de la destruction de cette puissante
milice, il fut épargné comme Français; mais, rentré
dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de
temps. 11 imagina de vendre publiquement du vin, chose
alors nouvelle en Egypte, où les chrétiens et les Juifs ne
s'enivraient que d eauHle-vie^ d arak, et d'une certaine
140 VOYAGE EN ORIENT.
bière nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte', de
Syrie et de T Archipel firent concurrence aux spiritueux,
et les musulmans du Caire ne parurent pas s'offenser de
cette innovation.
M. Jean admira la résolution que j'avais prise d'é-^
chapper à la vie des hôtels; mais, me dit-il, vous aurez
de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire,
prendre autant de serviteurs qu'on a de besoins diffé-
rents. Chacun d'eux met son amour-propre à ne faire
qu'une seule chose, et d'ailleurs ils sont si paresseux,
qu'on peut douter que ce soit un calcul. Tout détail
compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous aban-
donnent même, pour la plupart, dès qu'ils ont gagne de
quoi passer quelques jours sans rien faire.
<i Mais comment font les gens du pays?
— Oh ! ils les laissent s'en donner à leur aise, et pren-
nent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans
tous les cas, un effendi a toujours avec lui son secrétaire
(khatibessir)^ son trésorier (khazindar)^ son porte-pipe
(Jchiboukji)y le selikdar pour porter ses armes, le seradj-
biichi pour tenir son cheval, le kakioeâji-bachi pour faire
son café partout où il s'arrête, sans compter les yamaks
pour aider tout ce monde. A l'intérieur, il en faut bien
d'autres ; car le portier ne consentirait pas à prendre
soin des appartements, ni le cuisinier à faire le café; il
faut avoir jusqu'à un certain porteur d'eau à ses gages.
Il est vrai qu'en leur distribuant une piastre ou une
prastre et demie, c'est-à-dire de vingt-cinq à trente cen-
times par jour, on est regardé par chacun de ces fai-
néants comme un patron très-magnifique.
— Eh bien ! dis-je , tout ceci est encore loin des
soixante piastres qu'il faut payer journellement dans les
hôtels.
— Mais c'est un tracas auquel nul Européen ne peut
résister.
• — J'essayerai, cela m'instruira.
SFJOLR EN ÉGYVTK. 1^1
— I!s VOUS feront une nourriture abominable.
— Je ferai connaissance avec les mets du pays.
— Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les
prix de tout.
— Gela m'apprendra la langue.
— Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les
plus honnêtes, vous choisirez.
— Est-ce qu'ils sont très-voleurs?
— Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat,
par un ressouvenir du langage militaire : voleurs ! des
Égyptiens... ils n'ont pas assez de courage. »
Je trouve qu'en général ce pauvre peuple d'Egypte est
trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui
partage aujourd'hui les privilèges de la race turque, en
prend aussi les préjugés. Ces gens sont pauvres, igno-
rants sans nul doute, et la longue habitude de l'escla-
vage les maintient dans une sorte d'abjection. Ils sont
plus rêveurs qu'actifs, et plus intelligents qu'indus-
trieux ; mais je les crois bons et d'un caractère analogue
à celui des Hindous , ce qui peut-être tient aussi à leur
nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres
carnassiers, nous respectons fort leTartare et le Bédouin,
nos pareils , et nous sommes portés à abuser de notre
énergie à l'égard des populations moutonnières.
Après avoir quitté M. Jean, je traversai la place de
TEsbekieh, pour me rendre à l'hôtel Domergue. C'est,
comme on sait , un vaste champ situé entre l'enceinte
de la ville et la première ligne des maisons du quartier
cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais
et d'hôtels splendides. On distingue surtout la maison
où fut assassiné Kléber , et celle où se . tenaient les
séances de l'Institut d'Egypte. Un petit bois de syco-
mores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir
de Bonaparte, qui les fit planter. A l'époque de l'inoiH
dation, toute cette place est couverte d'eau et sillonnée
par des canges et des djermes peintes et dorées appar-*
142 VOYAGE EN ORIENT.
tenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette
transformation annuelle d'une place publique en lac
d'agrément n'empêche pas qu'on y trace des jardins et
qu'on y creuse des canaux dans les temps ordinaires.
Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à
une tranchée ; les hommes piochaient la terre, et les
femmes en emportaient de lourdes charges dans des
coufles de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait
plusieurs jeunes filles, les unes en chemises bleues, et
belles de moins de huit ans entièrement nues, comme
on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil.
Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail,
et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le
t^ut était sous la direction d'une sorte de militaire
coiffé d^un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à
éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la
main un fouet en peau d'hippopotame roulée. Cela s^a-
dressait aux nobles épaules des inspecteurs, comme le
bâton de c«s derniers à l'omoplate des fellahs.
Le surveillant^ me voyant arrêté à regarder les pau-
vres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de teire,
m'adressa la parole en français. C'était encore un com-
patriote, le n'eus pas trop l'idée de m'attendrir sur les
coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement
du reste ; l'Afrique a d'autres idées que nous sur ce point.
« Mais pouixiuoi, dis-je, faire travailler ces femmes
et ces enfants?
— Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l'inspecteur
français -, ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment
mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les
laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jus-
qu'à une piastre, selon leur force. Une piastre (26 cen-
times) est généralement le prix de la journée d'un
homme.
— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont
encbdinés? Sont-ce des forçats?
SËJOtlR BN ÉGYPTfi* 143
— Ce sont des fainéants^ ils aiment niieitx passer
leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les
c^fés que de se rendre utiles.
— Comment vivent-ils dans ce cas-là?
— On vit de si peu de chose ici ! Au besoin, ne trou-
vent-ils pas toujours des fruits ou des légumes à voler
dans les champs? Le gouvernement a bien de la peine
à faire exécuter les travaux les plus nécessaires ; mais ,
quand il le faut absolument, on fait eenier un quartier
ou barrer une rue par des troupes , on arrête les gens
qui passent, on les attache et on nous les amène ^ voilà
tout.
— Quoi ! tout le monde sans exception ?
— Oh ! tout le monde ; cependant, une fois arrêtés,
chacun s'explique. Les Turcs et les Francs se font recon-
naître. Parmi les autres, ceux qui ont de Targerit se
rachètent de la corvée ; plusieurs se recommandent de
leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et tra-
vaille [tendant quelques semaines ou quelques mois,
selon l'importance des choses à exécuter.
Que dire de tout cela? L'Egypte en est encore au
moyen âge. Ces corvées se faisaient jadis au pro/it des
beys mamelouks. Le pacha est aujourd'hui le seul suze-
rain ; la chute des mamelouks a supprimé le servage in-
dividuel, voilà tout. »
m. — lies khowals.
Après avoir déjeuné à Thôtel, je suis allé m'asseoir
dans le plus beau café du Mousky. J'y ai vu pour la pre-
mière fois danser des aimées en public. Je voudrais bien
mettre un peu la chose en scène ^ mais véritablement
la décoration ne comporte ni trèfles , ni colonnettes , ni
lambris de porcelaine , ni œufs d'autruches suspendus.
Ce n'est <(a'à Paris que Ton rencontre des cafés ^ orien^
144 VOYAGE EN ORIENT.
taux» Il faut plutôt imaginer une humble boutique car-
rée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se
répèle plusieurs fois l'image peinte d'une pendule posée
au milieu d'une prairie entre deux cyprès. Le reste de
rornementation se compose de miroirs également peints,
et qui sont censés se renvoyer l'éclat d'un bâton de pal-
mier chargé de flacons d'huile où nagent des veilleuses,
ce qui est le soir d'un assez bon effet.
Des divans, d'un bois assez dur, qui régnent autour
de la pièce, sont bordés de cages en palmiers, servant
de tabourets pour les pieds des fumeurs , auxquels on
distribue de temps en temps les élégantes petites tasses
( fines-janes ) dont j'ai déjà parlé. C'est là que le fellah
en blouse bleue, le Cophte au turban noir, ou le Bédouin
au manteau rayé, prennent place le long du mur, et
voient sans surprise et sans ombrage le Franc s'asseoir
à leurs côtés. Pour ce dernier, le kahwedji sait bien
qu'il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette
bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins de
la boutique et en est d'ordinaire l'ornement le plus pré-
cieux. L'encoignure qui le surmonte , garnie de faïence
peinte, se découpe en festons et en rocailles , et a quel-
que chose de l'aspect des poêles allemands. Le foyer est
toujours garni d'une multitude de petites cafetières de
cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour
chacune de ces fines-janes grandes comme des coque-
tiers.
Et maintenant voici les aimées qui nous apparaissent
dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. Elles
me frappèrent au premier abord par l'éclat des calottes
d'or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs
talons qui frappaient le sol , pendant que les bras levés
en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des
clochettes et des anneaux ; les hanches frémissaient d'un
mouvement voluptueux ; la taille apparaissait nue sous
k mousseline dans l'intervalle delà veste et de la riche
SBiOUR EN EGYPTE. 145
ceinture relâchée et tombant très-bas, comme le ceston
de Vénus. A peine , au milieu du tournoiement rapide,
pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes per-
sonnes, dont les doigts agitaient de petites cymbales,
grandes comme des castagnettes , et qui se démenaient
yaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tam*
bourin. Il y en avait deux fort belles, à la mine fière,
aux yeux arabes avivés par le cofiel, aux joues pleines et
délicates légèrement fardées ; mais la troisième, il faut
bien le dire, trahissait un sexe moini^ tendre avec une
barbe de huit jours : de sorte qu'à bien examiner les
choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible
de distinguer mieux les traits des deux autres , je ne
tardai pas à me convaincre que nous n'avions affaire là
qu'à des aimées... mâles.
vie orientale, voilà de tes surprises I et moi j'allais
m'enflammer imprudemment pour ces êtres douteux,
je me disposais à leur coller sur le front quelques pièces
àî'oTj selon les traditions les plus pures du Levant... On
va me croire prodigue^ je me hâte de faire remarquer
qu'il y a des pièces d'or nommées ghaziSj depuis cin-
quante centimes jusqu'à cinq francs. C'est naturelle-
ment avec les plus petites que l'on fait des masques
d'or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles
viennent incliner leur front humide devant chacun des
spectateurs ^ mais, pour de simples danseurs vêtus en
femmes, on peut bien se priver de cette cérémonie en
leur jetant quelques paras.
Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose
de bien particulier. Il y a peu d'années, les danseuses
parcouraient librement la ville,' animaient les fêtes pu^
bliques et faisaient les délices des casinos et des cafés.
Aujourd'hui elles ne peuvent plus se montrer que dans
les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scru-
puleux trouvent beaucoup plus convenables ces danses
d'hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont
146 voTAGK ' E^ mmift:
les bras, la faille et le col nu parodient $t dépTofattrfe^
ment les attraits demi-roilés des danseuses.
J'ai parlé de ces dernières sous le nom dTalméeg en
cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les
danseuses s'apppellent gkatvasies ; les afmées sont des
chanteuses; le pluriel de ce mot se prononce oualems.
Quant aux danseurs autorisés par la morale mtisul-*
mane, ils s'appellent kkowals.
En sortant, du café, je traversai de nouveau Tétroile
rae qui conduit au bazar franc pour entrer dans Vim-
passe Waghorn et gagner te jardin de Rosette. Des mar-
chands d'habits m'entourèrerït, étalant sous mes yettr
les plus riches costumes brodés, des ceintures de drap
d'or, des armes incrustées d'argent, des tarbouchs g»r->
nis d'un flot soyeux à la mode de Ckmstanfinople ,
ehoses fort séduisantes qui excitent chez Thomme un
sentiment de coquetterie tout féminin. Si j^avais pu me
regarder dans les miroirs du café, qui n'existaient ^
hélas! qu'en peinture, j'aurais pris plaisir à essayer
quelques-'uns de ces costumes; mais assurément je ne
veux pas tarder à prendre Thabit oriental. Avant tout,
il faut songer encore à constituer mon intérieur.
BIT. — fjft kliftii«WM.
Je rentrais ehez moi plein de ces réflexions ^ aryant
depuis longtemps renvoyé le dro^man pour qu'il m'f
attendu, car je commence à ne plus me perdre dans les
rues 'j je trouvai la maison pleine de monde, il y avait
d'abord des cuisiniers envoyés (mr M. Jean, qui fu-
maient tranquillement sous le vestibule, où ils s'étai^t
fait servir du café^ puis le Juif Yousef , au premier
étage , se livrant aux délices du nfirghilé , et d'autres
gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je ré-
veillai le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dana
SÉiOiJR EN ÉGYFTE* HT
la ohatnbre du fond. Il s'éerid conuoe «un homme au
désespoir :
« Je vous l'avais bien dit ce matin !
— Mais quoi?
— Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse.
— Vous m'avez dit qu'il était bon de n'y monter que
la nuit pour ne 2)as im^uiéter les voisins.
— Et vous y ôl^s resté jusqu'après le soleil levé.
— Eb bien?
— £h bien! il y a Jà-haut des ouvriers qui travaillent
à vos frais et que le cheick du quartier a envoyés depuis
une heure. »
Je trouvai en eifet des treillageurs qui travaillaient à
boucher la vue de tout un coté de la terrasse.
({ De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d'une
khanoun (dame principale d'une maison) qui s'est plainte
de ce que vous avez regardé chez elle.
— Mais je ne Tai pas vue... malheureusement.
— Elle vous a vu, elle, cela sufiit.
-— Et quel âge a-t-elle, celte dame ?
— Oh ! c'est une veuve ; elle a bien cinquante ans- »
Cela me parut si ridicule, que j enlevai et jetai au
dehors les claies dont on commençait à entourer la ter-
rasse; les ouvriers surpris se retirèrent sans rien dire,
car personne au Caire, à moins d'être de race turque,
n'oserait résister a un Franc. Le drogman et le Juif se-
couèrent là tète sans trop se prononcer. Je lis monter
les cuisiniers, et je retins celui d'entre eux qui me
parut le plus intelligent. C'était un Arabe à Tœil noir,
qui s'appelait Mustafa; il parut très-satisfait d'une pias-
tre et demie par journée que je lui lis promettre. Hù
des autres s'offrit à l'aider pour une piastre seulement 3
je ne jugeai pas à propos d'augmenter à ce point mou
train de maison.
Je commençais à causer avec le Juif, qui me déve-
loppait ses idées sur la culture des mûriers et l'élève
148 VOYAGK KN ORIKKT.
des vers à soie, lorsqu^on frappa à la porte. .C'était le
vieux cheick qui ramenait ses ouvriers. 11 nie fit dire
que je le compromettais dans sa place, que je reconnais-
sais mal sa complaisance de m^avoir loué sa maison.
11 ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que
j'avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma ter-
rasse, et qu'elle pourrait bien se plaindre au cadi.
J'entrevis une série de désagréments, et je tâchai de
m'excuser sur mon ignorance des usages, l'assurant que
je n'avais rien vu ni pu voir chez cette dame , ayant la
vue très-basse...
« Vous comprenez , me dit-il encore , combien Von
craint ici qu'un œil indiscret ne pénètre dans l'intérieur
des jardins et des cours , puisque l'on choisît toujours
des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut
des minarets.
•— Je savais cela, lui dîs-je.
— Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît
une visite à la khanoun^ et lui portât quelque présent,
un mouchoir, une bagatelle.
— Mais vous savez, repris-je embarrassé, que jus-
qu'ici...
— Machallah! s'écria-t-il en se frappant la tête, je
n'y songeais plus ! Ah ! quelle fatalité d'avoir des fren-
guis dans ce quartier ! Je vous avais donné huit jours
pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme
qui n'a pas de femme ne peut habiter qu'à Vokel (khan
ou caravansérail) ; vous ne pouvez pas rester ici. »
Je le calmai de mon mieux-, je lui représentai que
j'avais encore deux jours sur ceux qu'il m'avait accor-
dés; au fond, je voulais gagner du temps et m'assurer
s'il n'y avait pas dans tout cela quelque supercherie
tendant à obtenir une somme en sus de mon loyer payé
d'avance. Aussi pris-je, après le départ du cheick, la
résolution d'aller trouver le consul de France.
SÉJOUR EN EGYPTE. 149
IT. — Visite sa consnl de France*
Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres
de recommandation. Du jour où Ton est connu dans
une ville, il n'est plus possible de rien voir. Nos gens
du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se
montrer hors de certains endroits reconnus convena-
bles, ni à causer publiquement avec des personnes d^une
classe inférieure, ni à se promener en négligé à cer-
taines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen
toujours coiffés, bridés, gantés, qui n^osent se mêler au
peuplé pour voir un détail curieux, une danse, une céré-
monie , qui craindaient d'être vus dans un café , dans
une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même
avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le
bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café
sur sa porte, pour peu qu'il vous voie arrêté par la
curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont
parfaits, et je n'en vois jamais passer sans m'amuser de
tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un
âne, avec ses longues jambes qui traînent presqu'à
terre. Son chapeau rond est garni d'un épais revête-
ment de coton blanc piqué. C'est une invention contre
l'ardeur des rayons du soleil, qui s'absorbent, dit-on,
dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le
gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de
noix en treillis d'acier bleu, pour briser la réverbération
lumineuse du sol et des murailles ^ il porte par-dessus
tout cela un voile de femme vert contre la poussière.
Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d'un
surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du
contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent
un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et
13.
160 MOYAGE EN OAIENT.
généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche
de son groom et de son drogman.
On est rarement exposé à faire connaissance avec de
pareilles caricatures, l'Anglais ne parlant jamais à qui
ne lui a pas été présenté; mais nous avons bien des
compatriotes qui vivent jusqu à un «ertâin point à la
manière anglaise, et, du moment que l'on a rencontré
un de ces aimables vo}ageurs, on esst pordu, la société
vous «Qvaiitt.
Quoi qu'il en sdt, j'ai fini par «le décider à retro«ver
au fond 4e ma malle une letire de recommandation -pour
notre consul général, ^q^ii habitait momentanément le
-Caire. Le soir même, je d4<iai >ehez lui «ans accompa-
gnemi^nt de gentleman anglais ou autres, il y avait là
seulement le docteur €lot~Bey, dont ia maison était
voisine du consulat et M. iM\A)eri^ lancien direc^
leur de i Opéra, devenu hUU^iograpke du pacha d'E-
gypte.
Ces deux messieurs, ou, si vous vous voulex, cj&s deux
eflendis, c'est le titre de t4>ul personnage distingué dans
la science, dans les lettres ou dai»s les fonctions civiles,
^rtaie^it avec aisance le C4>($tume oriental. La plaque
^tincelante du nichan décorait leurs poitrines, et il eût
été difficile de les distingiier des musuinians ordinaires.
J^s cheveux rasés, la barbe et ce haie léger, de ia peau
qu'on acquiert dans les pays chauds, transforment bien
.vite l'Européen en im Turc très-passable.
J« parxx)urus avec empressement les journaux français
étalés sur le divan du consul. Faii)lesse humaine! lirp
les journaux dans le paysdu papyrus et des hiéroglyj^es!
ne pouvoir oublier, comme madame de Staél, aux bords
An Léman, le ruisseau de la rue du Bac!
On s'entretint pendant le dîner d'une affaire qui était
jugée trèfrgrave et faisait grand bruit dans la sociél<î
franqiie. Un pauvrje diable de Français, un domestique,
4w^it résolu de se laise i»usulman^ et .ce ^u^il y avait ck)
SJÊ/OUK EN EGYPTE. 45î
plus singulier, c^est que sa femme aussi voulait embras-
ser Tislamisme. On s'occupait des moyens d'empêcher ce
scandale: le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais
le clergé musulman meltail de Tamour-propre à triom-
pher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle
de l'argent, une bonne place et différents avantages -, les
autres disaient au mari : a Tu auras beau faire, en rès-
taot chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie esi
clouée Là ; on n'a jamais vu en Europe un domestiqua
devenir seigneur. Chez nous, le dernier ^des valets, uo
esclave, nn no^miton, devient émir, pacha, ministre ^ il
épouse la iîlle du sultan : Tâge n'y fait rien^ Tespérance
du premier rang ne nous quitte qu'à la mort. «Le pauvre
diable,, qui peut-être avait de Tambition, se laissait aller
à ces espérances. Pour sa femme aussi, la perspective
n'était pas moins brilJante; elle devenait tout de suite
une cadine, légale des grandes dames, avec le droit de
mépriser toute femme chrétienne ou juive, déporter le
habbarah nou* et les babouches jaunes ] elle pouvait di-
vorcer, chose peut-être plus séduisante encore, épouser
un grand personnage, iiériler, posséder la terre, ce qui
est défendu aux tjavours, sans compter les chances de
devenir favorite d'une princesse ou d'une sultane mère
gouvernant l'empire du fond d'un sérail.
Voilà la double perspective qu'on ouvrait à de pau-
vres gens, et il faut avouer que cette possibilité des per-
soimes de bas étage d'arriver, grâce au hasard ou à leur
intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que
le>ur passé, leur éducation ou leur condition première y
puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe
d'égalité qui, chez nous, n'est écrit que dans les codes.
En Orient, le criminel lui-même, s'il a payé sa dette à la
loi, ne trouve aucune carrière fernfiée : le préjugé moral
disparaît devant lui.
Eh bien ! il faut le dire, malgré toutes ces séductions
(}e la loi turque, Jes apostasies sont très-rares, L'ijnpor-
152 VOYAGE EN OKIENT.
tance qu'on attachait à raffaire dont je parle en est une
preuve. Le consul avait Tidée de faire enlever Thomme
et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer
sur un vaisseau français ; mais le moyen de les trans-
porter du Caire à Alexandrie? Il faut cinq jours pour des-
cendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée,
on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route.
En pays turc, le changement de religion est la seule
circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les na-
tionaux.
« Mais pourquoi faire enlever ces pauvres gens? dis-je
au consul ; en auriez-vous le droit au point de vue de la
loi française?
— Parfaitement; dans un port de mer, je n'y verrais
aucune difficulté.
— Mais si l'on suppose chez eux une conviction reli-
gieuse?
— Allons donc, est-ce qu'on se fait Turc?
— Vous avez quelques Européens qui ont pris le
turban.
— Sans doute-, de hauts employés du pacha, qui au-
trement n'auraient pas pu parvenir aux grades qu'on
leur a conférés, ou qui n^auraient pu se faire obéir des
musulmans.
— J'aime à croire que chez la plupart il y a eu un
changement sincère; autrement, je ne verrais là que
des motifs d^intérêt.
— Je pense comme vous; mais voici pourquoi, dans
les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre
pouvoir à ce qu'un sujet français quitte sa religion. Chez
nous, la religion est isolée de la loi civile ; chez les mu-
sulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui
embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout
point, et perd sa nationalité. Nous ne pouvons plus agir
sur lui en aucune manière ; il appartient au bâton et au
sabre; et s'il retourne au cbristianime, la loi turque le
SÉJOUR EN EGYPTE. 153
condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd
pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa
patrie; on n^est plus le même homme, on est un Turc;
c'est fort grave, comme vous voyez. »
Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel
assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n'ap-
préciais que difficilement les diverses nuances, à cause
dune saveur prononcée de goudron, qui, selon lui, en
prouvait Tauthenticité. 11 faut quelque temps pour se
faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute
à la conservation du véritable malvoisie, du vin de com-
manderie ou du vin de Ténédos.
Je trouvai dans le cours de l'entretien un moment
pour exposer ma situation domestique ; je racontai l'his-
toire de mes mariages manques, de mes aventures mo-
destes. « Je n'ai aucunement Fidée, ajoutai-je, de faire
ici le séducteur. Je viens au Caire pour travailler, pour
étudier la ville, pour en interroger les souvenirs, et
voilà qu'il est impossible d^y vivre à moins de soixante
piastres par jour, ce qui, je Tavoue, dérange mes pré-
visions.
— • Vous comprenez, me dit le consul, que dans une
ville où les étrangers ne passent qu^à de certains mois de
Vannée, sur la route des Indes, où se croisent les lords
et les nababs, les trois ou quatre hôtels qui existent
s^entendent facilement pour élever les prix et éteindre
toute concurrence.
— Sans doute-, aussi ai-je loué une maison pour quel»
ques mois.
— C'est le plus sage.
— Eh bien ! maintenant on veut me mettre dehors,
^us prétexte que je n'ai pas de femme.
— On en a le droit; M. Clot-Bey a enregistré ce dé-
tail dans son livre. M. William Lane, le consul anglais,
raconte dans le sien quUl a été soumis lui-même à cette
nécessité. Bien plus, lisez l'ouvrage de Maillet, le consul
154 VOYAGE Eti (mU»fT* •
frénérai de Louis XîV, vou$ verrez quU eo était de tiièoie
de son temps; il faut vous mamT.
— J'y ai renoncé, La dernière femme qu'on m'a ptK>-
posée m'a gâté les autres, et, walheureusement, je n Sa-
vais pas assez en mariage \)o\iv elle.
— Cest différent.
— Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses :
mon drogman m'a cooseiHé d'en acheter \me^ €i de l'é-
tablir dans mon domicile.
— >- C'est une bonne idée.
— Serai-je ainsi dans les termes de la loi ?
— Parfaitement. »
lia eonversatiôa ne prolongea sur ce sujet. Je m'étpn-
nais un peu de cette facilité donnée aux chrétiens d'ac-
quérir des esclave en pays turc ; on m'expliqua que cela
ne concei^nail que les femmes pinson moins coloiiées^
mais on peut avoir des Abyssiniennes presque Maiiehes,
La plupart des négociants étaUis au Caire en possèdent.
M. Clot-Bey en élève plusieurs pour Teraploi de sages-
femmes. Une preuve encore qu'on me donna q4iie ce droit
n'était pas contesté, c'est qu'une esclave noire^ s'étant
^happée récemment de la maison de M. Lubbort^ lui
avait été ramenée par la police.
J'étais encore tiMit rempli des préjugés de l'Europe,
(et .ie n'apprenais pas ces détails sans quelque surprise.
Il faut vivre un peu en Orient pour s'apercevoir que l'es-
clavage n'est là en principe qu'une sorte d^adopticm. i^.
^eo^ition de l'esclave y leÉ^cerlaÎJiemeut meilleure que
celle du /e//aA ou du rayah libres. Je comprenais déjà
en outre, d'après ce que j'avais appris sur les mariages,
qu'il ûV avait paç grande diflérence entre l'Égyptienne
vendue par ses parvnts et l'AbyssjjEiienne exjjosée au
J»azar.
Les consuls du Levant diffèrent d'opinion tpuchaitt le
droit des Européens sur les esclaves. Le code di|)loma-
tique np contient rien 4e loipiel là-dessus* INotr^x^jusul
•
m'âfl^mui; ém teste, éf»ll tenait beaucoup à ce cpiela si-*
tuation àef^êHe ne etengeât pas à cet égatd, et voicr
poiirqtioi« Les Européens ne peuvent pas être proprié^
taires fonc er» en Égypto; mais, h Taide de fictions lé^
gales, \\s exploitent ee^iendant des propriélés, des fa-^
briques ; outre \a difficulté de foire travailler les gens do
pays^ qui, dès^ qi«'tls ont gagné ta moindre somme, s en
vont vivre au soleil jusqo'à ce qu'elle soit épuisée, iU
ont souvent ( ontre eux îe mauvais vouloir cfes cheiks ou
de personnages poissants^ leurs rivaici en industrie, qui
peuvent tout d'un con[> leur enlever tous leurs travail
leurs soos prétexte d'utilité publique,. Avee des eselaves,
du morrfs , ils pettveiit oblenir an travail régulier et
suivi, 9t fo«itefoîfr ces dermers y cofisentent, car Tes-
clave rvvéeointefVt don itiaHre peut toujours le cou*
fraindre k te faére revendre aa bazar. Ce détail est uo
de ceux qui expliquent le naieux la douceur de Fesela^
vage en Orient.
Quand je sortis de ehez le comul, la nuit était déjà
avancée ^ le barbarin m'attendait à la porte, envoyé par
Abdallah^ qui avait jugé à propos de se coucher *, il n'y
avait rien à dire ; quand on a beaucoup de valets, ili$ se
partagent la besogne, e^est naturel... Au reste, Abdallah
ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie!
Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit,
un f^lologue, qui consent à mettre sa science au service
du voyageur; il veut bien encore remplir le rôle de
eicerone, il ne repousserait pas même au besoin les
aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie 3
mais là s'arrête sa spécialité ; vous en avez pour vos
vingt piastres par jour I
Au moins faudrait*il qu'il fût toujours là pour vou^
156 V0TA6B EN ORIENT.
expliquer toute chose obscure. Ainsi j^aurais voulu sa->
voir le motif d*un certain mouvement dans les rues, qui
m^étonnait à cette heuie de la nuit. Les cafés étaient
ouverts et remplis de monde; les mosquées, illuminées,
retentissaient de chants solennels, et leurs minarets
élancés portaient des bagues de lumière; des tentes
étaient dressées sur la place de TEsbekieh, et Ton en-
tendait partout les sons du tambour et de la flûte de
roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés
dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se
pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein
jour, éclairées chacune par des centaines de bougies, et
parées de festons et de guirlandes en papier d'or et de
couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de
la rue, il y avait un immense candélabre portant une
multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à
Tentour, des grappes suspendues de lanternes. Une
trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candé-
labre, semblaient former le chœur d'un chant dont
quatre autres, debout au milieu d^eux, entonnaient suc
cessivement les strophes; il y avait de la douceur et une
sorte d'expression amoureuse dans cet hymne nocturne
qui s^élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie
consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tris-
tesse.
Je m^arrêtais à Técouter, malgré les instances du bar-
barin, qui voulait m'entraîner hors de la foule, et d'ail-
leurs je remarquais que la majorité des auditeurs se
composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban
noir; il était donc clair que les Turcs admettaient vo-
lontiers la présence des chrétiens à celte solennité.
Je songeai fort heureusement que la boutique de
M. Jean n'était pas loin de cette rue, et je parvins à faire
comprendre au barbarin que je voulais y être conduit.
Nous trouvâmes l'ancien mamelouk fort éveillé et dans
le plein exercice de son commerce de liquides. Une ton-
SÂIOUR BN ÉfiYPTS. 157
lidie, au fond de rarrière-cour, réunissait des Ck>phie8
et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de
temps en temps des émotions de la fête.
M* Jean m'apprit que je venais d'assister à une cé-
rémonie de chant, ou zikr^ en l'honneur d'un saint der-
viche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée
étant située dans le quartier cophte, c'étaient des per-
sonnes riches de cette religion qui faisaient chaque année
les frais de la solennité; ainsi s'expliquait le mélange
des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D'ail-
leurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains der-
viches^ ou santonsy religieux dont les pratiques bizarres
n'appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et
remontent peut-être aux superstitions de l'antiquité.
£n effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où
M. Jean voulut bien m'accompagner, je trouvai que la
scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore.
Les trente derviches se tenaient par la main avec une
sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre
coryphées ou zikkers entraient peu à peu dans une fré-
nésie poétique moitié tendre, moitié sauvage; leur che-
velure aux longues boucles, conservée contre l'usage
arabe, flottait au balancement; de leurs têtes, coiffées
non du tarbouch, mais d'un bonnet de forme antique,
pareil au pétase romain ; leur psalmodie bourdonnante
prenait par instants un accent dramatique ; les vers se
répondaient évidemment, et la pantomime s'adressait
avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d^amour
inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres
de l'Egypte célébraient les mystères d'Osiris retrouvé ou
perdu; telles sans doute étaient les plaintes des cory-
bantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches
hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut-
être encore à cette vieille tradition de ravissements et
d'extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage orien-
tal, depuis les oasi& d'Ammon jusqu'à la froide Samo-
14
tbfacer A les entendre senleménf) je dèntai» i^fésr yêtf±
plein» 4e larmes^ et rentbcusiasRKr ga^ati pea à pea
tous les assislaflft9«
M. Jean, vieux sceptique de Tarmée, répnMîcaîne, ne
partageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridi-
cule, et m'assura que les mtis^ilmansF eux-mêmes pre-
naient ces derviches en pitié, a G*est le biis p nple qiri (es
encourage^ me disaiMI; autrement, rien n*est moins
conforme au mahométisme véritable, ef même, dans
foule suppo ition, ce qn'its chantent n a pas dépens.)» Je
le priai néanmoins de m'en donner lexplication^ « Ce
n'est rien, me dit-il; ce sont des chansons amouretHïeià
qu'ils débitent on ne sait à quel pro|)OS; j en eonnais
pkrsieurs ; en voicî une qu'ils ont chantée:
« Mon etem esttrocMé pn VnoMr^ — am pfivpièfene m ferne
ftB» ! — Mes yen re?erF0Bl4l8 Jaoïti* le MciKaimé?
« DuM l'épttiMment des triaU» luiit»^ l'alM^iee fait OMurir Tes-
poic > — mes Urmes vouleot cMoaie des pecles, — et mon cwu est
embrasé !
« colombe, dis-moi — pouri^ttoi ta te lamentes aiasi ; — l'ab-
sence te fait-efle aussi gémir — ou tes ailes manquent-elles (f espace?
« Elle répond : Nos chagrins sont pareils ; ^- Je suis consumée
pat Tamour; — bêlas! e^est ce mal aussi, — Tabsentse de moii
bfen-aimé, qui me fait gémir. »
Et le refrain dont les trente derviches accompagnent
CCS couplets est toojours le même : m il n'y a de dieu
que Dieu ! »
a H me semble, di^fe, que cette chanson penf bien
s'adresser en effet à la Divinité ] c'es»! de rameur divin
qu^il est question sans doute.
— Nullement ^ on les entend, dans d'autres couplets,
comparer leur bien-aimée à la gazelle de l'Yemen, lai
dire qu'elle a la peau fraîche et qu'elle a passé à peine
le temps de boire le lait... C'est, ajouta-t-il, ce que neirs
appellerions des changeas grivoises. »
|0 ii*éidBs pas cenvaincu ; je trouvais bien plutét aux
autres vers 4|ii*il jipie ci4a ntie ceriaifie resseiablanoe avec
le Cantique des €antÂ(|ues. « Ou reste, ajouta M. Jean,
yoii« les verrez encore foire bien d autres folies après-
demaiii, pendant la fête de Mahomet ; seulement je vous
conseille de prefidre alors un costume arabe, ear la fête
colnetde eetle âunée avec le réU>ur des pèlerias de la
liecque, -et parmrièeii derniers il y a beaucoup de M^^
rabiiis (musulmans de louest) qui n^aiment pa$ 1^ M-*
bitfi fripes, mriwi depiHs Ib ^ofuét^ d'Al^* »
Je me f^romîs 4e mvm m eanâBil, H je re^^is en
compa^ie du tmbf^riix le cheflain de mon doœieilt, L»
fête devait mcQ/re ee continuer toute la nuît.
Le lendemain au matin j appelai Abdallab pour jcom-^
mander mon déjeuner au .cuisinier Muslafa. Ce dernier
répondit q4i41 iallait d'abord acquérir les uste.^ijes m-
cessaires. Rien n^ét^tpJus juste, et je dois dire encor«
que l'assortiment o>o £ut pas ^xunpliqué. Quant au^
provisions, les femmes fellahs stationnent f)arlout dans
Les rues avec des ^a^s pleines de ponles, de pigeons et
de canards; on vend même au boissean les poulets ^clo$
dans les Coi^rs à œuCs si célèbres du pays; des Bédouins
ajiportent le malin des coqs de bruyère et. des cailles,
âont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigta,
ce qui forme une couroime autour de la main* Tont cela,
sans compter les poissons du Nil, les légumes et les
fruits énormes de ( ette vieille terre d'Egypte, se vend à
des prix fabuleusement modérés.
£n comptant, par e^^emple, les poules à vingt cen-
times .et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatier
d ecbapper longtemps au régime des hôtels ; malbey-
reusemejiît il était imjii^ssible d'avoir des volailles grasse^ :
160 VOYAGE EN ORIENT.
c'étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs
trouvent plus d'avantage à les vendre ainsi qu'à les
nourrir longtemps de maïs. Abdallah me conseilla â*en
acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les
engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans
la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa,
ayant remarqué un petit coq moins osseux que les
autres, se disposa, sur ma demande, à préparer un cous-
coussou.
Je n'oublierai jamais le spectacle qu'offrit cet Arabe
farouche, tirant de sa ceinture son yataghan destiné au
meurtre d*un malheureux coq. I^ pauvre oiseau payait
de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plu-
mage éclatant comme celui d'un faisan doré. En sentant
le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent
l'âme. Mustafa lui coupa entièrement la tète, et le laissa
ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse,
jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, raidit ses pattes, et tombât
dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m^ôter
l'appétit. J'aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas
faire... et je me regardais comme infiniment plus cou-
pable de la mort du petit coq que s'il avait péri dans les
mains d'un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement
lâche; mais que voulez-vous? je ne pouvais réussir à
m'arracher aux souvenirs classiques de l'Egypte, et
dans certains moments je me serais fait scrupule de
plonger moi-même le couteau dans le corps d'un légume,
de crainte d'offenser un ancien dieu.
Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié
qui peut s'attacher au meurtre d'un coq maigre que de
l'intérêt qu'inspire légitimement l'homme forcé de s'en
nourrir : il y a beaucoup d'autres provisions dans la
grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes
suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais
je n'ai pas été longtemps sans reconnaître la justesse
des observations de M, Jean, Les bouchers de la ville ne
SÉJOUR EN ÉCYPTE. 16i
vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajou-
tent, comme variété, de la viande de chameau, dont les
immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des
boutiques. Pour le chameau, Ton ne doute jamais de
son identité : mais, quant au mouton, la plaisanterie la
moins faible de mon drogman était de prétendre que
c'était très-souvent du chien, le déclare que je ne m'y
serais pas laissé tromper. Seulement je n'ai jamais pu
comprendre le système de pesage et de préparation qui
faisait que chaque plat me revenait environ à dix pias-
tres; il faut y joindre, il est vrai, Fassaisonnement
obligé de meloukia ou de bamie^ légumes savoureux
dont Fun remplace à peu près l'épinard, et dont l'autre
n'a point d'analogie avec nos végétaux d'Europe.
Revenons à des idées générales. Il m'a semblé qu'en
Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cui-
siniers s'entendaient de tout point contre le voyageur.
Je comprends déjà qu'à moins de beaucoup de résolution
et d'imagination même, il faut une fortune énorme pour
pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand
avoue qu'il s'y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des
dépenses folles ; parmi les autres voyageurs , la plupart
n'ont pas quitté les ports de mer, ou n'ont fait que tra-
verser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet
que je crois meilleur. J'achèterai une esclave, puis-
qu'aussi bien il me faut une femme, et j'arriverai peu à
peu à remplacer par elle le drogman , le barbarin peut-
être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier.
En calculant les frais d'un long séjour au Caire et de
celui que je puis faire encore dans d'autres villes, il est
clair que j'atteins un but d économie. En me mariant,
j'eusse fait le contraire. Décidé par ces réflexions, je dis
à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves.
14,
Ï6S VOTib&f EjN OfttBVr^
Nous tiaversâmes toute la ville jusqu'au quartier ées
grands bazars, et là , après avoir siûvj u.ue rue obscure
qui faisait Jongle avec ù |Mrinci(^« ows fjmes 0Oitre
entrée dans une cpur irrégulière ^ans ^tre obligés de
descendre de nos ix^es, H y 9v<«it ^u miieu un puils
omhraj^ d'u» «yeomore. A (koite» le^loisig du imir^ june
douzaine de noirs étaient rangés deboutt, iùymA l'^ir fdu-
tôt iiK^et que triste , vêtus pour la pliipart du say/^
bleu def gens du peuple , et A^ilrani ^utes )e$ nua^^ces
possibles de couleur et de forme, ^ous noup louroime^
vers la gtucbe» oà répi^^ait une série de petitlesicbam^rcs
dont le |>orf uet s'avançait sur Ja cour cemïm upe .es-
trade., à «uviroo deu;i^ pieds de terre. Plusieurs m^r^
chands basanés nous eotouraie^t déjà eu i^ous disan^t ;
n Essouad ? Abench ? — {lies noires ou des Abyssiniennes ? d
^ous nous avanç^rnes vers la prenoière chanpbre.
Là , cinq ou six négresses , assises en rond sur dm
nattes, .fumaient pour la plupart, et nous accueillirptti
en riant au^ic éclats. JEUesJi .étaient gur^r^ velues qtie4e
haillons bleus, et Ton ne pouvait reprocher aux vcm-
deurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, parta^^
eu des cenlaijaesde petites tresses serrées, étaient gêné-
ralemejat xnaiatetnus par un ruhaa ruuge qui les parta^
geait en deux touŒ^s volumineuses;; la raie de chair
était teinte de cinabre ^ elles porUieni des aAneaui^
d'étain aux bras et aux jambes, des colliers de verrote^
rie, ^t, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés
au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d'â^juste-
ment barbare dont certains tateiuages et coloriages d^
la peau rehaussaient encore le caractère. C'étaient des
négresses du Sennaar, l'espèce la plus éloignée, certes,
du type de la beauté convenue parmi nous. La proémi^ '
«lenpedela micboire, le froint déprimé, la lèvre épaisse,
dia^seni ces pauvres créatures dans uoe catégorie pres-^
4^iste bestiale, et cependant, à part ce masque étrange
dont la nature les a dotées, le corps est d\me perfection
•rare , des formes virginales et pures se dessinent sous
leurs tuniques, et leur voix sort doiice et vijjraaie ÙAàm
bouche éi^al^te àe ^tratcheur.
]B% i^en ! je oe m'enflammerai pas pour ces joUs mons-
tres ; mais^a^ doute ies. telles dame^ <iUi (^aire doi!v^Qt
aimer à s entourer de chambrières pareilles. Il p^i y
avoir imisi 4le^ ot)po$i4io»^ charmanti'.s de couleur et de
.forme; .ces fiî.vUeoAes ne mni yto'iui laides da^s le sen^
absolu du moi^ mais iorment un contra^ parlait à la
beauté idle que nous la compre^^K^s. Une femme blanche
doii resfiorlir admirableme^ft aa milieu àe ces lilles d(^
.la nuit, que liaurs formes éla«cées semblât destiner à
iresiaer les cbeveui;^, tendre iea étoffes, porter les flacon.^
et W$ vaises, comme dmB les fjiesques autiq^^e^.
Si j'étais e» état de «le^n^r lar^emen^i la vie orientale,
je oe me priverais pa$ de .ces pittoresques créatures ;
maûs^ ne voulant acqiuérir/^u'ufie sauJe^isclave, j'ai de-
jQoandé à m ^lOir d'autres chez Ies<j|^ielles l'angle .facial
fût plus ouvert e^la ieii9.ie noiiie moiins prononcée. Cc^la
.dépend du prix que vous voileriez metj^re,. me dit Abdallah.;
celles que vious voyez là fie coûtent guère que deux
bourse^ ,(2â0 francs) ; tm ies garantit pour huit jours :
V0U6 pouvez les rendma au be^ui .de ce temps^ si elles ont
4}ueique défaut ou ^elque infii mité.
a iiais^ x>b3ervai*-je , jerneUr^tis volontiers quelque
chose de plus ; ubc femme un peu joU^e ne coûte pas plus
à Aourrir qu'une Autre. 9
Abdallah ne paraissait pa$ paitager mon opiuion.
Kous passâmes aux autres chambres; c'élaieiit encore
iles filles d^ SenAJ^r. U y en ayait de plus jeunes et d^
j^im bdles» ixiais h type ^ûic^aj domba^U avec um singi^-
itÂfi^ «piformUéf
164 VOYAGE EN ORIENT.
Les marchands offraient de les faire déshabiller^ ils
leur ouvraient les lèvres pour que Ton vît les dents, ils
les faisaient marcher, et faisaient valoir surtout rélasti-»
cité de leur poitrine. Ces pauvres filles se laissaient
faire avec assez d^nvsouciance ; la plupart éclataient de
rire presque continuellement, ce qui rendait la scène
moins pénible. On comprenait d^ailleurs que toute con*
dition était pour elles préférable au séjour de Tokel, et
l)eut-étre même à leur existence précédente dans leur
pays.
Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai
au drogman si Ton n^y voyait pas d^ Abyssiniennes.
a Oh ! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement ; il
faut monter dans la maison, et que le marchand soit
bien convaincu que vous ne venez pas ici par simple
curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste,
elles sont beaucoup plus chères , et vous pourriez f teut-
être trouver quelque femme qui vous conviendrait parmi
les esclaves du Dongola. Il y a d'autres okels que nous
pouvons voir encore: Outre celui des Jellab, où nous
sommes, il y a encore Tokel Kouchouk et le khan Ghafar.»
Un marchand s'approcha de nous et me fit dire quUl
venait d'arriver des Éthiopiennes qu'on avait installées
hors de la ville, afin de ne pas payer les droits d'entrée.
Elles étaient dans la campagne, au-delà de la porte
Bab-el-Madbah. Je voulus d'abord voir celles-là.
Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert,
et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes
dans la plaine, c'est-à-dire au milieu des tombeaux,
car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monuments
des califes étaient restés à notre gauche ; nous passions
entre des collines {)Oudreuses, couvertes de moulins et
formées de débris d'anciens édifices. On arrêta les ânes
à la porte d'une petite enceinte de murs , restes proba-
blement d'une mosquée en ruine. Trois ou iquatre Ara-
bes, vêtus d'un costume étranger au Caire, nous firent
SÉJOUR EN EGYPTE. 165
■
entrer, et je me vis au milieu d'une sorte de tribu dont
les tentes étaient dressées dans ce clos, fermé de toutes
parts. Les éclats de rire d^m certain nombre de négresses
m'accueillirent comme à Tokel ^ ces natures naïves ma-
nifestent clairement toutes leurs impressions , et je ne
sais pourquoi Thabit européen leur parait si ridicule.
Toutes ces filles s'occupaient à divers travaux de ménage,
et il y en avait une très-grande et très-belle dans le mi-
lieu qui surveillait avec attention le contenu d'un vaste
chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant Tarracher à
cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui
se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-
mêmes leurs beautés. Ce n'était pas la moindre de leurs
coquetteries qu'une chevelure toute en nattes d'un vo-
lume extraordinaire, comme j'en avais vu déjà, mais en-
tièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs
épaules et leur poitrine. Je pensai que c'était pour rendre
moins vive l'action du soleil sur leur tête ; mais Abdal
lah m'assura que c'était une affaire de mode, afin de
rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante. Seu-
lement, me dit-il, une fois qu'on les a achetées, on se
hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette
chevelure en cordelettes , qui n*est de mise que du côté
des montagnes de la Lune.
L'examen ne fut pas long; ces pauvres créatures
avaient des airs sauvages fort curieux sans doute , mais
peu séduisants au point de vue de la cohabitation. La
plupart étaient défigurées par une foule de tatouages ,
d'incisions grotesques, d'étoiles et de soleils bleus qui
tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme.
A voir ces formes malheureuses, qu'il faut bien s'avouer
humaines, on se reproche philanthropiquement d'avoii
pu quelquefois manquer d'égards pour le singe , ce pa-
rent méconnu que notre orgueil de race s'obstine à re-
pousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à
ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied,
166 Y^ACE EN oniesT.
fiUm^ et développé sans doute par Tbabitude de mM*"
ter aux arbres, se rattarhail sensiblement à la famille des
quadrumanes.
Elles me criaient de tous côtés : bakchi^ ! bakchis l et
je tirais de ma poche quelques piasires avec hésitation,
craignant que les niaitres n'en profitassent exelatsive^
ment ; mais ces derniers , pour me rassurer^ s offrirent
à leur distribuer des dattes^ des pastèques, du tabae,
et même de Teau-de-vie : alors ee furent p«*to«t des
transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au
son du tarabouk et de la «ommarah , ee tambour et ee
jifre mélancoliques des peuplades africaines.
\jà. grande belle fille chargée de La euisine se délaw-
naît à peine, et remuait toujours dans la diaudière fine
^"iisse bouillie de dourah. Je m'approchai ; elle lœ re^
. garda d'un air dédaigneux, -et son attention ne fut aili*-
rée que par mes gants noirs. Alors elle croisa ies brsas
et poussa des cris d'admiration. Comment pouyai&4e
avoir des mains noires et la figure blanche? voil3 ee qui
dépassait sa compréhension, l'augmentai cette surprise
en étant an de mes gants, et alors çtte se mit k eri<^.:
« BismUlah i enté effrit? enté Sàbpytan ? — Dieu «ne fMv-
serve! es-tu un esprit? es-tu le duMe2 »
Les autres ne témoignaient pas moins dlét-onnon^enl,
el Ton ne peut imagiaer combien tous les déUii^ de ma
toilette frappaient oeis âmes ingénues, il est clair ^m
dan^ leur f^ays j'aurais pu gagner ma vie à me Daire >w.
Quant à la principtale de ces beautés nubiennes , elle ne
tarda pas è reprendre son occupation première avec
cette ii^eonstance des ^f^esque tout distrait, maiss doot
rien ne fixe les idées plus d'un iastant.
J'eus la fanUisie de demanda ce qu'elle coûtait, jaoais
ledrogman m'apprit que c'était jwten^nt la favmtedu
marchand d'esela^s, et qu'il ne voulait pas la vendre,,
espérant qu'elle le rendrait pèr^.^.*. ou bien qu'alors ee
Siérait f>liis ebctf*.
ie ntnmVa point stir ce détail.
m Décidément, di»je mi drogman, je trouve toutes ces
temtes trop ioncées ^ passons à d autres ouances. L^A*
byssinienne est donc bien rare sur le marché?
— Elle mani|ue un peu pour le momenl , me dit AIh
daUali, niais voici la grande caravane de la Mecque qui
arrive. Elle s'est arrêtée à Birket-el-lladji, pour faire
son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors
de quoi climir ^ car beaucoup de pèlerins , manquant
d argent pour Itnir leur voyage, se défont de quelqu'une
de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands
qui en rain^nent de THedjaz. »
Nous sortîmes de cet okel sans qn on s^ét<Hinât le
moins du inonde de ne m'avoir vu rien acheter. Un ha-
hilant du €aii« avait conclu cependant une affaire pen-
dant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Ma(thah
avec deux jeunes négresses fort bien déeooplées. Elles
marciiaieut clevaut lui, rêvant l'inconnu, se demandant
saiis doute si elles allaient devenir favorites ou servantes,
et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein
découvert aux rayons d'un soleil ardent.
IX. — lie théâtre du Caire.
Nous rentrâmes en suivant la rue Hasanieh^ qui nous
coudaisit à celle qui sépare le quartier franc du quar-
tier juif, et qui longe le Calish, traversé de loin en loin
de ponts vénitiens d'uue seule arche. 11 existe là un fort
bi'au café dont 1 arrière-salle donne sur ie canal, et où
l'on prend des sorl)ets et des limonades. Ce ne sont pas,
au iiesie, les ralVaichissements qui manquent au Caire,
où des l)ou tiques coquettes étalent çà et là des coupes
de limonades et de boiSsons mélangées de fruits sucrés
aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la
rue turque pour traverser le pas$ag<^ qui conduit au
168 TOTÀCE BN ORIENT.
Mousky , je vis sur les mars des affiches Uthographiées
qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâ-
tre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir
de la civilisation -, je congédiai Abdallah et j'allai diner
chez Domergue, où Ton m'apprit que c'étaient des ama-
teurs de la ville qui donnaient la représentation^au pro-
fit des aveugles pauvres , fort nombreux au Caire mal-
heureusement. Quant à la saison musicale italienne,
elle ne devait pas tarder à s'ouvrir, mais on n'allait as-
sister pour le moment qu'à une simple soirée de vaude-
ville.
Vers sept heures , la rue étroite dans laquelle s^ouvre
Fim passe Waghorn était encombrée de monde, et les
Arabes s'émerveillaient de voir entrer toute cette foule
dans une seule maison. C'était grande fête pour les meur
diants et pour les âniers,qui s^époumonaient à crier
bakchis! de tous côtés. L'entrée, fort obscure, donne
dans un passage couvert qui s'ouvre au fond sur le jardin
de Rosette, et Tintérieur rappelle nos plus petites salles
populaires. Le parterre était rempli d'Italiens et de Grecs
en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit ; quelques
officiers du pacha se montraient à l orchestre, et les loges
étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume
levantin.
On distinguait les Grecques au tatikos de drap rouge
festonné d'or qu'elles portent incliné sur Toreille^ les
Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu'elles entre-
mêlent pour se faire d'énormes coiffures. Les Juives ma-
riées, ne pouvant, selon les prescriptions rabbiniques,
laisser voir leur chevelure, ont à la place des plumes de
coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des
touffes de cheveux. C est la coiffure seule qui distingue
les races ^ le costume est à peu près le même pour toutes
dans les autres parties. Elles ont la veste turque échan-
crée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les
reins, la ceinture, le caleçon {cheytian) , qui donne à toute
SÉJOUR EN EGYPTE. 1G9
femme débarrassée du voile la démarche d'un jeune
garçon^ les bras sont toujours couverts, mais laissent
pendre à partir du coude les manches variées des gilets,
dont les poètes arabes comparent les boutons serrés à
des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des
fleurs et des papillons de diamants relevant le costume
des plus riches, et vous comprendrez que Thumble teatro
del Cairo doit encore un certain éclat à ces toilettes
levantines. Pour moi, j'étais ravi, après tant de figures
noires que j'avais vues dans la journée, de reposer mes
yeux sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins
de bienveillance, j'eusse reproché à leurs paupières d'abu-
ser des ressources de la teinture, à leurs joues d*en être
encore au fard et aux mouches du siècle passé, à leurs
mains d'emprunter sans trop d'avantage la teinte orange
du henné; mais il fallait, dans tous les cas, admirer sans
réserve les contrastes charmants de tant de beautés di-
verses, la variété des étoffes, l'éclat des diamants, dont
les femmes de ce pays sont si fières, qu'elles portent
volontiers sur elles la fortune de leurs maris ; enfin je
me refaisais un peu dans cette soirée d'un long jeûne de
frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas
une femme n'était voilée ^ et pas une femme réellement
musulmane n'assistait par conséquent à la représentation.
On leva le rideau ^ je reconnus les premières scènes de
La Mansarde des Artistes.
O gloire du vaudeville , où t'arrèteras-tu ? Des jeunes
gens marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune
première était représentée par madame Bonhomme , la
maîtresse du cabinet de lecture français. J'arrêtai mes
regards avec surprise et ravissement sur une tête par-
faitement blanche et blonde -, il y avait deux jours que
je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du
Nord 5 je devais cette préoccupation au premier souffle du
khamsin et à l'abus des visages de négresses , lesquels
décidément prêtent fort peu à l'idéal.
15
170 voTAOfi m oftifiNr;
A la fiortie du théâtre^ lotîtes ces femmes si riebemeitt
parées avaient revêtu runiforme habbarah de taffetas
iiûir^ couvert leurs traits du borgbot blanc, et remon-
taient sur des ânes, comme de bonnes musulmanes, aax
lueurs des flambeaux tenus par les saïn.
X. -^ Ea b^vtlqae dm iNirbi^r»
Le lendemain , songeant aux fêtes qui se prépanùent
pour Tarrivée des pèlerins, je me décicLai, pour les voir à
mon aise, à prendre le costume du pays.
ie possédais déjà la pièce la plus importante du vête-
ment arabe, le machlah^ manteau patriarcal, qui peut
indilSéremment se porter sur les é[)aules, ou se draper
sur la tête, sans cesser d'envelopper tout le corps. Dans
ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes,
et Ton est coiffé comme un sphinx , ce qui ne manque
pas de ca actère. Je me bornai pour lo moment à gagner
le quartier franc, où je voulais opérer ma transformation
complète y d'après les conseils du peintre de Thotel Do-
mergue.
L'impasse qui aboutit à Thôtel se prolonge en croisant
la rue principale du quartier franc , ei décrit plusieurs
zigzags jusqu'à ce qu'elle aille se perdre sous les voûtes
de longs passages qui correspondent au quartier juif.
C'est dans cette rue capricieuse, tantôt étroite et garnie
de boutiques d'Arméniens et de Grecs, tantôt plus large,
bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside
Taristoeratle commerciale de la nation franque -, là sont
les banquiers, les courtiers, les entrepositaires des pro-
duits de i Egypte et des Indes. A gauche, dans la partie
la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au deliors
n'annonce la destination, contient à la fois la principale
église catholique et le couvent des dominicains. Le cou-
vent se compose d'une foule de petites cellules donnant
SÉJOUR EN EGYPTE. 171
dans une Icmgue galerie ; l^église est une vaste sailc au
premier étage , décorée de colonnes de marbre et d'un
goût italien assez élégant. Les femmes sont à part dans
des triiMines grillées, et ne quittent pas leurs mantilks
noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce
ne fut pas à Téglise que nous nous arrêtâmes, du rest-e,
puisqu'il s'agissait de perdre tout au nwins Tapparenre
chrétienne, «On de pouvoir assister à des fêtes mahomé*
tanes. lie peintre me conduisit plus loin encore, à un
point où la me se resserre et s^obscureit, dans une bou-
tique de barbier, qui est une merveille d'ornementation.
On peut admirer en elle Tun des derniers monumenls
du style arabe anciea» qui cède partout la place, en dé-
coration comme en architecture , au goût turc de Cons-
tantinople, tiiste et froid pastiche à demi tartare, à demi
européen.
C'est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres
gracieusement découpées donnent sur le Calish ou canal
du Caire, que je perdis ma chevelure européenne. IjC
barbier y promena le rasoir avec beaucoup de dextérité,
et, sur ma demaude expresse, me laissa une seule mèelie
au sommet de la tête comme celle que portent les Ciii-
nois et les musulmans. On est partagé sur les motifs de
œtte coutume : ies uns prétendent que c'est pour offi'ir
ik la prise aux mains de l'ange de la mort ; les autres y
croient voir ime cause plus matérielle. Ijb Turc prévoit
toujours le cas où l'on pourrait lui trancher la tête, et,
comme alors il est d'usage de la montrer au peuple, il
ne veut pas qu'elle soit soulevée par le nez ou par la
bouche, ce qui serait très-ignominieux. Les barbiers turcs
font aux chrétiens la malice de tout raser-, quant à moi,
je sois suffisamment sceptique pour ne repousser aucune
superstition.
La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton
une cuvette d'étain, et je sentis bientôt une colonnéd'eau
Tiûasder snr mon coa et finr mes is^illes^ U était monté
172 VOYAGE EN ORIENT.
sur le banc près de moi, et vidait ud grand coquemar
d'eau froide dans une poche de cuir suspendue au-dessus
de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut en-
core soutenir un lessivage à fond d*eau savonnneuse ,
après quoi Ton me tailla la barbe selon la dernière mode
de Stamboul.
Ensuite on s'occupa de me coiffer, ce qui n'était pas
difficile ^ la rue était pleine de marchands de tarbouchs
et de femmes fellahs dont Tindustrie est de confection-
ner les petits bonnets blancs dits takiès, que l'on pose
immédiatement sur la peau ; on en voit de très-délica-
tement piqués en fil ou en soie ; quelques-uns même sont
bordés d'une dentelure faite pour dépasser le bord du
bonnet rouge. Quant à ces derniers , ils sont générale-
ment de fabrication française; c'est, je crois, notre ville
de Tours qui a le privilège de coiffer tout TOrient.
Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et
la barbe taillée,j'eus peine à me reconnaître dans l'élé-
gant miroir incrusté d'écaillé que me présentait le bai-
bier. Je complétai la transformation en achetant aux
revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet
rouge garni d'une broderie d'argent assez propre : sur
quoi le peintre voulut bien me dire que je pouvais passer
ainsi pour un montagnard syrien venu de Saîde ou de
Taraboulous. Les assistants m'accordèrent le titre de
tchéléby^ qui est le nom des élégants dans le pays.
X.I. — Ia earavane de la Mecque.
Je sortis enfin de chez le barbier , transfiguré , ravi ,
fier de ne plus souiller une ville pittoresque de Taspect
d'un paletot-sac et d'un chapeau rond. Ce dernier ajus-
tement parait si ridicule aux Orientaux, que dans les
écoles on conserve toujours un chapeau de Franc pour
SÉJOUR EN EGYPTE. 173
en coiffer les enfants ignorants ou indociles : c'est le bon<^
net d'âne de l'écolier turc.
II s'agissait de ce moment d'aller voir l'entrée des
pèlerins, qui s'opérait déjà depuis le commencement du
jour , mais qui devait durer jusqu'au soir. (]e n'est pas
peu de chose que trente mille personnes environ venant
tout à coup enfler la population du Caire ^ aussi les nick
des quartiers musulmans étaient-elles encombrées. Nous
parvînmes à gagner Babel-Fotouh , c'est-à-dire la porte
de la Victoire. Toute la longue rue qui y mène était gar-
nie de spectateurs que les troupes faisaient ranger. Le
son des trompettes, des cymbales et des tambours, ré-
glait la marche du cortège , où les diverses nations et
sectes se distinguaient par des trophées et des drapeaux.
Pour moi, j'étais en proie à la préoccupation d'un vieil
opéra bien Célèbre au temps de l'empire ; je fredonnais
la Marche des chameaux , et je m'attendais toujours à
voir paraître le brillant Saint-Pbar. Les longues files de
dromadaires attachés l'un derrière l'autre, et montés
par des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant
avec quelque monotonie, et ce ne fut que dans la cam-
pagne que nous pûmes saisir l'ensemble d'un spectacle
unique au monde.
C'était comme une nation en marche qui venait se
fondre dans un peuple immense, garnissant à droite les
mamelons voisins du Mokatam , à gauche les milliers
d'édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts \ le
faîte crénelé des murs et des tours de Saladin , rayés de
bandes jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs ;
il n'y avait plus là de quoi penser à l'Opéra ni à la fa-
meuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à
cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les
siècles remontaient encore en arrière, et que j'assistais
à une scène du temps des croisades. Des escadrons de la
garde du vice-roi espacés dans la foule, avec leurs
cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques^
16.
' *
174 WTAGE EV. OniEM'.
^ompiétaieni celte illufiion. Plus loin encore, dans 1%
plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de
tentes bariolées, où les pèlerins s'arrêtaient pour se ra-
fraîchir ^ les danâeiirs et les chanteurs ne jaaanquaient
pas non {^ us à la iéte, et tou« les musiciens du Caire ri-
valisaieni de bruit avec les sonneurs de trompe et l€s tim-
baliers du corté^ , orchestre monistriieiix juché sur des
icbameaux.
On ne pouvait rien voir de f4as barbu, de pius hérissé
et de plus farouche que rimmenseeohue des Meghrainas^
composée des ^ns de Tunis, de Tripoli <, de Maroc et
aussi de nos compatriotes d^Alger. L'entrée des Cosaques
à Paris en 1814 ii*en donnerait qu'une faible idée. £'<2st
aussi parmi eux qne se distinguaient les plus rionibbreti-
ses coofr^ies de santons et de derviches, qui hurlaient
toujours avec enthousiasme leurs cantiques d'amom* en-
tremêlésdu nom d*Allah« Les drapeaux de mille couleur&,
les hampes diargées d'attributs et d^armurec^ et çà et là
les émirs et les «heiks en habits somptueux, aux ebe*
vaux caparaçonnés, ruisselants d or et de pierreries,
ajoutaient à cette marche tin peu désordonnée tout Téolat
que Ton poit imaginer. C'était aussi une chose fort pit-
toresque que les nombreux palanquins des femmes, ap-
pareils singuliers, figurant un lit surmonté d'une tente
et posé en travers sur le dos d'un chameau. Des -mena-
is entiers semblaient groupés à Taise avec efiCsmts et
mobilier dans ces paviJions, garnis de tentures brillantes
pour la pl«Lpait.
Vers les deux tiers de la ,j<mroée , le bruit des ^nons
4e la citadelle, les acclamati(»is et les trompettes annon-
cèrent <|ue le Mahmil, espèce d'arche sainte qui renferma
k robe de drap d'or de Mahomet, était arrivé en vue de
la ville» La plus belle partie de la caravane, les i&avaliers
les plus niagmfiqttesvles santons les pUsenthousiast^s,
J artôtoecaiie du turban , signalée par la ^couleur v^te^
^antquxttieDt ee palMtMim de Tislam. Sept ou buit dro-
Stsmm- EN ÉGTPTE. ^7i
naddres i^enaîent à la tile , ayant la tète si richement
ornée et mn|)anachée, couverts de harnais et de tapis si
éclatants, que, sous ces ajustements qui déguisaient
lears formes, ils avaient Tair des salamandres ou des
dragons qui servent de monture aux fées. Les premiers
portaient de jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient
et laissaient tomber leurs baguettes d'or du milieu d'une
gerbe 4b drapeaux flottants disposés autour de la selle.
Ensuite vienait ua Tieillard symbolique à loi^e barb^
blanche, couronné de feuillages, assis sur une espèoe de
diar doré, toujours à des de chameau , (Hiis le Maluoiil ,
se conifMïsant d*ua rielie pavillon en forme de tente
carrée, eouvert d'inscriptionfi brodées, surmonté au
fiomjnet et à ses :quatre angles d'éBormes Jxmies d ar-
g^t^
De temps e& temps le Mahmil s'arrêtait, -^ toute la
foule aefMrost£mait dans la poussière^^i courbant lefront
sur les mains. Une escorte de cavasses avait grand' peine
à repousser les nègres, qui, plus fanatiques que les au*
très mufiuJmaus, aspiraient à se faire écraser par les
eha«ieaii2 ; de larges volées de coups de bâton leur^on-
féraieiil du moins une certaine port ion de martyre. Quant
aux saoiofis^ espèce de saints plus enlJiousiastes en*-
core que les derviches et d'une orthodoxie moins recon-
nue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les joues
avec de longues pointes et marchaient ainsi couverts de
8^g ; d'autres dévoraient des serpents vivants, et d'au-
tres encore se remplissaient la bouche de cliarhons allu-
més. Les femmes ne prenaient que peu de part à ces
pratiques, et Ton dijstinguait seulement, dans laibule
des pèlerins, des troupes d'aimées attachées à la riara-
vane qui chantaient à Tunisson leurs longues complain-
tes gutturales, et ne craignaient pas de montrer fians
veile leur visage tatoué de bleuet de rouge et leurne^
percé de Imfés an»esaci3c.
Nf)m 00»^ mêlâmes « .le ;peiiitiie ^ saoi , ^ Aa Soi^
176 VOYAGE EN ORIENT.
varice qui suivait le Mahmil, criant Allah! comme les
autres aux diverses stations des chameaux sacrés , les-
quels, balançant majestueusement leurs têtes parées ,
semblaient ainsi bénir la foule avec leurs longs cols re-
courbés et leurs hennissements étranges. Â Tentrée de
la ville, les salves de canon recommencèrent, et l'on prit
le chemin de la citadelle à travers les rues, pendant que
la caravane continuait d'emplir le Caire de ses trente mille
fidèles, qui avaient le droit désormais de prendre le titre
d^hadjis.
On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette
immense rue Salahieh, où les mosquées d'El-Hazar, El-
Moyed et le Moristan étalent leurs merveilles d'archi-
tecture et lancent au ciel des gerbes de minarets entre-
mêlés de coupoles. A mesure que l'on passait devant
chaque mosquée, le cortège s'amoindrissait d*une partie
des pèlerins, et des montagnes de babouches se formaient
aux portes, chacun n'entrant que les pieds nus. Cepen*
dant ]e Mahmil ne s'arrêtait pas ; il s'engagea dans les
rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par
la porte du nord , au milieu des troupes rassemblées et
aux acclamations du peuple réuni sur la place de Rou-
melieh. Ne pouvant pénétrer dans l'enceinte du palais
de Méhémet-Ali , palais neuf, bâti à la turque et d'un
assez médiocre effet , je me rendis sur la terrasse d'où
l'on domine tout le Caire. On ne peut rendre que faible-
ment l'effet de cette perspective, l'une des plus belles
du monde ; ce qui surtout saisit l'œil sur le premier plan,
c'est l'immense développement de la mosquée du -sultan
Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve en-
core les traces de la mitraille française depuis la fameuse
révolte du Caire. La ville occupe devant vous tout l'ho-
' rizon, qui se termine aux verts ombrages de Choubrah ;
à droite, c'est toujours la longue cité des tombeaux mu-
sulmans, la campagne d'Héliopolis et la vaste plaine du
désert arabique interrompue par la chaîne du Mokatam ;
SÉJOUR EN EGYPTE. 177
à gauche , le cours du Nil aux eaux rougeàtres , avec sa
maigre bordure de dattiers et de sycomores. Boulac, au
bord du fleuve, servant de port au Caire qui en est éloi-
gné d'une demi-lieue ; l'ile de Roddah , verte et fleurie,
cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment
du Nilomètre, en face des riantes maisons de campagne
de Giseh ; au-delà , enfin, les pyramides, posées sur les
derniers versants de la chaîne libyque, et vers le sud en-
core, à Saccafah, d'autres pyramides entremêlées d'hyr
pogées ^ plus loin , la forêt de palmiers qui couvre les
ruines de Memphis, et sur la rive opposée du fleuve, en
revenant vers la ville, le vieux Caire, bâti par Amrou à
la place de l'ancienne Babylone d'Egypte, à moitié ca-
ché par les arches d'un immense aqueduc, au pied duquel
s'ouvre le C^ish , qui côtoie la plaine des tombeaux de
Karafeh.
Voilà rimmense panorama qu'animait l'aspect d'un
peuple en fête fourmillant sur les places et parmi les
campagnes voisines. Mais déjà la nuit était proche , et
le soleil avait plongé son front dans les sables de ce long
ravin du désert d'Ammon que les Arabes appellent mer
sans eau ; on ne distinguait plus au loin que le cours
du Nil, où des milliers de canges traçaient des réseaux
argentés comme aux fêtes des Ptolémées. Il faut redes-
cendre, il faut détourner ses regards de cette antiquité
muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables,
garde les secrets éternels; voyons si les splendeurs et
les croyances de Fislam repeupleront suflisamment la
double solitude du désert et des tombes , ou s'il faut
pleurer encore sur un poétique passé qui s'en va. Ce
moyen âge arabe, en retard de trois siècles, est-il prêt à
crouler à son tour, comme a fait l'antiquité grecque, au
pied insoucieux des monuments de Pharaon ?
Hélas! en me retournant, j'apercevais au-dessus de
ma tête les dernières colonnes rouges du vieux palais de
Saladin» Sur les débris de cette architecture éblouisi-
178 VOYAGE SN (miENT.
santé de hardiesse et de grâce , mais frêle dL passagk'e ,
comme celle des génies , on a bâti récemment une con-
struction carrée, toute de marbre et d*albâtre, du reste
sans élégance et sans caractère, qui a Pair d'un marché
aux gpains, et qu'on prétend devoir être une mosquée.
Ce sera une mosquée en effet , comme la Madeleine est
une église : les architectes modernes ont toujours la
précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent
servir à autre chose quand on ne croira plus en lui.
Gep^idant le gooTemement paraissait avoir célébré
Tacrivée du Mahmil à la satisfaction générale *, le pacha
et sa famille avaient reçu respectueusement la robe da
prophète rapportée de la Mecque , leau sacrée du puits
de Zemzem et autres ingrédients du pèlerinage; on avait
montré la robe au peuple à la porte d'une petite mos-
quée située derrière le palais, et déjà Tillumination de
la ville produisait un effet magnifique dn haut de la
plate^foime. Les grands édifices ravivaient au loin . par
des illuminations , leurs lignes d'arciiitecture perdues
dans r<Hnbre^ desehapdets de lumières Geignaient les
dômes des mosquées, et les minarets revêtaient de nou-
veau ces colliers lumineax que j'avais i>eraarqués déjà ;
des versets du Coran brillatent sur le front des éditf c^^
tracés p«tout en veires de couleur. Je me bâtai « a|H^
Avoir admiré ce spectacle , de gagner la place de TEsbe-
kieh, où se passait k plus belle partie de la fête.
Les quartiers voisins resplendissaient de Tédat des
jbou tiques; les pâiissi^rs^ les frituriers et les marchands
de fruits avaient envahi tous les rez-de-chaussée; les
confiseurs étalaient des merveilles de sucrerie sous forme
d^édifiees, -d animaux et autres fantaisies. Les pyramides
let les ginmâôles tfe lumières éclairaient tout comme eo
plein jour ; de fdus. (m promenait sur des cordes tendues
de disiaoee en distance de pd^its vaisseaux iHunainés ,
souvenir peut-être <des fêtes isiéques, conservé comme
4«it d'autres par le bon peuf^ ^fptien* Us& pèlenns^
vêtus de blanc pour la plupart et plus hâlés que les gens
du Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle^
C'est au midi de la place , dans ta partie qui touche au
quartier franc, qu'avaient lieu les principales réjouis-
sances^ des tentes étaient élevées partout, non-seule-
ment pour les cafés , mais pour les zikr ou réunions de
chanteurs dévots \ de grands m&ts pavoises et suppor-
tant des lustres servaient aux exercices des derviches
tourneurs, qu'il ne faut pas confondre avec les hurleurs,
diacim avant sa manière d'arriver à cet état d'enthou^
aiasBie qui leur procure des visions et des extases : c'est
autour des mâts que les premiers tournaient sur eux-
mêmes en criant seulement d'un ton étouiGé : Allah
zheyt ! c'est-à-dire u Dieu vivant I » Ces mâts , dressés
an nombre de quatre sur la même ligne, s^appellent
sârys. Ailleurs, la foule se pressait pour voir des jon-
gleurs, des danseurs de corde, ou pour écouter les rhap^
sodés (schayërs) qui récitent des portions du roman
àAboU'Zeyd. Ces narrations se poursuivent chaque soir
(bris les cafés de la ville, et sont toujours, comme nois
feuilletons de journaux, interrompues à l'endroit le plus
saillant, aûn de ramener le lendemain au même café des
habitués avides de péripéties nouvelles.
Les balançoires, les jeux d'adresse, les caragheuX
les plus variés sous forme de marionnettes ou d'otnbres
chinoises , achevaient d'animer cette fête foraine , qui
devait se renouveler deux jours encore pour l'anniversaire
de la naissance de Mahomet que l'on appelle El^Mouled'^
en-neby.
Le lendemain, dès le point du jour, je partais avëb
Abdallah pour le bazar d'esclaves situé dans le quartier
SoukeKezzi. J'avais choisi un fort bel âne rayé comme
un zèbre, et arrangé mon nouveau costume avec quel*
que coquetterie. Parce qu'on va acheter des femmes ,
ce n est point une raison pour leur faire peur. Les rireo
dédaigneux des né^esses m'avaient donné cettQ leçon/
180 VOYAGB EN OMBNT.
XII. — AMel-KérIm.
Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne de-
meure sans doute d^un hachef ou d'un bey mamelouk ,
ot dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colon-
nade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un
divan de bois garni de coussins , où siégeait un musul-
man de bonne piine, vôtu avec quelque recherche, qui
égrenait nonchalamment son chapelet de bois d'aloès.
Un négrillon était en train de rallumer le charbon du
narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds , ser-
vait sans doute de secrétaire.
c( Voici, me dit AbdaHah , le seigneur Abdel-Kérim,
le plus illustre des marchands d^esclaves : il peut vous
procurer des femmes fort belles^ sïl le veut -, mais il est
riche et les garde souvent pour lui. »
Abdel-Kérim me fit un gracieux signe de tête en por-
tant la main sur sa poitrine , et me dit saba-^el-kher. Je
répondis à ce salut par une formule arabe analogue ,
mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m'in-
vita toutefois à prendre place auprès de lui et fit appor-
ter un narghilé et du café*
(( Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui
donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous
venez vous fixer dans le pays , et que vous êtes disposé
à monter richement votre maison. »
I^s paroles d'Abdallah parurent faire une impression
favorable sur Abdel-Kérim, qui m'adressa quelques mots
de politesse en mauvais italien.
La figure fine et distinguée , l'œil pénétrant et les
manières gracieuses d'Abdel - Kérim faisaient trouver
naturel qu'il ût les honneurs de son palais, où pourtant
il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui
im singulier mélange de Tafiabilitc d'un prince et de la
SÉJOUR EN EGYPTE!. 181
résolution impitoyable d*iin forban. H devait dompter
les esclaves par Fexpression fixe de son œil mélanco-
lique , et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le
regret de ne plus l'avoir pour maître. Il est bien évident,
me disais-je , que la femme qui me sera vendue ici aura
été éprise d'Abdel-Kérim. N'importe ^ il y avait une
fascination telle dans son regard , que je compris qu'il
n'était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.
La cour carrée , où se promenaient un grand nombre
de Nubiens et d'Abyssiniens, offrait partout des porti-
ques et des galeries supérieures d'une architecture élé-
gante; de vastes moucharabys en menuiserie tournée
surplombaient un vestibule d'escalier décoré d'arcades
moresques, par lequel on montait à l'appartement des
plus belles esclaves.
Beaucoup d'acheteurs étaient entrés déjà et exami-
naient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour ;
on les faisait marcher, oh leur frappait le dos et la poi-
trine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes
gens, vêtu d'un machlah rayé de jaune et de bleu, avec
les cheveux tressés et tombant à plat comme une coif-
fure du moyen âge, portait au bras une lourde chaîne
qu'il faisait résonner en marchant d'un pas fier •, c'était
un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à
la guerre.
11 y avait autour de la cour plusieurs salles basses,
habitées par des négresses, comme j'en avais vu déjà,
insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos -,
ime autre femme cependant, drapée dans une couver-
ture jaune, pleurait en cachant son visage contre une
colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les
lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil
jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain
contre cet éloquent désespoir ; je m'en sentais le cœur
navré.
Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fut
16
182 VOYAGE E.N OHIENT.
cachée, je vis que cette femme était presque blanche ^
un petit enfant se pressait contre çUe à demi enveloppé
dans le manteau.
Quoi qu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se
sent Français.,, et sensible dans de pareils moments.
J'eus un instant l'idée de la racheter si je pouvais, et de
lui donner la liberté.
« Ne faites pas attention a elle, me dit Abdallah -, cette
femme est l'esclave favorite d'un effendi qui, pour la
punir d'une faute, l'envoie au marché, où l'on fait sena-
blant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle
aura passé ici quelques heures, son maître viendra la re-
prendre et lui pardonnera sans doute. »
Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pen-
sée de perdre son maître-, les autres ne paraissaient s'in-
quiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en
trouver. Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère
des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans
les pays américains ! H est vrai qu'en Egypte c'est le
fellah seul qui travaille à là terre. On ménage les forces
de l'esclave, qui coûte cher, et on ne l'occupe guère qu'à
des services domestiques. Voilà l'immense différence qui
existe entre l'esclave des pays turcs et celui des chré-
tiens.
Abdel-Kérim nous avait quittés un instant pour ré-
pondre aux acheteurs turcs ^ il revint à moi, et me dit
qu'on était en train de faire habiller les Abyssiniennes
qu'il voulait me montrer, (c Elles sont, dit-il, dans mon
harem et traitées tout à fait comme les personnes de ma
famille -, mes femmes les font manger avec elles. En at-
tendant, si vous voulez en voir de très-jeunes, on va en
amener.»
On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles
SKJOtR EX ÉCYI»TK. 183
cuivrées se précipilèreni (l;ins îa cour comme des enfants
en récréation. On les laissa jouer sous la cage de Tesca-
lier avec les canards et les pintades, qui se baignaient
dans la vasque d'une fontaine sculptée, reste de la splen-
deur évanouie de Tokel.
Je contemplais ces pauvres filles aux yeux si grands et
si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute
arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des
riches habitants de la ville. Abdallah me dit que plu-
sieurs d'entre elles n'appartenaient pas au marchand, et
étaient mises en vente pour le compte de leurs parents^
qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient pré-
para ainsi à leurs enfants la condition la plus heureuse;
(c Sachez, du reste, ajouta-t-ii, qu'elles sont plus
chères que les femmes nubiles.
— QÛeste fandulie soTW cncite* ! ditAbdel-Kérim dans
son italien corrompu.
— Oh ! l'on peut être tranquille et acheter avec con-
fiance, observa Abdallah, d'un ton de connaisseur, les
parents ont tout prévu. ».
Eh bien ! me disais-je en moi-même, je laisserai ces
enfants à d'autres-, le musulman, qui vit selon sa loi,
peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces
pauvres petites âmes ; mais moi, si j'achète une esclave,
c'est avec la pensée qu'elle sera libre, même de me
quitter.
Abdel-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans
la maison. Abdallah resta discrètement au pied de l'es-
calier.
Dansane grande salle aux lambris sculptés qu'enrichis-
saient encore des restes d'arabesques peintes et dorées, je
via rangées contre le mur cifiq femmes assez belles, dont
le teint rappelait l'éclat du bronze de Florence ; leurs
figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche
' H fltt ditteilc 4» vendre mi deindunc le mm èe cette obMrration.
184 VOYAGE EN ORIENT.
petite; rovale parfait de leur tête, remmanchement
gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur
donnaient l'air de ces madones peintes dltalie dont la
couleur a jauni par le temps. C'étaient des Abyssiniennes
catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean
ou de la reine Gàndace.
Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes ,
comme il arrive dans ces races primitives. Abdel-Kérim,
me voyant indécis et croyant qu'elles ne me plaisaient
pas, en fit entrer une autre qui, d'un pas indolent, alla
prendre place près du mur.
Je poussai un cri d'enthousiasme *, je venais de recon-
naître l'œil en amande, la paupière oblique des Java-
naises, dont j'ai vu des peintures en Hollande ; comme
carnation , cette femme appartenait évidemment à la
race jaune. Je ne sais quel goût de l'étrange et de l'im-
prévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur.
Elle était fort belle du reste et d'une solidité de formes
qu'on ne craignait pas de laisser admirer ; l'éclat métal-
lique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinc-
tion des mains et la longueur des cheveux d'un ton d'a-
cajou sombre, quon me fit voir en ôtant son tarbouch,
ne laissaient rien à objecter aux éloges qu'Abdel-Kérim
exprimait en s' écriant : Bonol bono!
Nous redescendîmes et nous causâmes avec l'aide d'Ab-
dallah. Cette femme était arrivée la veille à la suite de
la caravane, et n'était chez Abdel-Kérim que depuis ce
temps. Elle avait été prise toute jeune dans l'archipel
indien par des corsaires de l'iman de Mascate.
(( Mais, dis-je à Abdallah, si Abdel-Kérim l'a mise hier
avec ses femmes... »
— Eh bien? » répondit le drogman en ouvrant des yeux
étonnés.
Je vis que mon observation paraissait médiocre.
(( Croyez-vous, dit Abdallah, entrant enfin dans mon
idée, que ses femmes légitimes le laisseraient faire la
SÉJOUR EN EGYPTE. 185
cour à d'autres?... Et puis un marchand , songez-y
donc ! Si cela se savait, il perdrait toute sa clientelle. »
C'était une bonne raison. Abdallah me jura de plus
qu'Âbdel-Kérim, comme bon mulsulman, avait dû pas-
ser la nuit eu prières à la mosquée, vu la solennité de la
fête de Mahomet.
Il ne restait plus qu*à parler du prix. On demanda
cinq bourses (625 francs) ; j*eus Tidée d*offrir seulement
quatre bourses ^ mais, en songeant que c'était marchan-
der une femme, ce sentiment me parut bas. De plus,
Abdallah me fit observer qu'un marchand turc n'avait
jamais deux prix.
Je demandai son nom... j'achetais le nom aussi, na-
turellement : — Z' n' b' ! dit Abdel-Kérim. — Z' «' b\
répéta Abdallah avec un grand effort de contraction na-
sale. Je ne pouvais pas comprendre que l'éternument de
trois consonnes représentât un nom. 11 me fallut quelque
temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zey-
nab.
Nous quittâmes Abdel-Kérim, après avoir donné des
arrhes, pour aller chercher la somme qui reposait à mon
compte chez un banquier du quartier franc.
En traversant la place de TEsbekieh, nous assistâmes
à un spectacle extraordinaire. Une grande foule était
rassemblée pour voir la cérémonie de la Dohza. Le
cheick ou Témir de la caravane devait passer à cheval
sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui
s'exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des
tentes. Ces malheureux s'étaient étendus à plat ventre
sur le chemin de la maison du cheick Ël-Bekry, chef de
tous les derviches, située à l'extrémité sud de la place,
et formaient une chaussée humaine d'une soixantaine
de corps.
Cette cérémonie est regardée comme un miracle des-
tiné à convaincre les infidèles; aussi laisse-t-on volon-
tiers les Francs se mettre aux premières places. Un mi-
16.
186 VOYAGE Kn ORTCNT.
racle publie est devenu une chose assez rare, depuis cfue
rhomme s'est avisé, comme dit Henri Heine, de regar-
der dans les manches du bon Dieu... mais celui-là, si
c'en est un, est incontestable, l'ai vu de mes yeux le
vieux cheick des derviches, couvert d'un benich Manc,
avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de
soixante croyants pressés sans le moindre intervalle,
ayant les bras croisés sous leur téte« Le cheval était
ferré. Ils se relevèrent tous sur une ligne en chantant
Allah !
Les esprits forts du quartier liranc prétendent que
c'est un phénomène analogue à celui qui faisait jadis
supporter aux convulsionnaires des coupif de chenet
dans Testomac. L'exaltation où se mettent ce» gens dé-
veloppe une puissance nerveuse qui supprime le Senti-
ment et la douleur, et communique aux prganes une
force de résistance extraordinaire.
Les musulmans n'admettent pas cette explication, et
disent qu'on a fait passer le cheval sur des verres et des
bouteilles sans qu'il pût rien casser.
Voilà ce que j'aurais voulu voir.
11 n'avait pas fallu moins qu'un tel Spectacle pour me
foire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir
même, je ramenais triomphalement l'esclave voilée à ma
maison du quartier cophte. Il était temps, car c'était le
dernier jour du délai que m'avait accordé le cheick du
quartier. Un domestique de l'okel la suivait avec un âne
chargé d'une grande caisse verte.
Abdel-Kérim avait bien fait les choses* Il y avait dans
le coffre deux costumes complets : a C'est à elle, me fit-
il dire, cela lui vient d'un cheick de la Mecque auquel
elle a appartenu, et maintenant c'est à vous. »
On ne peut pas voir certainement de procédé plus dé-
licat.
III
LE HAREM
I* — Aie mif«ft et l'aveMlr.
Je ne regrettais pas d^m'ètrefixé pour quelque temps
au Caire et de m'être fait sou» tous les rapports un citoyen
de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de
la comprendre et de Taimer ; \^s voyageurs ne se donnent
pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en
pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les sou-
venirs. C^est pourtant la seule ville orientale où Ton
puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs
âges historiques. Ni Bagdad , ni Damas ^ ni Constantir
nople n'ont gardé de tels sujets d'études et de réflexions.
Dans les deiu premières, l'étranger ne rencontre que des
constructions fragiles de briques et de terre sèche ^ les
intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais
qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art sé-
rieux et de durée ^ Constantinople, avec ses maisons de
bois peintes , se renouvelle tous les vingt ans et ne con-
serve que la physionomie assez uniforme de ses dômes
bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses
inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu'à la sérénité
constante de son climat, l'existence de monuments in-
QiQâBabrabies j l'époque des oaIifeS| celle des soudans e^t
188 VOYAGP EN ORIENT.
celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement
à des systèmes variés d'architecture dont TEspagne et la
Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves ou
les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de
Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les
rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre ,
un minaret, une arabesque , dont la coupe ou le style
précisent la date éloignée. Les mosquées, à elles seules,
raconteraient rhistoire entière de TÉgypte musulmane,
car chaque prince en a fait bâtir au moins une , voulant
transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa
gloire ; c^est Amrou , c'est Hakem, c^est Touloun, Sala-
din, Bibars ou Barkouk , dont les noms se conservent
ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus
anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs
ctoulants et des enceintes dévastées.
La mosquée d'Amrou, construite la première après la
conquête de l'Egypte, occupe un emplacement aujour-
d'hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien
ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis.
J'ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la
voûte antique -, j'ai pu monter dans la chaire sculptée
del'iman, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait
qu'il n'y en avait pas une plus belle ni plus noble après
celle du prophète ; j'ai parcouru les galeries et reconnu,
au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la
tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut l'idée de fon-
der le vieux Caire.
Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ;
Amrou, vainqueur de l'Egypte grecque, et qui venait de
saccager Alexandrie, ne voulut pas qu'on dérangeât le
pauvre oiseau ; cette place lui parut consacrée par la
volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée
autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville
qui prit le nom de Fostat, c'est-à-dire la tente. Aujour-
d'hui, cet emplacement n'est plus même contenu dans
SÉJOUR EN EGYPTE. 189
Ja ville, et se trouve de nouveau^ comme les chroniques
le peignaient autrefois , au milieu des vignes, des jardi-
nages et des palmeraies,
J^ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une
autre extrémité du Caire et dans Tenceinte des murs ,
près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée
trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir
de l'un des héros les plus étranges du moyen âge mu-
sulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent
le Chacamberille, ne se contenta pas d*ètre le troisième
des califes africains, Théritier par la conquête des trésors
d'Haroun-al-Raschid, le maître-absolu de TÉgypte et de
la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit
une sorte de Néron ou plutôt d*Héliogabale. Comme le
premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de ca-
price ^ comme le second, il se proclama dieu et traça les
règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de
son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem
est le dernier révélateur, ou, si Ton veut, le dernier dieu
qui se soit produit au monde et qui conserve encore des
fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les
narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille
aventures , et Ton m'a montré sur une des cimes du M o-
katam l'observatoire où il allait consulter les astres, car
ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins
comme un puissant magicien.
Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou.
Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés
aux angles ofi'rent seuls des formes d'architecture qu'on
peut reconnaître ; c'est de l'époque qui correspond aux
plus anciens monuments d'Espagne. Aujourd'hui, l'en-
ceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de dé-
bris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre
dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a suc-
cédé au bourdonnement des prières. Mais l'édifice du
fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem
1M V0TA6« En (mreiir.
rhéréliqne^ abhorré de^ vrais ntasiiftnans? Lsi tîeiffe
Egypte, oublieuse autant, que crédule, a enseveH sous
sa poussière bien d'autres prophètes et bien d'autres
dieux.
Aussi Tétranger n^a*t^il à redouter dans ce pays ni le
fonatisoie de religion, ni Tintolérance dé race des autres
parties de POrient ; la conquête arabe n'a jamais pu
transformer à ce point le caractère des habitants ; n'est-
ce pas toujours d'ailleurs la terre antique et maternelle
ou notre Europe, à travers le monde grec et romain,
sent remonter ses origines? Religion, morale, industrie,
tout partait de ce centre à la fois mystérieux et acces-
sible, où les génies des premiers temps ont puisé poor
nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces
sanctuaires étranges où s'élaborait Tavenh* des hommes,
et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines,
pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures
au déluge et remontant aux premiers jours du monde.
Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur ntoins
connu de nous, que les Indiens appellent Ra^a, empor^
taient un même fonds d'enseignement et de croyances,
qui devait se modifier selon les lieux et les races , mats
qui partout constituait des civilisations durables. Ce
qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est jus-
tement cette pensée d'universalité et même de prosély-
tisme que Rome n*a imitée depuis que dans l'intérêt de
sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fotidait des
monuments indestructibles pour y graver tous les pro-
cédés des arts et de l'industrie, et qui parlait à la pos-
térité dans une langue que la postérité commence i
, comprendre, mérite certainement la reconnaissance de
tous les hommes<
S£JÛi;& EN EGYPTE. 191
II. — lift Tle Intime à Pépo^ve #ii kkanuim»
J^aî mis à profit, en étudiant et en lisant ]e pluspos-*
sîble, les longues journées d'inaction que m'imposait
l époque du khamsin. Depuis le matin , Tair était bru*
lant et chargé de poussière. Pendant cinquante jours,
chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible
de sortir avant trois heures du soir, moment où se lève
la brise qui vient de la mer.
On se tient dans les chambres inférieures revêtues de
faïence ou de marbre et rafraîchies par des jets d'eau ;
on peut encore passer sa journée dans les bains, au mi-
lieu de ce brouillard tiède qui remplit de vastes enceintes
dont la coupole percée de trous ressemble à un ciel
étoile. Ces bains sont là plupart de véritables monuments
qui serviraient très-bien de mosquées ou d'églises ; Tar-
chilecture en est byzantine , et les bains grecs en ont
probablement fourni les premiers nK)dèLes) il y a entre
les colonnes sur lesquelles s'appuie la voûte circulaire
de petits cabinets de marbre, où des fontaines élégantes
sont consacrées aux ablutions froides. Vous pouvez tour à
tour vous isoler ou vous mêler à la foule, qui n'a rien de
l'aspect maladif de nos réunions de baigneurs, et se
compose généralement d'hommes sains et de belle rac«,
drapés, à la manière antique, d'une longue étoffe de lin.
Les formes se dessinent vaguement à travers la brume
laiteuse que traversent les blancs rayons de la voûte, et
l'on peut se croire dans un paradis peuplé d'ombres
heureuses. Seulement le purgatoire vous attend dans les
salles voisines. Là sont les bassins d'eau bouillante où
le baigneur subit diverses sorles de cuisson 5 là se préci-
pitent sur vous ces terribles estafiers aux mains armées
de gants de crin , qui détachent de votre peau de longs
rouleaux mdéculaires dont l'épaisseur vous effraie e(
192 VOYAGE BN ORIENT.
VOUS fait craindre d*ètro usé graduellement comme une
vaisselle trop ccuréc. On peut d*ailleurs se soustraire à
CCS cérémonies et se contenter du bien-être que pro-
cure Tatmosphère humide de la grande salle du bain.
Par un effet singulier , cette chaleur artificielle délasse
de l'autre ; le feu terrestre de Phta combat les ardeurs
trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des
délices du massage et du repos charmant que Ton goûte
sur ces lits disposés autour d'une haute galerie à baiu»-
tres qui domine la salle d'entrée des bains? Le café, les
sorbets, le narghilé, interrompent là ou préparent ce
léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du
Levant.
Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuelle-
ment pendant l'époque du khamsin^ il s'interrompt sou-
vent des semaines entières, et nous laisse littéralement
respirer. Alors la ville reprend son aspect animé, la foule
se répand sur les places et dans les jardins -, Tallée de Chou-
brah se remplit de promeneurs ; les musulmanes voilées
vont s'asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et
sur les tombes entremêlées d'ombrages, où elles rêvent
tout le jour entourées d'enfants joyeux, etse font mêmeap-
porter leurs repas. Les femmes d'Orient ont deux grands
moyens d'échapper à la solitude des harems, c'est le ci-
metière, où elles ont toujours quelque être ehéri à
pleurer, et le bain public, où la coutume oblige leurs
maris de les laisser aller une fois par semaine au
moins.
Ce détail, que j'ignorais, a été pour moi la source de
quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut
bien que je prévienne l'Européen qui serait tenté de sui-
vre mon exemple. Je n'eus pas plutôt ramené du bazar
l'esclave javanaise que je me vis assailli d'une foule de
réflexions qui ne s'étaient pas encore présentées à mort
esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les
femmes d'Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution,
SÉJdÙft EN ÉGTt>tÊ. 192(
èt^ le £rai-je? le premier regard jeté sur elle avait été
toul^uisâant.
11 y a quelque chose de très-séduisant dans une femme
d^un pays lointain et singulier, qui parle une langue in-
connue, dont le costume et les habitudes frappent déjà
par Tétrangeté seule, et qui enfin n*a rien de ces vulga-
rités de détail que l'habitude nous révèle chez les femmes
de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination
de couleur locale, je Técoutais babiller, je la voyais
étaler la bigarrure de ses vêtements : c^était comme un
oiseau splendide que je possédais en gage ; mais cette
impression pouvait-elle toujours durer?
On m'avait prévenu que si le marchand m'avait trompé
sur les mérites de Fesclave, s'il existait un vice rédhibi-
toire quelconque, j'avais huit jours pour résilier le mar-
ché. Je ne songeais guère qu'il fût possible à un Européen
d'avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été
trompé. Seulement je vis avec peine que cette pauvre
fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front
une place brûlée grande comme un écu de six livres à
partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine
une autre brûlure de même forme, et sur ces deux mar-
ques un tatouage qui représentait une sorte de soleil.
Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine
gauche percée de manière à recevoir un anneau. Quant
aux cheveux, ils étaient rognés par-devant à partir des
tempes et autour du front, et, sauf la partie brûlée, ils
tombaient ainsi jusqu'aux sourcils qu'une ligne noire
prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux
bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que
c'était l'effet d'une préparation de henné qui ne laissait
aucune marque au bout de quelques j.ours.
Que faire maintenant? Habiller une femme jaune A
Feuropéenne, c'eût été la chose la plus ridicule du
inonde. Je me bornai à lui faire signe qu'il fallait laisser
repousser tes cheveux coupés en rond sur le devant, ce
17
194 VOTAfiE EH OaiEIIT»
qui parut rétonner beaucoup^ quant i ta ivAIllfi» <fai
front et à celle de la poitrine, qui résultait prf>babto^
nient d'un usage de son pays, car on ne voit rien de pa-
reil en Egypte, cela pouvait se cacher au mojm i'M
bijou ou d'un ornement quelconque^ il n'y avait àoae
pas trop de quoi se plaindre, tout e^^anien ùùU
III. *— Soiiii dm iii6iia|f««
La pauvre enfant s'était endormie pendant fue j'#i»^
minais sa chevelure avec cette sollicitude de propriéiaii^
qui s'inquiète de ce qu'on a fait des coupes dan» h bien
qu'il vient d'acquérir. J'entendis Ibrahim crier w de-
hors : Ya sidyl (eh ! monsieur ! ), puis d'autres mots oà j^
compris que quelqu'un me rendait visite. Je sortis de la
chambre, et je trouvai dans la galerie le Juif Yousef qui
voulait me parler. Il s'aperçut que je ne tenaii pai^ à ce
qu'il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes
en fumant.
« J'ai appris, me dit-iU qu'on vous avait lait achats
une esclave \ j'en suis bien contrarié»
— Et pourquoi?
— Parce qu'on vous aura trompé ou volé 4^ beau^
coup : les drogmans s'entendent toujours avec le mar-
chand d'esclaves.
— Cela me paraît probable.
— Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui'
— Qu'y faire?
"— Vous n'êtes pas au bout. Vous serez très^mbarrassé
de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous
offrira de vous la racheter pour peu de chose. Voilà ee
qu'il est habitué à faire, et c'est pour cela qu'il vous a
détourné de conclure un mariage à la cophte, ce qui
était beaucoup plus simple et moins coûteux.
— Mais vous savez bien qu'après tout j^avais qo^qiit
fsmm ÉK ÉGYpre:. i96
senipule à feifè nn d<; ces mariages qui venfent toujours
une sorte de iiotisécration religieuse.
— Eh bien ! que ne m'avez-vous dit cela? je vous au-
rais trouvé un domestique arabe qui se serait marié pour
vous autant de fois que vous auriez voulu ! »
La singularité de cette proposition me fit partir d\in
éelat de rire; mais quand on est au Caire, on apprend
vite à ne s*étonner de rien. Les détails que me donna
Yoasef m'apprirent qu^il se rencontrait des gens asseî
misérables pour faire ce marché. La fecilité qu'ont les
Orientaux de prendre femme et de divorcer à leur gré
rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme
pourrait seule le révéler ; mais, évidemment, ce n'est
qu'un moyen d'éluder la sévérité du pacha à l'égard des
mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou
dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu,
dûfrelle divorcer au bout de huit jours, à moins que,
comme esclave^ elle n'ait un maître.
Je témoignai au Juif Yousef combien une telle cou-
veittion m'aurait révolté.
4k Bon ! me dit-il, qu'importe?*., avec des Arabes!
— Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens.
— C'est uA usage, ajouta-t-il, qu'ont introduit les
Anglais; ils ont tant d'argent!
— Alors cela coûte cher?
— C'était chef autrefois; mais maintenant la con-
eurrence s'y est mise, et c'est à la portée de tous. »
Toilà pourtant où aboutissent les réformes morales
tentées ici. On déprave toute une population pour éviter
un mal certainemmt beaucoup moindre. H y a dh ans,
le Caire avait des bayadères publiques comme l'Inde, et
des eourtisifies comme l'antiquité. Les ulémas se plai-
(ptirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le
gMVttuoment tirait un impôt assez considérable de ces
ftauiie»^ organisées eii corporation, et dont le plus grand
nombre résidait hors de la ville, à Matarée. Enfin les
196 VOYAGE EN ORIENT^
dévots du Caire offrirent de payer Tiinpôt en question ^ ce
fut alors que Ton exila toutes ces femmes à Esné, dans
la Haute-Egypte. Aujourd'hui, cette ville de l'ancienne
Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil
une sorte de Capoue. H y a là des Laîs et des Aspasies
qui mènent une grande existence, et qui se sont enri-
chies particulièrement aux dépens de l'Angleterre. Elles
ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire cons-
truire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si
c^était encore la mode aujourd'hui d'entasser des pierres
sur son corps pour prouver sa gloire ; elles aiment mieux
les diamants.
Je comprenais bien que le Juif Yousef ne cultivait pas
ma connaissance sans quelque motif; l'incertitude que
j'avais là-dessus m^avait empêché déjà de l'avertir de
mes visites aux bazars d^esclaves. L'étranger se trouve
toujours en Orient dans la position de Tamoureux naïf
ou du fils de famille des comédies de Molière* Il faut
louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre
fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le
prix de Tesclavc avait presque épuisé ma bourse, a Quel
malheur ! s'écria le Juif; je voulais vous mettre de moi-
tié dans une affaire magnifique qui, en quelques jours,
vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plu*
sieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de
mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en
détail aux prix que nous voudrons aux éleveurs de vers
à soie ; mais il faut un peu d'argent comptant; c^est ce
qu^il y a de plus rare dans ce pays : le taux légal est de
24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raison-
nables, Targent se multiplie... Enfin n'en parlons plus.
Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne savez
pas Tarabe; n'employez pas le drogman pour parler
avec votre esclave ; il lui communiquerait de mauvaises
idées sans que vous vous en doutiez^ et elle s'enfuirait
quelque jour; cela s'est vu.»
SÉJOUR EN EGYPTE, 197
Ces paroles me donnèrent à réfléchir.
Si la garde d'une femme est difficile pour un mari,
que ne sera-ce pas pour un maître! C'est la position-
d'Arnolphe ou de George Dandin. Que faire? l'eunuque
et la duègne n'ont rien de sûr pour un étranger ; accor-
der tout de suite à une esclave Tindépendance des femmes
françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes,
comme on sait, n'ont aucun principe contre la plus vul-
gaire séduction. Comment sortir de chez moi seul? et
comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme
ne s'est montrée au bras d'un homme? Comprend«K)n
que je n'eusse pas prévu tout cela?
Je fis dire par le Juif à Mustafa de me préparer à dîner ;
je ne pouvais pas évidemment mener l'esclave à la table
d'hôte de l'hôtel Domergue. Quant au drogman, il était
allé attendre l'arrivée de la voiture de Suez; car je ne
l'occupais pas assez pour qu'il ne cherchât point à pro-
mener de temps en temps quelque Anglais dans la ville.
Je lui dis à son retour que je ne voulais plus l'employer
que pour certains jours, que je ne garderais pas tout ce
monde qui m'entourait, et qu'ayant une esclave, j'ap-
prendrais très-vite à échanger quelques mots avec elle,
ce qui me suffisait. Comme il s'était cru plus indispen-
sable que jamais, cette déclaration l'étonna un peu. Ce-
pendant il finit par bien prendi^e la chose, et me dit que
je le trouverais à l'hôtel Waghorn chaque fois que j'en
aurais besoin.
11 s'attendait sans doute à*me servir de truchement
pour faire du moins connaissance avec l'esclave; mais
la jalousie est une chose si bien comprise en Orient, la
réserve est si naturelle dans tout ce qui a rapport aux
femmes, qu'il ne m'en parla même pas.
J'étais rentré dans la chambre où j'avais laissé l'es-
clave endormie. Elle était réveillée et assise sur l'appui
de la fenêtre, regardant à droite et à gauche dans la rue
par les grill(2s latérales du mouçharahy. Il y avait, deux
17,
198 VOYAGE EN ORIENT.
maisons plus loin, des jeunes gens en costume turc de
la réforme, officiers sans doute de quelque personnage,
et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je com-
pris qu'il existait un danger de ce côté. Je cherchais en
vain dans ma tête un mot qui pût lui faire comprendre
qu^il n'était pas bien de regarder les militaires dans la
rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très-
bien), interjection optimiste bien digne de caractériser
Tesprit du peuple le plus doux de la terre, mais tout à
fait insuffisante dans la situation.
femmes! avec vous tout change : jYtais heureux,
content de tout. Je disais tayeb à tout propos et TÉgypte
me souriait. Aujourd'hui il me faut chercher des mots,
qui ne sont peut-être pas dans la langue de ces nations
bienveillantes. 11 est vrai quej'avais surpris chez quelques
naturels un mot et un geste négatifs. Si une chose ne
leur plait pas, ce qui est rare, ils vous disent : Lahl en
levant la main négligemment à la hauteur du front. Mais '
comment dire d*un ton rude, et toutefois avec un mou-
vement de main languissant : Lah! Ce fut ce|>endant à
quoi je m'arrêtai faute de mieux; après cela, je ramenai
Tesclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait
qu'il était plus convenable de se tenir là qu'à la fenêtre.
Du reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions
pas à diner.
La question maintenant était de savoir si je lui lais- .
serais découvrir sa figure devant le cuisinier; cela mô
parut contraire aux usages. Personne, jusque-tà, n'avait
cherché à la voir. Le drogman lui-même n'était pas
monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m'avait fait von-
ses femmes; il était donc clair que je me ferais mépriser
en agissant autrement que les gens du pays.
Quand le dîner fut prêt, Mustapha cria du dehors:
Sidil Je sortis de la chambre, et if me montra la casse-
role de terre contenant une poule découpée daris
du riz.
« Amof bonôh} lui dis-je, et j6 rentrai pour engager
F«SKïlat6 à remettre son masque, ce qu'elle fit. »
Mostapha plaça la table, posa dessus une nappe de
drap vert, puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide
de pi au, il apporta encore plusieurs verdures sur de pe-
tites assiettes, et notamment des koulkas découpés dans
du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons 'na-
geant dans une sauce à la moutarde : cet ambigu n'a-
vait pas mauvaise mine. Ensuite il se retira discret
tement.
H 6$ signe à Tesclave de prendre une chaise (j'avais
en la faiblesse d'acheter des chaises)^ elle secoua la tête,
et |e compris que mon idée était ridicule à cause du peu
de hauteur de la table. Je mis donc des coussins à terre,
tt je pris place en l'invitant à s'asseoir de l'autre côté *,
mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et
mettait la main sur sa bouche. «Mon enfant, lui di»>je,
est-ce que vous voulez vous laisser mourir de faim? yf
Je sentais qu'il valait mieux parler, même avec la cer-
titude de ne pas être compris, que de se livrer à une
pantomime ridicule. Elle répondit quelques mots qui
ttgnifiaient probablement qu'elle ne comprenait pas, et
auxquels je répliquai : Tayeb* C'était toujours un com-
mencement de dialogue.
Lord Byron disait par expérience que le meilleur
moyen d'apprendre une langue était de vivre seul pen-
éaot quelque temps avec une femne ; mais encorci fau-
drait-il y joindre quelques livres élémentaires^ autres
mention n'apprend que des substantielle verbe manque;
ensuite il est bien difficile de retenir des mots sans les
écrire^ et l'arabe i^ s'écrit pas avec nos lettres^ ou du
moiask ce» dernières ae donnent ipi'une idée imparfaite
300 VOYAGE EN ORIENT.
de la prononciation. Quant à apprendre l^écrif ure arabe,
c^est une alTaire si compliquée à cause des élisions, que
le savant Volney avait trouvé plus simple d'inventer un
alphabet mixte, dont. malheureusement les autres sa-
vants n^encouragèrent pas lemploi, La science aime les
difficultés, et ne tient jamais à vulgariser beaucoup
l'étude : si Ion apprenait par soi-même, que devien-
draient les professeurs?
Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java,
suit peut-être la religion hindoue; elle ne se nourrit
sans doute que de fruits et dlierbages. Je fis un signe
d^adoration , en prononçant d'un air interrogatif le
nom de Brahma; elle ne parut pas comprendre. Dans
tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans
doute. J'énumérai encore tout ce que je savais de noms
se rattachant à cette même cosmogonie; c^était comme
si j'eusse parlé français. Je commençais à regretter d^a-
voir remercié le drogman ; j'en voulais surtout au mar-
chand d'esclaves de m^avoir vendu ce bel oiseau doré
sans me dire ce qu*il fallait lui donner pour nourriture.
Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur
qu'on fit au quartier franc; elle dit d'un ton mélanco-
lique : Mafischl mot inconnu dont l'expression m'attrista
beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères ame-
nées à Paris il y a quelques ann^s, et qu'on m^avait fait
voir dans une maison des Champs-Elysées. Ces Indiennes
ne prenaient que (les aliments qu'elles avaient préparés
elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me ras-
sura un peu, et je pris la résolution de sortir, après mon
repas, avec l'esclave pour éclaircir ce point.
La défiance que m'avait inspirée le Juif pour mon
drogman avait eu pour second effet de me mettre en
garde contre lui-même ; voilà ce qui m^avait conduit à
cette position fâcheuse. Il s^agissait donc de prendre
pour interprète quelqu'un de sûr, afin du moins de faire
connaissance avec mon acquisition. Je songeai un ins-
SÉJOUR EN EGYPTE. 201
tant à M. Jean, le mamelouck, homme d*un âge respec-
table ; mais le moyen de conduire cette femme dans un
cabaret? D'un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester
dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour
aller chercher M. Jean. Et eussé-je envoyé dehors ces
deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser
une esclave seule dans un logis fermé d'une serrure
de bois?
Un son de petites clochettes retentit dans la rue; je
vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui
menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je
le montrai à l'esclave, qui me dit en souriant : Aioual ce
que je traduisis par oui.
J'appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint
hâlé, aux yeux énormes, ayant du reste le gros nez et la.
lèvre épaisse des têles de sphinx, un type égyptien des
plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit
à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis
voir à l'esclave avant qu'il s'en servît. Celle-ci répéta
aioua^ et du haut de la galerie elle regarda, bien que
voilée, le manège du chevrier.
Tout cela était simple comme Tidylle, et je trouvai
très-naturel qu'elle lui adressât ces deux mots : Talé
bouckra; je compris qu'elle l'engageait sans doute à re-
venir le lendemain. Quand la tasse fut pleine , le che-
vrier me regarda d'un air sauvage en criant : Atfoulouz!
J'avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela vou-
lait dire : Donne de l'argent. Quand je l'eus payé, il tvi^
encore bakchiz ! autre expression favorite de rÈgyptien,
qui réclame à tout propos le pour-boire. Je lui répondis :
Talé bouckra! comme avait dit l'esclave. Il s'éloigna
satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à
peu.
Elle se contenta de boiie son lait $ans y vouloir met-
tre du pain ; toutefois ce léger repas içe rassura un peu;
je cff^ignais qu'elle ne fût de cette race javanaise qui se
20Î VOYAGE EN ORIENT.
nourrit d'une sorte de terre grasse, qu'on n*9ura|t peut*.
être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j'envoyai cher-
cher des ânes et je fis signe à l'esclave de prendre son
vêlement de dessus (milayeh). Elle regarda avec ^n cer-
tain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui est pourtant
fort bien ])orté au Caire, et me dit : An' aouss hab-
barah !
Comme on s'instruit ! Je compris qu'elle espérait por-
ter de la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes
dames au lieu de celui des simples bourgeoises, et je lui
dis : Lah ! lah ! en secouant la main et hochant la tête à
la manière des Égyptiens.
T. — li'almable Interprète.
Je n'avais envie ni d'aller acheter un habbarah ni de
faire une simple promenade 5 il m'était venu à Tidée
qu'en prenant un abonnement au cabinet de lecture
français, la gracieuse madame Bonhomme vqudrait bien
me servir de truchement pour une première explication
avec ma jeune captive. Je n'avais vu encore madame
Bonhomme que dans la fameuse représentation d'ama-
teurs qui avait inauguré la saison au Teatro del Cairo;
mais le vaudeville qu'elle avait joué lui prêtait à mes
yeux les qualités d'une excellente et obligeante personne.
Le théâtre a cela de particulier, qu'il vous donne l'illu-
sion de connaître parfaitement une inconnue. De là les
grandes passions qu'inspirent les actrices, tandis qu'on
ne s'éprend guère, en général, des femmes qu'on n'a fait
que voir de loin.
Si Tactrice a ce privilège d'exposer à tous un idéal
que l'imagination de chacun interprète et réalise à son
gré, pourquoi ne pas reconnaître chez une jolie, et, si
vous voulez, même une vertueuse marchande, cette
fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dir»
SÉJOUR KN EGYPTE. 203
initiatrice, qui OUVre à l'étranger des^ relations utiles et
charmantes?
On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet,
perdu dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut
ravi de trouver accueil chez une aimable et complaisante
gantière-^ mais combien une telle rencontre n'e3t-elle
pas plus utile encore dans une ville d*Orient !
Madame Bonhomme accepta avec toute la grâce et
toute la patience possibles le rôle d'interprète entre
l'esclave et moi. Il y avait du monde dans la salle de
lecture, de sorte qu'elle nous fit entrer dans un magasin
d'articles de toilette et d'assortiment, qui était joint à
la librairie. Au quartier franc^ tout commerçant vend de
tout. Pendant que Tesclave étonnée examinait avec ra^
visseinent les merv^eilles du luxe européen • j'expliquais
ma position à madame Bonhomme, qui, du reste ^ avait
elle-même une esclave noire à laquelle de temps m temps
je l'entendais donner des ordres en arabe.
Mon récit l'intéressa*, je la priai de demander à Tesclave
si elle était contente de m'appartenir. « Aioua ! » ré-
pondit celle-ci. A cette réponse affirmative, elle a^jouta
qu'elle serait bien contente d'être vêtue comme une
Européenne. Cette prétention fit sourire madame Bon-
homme , qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans
et l'ajusta sur sa tête. Je dois avouer que cela ne lui al-
lait pas très-bien ; la blancheuf du bonnet lui donnait
l'air malade. « Mon enfant, lui dit inadame Bonhomme,
il faut rester comme tu es ^ le tarbouch te sied beau-
coup mieux, w Et, comme l'esclave renonçait au bonnet
avec peine, elle lui alla chercher un tatikos de femme
grecque festonné d'or, qui, cette fois, était du meîlleujr
effet. Je vis bien qu'il y avait là une légère intention de
pousser à la vente, mais le prix était modéré, malgré
l'exquise délicatesse du travail.
Certain désormais d'une double bienveillance , je me
fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille.
S04 VûtAÔB EN ORIENT.
Cela re&sefnblait à toutes les histoires d^esclaves possH
blés, à IWndrienne de Térence y h mademoiselle Aîssé...
Il est bien entendu que je ne me flattais pas d'obtenir la
vérité complète. Issue de nobles parents, enlevée toute
petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable
aujourd'hui dans la Méditerranée, mais qui reste pro-
bable au point de vue des mers du Sud... £t d^ailleurs,
d'où serait-elle venue ? Il n'y avait pas à douter de son
origine malaise. I^s sujets de Tempire ottoman ne peu-
vent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n*est
pas blanc ou noir, en fait d'esclaves, ne peut donc ap-
partenir qu'à TAbyssinie ou à l'archipel indien.
Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du terri-
toire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands
de la caravane l'avaient emmenée et exposée en vente au
Caire.
Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire
en effet qu'elle n'avait pas eu d'autre possesseur avant
moi que ce vénérable cheik glacé par l'âge. « Elle a
bien dix-huit ans, me dit madame Bonhomme, mais elle
est très-forte, et vous l'auriez payée plus cher, si elle
n'était pas d'une race qu'on voit rarement ici. Les Turcs
sont gens d'habitude , il leur faut des Abyssiniennes ou
des noires ; soyez sûr qu'on l'a promenée de ville en ville
sans pouvoir s'en défaire.
— Eh bien ! dis-je, c'est donc que le sort voulait que je
passasse là. Il m'était réservé d'influer sur sa bonne ou
sa mauvaise fortune. »
Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orien-
tale, fut transmise à Tesclave, et me valut son assenti-
knent.
Je lui fis demander pourquoi elle n'avait pas voulu
tnanger le matin et si elle était de la religion hindoue.
« Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme
après lui avoir parlé 5 elle n'a pas mangé aujourd'hui,
parce que c'est jour de jeûne jusqu'au coucher du soleil. »
SËiOlift EN ÉGVPtË. â05
Je regrettai qifcile n'appartint pas ifiu culte br&ihnia-
nique pour lequel j'ai toujours eu un faible; quant au
langage, elle s'exprimait dans Tarabe le plus pur, et n'a-
vait conservé de sa langue primitive que le souvenir de
quelques chanscms ou pantouns, que je me promis de lui
faire répéter.
(( Maintenant, me dit madame Bonhomme, comment
ferez- vous pour vous entretenir avec elle?
— Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel
on se montre content de tout : indiquez^m'en seulement
un autre qui exprime le contraire. Mon intelligence
suppléera au reste, en attendant que je m'instruise
mieux. •
— Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus?
me dit-elle.
— J'ai de l'expérience, répondîs-je, il faut tout pré-
voir.
— Hélas ! me dit tout bas madame Bonhomme , ce ter-
rible mot, le voilà : « Mafisch! w cela comprend toutes
les négations possibles. »
Alors je me souvins que l'esclave l'avait déjà prononcé
avec moi.
¥1. — I/Éle 4e Roddali.
Le consul-général m'avait invité à faire une excursion
dans les environs du Caire. Ce n'était pas une offre à
négliger, les consuls jouissant de privilèges et de facilités
sans nombre pour tout visiter commodément. J'avais en
outre l'avantage, dans cette promenade, de pouvoir dis^
poser d'une voiture européenne, chose rare dans le Le-
vant. Une voiture au Caire est un luxe d'autant plus
beau , qu'il est impossible de s'en servir pour circuler
dans la ville; les souverains et leurs représentants au-
raient seuls le droit d'écraser les hommes et les chiens
18
306 VOYAGE ËK ORIENT.
dans les rues, si Tétroitesse et la forme tortueuse de ces
dernières leur permettaient d'en profiter. Mais le pacha
lui-même est obligé de tenir ses remises près des portes,
et ne peut se faire voiturer qu'à ses diverses -«aaisons de
campagne; alors rien n^est plus curieux que de wir un
coupé ou une calèche du dernier goût d^ Paris ou de
Londres portant sur le siège un cocher. à turban, qui
tient d'une main son fouet et de Tautre sa longue pipe de
cerisier.
