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Full text of "Voyage en Orient"

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VOYAGE 



EN ORIENT 



Imprimerie de Gustave GRATIOT, 41, rue de la Monnaie. 



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VOYAGE 



EN ORIENT 



PAB 

^. GÉRARD DE NERVAL 

TROISIÈME ÉDITION 

BEVUE, CORBIGÊE ET AUGMENTÉE 



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TOME PREMIER 



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PARIS 

CHARPENTIER, LIBRAÏRE-ÉDITEIIR 



19, BUE DE LILLE 



1851 



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INTRODUCTION 



A UN AMI 



VERS L^ORIENT. 



I. — ROUTE DE GENÈVE. 

J'ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrlnalions 
d'un touriste parti de Paris en plein novembre. C'est une 
assez triste litanie de mésavenlures, c'est une bien pauvre 
description k faire, un tableau sans horizon, sans paysage, 
où il devient impossible d'utiliser les trois ou quatre vues de 
Suisse ou d'Italie qu'on a faites avant de partir, les rêveries 
mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs^ les 
études alpestres, et toute cette flore poétique des climats 
aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant 
de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil 
ou Montmorency* 

On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dtne à Âuxerre; 
tout cela n'a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi 
l'imprudence d'un voyageur qui , trop capricieux pour con- 
sentir à suivre la ligne, à peu près droite, des* chemins de 
fer, s'abandonne k toutes les chances des diligences, plus ou 
moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi 
compfi^gnon laisse partir sans regret le Laffitte et Gaillard 

1 



II INTRODUCTION. 

rapide, qui Tavait amené à une table d'hôte bien servie ; il 
sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la 
moitié du dtner, et trinque en paix avec les trois on quatre 
habitués pensionnaires de rétablissement, qui ont encore une 
heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s'informe en 
outre des plaisirs de la tlHe, et finit par se laisser entraîner 
au début de M. Auguste dans Buridan^ lequel s'effectue dans 
le chœur d'une église transformée en théâtre. 

Le lendemain notre homme s'éveille à son heure; il a 
dormi pour deux nuits, de sorte que la Générale est déjà 
passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Gaillard, l'ayant 
pris la veille? Il déjeune : Laffîtte passe et n'a de place que 
dans le cabriolet. 

a Vous avez encore Ik Berline du commerce, » dit l'hôle 
désireux de garder un voyageur agréable. 

La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons 
tisseurs en voyage ^ilr L)réit. C'est une voiture fort gaie : 
elle chante et fume tout le long de la roule ; mais elle porte 
déjà deux couches superposées de voyageurs. 

Reste la Châlonnaiie, — Qu'est-ce que cela ? — C'est la 
doyenne des voitures de France. Elle ne part qu'à cinq 
heures; vous avez le temps de dîner. 

Ce raisonnement est séduisant, je fkis retenir ma place, et 
je m'assieds deux heures après dans le coupé , & côté du 
conduclipur. 

Cet hoûime est aimable; il était de la table d'hôte et ne 
paraissait nullement pressé de partir. C^est qu'il connaissait 
trop sa voiture, lui ! 

— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais ! 

— Oh ! monsieur, ne m'en parlez pas ! Ils sont un tas dans 
le conseil municipal qui ne s'y entendent pas plus... On leur 
a offert des chaussées anglaises , des macadam , des pavés 
de bois, des aigledons de pavés; eh bien! ils aiment mieux 
lès cailloux, les moellons, tout ce qu'ils peuvent trouver pour 
Ikire sauter les voitures ! 

— Hais, conducteur, nous voilk sur la terre et nous sau- 
tons presque autant. 

— Monsieur, je "ne m^iiperçois pas... G*est que le cheval est 
au trot. 

— Le cheval ? 



ROUTE PE GENÈVE. 1(1 

— Oui, oui, mais nous allons en preQcIre un autre pour la 
montée, » 

Au relais suivant, je descend^ pour examiner la Ch&loo- 
naise, cette œuvre de haute antiquité. Elle était digne de Qguref 
dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre 
et des presses en bois : la Chàlonnaise est peut-être aujour- 
d'hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue, 

Alors tu comprends le reste ; ne trouver de repos qu'en se , 
suspendant momentanément aux lanières de rimpériale, 
prendre sans cheval une leçon de trot de trente- six heures. , 
et finir par être déposé proprement sur le pavé de Chàlons à 
deux heures du matin, par un des plus beaux orages dé la 
saison. 