Je reçus donc un jour la visite d^un janissaire du cou-
sulat, qui frappa de grands coups à la p^nrte avec sa
grosse canne à pomme d'argent , pour me faire honneur
daiis le quartier. Il me dit que j'étais attendu au consu-
lat pour lexcursion convenue. Nous devions partir le
lendemain au point du jour; mais le consul ne savait
pas que, depuis sa première invitation, mon logis de
garçon était devenu un ménage, et je me demandais ee
.que je ferais de mon aimable compagne pendant une ab-
seacei.d'un jour entier. La mener avec moi e&t été in-
discret; la laisser seule avec le cuisinier et le portier
était manquer à la prudence la plus vulgaire. Cela m'em-
barrassa beaucoup. EnHn je songeai qu'il fallait ou se
résoudre à acheter des eunuques , ou se confier à quel-
qu'un. Je la fis monter sur un âne, et nous nous arrêtâ-
mes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai
à Tancien mamelouck sMl ne connaissait pas quelque
famille hojmète à laquelle je pusse.confier l'esclave pour
un joiir, M. Jean, homme de ressources, m'indiqua un
vieux Cophte, nommé Mansour, quK ayant servi plusieurs
années daiis Tarmée française, était digne de confiance
sous tous les rapports.
Mansour avait été mamelouk commeM. Jean, mais des
mamelouks de l'armée française* Ces derniers,, eomme
il me rapprit, se composaient principalement de Cophtes
qui, lors de la retraite de l'expédition d'Egypte, avaient
suivi nos soldats. Le pauvre Mansour^ avec plusieurs de
SÉJOUR EN ÉCTims. 207
ses camarades , fut jeté à Teau à Marseille par la popu-
lace pour avoir soutenu le parti de Fempcreur au retour
des Ek)urbons-, mais, en véritable enfant du Nil, il par-
vint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de
la côte»
Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait
avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée:
les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des
habitants ; la menuiserie découpée des fenêtres s'ouvrait
par places comme une guipure déchirée. Des restes de
meubles et des haillons paraient seuls Tantique de-
meure, où la poussière et le soleil causaient une im-
pression aussi morne que peuvent faire la pluie et la
boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos
villes. J'eus le cœur serré en songeant que la plus grande
partie de la population du Caire habitait ainsi des mai-
sons que les rats avaient abandonnées déjà comme peu
sûres. Je n'eus pas un instant l'idée d'y laisser l'esclave,
mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venh* chez
moi. Je leur promettais de les prendre àmon service,
quitte à renvoyer l'un ou l'autre de mes serviteurs ac-
tuels. Du reste, à une piastre et demie, ou 40 centimes
par tête et par jour, il n'y avait pas encore de prodiga-
lité.
Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et
opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à
deux peuples douteux qui auraient pu s'entendre contre
moi , je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le
consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de comes-
tibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accom-
pagner. H y avait avec nous, outre le secrétaire de léga*
tion, un grave personnage en costume oriental, nommé
le cheik Âbou-Khaled , que le consul avait invité pour
nous donner des explications ; il parlait facilement Tita-
lien, et passait pour un poète des plus élégants et des
plus, instruits dans la Httérature arabe.
208 VOYAGE EN ORIBNT«
« C'est tout à fait, me dit le consul, un homme du
temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il
est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient
à cette génération d* Arabes philosophes, voltairiem
même pour ainsi dire , toute particulière à TÉgypte , et
qui ne fut pas hostile à la domination française. »
Je demandai au cheik s'il y avait, outre lui, beaucoup
de poètes au Caire, a Hélas ! dit-il, nous ne vivons plus
au temps où, pour une belle pièce de vers, le souverain
ordonnait qu'on remplît de sequins la bouche du poète,
tant qu'elle en pouvait tenir. Aujourd'hui nous sommes
seulement des bouches Inutiles. A quoi servirait la poé-
sie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours?
— Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-
même un souverain généreux ?
— Il est trop pauvre, répondit le cheik, et d'ailleurs
son ignorance est devenue telle, quUl n'apprécie plus
que les romans délayés sans art et sans souci de la pu-
reté du style. Il suftit d'amuser les habitués d'un café
par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis , à
l'endroit le plus intéressant, le narrateur s'arrête, et dit
qu'il ne continuera pas l'histoire qu'on ne lui ait donné
telle somme ; mais il rejette toujours le dénoùment au
lendemain, et cela dure des semaines entières.
— £h mais! lui dis-je, tout cela est comme chez
nous!
— Quant aux illustres poèmes d'Antar ou d'Aboa-
Zeyd, continua le' cheik, on ne veut plus les écouter que
dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même
sûr que beaucoup en comprennent les beautés? I^s gens
de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les
plus savants, entre ceux qui connaissent l'arabe litté-
raire, sont aujourd'hui deux Français?
— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron
et de M. Fresnel, consul de Djedda. Vous avez pourtant,
ajouta-*t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de
SÉJOUR EN EGYPTE, 209
saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur
temps dans les bibliothèques des mosquées 7
— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute
sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre
des mêmes livres, sous prétexte que rien n*cst plus beau
et que la doctrine en est supérieure à toutes choses?
Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir
nos esprits à la science des Francs... qui cependant ont
tout appris de nous ! »
Nous avions quitté Tenceinte de la ville, laissé à
droite Boulak et les riantes villas qui Tentourent, et
nous roulions dans une avenue large et ombragée, tra*
cée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain
cultivé, appartenant à Ibrahim. C^est lui qui a fait
planter de dattiers, de mûriers et Aq figuiers de Pharaon
toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd'hui
semble un jardin. De grands bâtiments servant de fa*
briques occupent le centre de ces cultures à peu de dis-
tance du Nil. En les dépassant et tournant ^droite,
nous nous trouvâmes devant une arcade par où Ton
descend au fleuve pour se rendre à Tile de Roddah.
Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière
qui coule parmi les kiosques et les jardins» Des roseaux
touffus bordent la rive , et la tradition indique ce point
comme étant celui où la fille de Pharaon trouva le ber<*
ceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit
à droite le port du vieux Caire , à gauche les bâtiments
du Mekkias ou Nilomètre, entremêlés de minarets et de
coupoles, qui forment la pointe de Tile»
Cette dernière n'est pas seulement une délicieuse rési-
dence princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins
dlbrahim , le jardin des plantes du Caire. On peut
penser que c'est justement l'inverse du nôtre; au lieu
de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait créer
là des pluies, des froids et des brouillards artificiels
pour conserver les plîintes dç notre |i)u?opc. Le fait est
18,
210 TOYAGE EN 0RIE?9T.
qiMf, de tous nos arbres , on n'a pu élever encore qu'un
pauvre petit chêne, qui ne donne pas même du gland.
Ibrahim a été plus heureux dans la culture des plantes
de l'Inde. C'est une tout autre végétation que celle de
l'Egypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette lati-
tude. Nous nous promenâmes avec ravissement sous
Tombrage des tamarins et des baobabs ; des cocotiers à
la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage découpé
comme la fougère ^ mais à travers mille végétations
étranges j'ai distingué, comme infiniment gracieuses,
des allées de bambous formant rideaux comme nos peu-
pliers 5 une petite rivière serpentait parmi les gazons,
où des paons et des flamants roses brillaient au milieu
d'une foule d'oiseaux privés. De temps en temps, nous
nous reposions à l'ombre d'une espèce de saule pleureur,
dont le tronc élevé, droit comme un mât, répand au-
tour de lui des nappes de feuillage fort épaisses; on croit
être ainsi dans une tente de soie verte , inondée d'une
douce lumière.
Nous nous arrachâmes avec peine à cet hori;!on ma-
gique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes
d'une autre partie du monde, où il semblait que nous
fussions transportés par miracle; mais, en marchant
au nord de Tile, nous ne tardâmes pas à rencontrer
toute une nature différente, destinée sans doute à com-
pléter la gamme des végétations tropicales. Au milieu
d'un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent
des bouquets gigantesques , par des chemins étroits ,
cachés sous des voûtes de lianes , on arrive à une sorte
de labyrinthe qui gravit des rochers factices, suimontés
d'un belvédère. Entre les pierres, au bord des sentiers,
sur votre tête, à vos pieds, se tordetit, s'enlacent, se
hérissent et grimacent les plus étranges reptiles dtt
monde végétal. On n'est pas sans inquiétude en mettant
le pied dans ces repaires de serpents et d'hydres endor-
mis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quel-
SÉJOUR EN EGYPTE. 211
ques-iines parodient les membres humains et rappellent
la monstrueuse conformation des dieux -polypes de
rinde.
Arrivé au sommet, je fus frappé d^admiration en aper-
cevant dans tout leur développement, au-dessus de
Giseh qui borde l'autre côté du fleuve, les trois pyra-
mides nettement découpées dans l'azur dû ciel. Je ne
les avais jamais si bien vues, et la transparence de Taîr
permettait , quoiqu*à une distance de trois lieues , d'en
distinguer tous les détails.
Je ne suis pas de Tavis de Voltaire, qui prétend que
les pyramides de l'Egypte soiït loin de valoir ses fours
à |K)ulets ] il ne m'était pas indifférent non plus d'être
contemplé par quarante siècles ; mais c'est au point de
vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu'un tel
spectacle m'intéressait dans ce moment-là, et je mé
hâtai de demander au cheik, notre compagnon, ce qu'il
pensait des quatre mille ans attribués à ces monuments
par la science européenne.
Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque,
et nous dit :
(( Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été
bâties par le roi préadamite Gian-ben-Gian ; mais, à en
croire une tradition plus répandue che:i nous, il existait,
trois cents ans avant le déluge, un mi nommé Saurid,
fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se renver-
sait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et
les maisons sur les hommes; les astres s'entre-cho-
quaient dans le ciel, et leurs débris couvraient le soi à
une grande hauteur. Le roi s'éveilla tout épouvanté,
entra dïms le temple du Soleil, et resta longtemps à
baigner ses joues et à pleurer: ensuite il convoqua les
prêtres et devins. Le prêtre Aklîman, le plus savant
d'entre eux, lui déclara qu'il avait fait Itii-mérae un rêve
semblable. « J'ai songé, dit-il, que j'étais avec vous sur
une montagne, et que je voyais \t ciel abaissé au point
212 VOYAGE EN ORIENT.
qu*il approchait du sommet de nos tètes, et que le }>eiiple
courait à vous en foule comme à son refuge ; qu'alors
vous élevâtes les mains au-dessu$ de vous et tâchiez de
repousser le ciel pour Tempècher de s^abaisser davan-
tage , et que moi , voqs voyant agir, je faisais aussi de
même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui
nous dit : « Le ciel retournera en sa place ordinaire
f( lorsque j'aurai fait trois cents tours..» Le prêtre ayant
parlé ainsi, le roi Saurid fit prendre les hauteurs des
astres et rechercher quel accident ils promettaient. On
calcula qu il devait y avoir d'abord un déluge d^eau et
plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit
construire les pyramides dans cette forme angulaire
propre à soutenir même le choc des astres, et poser ces
pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées
avec une précision telle que ni le feu du ciel, ni le dé-
luge, ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se ré-
fugier au besoin le roi et les grands du royaume , avec
les livres et images des sciences, les talismans et tout
ce qu^il importait de conserver pour Tavenir de la race
humaine. »
J'écoutais cette légende avec grande attention, et je
dis au consul qu^elle me semblait beaucoup plus satis-
faisante que la supposition acceptée en Europe, que ces
monstrueuses constructions auraient été seulement des
tombeaux.
a Mais, dit-il, comment les gens réfugiés dans les
salles des pyramides auraient-ils pu respirer?
— On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des
canaux qui se perdent sous la terre. Certains d^entre
eux communiquaient avec les eaux du Nil, d'autres
correspondaient à de vastes grottes souterraines ; les
eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient
plus loin, formant d'immenses cataractes, et remuant
l'air continuellement avec un bruit effroyable. »
le consul, honime positif, n'accueiU^jiit ces traditions
SËJOUH EN EGYPTE, 313
qu'avec un sourire ; il avait profité de notre halte dans
le kiosque pour faire disposer sur une table les provi-
sions apportées dans sa voiture, et les bostangis d'ibra*-
him-Pacha venaient nous offrir en outre des fleurs et
des fruits rares, propres à compléter nos sensations
asiatiques»
£n Afrique, on rêve llnde comme en Europe on rêve
l'Afrique; l'idéal rayonne toujours au-delà de notre
horizon actueL Pour moi, je questionnais encore avec
avidité notre bon cheik, et je lui faisais raconter tous
les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au
roi Saurid plus fermement qu'au Chéops des Grecs, à
leur Chéphren et à leur Mycérinus.
« Et qu'art-on trouvé, lui disais-je, dans les pyra<»
mides lorsqu'on les ouvrit la première fois sous les sul-
tans arabes? *
— On trouva, dit-il , les statues et les talismans que
le roi Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le
garde de la pyramide orientale était une idole d'écaillé
noire et blanche, assise sur un trône d'or, et tenant une
lance qu'on ne pouvait regarder sans mourir. L'esprit
attaché à cette idole était une femme belle et rieuse ;
qui apparaît encore de notre temps et fait perdre Fesprît
à ceux quU^ rencontrent. Le garde de la pyramide occi-
dentale était une idole de pierre rouge , armée aussi
d'une lance, ayant sur la tête un serpent entortillé;
l'esprit qui le servait avait la forme d'un vieillard nu-*
bien, portant un panier sur la tête et dans ses mains uii
encensoir. Quant à la troisième pyramide, elle avait
pour garde une petite idole de basalte, avec le socle de
même, qui attirait à elle tous ceux qui la regardaient ^
sans qu'Us pussent s'en détacher. L'esprit apparaît en-
core sous la forme d'un jeune homme sans barbe et nu.
Quant jaux autres pyramides de Saccarah, chacune aussi
a son spectre : l'un est un vieillard basané et noirâtre^
avec la barbe courte^ l'autre est une jeune femme noire,
f 14 VOYAGE EN ORIENT.
avec un enfant noir, qui , lorsqu'on la regaitle , montre
de longues dents blanches et des yeux blancs ^ un autre
a la tête dUin lion avec des cornes \ un autre a Tair d'un
berger vêtu de noir, tenant un bâton ^ un autre enfin
apparaît sous la forme d^un religieux qui sort de la mer
et qui se mire dans ses eaux. 11 est dangereux de ren-
contrer ces fantômes à Theure de midi.
— Ainsi, dis-je, TOrient a les spectres du jour comme
nous avons ceux de la nuit.
— C'est qu'en effet, observa le consul, tout le monde
doit dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik
BOUS fait des contes propres à appeler le sommeil.
— Mais, m'écriai-je, tout cela est-il plus extraordi-
naire que tant de choses naturelles qu'il nous est im-
possible d'expliquer? Puisque nous croyons bien à la
création, aux anges, au déluge, et que nous ne pouvons
douter de la marche des astres, pourquoi n'admettrions-
nous pas qu'à ces astres sont attachés des esprits, et
que les premiers hommes ont pu se mettre en rapport
avec eux par le culte et par les monuments?
— Tel était en effet le but de la magie primitive, dit
le cheik ; ces talismans et ces fîgures ne prenaient force
que de leur consécration à chacune des planètes et des
signes combinés avec leur lever et leur déclin.* Le prince
des prêtres s'appelait Kater, c'est-^à-dire maître des
influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un
astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne), Rkaouis
(Jupiter) et les autres.
(( Aussi chaque matin le Kater disait-il à un prêtre :
« Où est à présent Tastre que tu sers? » Celui-ci répon-
dait : a II est en tel signe, tel degré, telle minute ; » et,
d'après un calcul préparé, l'on écrivait ce qu'il était à
propos de faire ce jour-là. La première pyramide avait
donc été réservée aux princes et à leur famille ; la se-
conde dut renfermer les idoles des astres et les taber-
nacles des corps célestes, ainsi que les livres d^astrologie,
SFJOLR m EGYPTE* .^15
d'histoire et de science ^ là aussi les prêtres devaient
trouver refuge. Quant à la troisième, elle n'était destinée
qu'à la conservation des cercueils de rois et de prêtres,
et comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit
construire les pyramides de Saccarah et de Daschour.
Le but de la solidité employée dans les ccmstructions
était d'empêcher la destruction des corps embaumés,
qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout
d'une certaine révolution des astres dont on ne précise
pas au juste l'époque.
— En admettant cette donnée, dit le consul^ il y
aura des momies qui seront bien étonnées un jour de se
réveiller sous un vitrage de musée ou dans le cabinet de
curiosités d'un Anglais.
— Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides
humaines dont le papillon n'est pas encore sorti. Qui
nous dit qu'il n'éclora pas quelque jour? J'ai toujours
regardé comme impie la mise à nu et la dissection des
momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi
consolante et invincible de tant de générations accumu-
lées n'a-t-elk pas désarmé la sotte curiosité europé^tie?
Nous respectons les rsKxis d'hier, mais les morts oai-ib
un âge?
— C'étaient des infidèles, dit le cheik.
— Hélas! dis-je, à cette époque ni Mahomet ni lésos
n'étaient nés. »
Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je
m'étonnais de voir un musulman imiter l'intolérancç
catholique. Pourquoi les enfants d'isnoaêl maudiraient-ils
l'antique Egypte, qui n'a réduit en esclavage que la
race d'Isaac? A vrai dire, pourtant, le&masulmansres^
pectent en général les tombeaux et les wuiuments sa-
crés des divers peuples, et Tespoir seul de trouver d'ion,
menses trésors engagea un calife à faire ouvrir les {pyra-
mides. Leurs chroniques rapportent qulcm trouva dans
la sallo dite du roi une statue d'homme de pierre bkmtq
816 VOYAGE EN ORIENT.
et une statue de femme de pierre blnnche debout sur
une table, Tnii tenant une lance et Tautre un arc. Au
milieu de la table était un vase hermétiquement fermé,
qui, lortsqu'on Touvrit, se trouva plein de sang encore
fraiâ. il y avait aussi un coq d or rouge émaillé d'hya-
cinthes qui fit un cri et battit des ailes lorsqu^on entra.
Tout cela rentre un peu dans les Mille et une Nuits;
mais qui empêche de croire que ces chambres aient
contenu des talismans et des figures cabalistiques ? Ce
qui est certain, c'est que les modernes n^y ont pas trouvé
d^autrcs ossements que ceux d^un bœuf. Le prétendu
sarcophage de la chambre du roi était sans doute une
cuve pour Teau lustrale. D'ailleurs, n'est-il pas plus
absurde, comme Ta remarqué Yolney, de supposer qu'on
ait entassé tant de pierres pour y loger un cadavre de
cinq pieds?
Hri. «^ lie karem dn irlee-rof •
Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous
allâmes visiter un charmant palais orné de rocailles où
les femmes du vice-roi viennent habiter quelquefois Tété.
Des parterres à la turque, représentant les dessins d'un
tapis, entourent cette résidence, où Ton nous laissa pé-
nétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage,
et il n'y avait de vivant dans les salles que des pendules
à musique qui annonçaient chaque quart d'heure par un
petit air de serinette tiré des opéras français. La distri-
bution d'un harem est la même dans tous les palais turcs,
et j'en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de petits
cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des
divans partout, et pour tous meubles de petites tables
inscrustées d'écaillé; des enfoncements découpés en
ogives çà et là dans la boiserie servent à serrer les nar-
ghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre
SÉJOUR EN EGYPTE. 217
chambres seulement, décorées à l'européenne, con-
tiennent quelques meubles de pacotille qui feraient
Torgueil d'une loge de portier^ mais ce sont des sacri-
fices au progrès, des caprices de favorites peut^tre, et
aucune de ces choses n'est pour elles d'un usage sé-
rieux.
Mais ce qui surtout manque en général aux harems les
plus princiers, ce sont des lits.
(( Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et
leurs esclaves?
— Sur les divans.
— Et n'ont-elles pas de couvertures?
— Elles dorment tout habillées. Cependant il y a des
couvertures de laine ou de soie pour Thiver.
— Je ne vois pas dans tout pela quelle est la place
du mari?
— Eh bien I mais le mari couche dans sa chambre,
les femmes dans les leurs, et les esclaves (odaleuk) sur
les divans des grandes salles. Si les divans et les cous-
sins ne semblent pas commodes pour dormir, on fait
disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et
l'on dort ainsi.
— Tout habillé?
— Toujours, mais en pe conservant que les vêlements
les plus shnpies, le pantalon, une veste, une robe. La
loi défend aux hommes, ainsi qu'aux femmes, de se dé-
couvrir les uns. devant les autres à partir de la gorge.
Le privilège du mari est de voir librement la figure de
ses épouses -, si la curiosité lentraîne plus loin, ses yeux
sont maudits : c'est un texte formel.
— Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne
pas absolument à passer la nuit dans une chambre rem-
plie de femmes habillées, et qu'il aime autant dormir
dans la sienne -, mais s'il emmène avec lui deux ou trois
de ces dames...
— Deux ou trois I s'écria le cheik avec indignation^
19
518 VOYACK EN ORIENT.
quels chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient
ainsi? Dieu vivant! est-il une seule femme, même infi-
dèle, qui consentirait à partage avec une autre l'hon-
neur de dormir près de son mari? Est-ce ainsi que Ton
fait en Europe ?
— En Europe! répondis-je; non, certainement; mais
les chrétiens n'ont qu'une femme, et ils supposent que
les Turcs, en ayant plusieurs, vivent avec elles comme
avec une seule.
— SUl y avait, me dit le cheik, des musulmans assez
dépravés pour agir comme le supposent les chrétiens,
leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le di-
vorce, et les esclaves elles-mêmes auraient le droit de
les quitter.
— Voyez, dis-je au consul, quelle est encore Terreur
de TEurope touchant les coutumes de ces peuples. La
vie des Turcs est pour nous Tidéal de la puissance et du
plaisir, et je vois qu'ils ne sont pas seulement maîtres
chez eux.
— Presque tous, me répondit le consul, ne vivent en
réalité qu'avec une seule femme. Les filles de bonne
maison en font presque toujours une condition de leur .
alliance. L'homme assez riche pour nourrir et entretenir
convenablement plusieurs femmes, c'est-à-dire donner
à chacune un logement à part, une servante et deux vê-
tements complets par année, ainsi que tous les mois une
somme fixée pour son entretien, peut, il est vrai, prendre
jusqu'à quatre épouses-, mais la loi l'oblige à consacrer
à chacune un jour de la semaine, ce qui n'est pas tou-
jours fort agréable. Songez aussi que les intrigues de
quatre femmes, à peu près égales en droits, lui feraient
l'existence la plus malheureuse, si ce n'était un homme
très-riche et très-haut placé. Chez ces derniers, le nombre
des femmes est un luxe comme celui des chevaux; mais
ils aiment mieux, en général, se borner à une épouse lé-
gitime et avoir de belles esclaves, avec lesquelles encore
SÉJOUR EN EGYPTE* 219
ils n^ont pas toujours les relations les plus faciles, sur*
tout si leurs femmes sont d^une grande famille.
— Pauvres Turcs î m'écriai-je, comme on les calomnie !
Mais s'il s'agit simplement d'avoir çà et là des mai-
tresses, tout honune riche en Europe a les mêmes fa-
cilités.
— Ils en ont de plus grandes, médit le consul. En Eu-
rope, les institutions sont farouchessur ces points-là*, maig
les mœurs prennent bien leur revanche. Ici, la religion,
qui règle tout, domine à la fois Tordre social et Tordr*
moral, et, comme elle ne commande rien d'impossible,
on se fait un point d'honneur de Tobserver. Ce n'est pas
qu'il n'y ait des exceptions, cependant elles sont rares, et
n'ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dé-
vots de Constantinople furent indignés contre Mahmoud,
parce qu'on apprit qu'il avait fait construire une salle
de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de
ses femmes -, mais la chose est très-peu probable, et ce
n'est sans doute qu'une invention des Européens. )>
Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de
cailloux ovales formant des dessins blancs et noirs et
ceints d'une haute bordure de buis taillé ; je voyais en
idée les blanches cadines se disperser dans les allées,
traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque, et s'as-
sembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se
découpaient en balustres et en arcades; des colombes
s'y posaient parfois comme les âmes plaintives de cette
solitude...
Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâti-
ment du Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement
consacré à Sérapis , plonge dans un bassin profond et
sert à constater la hauteur des inondations de chaque
année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière
de la famille du pacha. Voir le cimetière après le harem,
c'était une triste comparaison à faire ; mais, en effet, la
critique de la polygamie est là. Ce cimetière, consacré
220 VOYAGE EN ORIENT.
aux seuls enfants de cette famille, a Tair d'être celui
d'une ville. H y a là plus de soixante tombes, grandes et
petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes
de marbre blanc. Chacun de ces cippes est surmonté
soit d^un turban , soit d^une coiffure de femme , ce qui
donne à toutes les tombes turques un caractère de réa-
lité funèbre-, il semble que Ton marche à travers une
foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux sont
drapés de riches étoffes et portent des turbans de soie
et de cachemire : là l'illusion est plus poignante en-
core.
Il est consolant de penser que, malgré toutes ces per-
tes, la famille du pacha est encore assez nombreuse. Du
reste , la mortalité des enfants turcs en Egypte parait
un fait aussi ancien quUncontestable. Ces fameux mame-
louks, qui dominèrent le pays si longtemps, et qui y
faisaient venir les plus belles femmes du monde , n'ont
pas laissé un seul rejeton.
VII. — lies mystères du harem.
Je méditais sur ce que j'avais entendu.
Voilà donc une illusion qu'il faut perdre encore, les
délices du harem, la toute-puissance du mari ou du
maître, des femmes charmantes s'unissant pour faire le
bonheur d'un seul : la religion ou les coutumes tempè-
rent singulièrement cet idéal, qiri a séduit tant d'Euro-
péens. Tous ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient
compris ainsi la vie orientale, se sont vus découragés en
bien peu de temps. La plupart des Francs entrés jadis
au service du pacha, qui, par une raison d'intérêt ou de
plaisir, ont embrassé Tislamisme, sont rentrés aujour-
d'hui, sinon dans le giron de l'Église, au moins dans les
douceurs de la monogamie chrétienne.
Pénétrons-nous bien de cette idée, que la femnne ma-
SEJOUR EN EGYPTE. 221
•
liée, dans tout l'empire turc, a les mêmes privilèges
que chez nous, et qu elle peut même empêcher son mari
de prendre une seconde femme , en faisant de ce point
une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent
à habiter la même maison qu'une autre femme, elle a le
droit de vivre à part, et ne concourt nullement, comme
on le croit, à former des tableaux gracieux avec les es-
claves sous l'œil d'un maître et d'un époux. Gardons-
nous de penser que-ces belles dames consentent même à
chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont
des talents qui leur paraissent indignes d'une femme
honnête ; «mais chacun a le droit de faire venir dans son
harem des aimées et des ghawasies , et d'en donner le
divertissement à ses femmes. Il faut aussi que le maître
d'un sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves
qu'il a données à ses épouses, car elles sont devenues leur
propriété personnelle ; et s'il lui plaisait d'en acquérir
pour son usage, il ferait sagement de les établir dans une
autre maison, bien que rien ne l'empêche d'user de ce
moyen d'augmenter sa postérité.
Maintenant il faut qu'on sache aussi que, chaque mai-
son étant divisée en deux parties tout à fait séparées,
l'une consacrée aux hommes et l'autre aux femmes, il y
a bien un maître d'un côté , mais de l'autre une maî-
tresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou
ré|)ouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à
l'aîné des enfants. La première femme s'appelle la grande
damcj et la seconde le perroquet (durrah). Dans le cas
où les femmes sont nombreuses, ce qui n'existe que pour
les grands , le harem est une sorte de couvent où do-
mine une règle austère. On s'y occgpe principalement
d'élever les enfants, de faire quelques broderies et de di-
riger les esclaves dans les travaux du ménage. La visite
du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle des pro-
ches parents, et, comme il ne mange pas avec ses fem-
mes, tout ce qu'il peut faire pour passer le temps est de
222 VOYAGE EN OHIENT.
fumer gravement son narghilé et de prendre du café ou
des sorbets. Il est d'usage qu'il se fasse annoncer quel-
que temps à Tavance. De plus, s'il trouve des pantoufles
à la porte du harem, il se garde bien d'entrer, car c'est
signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de
leurs amies, et les amies restent souvent un ou deux
jours.
Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des
visites, on ne peut guère la contester à une feoune de
naissance libre. Le droit du mari se borne à la faire ac-
compagner par de4s esclaves \ mais cela est insignifiant
comme précaution, à cause de la facilité qu*elles auraient
de les gagner ou de sortir sous un déguis^nent, soit du
bain, soit de la maison d'une de leurs amies, tandis que
les surveillants attendraient à la porte. Le masque et
l'uniformité des vét^nents leur donneraient en réalité
plus de liberté qu'aux Européennes, si elles étaient dispo-
sées aujL intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans
les cafés roulent souvent sur des aventures d'amants
qui se déguisent eu femmes pour pénétrer dans un ha-
rem. Rien n*est plus aisé, en effet^ seulement il faut dire
que ceci appartient plus à Timagination arabe qu'aux
mœurs turques, qui dominent dans tout TOrient depuis
deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n'est
point porté à Tadultère, et trouverait révoltant de pos-
séder une femme qui ne serait pas entièrement à lui.
Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont
rares. Autrefois il y avait un double danger de mort;
aujourd'hui la femme seule peut risquer sa vie, mais seu-
lement au cas de flagrant délit dans la maison conjugale.
Autrement , le cas d'adultère n'est qu'une cause de di-
vorce et de punition quelconque.
La loi musulmane n'a donc rien qui réduise, comme
on Fa cru, les femmes à un état d'esclavai^e et d'abjec-
tion. Elles héritent, elles possèdent personnellement,
coname partout, et en dehors même de l'autorité du mari.
SÉJOUR EN EGYPTE. 223
Elles oui le droit de provoquer le divorce pour des mo-
tifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce
point, de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui
suffit de dire à sa femme devant trois témoins : « Tu es
divorcée, » et elle ne peut dès lors réclamer que le douaire
stipulé dans son contrat de mariage. Tout le monde sait
que, sUl voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait
que si elle s^était remariée dans l'intervalle et fût deve-
nue libre depuis. L^histoire du huila y qu'on appelle en
Egypte mmthilla, et qui joue le rôle d'épouseur inter-
médiaire, se renouvelle quelquefois pour les gens riches
seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat écrit,
se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoi-
que ce soient surtout les grands personnages qui , par
ostentation ou par goût, usent de la polygamie, il y a
au Caire de pauvres diables qui épousent plusieurs fem-
mes afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi
trois ou quatre ménages dans la ville, qui s'ignorent
parfaitement l'un Tautre. La découverte de ces mystères
amène ordinairement des disputes comiques et Texpul-
sion du paresseux fellah des divers foyers de ses épouses,
car si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui im-
pose, d'un autre côté, Fobligatîon de les nourrir.
VIII» — l4» leçoa de fraiiçala.
J^ai retrouvé mon logis dans Tétat où je Tavais laissé :
le vieux Cophte et sa femme s'occupant à tout mettre
en ordre, Tesclave dormant sur un divan, les coqs et les
|K)ules, dans la cour, becquetant du maïs, et le barba-
rin, qui fumait au café d'en face,m'attendant fort exac-
tement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le
cuisinier; l'arrivée du Cophte lui avait fait croire sans
doute qu il allait être remplacé, et il était parti tout
d'un coup sans rien dire -, c'est un procédé très-fréquent
224 VOYAGE KN ORIENT.
des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-
ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir
à leur fantaisie.
Je ne vis pas d^inconvénient à remplacer Mustapha
par Mansour, et sa femme, qui venait Taider dans la
journée, me paraissait une excellente gardienne pour la
moralité de mon intérieur. Seulement ce couple respec-
table ignorait parfaitement les éléments de la cuisine,
même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait
demaïsbouUi et de légumes découpés dans du vinaigre, et
cela ne les avait conduits ni à l'art du saucier ni à celui
du rôtisseur. Ce quïls essayèrent dans ce sens fit jeter
les hauts cris à l'esclave, qui se mit à les accabler d'in-
jures. Ce trait de caractère me déplut fort.
Je chargeai Mansour de lui dire que c'était maintenant
à son tour de faire la cuisine, et que, voulant lemmener
dans mes voyages, il était bon qu'elle s'y préparât. Je ne
puis rendre toute Texpression d'orgueil blessé, ou plutôt
de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous.
(( Dites au sidi^ répondit-elle à Mansour, que je suis
une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que
j'écrirai au pacha, s'il ne me donne pas la position qui
convient.
— Au pacha! m'écriai-je; mais que fera le pacha dans
cette affaire? Je prends une esclave, moi, pour me faire
servir, et si je n'ai pas les moyens de payer des domes-
tiques, ce qui peut très-bien m'arriver, je ne vois pas
pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font^les
femmes dans tous les pays.
— Elle répond, dit Mansour, qu'en s'adressant au pa-
cha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de
changer ainsi de maître-, qu'elle est de religion musul-
Qiane, et ne se résignera jamais à des fonctions viles. )>
J'estime la fierté dans les caractères, et puisqu'elle
avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vé-
rité, je me bornai à dire que j'avais plaisanté, que seule-
SÉJOUR EN EGYPTE. 225
ment il fallait qu^elle s'excusât envers ce vieillard de
l'emportement qu'elle avait montré; mais Mansour lui
traduisit cela de telle manière que l'excuse, je crois bien,
vint de son côté.
Il était clair désormais que j'avais fait une folie en
achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne
pouvant m'être pour le reste de ma route qu'un sujet de
dépense, au moins fallait-il qu'elle pût me servir d'in*
lerprète Je lui déclarai que, puisqu'elle était une per-
sonne si distinguée, il était bon qu'elle apprit le français
pendant que j'apprendrais Farabe. Elle ne repoussa pas
cette idée.
Je lui donnai donc une leçon de langage et d'écriture;
je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un en-
fant, et je lui appris quelques mots. Cela Tamusait assez,
et la prononciation du français lui faisait perdre l'into-
nation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des
femmes arabes. Je m'aniusais beaucoup à lui faire pro-
noncer des phrases tout entières qu'elle ne comprenait
pas, par exemple celle-ci : « Je suis une petite sauvage.»
qu'elle prononçait : Ze souis one bétit sovaze. Me voyant
rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d'in-
convenant, et appela Mansour pour lui traduire la
phrase. N'y trouvant pas grand mal, elle répéta avec
beaucoup de grâce : « Ana (moi)? bétit sovaze?.,. ma~
iifisch (pas du tout) ! » Son sourire était charmant.
Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés,
l'esclave me fit comprendre qu'elle voulait écrire ( ktab)
selon son idée. Je pensai qu'elle savait écrire en arabe et
je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous
ses doigts une série bizarre d'hiéroglyphes, qui n'appar-
tenaient évidemment à la calligraphie d'aucun 'peuple.
Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansoyr
ce qu'elle avait voulu faire.
« Je vous ai écrit ; lisez! dit-elle.
— Mais ma.chère enfant, cela ne représente rien. C'est
220 VOYAGE EN ORIENT.
seulement ce que pourrait tracer la grifiè d*un chat
trempée dans Tencre. »
Cela Tétonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les
fois qu^on pensait à une chose en promenant au hasard
la plume sur le papier, Tldée devait ainsi se traduire
clairement pour l'œil du lecteur. Je la détrompai, et je
lui fis dire d'énoncer ce qu'elle avait voulu écrire, at*
tendu qu'il (allait pour s'instruire beaucoup plus de
temps qu'elle ne supposait.
Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles.
Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de
porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames
du Caire, aiin de n'être plus confondue avec les simples
femmes fellahs; le second indiquait le désir d'une robe
{yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l'achat
de bottines jaunes, qu'on ne pouvait, en qualité de mu-
sulmane, lui refuser le droit de porter.
11 faut dire ici que ces bottines sont affreuses et don*
nent aux femmes un certain air de palmipèdes fort peu
séduisant, et le reste les fait ressemblera d'énormes bal-
lots; mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il
y a une grave question de prééminence sociale. Je pno*
mis de réfléchir sur tout cela.
Ha réponse lui paraissant favorable, l'esclave se leva
en frappant les mains et répétant à plusieurs reprises :
El fil ! et fil !
a Qu'est-ce que cela? » dis-je à Mansour.
« La siti (dame), me dit-il après l'avoir interrogée,
voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler^
et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.»
Il était juste de récompenser son application à l'étude,
et je fis appeler les àniers. La porte de la ville^ du côté
SÉJOUR EN EGYPTE. 227
de CboutMrah, n'était qu'à cent pas de noire maison.
C'est encore une porte armée de grosses tours qui datent
da temps des croisades. On passe ensuite sur le pont
d'un canal qui se répand à gauche, en formant un petit
lac entouré d'une fraîche végétation. Des casins, cafés et
jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette
ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grec*
ques, d'Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles
ne quittent leurs voiles qu'à l'intérieur des jardins, et là
^loore on peut étudier les races si curieusement contras-
tées du Ijevant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous
Tombrage de l'allée de Choubrah, la plus belle qu'il y ait
au monde assurément. Les sycomores et les ébéni^s, qui
l'ombragent sur une étendue d'une lieue sont tons d'une
grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches
est tellement touffue, qu'il règne sur tout le chemin une
sorte d'obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du
désert, qui brille à droite, au-delà des terres cultivées.
A gauche, c'est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pen-
dant une demi4ieue, jusqu'à ce qu'il vienne border l'al-
lée elle-même et l'éclaircir du reflet pourpré de ses
eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages,
situé à moitié chemin de Choubrah, et très fréquenté
des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à su-
cre, et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent
à droite, jusqu'à ce qu'on airive à de grands bâtiments
qui appartiennent au pacha.
C'était là qu'on faisait voir un éléphant blanc donné
à son altesse par le gouvernement anglais. Ma compa-
gne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d'admirer
cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en
Egypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées
d'anneaux d'argent, et le cornac lui fit faire plusieurs
exercices devant nous. Il arriya même à lui donner des
attitudes qui me parurent d'une décence contestable ,
et comme je finsais signe à l'esclave, voilée, mais non
228 VOYACK EN OftiENT.
pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du
pacha me dit avec gravité : Aspettate.,. è per ricreare le
donne (Attendez, c^est pour divertir les femmes). Il y en
en avait là plusieurs qui n'étaient, en effet, nullement
scandalisées, et qui riaient aux éclats.
C'est une délicieuse résidence que Choubrah.Le palais
du pacha d'Egypte, assez simple et de construction an-
cienne, donne sur le Nil, en face de la plaine d'Eïnbabeh,
si fameuse par la déroute des mamelouks. Du côté des
jardins, on a construit un kiosque dont les galeries,
peintes et dorées, sont de Taspect le plus brillant. Là,
véritablement, est le triomphe du goût oriental.
On peut visiter l'intérieur, où se trouvent des volières
d'oiseaux rares, des salles de réception, des bains, des
billards, et en pénétrant plus loin, dans le palais même,
on retrouve ces salles uniformes décorées à la turque,
meublées à Teuropéenne, qui constituent partout le luxe
des demeures princières. Des paysages sans perspective
peints à Tœuf, sur les panneaux et au-dessus des portes,
tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature ani-
mée, donnent une médiocre idée de Tart égyptien. Toute-
fois les artistes se permettent quelques animaux fabu-
leux , comme dauphins, hippogriffes et sphinx. En fait
de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges
et combats maritimes ^ des vaisseaux dont on ne voit pas
les marins luttent contre des forteresses où la garnison
se défend sans se montrer ; les feux croisés et les bombes
semblent partir d'eux-mêmes, le bois veut conquérir les
pierres, Thomme est absent. C'est pourtant le seul
moyen qu'on ait eu dé représenter les principales scènes
de la campagne de Grèce d'Ibrahim.
Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit
cette belle maxime : « Un quart d'heure de clémence
vaut mieux que soixante-dix heures de prière. »
Nous sommesredescendusdansles jardins. Que de roses,
grand Dieu! Le& roses de Choubrah, c'est tout dire en
SÉJOUR EN EGYPTE. 229
Egypte; ceHes du Fayoum ne servent que pour Phuile et
les confitures. Les bostangis venaient nous en offrir de
tous côtés, il y a encore un autre luxe chez le pacha,
c'est qu'on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour
que ces pommes d'or réjouissent le plus longtemps pos-
sible les yeux du promeneur. Chacun peut, du reste, les
ramasser après leur chute. Mais je n'ai rien dit encore du
jardin. On peut critiquer le goût des Orientaux dans les .
intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des
vergers, des berceaux et des cabinets d'ifs taillés qui rap-
pellent le style de la Renaissance ; c'est le paysage du
Décameron. Il est probable que les premiers modèles ont
été créés par des jardiniers italiens. On n'y voit point de
statues, mais les fontaines sont d'un goût ravissant.
Un pavillon vitré, qui couronne une suite de terrasses
étagées en pyramide , se découpe sur l'horizon avec un
aspect tout féerique. Le calife Haroun n'en eut jamais
sans doute de plus beau ; mais ce n'est rien encore. On
redescend après avoir admiré leluxe de la salle intérieure
et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi
les guirlandes et les festons de verdure ; on suit de lon-
gues allées bordées de citronniers taillés en quenouille,
on traverse des bois de bananiers dont la feuille transpa-
rente rayonne comme Témeraude, et Ton arrive à l'autre
bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse et
trop connue pour être ici longuement décrite. C'est un
immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries
soutenues par des colonnes d'un goût byzantin, avec une
haute fontaine dans le milieu, d'où l'eau s'échappe par
des gueules de crocodiles. Toute l'enceinte est éclairée
au gaz, et dans les nuits d'été le pacha se fait promener
sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de
son harem agitent les rames. Ces belles dames s'y bai-
gnent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec
des peignoirs en crêpe de soie... le Coran, comme nous
savons, ne permettant pas les nudités*
20
S30 VÛYAGK EH ORIENT.
Il ne m^a pts flemblé indifférent d'étadier dans une
seule femme d'Orient le caractère probable de beaucoup
d^autres, mais je craindrais d'attacher trop dHmportance
à des minuties. Cependant qu^on imagine ma surprise
lorsqu'en entrant un matin dans la chambre de resclatre,
je trouvai une guirlande d*oignons suspendue en travers
de la porte, et d*autres oignons disposés avec symétrie
au-dessus de là place où elle dormait. Croyant que c'était
un simple enfantillage, je détachai ces ornements peu
propres à parer la chambre, et je les envoyai négligem-
ment dans la cour ; mais voilA l'esclave qui se lève fu-
rieuse et désolée, s'en va ramasser les oignons en pleu-
rant et les remet à leur place avec de grands signes
d'adoration. Il fallut, pour s'expliquer, attendre Tarrivée
de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge d'im-
précations. dont la plus claire était le mot pharaon ! je
ne savais trop si je devais me fâcher ou la plaindre. En«-
fin Mansour arriva, et j'appris que j'avais renversé ttn
scrty que j'étais cause des malheurs les plus terribles
qui fondraient sur elle et sur moi. Après tout, dis-je à
Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons ont
été des dieux ; si je les ai offensés, je ne demande pas
mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque
moyen d'apaiser le ressentiment d'un oignon d'Egypte!
Mais Tesclave ne voulait rien entendre et répétait en se
tournant vers moi : Pharaônl Mansour m'apprit que cela
voulait dire « un être impie et tyrannique», je fus affecté
de ce reproche, mais bien aise d'apprendre que le nom
des anciens rois de ce pays était devenu une injure. Il
n'y avait pas de quoi s'en fâcher pourtant-, on m'apprit
que cette cérémonie des oignons était générale dans lel
SÉJOUR m EGYPTE. 231
maisons du Caire à un certain jour de Tannée ; cela sert
à conjurer les maladies épidémiques.
Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent, en raison
probablement de son imagination frappée. Elle tomba
malade assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle
ne voulut suivre aucune prescription de médecin. Pen*
dant mon absence, elle avait appelé deux femmes de la
maison voisine en leur parlant d^une terrasse à Tautre,
et je les trouvai installées près d'elle qui récitaient des
prières, et faisaient, comme me Tapprit Mansour, des
conjurations contre les afrites ou mauvais esprits. 11 pa<^
ralt que la profanation des oignons avait révolté ces der-
niers* et qu^il y en avait deux spécialement hostiles i
chacun de nous, dont Tun s^appelait le Vert, et l'autre le '
Doré.
Voyant que le mal était surtout dans Timagination,
je laissai faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin
une autre très-vieille. C'était une santone renommée.
Elle apportait un réchaud qu'elle posa au milieu de la
chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla
être de Talun. Cette cuisine avait pour objet de contre
rier beaucoup les afrites, que les femmes voyaient claire-
ment dans la fumée, et qui demandaient grâce. Mais il
fallait extirper tout à fait le mal ; on fit lever Tesclave,
et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une toux
très-forte ; pendant ce temps, la vieille lui frappait le
dos, et toutes chantaient d^une voix traînante des prières
et des imprécations arabes.
Mansour^ en qualité de chrétien cophte, était choqué
de toutes ces pratiques ^ mais, si la maladie provenait
d*une cause morale, quel mal y avait-il à laisser agir un
traitement analogue? Le fait est que, dès le lendemain,
il y eut un mieux évident, et la guérison s^ensuivit.
L'esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines
qu^elle avait appelées, et continuait à se faire servir par
elles. L'une s'appelait Cartoum, et l'autre Zabetta* Je
232 VOYAGE EN ORIENT.
ne voyais pas la nécessité d'avoir tant de monde dans la
maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages;
mais elle leur faisait des présents de ses propres effets-,
et, comme c'étaient ceux qu'Ahd-el-Kérim lui avait
laissés, il n'y avait rien à dire; toutefois il fallut bien
les remplacer par d'autres, et en venir à l'acquisition
tant souhaitée du habbarah et du yalek.
La vie orientale nous joue de ces tours ; tout semble
d*abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se
complique de nécessités, d'usages, de fantaisies, et Von
se voit entraîné à une existence pachalesque y qui, jointe
au désordre et à Tinfidélité des comptes, épuise les
bourses les mieux garnies. J'avais voulu m'initier quel-
que temps à la vie intime de TÉgypte ; mais peu à peu
je voyais tarir les ressources futures de mon voyage.
« Ma pauvre enfant, dis-je à l'esclave en lui faisant
expliquer la situation , si tu veux rester au Caire , tu es
libre, »
Je m'attendais à une explosion de reconnaissance.
« Libre! dit-elle, et que voulez-vous que je fasse?
Libre ! mais où irais-je? Revendez-moi plutôt à Abd-el-
Kérim !
— Mais , ma chère , un Européen ne vend pas une
femme; recevoir un tel argent, ce serait honteux.
— Eh bien ! dit-elle en pleurant , est-ce que je puis
gagner ma vie, moi? est-ce que je sais faire quelque
chose?
— Ne peux-tu pas te mettre au service d'une dame de
ta religion ?
— Moi, servante? Jamais. Revendez-moi : je serai
achetée par un muslim , par un cheik , par un pacha
peut-être. Je puis devenir une grande dame! Vous
voulez me quitter... menez-moi au bazar. »
Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas
de la liberté !
Je sentais bien, du reste, qu'elle avait raison, et j'en
SÉJOUR EN EGYPTE. 233
savais assez déjà snr le véritable état de la société mu-
sulmane, pour ne pas douter que sa condition d^esclave
ne fût très-supérieure à celle des pauvres Égyptiennes
employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses
avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c'était
la vouer à la condition la plus triste , peut-être à l'op-
probre, et je me reconnaissais moralement responsable
de sa destinée.
a Puisque tu ne veux pas rester au Caire , lui dis-jo
enfin, il faut me suivre dans d'autres pays.
— Ana enté sava-sava (moi et toi nous irons en-
semble) ! » me dit-elle.
Je fus heureux de cette résolution, et j'allai au port de
Boulacq retenir une cange qui devait nous porter sur la
branche du Nil qui conduit du Caire à Damiette.
20.
!V
LES PYRAMIDES
'"Wi^^^"^**»»"-*»»»^
I* -*- E»*ttsee>isloii.
Avant de partir, j*avais résolu de visiter les pyramides,
et j'allai revoir le consul général pour lui demander des
avis sur cette excursion. 11 voulut absolument faire en-
core cette promenade avec moi, et nous nous dirigeâmes
vers le vieux Caire. 11 me parut triste pendant le che-
min, et toussait beaucoup d'une toux sèche, lorsque
nous traversâmes la plaine de Karafeh.
Je le savais malade depuis longtemps, et il m^avait
dit lui-même qu41 voulait du moins voir les pyramides
avant de mourir. Je croyais qu'il s'exagérait sa position.
Mais lorsque nous fumes arrivés au bord au Nil, il me
dit : (( Je me sens déjà fatigué... ; je préfère rester
ici. Prenez la cange que j'ai fait préparer 5 je vous sui-
vrai des yeux, et je croirai être avec vous. Je vous prie
seulement de compter le nombre exact des marches de
la grande pyramide, sur lequel les savants sont en
désaccord, et si vous allez jusqu'aux autres pyramides
de Saccarah, je vous serai obligé de me rapporter une
momie d'ibis... Je voudrais comparer l'ancien ibis égyp-
tien avec cette race dégénérée des courlis que Ion
rencontre encore sur les rives du Nil.»
Je dus alors m'embarquer seul à la pdnte de Tite de '
Roddah» pensant avec tristesse à cette confiance des ma-
lades qui peuvent rêver à des collectîcms de momies,
sur le bord de ^ur propre tombe.
La branche du Nil entre Roddah et Giseh a une telle
largeur, qu'il faut une demi-heure environ pour la
passer.
Quand on a traversé Giseh, sans trop s'occuper de
son école de cavalerie et de ses fours à poulets* sans
analyser ses décombres, dont les gros murs sont cons-
truits par un art particulier avec des vases de terre su-
perposés et pris dans la maçonnerie, bâtisse plus légère
et plus aérée que solide, on a encore devant soi deux
lieues de plaines cultivées à parcourir avant d'atteindre
les plateaux stériles où sont posées les grandes pyra-
mides, sur la lisière du désert de Libye.
Plus on approche, plus ces colosses diminuent» C'est
un effet de perspective qui tient sans doute à ce que
leur largeur égale leur élévation. Pourtant, lorsqu'on
arrive au pied, dans l'ombre même de ces montagnes
faites de main d'homme, on admire et l'on s'épouvante.
Ce qu'il faut gravir pour atteindre au faîte de la première
pyramide, c'est un escalier dont chaque marche a envi^
ron un mètre de haut.
Une tribu d'Arabes s'est chargée de protéger les voya-
geurs et de les guider dans leur ascension sur la principale
pyramide. Dès que ces gens aperçoivent un curieux qui
s'achemine vers leur domaine, ils accourent à sa ren-
contre au grand galop de leurs chevaux, faisant une
fantasia toute pacifique et tirant en l'air des coups de
pistolet pour indiquer qu'ils sont à son service, tout
prêts à le défendre contre les attaques de certains Bé-
douins pillards qui pourraient par hasard se présenter.
Aujourd'hui cette supposition fait Bourire les voya-
geurs, rassurés d'avance à cet é^ard \ mais, au siècle
dernier, ils se trouvaient léeilement mis à la coatribn-
236 VOYAGE EN ORIENT*
tien par une bande de faux brigands, qui, après les avoir
effrayés el dépouillés, rendaient les armes à la tribu pro-
tectrice, laquelle touchait ensuite une forte récom-
pense pour les périls et les blessures d'un simulacre de
combat.
On m'a donné quatre hommes pour me guider et me
soutenir pendant mon ascension. Je ne comprenais pas
trop d'abord comment il était possible de gravir des
marches dont la première seule m'arrivait à la hauteur
de la poitrine. Mais, en un clin d^œil, deux des Arabes
s'étaient élancés sur cette assise gigantesque, et m'a-
vaient saisi chacun un bras. Les deux autres me pous-
saient sous les épaules, et tous les quatre, à chaque
mouvement de cette manœuvre, chantaient à Punisson
le verset arabe terminé par ce refrain smiique: Eleison !
Je comptai ainsi deux cent sept marches, et il ne fallut
guère plus d'un quart d'heure pour atteindre la plate-
forme. Si Ton s'arrête un instant pour reprendre ha-
leine, on voit venir devant soi des petites filles, à \yeine
couvertes d'une chemise de toile bleue, qui, de la marche
supérieure à celle que vous gravissez, tendent, à la hau-
teur de votre bouche, des gargoulettes de terre de
Th^bes, dont Teau glacée vous rafraîchit pour un
instant.
Rien n^est plus fantasque que ces jeunes Bédouines
grimpant comme des singes avec leurs petits pieds nus,
qui connaissent toutes les anfractuosités des énormes
pierres superposées. Arrivé à la plate-forme, on leur
donne un hakchis^ on les embrasse, puis Ton se sent
soulevé par les bras de quatre Arabes qui vous portent
en triomphe aux quatre points de Thorizon. La surface
de cette pyramide est de 100 mètres carrés environ.
Des blocs irréguliers indiquent qu'elle ne s'est formée
que par la destruction d'une pointe, semblable sans
doute à celle de la seconde pyramide, qui s'est conservée
intacte et que l'on admire à peu de distance avec son
SÉJOUR EN EGYPTE. 237
reyétement de granit. Les trois pyramides, de Chéops,
de Chéphren et de Mycérinus, étaient également parées
de cette enveloppe rougeàtre, qu'on voyait encore au
temps d'Hérodote. Elles en ont été dégarnies peu à peu,
lorsqu'on a eu besoin au Caire de construire les palais
des califes et des soudans.
La vue est fort belle, comme on peut le penser, du
haut de cette plate-forme. Le Nil s'étend à TOrient
depuis la pointe du Delta jusqu'au delà de Saccaral^,
où Ton distingue onze pyramides plus petites que celles
de Gizeh. A l'Occident, la chaîne des montagnes liby-
ques se développe en marquant les ondulations d'un
horizon poudreux. La forêt de palmiers, qui occupe la
place de Tancienne Memphis, s'étend du côté du midi
comme une ombre verdâtre. Le Caire, adossé à la chaîne
aride du Mokatam , élève ses dômes et ses minarets à
rentrée du désert de Syrie. Tout cela est trop connu
pour prêter longtemps à la description. Mais, en faisant
trêve à Tadmiration et en parcourant des yeux les piçrres
de la plate-forme, on y trouve de quoi compenser les
excès de l'enthousiasme. Tous les Anglais qui ont risqué
cette ascension ont naturellement inscrit leurs noms
sur les pierres. Des spéculateurs ont eu l'idée de donner
leur adresse au public, et un marchand de cirage de
Piccadilly a même fait graver avec soin sur un bloc
entier les mérites de sa découverte garantie par Vim-
proved patent de London. Il est inutile de dire qu'on
rencontre là le Crédeville voleur^ si passé de mode
aujourd'hui, la charge de Bouginier, et autres excen-
tricités transplantées par nos artistes voyageurs comme
un contraste à la monotonie des grands souvenirs.
II« -~ lift plate-forme.
J'ai peur de devoir admettre que Napoléon lui-même
SM VOYAGE EN ORIENT.
n'a vu les pyramides que de la plaine. 11 n'aunâi pas,
certes, compromis sa dignité jusqu'à se laisser enleva
dans les bras de quatre Arabes, comme un simple ballot
qui passe de mains en mains, et il se sera borné à répondre
d'en bas, par un salut, aux quarante siècleê qui, d'après
son calcul, le contemplaient à la téta de notre glorieuM
armée.
Après avoir parcouru des yeux tout le panorama
environnant, et lu attentivement ces inscriptions oio*
demes qui prépareront des tortures aux savants de
Tavenir, je me préparais à redescendre, lorsqu'un
monsieur blond, d'une belle taille, haut en couleur et
parfaitement ganté, franchit, comme je l'avais fait peu
de temps avant lui, la deraière marche du quadruple
escalier, et m'adressa un salut fort compassé, que je
méritais en qualité de premier occupant. Je le pris pour
im gentleman anglais. Quant à lui, il me reconnut pour
Français tout de suite.
Je me repentis aussitôt de l'avoir jugé légèremeot.
Un Anglais ne m'aurait pas salué, attendu qu'il ne ae
trouvait sur la plate-ferme de la pyramide do Cbéop«
personne qui pût nous présenter Tun à Tautre :
(( Monsieur, me dit Tinoonnu avec un accent légè-»
rement germanique, je suis heureux de trouver id
quelqu'un de civilisé. Je suis simplement un officier
aux gardes de S. M. le roi de Prusse. J'ai obtenu un
congé pour aller rejoindre l'expédition de M. Lepsius»
et comme elle a passé ici depuis quelques semaines»
je suis obligé de me mettre au courant... en visitant
ce qu'elle a dû voir. » Ayant terminé ce discours, il
me remit sa carte, en m'invitant de Taller voir, si
jamais je passais à Potsdam.
« Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à
redescendre, vous savez que l'usage est de faire ici une
collation. Ces braves gens qui nous entourent s'attendent
à partager nos modestes provisions... et, si vous avez
SÉJOUR EN EGYPTE. 9S9
appétit, je vous offrirai TOtre part d'un pâté dont un de
mes Arabes s^est chargé. »
En voyage, on fait vite connaissance, et, en Egypte
surtout, au sommet de la grande pyramide, tout Eu*'
ropéeQ devient, pour un autre, un Frank^ c'est-à-dire
un eoiDpatriote ; la carte géographique d^ notre petite
Europe perd, de si loin, ses nuances tranchées... je fais
toujours une exception pour les Anglais, qui séjournent
daiif une île à part.
iiH conversation du Prussien me plut beaucoup pen-*
dant le repas. Il avait sur lui des lettres donnant les
nouvfdles les plus fraidiesde l'expédition de M. I^epsius
qui, dans ce moment-là, explorait les «ivirons du lac
llœris et les cités souterraines de Tancien labyrinthe.
fje$ iMivants berUiiois avaient découvert des villes en«*
Uères çaibé^ sous les sables et bâties de briques; des
Pompéi et des Hereulanum souterraines qui n'avaient
jauiaifi vu la lumière, et qui r^noataient peut-être à
i'é|K)que des Troglodytes. Je ne pus m^empècher de re-
connaîtra que c'était pour les érudits prussiens une
noble ambition que d'avoir voulu marcher sur les traces
de notre Institut d'Egypte, dont ils ne pourront, du
reste, que compléter les admirables travaux.
Le repas sur la pyramide de Chéops est , en effet,
forcé pour les touristes, comme celui qui se fait d'or*
dinaire sur le chapiteau de la colonne de Pompée à
Alexandrie. J'étais heureux de rencontrer un compagnon
instruit et aimable qui me Teût rappelé. Les petites
Bédouines avaient conservé assez d'eau, dans leurs cru-
ches de terre (loreuse, pour nous permettre de nous
rafraîchir, et ensuite de faire des grogs au moyen d'un
flacon d'eau-de-vie qu'un des Arabes portait à la suite
du Prussien.
Cependant, le soleil était devenu trop ardent pour
que nous pussions rester longtemps sur la plate-forme«
L'air pur et vivifiant que l'on respire à cette hauteur.
i40 VOYAGE fiN OniENt.
nous avait permis quelque temps de ne point trop nous
en apercevoir.
Il s'agissait de quitter la plate-forme et de pénétrer
dans la pyramide, dont l'entrée se trouve à un tiers
environ de sa hauteur. On nous fît descendre 130 mar-
ches par yn procédé inverse à celui qui nous les avait
fait gravir. Deux des quatre Arabes nous suspendaient
par les épaules du haut de chaque assise, et nous li-
vraient aux bras étendus de leurs compagnons. Il y a
quelque chose d'assez dangereux dans cette descente,
et plus d*un voyageur s'y est rompu le crâne ou les
membres. Cependant, nous arrivâmes sans accident à
rentrée de la pyramide.
C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à
la voûte triangulaire, surmontée d'une large pierre qui
constate, au moyen d'une inscription française, l'an-
cienne arrivée de nos soldats dans ce monument : c'est
la carte de visite de l'armée d'Egypte, sculptée sur un
bloc de marbre de seize pieds de largeur. Pendant que
je lisais avec respect, l'officier prussien me fît observer
une autre légende marquée plus bas en hiéroglyphes, et,
chose étrange, tout fraîchement gravée.
Il savait le sens de ces hiéroglyphes modernes inscrits
d'après le système de la grammaire de Cham|)ollion.
« Cela signifie, me dit-il, que l'expédition scientifique
envoyée par le roi de Pmsse et dirigée par Lepsius, a
visité les pyramides de Cizeh, et espère résoudre avec
le même bonheur les autres difficultés de sa mission. »
Nous avions franchi l'entrée de la grotte : une ving-
taine d'Arabes barbus, aux ceintures hérissées de pis^
tolets et de poignards, se dressèrent du sol où ils ve-
naient de faire leur sieste. Un de nos conducteurs, qui
semblait diriger les autres, nous dit :
(( Voyez comme ils sont terribles... Regardez leurs
pistolets et leurs fusils]
--^ Ëst-<e qu'ils veulent nous voler?
SÉJOUR EN EGYPTE. â4l
— Au contraire ! Ils sont ici pour vous défendre dans
le cas où vous seriez attaqués par les hordes dû désert.
— On disait qu'il n^en existait plus, depuis Tadmi-
nistration de Mohamed-Ali!
— Oh I il y a encore bien des méchantes gens, là-bas,
derrière les montagnes... Cependant, au moyen d'une
colonnatSy vous obtiendrez des braves que vous voyez
là d*être défendus contre toute attaque extérieure. »
L'of&cier prussien fit inspection des armes, et ne
parut pas* édifié touchant leur puissance destructive.
11 ne s'agissait au fond, pour moi, que de ô fr. 50 cent.,
ou d^un thaler et demi pour le Prussien. Nous accep*
tàmcs le marché, en partageant les frais et en faisant
observer que nous n'étions pas dupes de la supposition.
<( 11 arrive souvent, dit le guide, que des tribus en-
nemies font invasion sur ce point, surtout quand elles y
soupçonnent la présence de riches étrangers. »
Il est certain que la chose n'est pas impossible et
que ce serait une triste situation que de se voir pris et
enfermé dans l'intérieur de la grande pyramide. La
colonnate (piastre d'Espagne) donnée aux gardiens nous
assurait du moins qu'en conscience ils ne pourraient
nous faire cette trop facile plaisanterie.
Mais quelle apparence que ces braves gens y eussent
songé même un instant? L'activité de leurs préparatifs,
huit torches allumées en un clin d'œil, l'attention
charmante de nous faire précéder de nouveau par les
petites filles hydrophores dont j'ai parlé, tout cela, sans
doute, était bien rassurant.
Il s'agissait d'abord dé courber la tête et le dos, et
de poser les pieds adroitement sur deux rainures de
marbre qui régnent des deux côtés de cette descente.
Entre les deux rainures, il y a une sorte d'abîme aussi
large que l'écartement des jambes, et où il s'agit de ne
point se laisser tomber. On avance donc pas à pas,
jetant les pieds de son mieux à droite et à gauche^ sou-^
21
â4t VOTACI SU OMENT.
tenu un peu, il est vrai, par les mains des porteurs
de torehes, et l'on descend ainsi toujours courbé en
deux pendant environ cent cinquante pas.
A partir de là, le danger de tomber dans l'énorme
fissure qu'on se voyait entre les pieds cesse touUà-coup
et se trouve remplacé par Tinconvénient de passer à
plat ventre sous une voûte obstruée en partie par les
sables et les cendres. Les Arabes ne nettoient ce passage
que moyennant une taiire oolonnatey accordée d'ordinaire
par les gens riches et corpulents.
Quand on a rampé quelque temps sous cette voûte
basse, en s'aidant des mains et des genoux, on se relève,
à l'entrée d'une nouvelle galerie, qui n'est guère plus
haute que la précédente. Au bout de deux cents pas
que l'on fait encore en montant, on trouve une sorte
40 earrefour dont le centre est un vaste puits profond
et sombre, autour duquel il faut tourner pour gagner
Tesealier qui conduit à la chambre du Roû
En arrivant là , les Arabes tirent des coups de pistolet
et allument des £eux de branchages pour effrayar, à
oe qu*ils disent, les cfaauves^-souris et les serpents. Ia
salle où Ton est, voûtée en dos d*âne, a dix-^sept pieds
de longueur et, seize de largeur.
£n revenant de notre exploration, assez peu satisfai-
sante, nous dûmes nous reposer à l'entrée de la grotte
de marbre, — et nous nous demandions ce que pouvait
signifier cette galerie bizarre que nous venions de re-
oionter, avec ces deux rails de marbre séparés par un
abime, aboutissant plus loin à un carrefour au milieu
duquel se trouve le puits mystérieux, dont nous n'avions
pu voir le fond.
L'officier prussien, en consultant ses souvenirs, me
soumit une explication assez logique de la destination
d'un tel monument. Nul n'est plus fort qu'un Allemand
sur les mystères de l'antiquité. Voici, selon sa version,
à quoi aervait la galerie basse ornée de rails que nous
§
avions defscendue et remotitée » péniblement : On ai^
leyait dans un chariot 1 homme qui se présentait pour
subir les épreuves de l'initiation. Le chariot descendait
pai* la forte inclinaison du chemin. Arrivé au centre
de la pyramide, Tinitié était reçu par des prêtres infi^
rieurs qui lui montraient le puits en l'engageant à s'y
précipiter.
Le néophyte hésitait naturellement, ce qui était re-
gardé comme une marque de prudence. Alors on lui
apportait une sorte de casque surmonté d'une lampe
allumée; et, muni de cet appareil, il devait descendre
avec précaution dans le puits, où il rencontrait çà et là des
branches de fer sur lesquelles il pouvait poser les pieds.
L'initié descendait longtemps^ éclairé quelque peu
par la lampe qu'il portait sur la tête; puis, à cent
pieds environ de profondeur, il rencontrait l'entrée d'une
galerie fermée par une grille, qui s'ouvrait aussitôt
devant lui. Trois hommes paraissaient aussitôt, portant
des masques de bronze à l'imitation de la face d'Anubis,
le dieu chien. Il fallait ne point s'effrayer de leurs me-
naces et marcher en avant en les jetant à terfe. On
faisait ensuite une lieue environ, et Ton arrivait dans
un espace considérable qui produisait l'effet d'une forêt
sombre et touffue.
Dès que l'on mettait le pied dans Tallée principale,
tout s'illuminait à l'instant, et produisait l'effet d'un
vaste incendie. Mais ce n'était rien que des pièces d'ar-
tiQce et des substances bitumineuses entrelacées dans
des rameaux de fer. Le néophyte devait traverser la
forêt, au prix de quelques brûlures^ et y parvenait gé-
néralement. •
Au-Klelà se trouvait une rivière qu'il fallait traverser
4 la nage. A peine en avait-il atteint le milieu, qu'une
immense agitation des eaux, déterminée par le mou-
vement de deux roues gigantesques^ l'arrêtait et le re-
, poussait. Au moment où ses forces allaient s'épuiser,
244 VOYAGE EN ORIENT.
il voyait paraître devant lui une échelle de fer qui
semblait devoir le tirer du danger de périr dans l'eau.
Ceci était la troisième épreuve- A mesure que Tinitié
posait un pied sur chaque échelon, celui qu'il venait
de quitter se détachait et tombait dans le fleuve. Cette
situation pénible se compliquait d'un vent épouvantable
qui faisait trembler Téchelle et le patient à la fois. Au
moment oii il allait perdre toutes ses forces, il devait
avoir la présence d'esprit de saisir deux anneaux d'acier
qui descendaient vers lui et auxquels il lui fallait rester
suspendu par les bras jusqu'à ce qu'il vît s'ouvrir une
porte, à laquelle il arrivait par un effort violent.
C'était la tin des quatre épreuves élémentaires.
L'initié arrivait alors dans le temple, tournait autour
de la statue d'Isis, et se voyait reçu et félicité par les
prêtres.
III* — Mjem épreuTes«
Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeu-
pler cette solitude imposante. Entourés des Arabes qui
s'étaient remis à dormir, en attendant, pour quitter la
grotte de marbre, que la brise du soir eût rafraîchi Tair,
nous ajoutions les hypothèses les plus diverses aux faits
réellement constatés par la tradition antique. Ces bi-
zarres cérémonies des initiations tant de fois décrites
par les auteurs grecs, qui ont pu encore les voir s'accom-
plir, prenaient pour nous un grand intérêt, les récits se
trouvant parfaitement en rapport avec la disf)osition des
lieux.
« Qu'il serait beau, dis-je à l'Allemand, d'exécuter
et de représenter ici la Flûte enchantée de Mozart! Com-
ment un homme riche n'a-Ml pas la fantaisie de se don-
ner un tel spectacle? Avec fort peu d'argent on arrive-
rait à déblayer tous ces conduits, et il suffirait ensuite
SÉJOUR EN EGYPTE. 245
d'amener, en costumes exacts toute la troupe italienne du
théâtre du Caire. Imaginez-vous la voix tonnante de Za-
rastro résonnant du fond.de la salle des Pharaons, ou la
Heine de la Nuit apparaissant sur le seuil de la chambre
dite de la reine et lançant à la voûte sombre ses trilles
éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte magique
à travers ces longs corridors, et les grimaces et l'effroi
de Papayeno^ forcé, sur les pas de Tinitié son maîtie,
d'affronter le triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis
ce sombre canal agité par des roues de fer, puis encore
cette échelle étrange dont chaque marche se détache à
mesure qu'on monte et fait Retentir l'eau d'un clapote-
ment sinistre...
— Il serait difficile, dit l'offlcier, d'exécuter tout cela
dans l'intérieur même des pyramides... Nous avons dit
que l'initié suivait, à partir du puits, une galerie d'en-
viron une lieue. Cette voie souterraine le conduisait jus-
qu'à un temple situé aux portes de Memphis, dont vous
avez vu l'emplacement du haut de la plate-forme. Lors-
que, ses épreuves terminées, il revoyait la lumière du
jour, la statue d'ïsis restait encore voilée pour lui : c'est
qu'il lui fallait subir une dernière épreuve toute morale,
dont rien.ne l'avertissait et dont le but lui restait caché.
Les prêtres l'avaient porté en triomphe, comme devenu
l'un d'entre eux, les chœurs et les instruments avaient
célébré sa victoire. II lui fallait encore se purifier par un
jeûne de quarante et un jours, avant de pouvoir con-
templer la grande Déesse, veuve d'Osiris. (]e jeûne ces-
sait chaque jour au coucher du soleil, où on lui permet-
tait de réparer ses forces avec quelques onces de pain et
une coupe d eau du Nil. Pendant cette longue pénitence,
l'initié pouvait converser, à de certaines heures, avec les
prêtres et les prétresses, dont toute la vie s'écoulait dans
les cités souterraines. Il avait le droit de questionner
chacun et d'observer les mœurs de ce peuple mystiquOy
qui avait renoncé au monde extérieur, et dont le nombre
21,
246 VOYAGE BN OaiËMT.
immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lonqu'oo
faisant jeter les fondations de la Babylone d'Egypte ( le
vieux Caire)» elle vit s'effondrer les voûtes d'une de ces
nécropoles habitées par des vivants.
— Et après les quarante et un jours, que devenait l'i*
nitié?
— H avait encore à subir dix-4iuit jours de reti^leoà
il devait garder un silence complet. Il lui était permis
seulement de lire et d'écrire. Ensuite on lui faisait fiubir
un examen où toutes les actions de sa vie étaient analy-
sées et critiquées. Cela durait encore douze jours-, puis
on le faisait coucher neuf jours encore derrière la siatue
d'isis, après avqir supplié la déesse de lui apparaître
dans ses songes et de lui inspirer la sagesse. Enfin, au
bout de trois mois environ, les épreuves étaient termi-
nées. L'aspiration du néophyte vers la divinité, aidée
des lectures, des instructions et dujeûne,rameQaità un
tel degré d'enthousiasme qu'il était digne enâfi de voir
tomber devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son
étonnement était au comble en voyant s'anima cette
froide statue dont les traits avait pris tout à coup la res-
semblance de la femme qu'il aimait le plus ou de Tidéal
qu'il s'était formé de la beauté la plus parfait^*
(( Au moment où il tendait les bras pour la saisir^ elle
s'évanouissait dans un nuage de parfums. Les prêtres
entraient en grande pompe et l'initié était proclamé pa-
reil aux dieux. Prenant place ensuite au banquet des
Sages, il lui était permis de goûter aux mets les plus dé-
licats et de s'enivrer de l'ambroisie terrestre, qui ne
manquait pas à ces fêtes. Un seul regret lui était'resté,
c'était de n avoir admiré qu'un instant la divine appari-
tion qui avait daigné lui sourire... Ses rêves allaient la
lui rendre. Un long sommeil, dû sans doute au suc du
lotus exprimé dans sa coupe pendant le festin, permet-
tait aux prêtres de le transporter à quelques lieues de
Memphis, au bord du lac célèbre qui porte encore le
uom de Karoun (Caron)* Une cange le recevait toujours
endormi et le transportait dans cette province du
Fayoum, oasis délicieuse, qui, aujourd'hui encore, est le
pays des roses» Il existait là une vallée profonde, entou*
rée de montagnes en partie, en partie ausf'i séparée du
reste du pays par des abinies creusés de main d^bomme,
oii les prêtres avaient su réunir les richesses dispersées
de la nature entière. I^s arbres de )*Inde et de TYéinen
y mariaient leurs feuillages touffus et leurs fleurs étranges
aux plus riches végétations de la terre d'Egypte.
« Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette'
merveilleuse décoration , et Tinitié , déposé là tout en-
dormi sur le gazon, se trouvait à son réveil dans un
monde qui semblait la perfection môme de la nature
créée. Il se levait, respirant Tair pur du matin, renais-
sant aux feux du soleil qu'il n'avait pas vus depuis long-
temps ; il écoutait le chant cadencé des oiseaux, admirait
les fleurs embaumées, la surface calme des eaux bordées
de papyrus et constellées de lotus rouges, où le flamand
rose et Tibis traçaient leurs courbes gracieuses... Mais
quelque chose manquait encore pour animer la solitude.
Une femme, une vierge innocente, si jeune, qu'elle sem*
blait elle-même sortir d'un rêve matinal et pur, si belle,
qu'en la regardant de plus près on pouvait reconnaître
en elle les traits admirables d'Isis entrevus à travers un
nuage : telle était la créature divine qui devenait la
compagne et la récompense de l'initié triomphant. »
Ici je crus devoir interrompre le récit imagé du sa*-
vant Berlinois :
« Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là
rhistoire d'Adam et d'Eve.
— A peu près, » répondit-il.
£n effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si
imprévue, de lUnitiatiou égyptienne, était la même que
Moise a racontée au chapitre de la Genèse. Dans ce
jardin merveilleux existait un certain arbre dont les
248 VOYAGE EN ORIENT.
fruits étaient défendus au néophyte admis dans le Para-
dis. Il est tellement certain que cette dernière victoire
sur soi-même était la clause de l'initiation, qu'on a
trouvé dans la Haule-Égypte des bas-reliefs âgés de
4,000 ans, représentant un homme et une femme, sons
un arbre, dont cette dernière offre le fruit à son com-
pagnon de solitude. Autour de Tarbre est enlacé un ser-
pent, représentation de Typhon, le dieu du mal. En effet,
il arrivait généralement que 1 initié qui avait vaincu
tous les périls matériels se laissait prendre à cette sé-
duction, dont le dénoûment était son exclusion du Para-
dis terrestre. Sa punition devait être alors d'eri-er dans
le monde, et de répandre chez les nations étrangères les
instructions qu'il avait reçues des prêtres.
S'il résistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la
dernière tentation, il devenait l'égal d'un roi. On le pro-
menait en triomphe dans les rues de Memphis, et sa per-
sonne était sacrée.
C'est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut
privé des honneurs qu'il attendait. Blessé de ce résultat,
il se mit en guerre ouverte avec les prêtres égyptiens,
lutta contre eux de science et de prodiges, et finit par
délivrer son peuple au moyen d'un complot, dont on sait
le résultat.
Le Prussien qui me racontait tout cela était évidem-
ment un fils de Voltaire... cet homme en était encore
au scepticisme religieux de Frédéric II. Je ne pus m'em-
pêcher de lui en faire ^obser^^ation.
« Vous vous trompez, me dit-il : nous autres protes-
tants, nous analysons tout^ mais nous n'en sommes pas
moins religieux. S'il paraît démontré que l'idée du Pa-
radis terrestre, de la pomme et du serpent, a été connue
des anciens Égyptiens, cela ne prouve nullement que la
tradition n'en soit pas divine. Je suis même disposé à
croire que cette dernière épreuve des mystères n'était
qu'une représentation mystique de la scène qui a dû se
SÉJOUR EN EGYPTE. S(49
passer aux premiers jours du monde. Que Moïse ait ap-
pris cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primi-
tive, ou qu'il se soit servi, en écrivant la Genèse^ des
impressions qu'il avait lui-même connues, cela n'in-
firme pas la vérité première. Triptolème, Orphée etPy-
thagore subirent aussi les mêmes épreuves. L^un a fondé
les mystères d'Eleusis, Tautre ceux desCabires deSamo-
thrace, le troisième les associations mystiques du Liban.
c( Orphée eut encore moins de succès que Moïse ; il man-
qua la quatrième épreuve, dans laquelle il fallait avoir
la présence d^esprit de saisir les anneaux suspendus au-
dessus de soi, quand les échelons de fer commençaient
à manquer sous les pieds... Il retomba dans le canal,
d'où on le tira avec peine, et au lieu de parvenir au
temple, il lui fallut retourner en arrière et remonter
jusqu'à la sortie des pyramides. Pendant Tépreuve, sa
femme lui avait été enlevée par un de ces accidents na-
turels dont les prêtres créaient aisément l'apparence. Il
obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recom-
mencer les épreuves, et les manqua une seconde fois«
C'est ainsi qu'Euridice fut perdue à jamais pour lui, et
qu'il se vit réduit à la pleurer dans l'exil.
— Avec ce système, dis-je, il est possible d'expliquer
matériellement toutes les religions. Mais qu'y gagnerons-
nous?
— Rien. Nous venons seulement de passer deux heures
en causant d'origines et d'histoire. Maintenant le soir
vient, il s'agit de chercher un gîte. »
Nous passâmes la nuit dans une locanda italienne,
située près de là, et le lendemain on nous conduisit sur
remplacement de Memphis, situé à près de deux lieues
vers le midi. Les ruines y sont méconnaissables \ et
d'ailleurs le tout est recouvert par une forêt de pal-
miers, au milieu de laquelle on rencontre l'inunense
statue de Sésostris, haute de soixante pieds, mais cou-
chée à plat ventre dans le sable. Parlerai-je encore de
2Ô0 VOYAGE KN ORIENT.
Saccarah, où l'on arrive ensuite ; de ses pyramides, plus
petites que celles de Gizeb, parmi lesquelles on dislingue
la grande pyramide de briques construites par les Hé^
breux? Un spectacle plus curieux est Tintérieur des
tombeaux d'animaux qui se rencontrent dans la plaine
en grand nombre. Il y en a pour les chats, pour les cro*
codiles et pour les ibis. On y pénètre fort difficilement,
en respirant la cendre et la poussière, ou se traînant
parfois dans des conduits, où Ton ne peut passer qu'à
genoux. Puis , on se trouve au milieu de vastes souter-
rains où sont entassés par millions et symétriquement
rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se don-
naient la peine d'embaumer et d'ensevelir ainsi que des
hommes. Chaque momie de chat est entortillée de plu-
sieurs aunes de bandelettes, sur lesquelles, d'un bout à
l'autre, sont inscrites en hiéroglyphes, probablement la
vie et les vertus de l'animal. 11 en est de même des cro-
codiles... Quant aux ibis, leurs restes sont enfermés dans
des vases en terre de Thèbes, rangés également sur une
étendue incalculable, cx)mme des pots de cx)niitures dans
une office de campagne.
Je pus remplir facilement la commission que m'avait
donnée le consul ^ puis, je me séparai de l'officier prus-
sien, qui continuait sa route vers la Haute-Egypte, et je
revins au Caire, en descendant le Nil dans une cange.
Je me hâtai d'aller porter au consulat l'ibis obtenu au
prix de tant de fatigues*, mais on m'apprit que, pendant
les trois jours consacrés à mon exploration, notre pauvre
consul avait senti s'aggraver son mal et s'était embarqué
pour Alexandrie.
J'ai appris depuis qu'il était mort en Espagne.
Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où
SÉJOUR ES EGYPTE. 251
j*ai retrouvé les dernières traces du génie arabe , et qui
n'a pas menti aux idées que je m'en étais formées diaprés
les récits et les traditions de TOrient. Je Tavais vue tant
de fois dans les rêves de la jeunesse, qu'il me semblait
y avoir séjourné dans je ne sais quel temps -, je recon-
struisais mon Caire d'autrefois au milieu des quartiers
déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que
j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ^
j'allais, je me disais : En détournant ce mur, en pas-
sant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était
là , ruinée , mais réelle.
N'y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la
poussière-, l'esprit et les progrès modernes en ont triom-
phé comme la mort. Encore quelques mois, et des rues
européennes auront coupé à angles droits la vieille ville
poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres
fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît, c'est
le quartier des Francs , la ville des Italiens, des Proven-
çaux et des Maltais , ^entrepôt futur de l'Inde anglaise.
L'Orient d'autrefois achève d'user ses vieux costumes, ses
vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans son der-
nier jour •, il peut dire comme un de ses sultans : «c Le sort
a décoché sa flèche : c'est fait de moi , je suis passé ! »
Ce que le désert protège encore , en l'enfouissant peu à
peu dans ses sables, c'est, hors des murs du Caire, Ja
ville des tombeaux, la vallée des califes, qui semble,
comme Herculanum , avoir abrité des générations dis-
parues, et dont les palais, les arcades et les colonnes,
les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les
enceintes , les dômes et les minarets , multipliés avec
folie, n'ont jamais servi qu'à recouvrir des cercueils. Ce
culte de la mort est un trait éternel du caractère de
l'Egypte -, il sert du moins à protéger et à transmettre
au monde l'éblouissante histoire de son passé.
LA CANGE
1. — Prépftrmttfs de MATlgatloB*
La cange qui m'emportait vers Damiette contenait
aussi tout le ménage que j'avais amassé au Caire pen-
dant huit mois de séjour, savoir : Tesclave au teint doré
vendue par Àbdel-Kérim ; le coffre vert qui renfermait
les effets que ce dernier lui avait laissés; un autre coffre
garni de ceux que j'y avais ajoutés moi-même; un
autre encore contenant mes habits de Franc, dernier
encasde mauvaise fortune, comme ce vêtement de pâtre
qu'un empereur avait conservé pour se rappeler sa con-
dition première ; puis tous les ustensiles et objets mo-
biliers dont il avait fallu garnir mon domicile du quar-
tier cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et
bardaques propres à rafraîchir l'eau, pipes et narghilés,
matelas de coton et cages (cafas) en bâtons de palmier
servant tour à tour de divan, de lit et de table, et qui
avaient de plus pour le voyage l'avantage de pouvoir
contenir les volatiles divers de la basse-cour et du co-
lombier.
Avant de partir, j'étais allé prendre congé de ma-
dame Bonhomme, cette blonde et charmante provi-
dence du voyageur. « Hélas ! disais-je, je ne verrai plus
SÉJOUR EN EGYPTE. 253
de longtetnpâ que des visages de couleur ; je vais braver
la peste c[ui règne dans le delta d^Égypte, les orages du
golfe de Syrie qu^il faudra traverser sur de frêles bar-
ques ^ sa vue sera pour moi le dernier sourire de la
patrie !
Madame Bonhomme appartient à ce type de beauté
blonde du midi que Gozzi célébrait dans les Vénitiennes,
que Pétrarque a chanté à Thonneur des femmes de notre
Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies doi-
vent au voisinage des pays alpins Vor crespelé de leurs
cheveux, et que leur œil noir se soit > embrasé seul aux
ardeurs des grèves de la Méditerranée. La carnation,
fine et claire comme le satin rosé des Flamandes, se
colore aux places que le soleil a touchées d'une vague
teinte ambrée qui fait penser aux treilles d'automne, où
le raisin blanc se voile à demi sous les pampres ver-
meils. figures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce
aux bords du Nil que vous deviez me laisser encore un
regret et un souvenir? Cependant j'avais près de moi
une autre femme aux cheveux noirs comme l'ébène, au
masque ferme qui semblait taillé dans le marbre por-
tore, beauté sévère et grave comme les idoles de l'an-
tique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et
sauvage, rappelait parfois, si Ton peut unir ces deux
mots, la sérieuse gaieté de l'animal captif.
Madame Bonhomme m'avait conduit dans son ma-
gasin, encombré d'articles de voyage, et je l'écoutais,
en l'admirant, détailler les mérites de tous ces char-
mants ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent au
besoin, dans le désert, tout le comfort de la vie fashio-
nable. Elle m'expliquait avec son léger accent proven-
çal comment on pouvait établir, au pied d'un palmier
ou d'un obélisque, des appartements complets de maîtres
et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout trans-
porté à dos de chameau 5 donner des dîners européens
où rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs,
22
254 VOYAGE EX ORIENT.
grâce aux boites de conserves qui, ij faut j'ayoïjer, wnt
souvent de grande ressource.
(( Hélas ! lui dis-je, je suis deveni| tout à fait im Bé-
. daouî (Arabe nomade) ^ je mange très-bien du dourah
cuit sur une plaque de tôle, des dattes fricassées dans
le beurre, de la pâte d'abricot, des sautiereUes fumées...
et je sais un moyen d^obtenir une poule bouillie d^s le
désert, sans même se donner le soin de la plumer.
— J^ignorais ce radinement, dit madame Bonhomrne.
— Voici, répondis-je, Ifi recette qui m'a été dopiiée
par un renégat très-industrieux, lequel Ta vu pratiquer
dans THedjaz. On prend une poule...
— |1 faut une poule? dit madame Bonhomqne.
— Absolument commp un lièvre pour le civet.
— Et ensuite?
— Ensuite on allume du feu ^ntre deux pierres ; ço
se procure de l'eau...
— Voilà déjà bien des choses!
— La nature lei^ fournit. On ^'aurait même qiie de
Teau de n^er... ce serait la même chose, et cel^ épar-
gnerait le sel.
— Et dans quoi mettrez-vous la poule?
— Ah ! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l'eau
dans le sable fin du désert... autre ingrédient donné par
la nature. Cela produit une argile fine et propre, extrê-
mement utile à la préparation.
— Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable?
— Je réclame une dernière minute d'attention. Nous
formons une boule épaisse de cette argile en ayai^t soin
d'y insérer cette même volaille ou toute autre.
— Ceci devient intéressant.
— Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous
la retournons de temps en temps. Quand la prpûte s'est
suffisamment durcie et a pris partout une bonne cou-
leur, il faut la retirer du feu : la volaille est cuite.
— Et c'est tout?
SÉJOUR EN EGYPTE. 255
— Pas encore : on casse la boule passée à l'état dç
terre cuite, et les plumes de Toiseau, prises dans l'ar-
gile, se détachent à Inesure qu'on le débarrasse des
fragments de cette marmite improvisée.
— Mais c'est un régal de sauvage !
— Non, c'est de la poille à Tétuvéé simplement. »
Madame Bonhomme vit bien qu'il n'y avait rien à
faire avec un voyageur si consommé^ elle remit en place
toutes les cuisines de fer-blanc et les tentes, coussins ou
Uts de caoutchouc estampillés de Yimproved patent an-
glaise.
c( Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez
vous quelque chose qui me soit utile.
— Tehei, dit liladamè Bonhomme, je suis sûre que
vous avez oublié d'acheter Un drapeau. Il vous faut un
drafieàu.
— Mais je ne pars pas pour la guerre!
— Vous allez descendre le Nil... vous avez besoin d'un
pavillon tricolore à l'arrière de votre barque pour vous
fdire tespëcter des fellahs. »
Et elle me montrait, le lon^ des murs du magasin,
une série de pavillons de toutes Tes marines.
Je tirais déjà vers tnoi la hampe à pointe dorée d'où
se déroulaient nos couleurs, lorsque madame Bonhomme
m'arrêta le bras.
«Vous pouvez choisir; on n'est pas obligé d'indi-.
qaer sa nation. toUâ ces messieurs prennent ordinaire-
âietlt un pavillon anglais ; de cette manière, on a plus
de sécurité.
— Oh! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ceâ
messieufs^là.
— ie Tavaià bien pensé, me dit-elle avec un soU-
J'ditfië à croire que ce ne feraient pas des gens du
ffiondo de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises
sur ce vieux Nil, où s*est reflété le drapeau de la repu-
256 VOYAGE EN ORIENT.
blique. Les légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem
choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela,
par exemple, n'a pas d'inconvénient.
II. — Une fête de fAmtUe.
Nous partons du port de Boulac ; le palais d'un bey
mamelouck , devenu aujourd'hui Técole polytechnique ,
la mosquée blanche qui Tavoisine, les étalages des {jo-
tiers qui exposent sur la grève ces bardaques de terre
poreuse fabriquées à Thèbes qu'apporte la navigation du
haut Nil , les chantiers de construction qui bordent en*
core assez loin la rive droite du fleuve, tout cela dispa-
raît en quelques minutes. Nous courons une bordée vers
une île d^alluvion située entre Boulac et Embabeh, dont
la rive sablonneuse reçoit bientôt le choc de notre proue;
les deux voiles latines de la cange frissonnent sans
prendre le vent : — Battall battal! s'écrie le reïs^ c'est-
à-dire : Mauvais ! mauvais ! 11 s'agissait probablement
du vent. En effet, la vague rougeâtre, frisée par un souf-
fle contraire, nous jetait au visage son écume, et le re-
mous prenait des teintes ardoisées en peignant les reflets
, du cieL
Les hommes descendent à terre pour dégager la cange
et la retourner. Alors commence un de ces chants dont
les matelots égyptiens accompagnent toutes leurs ma-
nœuvres et qui ont invariablement pour refrain eleison!
Pendant que cinq ou six gaillards, dépouillés en un ins-
tant de leur tunique bleue et qui semblent des statues
de bronze florentin, s'évertuent à ce travail, les jambes
plongées dans la vase, le reïs^ assis comme un pacha sur
l'avant, fume son narghilé d'un air indifiérent.. Un quart
d'heure après, nous revenons vers Boulac, à demi pen-
chés sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans
l'eau.
SÉJOUR EN EGYPTE. 257
Nous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours
du fleuve : il fallut retourner la barque, prise cette fois
dans les roseaux, pour aller toucher de nouveau à Tile
de sable : Battal! 6a^^a// disait toujours lereïsde temps
en temps.
Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas rian-
tes qui bordent Tallée de Choubrah^ les sycomores
monstrueux qui la forment retentissaient de Taigre ca-^
quetage des corneilles , qu^entrecoupait parfois le cri si-*
nistre des milans*
Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la
couleur locale d'autrefois*, seulement çà et là de grands
buffles plongés dans Teau et des coqs de Pharaon,
sortes de petits faisans aux plumes dorées, voltigeant
au-dessus des bois d'orangers et de bananiers des jar-
dins«
J'oubliais Tobélisque d'Héliopolis, qui marque de son
doigt de pierre la limite voisine du désert de Syrie et
que je regrettais de n'avoir encore vu que de loin. Ce
monument ne devait pas quitter notre horizon de la jour*
née, car la navigation de la cange continuait à s'opérer
en zigzag.
Le soir était venu, le disque du soleil descendait der-
rière la ligne peu mouvementée des montagnes libyques,
et tout à coup la nature passait de Fombre violette du
crépuscule à l'obscurité bleuâtre de la nuit. J'aperçus de
loin les lumières d'un café, nageant dans leurs flaques
d'huile transparente*, l'accord strident du naz eidu rebab
accompagnait cette mélodie égyptienne si connue : Ya
teylyl {O nuits l)
D'autres voix formaient les répons du premier vers :
(( nuits de joie! » On chantait le bonheur des amis qui
se ressemblent, l'amour et le désir, flammes divines^
émanations radieuses de la clarté pure qui n'est qu'au,
ciel^ on invoquait Ahmad^ l'élu, chef des apôtres, et
des voix d'enfants reprenaient en chœur l'antistrophe
258 YOtAGÉ EN OtllElVT.
de cette délicieuse et sensuelle efïbâidtl ((ili àfipéne la
bénédiction du Seigneur sur les joies tiocturneà de là
terre.
Je Tis bien qu'il s'agissSiit d^u»e solennité dé faMille.
L'étrange gloussement des femmes fellahs succédait au
chœur des enfants , et cela pouvait célébrer une mort
ftussi bien qu^un mariage; car, dans toutes les cérémo-
nies des Égyptiens , on reconnaît ce mélange d'utie joie
plaintive ou d'une plaihte entrecoupée de tratisports
joyeux qui déjà, dans le monde ancien, présidaient âtous
les actes de leur vie.
Le reïs avait fait amarrer tiotre bartjue à un pieu planté
dans le sable, et se préparait à descendre. Se lui deman-
dai si ilôus ne faisions que lious arrêter dAni lé village
qui était devant nous. 11 répondit que nôiià detioils y
passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu'à
trois heures, monietit où se lève le vent dti litiÔ-ôuest
(nous étions à Tëpoque des hioUssons).
« J'avais cru, Itli dis-jé, qu'otl ferait marthëi^ là Mrqde
à là corde qtiand le veht fae serait pas boit.
— Ceci n'est {)âS, rêpoiidit41, Sur botte traité, h
En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit
devant le cadi ; irials bes geiis y avaient min évidemment
tout ce qu'ilâ avaient voulu. Du reste, je tie suis jamais
pressé d'arriver, et ëette circonstance, qui aurait fait
bondir d'indignatioti un voyageur anglais, mé fournissait
seulement l'occasion de mieux étudier l'antique bran-
che, si peu firâyée, par où le Nil descend du Caire à Da-
miette.
Le reîs, qui s'attendait à des réclamations violentes,
admira ma sérénité. Le halage des barques est relative-
ment assez coûteux; car, outre uti nombre ^lus grand
de matelots sur la barque ^ il exige l'assistance de quel-
ques hommes de relais échelonnés de village en vil-
lage.
Une cange contient deuï chambrer, éléglUfune&t pein-
SÉJOUR EN ÉGYPÎÉ. 269
tes et dorées à l'intérieur , avec des fenêtres grillées
donnant sur le fleuve, et encadrant agréablement le
double paysage des rives; des corbeilles de fleurs, des
arabesques compliquées décorent les panneaux; deux
coffres de bois bordent chaque chambre, et permettent,
lé jbur, de s'asseoit* les jambes croisées, la nuit, de s'é-
tendre sur des nattes ou des coussins. Ordinairement là
première chambre sert de divan , la seconde de harem.
Le tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf
le privilège deè rats du Nil, dont il faut, quoi qu'oh fasse,
accepter la sodété. Les moustiques et autres insectes
sotit de§ compagnons moins agréables encore ; mais on
évite la nuit leurs baisers perfides au moyen de vastes
chemisés dont ou noue l'ouverture après y être entré
comme dans un sac, et qui entourent la tété d'un
double vbilè de gaze ^oUâ lequel on respire parfaite-
ment.
Il semblait que ilous dussions passer la nuit sur la
barque, et je m'y préparais déjà, lorsque le reïs, qui
était descendu à tferrfe, viiit.me trouver avec cérémonie
et m'invita à l'accompagnef : J'avais quelque scrupule à
laiàiser l'esclave dans la cabine ; mais il me dit lui-même
^tt'il valait mieux i'emmenét avec nous.
itl. — Le mutÉilili*.
En descendant sur la berge , je m'aperçus que nous
venions de débarquer simplement à Ghoubrah. Les jar-
dins du pacha, avec les berceaux de myrte qui décorent
l'entrée, étaient devaftt nous ; un amas de pauvres mai-
sons bâties en briques de terfe crue s'étendait à tiotre
gauche des deux côtés de l'avenue ; le café que j'avaife
remarqué bordait le fleuve, et la maison f oisine était
celle du reïs, qui nous pria d-y entrer.
C'était bien la peine, me disais-je, de passer toute la
260 VOYAGE EN ORIENT.
journée sur le Nil ; nous voilà seulement à une lieue du
Caire ! J'avais envie d'y retourner passer la soirée et lire
les journaux chez madame Bonhomme ; mais le reïs
nous avait déjà conduits devant sa maison, et il était
clair qu'on y célébrait une fête où il convenait d'assister.
En effet , les chants que nous avions entendus par-
taient de là \ une foule de gens basanés, mélangés de
nègres purs, paraissaient se livrer à la joie. J^ reïs, dont
je n'entendais qu'imparfaitement le dialecte franc assai--
sonné d'arabe, finit par me faire comprendre que c'était
une fête de famille en l'honneur de la circoncision de
son fils. Je compris surtqut alors pourquoi nous avions
fait si peu de chemin.
La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et
nous étions seulement au second jour des réjouissances.
Les fêtes de famille des plus pauvres Égyptiens sont des
fêtes publiques, et l'avenue était pleine de monde : une
trentaine d'enfants, camarades d'école du jeune circon-
cis (mutahir)j remplissaient une salle basse \ les femmes^
parentes ou amies de l'épouse du reïs , faisaient cercle
dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes près de
cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de sa
femme à l'esclave qui me suivait, et celle-ci alla sans
hésiter s'asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après
avoir fait les salutations d'usage.
On se mit à distribuer du café et des pipes, et des
Nubiennes commencèrent à danser au son des tarabouks
(tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soute-
naient d'une main et frappaient de l'autre. La famille
du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des al->
mées blanches ; mais les Nubiens dansent pour leur plai-
sir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habi-
tuelles en guidant les pas de quatre femmes qui se li-
vraient à cette saltarelle éperdue que j'ai déjà décrite,' et
qui ne varie guère qu'en raison du plus ou moins de feu
des exécutants.
SÉJOUR EN EGYPTE^ 261
Pendant un des intervalles de la musique et de la
danse, le reïs m'avait fait prendre place près d'un vieil-
lard qu'il me dit être son père. Ce bonhomme, en appre-
nant quel était mon pays, m'accueillit avec un juron
essentiellement français, que sa prononciation transfor^
mail d'une façon comique. C'était tout ce qu'il avait
retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répon-
dis en criant : u Napoléon ! » Il ne parut pas comprendre.
Cela m'étonna ; mais je songeai bientôt que ce nom da-
tait seulement de l'empire. «Avez -vous connu Bona-
parte ? » lui dis-je en arabe. Il pencha la tète en arrière
avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter
à pleine gorge :
Yasalam, Bounabarteh!
Salut à toi, ô Bonaparte !
Je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en écou-
tant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en
l'honneur de celui qu'ils appelaient le sultan Kébir. Je
le pressai de le chanter tout entier , mais sa mémoire
n'en avait retenu que peu de vers.
« Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends
le café avec du sucre ! d général charmant dont les joues sont si
agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs ! salut à toi !
« toi dont la chevelure est si belle ! depuis le jour où tu en^»
tras au Caire, cette ville a brillé d'une lueur semblable à celle
d'une lampe de cristal; salut à toi! »
Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était
allé du côté des enfants, et Ton semblait préparer tout
pour une cérémonie nouvelle.
En effet , les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur
deux lignes, et les autres personnes réunies dans la
maison se levèrent ^ car il s'agissait de promener dans
le village l'enfant qui, la veille déjà , avait été promené
ièi tOYACË EN dRÉE.^t.
âu Caire. Où atiiena un chevâi Hcheriieiit hattiâché , et
le petit boilhomme, qui pouvait avoir âëfil àn^ , couvert
d'habii^ et d'ornementâ de feniifie (le tout empfdhté
probablement), fut hisi^ë sur k selle, où deux de ses
parents le maintenaient de éhflque c6iL 11 était fier
comme un empereur, et tenait, sèloti l'usage, un nioU-
cboir sur sa bouche. Je n^osaiâ le regarder trop attenti-
vement , sachant que les Orientaux craignent en ce cas
le mauvais œil l mais je pris garde à tous les détails da
cortège, quë je n'avais jamais pu sibiëfa distinguer au
Caire; ofi ces processions des mutahirs diffèrent à peine
de celles des mariages.
Il n'y avait pas à celle-là de bouffons nus, ëifhti-
lant des combats avec des lances et des boucliers : mais
quelques Nubiens , montés sur des échasses, se pour*
suivaient avec de longs bâtons : ceci était pour atti-
rer la foule ; ensuite les musiciens ouvraient la marctie ^
puis les enfants, vêtus de leurs plus beaux costumed et
guidés par cinq ou ëix faqUirs ou santons, qui chantaient
des moals religieux ; puis Tenfant à chevdl^ entouré dd
ses parents , et enfin les femmes de la famille, au milieu
desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à
chaque halte^ recommençaient leurs trépignementâ vo-
luptueux. On n'avait oublié ni les porteurs de cassolette
parfumées, hi le^ enfants (jtii secouetit les kuntkUm,
flacons d'eau de rose dont on asperge les spectatetifs ;
mais le personnage le pliis important du cortège était
sans nul doute le barbier, tenant en main instrument
mystérieux (dont le pauvre enfant devait plus tard faire
répreuve), tahdis que son aide agitait au bout â'Une
lance une sorte d'enseigne chargée des attributs dé Son
métier. Devant le mutahir était itii de ses damatades ^
portant, attachée à son col, la tabletle à écrire y décorée
parle maître d'école de chefs-d'œuVre calligraphiques.
Derrière le cheval, Une tertime jetait continuellement
du sel podr conjurer les mauvais esprits. La marche
SÉJOUR EN EGYPTE. 263
n» • • •
était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleu-
reuses aux enterreipents et qui accompagnent les cété-
monies de ipariage et de circoncision avec le mcjpe
olouloulou ! dont la tradition sq per4 d^n$ la plus haute
antiquité.
Pendant que le cortège parcourait les rues peu nopa-
breuses du petit village de Choubrah, j'étais resté avec
le grand-père du mqtahir, ayant eu toutes les peines du
monde à empêcher Tesclave de cuivre les autres femmes.
Il avait fallu employer le mafiscf^ , tout-puissant chez
les Égyptiens j pour lui interdire ce qu'elle regardait
comnie un devoir de politesse et de religipn. Les nègres
préparaient des tables et décoraient la salle de feuflla^
gesl Pendant ce temps, jp cherchais à tirer du vjeill^rd
quelques éclairs 4e souvepirs en ffiisant résonner à ses
oreilles^ avec le p^i^ que je savais d'arabe, les noms glo-
rieux de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du
colonel Barthélémy, l'ancien chef de la police c(u Caire,
qui a laissé de grai^ds souvenirs ^slus le peuple, à cause
de sa grande taille et du niagnifique costume qu'il por-
tait. Barthélémy a jnspiré des chants d'amour dont les
femmes n'ont pas seules gardé la mémoire :
« Mon bien-aimé est coiffé d'un chapeau brodé j — des nœuds
et des rosettes oraent sa ceinture.
« l'ai voulu Tembrasser, il m'a dit : Aspetta (attends) ! Oh ! qu'U
«st doux son langage italien ! — Dieu garde celui dont les yeux sont
de9 yenx de gpuEelle !
« Que tu es doftc beai|, Fart-^l-Qo^y (Barthélémy}» qjiand ti)
proe^ames la paif pub}|gufi f yec ui^ 9|rmf^i ^ \t^ ig^aifL I •
A l'entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s'as-
seoir quatre par quatre autour des tables rondes où le
paître d'école | le ))ar)}ier e( ]es s^p^ns pccppérei}t )es
S64 VOYAGE EN ORIENT.
places d'honneur. Les autres grandes personnes atten-
dirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour.
Les Nubiens s'assirent devant la porte et reçurent le
reste des plats dont ils distribuèrent encore les derniers
reliefs à de pauvres gens attirés par le bruit de la fête.
Ce n'est qu'après avoir passé par deux ou trois séries
d*invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier
cercle composé de chiens errants attirés par Todeur des
viandes. Rien ne se perd dans ces festins de patriarche ,
où, si pauvre que soit l'amphitryon, toute créature vi-
vante peut réclamer sa part de fête. Il est vrai que les
«gens aisés ont Tusage de payer leur écot par de petits
présents , ce qui adoucit un peu la charge que s'impo-
sent, dans ces occasions , les familles du peuple.
Cependant arrivait, pour le mutahir, l'instant dou-
loureux qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau
les enfants , et ils entrèrent seuls dans la salle où se
tenaient les femmes. On chantait : « toi , sa tante
paternelle ! ô toi , sa tante maternelle ! viens préparer
son sirafeh ! » A partir de ce moment, les détails m'ont
été donnés par l'esclave présente à la cérémonie du si-
rafeh.
Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre
d'entre eux tinrent les coins. La tablette à écrire fut
placée au milieu , et le principal élève de Técole {arif)
se mit à psalmodier un chant dont chaque verset était
ensuite répété en chœur par les enfants et par les fem-
mes. On priait le Dieu qui sait tout, « qui connaît le pas
de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres , »
d'accorder sa bénédiction à cet enfant, qui déjà savait
lire et pouvait comprendre le Coran. On remerciait en
son nom le père, qui avait payé les leçons du maître,
et la mère, qui dès le berceau lui avait enseigné la
parole.
« Dieu m'accorde, disait Tenfant à 8a mère, de te voir assise au
SéJÔUtl BN EGYPTE. 265
Ikttradis et saluée par Maryam (Marie), par Zeynab, fille d'Ali, et
par Fatime, fille du prophète ! »
lue reste des versets était à la louange des faquirs et
du maître d'école, comme ayant expliqué et fait appren-
dre à l'enfant les divers chapitres du Coran.
D^autres chants moins graves succédaient à ces lita-
nies.
« TOUS, jeunes filles qui nous entourez, disait Varif, je vous
irecommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et
que vous yous regardez au miroir !
« Et TOUS, femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du cha-
pitre 37 : la fécondité y soyez bénies ! — Mais s'il est ici des femmes
qui aient vieilli dans le célibat, qu'elles soient à coups de savate
chassées dehors ! »
Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient
autour de la salle le sirafeh, et chaque femme déposait
sur la tablette des cadeaux de petite monnaie^ après
quoi on versait les pièces dans un mouchoir dont les
enfants devaient faire don aux faquirs.
En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir
fut placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se
tinrent debout des deux côtés avec leurs instruments.
On plaça devant l'enfant un bassin de cuivre où chacun
dut venir déposer son offrande ^ après quoi il fut amené
par le barbier dans une pièce séparée où l'opération
s'accomplit sous les yeux de deux de ses parents, pen-
dant que les cymbales résonnaient pour couvrir ses
plaintes.
L'assemblée, sans se préoccuper davantage de cet in-
cident, passa encore la plus grande partie de la nuit à
boire des sorbets , du café et une sorte de bière épaisse
{bouza) , boisson enivrante, dont les noirs principale-
ment faisaient usage , et qui est sans doute la même
qu'Hérodote désigne sous le nom de vin d'orge.
23
266 VOYAGE EN ORIENT.
T. — I41 forêt 4e pierre.
Je ne savais que trop faire le lendemain matjn pour
attendre Theure où je vent devait sq levep . ]je feis et
tout son monde se livraient au sommeil avec c^tte in-
souciance profonde du grand jour qu'ont peine à conce-
voir les gens du Nord. J eus Tidée de laisser l'esclave
pour toute la joumde d^ns la cang^, et d*allec pie pfo-
ipeper vers f)élippo)i^, éjoigné d*à peiiie iinp M^Mt
Tout à coup je me souvins d'une promesse que j-avata
faite j^ un |>r9ve copimissaire de marine qui m'avait
prêté sa cabine pendant la traversée de 8yra à Alexan^
drie. a Je ne vous deniande qu^une chose, m'avait-il dit,
lorsqu'à l'arrivée je lui fis mes remerciements, c'est de
ramasser pour moi quelques fragments de la forêt pé-
trifiée qui se trouve dans le désert, à peu de distance du
Caire. Vous les remettrez, en passant à SmjTne, chez
madame Carton, rue des Roses.»
Ces sortes de commissions sont sacrées entre voya-
geurs ; la honte d'avoir oublié celle-là me fit résoudre
immédiatement cette expédition fecile. Du reste, je te-
nais aussi à voir cette forêt dont je ne m'expliquais pas
la structure. Je réveillai l'esclave qui était de très-mau-
vaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du
reîs. J'avais l'idée dès lors d*emmener le reïs ; une sim-
ple réflexion et lexpérience acquise des mœurs du pays
me prouvèrent que, dans cette famille honorable, Fin-
nocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun danger.
Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reîs
qni me fit venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers
néliopolis, laissant à gaucho le canal d'Adrien, creusé
jadis du Nil à la mer Rouge, et dont le lit desséché de-
vait plus tard tracer notre route au milieu des dunes de
sable.
SEJOUR EN EGYPTE. 267
tbus les environs de Choubrah sont admirablement
cultivés. Après un bois de sycomores qui s'étend autour
des haras, on laisse à gauche une foule de jardins où
l'oranger est cultivé dans l'intervalle des dattiers plantés
en cjuinconces; puis, en traversant une branche du iSuo-
lisch ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la li-
sière du désert, qui commence sur la limite des inonda-
tions du Nil. Là, s'arrête le damier fertile des plaines, si
soigtieusenient arrosées par les rigoles qui coulent des
saquiès ou puits à roues ; là commence, aveclïmpression
dé la tristesse et de la mort qui ont vaincu la nature
élle-inême, cet étrange fauboùro; elfe constructions sépul-
crales qui ne s'arrête qu'au Mokâtam , et qu'on appelle
de ce côté la Vallée des Califes. C'est là que touloun et
Bibars, Saladin et Malek-Adel, et mille autre héros de
Vislam, reposent non dans de simples tombes^ ihaisdans
de vastes palais hrillanls encore d*arabesques et de do-
tiires, entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les
spectres, habitants de ces vasteâ demeures, aient voulu
encore des liedx de prière et d^assemblée, qui, si l'on en
cfôit la tradition, se peuplent à certains jours d'une
sorte de fantasmagorie historique.
En nous éloignant de cette triste cite dont Taspeci
extérieur produit reflet d'uil brillant quartier du Caire,
hDiis avions gagné là levée d'Héliopolis, construite jadis
pour mettre cette ville à l'abri des plus hautes inonda-
tions. Toulë la plaine qu'on aperçoit au-dfela esl bosse-
lée de petites collines formées d'amas de décombres. Ce
sont pi*incipàlement lès ruinés d'un village qui recou-
vrent là les restes perdus des constructions pririiitives.
Rien n'est resté debout 5 pas une pierre antique ne s'élève
âii-dessus du sol, excepté l'obélisque, autour duquel on
à planté ùri vaste jardin.
L'obélisque forme le centre de quatre allées d'ébéniers
giii divièerit l'enclos ; des abeilles sauvages otit établi
lëiii's alvéoles dans les ànfracluosités de l'iine des faces
268 VOYAGE EN ORIENT,
qui, comme on sait, est dégradée. Le jardinier, habitué
aux visites des voyageurs, m'offrit des fleurs et des fruits.
Je pus m'asseoir et songer un instant aux splendeurs
décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du
temple du Soleil, dont deux sont à Rome et dont l'autre
a été détruit ; à ces avenues de sphinx en marbre jaune
du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle
dernier; à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hé-
rodote et Platon vinrent se faire initier aux mystères.
Héliopolis a d'autres souvenirs encore au point de vue
biblique. Ce fut là que Joseph donna ce bel exemple de
chasteté que notre époque n'apprécie plus qu'avec un
sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a
un tout autre caractère : Joseph et Zuleîka sont les types
consacrés de Tamour pur, des sens vaincus par le devoir,
et triomphant d'une double tentation ; car le maître de
Joseph était un des eunuques de Pharaon. Dans la lé-
gende originale souvent traitée par les poètes de TOrient^
la tendre Zuleîka n'est point sacrifiée comme dans celle
que nous connaissons. Mal jugée d'abord par les femmes
de Memphis, elle fut de toutes parts excusée dès que
Joseph, sorti de sa prison, eut fait admirer à la cour de
Pharaon tout le charme de sa beauté.
Le sentiment d'amour platonique dont les poètes
arabes supposent que Joseph fut animé pour Zuleîka, et
qui rend certes son sacrifice d'autant plus beau, n'em-
pêcha pas ce patriarche de s'unir plus tard à la fille d'un
prêtre d'Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus
loin, vers le nord, qu'il établit sa famille à un endroit
nommé Gessen, où l'on a cru de nos jours retrouver les
restes d'un temple juif bâti par Onias*
Je n'ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la posté-
rité de Jacob ; mais je ne laisserai pas échapper Toccasion
de laver tout un peuple, dont nous avons accepté les tra-
ditions patriarcales, d'un acte peu loyal que les philo-
sophes lui ont durement reproché. Je discutais un jour
SÉJOUR EN EGYPTE. 269
au Caire sur la fuite d'Egypte du peuple de Dieu avec
un humoriste de Berlin, qui faisait partie comme savant
de Texpédition de M. Lepsius :
« Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d'honnêtes
Hébreux auraient eu Tindélicatesse ^'emprunter ainsi la
vaisselle de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été
évidemment leurs voisins ou leurs amis?
— Cependant, observai-je, il faut croire cela ou nier
l'Écriture.
— 11 peut y avoir erreur dans la version ou interpola-
tion dans le texte ; mais faites attention à ce que je vais
vous dire : les Hébreux ont eu de tout temps le génie de
la banque et de l'escompte. Dans cette époque encore
naïve, on ne devait guère prêter que sur gages... et per-
suadez-vous bien que telle était déjà leur industrie prin«
cipale.
— Mais les historiens les peignent occupés à mouler
des briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai,
sont en pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait
en oignons et autres légumes.
— Eh bien ! s'ils ont pu amasser quelques oignons ,
croyez fermement qu'ils ont su les faire valoir et que
cela leur leur en a rapporté beaucoup d'autres.
— Que faudrait-il en conclure?
— Rien autre chose, sinon que l'argenterie qu'ils ont
emportée formait probablement le gage exact des prêts
qu'ils avaient pu faire dans Memphis. L'Égyptien est
négligent \ il avait sans doute laissé s'accumuler les in-
térêts, et les frais, et la rente au taux légal...
— De sorte qu'il n'y avait pas même à réclamer un boni?
— J'en suis sûr. Les Hébreux n'ont emporté que ce qui
leur était acquis selon toutes les lois de Téquité natu-
relle et commerciale. Par cet acte, assurément légitime,
ils ont fondé dès lors les vrais principes du crédit. Du
reste, le Talmud dit en termes précis : (c Ils ont pri^
salement ce qui était à eux* )>
23,
Î70 VOYAGE EN ORIENT.
Je donne pour ce qull vaut ce paradoxe berlinois. Il
me tarde de retrouver à quelques pas d*Héliopolis des
souvenirs plus grands de Thistoire biblique. Le jardinier
qui veille à la conservation de dernier monument de
celte cité illustre, appelée primitivement Aînscnems ou
rOEil-du-So1eil, m'a donné un de ses fellahs pour me
conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche
dans la poussière, j'ai retrouve une oasis nouvelle, c'est-
à-dire un bois tout entier de sycomores et d'orangers ;
une source coiile à l'entrée de Tehclos, et c'est, dit-on,
la seule source d'eau douce que laissé filtrer le terrain
nitreuxde l'Egypte. Les habitants attribuent cette qua-
lité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la
sainte fàtnille fit à Matarée, c'est là, dit-on, que la Tierge
venait blanchir te linge de TEnfant-Dieii. On suppose en
outre que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes
qui se tiennent près de la source vous en offrent une
tasse moyèiinànt un léger bakchiz.
Il resté a voir encore dans le bois le sycomore touffu
sous lequel se réfugia la sainte famille, poursuivie parla
bande d'uh brigand nommé Dismà. Gëlui-ci qlii, plus
tard, devint le bon larron, finil par découvrir les fugi-
tifs; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au point
qu'il offrit l'hospitalité à Joseph ei à Marié, dans une de
i$e^ maisons située sur rémplacémeht du vieux Caire,
qu'on appelait alors Babyloné d'Egypte. Ce blsma, dont
les ot:cupàtions paraissaient lucratives , avait des pro-
priétés partout. Oh m'avâit fait voir déjà, au vieux Caire,
dans un couvent Cophle, un vieux icâVeàii , voûté en
briqiie, qui passe pour être tin i'èslé de rhospitalière
Maison de Disma et réndroit même où couchait la sainte
famille.
Ceci appartient à la tradition cophte, mais l'arbre
merveilleux de Mataréfe reçoit les hbnittiagcs de toutes
les communions chrétiennes. Sins penser que ce syco-
more remonte à la haute antiquité qu'on suppose, ôli
SÉJOUR Ek ÉGtPtÉ. ^"^i
^ift âdiiielltô qu'il est le ()rodnlt des rejetons àé Yûrhrë
9hcieh, et ()et*sonne ne le visite depuis des siècles sàils
emporter un fragment du bois Ou de l'écorce. Cependant
11 a toujours des dimensions étiorrhes et semble im bao-
bab de l'Inde ; Timmetise développement dé seè branches
et de ses surgeons disparaît sous les ex-votô^ les chape*
lets, les légendes, les images saintes, qu'on y vient sus-
pendre oU clouer de toutes parts.
Ëti quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrou-
ver la trace du canal d'Adrien, qui éërt de chemin quel-
que temps, et où les roues de fer des voitures de Suez
laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup
moins aride que Ton né croit ; des touffes de (plantés
balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus re-
vêtent presque partout le sol, et de grands rochers gar-
nis de broussailles se deâsinent à Thorizon.
La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud ; le
défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue,
et mon guide m'indiqua du doigt la composition singu-
lière des roches qui dominaient notre chemin : c'étaient
des blocs d'huîtres et de coquillages de toute sorte. La
mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée
qui, selon les savants, couvrait autrefois toute cette
vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que
faut-il supposer de plus étrange maintenant? La vallée
s'ouvre-, un immense horizon s'étend à perte de vue.