Le bateau li vapeur part à cinq heures du matin. Fort 
bien. Aucune maison n'est ouverte. Est-il bien sûr que ce 
soit IkChàlon-sur-Saêne ?... Si c'était Ghàlons-sur-Marpe !... 
Non, é'est bien le port de Cbàlon-sur-Saône, avec ses mar« 
ches eu cailloux, d'où l'on glisse agréablement vers le fleuve; 
les deux bateaux rivaux reposent encore, cête à cête, en 
attendant qu'ils luttent de vitesse ; il y en a un qui est par- 
venu à couler bas son adversaire tout récemment. 

Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d'An- 
glais, de commis voyageurs et des joyeux ouvriers de la Ber- 
Une. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais 
moi, je m'arrête à Mâcon. Ifàcon ! c'est devant cette villif) 
même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus 
heureuse; je descendais vers l'Italie, et les jeunes filles, en 
costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des 
grappes de raisins monstrueux, étaient les premières jolies 
filles du peuple que j'eusse vues depuis Paris. En effet, le 
Parisien n'a point d'idée de la beauté des paysannes et des 
ouvrières telles qu'on peut les voir dans les villes du Midi. 
MAcon est une ville k demi suisse, k demi méridionale, assez 
laide d'ailleurs. 

On m'a montré la maison de M. de Lamartine, grande et 
sombre; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard 
du soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles 
arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de 
vignes jaunies } la promenade aux arbres effeuillés souriait 
encore sous ce rayon. 



IV INTRODL'GïIOX. 

La voilure de fiourg part k deux heures ; ou a visité lous 
les recoins de Màcon; on roule bientôt doucement dans ces 
monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été; pais 
On arrive vers huit heures à Bourg. 

Bourg mérite surtout d*être remarqué par son église, qui 
est de la plus charmante architecture byzantine, si j'ai bien 
pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style 
quasi-renaissance qu'on admire à Saint-Eustache. Tu vou- 
dras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Chàlon- 
naise, de n'avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité. 

J'avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de 
vue des messageries, dés voilures Lafûtte, de la poste, en un 
mot, selon la route ofûcielie, j*aurais pu me laisser trans- 
porter à Lyon et prendre la diligence pour Genève; mais la 
route dans cette direction formait un coude énorme. Je con- 
nais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J'ai pris, comme on 
dit, le chemin de traverse... Est-ce le chemin le plus court ? 

Si le journal naïf d'un voyageur enthousiaste a quelque in- 
térêt pour qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg 
à Genève, il n'y a pas de voitures directes. Fai& un détour de 
dix-huit lieues vers] Lyon, un retour de quinze lieues vers 
Pont-d'Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures. 

Mais il est plus simple de se rendre de Bourg k Pont-d'Ain, 
et là d'attendre la voiture de Lyon. 

« Vous en avez le droit, me dit-on ; la voiture passe a onze 
heures, vous arriverez à trois heures du malin. » 

Une patache vient à l'heure dite, el, quatre heures après, 
le conducteur me dépose sur la grande route avec mon ba- 
gage il mes pieds. 

Il pleuvait un peu; la roule était sombre; on ne voyait ni 
maisons, ni lumière. « Vous allez suivre la route tout droit, 
nie dit le conducteur avec bonté. A un kilomètre el demi en- 
viron, vous trouverez une auberge ; on vous, ouvrira si Ton 
n'est pas couché. » 

Et la voilure continue sa route vers Lyon. 

Je ramasse ma valise et mon carton ù chapeau. év j'arrive k 
l'auberge désignée ; je frappe k coups de pavé pendant une 
heure... Mais, une fois entré, j'oublie tous mes maux... 

L'auberge de Pont-d'Âin est une auberge de cocagne. En 
descendant le lendemain malin, je me trouve dans une cui- 



ROUTE DE GENÈVE. V 

sine immense et grandiose. Des volailles lournaienl aux bro- 
ches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien 
garnie réunissait des chasseurs très-animés. iL'hôte était un 
gros homme et Thôtesse une forte femme, très-aimables tous 
les deux. 

Je m'inquiétais un peu de la voiture de Genève. « Mon- 
sieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures. — 
Oii ! oh ! — Mais vous avez ce soir le courrier. — La poste ? — 
Oui, la poste. — Ah! très-bien. » 

Je n'ai plus qu'à me promener toute la journée. J'admire 
l'aspect de l'auberge, bâtiment en brique a coins de pierre du 
temps de Louis XIIL Je visite le village composé d'une seule 
rue encombrée de bestiaux, d'enfants et de villageois avinés : 
— c'était un dimanche, — et je reviens en suivant le cours 
de FÂin, rivière d'un bleu magnilique, dont le cours rapide 
fait tourner une foule de moulins. 

A dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu'il 
soupe, l'on me conduit, pour marquer ma place, dans la re- 
mise où était sa voiture. 

surprise ! c'était un panier. 

Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voi- 
ture, excellent pour contenir les paquets et les lettres; mais le 
voyageur y passait à l'état de simple colis. 

Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble 
par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés. 

L'impossibilité de se faire une position fixe parmi les pa- 
quets confondait forcément nos destinées : la dame finit par 
faire trêve à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle dé- 
cédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa fa- 
mille. 

Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions douce- 
ment, à cause des montées et des descentes continuelles. Le 
courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place 
lui-même, fouettait d'en.bas le cheval qui frisait de temps en 
temps la crête des précipices. 

Le Rhône coulait k notre droite à quelques centaines de 
pieds au-dessous de la route ; des postes de douaniers se 
montraient çà et là dans les rochers, car de Taulrc côlc du 
fleuve est la frontière de Savoie. 

De temps en temps nous nous arrêtions un instant dans 

1. 



VI INTRODUCTION. 

de petites villes, dans des vill^es où rop n'entendait que 
les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier 
jetait des paquets a des mains ou k des pattes invisibles^ et 
puis nous repartions au grand trot de son petit cheval. 

Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des mon- 
tagnes, une grande nappe d'eau, vaste et coupant au loin 
l'horizon comme une mer : c'était le lac Léman. 

Une heure après, nous prenions le café il Ferney en atten- 
dant l'omnibus de Genève. 

De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, 
par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses 
villas, j'arrivais dans la patrie de JeaQ- Jacques Rous- 
seau. 

La cuisine est assez bonne k Genève, et la société fort 
agréable. Tout le monde parle parfaitement français^ piafs 
avec une espèce d'accent qui rappelle un peu la prononcia- 
tion de Marseille. Les femmes sont fort jolies, et ont presque 
toutes un type de physionomie qui permettrait de les dis- 
tinguer parmi d'autres. Elles ont, en général, les cheveux 
noirs ou châtains; mais leur carnation est d'une blancheur et 
d'une finesse éclatantes; leurs traits sont réguliers, leurs 
joues sont colorées, leurs yeux be^ux et calmes. Il m'a sem- 
blé voir que les plus belles étaient celles d'un certain âge, 
ou plutôt d'un âge certain. Alors les bras et les épaules sont 
admirables, mais la taille un peu forte. Ce sont des femmes 
dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes; et si 
elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes 
dedans. 



IL — l'attaché d'ambassade. 

Tu me m'as pas encore demandé où je vais ; le sais-je 
moi-même? Je vais tâcher de voir des pays que je n'aie 
pas vus ; et puis, dans cette saison, l'on n'a guère le choix 
des routes; il faut prendre celle que la neige, l'inondaUon ou 
les voleurs n'ont pas envahie. Les récits d'inondation sont, 
jusqu'ici, les plus terribles. On vient de nous en faire un doit 
les circonstances sont si bizarres, que je ne puis résister % 
J'envie de te l'envoyer, 



l'attaché D'AMBASSADE. VU 

Un courrier chargé de dépêches a passé ces jours derniers 
la frontière, se rendant en Italie. C*étail un simple attaché^ 
très-flatté de rouler, aux frais de TÉtat, dans une belle chaise 
de poste neu^e, bien garnie d'effets et d'argent ; en un mot, 
un jeune homme en belle position : son domestique par der- 
rière, très-enyeloppé de manteaux. 

Le jour baissait, la route se trouvait en plusieurs endroits 
traversée par les eaux ; il se présente un torrent plus rapide 
que les autres : le postillon espère le franchir de même; 
pas du tout, voilà l'eau qui emporte la voiture^ et les chevatfx 
sont à la nage ; le postillon ne perd pas la tête, il parvient à 
décrocher son attelage, et Ton ne le revoit plus. 