Plus de traces, plus de chemins ^ le sol est rayé partout
de longues colonnes rugueuses et grisâtres. prodige !
ceci est là forêt pétrifiée.
Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au
înême instant ces troncs de palmiers gigantesques?
Pourquoi tous du même côté, âVec IfeUrs branches et
leurs racines, et pourquoi la végétation s'est-ellë glacée
et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les
conduits de là sève? Chaque vertèbre s'est brisée par
ime àorië de décollement , mais toutes sont restées bout
272 VOYAGE EN ORIENT.
à bout comme les anneaux d'un reptile. Rien n^est plus
étonnant au monde. Ce n'est pas une pétrification pro-
duite par Faction chimique de la terre ; tout est couché
à fleur de sol. C^est ainsi que tomba la vengeance des
dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain
quitté par la mer? Mais rien de pareil ne signale Fac-
tion ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un
courant des eaux du déluge? Mais comment, dans ce cas^
les arbres n'auraient-ils pas surnagé? L'esprit s'y perd;
il vaut mieux n'y plus songer !
J'ai quitté enfin cette vallée étrange, et j^ai regagné
rapidement Ghoubrah. Je remarquais à peine les creux
de rochers qu'habitent les hyènes et les ossements blan-
chis des dromadaires qu'a semés abondamment le pas«-
sage des caravanes*, j'emportais dans ma pensée une
impression plus grande encore que celle dont on est
frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante
siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables
d'un monde primitif soudainement détruit!
WI« — Un déjeuner en quarantaine.
Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu'à Batn-el-Ba-
karah, le ventre de la vache, où commence l'angle infé-
rieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives con-
nues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose
le matin et le soir, et que l'on admire si longtemps avant
d'arriver au Caire, si longtemps encore après avoir quitté
Boulac, disparurent enfin tout à fait de Thorizon. Nous
voguions désormais sur la branche orientale du Nil,
c'est-à-dire sur le véritable lit du fleuve; car la bran-
che de Kosette, plus fréquentée des voyageurs d*£urope,
n'est qu'une large saignée qui se perd à l'occident.
C'est de la branche de Daroiette que partent les prio'
SÉJOUR EN' EGYPTE. 273
cipaiix canaux deltaïques ; c'est elle aussi qui présente
le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n'est plus
cette rive monotone des autres branches, bordée de
quelques palmiers grêles, avec des villages bâiis en bri*
ques crues, et çà et là des tombeaux de santons égayés
de minarets, des colombiers ornés de renflements bi"-
zarres, minces silhouettes panoramiques toujours décou-
pées sur un horizon qui n'a pas de second plan^ la
branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne
des villes considérables, et traverse partout des campa*
gnes fécondes-, les palmiers sont plus beaux et plus
touffus ; les figuiers, les grenadiers et les tamarins pré*
sentent partout des nuances infinies de verdure. Les
bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux d1r*
rigation, sont revêtus d'une végétation toute primitive^
du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et
des nénuphars variés, parmi lesquels peut-être on retrou-
verait le lotus pourpré des anciens, on voit s'élancer des
milliers d'oiseaux et d'insectes. Tout papillote, étincelle
et bruit, sans tenir compte de Thomme, car il ne passe
pas là dix Européens par année -, ce qui veut dire que les
coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes
populeuses. Le cygne sauvage , le pélican ,. le flamant
rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des
djermes et des canges *, mais des vols de colombes, plus
facilement effrayées, s'égrènent çà et là en longs chape-
lets dans l'azur du ciel.
Nous avions laissé à droite Charakhanieh situé sur
l'emplacement de Tantique Ce7'casori(m ; Dagoueh, vieille
retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les
barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité
d'une courge creusée ^ Atrib, qui couvre les ruines d'A-
tribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la
mosquée, surmontée d'une tour carrée, fut, dit-on, une
église chrétienne avant la conquête arabe.
Sur la rive gauche on retrouve remplacement de Bu*
274 VOYAGE EN ORIENT.
siris sous te nom de Bouzir, mais aucune mine ne sort
de la terre; de Tautre côté du fleuve, Semenhoud, au-
trefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses
dômes et ses minarets. Les débris d'un temple immense,
qui paraît être celui dlsis, se rencontrent à deux lieues
de là. Des têtes de femmes servaient de chapiteau à cha-
que colonne; la plupart de ces dernières ont servi aux
Arabes â fabriquer des meules de moulin.
Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus
visiter les fours à poulets célèbres de cette ville ^ ni la
maison de Ben-Lockman où vécut saint Louis prison-
nier. Une mauvaise nouvelle m'attendait à mon réveil ;
le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah}
et nous attendait encore à Damiette, de sorte qu*il était
impossible de songer à faire des provisions autres que
d'aiiimaux vivants. C'était de quoi gâter assurément le
plus beau paysage du monde ; malheureusement aussi
les rives devenaient moins fertiles; Taspect des rizières
inondées, Todeur malsaine des marécages, dominaient
décidément, au-delà de Pharescour, l'impression des
dernières beautés de la nature égyptienne. 11 fallut at-
tendre jusqu'au soir pour rencontrer enfin le magique
spectacle du Nil élargi comme un golfe, des bois de pal-
miers plus touffus que jamais, de Damiette, enfin, bor-
dant les deux rives de ses maisons italiennes et de ses
terrasses de verdure ; spectacle qu'on ne peut comparer
qu*à celui qu^offre Tentrée du grand canal de Venise, et
où de plus les mille aiguilles des mosquées se découpaient
dans la brume colorée du soir.
On amarra la cange au quai principal, devant un vaste
bâtiment décoré du pavillon de France; mais il fallaii
attendre le lendemain pour nous faire reconnaître et
obtenir le droit de pénétrer avec notre belle santé dans
le sein d'une ville malade. Le drapeau jaune flottait si-
nistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne
était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions
SEJOIR EX Ér.YPTE. 27$
étaient épuisées, et cela ne nous annonçait au^un triste
déjeuner pour le lendemain.
Au point du jour toutefois , notre pavillon avaif; été
signalé, ce qui prouvait Futilité du conseil de madamp
Bonhomme, et le janissaire du consulat français venaij
nous offrir ses services. J'avais une lettre pour le consul,
et je demandai à le voir lui-môme. Après être allé l'aver-
tir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire
grande attention , afin de ne toucher personne pt de ne
point être touché pendant la route, il marchait Rêvant
moi avec sa canne à pomme d'argent, et faisait écarter
les curieux. Nous montons enfîp dans un vaste bâtiment
de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait \^ phy-
siononiie d'un okel ou caravansérail. C'était pourtant la
denieure du consul où plutôt de l'agent ponsulaire de
France qui est en même temps l'un des plus riches pégo-
ciants en riz de Damiette.
J'entre dans la chancellerie, le janissaire m'ii^dique
son maître, et j'allais bonnement lui remettre ma lettre
dans la main, a Aspetta! » me dit-il d'un air moins gra-
cieux que celui du colonel Barthélémy quand on voulait
lembrasser, et il m'écarte avec un bâton blanc qi|Ul te-
nait à la main. Je comprends l'intention, et je présente
simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien
dire, et revient tenant une paire de pincettes 5 il saisit
ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire
très-adroitement l'enveloppe avec le bout des pinces, et
déploie ensuite la feuille, qu'il tient à dislance devant ses
yeux en s'aidant du même instrument.
Alors sa physionomie se déride un peu , il appelle son
chancelier , qui seul parle français , et me fait inviter à
déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quaranr-
iaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle
invitation, mais je pensai d'abord à mes compagnons de
la cange, et je demandai ce que la ville pouvait }eur
fetomir.
Û!r6 VOtAGI^ EN ORlfiNf.
Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus
obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls
objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir
transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait dans
la cabine ;, je Ten fis sortir pour la présenter au consul.
En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le
sourcil :
« Est-ce que vous voulez emmener cette femme en
France? me dit le chancelier.
— Peut-être, si elle y consent et si je le puis ; en at-
tendant, nous partons pour Beyrouth.
— Vous savez qu^une fois en France elle est libre?
— Je la regarde comme libre dès à présent.
— Savez-vous aussi que si elle s^ennuie en France ,
vous serez obligé de la faire revenir en Egypte à Vos
frais 7
— Mais j'ignorais cela !
— Vous ferez bien d'y songer. Il vaudrait mieux la re-
vendre ici.
— Dans une ville où est la peste? ce serait peu géné-
reux!
— Enfin, c'est votre affaire. »
Il expliqua le tout au consul , qui finit par sourire et
qui voulut présenter Tesclave à sa femme. En attendant,
on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre
était occupé par une grande table ronde. Ici commença
une cérémonie nouvelle.
Le consul m'indiqua un bout de la table où je devais
m*asseoir ^ il prit place à l'autre bout avec son chance-
lier et un petit garçon, son fils sans doute , qu'il alla
chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se
tenait debout à droite de la table pour bien marquer la
séparation.
Je pensais qu'on inviterait aussi la pauvre Zeynab;
mais elle s'était assise, les jambes croisées, sur une
natte, avec la plus parfaite indiflérence , conune si elle
SÉJOUR EN ÊGYPÎË. 277
se trouvai l encore au bazar. Ëile croyait peut-être au
food que je l'avais amenée là pour la revendre.
Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul
était un négociant catholique natif de Syrie, et que
Fusage n'étant pas, même chez les chrétiens, d'admettre
les femmes à table , on allait faire paraître la kkanoun
(maîtresse de la maison) seulement pour me faire bon-»
neur.
En effet, la porte s'ouvrit; une femme d'une tren-
taine d'années et d'un embonpoint marqué s'avança
majestueusement dans la salle, et prit place en face du
janissaire sur une chaise haute avec escabeau, adossée
au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure
conique, drapée d'un cachemire jaune avec des orne*-
ments d'or. Ses cheveux nattés et sa poitrine étince-
laient de diamants. Elle avait l'air d'une madone, et son
teint de lis pâle faisait ressortir l'éclat sombre de ses
yeux, dont les paupières et les sourcils étaient peints
selon la coutume.
Des domestiques , placés de chaque côté de la salle,
nous servaient des mets pareils dans des plats différents,
et l'on m'expliqua que ceux de mon côté n'étaient pas
en quarantaine, et qu'il n'y avait rien à craindre si par
hasard ils touchaient mes vêtements. Je comprenais
difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y
avait des gens tout à fait isolés de la contagion. J'étais
cependant moi-même un exemple de cette singularité.
Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés
silencieusement sans prendre place à notre table, avertie
par son mari de la présence de Tesclave amenée par moi,
lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna
qu'on lui servit à manger. On apporta une petite table
ronde pareille à celles du pays, et le service en quaran-
taine s'effectua pour elle comme pour moi.
Le chancelier voulut bien ensuite m'accompagner
pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des
24
278 VOYAGE EN ORIENT.
«• r
maisons cpii bordent le Nil n'est pour ainsi dire qu'une
décoration de théâtre; toqt le reste est poudreux et
triste ; la fièvre et la peste semblent transpirer des mu-
railles. Le janissaire marchait devant nous en &isant
écarter une foule livide vêtue de haillons bleiis. Je ne
vis de remarquable que le tombeau d'un santon célèbre,
honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par
les croisés dans le style byzantin, et une colline aux
portes de la ville entièrement formée, dit-on, des osse-
ments de Farmée de saint Louis.
Je craignais d'être obligé de passer plusieurs jours
dans cette ville désolée. Heureusement le janissaire
m'apprit le soir même que la bombarde la Santa^Bar-
bara allait appareiller au point du jour pour les côtes
de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage
et celui de Fesclave ; le soir même, nous quittions Da-
miette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment com-
mandé par un capitaine grec.
Vi
LA SÀNÎA-ÉARÔAKA
I* — - Un eompagnoii*
« btamboldaii ! Ah ! Yélir fliman î
« Yélir, Yélir, Istamboldan ! >
C'était une voix grave et douce , une voix de jeune
homme blond ou de jeûné fille brune, d'un timbre frais
et pénétratlt, résonnant comme un chant de cigale alté-
rée à travers la brume poudreuse d'une matinéed'Égypte.
J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fe-
nêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait,
hélas! sur une côte aride; nous étions loin déjà des
plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent
Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit, nous
avions atteint en peu de temps le rivage d'Ësbeh, qui
est l'échelle maritime et remplacement primitif de la
ville des croisades. Je hi'ëveillais à peine, étonné jde lië
plus être bercé par les vagues, et ce cliant continuait à
résonner par intervalles comme venant d'une persohhè
assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des ber-
ges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélan-
colique:
« Kaïkélir! Istamboldaii!...
« Yélir, Yélir, Istamboldan \ »
280 VOYAGE EN ORIENT.
Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul
dans un langage nouveau pour moi, qui n'avait pins les
rauques consonnances de Tarabe ou du grec, dont mon
oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce loin-
taine de nouvelles populations , de nouveaux rivages ;
j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bos-
phore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et,
Tavouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et
brûlée de FÉgypte m'attirait invinciblement. Quitte à
pleurer les bords du Nil plus tard sous les verts C3'près de
Péra, j'appelais au secours de mes sens amollis par
Tété l'air vivifiant de l'Asie. Heureusement la présence,
sur le bateau, du janissaire que notre consul avait
chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ pro-
chain.
On attendait Theure favorable pour passer le hogliazy
c'est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer lut-
tant contre le cours du fleuve, et une djerme, chargée
de riz qui appartenait au consul , devait nous transport
1er à bord de la Santa-Barbara^ arrêtée à une lieue eu
♦ mer.
Cependant la voix reprenait ;
« Ah ! ah ! ah ! drommatina T
« Drommatina dieljédélim!... »
Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je, cela
doit être du turc , et je demandai au janissaire s'il com-
prenait. <c C'est un dialecte des provinces, répondit-il;
je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à
. la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon :
un pauvre diable sans asile, un banian! »
J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant
de l'homme qui remplit des fonctions servîtes à l'égard
du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l'indé-
pendance, Nous étions sortis du bateau , et, du haut de
SÉJOUR EN EGYPTE. 28 f
la levée, j^apercevais un jeune homme nonchalamment
couché au milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné
vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume
étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je
recueillais aisément les paroles ramenées parde nombreux
refrains :
« Déyouldoumou ! Bourouldoumou !
« Àly Osman yadjénamdah ! »
Il y a dans .certaines langues méridionales un charme
syllabique, une grâce dUntonation qui convient aux voix
des femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait vo*
lontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce
chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui
rappelaient nos vieilles chansons de caippagne, tout cela
me charmait avec la puissance du contraste et de Tinat-
tendu ; quelque chose de pastoral et d'amoureusement
rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles
et cadencés comme des chants d'oiseaux. C'est peu^ètre^
me disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébisonde
ou de Marmarique. Il me semble entendre des colombes
qui roucoulent sur la pointe des ifs ^ cela doit se chanter
dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent
de reflets d'argent les sombres rameaux, du mélèse, où
les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chè-
vres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans
une idylle de Théocrite.
Cependant je m'étais rapproché du jeune homme qui
m'aperçut enfin, et, se levant, me salua en disant : u Bon-
jour, monsieur. »
C'était un beau garçon aux traits circassiens, à l'œil
noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés
de près, mais non pas rasés selon Tusage des Arabes. Une
longue robe de soie rayée, puis un pardessus de drap
gris, composaient son ajustement, et un simple tarbouch
de feutre rouge lui g^rvftit de coiffure ; sculemeot U
24,
282 VOYAGE EN ORIENT*
iforme plus ample et la houppe mieux fournie de soie
bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le
sujet immédiat d^Abdul-Medjid. Sa ceinture , faite d^un
aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des col-
lections de pistolets et de poignards dont tout homme
libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poi-
trine, une écritoirë de cuivre d'un demi-pied de longueur.
Le manche de cet instrument oriental contient l'encre ,
et le fourreau contient les roseaux qui servent de plumes
(caïam). be loin, cela peut passer pour un poignard;
mais c'est l'insigne pacifique du simple lettré.
Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour
ce confrère, et j'avais quelque honte de l'attirail guer-
rier qui, au contraire, dissimulait nia profession. « Est-
ce que vous habitez dans ce pays? dis-je à Tinconnu.
— Non, monsieur, je suis venu avec vous de Da-
miette.
— Comment, avec moi ?
— Oui, les bateliers m'ont reçu dans la cange et m'ont
amené jusqu'ici. J'aurais voulu me présenter à vous, mais
vous étiez couché.
— C'est très-bien, dis-je, et où allez-vous comme cela?
— Je vais vous demander la permission de passer aussi
sur la djernie, f)our gagner le vaisseau où vous allez vous
embarquer.
• — Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en me tour-
nant du côté du janissaire ; mais ce dernier me prit à
part.
— Je ne vous conseille pas, me dit-il , d'emmener ce
garçon. Vous serez obligé de payer son passage, car il n'a
rien que son écritoirë ^ c'est un dé ces vagabonds qui
écrivent des vers et autres sottises. Il s'est présenté au
consul, qui n'en a pas pu tirer autre chose.
— Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de
vous rendre service, mais j'aià peine ce qu'il me faut pour
îtrriver à Beyrouth et y attendre de l'argent. *
SÉibtk EN EGYPTE. 283
— t'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques
jours chez les fellahs. J ^attendrai qu'il passe uu An-
glais. »
Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec
le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées
en me faisant suivre un chemin tracé çà et là sur les
dunes de sable pour gagner les bords du lac Mènzaleh.
Le temps qu'il fallait pour charger la djermé des sacs de
riz apportés par diverses barques nous laissait tout îè
loisir nécessaire pour cette expédition.
it. — lie iac Mènzaleh.
Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti
de briques crues , et où l'on distingue les restes d'une
antique mosquée et aussi quelques débris d'arches et dé
tours appartenant à rancienrië Damiettë , détruite par
les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop expo-
sée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette
ville , et en est maintenant éloignée d'une lieue. C'est
l'espace que gagne à peu près la terre d'Égyptfe tous les
six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert poiir
passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes
régulières où se voient, de distance en diàtance, fles riii-
nes antiques ensevelies dans lé sable, m^is dont le vent
du désert se plaît quelquefois à faire revivre Ifeà con-
tours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps
de leur linceul poudreux effrayent l'imagination dès
Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Lies
savants de l'Europe retrouvent en suivant ces traces unfe
série de cités bâties ad bord de la mer sous telle Oti telle
dynastie dé j'Ois pastëilfs OU de contjuérànts Ihébâins.
C'est par le calcul de cette retraite dés eaux de la mer
aussi bien que par celui des diverses couehes du Nil ëni-
preiiittig dans le limon i et ^wl on peut xiùmpitT les
284 VOYAGE EN ORIENT»
marques en formant des excavations, qu^on est parvenu
à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol
de TÉgypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse;
cependant ces longs siècles consacrés A Faction mutuelle
de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre
saint appelle « matière sans forme, » Torganisation des
êtres étant le seul principe véritable de la créalion.
Nous avions atteint le bord oriental de la langue de
terre où est bâtie Damiette; le sable où nous marchions
luisait par places, et il me semblait voir des flaques
d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vi*
treuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de
joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autre-
fois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac;
nous arrivâmes enfin à un port établi pour les ban|ues
des pêcheurs, et de là je crus voir la mer elle-même dans
un jour de calme. Seulement des îles lointaines, teintes
de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes
et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des
barques à voiles latines circulaient par centaines sur la
surface unie des eaux.
C'était le lac Menzaleh, l'ancien Maréotis^ où Tanis
ruinée occupe encore l'ile principale, et dont Péluse bor-
nait l'extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne
porte de l'Egypte, où passèrent tour à tourCambyse,
Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y
trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel
semé dans les eaux du lac et assister à quelqu'une de
ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à
l'Egypte entière. Des oiseaux d'espèces variées planent
sur cette mer intérieure , nagent près des bords ou se
réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et
des tamarins \ les ruisseaux et les canaux d*irrigationqui
traversent partout les rizières offrent des variétés de
végétation marécageuse^ où les roseaux, les joncs, le né»
SÉJOUR EN EGYPTE. 285
Duphar et sans doute aussi le lotus des anciens émailient
l'eau verdàtre et bruissent du vol d'une quantité d'in-
sectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet
éternel mouvement de la nature primitive où luttent des
esprits féconds et meurtriers.
Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes
sur la jetée, j'entendis de nouveau la voix du jeune
homme qui m'avait parlé ; il continuait à répéter : « Yéiir^
yélir, Istamboldan ! » Je craignais d'avoir eu tort de re-
fuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation
avec lui en Tinterrogeant sur le sens de ce quUl chantait»
K C'est, me dit-il, une chanson qu'on a faite à l'époque
du massacre des janissaires. J'ai été bercé avec cette
chanson. »
Comment! disais-je en moi-même, cesdoucesparoles,
cet air langoureux renferment des idées de mort et de
carnage ! ceci nous éloigne un peu de l'églogue^
La chanson voulait dire à peu près :
< U vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la des-
truction des janissaires) ! — Un vaisseau rapporte, — Ali-Osman
l'attend ; — un vaisseau arrive, — mais le firman ne vient pas ; — r
tout le peuple est dans Tincertitude. — Un second vaisseau arrive;
voilà enfin celui qu'attendait Ali-Osnian. — Tous les musulmans
revêtent leurs habits brodés — et s'en vont se divertir dans la
campagne, — car il est certainement arrivé cette fois, le firman ! •
A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais miem
aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu,
d'un chant de pâtre ou du rêve d'un voyageur qui pensée;
à Stamboul, je n'avais plus dans la mémoire qu'une sotte
chanson politique.
« Je ne demande pas mieux , dis-je tout bas au jeune
homme, que de vous laisser entrer dans la djerme, mais-
vôtre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoir
qu'il ait eu l'air de ne pas la comprendre—
— Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dami
286 VOYAGE EN ORIENT.
tout i*einpire ; les consuls donnent encore ce nom , par
habitude, à leurs cavas ; mais lui n'est qu^un Albanais,
comme moi je suis un Arménien. Il m*en veut parce
qu^étant à Damiette je me suis offert à conduire des
étrangers pour visiter la ville \ à présent, je vais à Bey-
routh^ »
Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment
devenait sans motif. <( Demandez-lui, me dit-il, s^il a de
quoi payer son passage sur le vaisseau.
— Le capitaine Nicolas est mon ami , » répondit TAr-
ménien.
Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune
observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa
un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et
nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté
sur la djerme, lourdement chargée. L'esclave javanaise,
que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au
souvenir de TÉgypte, frappait ses mains brunes avec joie
en voyant que nous allions partir et veillait à Temmé-
nagement des cages de poiiles et de pigeohs. La crainte
de manquer de nourrituï*e agit fortement sur ces âmes
naïves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas
permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne
manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la
traversée au régime du pilau.
III. — liB bombarde.
Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue
encore ; les rives plates et sablonneuses s'élargissaient à
perte de vue , et le boghaz qui empêche les vaisseaux
d'arriver jusqu'à Damiette ne présentait plus à cette
îieure-ià qu'une Larre presque insensible. Deux forts pro-
tègent cette entrée, soiivent franchie au moyen âge, mais
presque toujours fatale aux vaisseaux.
SÉJOUR EN EGYPTE. 287
Les voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la va-
peur, tellement dépourvus de danger, que ce n'est pas
^ns quelque inquiétude qu'on se hasarde sur un bateau
k voiles. Là renait la chance fatale qui donne aux pois*
sons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au
moins la perspective d'errer dix ans sur des côtes inhos-
pitalières, comme les héros de TOdyssée et de TÉnéide.
Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantai-
sies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la
bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara^ qui en
réalise l'idéal le plus pur. Du plus loin que j'aperçus
cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon,
élevant sur un mât unique la longue vergue disposée
pour une seule voile triangulaire, je compris que j'étais
mal tombé, et j*eus l'idée un instant de refuser ce
moyen de transport. Cependant comment faire? Retour-
ner dans une ville en proie à la peste pour attendre le
passage d'un brik européen (car les bateaux à vapeur ne
desservent pas cette ligne ) , ce n'était guère nioins
chanceux. Je regardai mes compagnons , qui n'avaient
Tair ni mécontent ni surpris; le janissaire paraissait
convaincu d'avoir arrangé les choses pour le mieux;
nulle idée railleuse ne perçait sous le masque bronzé
des rameurs de la djerme ; il semblait donc que ce na-
vire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les
habituc(jes du pays. Toutefois cet aspect de galéasse dif-
forme, de sabot gigantesque enfoncé dans l'eau jusqu'au
bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une
traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent
contraires, nous risquions d'aller faire connaissance avec
la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers;
porphyreux des antiques Phéaciens. Q Ulysse! Télé-
maque ! Ënée ! étais-je destiné à vérifier par moi-même
votre itinéraire fallacieux?
Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette
une échelle de corde traversée de bâtons , et iious voilà
2S8 VOYAGE EN ORIENT.
bissés sur le bordage et iniliés aux joies de Tiatérieur.
Kalitnèra (bonjour) , dit le capitaine, vêtu comme ses
matelots^ mais se faisant reconnaître par ce salut grec,
et il se hâte de s^occuper de rembarquement des mar-
chandises, bien autrement important que le nôtre. Les
sacs de riz formaient une montagne sur Tarrière, au-
delà de laquelle une petite portion de la dunette était
réservée au timonier et au capitaine ; il était donc im-
possible de se promener autrement que sur les sacs, le
milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les
deux côtés encombrés de cages de poules ^ un seul espace
assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins
d*un jeune mousse fort éveillé.
Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria : Koko-
nal hall y kali^ (une femme! belle! belle!) Ceci s'écar-
tait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l'on
paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le
janissaire était monté avec nous et surveillait le charge-
ment des marchandises qui appartenaient au consul.
« Ah çà, lui dis-je, où va-t-on nous loger? vous m'aviez
dit qu'on nous donnerait la chambre du capitaine. —
Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs
et ensuite vous serez très-bien. » Sur quoi il nous fit
ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne tarda pas
à s'éloigner.
Nous voilà donc. Dieu sait pour combien de temps,
sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête
brise à la côte comme des coques de noix. Il fallut at-
tendre le vent d'ouest de trois heures pour mettre à la
voile. Dans l'intervalle, pn s'était occupé du déjeuner.
Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau
cuisait sur Tunique fourneau de la cuisine \ notre tour
ne devait arriver que plus tard.
Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse
chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je
chargeai l'Arménien de s'en informer auprès de son ami.
SÉJOUR EN EGYPTE. 289
lequel ne paraissait nullement l'avoir reconnu jusque-là.
Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers
une espèce de soute située sous le tillac de Tavant, où
Ton ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois
étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges ,
longs comme le doigt, que Ton appelle cancrelats, et
qu'avait attirés sans doute un chargement précédent de
sucre ou de cassonnade. Je reculai avec eiîfoi et fis mine
de me fâcher, u C'est là ma chambre, me fit dire le
capitaine ; je ne vous conseille pas de l'habiter, à moins
qu'il ne vienne à pleuvoir ; mais je vais vous faire voir
un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus conve-
nable. »
Alors il me conduisit près de la grande chaloupe
maintenue par des cordes entre le mât et l'avant, et me
fit regarder dans l'intérieur. « Voilà , dit-il , où vous
serez très-bien couché; vous. avez- des matelas de co-
ton que vous étendrez d'un bout à Tautre, et je vais
faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une
tente; maintenant, vous voilà logé commodément et
grandement, n'est-ce pas? »
J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir ; le bâ-
timent étant donné, c'était assurément le local le plus
agréable, par une température d'Afrique, et le plus isolé
qu'on y put choisir.
IV. — Andare inl mare.
Nous partons : nous voyons s'amincir, descendre et
disparaître enfin sous le bleu niveau de la mer cette
frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs
de la vieille Egypte ; le flamboiement poudreux du dé-
sert reste seul à l'horizon; les oiseaux du Nil nous ac-
compagnent quelque temps, puis nous quittent V\w
après l'autre, comme pour aller rejoindre le soleil qui
25
290 VOYAGE EN ORIENT.
descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant
gravit peu à peu Tare du ciel et jette sur les eaux des
reflets enflammés. C'est Tétoile du soir, c'est Astarté,
Tantique déesse de Syrie ; elle brille d'un éclat incom-
parable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent tou-
jours.
Sois-nous propice, ô divinité! qui n'as pas la teinte
blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloi-
gnement et verses des rayons dorés sur le monde conune
un soleil de la nuit !
. Après tout, une fois la première impression surmon-
tée, l'aspect intérieur de la Santa^Barbara ne manquait
pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions
acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour
nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite in-
difiérence de l'avenir. Je crois bien que le bâtiment
marchait à la manière de ceux des anciens, toute la
journée d'après le soleil, et la nuit d*après les étoiles.
Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était
toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie
à la fois douce et résolue, empreinte en outre d'une
naïveté singulière qui me donnait plus de confiance en
lui-même qu'en son navire. Toutefois il m'avoua qu'il
avait été quelque peu forban, mais seulement à réiK>que
de l'indépendance hellénique. C'était après m'avoir in-
vité à prendre part à son diner, qui se composait d'un
pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une
petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la
façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de
leurs doigts.
Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de
celui qu'on appelle vin de Commanderie, défraya notre
après-dînée, et le capitaine, devenu plus expansif,
voulut bien, toujours par l'intermédiaire du jeune Ar-
ménien, me mettre au courant de ses afiaires. M'ayant
demandé si je savais lire le latin, il tira d'un étui une
X
SÉJOUR EN EGYPTE. 291
grande pancarte de parchemin qui contenait les titres
les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il vou-
lait savoir en quels termes était conçu ce document.
Je me mis à lire, et j'appris que (c les pères-secrétaires
de la terre sainte appelaient la4)énédiction de la Vierge et
des saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine
Aleœis^ Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli
de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux. »
« On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, maiii
c'est Nicolas qu^on aurait dû mettre ; ils se sont trpmpés
en écrivant.))
Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même
que, s'il n'avait pas de patente plus officielle, il ferait bien
d'éviter les parages européens. Les Turcs se contentent
de peu : le cachet rouge et la croix de Jérusalem ap-
posés à ce billet de confession devaient suffire, moyen-
nant bakchiz^ à satisfaire aux besoins de la légalité mu-
sulmane.
Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un
beau temps : la brise est tiède, le soleil tourne autour de la
voile dont l'ombre fugitive nous oblige à changer de place
de temps en temps ^ cette ombre nous quitte enfin, et pro*
jette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il
bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette,
mais personne n'y songe : le soleil dore nos fronts comme
des fruits mûrs. C'est là que triomphait surtout la
beauté de l'esclave javanaise. Je n'avais pas songé un
instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment
tout naturel qu'un Franc possédant une femme n'avait
pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près
d'elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le ca-
pitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plu-
sieurs fois avec un fausset enfantin : << Ked ya^ stiiî »
ce qui, je pense, signifiait : « Eh bien donc, madame! »
Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette
fierté qui respirait dans son maintien habituel 3 puis
292 VOYAGE EN ORIENT.
elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la con-
versation s^engagea.
De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne
pas prononcer couramment l'arabe. Son front s'éclaircit,
ses lèvres sourirent, et elle s^abandonna bientôt à ce ca-
quetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu*il
semble, un besoin pour la plus belle portion de l'huma-
nité. J'étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce
plaisir. L'Arménien paraissait très-respectueux, et, se
tournant de temps en temps vers moi, lui racontait
sans doute comment je l'avais rencontré et accueilli. Il
ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en
Orient, et croire qu'entre homme et femme une conver
sation devienne tout de suite... criminelle. Il y a dans
les caractères beaucoup plus de simplicité que chez
nous-, j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là que d'un
bavardage dénué de sens. L'expression des physionomies
et l'intelligence de quelques mots çà et là m'indiquaient
suffisamment l'innocence de ce dialogue ; aussi restai-je
comme absorbé dans l'observation du jeu d'échecs (et
quels échecs!) du capitaine et de son pilote. Je me
comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans
une soirée, s'asseyent aux tables de jeu, laissant causer
ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes
gens.
Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Armé-
nien qu'on a ramassé dans les roseaux aux bords du
Nil auprès d'un Franc qui vient du Caire et qui y a mené
l'existence d'un mirliva (général), d'après l'estime des
drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne,
un jardinier est un homme, comme on disait en France
au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier
venu soit quelque chose pour une codifie musulmane. Il
y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans
les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les dé-
fend tout d'abord contre la séduction vulgaire. Il me
SÉJOUB EN EGYPTE. 293
semblait, du reste, qu*en Fabandonnant à sa propre di-
gnité je m^assurais la confiance et le dévouement de
cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que je l'ai déjà
dit, je considérais comme libre du moment qu'elle avait
quitté la terre d'Egypte et mis le pied sur un bâtiment
chrétien.
Chrétien! est-ce le terme juste? La Santa-Barbara
n^avait pour équipage que des matelots turcs -, le capi->
taine et son mousse représentaient l'Église romaine,
r Arménien une hérésie quelconque, et moi-même...
Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Pa-
risien nourri d'idées philosophiques, un fils de Voltaire,
un impie, selon l'opinion de ces braves gens? Chaque
matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque
soir, à l'instant où son disque, envahi par la ligne sombre
des eaux, s'éclipsait en une minute, laissant à l'horizon
cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l'azur,
les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés
vers la Mecque lointaine, et l'un d'eux entonnait l'hymne
de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du
haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l'esclave de
se joindre à celte religieuse effusion si touchante et si
solennelle^ dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi
partagés en communions diverses. Le capitaine, de son
côté, faisait des oraisons de temps en temps à une cer-
taine image clouée au mât, qui pouvait bien être la pa-
trone du navire, santa Barbara; l'Arn\énien, en se le-
vant, après s'être lavé la tête et les pieds avec son savon,
mâchonnait des litanies à voix basse 5 moi seul, inca-
pable de feinte, je n'exécutais aucune génuflexion régu-
lière, et j'avais pourtant quelque honte à paraître moins
religieux que ces gens. 11 y a chez les Orientaux une to-
lérance mutuelle pour les religions diverses, chacun se
classant simplement à un degré supérieur dans la hié-
rarchie spirituelle, mais admettant que les autres peu-
vent bien, à la rigueur, être dignes de lui servir d'esca-
26
294 VOYAGE EN OBIENT-
beau; le simple philosophe dérange cette combinaison :
où le placer? Le Coran lui-même, qui maudit les ido-
lâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, Q*a pas
prévu le scepticisme de notre temps.
T. — Idylle.
Vers le troisième jour de notre traversée, nous eus-
sions dû apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la
matinée, nous changions à peine de place, et }e vent,
qui se levait à trois heures, enflait la voile par boufiées,
puis la laissait peu après retoml^erlelong du xaà%. €eU
paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loi-
sirs. entre son jeu d'échecs et une sorte de guitare ^vec
laquelle il accompagnait toujours le même chant. £n
Orient chacun a son air favori, et le répète sans se lasser
du matin au soir, jusqu^à ce qu^il en sache un autre plus
nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais
quelle chanson de harem dont le refrain revenait tou-
jours sur une mélopée traînante et soporifique. C^étaient,
je m^en souviens, les deux vers suivants :
« Ya kabibé! sakel nô!...
« Ya makmouby ! ya sidi ! •
J^en comprenais bien quelques mots, mais celui de
kabibé manquait à mon vocabulaire. J^en demandai le
sens à TArménien, qui me répondit : « Cela veut dire
un petit drôle. » Je couchai ce substantif sur mes ta-
blettes avec l'explication, ainsi qu'il convient quand on
veut s'instruire.
Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fâcheux que
le vent ne fût pas meilleur, et que cela lUnquiétait
un peu.
(( Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici
SÉJOIR EN EGYPTE. 295
deux jours de plus, voilà tout, et décidément nou»
somines irès^bien sur ce vaisseau.
— Ce n'est pas cela, me diUl, mais c'est que noua
pourrions bien manquer d^eau.
— Manquer d'eau !
— Sans doute ; vous n'avez pas d'idée de rinsouciancé
de ces gens-là. Pour avoir de Teau, il aurait fallu envoyer
une barque jusqu'à Damiette, car celle de Fembouchure
du Nil est salée ; et comme la ville était en quarantaine,
ils ont craint les formalités... du moins c'est là ce qu41^
disent, mais, aq fond, ils n'y auront pas pensé.
— C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante conmff
si notre situation était desi plus simples^ » et j'allai avec
TArménien l'interroger sur ce sujet.
11 se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau
entièrement vides, sauf Tuae d'elles qui pouvait encore
contenir cinq ou six bouteilles deàu^ puis il s'en alla
se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il
recommença son éternelle chanson en berçant sa (été
en arrière contre le bordage.
Le lendemain matin , je me réveillai de bonne henre^
et je montai sur le gaillard d'avant avec la pensée qa'û
était possible d'apercevoir les côtes de la Palestine; mai»
j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la
mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas. Il
est même probable que nous n'avions guère changé de
place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers
l'arrière. Tout le monde dormait avec sérénité 5 le jeune
mousse était seul debout et faisait sa toilette en se la-
vant abondamment le visage et les mains avec de l'eau
qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide po-
table.
Je ne pus m'empêcher de manifester mon indignation.
Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l'eau de la
mer était assez bonne pour la toilette d'un petit drôle de
son espèce, et voulant formuler cette dernière exprès-
296 VOYAGE EN ORIENT.
sion, je me servis du terme de ya kabibé, que j'avais noté.
Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu
touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et
je n'y pensai plus.
Quelques heures a))rcs, dans ce moment de Taprès-
dinée où le capitaine Nicolas faisait d'ordinaire apporter
par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à
laquelle seuls nous étions invités à prendre part, FAr-
ménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots,
par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne
buvant que de Teau-de-vie d'anis, le capitaine, dis-je,se
mit à parler bas à Toreille de rArménien.
c( 11 veut, me dit ce dernier, vous faire une propo-
sition.
— Qu'il parle.
— 11 dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui
en voudrez pas si cela vous déplaît.
— Pas du tout.
— Eh bien ! il vous demande si vous voulez faire
l'échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit
garçon), qui lui appartient aussi. »
Je fus au moment de partir d'un éclat de rire, mais le
sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je
crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries
que les Orientaux ne se permettent guère que dans les
situations où un Franc pourrait difficilement les en faire
repentir. Je le dis à l'Arménien, qui me répondit avec
étonnement :
« Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle ; le
petit garçon est très-blanc et la femme basanée, et,
ajouta-t-il avec un air d'appréciation consciencieuse,
je vous conseille d'y réfléchir, le petit garçon vaut bien
la femme. »
Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement ; du
reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me
bornai à répondre que cç marché ne me convenait pas,
SÉJOUR EN EGYPTE. 297
Ensuite, coiAme je montrais quelque humeur, le capi-
La.ine dit à rArménien qu'il était fâché de son indiscré-
tioYi, mais qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais
trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte
d''ii*onie percer dans sa conversation; je le fis donc
presser par TÀrménien de s'expliquer nettement sur
ce point.
« Eh bien ! me dit ce dernier, il prétend que vous
a.^<3Z, ce matin, fait des compliments au ya ouled; c'est,
du moins, ce que celui-ci a rapporté.
— Moi ! m'écriai-je, je l'ai appelé petit drôle parce
Cfu'il se lavait les mains avec notre eau à boire*, j'étais
furieux contre lui, au contraire. »
L'étonnement de l'Arménien me fît apercevoir qu'il
y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos
philologiques si communs entre les personnes qui savent
médiocrement les langues. Le mot kabibé^ si singulière-
ment traduit la veille par l'Arménien, avait, au con-
traire, la signification la plus charmante et la plus amou-
reuse du monde. Je ne sais pourquoi le mot de petit drôle
lui avait paru rendre parfaitement cette idée en fran-
çais.
Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et cor-
rigée du refrain chanté par l'esclave, et qui, décidément,
signifiait à peu près:
« mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître! »
C'est ainsi que commencent presque toutes les chan-
sons d'amour arabes, susceptibles des interprétations les
plus diverses, et qui rappellent aux commençants l'équi-
voque classique de l'églogue de Corydon.
VI. — fVonrniftl de liord.
L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des
298 VOYAGE EN OftIENT.
combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille
un à un des événements qui n'ont de mérite que par
leur simplicité même, et je sais qu'il serait aisé pour-*
tant, fùtrce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire
que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties
vraiment dignes d'attention ; mais la réalité grimace à
côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire
naïvement, comme les anciens navigateurs : «Tel jour,
nous n'avons rien vu en mer qu'un morceau de bois qui
flottait à l'aventure ; tel autre, qu'un goéland aux ailes
grises... » jusqu'au moment trop rare où l'action se ré-
chauffe et se complique d'un canot de sauvages qui
viennent apporter des ignames et des cochons de lait
rôtis.
Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme
plat tout à fait digne de l'océan Pacifique, et le manque
d'eau douce sur un navire composé comme l'était le nôtre,
pouvaient amener des scènes dignes d'une Odyssée mo-
derne. l.e destin m'a ôté cette chance d'intérêt en en-
voyant ce soir-là un léger zéphyr de Fouest qui nous fil
marcher assez vite.
J'étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me
faisais répéter par le capitaine l'assurance que, le len-
demain matin, nous pourrions apercevoir à Thorizon
les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris
d'épouvante partent de la dunette. « Farqha el bakr !
farqha el hahr! — Qu'est-ce donc? — Une poule à la
mer ! » La circonstance me paraissait peu grave \ ce-
pendant l'un des matelots turcs auquel appartenait la
poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses
compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le re-
tenait pour l'empêcher de se jeter à l'eau, et la poule
déjà éloignée faisait des signes de détresse dont on sui-
vait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après
un moment de doute, donna Tordre qu'on arrêtât le
vaisseau.
SâlOflR EN EGYPTE. ^
Pouf le conp^ je trouvai un peu fort qu'après avoir
pei^du deux jours on s'arrêtât par un bon vent pour une
poule noyée* Je donnai deux piastres au matelot, pen-
sant que c'était là tout le joint de Taffaire, car un Arat)e
se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit,
mais il calcula sans doute immédiatement qu'il aurait
un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d'oeil
il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer.
La distance jusqu'oiî il nagea était prodigieuse. Il
fallut attendre une demi-heure avec l'inquiétude de sa
situation et de la nuit qui venait; notre homme nous
rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de Teau, car
il n'avait plus la force de grimper le long du bordage.
Une fois en sûreté, cet hcmime s'occupait plus de sa
poule que de lui-même, il la réchauffait, l'épongeait, et
ne fut content qu'en la voyant respirer à l'aise et sau-»
tiller sur le pont.
Le bâtiment s'était remis en route, a Le diable soit
(ie la poule ! dis-je à l'Arménien ] nous avons perdu une
heure.
— Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer?
— Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais
donné plusieurs pour celle-là!
— Ce n'est pas la même chose.
— Comment donc? mais je sacrifierais toutes les
poules de la terre pour qu'on ne perdît pas une heure de
bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain
de mourir de soif.
. — Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée
à sa gauche, au moment où il s'apprêtait à lui couper
le cou.
— J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût
dévoué comme musulman pour sauver une créature vi-
vante ; mais je sais que le respect des vrais croyants pour
les animaux ne va point jusque-là, puisqu'ils les tuent
pour leur nourriture.
300 VOYAGE EN ORIENT.
— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémo-
nies, en prononçant des prières, et encore ne peuvenl^ils
leur couper la gorge qu^avec un couteau dont le manche
soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche.
Si tout à Theure la poule s'était noyée, le pauvre hamme
était certain de mourir d*ici à trois jours.
— C'est bien diflérent, » dis-je à ^Arménien.
Ainsi, pour les Orientaux, c*est toujours une cliose
grave que de tuer un animal. 11 n'est permis de le faire
que pour sa nourriture expressément, et dans des formes
qui rappellent l'antique institution des sacrifices. On
sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les Israélites.*
les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs
(schocket) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne
tuent chaque bête qu'en employant des formules consa-
crées. Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses
dans la plupart des religions du Levant. La chasse même
n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition
de dégâts causés par elles. La chasse au faucon était
pourtant, à l'époque des califes, le divertissement des
grands, mais par une sorte d'interprétation qui rejetait
sur Toiseau de proie la responsabilité du'sang versé. Au
fond, sans adopter les idées de Tlnde, on peut convenir
qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne
tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recom^
mandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin
de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute
d'empêcher que la souffrance se prolonge plus d'un ins-
tant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheu-
reusement impossible.
L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de
Mahmoud, Constantinople était tellement rempli de
chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans
les rues : ne pouvant les détruire, ni comme animaux
Xéroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina
de les exposer dans des îlots déserts de l'entrée du Bos-
SÉJOUR EN EGYPTE, 301
phore. Il fallut les embarquer par milliers dans des
çaïques ^ et au moment où, ignorants de leur sort, ils
prirerit possession de leurs nouveaux domaines, un iman
leur lit un discours,- exposant que Ton avait cédé à une
nécessité absolue, et que leurs âmes, à Theure de la
mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants ;
que, du reste, si la volonté du ciel était qu'ils fussent
sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup
de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas
tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique ; mais,
quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils
poussèrent de tels gémissements, qu'on les entendait de
Constantinople, Les dévots, émus de cette lamentable
protestation, adressèrent de graves remontrances au
sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de
sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les
chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous
leurs droits civils.
TII. -— Catastrophe*
L'Arménien m'était de quelque ressource dans les en-
nuis d'une telle traversée ; mais je voyais avec plaisir
aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses nar-*
rations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynab
Toccasion, si chère aux femmes de ces pays, d'exprimer
ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et
gutturales où il m'était si difficile de saisir non pas seu-
lement le sens, mais le son même des paroles.
Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais
même sans difficulté que l'un ou l'autre des matelots
qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs
de riz, lui adressât quelques mots de conversation. En
Orient, les gens du peuple sont généralement familiers,
d'abord parce que le sentiment de 1 égalité y est établi
26
302 SÉJOUR EN EGYPTE.
plus sincèrement que parmi nous, el puid parce qu^une
sorte de politesse innée existe dans toutes les classes.
Quant à Téducation, elle est partout la même, très*
sommaire^ mais universelle. C'est ce qui fait que Thomme
d'un humble état devient sans transition le favori d'^un
grand, et monte aux premiers rangs sans y paraître ja-
mais déplacé.
Il y avait parmi nos matelots un certain Ttirc d^Ana*
tolie, très-basané, à la barbe grisonnante, et qui cau-
sait avec Tesclave plus souvent et plus longuement que
les autres ; je Tavais remarqué, et je demandai à TAr-
ménien ce qu'il pouvait dire ; il fit attention à quelques
paroles, et me dit : « ils parlent ensemble de religion. »
Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet
homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji
ou pèlerin revenu de la Mecque, la prière du ttiatin et
du soir. Je n'avais pas songé un mstant à gêner dans
ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une
fantaisie, hélas I bien peu coûteuse, avait mis le sort
dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment
où elle était un peu malade, j'avais essayé de la faire
renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau froide ses
mains et ses pieds, tons les matins et tous les soirs, en
faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes
préceptes d hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir
de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq à six
jours environ, oblige les femmes d'Orient à renouveler
souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit
de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sour'-
cils et des paupières ; j'admets encore le carmin appli-
qué aux joues et aux lèvres *, mais à quoi bon colorer en
jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès lors, passent au
safran? Je m'étais montré inflexible sur ce point.
Ses cheveux avaient repoussé sur le front -, ils allaient
rejoindre des deux côtés les longues tresses mêlées de
cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de
SÉJOUR EN EGYPTE* 303
faux sequins, hélas ! ) qui flottent du col aux talons, se*
Ion la mode levantine. Le tatiko^ festonné d'or s'incli-
nait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras por-
taient enfilés de lourcls anneaux de cuivre argentés,
gi^ossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure tout
égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses chevilles,
malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une
femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.
Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures
de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de
statue antique que les femmes d'Orient possèdent, sans
le moins du monde s'en douter. L'animation de son
geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me
frappaient par moments, sans m'inspirer d'inquiétude ;
le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-^
père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles
fussent entendues.
(( Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un
peu plus tard, s'était approché des matelots causant
entre eux ^ ces gens-là disent que la femme qui est avec
vous ne vous appartient pas.
— Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur api-
prendre qu'elle m'a été vendue au Caire par AbdeU
Kérim, moyennant cinq bourses. J'ai le reçu dans mon
portefeuille. Et d'ailleurs cela ne les regarde pas.
— Ils disent que le marchand n'avait pas le droit de
vendre une femme musulmane à un chrétien.
— Leur opinion m'est indifférente, et au Caire on en
sait plus qu'eux là-dessus. Tous les Francs y ont des
esclaves, soit chrétiens, soit musulmans.
— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens -,
ils ne peuvent avoir d'esclaves de la race blanche.
— Trouvez-vous que cette femme soit blanche ? »
L'Arménien secoua la tête d'un air de doute.
« Écoutez, lui dis-je ^ quant à mon droit, je ne puis
en douter, ayant pris d'avance les informations néces-
304 VOYAGE EN ORIENT.
saires. Dites maintenant au capitaine qu'il ne convient
pas que ses matelots causent avec elle.
— Le capitaine, me dit-il, après avoir parlé à ce der-
nier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-
même tout d^abord.
— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir
de parler sa langue, ni Tempêcher de se joindre aux
prières; d'ailleurs, la conformation du bâtiment obli-
geant tout le monde d^être ensemble, il était difficile
d'empêcher l'échange de quelques paroles. »
Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien dis-
posé, ce que j'attribuais quelque peu au ressentiment
d'avoir vu sa proposition d'échange repoussée. Cepen-
dant il fit venir le matelot Mdji^ que j'avais désigné
surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi,
je ne voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me don-
ner le rôle odieux d'un maître exigeant.
Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capi-
taine, qui me fit dire par l'Arménien de ne plus me
préoccuper de cela -, que c'était im homme exalté, une
espèce de saint que ses camarades respectaient à cause
de sa piété 5 que ce qu'il disait n'avait nulle importance
d'ailleurs.
Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave , mais
il causait très-haut devant elle avec ses camarades, el
je comprenais bien qu'il s'agissait de la muslim (musul-
mane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne
voyais aucun moyen d'éviter ce système d'insinuation.
Je me décidai à faire venir l'esclave près de nous, et,
avec l'aide de l'Arménien, nous eûmes à peu près la
conversation suivante:
(( Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?
— Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un
infidèle.
— Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?
— Ilsdisent qu'on n'avait pas ledroit de me vendreàtoî.
SÉJOUR EN EGYPTE. 305
— Et penses-tu que cela soit vrai?
— Dieu le sait!
— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur
parler,
— Ce sera ainsi, » me dit-elle.
Je priai TArménien de la distraire un peu et de lui
conter des histoires. Ce garçon m'était, après tout, de--
venu fort utile 5 il lui parlait toujours de ce ton fliité et
gracieux qu'on emploie pour égayer les enfants, et re-
commençait invariablement par « Ked ya^siti ?. . . » — Eh
bien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions
pas? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite
au four? » Il lui racontait alors une vieille légende de
Constantinople,6ù un tailleur, croyant recevoir un habit
du sultan à réparer, emporte chez lui la tète d'un aga
qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant
comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il
l'envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtis-
sier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la
substituant furtivement à sa tête à perruque; le Franc
la coiffe-, puis, s'apercevant de sa méprise, la porte
ailleurs ; enfin il en résulte une foule de méprises plus
ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque
du plus haut goût.
La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles.
Pour ne scandaliser personne, j'allai me promener sur
le tillac de l'avant, épiant le lever des étoiles, et fai-
sant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et
des poètes, c'est-à-dire l'admiration de !a nature et
l'enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans
cet air d'Orient si pur qu'il rapproche les deux de
l'homme, ces aslres-dieux , formes diverses et sacrées,
que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques
de l'éternelle Isis... Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter,
vous me représentez encore les transformations des
humbles croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions,
26.
306 VOYAGE EN ORIENT.
ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonne-
ment pour la flamme et le trône pour le dieu , mais qui
n^adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de
réternelle puissance, et dans leur marche rég^uUère
l'action vigilante d'un esprit caché?
TIII. — lia menaee.
En retournant vers le capitaine, je vis, dans une en-
coignure au pied de la chaloupe, l'esclave et le vieux
matelot hafiji qui avaient repris leur entretien religieux,
malgré ma défense.
Pour cette fois il n'y avait plus rien à mépager 5 je
tirai violemment Tesclave par le bras, et elle alla tom-
ber, fort mollement il est vrai, sur un sac de riz,
« Giaour ! » s'écria-t-elle.
J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas à fai-
blir : (( Enté giaour! » répliquai-je sans trop savoir si ce
dernier mot se disait ainsi au féminin, a C'est toi qui es
une infidèle-, et lui, ajoutai-je en montrant le hadji^ est
un chien {kelh).i>)
Je ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me
voir mépriser comme chrétien, ou de songer à l'ingrati-
tude de cette femme que j'avais toujours traitée comme
une égale. Le hadji^ s'en tendant traiter de chien, avait
fait un signe de menace, mais s'était retourné vers ses
compagnons avec la lâcheté habituelle des Arabes de
basse classe, qui, après tout, n'oseraient seuls attaquer
un Franc. Deux ou trois d'entre eux s'ayancèrent en
proférant des injures, et, machinalement, j'avais saisi
un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces
armes à la crosse élincelante, achetées au Caire pour
compléter mon costume, n'étaient fatales d'ordinaire
qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai de plus
Qu'elles n'étaient point chargées.
SÉJOUR EN ÉGIfPTE. 307
(c y songezrYOus, me dit l'Arménien en m'arrêtant le
bras, C^est un fou, et pour ces gens-là c'est un saint ^
laissez-les crier, le capitaine va leur parler. »
L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais
fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la
place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son
air indifférent : « Que voulez-vous? ce sont des sau-
vages! » et il leur adressa quelques paroles assez molle-
ment. (( Ajoutez, dis-je à T Arménien, qu'arrivé à terre
j'irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups
de bâton. »
Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par
quelque compliment empreint de modération, Ils ne
dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me
laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort
à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans
mon portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait
été donnée "Jpar mon ami A. R. , qui a été quelque temps
membre du divan à Constantinople. Je tirai mon porte-
feuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude géné-^
raie. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire assommer...
surtout étant de fabrique arabe -, mais les gens du peuple
en Orient croient toujours les Européens quelque péif
magiciens et capables de tirer de leur poche, à un mo-
ment donné, de quoi détruire toute une armée. On se
rassura en voyant que je n'avais extrait du portefeuille
qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et
adressée à S. E. Méhmed-R***, pacha d'Acre, qui, précé-
demment, avait longtemps séjourné en France.
Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans
ma situation , c'est que nous nous trouvions justement
à la hauteur de Saint-Jean-d'Acre, où il fallait relâcher
pour prendre de l'eau. La ville n'était pas encore en vue,
mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait,
d'y arriver, le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha ,
par un autre hasard digne de s'appeler providence pour
308 VOYAGE EN ORIENT.
moi et fatalité pour mes adversaires, je l'avais rencontré
à Paris dans plusieurs soirées. 11 m'avait donné du tabac
turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre dont je m'étais
chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et
ses nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire;
mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais
un personnage très-puissamment recommandé.
La lecture de ce document produisit Teffet du qttos ego
de Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa
tête en signe de respect, avait ôté l'enveloppe qui, comme
il est d'usage pour les recommandations, n'était point
fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu'il
le lisait. Dès lors les coups de bàlon promis n'étaient
plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces
garnements baissèrent la tête, et le capitaine m'expli-
qua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs
idées religieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre sujet
grec du sultan (raya), qui n'avait d'autorité qu'en raison
du service. « Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami
de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter
contre la faveur des grands ? »
L'esclave n'avait pas bougé 5 cependant elle avait fort
bien entendu ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de
doute sur sa position momentanée, car, en pays turc, une
protection vaut mieux qu'un droit; pourtant désormais je
tenais à constater le mien aux yeux de tous.
<( N'es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui
n'appartient pas au sultan des Turcs?
— Cela est vrai, répondit-elle; je suis Hindi (In-
dienne).
— Dès lors tu peux être au service d'un Franc comme
les Abyssiniennes (Habesch)^ qui sont, ainsi que toi,
couleur de cuivre, et qui te valent bien.
— Aioua (oui)î dit-elle comme convaincue, anamem-
louk enté : je suis ton esclave.
— Mais, ajoutai*je, te souviens-tu qu^avant de quitter
SÉiOUR EN EGYPTE. 309
le Caire, je t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu
ne saurais où aller.
— C'est vrai, il valait mieux me revendre.
— Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays,
et me quitter ensuite? Eh bien! puisque tu es si ingrate,
tu demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une
cadine, mais une servante. Dès à présent, tu garderas
ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine...
avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici. »
Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir
dans la petite chambre de l'avant.
J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet
sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à
la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut
connaître pour comprendre à quel point le despotisme est
le gouvernement normal de l'Orient. Le voyageur le plus
modeste se voit amené très-vite, si une manière de vivre
somptueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à
poser théâtralement et à déployer, dans une foule de
cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se mani-
festent sans danger. L'Arabe, c'est le chien qui mord si
l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En
recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous
n'avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a
paru tout d'abord médiocre ; mais faites le fier, et vous
devenez tout de suite un grand personnage qui alfecte
la simplicité. L'Orient ne doute jamais de rien ; tout y
est possible : le simple calender peut fort bien être un
fils de roi, comme dans les Mille et une Nuits. D'ail-
leurs, n'y voit-on pas les princes d'Europe voyager en
frac noir et en chapeau rond ?
lit. — Côtes de Palestine.
J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée
310 VOYAGE Elf OniENT.
de la côte d'Asie. Il y ayait si longtemps que je n^avais
vu des montagnes ! La fraîcheur bruineuse du paysage,
réclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs
se mirant dans Teau bleue, les ^ones diverses des pla-
teaux qui s^étagent si hardiment entre la mer et le ciel,
le pic écrasé du Garmel, Tenceinte carrée et la haute
coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de
cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la
fraîche Aurore des chants d'Homère; au pied de ces
monts, Kaifla, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-
d^Acre, située à l'autre extrémité de la baie, et devant
laquelle notre navire s'était arrêté : c^était un spectacle
à la fois plein de grandeur et de grâce. La mer, à peine
onduleuse, s^étalant comme Thuile vers la grève où
moussait la mince frange de la vague, et luttant de
teinte azurée ayec l'éther qui vibrait déjà des feux du so-
leil encore invisible... voilà ce que l'Egypte n'offre jamais
avec ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière.
Le soleil parut enfin ; il découpa nettement devant nous
la ville d'Acre s'avançant dans la mer sur son promon-
toire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses
maisons à terrasses, et la tour carrée aux créneaux fes-
tonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar-
Pacha, contre lequel lutta Napoléon.
Nous avions jeté Tancre à peu de distance du rivage.
Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les
barques pussent venir nous approvisionner d'eau fraîche
et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était inter-
dit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y
faire quarantaine.
Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater
que nous étions malades, comme arrivant de la côto
d'Egypte, il fut permis aux barquettes du port de nous
apporter les rafraîchissements attendus, et de recevoir
notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre
les tonnes d'eau, les melons, les pastèques ^t les gre-
SÈiOVn EN ÉCYPTB. âll
nades qu^dn nous faisait passer, il fallait verser nos
ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d'eati
vinaigrée qu'on plaçait à notre portée.
Ainsi ravitaillés^ nous avions oublié nos querelles in-
térieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures,
et renonçant à m'arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à
propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pou-
vait encore m'être une recommandation sur tout autre
point de Tantique côte de Phénicie soumise au pacha-
lick d'Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako,
ou V étroite j que les Arabes nomment Akka, s'est appelée
Ptolémaïs jusqu'à Fépoque des croisades.
Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage
est une fête*, nous rasons à un quart de lieiie de dis-
tance les côtes de la Célé-Syrié, et la mer, toujou!*s claire
et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de
montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus
haut que Sain t-Jean-d' Acre apparaît Sour, autrefois Tyr,
avec la jetée d'Alexandre, unissant à la rive Tilot où fût
bâtie la ville antique qu'il lui fallut assiéger si long-
temps.
Six lieues plus loin, c'est Saïda, l'ancienne Sidon, qui
presse comme un troupeau son amas de blanches mai-
sons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces
bords célèbres n'ont que peu de ruines à montrer comme
souvenirs de la riche Phénicie; mais que peuvent laisser
des villes où a fleuri exclusivement le commerce? Leur
splendeur a passé comme l'ombre et comme la pous-
sière, et la malédiction des livres bibliques s'est entière-
ment réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes,
comme tout ce que nie la sagesse des nations!
Cependant, au moment d^atteindre le but, on se lassé
de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés.
Voici enfin le promontoire du Raz-Beyrouth et ses roches
grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin.
La côte est aride 5 les moindres détails des rochers
312 VOYAGE EN ORIENT.
tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les
rayons d'un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous
tournons vers le golfe; aussitôt tout change. Un paysage
plein de fraîcheur, d'ombre et de silence, une vue des
Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth
par un temps calme. C'est l'Europe et TAsie se fondant
en molles caresses -, c'est, pour tout pèlerin un peu lassé
du soleil et de la poussière, une oasis maritime oii l'on
retrouve avec transport, au front des montagnes, cette
chose si triste au nord, si gracieuse et si désirée au midi,
des nuages !
nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié
vos bienfaits ! Et le soleil d'Orient vousajouteencore tant
de charmes I Le matin, vous vous colorez si doucement,
à demi roses, à demi bleuâti*es, comme des nuages my-
thologiques, du sein desquels on s'attend toujours à voir
surgir de riantes divinités ; le soir, ce sont des embra-*
sements merveilleux, des voûtes pourprées qui s'écrou-
lent et se dégradent bientôt en flocons violets, tandis
que le ciel passe des teintes du saphir à celles de Péme-
raude, phénomène si rare dans les pays du Nord.
A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de
plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des con-
structions ajoutait encore à la fraîcheur du paysage. La
ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages,
et au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la
chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais
voir une réunion de villas charmantes semées sur un
espace de deux lieues. Les constructions s'agglomé-
raient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élançaient
des tours rondes et carrées *, mais cela ne paraissait être
qu'un quartier du centre signalé par de nombreux pa-
villons de toutes couleurs.
Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le
pensais, de L'étroite rade encombrée de petits navires,
nous coupâmes en biais le golfe et nous allâmes débar-
SÉJOUR EN EGYPTE. 313
quer sur un ilôt entouré de rochers, où quelques bâtisses
légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de
la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul
permis.
X* — li» 4u»r»]itatiie«
Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus
très-aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils fai-
saient leur quarantaine à bord ; mais une barque, en-
voyée par la Santé, vint pour transporter les passagers
dans rilot, qui, à le voir de près, était plutôt une pres-
qu'île. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée
d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte
de cloître dont les voûtes en ogive reposaient sur des
piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme
dans les couvents romains. La mer se brisait tout alen-
tour sur les grés tapissés de fucus, et il ne manquait
là qu'un chœur de moines et la tempête pour rappeler
le premier acte du Bertram de Maturin.
Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir,
ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin
aux jouissances de son domaine. Des bâtiments de forme
claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ou-
vert de tous côtés, servait à l'assainissement des mar-
chandises suspectes. Au bout du promontoire, un pa-
villon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour
demeure 5 c'était le local affecté d'ordinaire aux Euro-
péens. Les galeries que nous avions laissées à notre
droite contenaient les familles arabes campées pour
ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifférem-
ment d'étables et de logements. Là, frémissaient les
chevaux captifs, les dromadaires passant entre les bar-
reaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin, des
tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se re-
27
314 VOYAGE EN ORIENT*
tournaient d'un air farouche en nous voyant passer ffès
des portes. Du reste, nous avions le droit de nous pro-
mener sur environ deux arpents de terrain semé d orge
et planté de mûriers, et de nous baigner même daas la
mer sous la surveillance d*un gardien-.
Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime,
j*en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos,
de l'ombre et une variété d'aspects à défrayer la plus
sublime rêverie. D'un eôlé, les montagnes sothbres du
Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées
çà et là de blanc par les nombreux villages maronites et
druses et les couvents étages sur un horizon de hoit
lieues; de l'autre, en retour de cette chaîne au iront
neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout l'arafAi-
théâtre de Beyrouth, couronné d'un bois de sa^^ns
planté par l'émir Fakardin pour arrêteif Tinvasion des
cables du désert. Des tours crénelées, des eh&teaux, des
manoirs percés d'ogives, construits en pierre rougeâtre,
donnent à ce pays un aspect féodal et eu même temps
européen qui rappelle les miniatures des manuscrits
chevaleresques du moyen âge. Les vaisseaux francs à
l'ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port
étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.
Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort suppor-
table, et nos jours se passaient soit à rêver sous les
épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à
grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un
bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis.
Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des
filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour,
isolés des autres habitants de la quarantaine, cou-
chés sur les algues vertes ou luttant mollement contre
la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans
le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous
faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fertnées à
masque de gaise dont j'ai dé^à parlé étaient alor3 d'iia
SÉJOUR EN éOTPTE. 315
grand s^eonrs. Quant à la cuisine, elle consistait sim-
plenaent en pain et fromage salé, fournis par la cantine;
il fapt y ajouter des œufs et des poules apportés par les
paysans de la montagne ; en outre, tous les matins, on
venait tuer devant la porte des moutons dont la viande
nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre.
De plus, le vin de Chypre, à une demi-piastre environ
la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes
tables européennes; j'avouerai pourtant qu'on se lasse
de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je
préférais le vin d^or du Liban, qui a quelque rapport
avec le madère par son goût sec et par sa force.
Un jour, le capitaine Niox)las vint nous rendre visite
avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions
redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji^ qui
me serra la main avec une grande effusion, craignant
peut-être que je ne me plaignisse de lui, une fois libre et
rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordia-
lité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m'invita à
venir demeurer chez lui, si j^allais à Taraboulous. Après
le diner, nous nous promenâmes sur le rivage ; il me
prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave et
l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que
nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc
et de grec me firent comprendre son idée, et je la re-
poussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête,
et peu de temps après remonta dans sa chaloupe, pre-
nant affectueusement congé de moi. I^e capitaine Ni-
colas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus
d'échanger l'esclave contre son mousse. Cependant le
soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins
ma vanité.
On comprend bien qu'il était résulté de la scène vio-
lente qui s'était passée sur le bâtiment une sorte de
fir^d^ur entre l'esclave et moi. il s'était dit entre nous
un ^ ces piol^ inéfm0i)k9 dpnt a parlé l'auteur à'Ar
'316 VOYAGE EN ORIENT.
dolphe; Tépithète de giaour m'avait blessé profondé-
ment. Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui
persuader que je n'avais pas de droit sur elle; de plus,
soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d'appar-
tenir à un homme d'une race inférieure selon les idées
des musulmans. La situation dégradée des populations
chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l'Européen
lui-même; on le redoute sur les côtes à cause de cet ap-
pareil de puissance que constate le passage des vais-
seaux ; mais, dans les pays du centre où cette fenune a
vécu toujours, le préjugé vit tout entier.
Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation
dans cette âme naïve ; le sentiment religieux si prononcé
en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne
pouvais, d'un autre côté, me dissimuler les avantages
de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette
beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races
nées au berceau du monde, il donnait Pidée d'une fille
charmante qui aurait eu la fantaisie d'un déguisement
d'homme; son costume même, à l'exception de la coif-
fure, n'ôtait qu'à demi cette illusion.
Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines appa-
rences avec la conscience d'être doublement ridicule,
car je suis de plus un maître. J'ai la chance d'être à la
fois trompé et volé, et je me répète, comme un jaloux
de comédie : Que la garde d'une, femme est un pesant
fardeau ! Du reste, me disais-je presque aussitôt, cela
n'a rien d'étonnant -, il la distrait et l'amuse par ses
contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que moi, lorsque
j'essaye de parler dans sa langue, je dois produire un effet
risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid
et lourd, relativement à une femme de mon pays. Il y a
chez les levantins une expansion chaleureuse qui doit
être séduisante en effet !
De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer
des serrements de mains, des paroles tendres, que ne
SÉJOUR EN EGYPTE. 317^
gênait même pas ma présence. J^y réfléchis quelque
temps ; puis je crus devoir prendre une forte résolution.
« Mon cher, dis-je à TArménien, qu'est-ce que vous
faisieir en Egypte?
— J'étais secrétaire de Toussoun-Bey ; je traduisais
pour lui des journaux et des livres français 5 j'écrivais
ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout
d'un coup, et Ton m'a congédié, voilà ma position.
— Et maintenant que comptez-vous faire?
— J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je
connais son trésorier, qui est de ma nation.
— Et ne songez-vous pas à vous marier?
— Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune
famille ne m'accordera de femme autrement. »
Allons, dis-je en moi-même après un silence, mon-
trons-nous magnanime, faisons deux heureux.
Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais
délivré une esclave et créé un mariage honnête. J'étais
donc à la fois bienfaiteur et père! Je pris les mains de
l'Arménien, et je lui dis : u Elle vous plaît... épousez-la,
elle est à vous ! »
J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de
cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l'Ar-
ménien étonné, confus de cette magnanimité ; l'esclave
assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre
entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et
rêveuse...
L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de
ma proposition. ((Comment! lui dis-je, malheureux, tu
hésites!... Tu séduis une femme qui est à un autre, tu
la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t'en
charger quand on te la donne? »
Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches.
Son étonnement s'exprima par une série de protesta-
tions énergiques. Jamais il n'avait eu la moindre idée
des choses que je pensais. 11 était si malheureux même
à7.
IStS VOYAGE EN ORIENT.
d^QBe lelle supjiosiiion, qu'il se h&ta d'ep instruire Tes-
claye et 4e lui faire donner témoignage de sa sincérité.
Apc^renant en môme temps ce que j'avais dit, elle en
parut blessée, et surtout de la supposition qu'elle eût
pu faire attention ^ un simple raya^ serviteur tantôt
4es Turcs, tantôt des Francs, une aorte de yaonài.
Ainsi le capitaine Nicolaa m'avait induit en toute
aorte d^ supportions ridicules... On reconnaît bien là
l'esprit astucieux des Grecs !
X
vil
LA MONTAGNE
]. -~ lif) père Pl»iieli«t.
Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour
un moisun logement dans une maison de chrétiens maro-
nites, à une demi-lieue de la ville. La plupart de oes de-
meures, situées au milieu des jardins, étagées sur toute la
côte le long des terrasses plantées de mûriers, ont Tair de
petits manoirs féodaux b^tis solidement en pierre brune,
avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs
conduisent aux diiîérents étages dont chacun a sa ter-
rasse jusqu'à celle qui domine tout Védiiice, et où les
familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du
golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse
et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent
seules les divisions. Je m'abandonnai les premiers jours
aux délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Partout
la yie et Vaisance autour de nous; les femmes bien vê-
tues, belles et sans voiles, allant et venant, presque
toujours avec de lourdes cruches qu'ell^^ vont remplir
aux citernes et portent gr^Jeusement sur Vépaule. Notre
hôtesse, coiffée d'une sorte de cône drapé en cacl^pmire,
qui| avec les tresses garnies de sequins de ses longs che-
veuïy lui donnait Tair d'une reine d'Assyrie, éts^il tout
320 VOYAGE EN ORIENT.
simplement la femme d'un tailleur qui avait sa bou-
tique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les pe-
. tits enfants se tenaient au premier étage ; nous occupions
le second.
L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille,
et, nonchalamment assise sur les nattes, elle se regar-
dait comme entourée d'inférieurs et se faisait servir,
quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres
gens. Toutefois je trouvais commode de pouvoir la laisser
en sûreté dans cette maison lorsque j'allais à la ville.
J'attendais des lettres qui n'arrivaient pas, le service de
la poste française se faisant si mal dans ces parages,
que les journaux et les paquets sont toujours en arrière
de deux mois. Ces circonstances m'attristaient beau-
coup et me faisaient faire des rêves sombres. Un matin,
je m'éveillai assez tard, encore à moitié plongé dans
les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre
assis, qui me regardait avec une sorte de compassion.
«Gomment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il
d'un ton mélancolique.
— Mais, assez bien-, pardon, je m'éveille, et...
— Ne bougez pas ! soyez calme. Recueillez-vous. Son-
gez que le moment est proche.
— Quel moment?
— Cette heure suprême, si terrible pour qui n*esl
pas en paix avec Dieu!
— Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a donc?
— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés der-
nières.
— Ah! pour le coup, m'écriai-je,*cela est trop fort!
Et qui êtes-vous?
— Je m'appelle le père Planchet?
— Le père Planchet!
— De la compagnie de Jésus.
•— Je ne connais pas ces gens-là !
^- On est venu me dire au couvent qu'un jeune Amé«
SÉJOUR AU LIBAN» ^21
ricain, en péril de mort, m^attendait pour faire quelques
legs à la communauté.
— Mais je ne suis pas Américain î il y a erreur! Etj
de plus^ je ne suis pas au lit de mort; vous le voyez
bien ! »
Et je me levai brusquement... un peu avec le besoin
de me cx)nvaincre moi-même de ma parfaite santé. Le
père Planchet comprit enfin qu'on l'avait mal rensei-
gné. H s'informa dans la maison, et apprit que T Améri-
cain demeurait un peu plus loin. 11 me salua en riant
de sa méprise, et me promit de venir me voir en repas-^
sant, enchanté qu'il était d'avoir fait ma connaissance^
grâce à ce hasard singulier.
Quand il revint, Tesclave était dans la chambre, et je
lui appris son histoire. « Comment, me dit-il, vous êtes-
vous mis ce poids sur la conscience!... Vous avez dé-
rangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes
responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous
ne pouvez l'emmener en France et que vous ne voulez
pas sans doute l'épouser, que deviendra-t-elle?
— Je lui donnerai la liberté 5 c'est le bien le plus
grand que puisse réclamer une créature raisonnable.
— Il valait mieux la laisser où elle était ^ elle aurait
peut-^tre trouvé un bon maître, un mari... Maintenant
savez-vous dans quel abîme d'inconduite elle peut tom-
ber, une fois laissée à elle-même? Elle ne sait rien faire,
elle ne veut pas servir... Pensez donc à tout cela. »
Je n'y avais jamais en effet songé sérieusement. Je
demandai conseil au père Planchet, qui me dit :
(c 11 n'est pas impossible que je lui trouve une condi-
tion et un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très-^
pieuses dans la ville qui se chargeraient de son sort. ».
Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour
la foi mulsumane. Il secoua la tête et se mit à lui parleï*
très-longtemps.
Au fond, cette femme avait le sentiment religieux dé-
VOYAGE BN ORIENT.
vekippé plutAt par natare et d'une manière générale que
dans le sea9 d*une croyance spéciale. De plus, Taspect
des populations maronites parmi lesquelles nous irivi<ms,
et des couvents dont on entendait sonner les cloches
dans la montagne, le passage fréquent des émirs chré*
tiens et druses, qui venaient à Beyrouth, magnifique-
ment montés et pourvus d^armes brillantes, avec des
suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant der*
rière eux leurs étendards roulés autour des lances : tout
cet appareil féodal , qui m'étonnait moi-même comme
un tableau des croisades, apprenait à la pauvre esclave
qull y avait, même en pays turc, de la pompe et de la
puissance en dehors du principe musulman.
L'effet extérieur séduit partout les femmes, surtout
les femmes ignorantes et simples, et devient souvent la
principale raison de leurs sympathies ou de leurs con-
victions. Lorsque nous nous rendions à Beyrouth, et
qu'elle traversait la foule composée de femmes sans
voiles , qui portaient sur la tête le taniour, corne d'ar-
gent ciselée et dorée qui balance un voile de gaze der-
rière leur tète, autre mode conservée du moyen âge,
d'hommes fiers. et richement armés, dont pourtant le
turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en
dehors de Tislamismo, elle s'écriait : Que de giaours!...
et cela adoucissait un peu mon ressentiment d*avoir été
injurié avec ce mot.
Il s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maro-
nites, nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui
la jugeaient, du reste, au point de vue de l'intolérance
catholique, me disaient : Vendez-la. Ils me proposaient
même d'amener un Turc qui ferait Taflaire. On comprend
quel c^s je faisais de ce conseil peu évangélique.
J'allai voir le père Planchet à son couvent, situé pres-
que aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes
d'enfants chrétiens dont il dirigeait l'éducation. Nous
causâmes longtemps de M* de Lamartine , qu'il avait
ooiMiu el dont il âdmineiil beaûtoûp les çdésies. Il se
pki^i de lu peine ^a*il avait à obtetiir du gouverne-
ment turc raiitorisaitea d'agrandir te couvent. C^^en-
dant les constructions interrompues révélaient un plan
grandiose^ el un escalier magnift{tie en marbne de Chy-
pre coûdiiiBait à des étages Picore inadievés. Les «on-
veiits catholiques sont tnès4ibres dans la montagne ^
mais aux portes de Beyrouth on ne leur permet pas de
constructions trop importantes^ et il était même défendu
aux jésuites d'avoir une doche; Ils y avaient aippléé
par Un énorme grelot , qui , modifié de temps en t^upsy
prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtiments
aussi s'agrandiasaient presque itas^sibienaent sousToeil
peu vigilant des Turcs.
<( il faut un peu louvoyer, me disait le père Plancbet ]
avee de la patience nous arriverons» »
Il me reparla de l'esclave avec une lànoère bienveîi^
lance;. Pourtant je luttais avec mes propreÈ incerlitiedes.
Les letti^s que j'attendms pouvaient arriver d'un jour 4
Fâutre et change mes résolutions; le t^raignrais que le'
père Plalichet, se fai^nt illusi<m par piété, n'eût ea -vmt
principalement l'honneur pour son couvent d'une oau^
vision musulmane, et qu'après tout le sort de la pauvtv*
fille ne devînt fort triste plus tard.
Un matin, elle entra dans ma dûunbre en frappaiA
des ikiains el s'écriant tout effrayée : Durzt! Durzil
bandouguillûh! (les Druses-I les ikusès! des coups dé'
fusil î )
En effets la fusillade retentissait a loin ^ «tais c'était
seul^[nent nne faniaskb d'Albanais qui allaient paitû*
pour la montagne. Je m'informai, et j'appris qitô les
Druses avaient brûlé un village aptpelé BetibibérËe^ artaé.
à quatre Itenes environ. On envoyait des troupes la-
ques ^ non pas coÉtre eux, mais pour siirveill^ les«ioa^' '
vements des deux partis luttant encore sur ce pôtiit.
l'^élàls aUé a Seyroalhs «ik j'avais èljp^^iMrir^
324 VOYAGE EN ORIENT.
Je revins très-tard, et Ton me dit qu'un émir ou prince
chrétien d'un district du Liban était venu loger dans la
. maison. Apprenant qu'il s'y trouvait aussi un Franc
d'Europe , il avait d^iré me voir et m'avait attendu
longtemps dans ma chambre, où il avait laissé ses ar-
mes comme signe de confiance et de fraternité. Le len-
demain, le bruit que faisait sa suite m'éveilla de bonne
heure ; il y avait avec lui six hommes bien armés et de
magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire con-
naissance, et le prince me proposa d'aller habiter quel-
ques jours chez lui dans la montagne. J'acceptai bien
vite une occasion si belle d'étudier les scènes qui s'y
passaient et les mœurs de ces populations singulières.
Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement
l'esclave, que je ne pouvais songer à emmener. On m'in-
diqua dans Beyrouth une école de jeunes filles dirigée
par une dame de Marseille , nommée madame Cariés.
C'était la seule où l'on enseignât le français. Madame
Cariés était une très-bonne femme, qui ne me demanda
que trois piastres turques par jour pour l'entretien, la
nourriture et l'instruction de l'esclave. Je devais partir
pour la montagne trois jours après l'avoir placée dans cette
maison ; déjà elle s'y était fort bien habituée et était
charmée de causer avec les petites filles, que ses idées
et ses récits amusaient beaucoup.
Madame Cariés me prit à part et me dit qu'elle ne
désespérait pas d'amener sa conversion. « Tenez, ajou-
tait-elle avec son accent provençal, voilà, moi, comment
je m'y prends. Je lui dis : Vois^tu, ma fille, tous les
bons dieux de chaque pays , c'est toujours le bon Dieu.
Mahomet est un homme qui avait bien du mérite... mais
Jésus-Christ est bien bon aussi ! ?>
Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion
* me parut fort acceptable. « Il ne faut la forcer en rien,
lui dis«je«
— Soyez tranquiltet teprit madame Cariés; elle m'a
SÉJOt'tt At LIBAN. 325
déjà promis d'elle-même de venir à la messe avec moi
dimanche prochain. »
On comprend que je ne pouvais la laisser en de meil-
leures mains pour apprendre les principes de la religion
chrétienne et le français... de Marseille.
II. — I^e kief .
Beyrouth, à ne considérer que l'espace compris dans
ses remparts et sa population intérieure, répondrait mal
à l'idée que s'en fait l'Europe, qui reconnaît en elle la
capitale du Liban. 11 faut tenir compte aussi des quel-
ques centaines de maisons entourées de jardins qui occu-
pent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre,
troupeau dispersé que surveille une haute construction
carrée, garnie de sentinelles turques, et qu'on appelle
la tour de Fakardin. Je demeurais dans une de ces mai-
sons, éparses sur la côte comme les bastides qui en-
tourent Marseille, et, prêt à partir pour visiter la mon-
tagne, je n'avais que le temps de me rendre à Beyrouth
pour trouver un cheval, un mulet, ou même un cha-
meau. J'aurais encore accepté un de ces beaux ânes à
la haute encolure, au pelage zébré, qu'on préfère aux
chevaux en Egypte, et qui galopent dans la poussière
avec une ardeur infatigable ] mais en Syrie cet animal
n'est pas assez robuste pour gravir les chemins pier-
reux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas
être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au
prophète Balaam et au Messie?
Je réfléchissais là-dessus en me rendant, pédestre-
ment à Beyrouth vers ce moment de la journée où ,
selon l'expression des italiens, on ne voit guère yaguer
en plein soleil que gli cani e gli Francesi, Or, ce dic-
ton m'a toujours paru faux à l'égard des chiens, qui,
aux heures de la siesie, savent très-bien s'étendre là-
2S
326 VOYAGE EN ORIENT.
chement à rombre et ne sont guère pressés de gagner
des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de
le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu
surtout qu'il ait en tête une affaire, un désir, ou même
une simple curiosité î Le démon de midi lui pèse rare-
ment sur la j)oitrine , et ce n'est pas pour lui que Tin-
forme Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa
grosse tète de nain.
Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que
les méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au
kief. Un homme qui erre ainsi , quand tout le monde
dort, court grand risque en Orient d'exciter les soup-
çons qu'on aurait chez nous d'un vagabond nocturne \
pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n'eu-
rent pour moi que cette attention compatissante que
le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir
de cette tour, une plaine assez vaste permet d'embras-
ser d'un coup d'oeil tout le profil oriental de la ville,
dont l'enceinte et les tours crénelées se développent
jusqu'à la mer. C'est encore la physionomie d'une ville
arabe de l'époque des croisades 5 seulement l'influence
européenne se trahit par les mâts nombreux des mai-
sons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête,
se pavoisent de drapeaux.
Quant à la domination turque, elle a, comme par-
tout, appliqué là son cachet personnel et bizarre. Le
pacha a eu l'idée de faire démolir une portion des murs
de la ville où s'adosse le palais de Fakardin, pour y
construire un de ces kiosques en bois peint à la mode
de Constantinople , que les Turcs préfèrent aux plus
somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on sa-
voir d'ailleurs pourquoi les Turcs n'habitent que des
maisons de bois ? pourquoi les palais mêmes du sultan,
bien qu'ornés de colonnes de marbre, n'ont que des
murailles de sapin? C'ost que, d'après un préjugé par-
ticulier à la race d'OlIunan , la maison ({u'un Turc se
SÉJOUR AU LIBAX. 327
fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-mùme ; c'est
une tente dressée sur un lieu de passage, un abri
momentané, où Thomme ne doit pas tenter de lutter
contre le destin en éternisant sa trace, en essayant ce
difficile hymen de la terre et de la famille où tendent
les peuples chrétiens.
Le palais forme un angle en retour duquel s'ouvre la
porte de la ville , avec son passage obscur et frais où
l'on se refait un peu de Tardeur du soleil réverbéré par
le sable de la plaine qu'on vient de traverser. Une belle
fontaine de pierre ombragée par un sycomore magni-
fique, les dômes gris d'une mosquée et ses minarets
gracieux , une maison de bains toute neuve et de con-
struction moresque, voilà ce qui s'ofTre aux regards en
entrant dans Beyrouth, comme la promesse d'un séjour
paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles
s'élèvent et prennent une physionomie sombre et claus-
trale.
Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces
heures de chaleur intense et morne que je passerais
tristement à parcourir les rues désertes? J'y pensais,
quand l'aspect d'un rideau bleu tendu devant la porte
m'apprit que c'était Theure où Ton ne recevait dans le
bain que des femmes. Les hommes n'ont pour eux que
le matin et le soir et malheur sans doute à qui s'ou-
blierait sous une estrade ou sous un matelas à l'heure
où un sexe succède à l'autre! Franchement, un Euro-
péen seul serait capable d'une telle idée, qui confon-
drait l'esprit d'un musulman.
Je n'étais jamais entré dans Beyrouth h cette heure
indue , et je m'y trouvais comme cet homme des Mille
et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le
peuple est changé en pierre. Tout dormait encore pro-
fondément •, les sentinelles sous la porte, sur la place
les âniers qui attendaient les dames, endormies aussi
probablement dans les hautes galeries du bain -, les
328 VUYAGK E.\ URJKM.
marcliaiids de dattes et de pastèques établis près de la
fontaine, le cafedji dans sa boutique avec tous ses con-
sommateurs, le hamal ou portefaix la tète appuyée sur
son fardeau, le chamelier près de sa bète accroupie, et
de grands diables d'Albanais formant corps de garde
devant le sérail du pacha : tout cela dormait du som-
meil de rinnocence, laissant la ville à l'abandon.
C'est à une heure pareille et pendant un sommeil
semblable que trois cents Druses s^emparèrent un jour
de Damas. Il leur avait sufli d'entrer séparément, de se
mêler à la foule des campagnards qui le matin remplit
les bazars et les places , puis ils avaient feint de s^en-
dormir comme les autres ; mais leurs groupes, habile-
ment distribués, s'emparèrent dans le même instant
des principaux postes, pendant que la troupe princi-
pale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les
habitants, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire
à une armée et se barricadaient dans leurs maisons ;
les soldats en faisaient autant dans leurs casernes , si
bien qu'au bout d'une heure les trois cents cavaliers
regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inatta-
quables du Liban.
Voilà ce qu^une ville risque à dormir en plein jour.
Cependant à Beyrouth la colonie européenne ne se livre
pas tout entière aux douceurs de la sieste. En mar-
chant vers la droite, je distinguai bientôt un certain
mouvement dans une rue ouverte sur la place ^ une
odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d'une
trattoria^ et l'enseigne du célèbre Battista ne tarda pas
à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels des-
tinés, en Orient, aux voyageurs d'Europe pour avoir
songé un instant à profiter de l'hospitalité du seigneur
Battista, l'unique aubergiste franc de Beyrouth, l^s
Anglais ont gâté partout ces établissements , plus mo-
destes d'ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix.
Je pensai dans ce moment-là qu'il n'y aurait pas d'in-
SÉJOUR AU LIBAN. 329
■
convénieni à profiter de la table d'hôte, si Ton m'y vou-
lait bien admettre. A tout hasard, je montai.
III. — li» table d'hôte.
Au premier étage, je me vis sur une terrasse en-
caissée dans les bâtiments et dominée par les fenêtres
intérieures. Un vaste tendido blanc et rouge protégeait
une longue table servie à l'européenne, et dont presque
toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des
places encore inoccupées. Sur la porte d'un cabinet
situé au fond et de plain pied avec la terrasse , je lus
ces mots : « Quï sipaga 60 piastres per giorno. (Ici Ton
paye 60 piastres par jour.) »
Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette
salle en attendant le coup de cloche. Bientôt deux
femmes descendirent, et Ton se mit à table. Auprès de
moi se trouvait un Anglais d'apparence grave, qui se
faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée por-
tant un costume de basin blanc et des boucles d'oreilles
d'argent. Je pensai que c'était quelque nabab qui avait
à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas à
m'adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les
Anglais ne parlant jamais qu'aux gens qui leur ont été
présentés ; mais celui-ci était dans une position parti-
culière : c'était un missionnaire de la société évangé-
lique de Londres, chargé de faire en tout pays des
conversions anglaises, et forcé de dépouiller le cant en
mainte occasion pour attirer les âmes dans ses filets.
11 arrivait justement de la montagne, et je fus charmé
de pouvoir tirer de lui quelques renseignements avant
d'y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nou-
velles de l'alerte qui venait d'émouvoir les environs de
Beyrouth,
28.
330 VOYAGE EN ORIENT
« Ce n'est rien, me dil-il, Taffaire est manquée.
— Quelle affaire?
— Cette lutte des Maronites et des Druses dans les
villages mixtes.
— Vous venez donc, lui dis^je, du pays où Ton se
battait ces jours-ci ?
— Oh! oui, je suis allé pacifier... pacifier tout dans
le canton de Bekfaya, parce que TAngleterre a beaucoup
d'amis dans la montagne.
— Ce sont les Druses qui sont les amis de l'Angleterre ?
— Oh ! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux ■
on les tue , on les brûle , on éventre leurs femmes , on
détruit leurs arbres , leurs moissons.
— Pardon -, mais nous nous figurons en France que ce
sont eux au contraire qui oppriment les chrétiens I
— Oh Dieu ! non , les pauvres gens ! Ce sont de mal-
heureux cultivateurs qui ne pensent à rien de mal ; mais
vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui
allument la guerre, qui excitent contre eux les Maro-
nites, beaucoup plus nombreux ; les Druses se défendent
comme ils peuvent, et, sans l'Angleterre, ils seraient
déjà écrasés. L'Angleterre est toujours pour le plus faible,
pour celui qui souffre...
— Oui, dis-je, c'est une grande nation... Ainsi, vous
êtes parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces
jours-ci ?
— Oh ! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais;
nous avons dit aux Druses que l'Angleterre ne les aban-
donnerait pas , qu'on leur ferait rendre justice. Ils ont
mis le feu au village, et puis ils sont revenus chez eux
tranquillement, ils ont accepté plus de trois cents Bi-
bles, et nous avons converti beaucoup de ces braves
gens î ♦
— Je ne comprends pas, fls-je observer au révérend,
comment on peut se convertir à la foi anglicane , car
enfin, ]>our cela, il faudrait devenir Anglais,
SÉJOl'R AU LIBAN. 331
— Ôh! non... Vous appartenez à la société évangc-
lique , vous êtes protégé paf rAnglelefre ; quant à deve-
nir Anglais , vous ne pouvez pas.
— Et quel est le chef de la religion ?
— Oh ! c'est sa gracieuse majesté , c'est notre reine
d'Angleterre.
— Mais c'est une charmante papesse , et je vous jure
qu'il y aurait de quoi me décider moi-même...
— Oh! vous autres Français, vous plaisantez lou-^
jours... vous n'êtes pas de bons amis de TAngleterre.
— Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un
épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos
missionnaires qui, à Paris, avait entrepris de me conver-
tir; j'ai conservé môme la Bible qu'il m'a donnée, mais
j'en suis encore à comprendre comment on peut faire
d'un Français un anglican.
— Pourtant il y en a beaucoup parmi vous... et si
vous avez reçu, étant enfant, la parole de vérité, alors
elle pourra bien mûrir en vous plus tard. »
Je n'essayai pas de détromper le révérend, car on de»
vient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu'on n'est
guidé que par la curiosité et le désir d'observer les mœurs;
mais je compris que la circonstance d'avoir connu autre-
fois un missionnaire anglais me donnait quelque titre
à la confiance de mon voisin de table.
Les deux dames anglaises que j'avais remarquées se
trouvaient placées à gauche de mon révérend, et j'appris
bientôt que l'une était sa femme, et l'autre sa belles-
sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais sans sa
famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occu-
pait Tappartement principal de l'hôtel. Quand nous
nous fûmes levés de table, il entra chez lui un instant,
et revint bientôt tenant une sorte d'album qu'il me fit
voir avec triomphe. « Tenez, me dil^il, voici le détail des
abjurations que j'ai obtenues dans ma dernière tournée
en faveur de notre sainte religion. »
332 VOYAGE EN ORIENT.
Une foule de déclarations, de signatures et de cachets
arabes couvraient en efiet les pages du livre. Je remar-
quai que ce registre était tenu en partie double; chaque
verso donnait la liste des présents et sommes reçus par
les néophytes anglicans. Quelques-uns n^avaient reçu
qu^un fusil, un èachemire, ou des parures pour leurs
femmes. Je demandai au révérend si la société évangc-
lique lui donnait une prime par chaque conversion. 11
ne fit aucune difficulté de me Tavoùer ; il lui semblait
naturel, ainsi qu'à moi du reste, que des voyages coû-
teux et pleins de dangers fussent largement rétribués.
Je compris encore, dans les détails qu'il ajouta, quelle
supériorité la richesse des agents anglais leur donne en
Orient sur ceux des autres nations.
Nous avions pris place sur un divan dans le cabinet
de conversation , et le domestique bronzé du révérend
s'était agenouillé devant lui pour allumer son narghilé.
Je demandai si ce jeune homme n'était pas un Indien ;
mais c'était un Parsis des environs de Bagdad, une
des plus éclatantes conversions du révérend , qu'il ra-
menait en Angleterre comme échantillon de ses tra-
vaux.
En attendant, le Parsis lui servait de domestique
autant que de disciple ; il brossait sans doute ses habits
avec ferveur et vernissait ses bottes avec componction.
Je le plaignais un peu en moi-même d'avoir abandonné
le culte d'Oromaze pour le modeste emploi de jockey
évangélique. J'espérais être présenté aux dames, qui
s'étaient retirées dans l'appartement ; mais le révérend
garda sur ce point seul toute la réserve anglaise. Pen-
dant que nous causions encore, un bruit de musique
militaire retentit fortement à nos oreilles. (( Il y a, me
dit l'Anglais , une réception chez le pacha. C'est une
députation des cheiks maronites qui viennent lui faire
leurs doléances. Ce sont des gens qui se plaignent tou-
jours ; mais le pacha a l'oreille dure.
SÉJOUR AU LIBAN, 333
— On peut bien reconnaître cela à sa musique , dis-
je ; je n'ai jamais entendu un pareil vacarme.
— C'est pourtant votrechant national qu'on exécute,
c'est la Marseillaise.
— Je ne m'en serais guère douté.
— Je le sais, moi, parce que j'entends cela tous les
matins et tous les soirs, et que l'on m'a appris qu'ils
croyaient exécuter cet air- »
Avec plus d'attention je parvins en effet à distinguer
quelques notes perdues dans une foule d'agréments par-
ticuliers à la musique turque.
La ville paraissait décidément s'être réveillée, la brise
maritime de trois heures agitait doucement les toiles
tendues sur la terrasse de Phôtel. Je saluai le révérend
en le remerciant des façons polies qu'il avait montrées
à mon égards et qui ne sont rares chez les Anglais qu'à
cause du préjugé social qui les met en garde contre tout
inconnu. Il me semble qu'il y a là sinon une preuve
d'égoïsme, au moins un manque de générosité.
Je fus étonné de n'avoir à payer en sortant de l'hôtel
que dix piastres (2 francs 60 centimes) pour la table
d'hôte. Le signer Battista me prit à part et me fît un
reproche amical de n'être pas venu demeurer dans son
hôtel. Je lui montrai la pancarte annonçant qu'on n'y
était admis que moyennant soixante piastres, ce qt|i
portait la dépense à dix-huit cents piastres par mois.
« Ah! corpo di me ! s'écria-t-il. Questo è per gli Inglesi
che hanno molto moneta, e che sono tutti hereticiL.. ma,
per gli Francesi, e altri Romani è soltante cinque fran-^
chil » (Ceci est pour les Anglais, qui ont beaucoup d'ar-
gent et qui sont tous hérétiques; mais pour les Français
et les autres Romains, c'est seulement 5 francs. )
C'est bien différent ! pensai-je, et je m'applaudis d'au-
tant plus de ne pas appartenir à la religion anglicane,
puisqu'on rencontrait chez les hôteliers de Syrie des sen-
timents si catholiques et si romains.
334 . VOYAGE EN ORIENT.
IT. — lie palais da pacha*
I^ seigneur Battis ta mit le comble à ses bons pro-
cédés en me promettant de me trouver un cheval pour
le lendemain matin. Tranquillisé de ce côté^ je n^avais
plus qu'à me promener dans la ville, et je commençai
par traverser la place pour aller voir ce qui se passait
au château du pacha. Il y avait là une grande foule au
milieu de laquelle les cheiks maronites s'avançaient
deux par deux comme un cortège suppliant, dont la
télé avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs
amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et
leurs cafetans tramés d'or ou d'argent, leurs armes
brillantes, tout ce luxe d'extérieur qui, dans les autres
pays d'Orient, est le partage de la seule race turque,
donnait à cette procession un aspect fort imposant du
reste. Je parvins à m'introduire à leur suite dans le pa-
lais, où la musique continuait à transfigurer la Mar-
seillaise k grsLïid renfort de fifres, de triangles et de cym-
bales.
La cour est formée par l'enceinte même du vieux pa-
lais de Fakardin, On y distingue encore les traces du
style de la renaissance, que ce prince druse affectionnait
depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas s'étonner
d'entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakar-
din, qui se prononce en arabe Fakr-el-Din : c'est le héros
du Liban 5 c'est aussi le premier souverain d'Asie qui
ait daigné visiter nos climats du Nord. Il fut accueilli à
la cour des Médicis comme la révélation d'une chose
inouïe alors, c'est-à-dire qu'il existât au pays des Sar-
rasins un peuple dévoué à l'Europe, soit par religion,
soit par sympathie.
Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héri-
tier des sciences grecques du Bas-Empire, conservées à
SÉJOUR AU LIBAN. 335
travers les traductions arabes, qui ont sauvé tant de
livres précieux et nous ont transmis leurs bienfaits^ en
France, on voulut voir en lui un descendant de quelques
vieux croisés réfugiés dans le Liban à l'époque de saint
Louis -, on chercha dans le nom même du peuple druse un
rapport d'allitération qui conduisit à le faire descendre
d^un certain comte de Dreux. Fakardin accepta toutes
ces suppositions avec le laisser-aller prudent et rusé des
Levantins-, il avait besoin de l'Europe i>our lutter contre
le sultan.
11 passa à Florence pour chrétien ; il le devint peut-
être, comme nous avons vu faire de notre temps à Témir
Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin
dans la souveraineté du Liban -, mais c'était un Druse
toujours, c'est-à-dire le représentant d'une religion sin-
gulière, qui, formée des débris de toutes les croyances
antérieures, permet à ses fidèles d'accepter momentané-
ment toutes les formes possibles de culte, comme fai-
saient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la religion
druse n'est qu'une sorte de franc-maçonnerie, pour parler
selon les idées modernes,
Fakardin représenta quelque temps l'idéal que nous
nous formons d'Hirara, l'antique roi du Liban, l'ami de
Salomon, le héros des associations mystiques. Maître de
toutes les côtes de l'ancienne Phénicie et de la Palestine,
il tenta de constituer la Syrie entière en un royaume
indépendant -, l'appui qu'il attendait des rois de l'Eu-
rope lui manqua pour réaliser ce dessein. Maintenant
son souvenir est resté pour le Liban un idéal de gloire
et de puissance; les débris de ses constructions, ruinées
par la guerre plus que par le temps, rivalisent avec les
antiques travaux des Romains. L'art italien, qu'il avait
appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a
semé çà et là des ornements, des statues et des colon-
nades, que les musulmans, rentrés en vainqueurs, se sont
bâtés de détruire, étonnés d'avoir vu renaître tout à
336 VOYAGE KX ORIENT.
l'oup ces nrls païens (ioui leurs conquêtes avaient fait
litière depuis longtemps.
C'est ddnc à la place môme où ces frêles merveilles
ont existé trop peu d'années, où le souffle de la renais-
sance avait de loin resemé quelques germes de l'anti-
quité grecque et romaine, que s'élève le kiosque de
charpente qu*a fait construire le pacha. Le cortège des
Maronites s'était rangé sous les fenêtres en attendant le
bon plaisir de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas
à les introduire.
Lorsqu'on ouvrit le vestibule, j'aperçus, parmi les se-
crétaires et officiers qui stationnaient dans la salle,
l'Arménien qui avait été mon compagnon de traversée
sur la Santa-Barbara. Il était vêtu de neuf, portait à sa
ceinture une écritoire d'argent, et tenait à la main des
parchemins et des brochures. 11 ne faut pas s'étonner,
dans le pays des contes arabes, de retrouver un pauvre
diable qu'on a perdu de vue en bonne position à la cour.
Mon Arménien me reconnut tout d'abord, et parut
charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme
en qualité d'employé turc, et s'exprimait déjà avec une
certaine dignité.
<( Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une
situation convenable ; vous me faites l'effet d'un homme
en place, et je regrette de n'avoir rien à solliciter.
— Mon Dieu ! me dit-il, je n'ai pas encore beaucoup
de crédit, mais je suis entièrement à votre service. »
Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule
pendant que le cortège des cheiks se rendait à la salle
d'audience du pacha.
(c Et que faites-vous là? dis-je à l'Arménien.
— On m'emploie comme traducteur. Le pacha m'a
demandé hier une version turque de la brochure que
voici. »
Je jetai un coup d'oeil sur cette brochure, imprimée à
Paris; c'était un rapport de M. Crémieux touchant
SÉJOlîK Ai: LIBAN. 337
TafTâire des Juifs de Damas. L'Europe a oublié ce triste
épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont
on avait accusé les Juifs. Le pacha sentait le besoin de
s'éclairer sur cette affaire, terminée depuis cinq ans.
C'est là de la conscience, assurément.
L'Arménien était chargé en outre de traduire Y Esprit
des lois de Montesquieu et un manuel de la garde natio-
nale parisienne. 11 trouvait ce dernier ouvrage très-
diffîcile, et me pria de l'aider pour certaines expressions
qu'il n'entendait pas. L'idée du pacha était de créer une
garde nationale à Beyrouth, comme du reste il en existe
une maintenant au Caire et dans bien d'autres villes de
rOrient. Quant à V Esprit des lois^ je pense qu'on avait
choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu'il
contenait des règlements de police applicables à tous
les pays. L'Arménien en avait déjà traduit une partie,
et trouvait l'ouvrage agréable et d'un style aisé, qui ne
perdait que bien peu sans doute à la traduction.
Je lui demandai s'il pouvait me faire voir la récep-
tion chez le pacha des cheiks maronites *, mais personne
n'y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait
été donné à chacun d'eux, seulement à l'effet de se pré-
senter au pacha, car on sait que les cheiks maronites
ou druses n'ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth.
Leurs vassaux y entrent sans difficultés, mais il y a pour
eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard, on les ren-
contre dans l'intérieur de la ville. Les Turcs craignent
leur influence sur la population ou les rixes que pourrait
amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours
armés^ accompagnés d'une suite nombreuse et prêts à
lutter sans cesse pour des questions de préséance. 11
faut dire aussi que cette loi n'est observée rigoureuse-
ment que dans les moments de troubles.
Du reste, l'Arménien m'apprit que Taudience du pa-
cha se bornait à recevoir les cheiks, qu'il invitait à
s'asseoir sur deâ divans autour de la salle; ,que là des
29
338 VOYAGE EX ORIENT.
esclaves leur apportaient à chacun un chibouck et leur
servaient ensuite du café, après quoi le pacha écoutait
leurs doléances, et leur répondait invariablement que
leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes
identiques; qu'il réfléchirait mûrement pour voir de
quel côté était la justice, et qu'on pouvait tout espérer
du gouvernement paternel de Sa Hautesse, devant qui
toutes les religions et toutes les races de Tempire au-
ront toujours des droits égaux. En fait de procédés di-
]»}omatiques^ les Turcs sont au niveau de l'Europe pour
le moins.
Il faut reconnaître d'ailleurs que le rôle des pachas
n'est pas facile dans ce pays. On sait quelle est la diver-
sité des races qui habitent la longue chaîne du Liban et
du Carmel, et qui dominent de là comme d'un fort tout
le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l'auto-
rité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protec-
tion de la France et de l'Autriche ; les Grecs-unis, plus
nombreux, mais moins influents, parce qu'ils se trouvent
en général répandus dans le plat pays, sont soutenus
par la Russie; les Druses, les Ansariés et les Métualis,
qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que
repousse l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre
un moyen d'action que les autres puissances lui aban-
donnent trop généreusement.
V. — lies baaBars. — Eie port*
Je sortis de la cour du palais, traversant une fbule
compacte, qui toutefois ne semblait attirée que par la
curiosité. En pénétrant dans les rues sombres que for-
ment les hautes maisons de Beyrouth, bâties toutes
comme des forteresses , et que relient çà et là des pas-
sages voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pen-
dant les heures de l$i sieste ; les montagnards encom^
SÉJOUR AU LIBAN. 339
braient rimmense bazar qui occupe les quartiers du
centre , et qui se divise par ordre de denrées et de mar-
chandises. La présence des femmes dans quelques bou-
tiques est une particularité remarquable pour TOrienl,
et qu'explique la rareté, dans cette population, delà
race mulsumane.
Rien n'est plus amusant à parcourir que ces longues
allées d'étalages protégées par des tentures de diverses
couleurs , qui n'empochent pas quelques rayons de soleil
de se jouer sur les fruits et sur la verdure aux teintes
éclatantes, ou d'aller pins loin faire scintiller les brode-
ries des riches vêtements suspendus aux portes des fri-
piers. J'avais grande envie ^'ajouter à mon costume un
détail de parure spécialement syrienne, et qui consiste à
se draper le front et les tempes d'un mouchoir de soie
rayée d'or, qu'on appelle cafjléh^ et qu'on fait tenir sur
la tête en l'entourant d'une corde de crin tordu •, l'utilité
de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col
de^ courants d'air, si dangereux dans un pays de mon-
tagnes. On m'en vendit un fort brillant pour quarante
piastres, et, l'ayant essayé chez un barbier, je me trouvai
la mine d'un roi d'Orient.
Ces mouchoirs se font à Damas ; quelques-uns viennent
de Brousse, quelques-uns aussi de Lyon. De longs cor-
dons de soie avec des nœuds et des houppes se répandent
avec grâce sur le dos et sur les épaules, et satisfont cette
coquetterie de Thomme , si naturelle dans les pays où
Ton peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut
sembler puéril ; pourtant il me semble que la dignité de
Textérieur rejaillit sur les pensées et sur les actes de la
vie ; il s'y joint encore , en Orient, une certaine assu-
rance mâle, qui lient à l'usage de porter des armes à la
ceinture : on sent qu'on doit être en toute occasion res-
pectable et respecté; aussi la brusquerie et les querelles
sont-elles rares, parce que chacun sait bien qu'à la
moindre insulte il peut y avoir du sang de versé.
V
340 VOYAGE EN ORIENT.
Jamais je n'ai vu de si beaux enfants que ceux qui
couraient et jouaient dans la plus belle allée du bazar.
Des jeunes filles sveltes et rieuses se pressaient autour
des élégantes fontaines de marbre ornées à la maures-
que, et s'en éloignaient tour à tour en portant sur leur
tête de grands vases de forme antique. On distingue dans
ce pays beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte,
plus foncée que chez nous, a quelque chose de la pourpre
ou du cramoisi. Cette couleur est tellement une beauté
en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs che-
veux blonds ou noirs avec le henné, qui partout ailleurs
ne sert qu'à rougir la plante des pieds, les ongles et la
paume des mains.
Il y avait encore aux diverses places où se croisent les
allées, des vendeurs de glaces et de sorbets, composant
à mesure ces breuvages avec la neige recueillie au som-
met du Sannin. Un brillant café, fréquenté principale-
ment par les militaires, fournit aussi j au point central
du bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m'y
arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser du mouve-
ment de cette foule active , qui réunissait sur un seul
point tous les costumes si variés de la montagne. Il y a,
du reste, quelque chose de comique à voir s'agiter dans
les discussions d'achat et de vente les cornes d'orfèvrerie
(tantonrs)^ hautes de plus d'un pied, que les femmes
druses et maronites portent sur la tête et qui balancent
sur leur figure un long voile qu'elles y ramènent à vo-
lonté. La position de cet ornement leur donne l'air de
ces fabuleuses licornes qui servent de support à l'écusson
d'Angleterre. Leur costume extérieur est uniformément
blanc ou noir.
La principale mosquée de la ville, qui donne sur l'une
des rues du bazar, est une ancienne église des croisades
où l'on voit encore le tombeau d'un chevalier breton.
En sortant de ce quartier pour se rendre vers le port,
on descend une large rue, consacrée au commerce franc.
SÉJOUR AU LIBAN. 34 1
Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce
de Londres. A droite est le quartier des trecs, rempli
de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour
les arts se manifeste par une multitude de gravures en
bois coloriées, qui égayent les murs avec les principales
scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830.
Pour contempler à loisir ce musée , je demandai une
bouteille de vin de Chypre , qu'on m^apporta bientôt à
Tendroit où j^étais assis , en me recommandant de la
tenir cacliée à Tombre de la table. Il ne faut pas donner
aux musulmans qui passent le scandale de voir que Ton
boit du vin. Toutefois Vagim vitœ, qui est de Tanisette,
se consomme ostensiblement.
Le quartier grec communique avec le port par une .
rue qu^habilent les banquiers et les changeurs. De hautes
murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres
ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des
intérieurs construits dans le style vénitien 5 c'est un
reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant long-
temps au gouvernement des émirs druses et à ses rela-
tions de commerce avec TEurope. Les consulats sont
pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai
rapidement. J'avais hâte d'arriver au port et de m'aban-
donner entièrement à Timpression du splendide spec-
tacle qui m'y attendait.
nature! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient
bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie,
spectacle des plus belles races humaines, des costumes,
des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d'azur,
comment peindre Timpression que vous causez à tout
rêveur, et qui n'est pourtant que la réalité d'im senti-
ment prévu ? On a déjà lu cela dans les livres , on Ta
admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles
peintures italiennes qui se rapportent à l'époque de la
puissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais
ce qui surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore
29.
342 VOYAGE EN OHIEXT.
si pareil à Tidée qu'on s'en est formée. On coudoie avec
surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux
siècles , comme si Fesprit remontait les âges , comme si
le passé splendide des temps écoulés s'était reformé pour
un instant. Suis-je bien le fils d'un pays grave, d*un
siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux
qui l'ont précédé? Me voilà transformé moi-même, ob-
servant et posant à la fois, figure découpée d'une marine
de Joseph Vernet.
J'ai pris place dans un café établi sur nne estrade que
soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes
enfoncées dans la grève. A travers les fentes des planches,
on voit le flot verdàtre qui bat la rive sous nos pieds. Des
matelots de t^us pays, des montagnards, des Bédouins
au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine
de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois
jeunes cafeâjis servent et renouvellent ça et là les JÈne"
ianes, pleines d'un moka écumant, dans leurs enveloppes
de filigrane doré; le soleil, qui descend vers les monts
de Chypre , à peine cachés par la ligne extrême des
flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui
brillent encore sur les plus pauvres haillons ; il découpe,
à droite du quai, Tombre immense du château maritime
qui protège le port, amas de tours groupées sur des
rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et
déchiqueté les murailles. Ce n*est pkis qu^m débris qui
se soutient par sa massA et qui atteste l'iniquité d'un
ravage inutile. A gauche, une jetée s'avance dans la mer,
soutenant les bâtiments blancs de la douane ; comme le
quai même, elle est formée presque entièrement des
débris de colonnes de l'ancienne Beryte ou de la cité
romaine de Julia Félix.
Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois
fois l'ont faite reine du Liban? Aujourd'hui, c'est sa si-
tuation au pied de monts verdoyant s, au milieu de jar-
dins et de p'aines fertiles, au foj»d d'un golfe gracieux
SÉJOl'R AU LîBAX. 343
que TEurope emplit continuellement de ses vaisseaux,
c'est le commerce de Damas et le rendez-vous central
des populations industrieuses de la montagne, qui font
encore la puissance et l'avenir de Beyrouth. Je ne connais
rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui
réalise mieux l'ancienne idée que se fait l'Europe de ces
Echelles du Leimni^ où se passaient des romans ou des
comédies. Ne réve-t-on pas des aventures et des mystères
à la vue de ces hantes maisons, de ces fenôtres grillées
où .l'on voit s'allumer souvent l'œil curieux dès-jeunes
filles. Qui oserait pénétrer dans ces forteresses du pou-
voir marital et paternel, ou plutôt qui n'aurait la tenta-
tion de Toser ? Mais, hélas ! les aventures, ici, sont plus
rares qu'au Caire; la population est sérieuse autant
qu'affairée: la tenue des femmes annonce le travail et
l'aisance. Quelque chose de biblique et d'austère résulte
de l'impression générale du tableau : cette mer encais-
sée dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de
paysage qui se développent sur les divers plans des mon-
tagnes, ces tours à créneaux, ces constructions ogivales,
portent l'esprit à la méditation, à la rêverie.
Pour voir s'agrandir encore ce beau spectacle, j'avais
quitté le café et je me dirigeais vers la promenade du
Raz-Beyrouth, située h gauche de la ville. Les feux rou-
geâtres du couchant teignaient de reflets charmants la
chafne de montagnes qui descend vers Sidon ; tout le
hord de la mer forme à droite des découpures de rochers,
et çà et là des bassins naturels qu'a remplis le flot dans
les jours d'orage ; des femmes et des jeunes filles y plon-
geaient leurs pieds en faisant baigner de petits enfants.
Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des restes
de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A
gauche, près d'une petite mosquée qui domine un cime-
tière turc, on voit quelques énormes colonnes de granit
rouge couchées à terre -, est-ce là, comme on le dit, que
fut le cirque d'Hérode-Agrippa ?
344 VOYAGE EN OKIENT.
¥1. — lie tombean d« MiBion.
Je cherchai^ en moi-même à résoudre cette question,
quand j'entendis des chants et des bruits d'instniments
dans un ravin qui borde les murailles de la ville. 11 me
sembla que c'était peut-être un mariage, car le carac-
tère des chants était joyeux -, mais je vis bientôt paraître
un groupe de musulmans «agitant des drapeaux, puis
d^autres qui portaient sur leurs épaules un corps cou-
ché sur une sorte de litière; quelques femmes suivaient
en poussant des cris, puis une foule d^hommes encore
avec des drapeaux et des branches d'arbre.
Ils s'arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à
terre le corps entièrement couvert de fleurs ; le voisi-
nage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et
même à l'impression des chants bizarres qu'ils enton-
naient d'une voix traînante. La foule des promeneurs
s'était réunie sur ce point et contemplait avec respect
cette cérémonie. Un négociant italien près duquel j étais
me dit que ce n'était pas là un enterrement ordinaire,
et que le défunt était un santon qui vivait depuis long-
temps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme
un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence
avait été, dans les derniers temps, une grotte situécsous
une terrasse dans un des jardins de la ville; c'était là
qu'il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu'on
venait le consulter de toutes parts.
De temps en temps il faisait une tournée dans la ville
et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les
boutiques des marchands arabes. Dans ce cas ces der-
niers sont pleins de recx)nnaissance, et pensent que cela
leur portera bonheur ; mais les Européens n'étant pas
de cet avis, après quelques visites de cette pratique sin-
gulière, ils s'étaient plaints au pacha et avaient obtenu
SÉJOUR Al L1HAN« 34Ô
qu'on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les
Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s'étaient pas oppo-
sés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon
de provisions e^ de présents. Maintenant, le personnage
étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu'on
ne pleure pas un saint turc comme les morfels ordinaires.
La certitude qu'après bien des macérations il a enfin
conquis la béatitude éternelle, fait qu'on regarde cet
événement comme heureux, et qu'on le célèbre au bruit
des instruments ; autrefois il y avait même en pareil cas
des danses, des chants d'aimées et des banquets publies.
Cependant l'on avait ouvert la porte d'une petite con-
struction carrée avec dôme destinée à être le tombeau
du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule,
avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment
d'entrer, ils semblèrent repoussés par une force incon-
nue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri
de stupéfaction dans l'assemblée. Ils se retournèrent
vers la foule avec colère et prétendirent que les pleu^
reuses qui suivaient le corps et les chanteurs d'hymnes
avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris.
On recommença avec plus d'ensemble ; mais, au moment
de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des
vieillards élevèrent alors la voix. C'est, dirent-ils, un
caprice du vénérable santon, il ne veut pas entrer les
pieds en avant dans le tombeau. On retourna le corps, les
chants reprirent de nouveau ; autre caprice, autre chute
des derviches qui portaient le cercueil.
On se consulta. « C'est peut-être, dirent quelques
croyants, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de
lui, il faudra lui en construire une plus belle.
— Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non
plus obéir à toutes ses idées, le saint homme a toujours
été d'une humeur inégale. Tâchons toujours de le faire
entrer ^ une fois qu'il sera dedans, peut-être s'y plaira-t-il ^
autrement il sera toujours temps de le mettre ailleurs.
346 VOYACE EN ORIENT.
— Comment faire? dirent les derviches.
— Eh bien! il faut tourner rapidement pour Tétour-
dir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se re-
connaître, vous le pousserez dans l'ouverture. »
Ce conseil réunit tous les suffrages; les chants reten-
tirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, pre-
nant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner
pendant quelques minutes; puis, par un mouvement
Fubit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec
un plein succès. Le peuple attendait avec anxiété le ré-
sultat de cette manœuvre hardie ; on craignait un ins-
tant que les derviches ne fussent victimes de leur audace
et que les murs ne s'écroulassent sur eux ; mais ils ne
tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu'après
quelques difficultés le saint s^était tenu tranquille : sur
quoi la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit
dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent
la côte du Raz-Bevrouth.