Le domestique se jette à bas de son siège, fait deux brassés 
et gagne le bord. P^idant ce temps, la chaise de poste, toule 
neuve, comme nous avons dit, et bien fermée, descendait 
tnuiquillement le fleuve en question. Cependant, que faisait 
l'attaché?... Cet heureux garçon dormait. 

On comprend toutefois qu'il s'était réveillé dès les pre- 
naières secousses. Envisageant la question de sang-froid, il 
j«gea qufi sa voiture ne pouvait flotter longtemps ainsi, se 
h&ta de quitter ses habits, baissa la glace de la portière, où 
l'eau n'arrivait pas encore, prit ses dépèches dans ses dents, 
et, d'une Udlle fluette, parvint k si'éiancer dehors. 

Pendant qu'il nageait bravement, son domestique était allé 
ciiordier du secours au loin. De telle sorte qu'en arrivant au 
rivage notre envoyé diplomatique se trouva seul et nu sur la 
terre comme le premier homme. Quant à sa voiture, elle vo- 
guait déjà fort loin. 

En faisant qu^qnes pas, le jeune homme aperçut heureu* 
sèment une chaumière savoyarde, et se hâta d'aller demander 
asile, n n'y avait dans cette maison que deux femmes, la 
tante et la nièce. Tu peux jtiger des cris et des signes de crofx 
qu'elles firent en voyant venir à elles on monsieur déguisé en 
mod^e d'académie. 

L'attaché parvint à leur laire eomprn&dre la cause de sa 
mésaventure, et, voyant un fagot près du foyer, dit à la tante 
qu'elle le jetât au feu, et qu'on la payerait bien. « Mais, dit la 
tante, puisque vous êtes tout nu, vous n'avez pas d'argent.» Ce 
raisonnement était inattaquaUe. Heureusement le domestique 
^va dans lit maison, et c^^ changea la face des choses. Le 



Vllï INTHODUCTIOX. 

fagot fui allumé, Tallaché s'enveloppa dans une couverlure, 
et tint conseil avec son domestique. 

La contrée n'offrait aucune ressource : cette maison était la 
seule a deux lieues à la ronde; il fallait donc repasser la 
frontière pour chercher des secours, a Et de Targent!» dit 
l'attaché h son Frontin, 

Ce dernier fouilla dans ses poches, et, comme le valet d'AU 
ceste, il n'en put guère tirer qu'un jeu de cartes, une ficelle, 
un boulon et quelques gros sous, le tout fort mouillé. 

< Monsieur ! dit-il, une idée ! Je me mettrai dans votre 
couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit. En 
marchant bien, vous serez dans quatre heures k A**^, et vous 
y trouverez ce bon général T... qui nous faisait tant de fêle à 
notre passage. » 

L'altaché frémit de celle proposition : endosser une livrée, 
passer le pantalon d'un domestique, et se présenter aux ha- 
bitants d'A"^"^, au commandant de la place et a son épouse! Il 
avait trop vu Ruy-Blas pour admettre ce moyen. 

« Ma bonne femme, dil-il à son hôtesse, je vais me mettre 
dans votre lit, el j'allendrai le retour de mon domestique que 
j'envoie k la ville d'A*** pour chercher de l'argent. » 

La Savoyarde n'avait pas trop de confiance ; en outre, elle 
et sa nièce couchaient dans ce lit, et n'en avaient pas d'autre; 
cependant la diplomatie de noire envoyé fmit par triompher 
de ce dernier obstacle. Le domestique partit, et le mattre re- 
. prit comme il put son sommeil d'une heure avant, si fâcheu- 
sement troublé. 

Au point du jour, il s'éveilla au bruit qui se faisait k la 
porte. C'était son valet suivi de sept lanciers. Le général n'a- 
vait pas cru devoir faire moins pour son jeune ami... Par 
exemple, il n'envoyait aucun argent. 

L'attaché sauta au bas de son lit. 

a Que diable le général veut-il que je fasse de sept lanciers ? 
11 ne s'agit pas de conquérir la Savoie ! 

— Mais, monsieur, dit le domestique^ c'est pour retirer la 
voilure. 