C'était le second miracle turc que j'eusse été admis
à voir (on se souvient de celui de la Dhossa, où le shé-
rif de la Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par
les corps des croyants) ; mais ici le spectacle de ce mort
capricieux, qui s'agitait dans les bras des porteurs et
refusait d'entrer dans son tombeau, me remit en mé-
moire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes
fantaisies à une statue de bronze de l'Apollon syrien.
C'était dans un temple situé à l'est du Liban, et dont
les prêtres, une fois par année, allaient, selon l'usage,
lavçr leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait
toujours longtemps à cette cérémonie... il n'aimait pas
l'eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes,
et s'agitait visiblement sur les épaules des porteurs,
qu'il renversait à plusieurs reprises.
Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine
habileté gymnastique des prêtres; mais faut-il avoir
pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l'an-
SFJOtn KV URAN. 347
liqiiité? Pour moi, j'ai toujours été plus disposé à tout
croire qu'à tout nier, et la Bible admettant les prodiges
attribués à l'Apollon syrieu, lequel n'est autre que Baal,
je ne vois pas pourquoi cette puissance accordée aux gé-
nies rebelles et aux esprits de Python n'aurait pas pro-
duit de tels effets ; je ne vois pas non plus pourquoi Tàma
immortelle d 'un pauvre santon n'exercerait pas une action
magnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté.
Et d'ailleurs qui oserait faire du scepticisnoe au pied
du Liban? Ce rivage n'est-il pas le berceau n^ôme de
toutes les croyances du monde? Interroge? le premier
montagnard qui passe : il vous dira que c'est sur ce point
de la terre qu'eurent lieu les scènes primitives de la
Bible ^ il vous conduira à l'endroit où fumèrent les pre-
miers sacrifices*^ il vous montrera le rocher taché du
sang d'Abel ; plus loin existait la ville d'Enochia, bâtie
par les géants, et dont on distingue encore les traces ^
ailleurs c'est le tombeau de Chanaan, fils de Cham.
Placez-vous au point de vue de l'antiquité grecque, et
vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant
cortège des divinités dont la Grèce accepta et trans-
forma le culte, propagé par les émigrations phéni-
ciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris
de Vénus pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes
mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent en-
core des orgies nocturnes, qu'on allait prier et pleurer
sur l'image de la victime, pâle idole de marbre ou d'ivoire
aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes
éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les
chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la
nuit du Vendredi-Saint : une mère en pleurs tient la
place de l'amante, mais l'imitation plastique n'est pas
moins saisissante ^ on a conservé les formes de la fête
décrite si poétiquement dans l'idylle de Théocrite.
Croyez aussi que bien des traditions primitives n'ont
fait que se transformer ou se renouveler dans les cultes
Ms yovage es orient.
nouveaux. Je ne sais trop si notre Église tient beaucoup
à la légende de Siméon Stylite, et je pense bien que l'on
peut, sans irrévérence, trouver exagéré le système de
mortification de ce saint ^ mais Lucien nous apprend
encore que certains dévots de Tantiquité se tenaient de-
bout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre que
Bacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en
l'honneur de Priape et de Junon.
Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs
antiques et de rêveries religieuses où conduisent si in-
vinciblement l'aspect des lieux et le mélange de ces po-
pulations, qui résument peut-être en elles toutes les
croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse,
Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu'au Bouddha
indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux...
Ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville,
l'emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte
d'Alexandrie de l'époque romaine? Mais non, tout est
calme et morne aujourd'hui sous l'influence des idées
modernes. C'est dans la montagne que nous retrouverons
sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges con-
trastes que tant d'auteurs ont indiqués, et que si peu ont
été à même d'observée.
APPENDICE
MOEURS DES ÉGYPTIENS MODERNES
I
DE LA CONDITION DES FEMMES.
On a cru longtemps que l'islamisme plaçait la femme dans
une position très-inférieure k celle de Tbomme , et en fai-
sait, pour ainsi dire, l'esclave de son mari. C'est une idée
qui ne résiste pas à l'examen sérieux des mœurs de l'Orient.
Il faudrait dire plutôt que Mahomet a rendu la condition des
femmes beaucoup meilleure qu'elle ne l'était avant lui.
Moïse établissait que l'impureté de la femme, qui met au
jour une fille et apporte au monde une nouvelle cause de
péché, doit être plus longue que celle de la mère d'un enfant
roàle. Le Talmud excluait les femmes des cérémonies reli-
gieuses et leur défendait l'entrée du temple. Mahomet , au
contraire, déclare que la femme est la gloire de l'homme;
il lui permet l'entrée des mosquées, et lui donne pour mo-
dèles Âsia, femme de Pharaon, Marie, mère du Christ,
et sa propre fille Fatime. Abandonnons aussi l'idée euro-
péenne qui présente les musulmans comme ne croyant pas
à l'âme des femmes. Il est une autre opinion plus répandue
encore , qui consiste k penser que les Turcs rêvent un ciel
peuplé de liouris, toujours jeunes et toujours nouvelles, c'est
une erreur; les houris seront simplement leurs épouses ra-
jeunies et transfigurées^ car Mahomet prie le Seigneur d'ou-
30
350 APPENUICE.
vrir rËden aux vrais croyaols, aiusi qu*k leurs parents, k
leurs épouses el à leurs enfants qui auraient pratiqué la
vertu. <r Entrez dans le paradis, s'écrie-t-il ; vous et vos com-
pagnes, réjo.uissez-vous ! ^
Après une telle citation et bien d'autres qu'on pourrait
faire, on se demande d'où est né le préjugé si commun en-
core parmi nous. 11 faut peut-êlr^ n'en Da% cberoher d'autre
motif que celui qu'indique un de nos vieux auteurs. « Cette
tradition fut fondée sur une plaisanterie de Mahomet à une
vieille femme , qui se plaignait à lui de son sort sur le sujet
du paradis; car il lui dit que les vieilles femmes n'y entre-
raient pas, et, sur ce qu'il la voyait inconsolable, il ajouta
que toutes les vieilles seraient rajeunies avant d'y entrer. »
Du reste , si Mahomet , comme saint Paul , accorde k
l'homme une autorité sur la femme, il a soin de faire re-
marquer que c'est en ce sens qu|il est forcé de la nourrir
et de lui constituer un douaire. Au contraire, l'Européen
exige une dot de la femme qu'il époose.
Quant aux femmes veuves ou libres à un titre quelconque,
elles ont les marnes droits que les hommes^ elles peuvent
acquérir, vendre, hériter ; il est vrai que l'béritage d'une
fille n'est que le tiers de celui du fils i mais, avant Mahomet,
les biens du père étaient partagés entre les seuls enfanta
capables de porter les armes. Les principes de l'islamisme
s'opposent si peu même h la domination de la femme , que
l'on peut citer dans l'histoire des Sarrasins un grand nom-
bre de sultanes absolues, sans parler de la domination réelle
qu'exercent du fond du sérail les sultanes mères et tes favo-
rites.
Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les
harems s'accordent h vanter le bonheur des femmes musul-
manes. « Je suis persuadée, dit lady Montagne, que les fem-
mes seules sont libres eu Turquie. » Elle plaint même un
peu le sort des maris, forcés, en général, pour cacher une
infidélité, de prendre plus de précautions encore que chez
nous. Ce dernier point n'est exact peut-être qu'à l'égard des
Turcs qui ont épousé une femme de grande famille. Lady
Morgan remarque très-justement que la polygamie, tolérée
seulement par Mahomet , est beaucoup plus rare en Orieol
qu'^a Europe, où elle C2^.iste s>ou3 d'autres noms. U faut donc
DE LA CONDITION DES FEMMES. 351
renoïKîer tout k fait k l'idée de ces harems dépeints par Tau-
teur des Lettres persanes, où les femmes, n'ayant jamais vu
d** hommes y étaient bien forcées de trourer aimable le ter-
rible et galant Usbek.
Ceci nous amène à parler de la punition des femmes adul-
f^res. On croit généralement que tout mari a le droit de se
faire justice et de jeter sa femme k la mer dans un sac de
cuir avec un serpent et nn chat. El, d*abord, si ce supplice
a eu lieu quelque{pis, il n'a pu Mre ordonné que par des
Rullans ou des pachas as^ez puissants pour en prendre la
responsabilité. Nous avons vu de pareilles vengeances pen-
dant le moyen âge chrétien.
Reconnaissons que , si un homme tue sa femme surprise
en flagrant délit, il est rarement puni, k moins qu'elle ne
soit de grande famille; mais c'est k peu p^^s comme cher
nous, où les juges acquittent généralement le meurlrier en
pareil cas; autrement il faut pouvoir produire quatre té-
moins, qui, s'ils se trompent ou accusent k faux, risquent
chacun de recevoir qnalre-vingts coups de fouet. Quant k la
femme et k son complice, dûment convaincus du crime, ils
reçoivent cent coups de fouet chacun en présence d'un cer-
tain nombre de croyants. 11 faut remarquer que les esclaves
mariées ne sont passibles que de cinquante coups, en vertu
de celte belle pensée du législateur que les esclaves doivent
être punis moitié moins que les personnes libres, l'esclavage
ne leur laissant que la moitié des biens de la vie.
Tout ceci est dans le Coran; il est vrai qu'il y a bien des
choses, dans le Coran comme dans l'Ëvangile, que les puis-
sants expliquent et modifient selon leur volonté. L'Évangite
ne s'est pas prononcé sur l'esclavage , et , sans parler des
colonies européennes, les peuples chrétiens ont des esclaves
en Orient, comme les Turcs. Le bey de Tunis vient, du reste,
de supprimer Tesclavage dans ses Étals, sans conirevenir
k la loi musulmane. Cela n'est donc qu'une question de
temps. Mais quel est le voyageur qui ne 8*esl étonné de la
douceur de l'esclavage oriental? L'esclave est presque un
enfant adoptif et fait partie de la famille. Il devient souvent
l'héritier du maître; on l'alTranchit presque toujours k sa
mort en lui assurant des moyens de subsistance. 11 ne faut
voir dans l'esclavage dos pays musulmans qu'un moyen d'as-
352 APPENDICE.
similation, qu'une société qui a foi dans, sa force tente s«r
les peuples barbares.
Il esl impossible de méconnaître le caractère féodal et
militaire du Coran. Le vrai croyant est Thomme pur et fort
qui doit dominer par le courage ainsi que par la vertu ; plus
libéral que le noble du moyen âge, il fait part de ses privi-
lèges à quiconque embrasse sa foi ; plus tolérant que l'Hé-
breu de la Bible, qui non-seulement n'admeltail pas les
conversions, mais exterminait les nations vaincues, le mu-
sulman laisse à chacun sa religion et ses mœurs, et ne ré>
clame qu'une suprématie politique. La polygamie et l'escla-
vage sont pour lui seulement des moyens d'éviter de plus
grands maux, tandis que la prostitution, cette autre forme
de l'esclavage, dévore comme une lèpre la société euro-
péenne, en attaquant la dignité humaine, et en repoussant
du sein de la religion, ainsi que les catégories établies par
la morale, de pauvres créatures, victimes souvent de l'avi-
dilo des parents ou de la misère. Veut-on se demander, en
outre, quelle position notre société fait aux bâtards, qui
constituent environ le dixième de la population ? La loi ci-
vile les punit des fautes de leurs pères en les repoussant de
la famille et de l'héritage. Tous les enfants d'un musulman,
au contraire, naissent légitimes; la succession se partage
également entre eux.
Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c'est
une coutume de l'antiquité que suivent en Orient les femmes
cbréiiennes, juives ou druses, et qui n'est obligatoire que
dans les grandes villes. Les femmes de la campagne et des
tribus n'y sont point soumises; aussi les poèmes qui célè-
brent les amours de Keis et Leila, de Khosrou et Scbiraï, de
Gerail et Schamba et autres ne font-ils aucune mention des
voiles ni de la réclusion des femmes arabes. Ces fidèles
amours ressemblent, dans la plupart des détails de la vie, k
ces belles analyses de sentiment qui ont fait battre tous les
cœurs jeunes depuis Daphnis et Ghloé jusqu^à Paul et Vir-
ginie.
Il faut conclure de tout cela que l'islamisme ne repousse
aucun des sentiments élevés attribués généralement à la so-
ciété chrélienne. Les différences ont existé jusqu'ici beau-
coup plus dans la forme que dans le fond des idées; les
LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE. ZSH
mn^nlmam ne consliluent en réalité qu'une sorte de secte
chrétienne; beaucoup d'hérésies protestantes ne sont pas plus
éloi^iées qu'eux des principes de rÉvaogile. Gela est si
vrai, que rien n'oblige une chrétienne qui épouse un Turc k
changef de religion. Le Coran ne défend aux fidèles que de
s'unir k des femines idolâtres, et convient que, dans toutels
les religions fondées sur l'unité de Dieu il est possible de
faire son salut.
II
LA VIE INTERIEURE AU CAIRE.
L'homme qui a atteint Tâge de se marier et qui ne se marie
pas n'est point considéré en Egypte, et s'il ne peut alléguer
de motifs plausibles qui le forcent à rester célibataire, sa ré
putation en souffre. Aussi voit-on beaucoup de mariages
dans ce pays.
Le lendemain de la noce, la femme prend possession du
harem, qui est une partie de la maison séparée du reste. Des
filles et des garçons dansent devant la maison conjugale, ou
' dans aine de ses cours intérieures. Ce jour-là, si le marié est
jeune, l'ami qui, la veille, Ta porté jusqu'au harem* vient
chez lui accompagné d'autres amis; l'on emmène le marié à
la campagne pour toute la journée. Cette cérémonie est nom-
mée El-Houroubeh (la fuitej. Quelquefois le marié lui-même
arrange cette fête et fournit k une partie de la dépense, si elle
dépasse le montant de la contribution (nukout) que ses amis
se sont imposée. Pour égayer la fête, on loue souvent des
musiciens et des danseuses. Si le mari est d'une classe infé-
rieure, il est reconduit chez lui processionnellement, précédé
de trois ou quatre musiciens qui jouent du hautbois et battent
du tambour; les amis et ceux qui accompagnent le nouveau
marié portent des bouquets. S'ils ne rentrent qu'après le cou-
cher du soleil, ils sont accompagnés d'hommes portant des
> Le mnrié« s'il est jeune et célibataire, doit paraître timide, et c'est
lin de ses amis qni, feignant de Ini faire violence, le porte jusqu'à la
rhambrc niiplialc du harem.
30.
/
354 APPBNMCE.
meêchals^ espcce de perche munie d'un réceptacle de forme
cylindrique en fer, dans lequel on place du bois Miflammé.
Ces perches supportent quelquefois, deux, trois, quatre ou
cinq de ces fanaux qui jettent un vive lumière sur le passage
de la procession. D'autres personnes portent des lampes, et
)e8 amis du marié des cierges allumés et des bouquets. Si le
mari est assez à son aise pour te faire, il prend ses arrange-
ments de façon que sa mère puisse demeurer avec lui et sa
femme, afin de veiller à Thoniieur de celle-ci et au sien.
C'est pour cela, dit-on, que la belle-mère de sa femme est
nommée Hama; ce qui veut dire prolectrice on gardienne.
Quelquefois le mari laisse sa femme ctiez ta propre mère de
celle-ci, et paye Tentretien de toutes deux. On croirait que
celle manière d'agir devrait rendre la mère de la mariée soi-
gneuse de la conduite de sa fille, ne filt-ce que par intérêt,
pour conserver la pension que lui fnil le mari, et empêcher
que celui-ci ne trouve un prélexîepour divorcer. Mais il arrive
Irop souvent que cet espoir est trompé.
En généra], un homme priidfnt qui se marie craint beau-
coup les renronlres de sa femme avec sa belle-mère; il lâche
de lui ôler toute occasion de voir sa Olle, et ce préjugé est si
enraciné que l'on croit beaucoup pins sûr de prendre pour
épouse une femme qui n'a ni mère ni proche parente : il est.
même défendu à quelques femmes de recevoir aucune amie
du sexe féminin, si ce n'est celles qui sont parentes du mari.
Cependant celle reslriclion n'est pas généralement observée.
Comme nous l'avons dit plus haut, les femmes habitent le
liarem, partie séparée du domicile des Égyptiens; mais, en
général, celles qui ont le lilre <\*épouses ne sont pas considé-
rées comme prisonnières. Elles onl ordinairement la liberlé
de sortir et de faire des visites, et elles peuvent recevoir pres-
que aussi souvent qu'elles le désirent la visite des femmes
leurs amies. Il n'y a que les esclaves qui ne jouissent pas de
celle liberlé, h cause de leur élat de servitude qui les rend
soumises aux épouses et aux maîtres.
Un des soins principaux du matire en arrangeant les appar-
tements séparés qui doivent servir k rhabitation de ses fem-
mes, est de trouver les moyens d'empêcher qu'elles puissent
^tre vues par des domestiques mâles ou d'autres hommes,
^an$ être couvertes selon les règles que la religion prescrit.
LA VIE IVrÉBIEl'RC AU CAIRE. 3ô5
I^e Coran c<»nUenl à ce sujet les paroles suivantes, qui démon-
treni la nécessité où est toute Muslime, femme d'un homme
d'*origine arabe, de cacher aux hommes tout ce qui est at-
trayant en elle, ainsi que les ornements qu'elle porte :
a Dites aux femmes des croyants qu'elles doivent comman-
<e «1er à leurs yeux et préserver leur modestie de toute atteinte ;
« qu'elles ne doivent point faire voir d'autres ornements que
« ceux qui se montrent d'eux-mêmes : qu'elles doivent étendre
« leurs voiles sur leurs seins, et ne montrer leurs ornements
« qu'à leurs maris, ou à leur père ou au pi>re de leurs maris, ou
tr h, leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou k leurs frères, ou
« aux liis de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux
m femmes de ceiiaM;t, ou k ceux des esclaves qu'elles possè-
« dent, ainsi qu'aux hommes qui les servent et n'ont besoin
« ni de femmes ni d'enfants. — ]jes femmes s'abstiendront de
<i faire du bruit avec leurs pieds de manière k découvrir les
c ornements qu'elles doivent cacher. » — Ce dernier passage
fait allusion k la coutume qu'avaient les jeunes Arabes, du
temps du prophète, de frapper l'un contre i'aulre, les orne»
inenls qu'elles portaient généralement au-dessus de la che-
ville du pied. Beaucoup de femmes égyptiennes ont conservé
ce m^'me genre d'ornements.
Four opliquer le pa.ssage ci-dessus du Coran, qui sans
cela pourrai! prêter à une fausse idée des coutumes modernes,
au sujet de l'admission ou de la non-admission de certaines
ptirsonnes au harem, il est très-nécessaire de transcrire ici
deux notes importantes, tirées d'illustres commentateurs.
La première f^e rapporte k l'expression : « ot« aux femmes
de cenoHii. » C'esl-k-dire que ces femmes doivent être de la
religion de Maliomet, car il est considéré comme illégal ou au
moins comme indécent qu'une femme qui est uue vraie
croyante se découvre devant ce qu'on appelle une infidèle,
parce que l'on pense que cette dernière ne s'abstiendra pas de
ia décrire aux hommes. D'autres pensent qu'en général les
femmes étrangères doivent être repoussées du harem, mais
les docteurs de la foi ne sont pas d'accord sur ce point. Il est
constant qu'en Egypte, et peut-être aussi dans tous les autres
pays 011 l'islamisme est professé, on ne trouve plus inconve-
nant qu'une femme, qu'elle soit libre, domestique, esclave,
chrétienne où juive, muslime ou païenne, soit admise dans
356 APPENDICE.
dans an harem. Pour ce qui est de la seconde partie, où il
est parlé d'esclaves, on lit dai^s le Coran : « Les esclaves des
« deux sexes font partie de Texception ; on croit aussi que
« les domestiques qui ne sont pas esclaves sont compris dans
« Texception, ainsi que ceux qui sont de nations étrangères. »
 l'appui de cette allégation, on cite que « Mahomet ayant
« fait à sa fille Fatime cadeau d'un homme esclave, celle-ci
« le voyant entrer, n'ayant qu'un voile si exigu qu'elle devait
« opter entre la nécessité de laisser sa tête découverte ou de
« découvrir la partie inférieure de son corps, se tourna vers
« le prophète, son père, lequel, voyant son embarras, lui dit
« qu'elle ne devait avoir aucun doute, puisque son père et un
« esclave étaient seuls présents. » — Il est possible que cette
coutume soit en usage chez les Arabes des déserts; mais en
Egypte on ne voit jamais un esclave adulte pénétrer dans le
harem d'un homme considérable, soit qu'il en fasse partie ou
non. L'esclave mâle d'une femme peut obtenir cette faveur
peut-être, parce qu'il ne peut devenir son mari tant qu'il est
esclave.
On s'étonne de ce que dans l'article du Coran dont nous
parlons, il n'est nullement question des oncles, comme ayant
le privilège de voir leurs nièces sans voile. Mais on pense
que c'est pour éviter qu'ils fassent à leur fils une description
trop séduisante de leurs jeunes cousines. Les Égyptiens con-
sidèrent comme très-inconvenant que l'on fasse l'analyse des
traits d'une femme; il est peu j)oli de dire qu'elle a de beaux
yeux, un nez grec, une petite bouche, etc., en s'adressant a
quelqu'un du sexe masculin auquel la loi défend de la voir;
mais on peut la décrire en termes généraux en disant qu'elle
est aimable et qu'elle est embellie par le kohel et le henné^.
En général, un homme ne peut voir sans voile que ses
femmes légitimes et ses esclaves femelles, ou bien les femmes
que la loi lui défend d'épouser, a cause de leur degré trop
rapproché de consanguinité, ou parce qu'elles ont été, ou sa
nourrice, ou celle de ses enfants, ou qu'elles sont proches
1 Le kohel ai un collyre aromatique qui noircit les paupières supé-
rieures et inférieures, et que l'on obtient en brûlant des coquilles
d'amandes auiquelles on ajoute cerUiines herbes.
Le henné est une poudre végétale avec laquelle les femmes teignent
certaines parties de leurs mains et de leurs pied?.
LA VIK INTÉKIEURE AU CAIRE. 367
parentes de sa nourrice. — Le voile est de la plus haute an-
tiquité.
On croit en Egypte qu'il est plus nécessaire qu'une femme
couvre la partie supérieure, et même le derrière de sa tête, que
son visage; mais ce qui est plus nécessaire encore, c'esl qu'elle
cache plutôt son visage que la plupart des autres partiçs de
son corps : par exemple, une femme qu'on ne peut décider k
ôler son voile devant des hommes, ne se fera aucun scrupule
de mettre k nu sa gorge, ou presque toute sa jambe.
La plupart des femmes du peuple se montrent en public la
face découverte, mais on dit que la nécessité les y force; parce
qu'elles n'ont pas les moyens de se procurer des borghots
(voiles de visage).
Lorsqu'une femme respectable est surprise sans voile, elle
se couvre précipitamment de son tarhah ( voile qui couvre la
tête) et elle s'écrie : « malheur! 6 peine extrême! » Cepen-
dant nous avons remarqué que la coquetterie les engage quel-
quefois k faire voir leur visage aux hommes, mais toujours
comme par l'effet du hasard. Du haut de la terrasse de leurs
maisons ou k travers des jalousies, elles ont l'air de regarder
siins interruption ce qui se passe autour d'elles, mais souvent
elles découvrent leur visage avec le dessein bien arrêté qu'il
soit vu.
Au Caire, les maisons sont, en général, petites, et l'on n'y
trouve guère, au rez-de-chaussée, d'appartements pour les
hommes; il faut donc qu'ils montent au premier étage, où
sont, ordinairement, les appartements des femmes. Mais pour
éviter des rencontres que l'on qualifie de fâcheuses en Egypte,
mais qu'en France on regarderait comme heureuses, les
hommes qui montent l'escalier ne discontinuent point de
crier bien haut : Destour! (permission) y a sitil (ô dame!)
ou de faire d'autres exclamations, afin que les femmes qui
pourraient se trouver sur cet escalier puissent se retirer, ou
tout au moins se voiler, ce qu'elles font en tirant leur voile
dont elles se couvrent le visage de manière k ne laisser qu'un
œil k peine visible.
Les musulmans portent k un tel excès l'idée du caractère
sacré des femmes, qu'il est chez eux défendu aux hommes
de pénétrer dans les tombeaux de quelques-unes d'entre
elles; par exemple, ils ne peuvent entrer dans ceux des
358 APPENDICE:.
femmes du prophète , ni dans ceux d'antres femmes de sa
famille , que Ton trouve dans le cimetière de El-Médeneh ,
tandis qu'il est permis aux femmes de tisiter librement tous
ces tombeaux. Jamais aussi on ne dépose dans la même tombe
un homme el une femme, k moins qu'un mur de séparation
ne ^it élevé entre les deux cercueils.
Tous les musulmans ne «.ont pas si rigides au sujet des
femmes, car M. Lane, l'auteur de ces détails intéressants S
dit qu'un de ses amis, musulman, lui a fait voir sa mère,
âgée de cinquante ans, mais qui, par son embonpoint et sa
fraîcheur, ne paraissait pas en avoir plus de quarante. <r Elle
« venait, dil-il, jusqu'à la porte du hareuu extrême limite
« pour les visiteurs; elle s'asseyait contre la porte delà pièce
c sans vouloir y entrer. Gomme si c'était par accident, elle
« laissait tomber son voile et voir son visage à découvert;
« ses yeux étaient bordés de kohel, et elle ne s'efforçait pas
n de cacher ses diamants^ ses émeraudes et autres bijoux ;
< au contraire, elle avait l'air de vouloir les faire remar-
«r quer. Cependant ce musulman ne m'a jamais permis de
« voir sa femme, quoiqu'il m'ait laissé causer avec elle, en
« sa présence, à l'angle d'un mur près de la terravsse, d'où
« je ne la pouvais pas voir. » Quoi qu'il en soit, les femmes
sont généralement moins retenues en Egypte que dans Jes
autres parties de l'Empire ottoman; {l n'est pas rare de voir
des femmes badiner en public avec des hommes, mais .ceci
se passe dans la classe du peuple. On croirait, d'après cela,
que les femmes des classes moyennes et plus élevées se sen>
tent souvent fort malheureuses, et détestent la réclusion à
laquelle elles sont condamnées; mais, tout au contraire, une
Égyptienne attachée à son mari est offensée si elle jouit de
trop de liberté ; elle pense que, né la surveillant pas si sévè-
rement que cela doit avoir lieu d'après les usages, son époux
n'a plus pour elle autant d'amour, et souvent elle envie Je
sort des femmes qui sont gardées avec plus de sévérité.
Quoique la loi aulorise les Égyptiens a prendre q^ictfrê
épouses, et «niant de concubines tsclaves qu'ils en venltinl,
un les voit assez ordinniremenl n'avoir qu'une q)ouse ou
* Une grando |w»iift<ît*'re! îiï>|)fndice v»\ m elfel trailuite ou lH»j|ét
dS roavni|,M; di; Wiiliiini l^J^^,
\
LA VIE INTKRIËIRK AU CAIK£. 359
uoe concubine esclave. Cepeodaat un liomme, lou( en se
bornant à la possession d'une seule fammtt > peut en chan-
ger aussi souvent que la fantaistd lui en prend, «t il est rare
de trouver au Caire des gens qui n'aient piia divorcé nu
moins une fois, si leur état d'bumniQ mariée dule do long-
temps. Le mari peut, dès que cola lui plaît» dire à $à femmf)-
Tu es divorcée^ que ce désir d^ sa part ioit ou non riii^n-
nable. Après la prononciation de c^ «rrél, h femme doit
quitter la maison du mari» et chercher un abri soit chez des
ainis ou chez des parents. La faculté qu'oui les hommes de
prononcer un divorce injuste est la source de lu plus grande
iuquiétnda cho% las femm^ , et otitt^ inqniétude surpasse
toutes les autres peines, lorsqu'elles y voient pour consé-
quences l'abandon et la misère ; d'autros femmes, au con-
traire, qui voient dans le divorce un mo^en d'ciméliorer leur
sort, pensent tout autrement, et appellent k divorce de tous
leurs vœux^.
Deux fois un homme peut divorcer d'avec la même' femme
et la reprendre ensuite sans la moindre formsdité ; mms la
troisième fois il ne peut la reprendre légalement qu'autant
qu'elle ait, dans l'intervalle du divorce, contracté un aulre
mariage et qu'un divorce de ce mariage ait eu lieu,
tt Je puis, dit M. Lane, citer à l'appui de ce que j'avance
« un cas où l'un de mes amis a servi de témoin. 11 se trou-
« \ait avec deux autres hommes dans un café; un de ces
<c derniers paraissait irrité contre sa femme, avec laquelle il
« avait eu quelque différend de ménage. Après avoir exposé
<f ses griefs, le mari irrité .envoya quérir sa femme, et aus-»
tt. sitôt qu'elle vint, il lui dit : Tu es divorcée triplement! puii^
<c s'adressant aux deux autres hommes présents» il «ûouta» :
« Et vous, mes frères, êtes témoins. Cependant il se repentit
tt bientôt de sa violence et voulut reprendre sa femme, mais
tf celle-ci s'y refusa et en appela k la loi de Dieu (Shara
tt Allah). La cause fut portée devant le juge. La femme était
« la plaignante, et le défendeur était le mari; elle déclara
tt que celui-ci avait prononcé contre elle l'arrêt du triple di«
tt vorce, et qu'k présent il voulait la reprendre et vivre avee
tt elle comme épouse, contrairement à la loi, et conséquem-
tt ment en état de péché. Le défendeur nia avoir prononcé les
«. mQls sacramentels qui constituent le divorce, ^ Avez-vou»
360 APPENDICE.
« des lémoins ? dit le juge k la plaignante : — Oui, dit-elle,
« voici deux témoins. Ces témoins étaient les deux hommes
« qui s'étaient trouvés au café lors de la prononciation de la
« sentence qui constitue le divorce. Ils furent invités k faire
c leur déposition , et ils déclarèrent qu'en effet cet homme
« avut prononcé contre sa femme le triple divorce, et qu'ils
« étaient présents. Alors le mari déclara, de son cÂté, qu'en
« ^ffet il y avait eu prononciation de divorce, mais qu'une
« aittire de ses femmes en était l'objet. La plaignante assure
« que cela était impossible, puisque le défendeur n'avait pas
« d'autre femme , k quoi le juge répondit qu'il n'était pas
« possible qu'elle sût cela. Se tournant alors vers les té-
« moins, il leur dmnanda le nom de la femme divorcée en
« leur présence , mais ils déclarèrent l'ignorer. Les ayant
« ensuite questionnés sur l'identité de la femme, les témoins
« dirent ne pouvoir l'afGrmer, puisqu'ils ne l'avaient vue
« que voilée. Le juge, d'après l'incertitude qui semblait en-
« tourer la cause, trouva juste de débouter la femme de sa
« plainte et d'ordonner qu'elle rentrerait dans le domicile
« conjugal. Elle aurait pu exiger qu'il fit comparaître la
« femme contre laquelle il avait prononcé le divorce dans le
« café, mais cela lui eût peu servi, car il eût facilement
4c trouvé une femme pour remplir ce rdle, la production d'un
« acte de mariage n'étant pas nécessaire en Egypte, où pres-
« que tous les mariages se font ;$ans acte écrit, et souvent
< même sans témoins »
Il arrive assez fréquemment que l'homme qui a prononcé
contre sa femme le troisième divorce et qui veut la reprendre
de son consentement , surtout lorsque le divorce a été pro-
noncé en l'absence de témoins, n'observe pas la loi prohibi-
tive qui lui interdit de la reprendre, si elle n'a pas été re-
mariée dans l'intervalle.
, Des hommes, religieusement attachés k l'observance de la
loi, trouvent moyen de s'y conformer, en se servant d'un
homme qui épouse la femme divorcée, et s'engage k la répu-
dier le lendemain du mariage et a la donner k son précé-
dent mari, dont elle redevient la femme en vertu d'un second
contrat, quoique cette manière d*agir soit absolument en
contradiction . avec la loi. Dans ces cas, la femme peut, si
elle est majeure, refuser son conseniemenl ; dans le cas de'
LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE. 361
minorité, son père ou son tuteur légal peut la marier à qui
bon lui semble.
Lorsqu'un homme, pour ravoir sa femme divorcée, veut
se conformer à Tusage qui exige un mariage intérimaire
avant qu'il puisse la reprendre, il la marie d'ordinaire k un
pauvre très-laid et quelquefois à un aveugle. Cet homme est
appelé MustahaU ou Mustahull.
On peut aisément concevoir que la facilité avec laquelle
se font les divorces a des effets funestes sur la moralité des
deux sexes. On trouve en Egypte bien des hommes qui ont
épousé vingt ou trente femmes dans l'espace de dix ans ; et
il n'est pas rare de voir des femmes, jeunes encore, qui ont
été successivement les épouses légitimes d'une douzaine
d'iiommes. H y a des hommes qui épousent tous les mois
une autre femme. €ette pratique peut avoir lieu mjème parmi
les personnes peu fortunées ; on peut choisir, en passant
dans les rues du Caire, une belle veuve jeune, ou une
femme divorcée de la classe inférieure, qui consent k se
marier avec Thomme qui la rencontre, moyennant un douaire
d'environ douze francs cinquante centimes^ et lorsqu'il la
renvoie, il n'est obligé qu'au payement du double de cette
somme pour subvenir k son entretien durant Veddeh qu'elle
doit alors accomplir. Il faut cependant dire qu'une sem-
blable conduite est généralement considérée comme très-
immorale, et qu'il y a peu de parents de la classe moyenne
ou des classes élevées qui voudraient donner leur fille à un
homme connu pour avoir divorcé plusieurs fois.
La polygamie, qui agit aussi d'une manière bien nuisible
sur la moralité des époux, et qui n'est approuvée que parce
qu'elle sert k prévenir plus d'immoralité qu'elle n'en occa-
sionne, est plus rare chez les grands et dans la classe moyenne
que dans la basse classe, quoique ce cas ne soit pas très-
fréquent dans cette dernière. Quelquefois un pauvre se per-
met deux ou plusieurs femmes, dont chacune puisse, par le
travail qu'elle fait, k peu près fournir k sa subsistance; mais
la plupart des personnes des classes moyennes ou élevées re-
noncent k ce système k cause des dépenses et des désagré-
ments de toute espèce qui en résultent.
Il arrive qu'un homme qui possède une femme stérile, et qui
l'aime trop pour divorcer d'avec elle, se voit obligé de prendre
31
362 JH>r»ËNDfCE.
une seconde épouse dans leseàl e^ii) d'avoir des eiifants;
pour le même molif il peut en prendre jusqu'à quatre. Mais,
en général, c'est l'inconstance qui est la passion pHneipide
de ceux qtii s'adonnent à la polygamie oa aux divorces fré^
qnents ; peu d'hommes font usage de cette faeidté, et l'on
r^eonlre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes
légitimes.
Lorsqu'on homme déjà marié dé^re prendre «ne deuxième
épouse femme t^u fiUe, le père de cette devotère, ott la femme
eile-^mème, refusent de consentir à cette nnimi, à moins q4i'ii
ne divorce préalablement avec sa première femme; on voit par
ceci cfue les femmes, en général, n'approuvent pas la jpoly-
gamie. Les hommes riches, ceux dont les moyens sont bornés,
et même ceux de la classe inférieure, donnent à 'chacane de
leurs femmes des maisons différentes. L'épouse reçoit, ou
petit exiger de l'époux, une description détaitiée^dn logiesient
qui hïï est destiné, soit dans une maison seule, soit ctons un
appartement qui doit contenir une chambre pour cotKher et
passer la journée, une cuisine et ses dépendances ; ttài ap-
partement doit élre ou doit pouvoir être séparé on clos, sans
communication avec aucun dies appartements de la même
mais(m.
La seconde femme est, comme nous l'avons dit, iiom^mée '
Durrah (ce mot veut dire Perroquet^ et est peut-être employé
dértsoirement] ; on parle souvent des querelles qu'elles sus*
citent, chose assez concevable, car lorsque deux femmes se
partagent les attentions et l'affection d'im seul homme, il est
rare qu'elles vivent ensemble en bonne harmonie. Les épouses
et les esclaves concubines, vivant sous le même toit, ont aussi
souvent des disputes. La loi enjoint aux hommes qui ont deux
femmes ou davantage d'être absolument impartiaux a leur
égard ; mais la stricte observation de cette loi est bien rare.
Si la grande dame est stérile, et qu'une autre épouse, ou
même une esclave, donne un enfant au chef de la famille,
souvent celle-ci devient la favorite de l'homme, «t la grande
dame est méprisée par elle, comme la femme d'Abraham le
fut par Agar. Il arrive alors, assez l^quemment, queja pre-
mière épouse perd son rang et ses privilé^, et que l'autve^
devient la grandie dame; son titre de favorite du mafCre- lui
ailire de la part de sa rivale ou de ses rivales^ ainsi que de
LA VIE I>TÉH1£U9E AU. CAIRE. ' 2ê^
, celle de Iputesles feiQiBes in bar^m ^ des lis^met <|ui
viennent y faire visite, toutes les marquer ^xlérieares de f^9-
.pect dont jouissait autrefpisi eell^ h laquelle etie sucQède;
mais il n'est ^^ rare que le poison vienne 4étruir^ cette
prééJBÎnence. Lorsqu'un hoQime accorde. ee4te préféreftce à
une deuxième femme, il s'ensuit souvent que la pr^nière est
déclarée nashizeh \ soit par son mari, ou k sa propre requête
faite au magistrat. Cependant il y a un graad nombre d'ex^ip-
pies de femmes délaissées qui agissent avec une soumission
exemplaire envers leurs maris, et qui sont prévenantes envers
la favorite.
Quelques fen^mes oi^t des esclaves qui ^m\ leur propriété
et qui ont été achetées pour dles, eu qu'e4les ^nt reçues en
cadeau avant leur mariage. €elle»>ci ne peuvent servir de
concubine au mari que du consentement de leurs maîtresses.
Cette permission est quelquefois accordée, mais ce cas e^t
rare; il est des femmes qui ne permettent pa$ même k leurs
esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari. Si
une esclave, devenue la concubine du mari sa9s le consen-
tement de sa femme, lui donne un enfant, cet enfant est
esclave, k moins qu'avant la naissance de cet enfant l'e^laye
n'ait été vendue ou donnée au père.
Les esclaves blanches sont ordinairement posséjdées p^r
les Turcs riches. Les esclaves concubines ne peuvent êti;e
.idolâtres; elles viennent généralemep^ de l'Abyssinie,, ei les
Égyptiens riches et de la classe moyenpe en font l'aequisitiaQ ;
leur peau est d'un brun (once ou bronzée. P'après leurs traitç,
elles semblent être d'une race intermédiaire entre les nègres
et les blancs, mais elles diffèrent notablement de c^ deux
races. Elles-mêmes croient qu'il y a s^i peu de différence entre
leur race et celles des blancs^ qu'elles se refusent obstiné-
* Lorsqu'une femme refuse d'obéir aux ordres légaux de son mari,
il peut (et généralement cela se pratique) la conduire, accompagi^é de
deux témoins, devant le cadi, où il porte plainte contre elle; si le cas
est reconnu vrai, la femme est déclarée par un acte écrit nashizeh,
c*e8t-à-dire rebelle à son mari : cette déclaration exempte le mari de
loger, vêtir et entretenir sa femme, il n'est pas forcé au divorce, et
.peut, en refusant de divorcer, empêcher sa.femnMi.de se remarier tant
/{u'il vit, Si elle pt'Qfpet dese souq)ettrep<^*l|tSHU«, elle rentré dans
^& 4''oils d'épousf;, n^ais il peut Anâuile proçpnofr le divonBe.
364 APPKMaci::.
ment à remplir les fODCtions de servaules el k être soumises
aux épouses de leurs matlres.
Les négresses, à leur tour, ne veulent pas servir les Abys-
siniennes, mais elles sont toujours très-disposées à servir les
femmes blanches. La plupart des Abyssiniennes ne vienneat
point directement de rÂbyssinie, mais du territoire des Gai las,
qui en est voisin ; elles sont généralement belles. Le prix
moyen d'une de ces filles est de 250 h. 375 francs si elle est
passablement belle ; il y a quelques années qu'on en donnait
plus du double.
Les voluptueux de l'Egypte font grand cas de ces femmes;
mais elles sont si délicates qu*elles ne vivent pas longtemps
el qu'elles meurent presque toutes de consomption. Le prix
d'une esclave blanche est assez ordinairement du triple et
jusqu'à dix fois autant que celui d'une Abyssinienne ; celui
de la négresse n'est que de la moitié ou des deux tiers; mais
ce prix augmente considérablement si elle est bonne cuisi-
nière. Les négresses sont généralement employées comme
domestiques.
Presque tous les esclaves se convertissent k l'islamisme;
mais ils sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle
religion, et encore moins de ses doctrines. La plupart des
esclaves blanches qui, dans les premiers temps, se trouvaient
en Egypte , étaient des Grecques ayant fait partie du grand
nombre de prisonniers faits sur le malheureux peuple grec
par les armées turques et égyptiennes sous les ordres d'Ibrahim-
Pacha. Ces infortunés, parmi lesquels se trouvaient des en-
fants qui savaient k peine marcher, furent impitoyablement
vendus en Egypte. On s'aperçoit de l'appauvrissement des
classes élevées du pays par le peu de demandes d'achat d'es-
claves blanches. On en a amené quelques-unes de la Gir-
cassie et de la Géorgie, après leur avoir fait donner k Cons-
tanlinople une espèce d'éducation préparatoire, et leur avoir
fait apprendre la musique et autres arts d'agrément. Les
esclaves blanches étant souvent les seules compagnes, deve-
nant même quelquefois les épouses des Turcs de la haute
volée, et étant estimées au-dessus des dames libres de l'Egypte,
sont classées dans l'opinion générale bien plus haut que ces
dernières. Ces esclaves sont richement habillées, les cadeaux
en bijoux de valeur leur sont prodigués, et elles vivent dans
LA VIE LNTÉRIEUHE AU CAiHE. 365
le luxe et l'aisance, de sorte que lorsqu'on ne les force pas h
la. servitude, leur position semble fort lieureuse. On en trouve
la. preuve dans le refus de plusieurs femmes grecques qui
avaient été placées dans des harems de l'Egypte, cl qui, lors
de la cessation de la guerre avec la Grèce, ont refusé la liberté
qui leur était offerte; car on ne peut supposer que toutes
ignoraient la position de leurs parents et qu'elles aient pu
craindre de s'exposer k l'indigence en les rejoignant. Mais il
est hors de doute que quelques-unes d'entre elles sont du
moins momentanément heureuses ; cependant on est porté k
croire que le plus grand nombre, destinées k servir leurs
compagnes de captivité plus favorisées, ou les dames turques,
ou bien forcées de recevoir les caresses de quelque vieillard
opulent, ou d*hommes que les excès de toute espèce ont
épuisés de corps et d'esprit, ne sont pas heureuses, exposées
qu'elles sont k être revendues ou émancipées sans moyens
d'existence k la mort de leurs maîtres ou maîtresses, et k
passer ainsi en d'autres mains, si elles n'ont point d'enfani,
ou bien k se voir réduites k épouser quelque humble artisan
qui ne peut leur procurer l'aisance k laquelle on les a ha-
bituées.
Les esclaves femelles dans les maisons des personnes de
la classe moyenne en Egypte sont généralement mieux trai-
tées que celles placées dans les harems des riches. Si elles
sont concubines, ce qui est presque inévitable, elles n'ont
point de rivales qui troublent la paix de leur intérieur, et si
elles sont domestiques, leur service est doux et leur liberté
est moins restreinte. S'il existe un attachement mutuel entré
la concubine et son maître, sa position est plus heureuse que
celle d'une épouse, car celle-ci peut être renvoyée par son
mari ; dans un moment de mauvaise humeur, il peut pro-
noncer contre elle la sentence irrévocable du divorce et la
plonger ainsi dans la misère, tandis qu'il est bien rare qu'un
homme renvoie une esclave sans pourvoir k ses besoins assez
abondamment pour qu'elle ne perde guère au change si elle
n'a pas été gâtée par une vie trop luxueuse. — En la renvoyant,
il est d'usage que son maître l'émancipé en lui accordant uii
douaire, et qu'il la marie k quelque homme honnête, ou bien
qu'il en fasse cadeau k un de ses amis; en général, on con-
sidère comme blâmable la vcnle d'une esclave qui a du longs
31.
366 APPEXOILE.
services. Lorsqu'uQe esclave 4 un enfinnl 4jP 3on f04l^e si
que celui-ci le reconnatt pour le sien, cette femme ne peut
être ni vendue, ni donnée, et elle devient libre h. la mort du
maître ; souvent, aussitôt après la naissance d'un enfant que
le maître reconnaît, l'esclave est émancipée et devient son
épouse, car, devenant libre, il ne peut la garçler comme
femme sans Tépouser légalement.
Le« esclaves femelles sont ordinairement d'un pri^ plus
élevé que les esclaves mâles. Le prix des ei^laves qui n'ont
pas eu la petite-vérole est moindre que celui de ceux qui l'ont
eue* On accorde à Tacquéreur trois jours d'épreuve; pendant
ce temps, la fille, achetée à condition, reste dans le harem
de l'acquéreur ou dans celui d'un de ses amis, et les femmes
du harem sont chargées de faire leur rapport sur la nouvelle
venue : ronfler, grincer des dents, ou parler pendant le som-
meil» sont des raisons sufiisanles pour rompre le marché et la
rendre au vendeur. Les femmes esclaves portent le méipe ha-
Lillement que Içs femmes égyptiennes.
Les lilles ou femmes égyptiennes qui sont obligées de
servir sont chargées des occupations les plus viles. En pré-
sence de leurs maîtres, elles sont habitueHement voilées, et
lorsqu'elles sont occupées de quelque détail de leur service,
elles arrangent leur >oile de manière à ne découvrir qu*ua
de leurs yeux et à avoir une de leurs mains en liberté.
Lorsqu'un homme étranger est reçu par le maître dp la
maison dans une pièce du harem (Les femmes composant sa
famille ayant été renvoyées dans une autre pièce), les autres
femmes le servent, mais alors iiiiles sont toujours voilées.
Telles sont les conditions relatives des diverses classes dans
les harems; il faut jeter maintenant un coup d'œil sur les ha-
l)iludes et les occupations de celles qui les habitent.
Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du
privilège d'être à table avec le maître de la maison ou sa fa-
mille, et elles peuvent être appelées à le servir lorsqu'il dîne
ou qu'il soupe, ou même lorsqu'il entre au harem pour y
fumer ou prendre le café. Elles font souvent l'office de ser-
vantes; elles bourrent et allument sa pipe, font son café, pré-
parant les mets qu'il veut m^nger^ surtout lorsqu'il s'agit de
plats délicats et extraordinaires. Le plat que l'hôte vou^, re-
commande commç ayant él^ accommodé par sa fep^ine est
LA VIE INTÉBIEUBE AU CAIRE. 367
^âafûinfàremeùi parfàitemeuV l>ao. Les ff otiines fies j^lasscrs
liaules el moyennes se fçot une étude i^Mia piirliçnlière de
plaire k leurs iparis, et de les fascÎQ^p par defî ^Uenlions ei
des agaceries sans fia. Ou remarque l^ur coquetterie jusque
dans leur démarche; lorsqu'elles sort^nti ellef^^venl doi^irer
à leur corps uo mouvem^ 9Qçtuloire tout particuli^ que le^
.ï^gyptiens {lommeat gbungf Elles sob( tocyours réservées «^
présence du mari ; aussi aioient.-eUe§ que ses visitas du jo^f
soient peu fréquentes, et qu'elles De ^prolongent pasirppi
pendant son ai)sep6e« leur gajet^ es^ tirès-çxpansive.
La nourrituri^ des femmes, quoique geml^l^bljp h celle des
)}Ofî(ip)es, est plus frugale; elles preap^nt l^urs repf^s de I9,
même mapièr^ qu'oui^. On p^met à beaqcp^p de femineçi ^a
.fuoier» rnêii^a k celles des plus baiites classe^, Todeur des ta-
bacs fins de rËgypteétiant on pe peut plus parfumée. Les pipes
iles femmes sont f^^^ niinccs ^ plus ornées que celles de§
hommes. Le lïQut de la pipe e$l quelquefois partie en corail
au lieu (i'étfç en ^u)|}FevL9s feqames fopt usage du musc et
d'aqlres parfum^; et elles emploient des cosmétiques; sou-
vent aus^i ellçs préparent <|^,s ^iQPQ^itions qu'elles mapgent
Pfi i>oiv^n4 dao^ 1» t>Ut d-^pqui^rir j^ certain degré d'embour
point. Contrairement au goût des Africains et des peuples
orientaux en général, les Égyptiens ne sont pas de grands
admirateurs des très-fortes femmes; car, dans leurs chants
d'amour, les poètes parlent de l'objet de leur passion comme
d*un être svelte et de mince taille. Un des mets auxquels
les femmes attribuent la vertu de leis rendre plus grasses est
très-dégoûtant ; il est principalement composé d'escargots
écrasés, ^eiaucoup de femipes mâchent de l'encens et du lau-
danum {ledin), afin de parfuipaer leur baleine. L'habitude des
ablutions fréquentes rend leur corps d'une propreté extrême.
.Leur ioileUe n'est pas longue, et il est rar^ qu'après s'ôlre ha-
billées ie matin, elles changent de toilette .dans la journée. Qn
tresse^ leurs cheveux pendant qu'elles sont au bain, el/cfelte
coilTure est si bien faite qu^elle n*a pas besoin 4'étre renou*-
veléç de plusieurs jour^t
„ L'occupation principale des dames égyptiennes est le soin
.de leurs enfants ; elles ont au3si la surintendance des atfaires
ilpmestique^ ; i^ais, assez généralement, c'est le mari seul qui
liijt ^t règlç les dépensas, Les bennes de loisir ^nt einployées
368 APPENDICE.
il coudre, à broder surtout des mouchoirs de poche et des
voiles. Les broderies sont ordinairement en soie de couleur
et or; elles se font sur un métier nommé menseçy qui est or-
dinairement en bois de noyer, incrusté de nacre de perle et
d^écaille de tortue. (Les plus communs sont en hêtre.) Beau-
coup de femmes, même de celles qui sont riches, arrondissent
leurs bourses parlfculières en brodant des mouchoirs et autres
objets qu'elles donnenik une dellaseh (courtière), qui les porte
et les expose dans un bazar, ou qui lâche de s'en défaire dans
un aulre harem. La visite des femmes d'un harem à celles
d'un autre harem occupe souvent presque une journée. Les
femmes, ainsi réunies, mangent, fument, boivent du café et
des sorbets; elles babillent, font parade de leurs objets de
luxe, et tout cela sufQt à leur amusement. A moins d'affaires
d'une nature très-pressante, le maître de la maison n'est pas
admis à ces réunions de femmes, et il doit, dans ce cas, don-
ner avis de son arrivée, afin que les visiteuses aient le temps
de se voiler ou de se retirer dans une autre partie de l'ap-
partement. Les jeunes femmes, étant ainsi libres de toute
crainte de surprise, se laissent aller à leur gaieté et k leur
abandon naturels, et souvent à leur esprit folâtre et bruyaQt,
in
FÊTES PARTICULIÈRES.
Il y a fête chez les Égyptiens lorsqu'un fils est admis
comme membre d'une société de marchands ou d'artisans.
Parmi les charpentiers, les tourneurs, les barbiers, les tail-
leurs, les relieurs et gens d'autres étals, l'admission a lieu de
la manière suivante.
Le jeune homme qui doit être admis dans le corps de mé-
tier, accompagné de son père, se rend chez le cheik et lui
donne connaissance de l'intention qu'il a que son fils soit
admis comme membre de la corporation. Alors le cheik en»
voie convier les maîtres du métier dont il est le néophyte
et quelques-uns des amis du candidat pour assister à sa ré-
ception. Un officier , appelé nakib , porte alors une botte
FÊTES PAKTICLLli-UKS. 369
d'iierbes vertes ou de fleurs qu'il distribue h chacune des
personnes invitées en disant : « Répétez le faUati pour le
prophète. » Â quoi le nakib ajoute : << Venez k pareil jour et
h. pareille heure ici pour prendre une tasse de café. »
Les personnes ainsi invitées se rassemblent soit chez le
père soit chez le jeune homme, et quelquefois k la campagne
où ils sont régalés de café et où on leur donne k dtner.
Le néophyte est conduit devant le cbeik; on récite des
vers h la louange du prophète, puis on lui met autour de la
taille un chàle noué par un nœud aux extrémités. On récite
des versets du Coran, puis ou fait au chàle un second
nceud; au troisième nœud qui se fait après qu'on a dit en-
core quelques versets du Coran, on fait une rosette au chàle,
et le jeune homme est admis comme membre du corps de
métier auquel il se voue. Alors il baise la main du cbeik et
de chacune des personnes présentes ; il donne une légère
contribution et fait partie du corps de métier.
Les Égyptiens, qui vivent habituellement de la manière la
plus frugale, mettent dans leurs festins le plus de variété et
de profusion ; mais le temps consacré au repos est très-court.
Dans les réunions de ce genre, ordinairement on fume, on
boit k petits coups du café ou des sorbets, et on fait la con-
versation.
Pendant la lecture du Coran, les Turcs s'abstiennent, en
général, de fumer, et les honneurs qu'ils rendent au livre
sacré a fait dire d'eux : « que Dieu a mis la race d'Othman
« au-dessus des autres musulmans, parce qu'ils honorent le
c( Coran plus que ne le font les autres ! »
Les seuls amusements de ces réunions sont quelques ré-
cits ou quelques contes, mais tous prennent un plaisir ex-
trême aux danses et aux concerts des musiciens que Ton fait
exécuter pendant ces jours de fêles.
Il est k remarquer qu'un Égyptien s'amuse k jouer n'im-
porte k quel jeu, k moins qu'il ne soit en petit comité de
deux ou trois personnes ou dans sa famille. Quoique sociable,
l'Égyptien donne rarement de grandes fêtes, et il faut pour
cela des événements extraordinaires, comme un mariage, une
naissance, etc.
Il y a aussi des fêtes k l'occasion des mariages. Le septième
jour (appelé Yom es Suhoua) après le mariage, l'épousée rev
370 A|»MiMDlCË.
çoit les femmes, ses amies le matin et raprès-mîdi. Quei^pi^
fois, pendant ce temps, le mari reçoit ses amis, qu'il asause
le soir au moyen de concerts et de danses. La coutume établie
en Egypte veut que le mari s'abstienne des droits qu9 lui
donne le mariage jusqu'après le septième jour, si celle qu'il
épouse est une jeune vierge. A l'issue de ce temps, il «st
d'usajge de donner une fête et de réunir des amis. Quaraate
jours après le mariage, la jeune mariée se rend au baia avec
. quelques-unes de ses amies. En revenant che? elle, U mariée
leur donne une collation, puis elles s'en vont. Pendaal ce
temps, le mari donne un repas et fait exécuter des danse& et
un concert.
Le lendemain de la naissance d'un enfant, deux ou trois
danseurs ou danseuses exécutent des pas devant la maison ou
dans la cour. Les fêtes k la naissance d'un fils sont plus belles
qu'i^ celle d'une fille. Les Arabes conservent encore en cela
le sentiment qui portait leurs anc^res à détruire leurs eu-
jbnts du sexe féminin.
Trois ou quatre jours après la naissance d'un enfant, les
femmes de la maison, si l'accouchée appartient à l'une des
classes élevées ou à l'aise, préparent des mets composés de
.miel, de beurre clarifié, d'huile de sésame, d'épices et d'aro-
mates, auxquels on ajoute parfois dés noisettes grillées.
L'e.nfant est ensuite proclamé par des femmes ou de jeunes
filles dans tout le harem > chacune d'elles porte des cierges
allumés de couleurs différentes : ces cierires, coupés en deux,
. sont, placés dans des mottes d'une certaine pâle formée de
henné ; on en met plusieurs sur un plateau, La sage-femme,
ou une autre des dames présentes, jette k terre du sel mêlé
avec de la graine de fenouil. Ce mélange, placé la veille k la
tète dn berceau de l'enfant, sert k le préserver des maléfices.
La femme qui répand de ce sel dit : « Que oe sel se loge dans
l'œil de celui qui ne bénit pas le prophète! « ou bien ; a Que
ce sel impur tombe dans l'œil de l'envieux! j» et chacune des
personnes présentes répond : « Dieu ! protège notre seigneur
Mahomet!)»
Un plateau en argent est présenté k chacune des femmes;
elles disent a haute voix : «ODieu! protège notre seigneur
Mahomet ! que Pieu le donne de ]omj[ues années !. etc. 9 Les
femmes donnent ordinairement un mouchoir brodé, dans l'un
LES DANSEUSES D EGYPTE. 371
crote duquel se ttoure «ne pièce d'or; ce mouchoir esl
le plus souvent placé sur la tête de Tenfant ou k ses c6lés. Le
dort d'un mouchoir est considéré comme une dette contractée '
qtre Ton acquitte en pareille occasion, ou qui sert à payer une '
dette contractée en une semblable occasion. Les pièces de
monnaie ainsi tecueillies servent à orner pendant plusieurs
années la coiflfere de l'enfant. Outre ces largesses, on donne
aussi à la sage-femme. La veille du septième jour, une carafe
renapiîe d'eaû, et dont le goulot est entouré d'un mouchoir
brodé, est placée k la tête du berceau de Fenfant endormi. La
sage-femme prend ensuite une carafe qu'elle place sur un
plateau, tt elle offre à chaque femme qui vient Tisiter la^
femme en couche un verre de celle eau , que chacune d'elles
paye an moyen d'une gratification.
Pendant un certain temps, après raccouchement, ce qui
diffère selon la portion ou les doctrines des diverses sectes,
mais qui d^rdinaire est de quarante jours, la femme qui a
mis au monde un enfant est considérée comme impure.
Après le temps appelé nifa, elle va au bain, et dès lors elle '
est purifiée.
IV
' LES DANSEUSES û'ÉGTPTfi.
De toutes les da^meuses de TÉgypte, les f^us renommées
sont le» Ghawazies, ain^t désignées du nom de leur tnbu. •
Une femme de cette tribu est appelée Gazi'^^ un homme
Ghazy, et le pluriel Ghawazys est gé&éralement appliqué'
aux femmes. Leur danse n'est pas toujours gracieuse.