— Et où est-elle la voiture ? » 

On se répandit dans le pays. Le torrent coulait toujours 
avec majesté, mais la voiture n'avait laissé nulle trace. Les 
t^avoyardes commencèrent k ^'inquiéter. Heureusement noire 



L ATTACHE D AMBASSADE. IX 

jeune diplomate ne manquait pas d'expédients. Ses dépêches 
à la main, il convainquit les lanciers de Timporlance qu'il y 
avait k ce qu'il ne perdit pas une heure, et l'un de ces mili- 
taires consentit k lui prêter son uniforme et k rester k sa place 
dans le lit, ou bien devant le feu, roulé dans la couverture, k 
son choix. 

Yoilk donc l'attaché qui repart enfin pour A***, laissant un 
lancier en gage chez les Savoyardes (on peut espérer qu'il n'ea 
est rien résulté qui pût troubler l'harmonie entre les deux 
gouvernements). Arrivé dans la ville, il s'en va trouver le 
commandant, qui avait peine k le reconnaître sous son uni- 
forme. 

ce Mais, général, je vous avais prié de m'envoyer des ha* 
bits et de l'argent... 

— Votre voiture est donc perdue? dit le général. 

— Hais, jusqu'k présent, on n'en a pas de nouvelles ; lors- 
que vous m'aurez donné de l'argent, il est probable que je 
pourrai la faire retirer de l'eau par des gens du pays. 

— Pourquoi employer des gens du pays, puisque nous 
avons des lanciers qui ne coûtent rien ? 

— Mais, général, on ne peut pas tout faire avec des lan- 
ciers! et quand vous m'aurez prêté quelque autre habit... 

— Vous pouvez garder celui-ci ; nous en avons encore au 
magasin... 

— Eh bien ! avec les fonds que vous pourrez m'avancer, 
je vais me transporter sur les lieux. 

— Pardon, mon cher ami, je n'ai pas de fonds dispo- 
nibles; mais tout le secours que l'autorité militaire peut 
mettre k votre disposition... 

— Pour Dieu, général, ne parlons plus de vos lanciers!... 
Je vais tâcher de trouver de l'argent dans la ville, et je n'en 
suis pas moins votre obligé, du reste. 

— Tout à votre service, mon cher ami. » 

L'attaché produisit très-peu d'effet au maire et au no- 
taire de la ville, surtout sous l'habit qu'il portait. 11 fut 
contraint d'aller jusqu'k la sous-préfecture la plus voisine, 
oii, après bien des pourparlers, il obtint ce qu'il lui fallait. 
La voiture fut retirée de l'eau , le lancier fut dégagé, les 
Savoyardes bien payées de leur hospitalité, et noire diplomate 
repartit par le ccurricr. 



X INTBODUGTION, 

Ou pourrait faire tout un vaudevlile Ta-dessus, eu gazaat 
toutefois certains détails. Le lancier, laissé en gage, ne peai 
pas rester tout le temps dans un lit : la jeune Savoyarde lui 
prête une robe. On le trouve fort aimable ainsi. On rit beau- 
coup ; un mariage s'ébauche, et l'attaché paye la dot. 

Mais il n'y a de dénouements qu'au théâtre : la vérité n'en 
a jamais. 

Au fond, ces malheurs m'épouvantent^ pourquoi n'atten- 
drais-je pas le printemps dans cette bonne ville de Genève, où 
les femmes sont si jolies, la cuisine passable, le vin, notre vin 
de France, et qui ne manque, hélas ! que d'huttre^ fraîches, 
le peu qu'on en voit nous venant de Paris. 

Si je change de résolution, je te l'écrirai. 

III. — PAYSAGES SUISSES. 

Me voici donc parvenu à Genève : par quels chemins, 
hélas ! et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu'aurals-je 
k t'écrire si je faisais roule comme tout le monde, dans une 
bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé de 
eache-nez, de paletots et de manteaux, avec une chanceliers 
et un rond sons moi?... J'aime k dépendre un peu du ha- 
• sard : l'exactitude numérotée des stations des chemins de 
fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant k heure et k 
.jour fixes, ne réjouissent guère un poète, ni un peintre, ni 
même un simple archéologue, ou collectionneur comme 
je suis. 

La vie sensuelle de Genève m'a tout k fait remis de mes 
premières fatigues. — Où vais-je ? Où peut-on souhaiter d'aller 
en hiver ? Je vais au*devant du printemps, je vais au-devant 
du soleil... 11 flamboie k mes yeux dans les brumes colorées 
de l'Orient. — L'idée m'en est venue en me promenant sur 
les hautes terrasses de la ville qui encadrent une sorte 
de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magni- 
fiques. 

Ce sont bien les hautes Alpes que ron découvre de tous 
côtés k rhori^on. Mais où est le Mont«Blano? me disais-je le 
premier soir ; j'ai suivi les bords du lac, j'ai fait le tour des 
remparts, n'osant demander k personne t Où est donc le 



PAYSAGES SUISSES. XI 

Mobt-Maiic ^ Et j'Ai bni par l'admirer sous la forme d'un 
ittimellse nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de moû 
imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en 
moi-même les dangers que pouvait présenter le projet 
d'aller planter tout en haut un drapeau tricolore , pendant 
qu'il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige 
immaculée de sa cime, voilk que ma montagne a manqué de 
base tout à coup ; quant au véritable Mont-Blanc» tu com- 
prendras qu'ehsuile il m'ait causé peu d'impression. 

Mais la promenade de Geoève était fort belle k ce soleil 
coilch&nt, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux 
branches effeuillées. La partie de la ville qu'on aperçoit en 
se retoufnaût est aussi très-bien disposée pour le coup d'œil, 
et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses , plus 
agréable à toir qu'à parcourir. 

En descendant vers le lac, on suit la grande rue parisienne, 
la rue de la Corratetie, où sont les plus riches boutiques. La 
rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont 
une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus tom- 
merçanle et la plus tinimêe. Dû reste, Genève, comme toutes 
les tilles du Midi, li^esi paVée que de cailloux. De longs pas- 
sages sombres, à l^antique, établissent des communications 
entre les rues. Les ifabriques qui couvrent le fond du lac et 
la source du l^hône donnent aussi une physionomie originale 
à la ville. 

Te parlerai -je encore du quartier neuf, situé de l'autre 
Côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue Rivoli ; du 
palais eu philauthrope Ëynard, dont tu connais les innom- 
brables portï^îts lithographies, qui se vendaient jadis au proût 
(tes Grecs et des noirs? Mais il vaut mieux s'arrêter au mi- 
lieu àû poni, sur mû terre-plein planté d^atbres, où se trouve 
la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là, 
drapé en Romain, dans la position d^Henri IV sur le Pont- 
Neuf; seulement, Rousseau esta pied comme il convient à 
on philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort 
du kc, si beau, si clair, si rapide déjà, — et si bleu, que l'em- 
pereur Alexandre y Tetrouvait un souvenit de la l<ïéwa, bleue 
aussi coiAme la mer ! 

L'extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de 
la ville, e^ eouverte en partie de ces laides cabanes qui ser- 



XII INTRODUCTION. 

vent de moulins k eau ou de buanderies, ce qui offre un 
spectacle plus varié qu'imposant. Au contraire, lorsqu'on 
tourne le dos à la yille pour se diriger vers Lausanne, lors- 

' que le baleau à vapeur sort du port encombré de petits na- 
vires, le coup d'oeil présente tout a fait l'illusion de la grande 
mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux 
rives, mais la ligne du fond tranche nettement l'horizon de 
sa lame d'azur; des voiles blanches se balancent au loin, et 

, les rives s'effacent sous une teinte violette, tandis que les 
palais et les villes éclatent par intervalles au soleil levant; 
c'est l'image affaiblie de ces riants détroits du golfe de Na- 
pies, que l'on suit si longtemps avant d'aborder. BientAt le 
bateau s'arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec 
tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu'il 
devient bien constaté que je n'importe pas de cigares français 
(vraie régie) dont l'Helvétien est avide, on me livre k quatre 
commissionnaires, qui tiennent k se partager mes effets. L'un 
porte ma valise , l'autre mon chapeau , l'autre mon para- 
pluie, l'autre ne porte rien. Alors ils me font comprendre 
difficilement, car ici s'arrête la langue firançaise, qu'il s'agit 
de faire une forte lieue à pied, toujours en montaat. Une 
heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, 
j'arrive k Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme 
qui sert de promenade publique et de jardin au Casino. 