D'abord elles commencent avec une sorte de réserve; mais»
bientôt leur regard s'anime, le bruit de leurs castagnettes de
cuivre devient plus rapide, et, par l'énergie croissante de
tous leurs mouvemenls, elles finissent par donner la repré*-
sentatton exacte de la d«)se des femmes de Gadès, telle
qu'elle esft décrite par Martial et par Juvénal. Le costume dan»:
lequel elles «e montrent ainsi est semblable à celui que le»;
Ëgyptiennes de la classe moyenne portent dans l'intérieur dii^
372 APPENDICE.
herem. Il consiste dans le yalek ou an tery^ le skifUyan^ elc.^
composés de belles étoffes, et auxquels elles ajoutent des
ornements Taries. Le tour de leurs yeux est nuancé d'im
collyre noir; Textrémilé des doigts, la paume de la main et
cerlaine partie du pied sont colorées avec la teinture rouge
du hennés selon Tusage commun aux Égyptiennes de toutes
les conditions. En général, ces danseuses sont suivies de mu-
siciens appartenant pour la plupart à la même tribu; leurs
instruments sont le kemenyeh ou le re6a6, et le tar ou
tarabouk et le zorah. Mais le tar en particulier est ordinai-
rement entre les mains d'une vieille femme. 11 arrive souvent
qu*k l'occasion de certaines fêtes de famille, telles que ma-
riages ou naissances, on laisse les Ghawazies danser dans
la cour des maisons, ou, dans la rue, devant les portes,
mais sans jamais les admettre dans Tintérieur d^un harem
honnêle, tandis qu*au contraire il n*est pas rare qu'on les
loue pour le divertissement d'une réunion d'hommes. Dans
ce cas, comme on peut l'imaginer, leurs exercices sont en-
core plus lascifs que nous ne le disions plus haut. Quelques-
unes d entre elles ne portent pour tout vêlemenl, dans ces
réunions privées, que le shintyan (ou caleçon) et le tob^
c'esl-k-dire une chemise ou robe très ample en gaz de cou-
leur, demi-transparente, et ouvjerte par devant à peu près
jusqu'à mi-jupe. S'il arrive alor^ qu'elles affectent encore un
resie de pudeur, cela ne tient pas longtemps contre les liqueurs
enivrantes qu'on leur verse abondamment.
Quelques-unes sont d'une grande beauté, la plupart sont
richement vêtues, et ce sont en résumé les plus belles femmes
de la conlrée. Il est à remarquer que quelques-unes d'entre
elles ont le nez légèrement aquiïin, bien qu'à tous autres
égards on retrouve en elles le type originaire.
. Quoique les Ghawazys diffèrent légèrement, dans l'aspect,
du reste des Ëgypliens, nous doutons fortement qu'ils soient
d'une race distincte comme ils l'affirment eus-mêmes. Tou-
tefois leur origine est enveloppée de beaucoup d'incertitude.
Ils prétendent s'appeler Baramikeh ou Bormekeh et se van-
tent de descendre de la fameuse famille des Barmécides, qui
fut l'objet des fureurs et ensuite de la capricieuse tyrannie
de Haroun-al-Reschidj dont il est question plusieurs fois dans
les conles arabes.
LES DANSBUSÉfS D^ÉGYPTE. 373
Sur beaucoup des auciens tombeaux égyptiens on a repré- s
sente des Ghawazies (femmes) dansant de leur allure la plus
libre aux sons de divers instrument», c'est-à-dire d'une manière
analogue à celle des Ghawazies modernes, ou peut-être encore
plus licencieuse; car une ou plusieurs de ces figures, bien
que placées à côté de personnages éminents, sont ordinaire-
ment représentées dans un état de nudité complète. Celle
coutume d^orner ainsi les monuments dont nous parlons, et
qui, pour la plupart, portent les noms d'anciens rois, montre
combien ces danses ont été communes k toute TËgyple dans
les t^mps les plus reculés, même avant la fuite des Israélites.
11 est donc probable que les Ghawazies modernes descendent
de cette classe de danseuses qui divertissaient les premiers
Pharaons.
Les Ghawazys, hommes et femmes, se distinguent ordi-
nairement des autres classes en ce qu'ils ne se marient
qu'entre eux ; mais on voit quelquefois une Ghaziyeh faire
TtBu de repentir et épouser quelque Arabe honorable, qui
généralement n'est pas déconsidéré par cette alliance. Les
Ghawazies sont toutes destinées à de misérables professions,
mais toutes ne se consacrent pas k la danse. Le plus grand
nombre se marient, mais jamais avant d'avoir embrassé l'état
qu'elles ont choisi.
Le mari est soumis k la femme, il lui sert de domestique
et de pourvoyeur, et généralement, si elle est danseuse, il est
aussi son musicien. Cependant quelques hommes gagnent
leur vie comme forgerons, taillandiers ou chaudronniers.
Quoique quelques-unes des Ghawazies possèdent des biens
considérables et de riches ornements, beaucoup de leurs
costumes sont semblables k celui de ces bohémiens qu'on
voit en Europe et que nous supposons être originaires d'Egypte.
Le langage ordinaire des Ghawazys des deux sexes est le
même que celui du reste des Égyptiens; mais quelquefois ils
font usage d'un certain nombre de mots particuliers k eux
seuls, afin de se rendre inintelligibles aux étrangers. Quant
k la religion, ils professent ouvertement le mahométisme, et
il arrive souvent que quelques-uns suivent les caravanes
égyptiennes jusqu*k la Mecque. On voit un grand nombre de
Ghawazies dans presque toutes les villes considérables de
l'Egypte. En général, leurs habilalions sont des cahutes
32
374 APpRNmce.
batMs ou des tentes proTiséires, ear ellM Voyaient sôdteht
d'une yille à l'autre. Cependant qnelquesHined s'élablistsent
dans de grandes maisons et achètent de jennes esclaves
noires, puis des chameaux, des ânes et des Taches sur les-
quels elles trafiquent. Elles suivent les camps et se trouvent
à toutes les fêtes religieuses ou autres, ce qui, pour beaucoup
de gens, im forme le principal attrait. Dans ces occasions,
on voit de nombreuses tentes de Ghawàâes; quelques-unes
ajoulent le chant à la danse et vont de pair avec les Awallm
qni sont de la plus basse classe. D'autres encore portent le
toba de gaze par-^tssUs un autre vêtement avec le shintiyan
et un tarhah de crêpe ou de mousseline, et se parent en'
général d'une profusion d'ornements, tels que dentales, bra^-
celets et cercles aux jambes. Elles portent aussi un rang de
pièces d'or sur le front, et quelquefois un anneau dans l'une
des narines, et toutes emploieat la couleur du henné pour
teindre leurs mains et leurs pieds«
Au Caire, beaucoup de gens qui affectent de croire qu'il
n'y a d'autre inconvenance, dans ees danses, que celle d'être
exécutées par des femmes, lesquelles ne devraient pas s'expo-
ser ainsi en pnblic> emploient des hommes pour ees sortes
de divertissements; mais le nombre de ces danseurs^ qui sont
pour la plupart de jeunes hommes, et qu'on appelle khawals^
est fort restreint. Ils loDl natifs d'Ë^ypte. Devant représenter
des femmes, leurs danses ont le même caractère que celles
des Ghawazies, et ils agit<mt leurs castagnettes de la même
manière. Mais, comme s'ils voulaient éviter qu'on ne prit leur,
rôle au sérieux, leur costume, qui s'accorde en cela avec leur
singulière profession, est mi-partie masculin et mi-partie fé«'
minin : il consiste principalement en une veste fermée, une
ceinture et une espèce de jupe; toutefois leur ensemble est
plutôt féminin que masculin, sans doute parce qu'ils laissent
croître leur cheveux et les tressent h la manière des femmes.
Us imitent les femmes en se nuançant les paupières et en
colorant leurs mains avec le hermi. Dans les rues, quand ils^
ne dansent pas, ils sont souvent voilés, non par honte, mais
simplement pour mieux imiter les manières féminines. Souvent
aussi on les emploie de pr^érence aux Ghawazies pour dan-
ser dans les cours ou aux portes des maisons à l'occasion des
{êtes de (amiile. Il y a au Caire une autre classe de dass^ors,'
LE& JONGLBIiRS. 375
4Mt d'bomsicis (9116 de jeune» garçons^ dont Ifetg ^erciees, le
eoftiime et Tuspeci sont presque eiactement semblables k
e^ux des kowals; mais ils se distinguent de ces derniers par
la 90m ût ginkf vàQi turc qui exprime parfaitement le ea*-
:i^ctère de ce» danseurs» qui sont génémleoient Juifs, Armé*
;Diens, o» Grecs.
LES JONGLEDIlSt
Il y a en Egypte une classe d'hommes qui possèdent, à et
qu'on suppose, comme les anciens p^ylles de Cyrénaïque, cet
^rt mystérieux auquel il est fait illusion dans la Bible, el qui
rend invulnérable h la morsure des serpents. Beaucoup
d'écrivains ont fait des récils surprenants sur ees psylles
jDQodernes» que les Égyptiens les plus éclairés regardent
pomme des imposteurs ; mais personne n'a donné des détails
(^alisfaisants sur leurs tours d'adresse les plus ordinaires ou
les plus intéressants*
] Beaucoup de derviches des ordres inférieurs gagnent leur
vie en faisant des espaces d'exorcismes autour des maisons
pour en écarter les serpents. Ils parcourent TËgypte en tpus
sens et trouvent souvent à s'employer, mais leurs gains sont
fort minimes. Le conjurateur prétend découvrir sans le se-
cours de la vue s'il y a des serpents; et lorsqu'il y en a» il
afûrme pouvoir les attirer h. lui par la seule fascination de la
voix. Alors, il prend un air mystérieux, frappe les murs avec
Une petite baguette de palmier, siffle, imite le gloussement
de la poule avec sa langue, crache à terre et dit : « Que tu
sois en haut ou en bas, je t'adjure au nom de Dieu d'appa*
irattre à l'instant, — je t'adjure par le plus grand nom, si tu
es obéissant, parais ! et si tu es désobéissant, meurs ! meurs!
meurs ! » — Généralement le serpent est délogé par sa ba-
guette de quelques tissures du mur ou tombe du plafond de
la chambre.
. Les faiseurs de tours ou jongleurs, appelés houyas, sont
ppmMuît au Çajre/On les vwil ^u/ les placc-ji pau^Hrés d'uq
376 API>END1CK.
cercle de spectateurs ; on les voit aussi dass les fêtes publi*
ques, s'allirunl des applaudissements par des lazzis souvent
ioconveoants. Ils exécutent une grande quantité de tours
dont voici les plus ordinaires : généralement le jongleur est
assisté de doux compères; il tire quatre ou cinq serpents de
moyenne grandeur d'un sac de cuir, en place un à terre,
et lui fait lever la tète et une partie du corps; d'un second,
il coiffe l'un de ses aides comme avec un turban, et lui en
roule deux autres autour du cou; il les retire, ouvre la bou-
che du garçon et semble lui passer dans la joue le pêne d'une
espèce de cadenas, et le refermer; eiisuile, il feint de lui
enfoncer une pointe de fer dans la gorge, mais en réalité il
la fait rentrer dans une poignée en bois dans laquelle elle
est emmanchée. Un autre (our de la même espèce est celui-
ci : le jongleur étend l'un de ses garçons k terre, lui appuie
le tranchant d'un couteau sur le nez et frappe sur la lame
jusqu'à ce qu'elle semble enfoncée à la moitié de sa largeur.
La plupart des tours qu'il exécute seul sont plus amusants :
par exemple, il tire de sa bouche une grande quantité de soie
qu'il roule autour de son bras; d'autres fois, il remplit sa
bouche de coton et rejette du feu ; d'autres fois encore, il
fait sortir (toujours de sa bouche) un grand nombre de petites
pièces d'étain, rondes comme des dollars, et les rejette par le
nez sous la forme d'un tuyau de pipe en terre.
Un autre de ces tours assez commun est de mettre un
certain nombre de petites bandes de papier blanc dans un
vAse d'étain de la forme d'un moule à sorbet, et de les en
retirer teints de différentes couleurs, de mettre de l'eau dans
ce même vase en y ajoulant un morceau de linge et de l'offrir
aux spectateurs, changé en sorbet. Quelquefois le jongleur
coupe un cliàle en deux ou le brûle par le milieu et le rac-
commode immédiatement D'autres fois il se dépouille de tous
ses vêtements, hormis de ses caleçons, et dit à deux personnes
de lui lier les pieds et les mains et de le mettre dans uo sac;
ceci fait, il demande une piastre ; quelqu'un lui répond qu'il
l'aura s'il peut tirer une de ses mains pour la recevoir; aus-^
sitôt il tire une main hors du sac, la rentre, et sort ensuite
tout entier, lié comme auparavant ; puis il est remis dans le
sac et en sort immédiatement dégagé de tous les liens, et
portant un petit plateau entouré de chandelles allumées (si
LES JONGLEURS. 377
c'est le soir que l'exercice a lieu) et garni de cinq ou six
petites assiettées de mets variés qui sont offerts aux specla*
leurs.
Il y a au Caire une autre espèce de jongleurs appelés
Skyems. Dans la plupart de leurs exercices, les Skyems ont
aussi un compère. Ce dernier, par exemple, place vingt-
neuf petites pierres k terre, s'assied auprès et les arrange
devant lui. Ensuite, il demande a quelqu'un de cacher une
pièce de monnaie sous l'une d'elles. Ceci fait, il rappelle le
Skyem, qui s'est tenu a dislance pendant cet arrangement,
et, l'informant qu'on a caché une pièce sous une des pierres,
il lui demande d'indiquer sous laquelle, ce que le Skycm ne
manque pas de faire sur-le-champ. Ce tour est fort simple;
les vingt-neuf pierres représentent l'alphabet arabe, -et le
compère a soin de commencer sa demande par la lettre re-
présentée par la pierre sous laquelle est cachée la pièce de
monnaie.
L'art de la bonne aventure est souvent pratiqué en Egypte,
et la plupart du temps par des bohémiens analogues aux
nôtres. On les appelle Guayaris. En général, ils prétendent
descendre des Barmécides , comme les Ghawazys , mais
d'une branche différente.
La plupart des femmes sont diseuses de bonne aventure ;
on les voit souvent dans les rues du Caire vêtues comme
presque toutes les femmes de la plus basse cîasse, avec le
toba et le tarbouch , mais toujours la face découverte. La
Guayari porte ordinairement avec elle un sac de cuir conte-
nant le matériel de sa profession, et elle parcourt les rues
en criant: « Je suis la devineresse! j'explique le présent,
j'explique l'avenir I »
La plupart des Guayaris tirent leurs horoscopes au moyen
d'un certain nombre de coquillages, de morceaux de verre
de couleur, de pièces d'argent, etc., qu'elles jettent pêle-
mêle, et c'est d'après l'ordre dans lequel le hasard les dis-
pose qu'elles forment leurs inductions. Le plus grand coquil-
lage représente la personne dont elles doivent découvrir le
sort; d'autres coquillages figurent les biens, les maux, etc.,
et c'est par leur position relative qu'elles jugent si les uns
ou les autres arriveront ou n'arriveront pas à la personne
en question. Quelaues - unes de ces bohémiennes crient
32.
37g APPENOI€E«
aussi : Nidoukah oui mUchir! (oout UttouoD» «i ftirfxmeH
sons!)
Quelques bohémiens jouent aussi le rôle d'un bahlonaa^
nom donné en propre k des baladins, spadassins on cham-
pions fameux, tous gens qui se faisaient un renom autrefois
au Caire en y déployant leur force et leur dextérité. Mais
les exercices des baMonahs modernes sont presque unique-
ment restreints à la dause de corde, et tous ceu:^ qui pra*
tiquent cet art sont bohémiens. Quelquefois leur corde est
attachée au medéneh d'une mosquée, à une hauteur prodi*
gieuse, et s'étend sur une longueur de plusieurs centaines
de pieds, soutenue de place en place par des perches plan*
tées dans le soi.
Les femmes 9 les ûlles et les garçons suivent volontiem
cette carrière; mais ces derniers font aussi d'autres exercices,
tels que tours de force, sauts à travers des cercles, etc.
Les skouradatis (cette désignation est tirée du nom singe)
amusent les basses classes au Caire par divers tours exécutés
par un singe, un àne, un chien et un clit^vreau. L'homme
et le singe (ce dernier est ordinairement de l'espèce des
cynocéphales) combattent les trois autres avec des bâtons.
L'homme habille le singe d'une façon bizarre, comme une
mariée ou une femme voilée; il le précède en battant du
tambourin , et le fait parader ainsi 3ur le dos de Tànê dans
le cercle des spectateurs. Le singe doit aussi exécuter plu-
sieurs danses grotesques. On dit à l'àne de montrer la plus
jolie fille , ce qu'il fait aussitôt en mettant ses naseaux sur
le visage de la plus belle, k sa grande satisfaction , comme
à celle de tous les assistants. On ordonne au chien d'imiter
un voleur, et il se miel à ramper sur son ventre. Enfin , le
meilleur de tous ces exercices est celui du chevreau. Il se
tient sur une petite pièce de bois ayant à peu près la forme
d'un cornet à dé , long d'environ quatre pouces sur un et
demi de large ; en sorte que ses quatre pieds sont rassemblés
sur cet étroit espace. Cette pièce de bois portant ainsi le che-
vreau est soulevée ; on en glisse une toute semblable des-*
sous, puis une troisième, une quatrième et une cinquième
sont ajoutées sans que le chevreau quitte sa position.
Les Égyptiens s'amusent souvent , à voir représenter des
farces basses et ridicules qu'on appelle Mouabazi^is. Ces re*
LES JOKGLEURS. 379.
t^^nMon» oui souvent Iku dans les fêtes qui précèdent
|es marines et les circoncisions chez lejs grands, et attirent
Quelquefois de nombreux spectalejuirs sur les places publi*
ques du Caire; mais elles sont rarement dignes d'être dé>
criles, car c'est principalement par de vulgaires et iijdêcentes
plaisanteries qu'elles obtiennent des applaudissements. 11 n'y
a que des hommes pour jeteurs, les rôles de femmes étant
toujours remplis par des bonjmes ou de jeunes garçons daas
l'accoutrement féminin.
Voici, comme spécimen de leurs pièces, un aperçu de
l'une de celles qui furent jouées devant Méhémet-Ali h Voc-
casion de la circoncision de l'un de ses fils, où, selon l'usage,
plusieurs enfants des grands étaient également circoncis.
Les personnages du drame étaient un nazir ou gouver-
neur de district, un çheik-el-beled , ou cbef de village, un
servUeur de ce dernier, un clerc çopbte, un pauvre diable
endetté envers le gouvernement, sa femme et cinq autres
personnages qui faisaient leur entrée, deux en jouant du
tambour, un troisième du hautbois et les deux autres en
dansant. Après qu'ils ont un peu dansé et joué de leurs in-
struments, le nazir et les autres personnages font leur entrée
et se mettent en cercle.
Le nazir demanda : Combien doit Owad, le fils de Regeb ?
Les musiciens et les danseurs, qui jouent alors le rôle de
simples feUahs , répondent ; Dites au clerc de consulter le
registre^ Ce (çlerc est vêtu comme ua cophte, il a m turban
noir et porte h sa ceinture tout ce qu'il faut pour écrire. Le
cheik lui dit ; -^ Pour combien est ooté Owad , le jQls de
Hegeb ? -^ L^ clerc répond : Pour mille piastres. Combien
a-t'il déjk payé ? ajoute le cbeijii:. Ou lui répond : Cinq pias-
tres. Alors il 4it au débiteur : Homme, pourquoi n'as-tu pas
apporté d'argent ? L'homme répond : Je n*en ai pas. -r- Tu
p'en as pasj t^'^cri^ le «heik. Qu'on couche cet homme èk
terre , ajoute-l-il. On apporte une espèce de nerf de bœuf
dont on frappe le pauvre hère^ Alors il crie au nazir : bey !
par l'honneur de la queue de tou cheval, 6 bey! par l'hon-
Deur du bandeau de la tête, 6 bey!
Après une vingtaine d'appels aussi absurdes faits à la gé^
i^rosité du nazir par le patient, il cesse d'être battu, on
J'emmène et on le met en prison. Autr^ scène ; la femi»^ 4*4
380 APPENDICE.
prisonnier vient le voir et lui demande comment il se trouve ;
il lui répond : Fais-moi le plaisir, ma femme, de prendre
quelques œufs et quelques pâtisseries, et porle-les k la mai-
son du Cophle en le priant d'obtenir ma liberté. La femme
rassemble les objets demandés et les porte dans trois pa-
niers chez le Cophle ; elle demande s'il est là ; on lui dit
que oui; elle se présente et dit : Mahlem-Uannah! fais-
moi la grâce d'accepter ceci , et d'obtenir la libération dé-
mon mari. — Quel est-il Ion mari ? — C'est le fellah qui doit
mille piastres. — Apportes-en deux ou trois cents comme tri-
but au cheik-el-beled. La femme va chercher de l'argent et
délivre sou mari.
On voit par Ik que la comédie sert, pour le peuple, k
donner des avertissements aux grands et k obtenir des amé-
liorations et des réformes; c'était souvent le sens et le but
de l'art dramatique du moyen âge. Les Égyptiens en sont
encore là.
VI
LES MAISONS DU CAIRE.
La métropole moderne de l'Egypte se nomme en arabe
AUKahiray d'où les Européens ont formé le nom de le Caire,
Le peuple l'appelle Masr ou Mirs^ ce qui est aussi le nom
de toute l'Egypte. La ville est située k l'entrée de la vallée de
la haute' Egypte, entre le Nil et la chaîne orientale des mon-
tagnes du Mokatam; elle est séparée de la rivière par une
langue de terre presque entièrement cultivée, et qui, du côté
du nord , où se trouve le port de Boulaky a plus d'un quart
de lieue de large, tandis que sa largeur n'en atteint pas la
moitié du côté du midi.
Un étranger qui ne ferait que parcourir les rues du Caire
croirait que cette ville est resserrée et n'offre que peu d'es-
pace ; mais celui qui voit l'ensemble du haut d'une maison
élevée ou du minaret d'une mosquée s'apercevra bientôt du
contraire. Les rues les plus fréquentées ont généralement une
rangée de boutiques de chaque côté. La plupart des mes
LES MAISONS DU CAIRE. 381
écartées sont munies de portes en bois placées à chacune des
extrémités; ces portes sont fermées la nuit et gardées par un
portier, chargé d'ouvrir k tous ceux qui veulent y passer. Ce
qu'on appelle quartier est un assemblage de quelques ruelles
étroites avec une seule entrée commune.
Les maisons particulières méritent d'être décrites spécia-
lement. Les murs des fondations, jusqu'à la hauteur du pre-
mier étage, sont recouverts k l'extérieur et souvent k l'inté-
rieur de pierres calcaires molles, extraites de la montagne
voisine. Cette pierre, lorsqu'elle est nouvellement taillée,
présente une surface d'une légère teinte jaune, mais bientôt
elle brunit k l'air. Les différents compartiments de la façade
sont quelquefois, au moyen d'ocre rouge et de blanc de
chaux, alternativement peints en rouge et blanc ; ceci est sur-
tout en usage pour les grandes maisons et les mosquées. Les
constructions supérieures dont, ordinairement, la façade
avance en saillie d'environ deux pieds, sont supportées par
des consoles ou des piles; ces constructions se font en briques
et sont souvent couvertes d'une couche de plâtre. Les briques
sont cuites, leur couleur est d'un rouge sombre. Les couver-
tures des m.aisons sont plates et enduites d'une couche de
plâtre. Les fenêtres en saillie des étages supérieurs qui se
trouvent opposées dans les rues se touchent presque, et in-
terceptent ainsi presque entièrement les rayons du soleil dans
les rues, d'où il résulte une agréable fraîcheur pendant Tété.
Les portes des maisons sont ordinairement arrondies du
haut et ornées d'arabesques. Au milieu se trouve un com-
partiment dans lequel on place souvent une inscription ; cette
inscription est : « Il (Dieu) est le créateur excellent, l'é
ternel. » Ce compartiment et les autres de même forme,
mais plus petits, qui se trouvent sur les portes, sont peints en
rouge avec une bordure blanche; le reste de la surface de la
•lorte est peint en vert; le choix de ces couleurs se rattache k
des idées superstitieuses. Les portes sont munies d'un mar-
teau en fer, et d'une serrure en bois, et presque partout on
trouve k côté des portes une borne formée de deux marches,
pour qu'on puisse en sortant monter k âne ou k cheval.
Les appartements du rez-de-chaussée qui avoisinent la
rue ont de petites fenêtres grillées en bois, mais percées as-
sez haut pour qu'un passant ne puisse regarder dans l'inté*
SSS APPENUIGE.
rieur» Les croisées des i^ppartements font saillie d'un pie^ 4^
demi environ; ces fenêtres sont généralement garnies ^'\a$.
Ireillaje en boi& tourné, qui est si serré qu'il empêche lalu^
inière du soleil de pénétrer , tout en laissant circuler Tair,
tes treillages ^nt rarement peints. Ceux qu'on a voulu em^
bellir sont peints en rouge et en yert. On appelle ces fenêtres
moucharabys. Ce dernier mot signifie endroit pour boire» et
dans quelques maisons on place dans les embrasures de ces
croisées des vases de terre poreuse qui rafraîchissent Teau
par Tévaporation que cause le courant d'air. Immédiatement
au-dessus de la croisée en saillie on en trouve une autre
plaie avec un treillage ou un grillage en bois, ou avec des
verres de couleur. Ces fenêtres supérieures, lorsqu'elles sont
munies d'un treillage , représentent ordinairement quelques
dessins de fantaisie, soit un bassin et une aiguière superp(w
ses au-dessus de cette fenêtre, ou bien la ligure d'un lion, ou
le nom de Allah^ ou bien les mots : « Dieu est n)on es-
poir, » etc. Quelques-unes des fenêtres en saillie sont cons-
truites entièrement en bois, et quelques-unes ont ies car-
reaux de c6té^
En général les maisons sont élevées de deux ou trois éta-
fesy et chaque maison renferme une grande cour non pavée,
appelée hoschy dans laquelle on entre par un passage construit
de manière à ce qu'il s'y trouve un ou deux coudes, afin d'em-
pêcher les passants de voir à l'intérieur. On trouve dans ce
passage une sorte de banc, adossé au mur dans toute sa
longueur, nommé mastabah, et qui est destiné au portier et
aux domestiques. La cour renferme d'ordinaire un puits
d'eau saumàtre, qui s'infiltre du Nil à travers le sol. Le côté
de ce puits^ qui est le plus à l'ombre, est presque toujours
pourvu de deux jarres que l'on remplit chaque jour avec de
l'eau du Nil qu'on y transporte de la rivière dans des outres.
Les principaux appartements donnent sur les cours j, quelque-
fois les maisons ont deux cours, dont I4 seconde dépend du
harem ; chacune de ces cours est ornée de petites niches en
forme d'arches, où l'on cultive des arbustes et de& fleurs. Les
inurailles intérieures des maisons formant le carré des cours
^ont en briques et blanchies à la chaux. Les CQUrs ont plu-
sieurs portes de communication avec rinlérieur, dont Tune
^t nommée M el harem (porte du Imrem) j c'est far Ik
Les maîsons t)t tAtiiË. S8Jt
é[v^6ti attrîTe ^ Teîicaiier x^\\ icnnduil anX appart<»nleri:s (tc-
clasivemenl destinés aux femmes, aux tnattres et li leurs en-
fants.
Le reï de-chaussée possède aussi un apt)artemenl généra-
lement connu sous le nom de mandarah, où les hommes sont
reçus; cel appartement a une large fenêlfetivec une ou deux
autres petites fenêtres, taillées sur le môme modèle. Le parquet
de ces appartements descend en pente de six à sept pouces;
cette partie inférieure est appelée àurkàh.
Dans les maisons des riches, le durkah est pavé en ïozan-
ges de marbre blaftc et noir, et tous les interstices sont mo-
saïques de mon^eàiix de tuiles d^un rouge vîf, qui représen*
tent une incrustation élégante et ftinlastiqtie. — L'on trouve
au milieu dans la cour une fontaine qu'on appelle fatfkej/héy .
et dont les jets retombent en cascade dans un bassin pavé de
marbres colorés. — Les fontaines, dont les eaux s'élèyent 21
une assez grande hauteur, font ordinairement face à une ta-
blette en matt>re, ou bien en pierres ordinaires d'environ
quatre pieds de hauteur, nommée suffeh. Cette tablette e*
supportée par deux ou plusieurs arcades, et même quelque^
fois par une arcade unique, sous laquelle on place les usten-
siles dont on se sert journellement , e'est-à-dire, des vases
contenant des parfums, ou des vases d^ablution dont on fait
usage, avant et après les repas, afin de se préparer à là
prière.
La partie la plus élevée des appartements est nommée di-
van, corruption du mot palais. En entrant dans cette partie
de rhabilalion, chacun Ole ses chaussures avant de pouvoit
pénétrer dans le divan. Cette pièce qui, dans le fait, n'est
qu'une antichambre, est pavée de pierres communes. L'été on
recouvre le sol d'une natte, et en hiver d'un tapis. De trois
côtés on y voit des matelas et des oreillers. Chaque matelas
est ordinairement de trois pouces d'épaisseur ; sa largeur est
d'environ trois pieds. Les lits sont faits, soit à terre, soit su^
des lits de sangle, et les oreillers, qui ont presque toujours en
longueur la largeur du lit lui-même, sur la moitié de cette
largeur en épaisseur, reposent contre le mur. Matelas et oreil-
lers sont rembourrés de coton renfermé dans des taies de
calicot imprimé, de drap, ou de diverses étoffes de prix. Les
murs des maisons sont enduits de plâtre et blanchis et l'inl^^
384 APPENDICE.
rieur. On trouve presque partout dans les murailles deux -ou
trois armoires peu profondes, dont les portes sonl faites ea
panneaux fort petits. Cette habitude est motivée par la sé~
cberesse et la chaleur du climat, qui déjette les grandes
pièces de bois, au point que Ton pourrait croire qu'elles ont
passé au four. Les portes des appartements sont, par la
même raison, composées de pièces rapportées. La distribution
variée des panneaux que l'on volt dans toutes les boiseries
offre une image curieuse et riche d'imagination et de combi-
naison.
Les plafonds sont en bois; les poutres transversales sont
sculptées; on les peint quelquefois en couleur et d'autres
fois on les dore. Le plafond du durkaah dans les principales
maisons est d'une richesse extrême, avec des lozanges super-
posés, formant des dessins bizarres, mais réguliers, dont l'effet
ornemental est du meilleur goût.
Au milieu du carré formé par ces pièces, l'on suspend un
lustre. La manière toute particulière dont les plafonds sont
peints, la bizarrerie des dessins qu'ils représentent et qui sem-
blent se croiser très irrégulièrement, tandis que toutes ces in-
tersections sont des parties on ne peut plus régulières, forment
un ensemble qui éblouit l'œil.
A l'intérieur de quelques maisons, on voit une pièce appelée
makady qui est consacrée au même usage que le mandarah;
son plafond est supporté par une ou deux colonnes et des ar-
ches, dont la base est munie d'une grille. Le rez-de-chaussée
a aussi sa pièce de réception, qui s'appelle taktahosch. Elle
est généralement carrée ; sa façade sur la cour est ouverte, et
du centre s'élève un pilier destiné à supporter les murs cons-
truits au-dessus ; elle est dallée, et un long sopba eu bois
règne de trois côtés de la muraille. Celle pièce, qui peut être
assimilée èi une cour, est fréquemment arrosée, ce qui com-
munique aux appartements voisins, du moins k ceux du rez-
de-chaussée, une fraîcheur fort précieuse dans ces climats.
Dans les appartements supérieurs, qui sont ceux du ha-
rem , il y en a un, nommé le kaahy dont l'élévation est pro-
digieuse. On y trouve deux divansy longeant chacun des
côlés de la pièce; l'un est plus large que l'autre, et le plus
large est celui qu'on offre de préférence à ceux qu'on désire
honorer. Une partie du loil de ce salon, celle qui partage les
lEs MAISONS m: gairë. 385
deux divans, est plus élevée que le reste. Au milieu. Ton
pend une lanterne , appelée memràk, dont les faces sont or-
nées de treillages, comme ceux des croisées, et qui supporte
une petite coupole. Il est rare que le durkah ait une petite
fontaine, mais il est souvent pavé de la même manière que
le mandarah.
On trouve dans beaucoup de pièces d'étroites planches,
surchargées de toutes sortes de vases en porcelaine de Chine,
qui ne servent que pour Torneraent de l'endroit ; ces plan*
ches, placées k plus de sept pieds au*-dessus du sol, régnent
tout autour de la pièce, sauf les solutions de continuité for-
mées par les embrasures des fenêtres et des portes. Les piè-
ces sont presque toutes fort élevées; leur hauteur est d'au
moins quatorze pieds. On en trouve beaucoup qui ont davan-
tage; le kaah est pourtant toujours ce qu'il y a de plus spa-
cieux et de plus élevé, et, dans les principales maisons, c'est
le plus beau salou.
Dans quelques étages supérieurs des maisons des riches,
l'on Yoit, outre les fenêtres en treillage , de petites croisées
en verres de couleur, représentant des corbeilles de fleurs
et d'autres sujets gais et frivoles, ou seulement quelques
dessins fantastiques d'un effet charmant. Ces fenêtres en
verres de couleur, appelées kamasyés^ sont presque toutes de
deux ou trois pieds de hauteur et d'environ deux pieds de
largeur ; on les place k plat sur la partie supérieure des croi-
sées en saillie, ou dans quelque partie supérieure des ouver-
tures de la muraille, d*où elles projettent une lumière douce
et magique, dont les reflets sont on ne peut plus charmants.
Ces fenêtres se composent de petits morceaux de verre de di-
verses couleurs, fixés dans des bordures de plâtre fin, et ren-
fermés dans un cadre de bois. On voit sur les murs en stuc de
quelques appartements des peintures grossières, représentant
le temple de la Mecque ou le tombeau du prophète, ou bien
des fleurs et d'autres objets de fantaisie. On y trouve aussi
des maximes arabes et des sentences religieuses. La plupart
de ces sentences ou maximes sont transcrites sur de beau
papier enjolivé de quelque chef-d'œuvre calligraphique et
encadré sous verre. Les chambres k coucher ne sont point
meublées comme lertes, car le jour on ramasse le lit, qu*on
roule et qu'on pose dans un coin de la pièce ou dans un ca^
33
886 APPENDICE*
fbtnet qui «M âe^lofloirtpeDdant riiiver. L'éti^, la ptuparC des
-habitants coucîhenl <sur les terrasses des maisons. Un paillas-
son ou un tapis étendu survies pierres dont est pavée la pièce,
et un divan, forment Tameublement complet d'une chambre à
coucher, et en général de presque toutes les chambres.
Les repas sont servis sur des plateaux ronds que l'on place
sur un tabouret peu élevé. Les convives s'asseyent à terre
•tout autour. L'usage des cheminées y est inconnu, et les ap-
partements «ont chauffés en hiver au moyen de braise placée
•dans un réchaud; on ne connaît les cheminées que dans les
cuisines.
■
^Beaucoupde maisons ont sur le toit des hangars dont l'ou-
'vertufe est tournée vers'.le nord ou lesud^ouest, et destinés à
rafraîchir les chambres supérieures.
Chaque porte a sa serrure en bois ; elle s'appelle dabbe :
pliKieurs pointes en fer correspondent. aux trous qui se trou-
vent dans le pêne.
Presque loutesies maisons dut Caire pèchent par le naanque
'de régularité. Les chambres y «ont ordinairement de plusieurs
^hauteurs à compter du sol, ce qui fait qa>il faut sans cesse
^monter ou descendre quelques pas pour passer d'une cham-
br^à une autre. Le but principal de Tarchitecte est de«rendre
la 'maison aussi retirée que possible, surtout dans la partie
:^destinée à l'habitation des femmes, et d'éviter que l'on ne
puisse , des fenêtres, voir dans les appartemwits, ou être vu
des maisons voisines.
^Dans les maisons des personnes riche» ou d'un certain rang,
l'architecte a soin de ménager une porte secrète (bab sirs), nom
que l'on donne aussi quelquefois aux portes des harems,
pour faciliter une évasion en cas de danger d'arrestation, ou
d'assassinat, ou bien pour donner accès à quelque maîtresse
quipeut ainsi être introduite et reconduite en secret; les mai-
llons des riches contiennent aussi des cachettes' pour. les tré-
'flors; cet endroit est nommé makMM, On trouveencore dans
les harems des grandes maisons des salles de bains, qui sont
•ebauliées de la même manière que les établissements de
bains publics*
^L<orsque'le bas d'une maison est occupé par des domesti^
t^uep, les étages supérieurs sont divisés en i<^emenls di^-
UadSi et cette partie do la maison est nommée f«6a; ceslo-
CÉRÉMONIES* OBS PfJNÉRAILLES. 30^
gements sont entièrement séparés. l'un: de l'autre, aiaai qœ
cias boutiques ail-dessous , et en; les loué à des families qui
ii*ooi pas les moyens de payer le loyer d'une maison entièm.
Cliacua des logemenits d'un raba est composé d'une ou de
d«iix salles, d'une chambre à coucher, et ordinairement
d*uiie cuisine et de ses dépendances. U est rare de trouver de.
seaiblabtes logements ayaoi à la rue ^ii« eobrée pacticulièee.
VII
CÉRÉMONIES DES FUNÉBAULI^.
Les cérémonies observées à l'ooeasion du décès et de l'eiH
tcrrement d'un homme ou d'une femme sont k peu près
semblables. Lorsque le râle ou d'autres symiptômçs indi-
quent la mort prochaine d'un homme, une des personnes
présentes le tourne de iaçott à ce qu'il ait la face dans la
direction de la Mecque, et lui ferme Les yeux. Mém<e avant
qu'il ait rendu Tàme, ou un moment après, les hommes qui
se trouvent là s'écrient : « Allah ! Il n'y a de force ni de
puissance qu'en Dieu ! Nous appartenons h Dieu , et nous
devons retourner vers lui! Dieu^, fail^^Lui miséricorde! »
Pendant ce temps, les lémmes de la famille poussent les cris
de lainentalion appelés Wilwol ^ puis des cris plus perçants
en prononçant le nom du défunt. L^ exclamations les plus
usitées et qui s'échappent des lèvres, de sa femme ou de ses
femmes et de ses enfants sont : « mon maître! mon cha--
meau! (ce qui signifie : toi qui apportais mes provisions
et qui as porté mes fardeaux ! ) mon lion ! chameau de
la maison! ma gloire! ma ressource! m^n pèce! D
malheur! )»
Aussitôt après la mort, le défunt est dépouillé des habits
qu'il portait et recouvert 4'atttres habits ; puis on le place
sur son lit ou son matelas^ et on étend sur lui un drap de
Ut. Les femmes continuent kurs lamentatioos, et beaucoup,
de voisins viennent se joindre k elles.
En général, la famille envoie chercher deux ou plusieurs
n^dMihs (plei^çi^ses pabU<}4es). Chacun apporta m \^-
388 APPENDICE.
bourin qui n'a point les plaques de métal résonnanl dont
sont pourvus les cerceaux des tambourins ordinaires. Ces
femmes frappent sur cet instrument en s'écriant : MMas pour
lui ! et en louant le turban du défunt, la beauté de sa per-
sonne, etc., taudis que les femmes de la famille, les ser-
vantes et les amies du défunt, les cheveux épars et quelque-
fois les babits déchirés, crient aussi : Hélas pour lui ! en se
frappant le visage.
Bientôt arrive le muggassil (laveur des morts) avec un
banc, sur lequel il place le cadavre, et une bière. Si la per-
sonne morte est d'un rang respectable, les fakirs qui doivent
faire partie du convoi funèbre sont alors introduits dans la
maison mortuaire. Durant la cérémonie du lavement du
corps , ceux-*ci sont placés dans une pièce voisine , ou bien
en dehors, k la porte de l'appartement; quelques-uns d'entre
eux récitent, ou plutôt psalmodient le Sourat-el-Anam (le
6' chap. du Coran), tandis que d'autres psalmodient une
partie du Burdeh, célèbre poème k la louange du prophète.
Le laveur ôte les babils du défunt qui sont pour lui un reve-
nant bon; il lui attache la mâchoire et lui ferme les yeux.
L'ablution ordinaire qui prépare h la prière ayant été faite
sur le cadavre, k l'exception de la bouche et du nez, le mort
est bien lavé de la tête aux pieds avec de l'eau chaude et
du savon, et avec des fibres de palmier, ou encore avec de
Peau dans laquelle on a fait bouillir des feuilles d'alizier.
Les narines, les oreilles, etc., sont bourrées de colon, et le
corps est aspergé d'un mélange d'eau, de camphre pilé, de
feuilles d'alizier séchées et également pilées , et d'eau de
roses. Les chevilles sont attachées ensemble et les mains
placées sur la poitrine.
Le kiferiy vêtement de tombeau du pauvre, se compose
d*un ou deux morceaux de coton tout simplement disposés
en forme de sac ; mais le corps d'un homme opulent est
ordinairement enveloppé, d'abord dans de la mousseline,
ensuite dans un drap de coton plus épais, puis dans une
pièce d'étoffe de soie et colon rayée, et enfin dans un châle
de cachemire. Les couleurs choisies de préférence pour ces
objets sont le blanc et le vert, quoiqu'on puisse faire usage
de toute autre couleur, excepté du bleu ou de tout ce qui
approche de cette couleur. Lorsque le corps a été ainsi pré"
CÉRÉMONIES DBS FUNÉRAILLES. 389
paré pour Tiiihumation, on le place dans la bière, qui est
ordinairement recouverte d'un chàle de cachemire rouge oa
d'une autre couleur. Les personnes devant former le convoi
funèbre se placent alors dans Tordre usité, et qui pour les
convois ordinaires est le suivant :
D'abord six pauvres ou davantage; ces hommes, appelés
Yiniéniyeh^ sont ordinairement choisis parmi les aveugles.
Ces pauvres sont suivis de parents et d'amis du défunt,
et, en bien des occasions, plusieurs derviches ou autres re-
ligieux, portant les bannières de leur ordre, se joignent au
cortège ; ensuite viennent trois ou quatre écoliers, dont l'un
porte un mushaf (ou copie du Coran) , ou bien un volumt»
contenant une des trente sections du Coran. Ce livre est
placé sur une espèce de pupitre fait de baguettes de palmier,
et qui est ordinairement recouvert d'un mouchoir brodé.
Ces garçons chantent, d*une voix plus haute et plus animée
que celles des Yiméniyeh, quelques stances d'un poème
nommé Hauhrigeh, et qui décrit les événements du dernier
jour du jugement.
Les jeunes écoliers précèdent immédiatement le cercueil
que l'on porte la tête en avant; il est d'usage que trois ou
quatre amis du défunt le portent quelque temps; d'autres
les relèvent successivement. Souvent des passants partiel*
peut à ce service, ce qui est considéré comme grandement
méritoire.
Les femmes suivent le cercueil au nombre quelquefois
d'une vingtaine; leurs cheveux épars sont ordinairement
cachés par leurs voiles.
Les femmes, parentes ou domestiques de la maison, sont
distinguées chacune par une bande de toile, d'étoffe de coton
ou de mousseline, ordinairement bleue, attachée autour de
la tête par un seul nœud, laissant pendre par derrière les
deux bouts ^. Chacune d'elles porte aussi un mouchoir^ ordi->
nairement teint en bleu, qu'elles mettent sur leurs épaules,
et quelques-unes tordent quelquefois ce mouchoir des deux
mains au-dessus de leur tête ou devant leur visage.
^ On voit souvent sur les murs des tombeaux des anciens Égyptiens;
où sont représentées des scènes funèbres» des femmes portant une
bande i'emblable autour de la tête.
33.
En quelques occasions , le convoi est terminé par a» baffle
éestiné k être sacrifié devant le toml^eao } sa viande est êUmUe
distribuée aux pauvres.
. Les cercueils en usage pour les fermes et le» jeimes (gar-
çons sont différents de ceux des liommes. Il est vrai que,
oonime ceux des liommes , ils ont on couvercle de bois sur
lequel est étendu nn ohàle; mais ces cercueil» ont k la tête'
un morceau de bois droit, nommé ihahid. Ce shahid est cou-
vert d'un chàle , et la partie supérieure ( lorsque le cercttoil
renferme une femme de la classe moyenne ou une femme
d'un haut rang ) est parée de divers ornements appartenant
à la coiffure féminine. Le haut en étant pHit ou circulaire
sert souvent k y placer un kun (ornement ^end en or ou en
argent^ enrichi de diamants ou d'or ciselé en relief « qui est
porté par leé femmes sur le sommet de la tête); par derrière
on suspend le «o/Ss ( un certain nombre de tresses en soie
noire avec des ornements en or, que les dames ajoutent à
leurs cheveux nattés « retombant le long de leUr dos). On
dislingue le cercueil d'un garçon par un turban « ordinaire*
ment en cachemire rouge, et placé en haut du êKtMd, et,
lorsque le garçon est très -jeune, on y ajoute le kurg et le
M/b. S'il s'agit d'un enfant en bas âge, un homme le Irans*
porte dans ses bras au eimetière ; son corps n'est recouvert
que d'un chàle } quelquefois aussi on le met dans un très-
pelit cercueil , qu'un homme porte sur la tête.
. Nous allons maintenant passer à la description des rites et
cérémonies dans l'intérieur de la mosquée et du tombeau.
Entré dans la mosquée , le cercueil est placé k terre y ïn^
l'endroit habitdel de la prière , ayant le côté droit vers la
Mecque. L'iman est debout du côté gauche du cercueil ^ la
face tournée vers celui-ci» et dans la direction de la Megque,
tandis qu'un des officiers subalternes , chargé de répéter les
paroles de l'iman, se place aux pieds du défunt. Ceux qui as-
sistent aux funérailles se rangent derrière l'iman» les femmes
à part derrière les hommes ; car il est rare que l'entrée de la
mosquée leur soit interdite lors de ces cérémonies. La con«
grégation ainsi disposée, l'iman commence la prière des morts
et débute par ces paroles : « Je propose de réciter la prière
des quatre tekbires (prière funèbre qui consiste dans l'excia-
inatioQ répétée de AUah Akbc^r /eu Dieu est infiniment grand !)
CÉRÉMONIES d£S FtNÉKAILLES. ^01
astf le mahoniélaa défunt ici présienk. » Apfè» eeUe espèce de
préface, ii élève les deux mains ^u'il lienl oouverles, tou^
chaut avec rextrémité des pouces le. tube de ses oreilles, ei
s'écrie : « Dieu esl iufiuiiDeiii graod I » Le servant (mtdxdligh)
répèle cette exclamation^ et chacun des individus placés der-
rière i'iman en fait autant. Ayant dit la prière Fathah, Tim^n
s'écrie une deuxième fois : « Dieu est infiniment grand ! »
Après quoi il ajoute : « Dieu ! favorise notre seigneur Mah(H
met 9 le prophète illustre , ainsi que sa famille et ses comiM-^
gnons, et conserve-le! » Une troisième fois, l'iman crie»
« Dieu est infiniment grand l » puis il invoque la miséricorde
de Dieu en^aveur du défunt, et, s'adressant aux personnes
présentes , il leur dit : « Donnez votre témoignage à sont
égard -, 9 et ils répondent : « U fut vertueux. » Ensuite ou
enlève le cereuejl, et si la cérémonie a lieu dans la mosquée
de quelque saint célèbre, on le place devant le Maksourah^
ou grillage qui entoure le cénotaphe du saint. Quelques fa-
kirs et les assistants récitent ici d'autres prières funèbres , et
le convoi se remet en marche dans Tordre précédent jusqu'au
cimetière. Ceux du Caire sont pour la plupart hors de la ville,
dans les contrées désertes situées au nord, à l'est et au sud
de son enceinte ; les cimetières dans la ville sont en petit
nombre et de peu d'étendue,
, Nous allons maintenant donner une description succincte
d'un mausolée. Il se cpmpose d'un caveau oblong, ayant un
toit voûté; il est généralemient construit en briques enduites
de plâtre. Le caveau est profond afin que ceux qui y sont
inhumés puissent à Taise se mettre sur leur séant, lorsqu'il
sont visités et examinés par les deux anges Munkar et Nékir.
Un des cÀtés du mausolée fait face à la direction de la
Mecque, c'est-à-dire au sud-est; Tentrée est au nord-est.
Devant cette entrée se trouve une petite cave carrée, recou-
verte en pierres la traversant d'un côté à Tautre , afin d'em-
pêcher la terre de pénétrer dans le caveau. Cette cavité ainsi
maçonnée est à son tour recouverte de terre. On construit
au-dessus du caveau un monument oblong, nommé Tarki-^
heh, qui est ordinairement en pierres ou en briques; sur c^
monument sont placées perpendiculairement deux pierres.
Tune à la tète , Tautre au pied. £n général ces pierres sont
fl'une grande simplicité; cependant on en voit d'omécs^ et
392 APPENDICE.
souvent celle du c6té de la léie porte pour iuscription un
verset du Coran , et le nom du défunt avec la date de soa
décès. Cette pierre est quelquefois surmontée d'une sculp-
ture représentant un turban , un bonnet ou qjaelque autre
coiffure, qui indique le rang ou la classe des personnes
placées dans le tombeau. Sur le monument d'un cheik émi-
nent, ou d'une personne de haut rang, Ton érige ordinaire-
ment un petit bâtiment surmonté d'une coupole. Beaucoup
des tombeaux érigés en l'honneur des notabilités turques ou
mameloukes portent des tarkibehs en marbre, couverts d'un
dais en forme de coupole, reposant sur quatre colonnes de
marbre ; alors la pierre perpendiculairement placée du côlé
de la tête porte des inscriptions en lettres d'or, sur un fond
d'azur. Dans le grand cimetière au midi du Caire, on en voit
un grand nombre construits de celte manière. La plupart des
tombeaux des sultans sont d'élégantes mosquées.
Le tombeau ayant été ouvert avant l'arrivée du corps, l'en-
terrement n'éprouve aucun retard. Aussitôt le fossoyeur et
ses deux assistants tirent le corps du cercueil et le déposent
dans le caveau; les bandages dont on l'a entouré sont déliés;
on le pose sur le c^té droite ou bien on l'incline k droite, de
manière k ce que la face soit tournée vers la Mecque : on
l'assujettit dans cette position au moyen de quelques bri*
ques crues. Si l'enveloppe extérieure est un châle de cache^
mire, on le déchire, de peur que sa valeur ne soit un appât
pour la violation du tombeau par quelque profane. Quelques-
uns des assistants placent doucement un peu de terre auprès
et sur le corps; puis on referme l'entrée du caveau, au moyen
des pierres de clôture placées sur la petite cavité qui la pré--
cède et de la terre qu'on avait déblayée. On procède alors à
une cérémonie qui a lieu pour tous, excepté pour les en-
fants en bas âge, ceux-ci n'étant pas considérés comme reiy-
ponsables de leurs aelions. Un fakir y remplit l'office de Mul-
iakin ( instructeur des morlsj et, assis devant le mausolée, il
dit : « serviteur de Dieu! lils d'une servante de Dieu!
Sache qu'à présent descendront deux anges expédiés vers toi
et tes semblables. — Lorsqu'ils te demanderont : Qui est ton
seigneur ? réponds-leur : Dieu est mon seigneur, en vérité.
— Et quand ils te questionneront eoncernant ton prophète,
ou 1-homme qui a ^té envoyé vers toi , dis-leur : Vraimenli
POPULATION DE L'ÉGYPTE. 393
Mahomet est l'apôtre de Dieu; — et lorsqu'ils te questionne-
ront sur ta religion, dis-leur : L'islamisme est ma religion;
et quand ils te demanderont le livre qui est ta règle de con-
duite, tu leur diras : Le Coran est le livre qui règle ma con-
duite, et les musulmans sont mes frères; — et lorsqu'ils le
questionneront sur ta foi, tu leur répondras : J'ai vécu et je
suis mort dans la persuasion qu'il n'y a de dieu que Dieu «
et que Mahomet est l'apôtre de Dieu. Alors les anges te di-
ront : Repose, ô serviteur de Dieu ! sous la protection de Dieu ! »
Les Égyptiens croient que l'àme reste avec le corps pen-
dant la première nuit qui suit l'inhumation, et que cette nuit-
\h elle est visitée et examinée par les deux anges indiqués
ci-dessus, qui peuvent torturer le corps.
La nuit qui suit l'inhumation est nommée Leylet-el-Waho-
heh (nuit de désolation), la place du défunt restant aban*
donnée.
Dès le coucher du soleil, on conduit deux ou trois fakirs k
la maison mortuaire, où ils soupent de pain et de lait, k la
place où le défunt est mort; ils récitent après le Sourat-el-
mùlk (67« chapitre du Coran). Comme ou croit que durant
la première nuit après l'inhumation l'àme reste avec le corps,
pour se rendre ensuite, soit au séjour désigné aux âmes ver-
tueuses jusqu'au jour du dernier jugement, soit dans la pri*
son où les méchants doivent attendre leur arrêt définitif,
cette nuit est aussi nommée Leylet-el-Wahed (nuit de la so*
litude).
vni
POPULATION DE L'ÉGYPTE.
Il est difficile de constater la population d'un pays où Ton
n'inscrit ni les naissances ni les décès. Il y a quelques années
qu'on a voulu établir un calcul k cet égard, en prenant pour
base le nombre de maisons qui couvrent l'Egypte, et la sup-
position que dans la capitale chaque maison contient huit
personnes, et qu'ailleurs, dans les provinces, elle n'en con-
tient que six. Ce calcul peut approcher assez bien de la vé-
rité ; cependant le résultat des observations faites ne donne
394 * APPENDICE.
pour les villes telles qw-Alexasidrie,. Rouiak, elMasv-ai^ëtoM^
rah qu'une moyenne d'au moins cinq, personnes ;. Ragh^ffid
(Rosette) est à moitié déseite.
. Quant k la ville de Dimya {Damiette), elle est papuleuse et
peut bien contenir six personnes par maison; si^Ton n'ad^
mettait pas ces calculs» on n'atteindrait guère au chiffre sup-
posé du nombre des habitants du pays, et radc^tioa d*une
ou de deux personnes par maison-, dans ebaouoe de ces
villes, ne peut avoir une bien' grasde influence sui; 1» suppu-
tation de toute la population égyptienne que Ton» a estifloiée
à un peu plus de 2,500,000 âmes. BanS" ce nombre on compte
1,200,000 mâles, dont un tiers ou 400,000 soat propres au
service militaire. Les différentes classes dont se compose
principalement cette populalioBpSont h peu près les suivantes:
Égyptiens muslims (fellahs ou paysans, et habitants des
villes), 1,750,000; Égyptiens chrétiens (Cophtes), 150,000;
Osmanlis ou Turcs, 10,000; Syriens, 5,00a; Grecs, 5,090;
Arméniens, 2,000 ; Juifs, 5,000.
La classiûcation du reste, s'élevant k environ 70,000 âmes,
et qui se compose d'Arabes occidentaux, de Nubiens, d*es-
claves nègres, de Mamelucks (ou esclaves mâles), de femmes
blanches esclaves, de Francs, etc., est très difficile. Nous ne
comprenons pas ici dans le nombre de la population égyp-
tienne les Arabes des déserts Yoisins.
[ Les Égyptiens muslims, cophtes, syriens et jui£s d'Egypte,
ne parlent, k peu d'exceptions près, que la langue arabe,
qui est aussi celle que parlent ordinairement les étrangers
établis dans le pays.
Le Caire contient environ* 360,000 âmes. On serait bien
trompé si l'on voulait juger de la population de cette ville
par la foule qui se porle dâils les principales rues et les
marchés, car les autres rues et quartiers sont beaucoup moins
fré({uait黫
FJN PV TOME PHEîHmR,
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION.
VERS l'orient. Pag-
I. — Route de Genève i
IL — L^attadhé d^ambassade Ti
III. - — Paysages suisses ,• • . x
IV. — Le lac de Constance IV
V. — Un jour à Munich m
VI. — Les amours 4e Vieqne xxix
VIL Vni, IX, X. — Suite du j.ourflal. xxxv
XI. — L'Adriatique. LViu
XII. — L'Archipel • •. •. M
XIII. — La messe de Vémis. . , LXii
XIV. .-T- .Le songe de Polyphile. • Lxiy
iXV..-r- .SauwNicolo. ^ . ^ -. . . » ^ -i, » • • • .ijXVii
XVI. .-r-.Aplunori. ..•.....-. .-.-.•.-.. . Lxix
-XVn..-^.Palœoca8tro. Uxii
•XVIII. -;- .Les ■ trois -Vénusv ».».... Lxxiv
XIX..-«-.Les Gyclades. ...<,. Lxxvi
XX. — Saint -Georjges. ,....,.... lxxix
XXI. — Les moulins de Syra Lxxxii
LES .FEMMES DU CAIRE.
I; ■»— EES IftABIAOES COPHTBS.
I. -^ lié masque et le voile •.. 8T
IL -^ Une nocè^ui flambeaux 9t
^ III. —^ Lé dro^ah Abdallah 99
IV. -^ IncônVéhiënts du célibat. 105
V. — Lé inousky. .' . .' ,. • . il 10
VI. —- Une aventuré au Besestain 115
VII. -^ Une maison dangereuse 120
VIII. — Le wékil. 124.
IX. — r- .Le jardin .de Rosette. iso
II. ^- LES ESCLAVES.
I. — Un lever de soleil .186
. n. — Monsieur Jean ,. 189
III. — Les khowals. 148
rV. — La khanoun 146
V. — Visite au consul de France 14»
VI, — Les derviches. Ï5S
, ,VII. — Contrariétés domestiqués 159
yill. — L'okerdèsJe'llàb: . 162
IX. — Lé châteiaiiî du Caire.' . .18 7
X. — Là boutique du barbier , 170
XI. -^ La caravane de la Mecque 172
XII. — Abdel-K'érim. 180
XIII. -^'La JaVaiiaise 188
• IIÎ. —LE- HAREM.
I. — Le passé et l'avenir 187
II, — < lid yie intime & V^poque du Khamsin, . .,,,,,,,, U\
•
396 TABLE DES MATIÈRES. Pag.
III. — Soins du ménage 194
IV. — Premières leçons d'arabe 199
V. — L'aimable interprète îoa
VI. — L'île de Roddah t05
VIL — Le harem du vice-roi 116
VIII. — Les mystères du harem sso
IX. — La leçon de français 91s
X. — Ghoubrah sse
XI. — Les afrites ï80
IV. — LB8 PT&iJnDBS.
I. — L'ascension 9S4
II. -~- La plate-forme. < S37
III. — Les épreuves. 2*4
y. — LA CANOË.
I. — Préparatifs de navigation fSf
II. — Une fête de famille. , . . » * s 56
ni. — Le mutahir. . J59
IV. — Le sirafeh , ses
V. — La forêt de pierre. S6<
VI. — Un déjeuner en quarastaine ^ 972
VI. — LA 8ANTA-BASBABA.
I. — Un compagnon 27*
fin. — Le lac Menzaleh 283
m. — La bombarde 236
IV. — Andare sul mare 28«
V. — Idylle. ..;..;:....... 294
VI. — Journal de bord. • 297
VII. — Catastrophe. . soi
VIII. — La menace 8O6
IX. — Côtes de Palestine 809
X. .— La quarantaine s 10
VII. — LA MONTAGNE.
I. — Le pèrePlanchet . Sl9
II. — Le kief 82 5
III. — La table d'hôte 829
IV. — Le palais du pacha 834
V. -— Les bazars. — Le port 339
VI. —^ Le tombeau du santon 344
APPENDICE.
MŒURS DES ÉGYPTIENS MODERNES.
I. —- De la condition des femmes 34d
11. — La vie intérieure au Caire 8 53
m. — FiHcs particulières " 368
l\ . — Les danseuses d'Egypte 871
^. — Les jongleurs 875
VI. — Les maisons du Caire 880
VII. • — Cérémonies des funérailles 387
VIII. — Population de l'Egypte 898
FIN DE LA TABLE.
1
■1
{\
II
41