De Ik la vue est admirable. Le lac s'étend k droite k perte 
de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu'k gauche il 
semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, 
obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige cou- 
ronnent cette perspective d'Opéra, et, sous la terrasse, k nos 
pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu'au 
bord du lac. Voilk, comme dirait un artiste, le ponsifde la 
nature suisse, depuis la décoration jusqu'k l'aquarelle; nous 
avons vu cela partout ; il n'y manque que des naturels en 
costumes; mais ces derniers ne s'habillent que dans la sai^ 
son des Anglais ; autrement, ils sont mis comme toi et moi. 
^e va pas croire maintenant que Lausanne soit la plus 
riante ville du monde. Il n'en est rien. Lausanne est une 
ville tout en escaliers; les quartiers se divisent par étages: 
la cathédrale est au moins au septième. C'est une fort belle 
église gothique, gâtée et dépouillée aujourd'hui par sa desli* 



PAYSACES SUISSES. Xltl 

nation prolestante, comme toutes les calhédrales de la Suisse^ 
magnifiques au dehors, froides et nues k l'intérieur. 

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits poin* 
tus d'un aspect fort gai. 

Pensant à dîner, en sortant de l'église , il me fut répondu 
partout que ce n'était plus l'heure. Je finis par me rendre au 
Casino, comme à l'endroit le plus apparent; et là le maître» 
accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit 
que sourire de ma demande et Youlut bien me faire tuer un 
poulet. 

Cette Tille étant, après tout, peu récréative, j'ai été charmé 
de monter dans la diligence et de m'y incruster chaudement 
entre deux fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi 
à Berne. 

Voici que je quitte, enfin cette petite France mystique et ré^ 
Teuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute 
une politique ; je vais mordre cette fois dans la yraie Suisse 
à pleines dents. C'est le lac de Neufchàtel que nous laissons 
sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets 
d'argent. On monte et l'on descend, on traverse des bois et 
des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours' 
k l'horizon. Au point du jour, nous roulons sur us beau pavé, 
nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands 
ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwar-^ 
dîne dans Waverley : ce sont les armes de Berne. Nous 
sommes a Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément. 

Rien n'est ouvert. Je parcours une grande rue d'une demi- 
lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d'énormes 
maisons; de loin en loin il y a de grandes tours carrées sup- 
portant de vastes cadrans. C'est la ville où l'on doit le mieux 
savoir l'heure qu'il est. Au centre du pavé, un grand ruis- 
seau couvert de planches réunit une suite de fontaines monu- 
mentales espacées entre elles d'environ cent pas. Chacune 
est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa 
lance. Les maisons, d'un goût rococo comme architecture, sont 
ornées aussi d'armoiries et d'attributs : Berne a une allure 
semi-bourgeoise et semi>aristocratique qui, d'ailleurs, lui 
convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins gran- 
des, sont du même style à peu près. En descendant k gauche, 
je trouve une rivière profondément encaissée et toute cou- 

2 



XIV INTRODUCTION. 

retit de cabanes en bois, comme le Léman k Genève ; il en 
est qui portébt le titre de bains et ne sont pasmieiix décorées 
que led Autres. Gela m'a remis en mémoire un chapitre de 
Casanova, qui prétend qu'on y est servi par des baigneuses 
nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. 
Biles ne quittent point l'eau par pudeur, n'ayant pas d'autre 
voile, mais elles folâtrent autour de tous comme des naïades 
dé Rubeiid. Je doute, malgré les attestations de toyageurs 
pum modernes» que V^n Ait conservé cet usage bernois da 
dix-huitième siècle. Du reste, un bain froid dans celte saison 
serait de nature k détruire lé sentiment de toute semblable 
Muplé. 

£a teinotitant dâtis lA grand'ihle, je pense ïi déjeuner et 
j'entre k cet effet dans l'auberge des Gentilshommes, Auberge 
arfel»er«tiqiiê s'il ^ fut, toute chamarrée de blasons et de 
lambrequins; on me répoM qu'il h^§tâ!t ^ms encore l'heure : 
e'^SIail l'écho inverM de mon souper de Lausanne, le me dé- 
cide done à visiter l'A^lre moitié de la ville. Ce sont toujours 
de fraiifteset lourdes maisons, un beau pavé, de b^les portes, 
imfiB une ville ooesue, comme disent les marchands. La ca- 
'tiiédmie gothique est aussi belle que celle de Lausanne, tuais 
d*nn godt pins sévère. ITne promenade en terrasse, comme 
Isutes les pt^MuenadeS de Suisse, donne sur un vaste horizon 
de vallées et de montagnes; la même nviète que j*avais vue 
déjà le mAtin se replié aussi de ce côté; les magnifiques mai- 
sons ou pdais sitttiés le long de cette ligne ont des terrasses 
coiuvertes de jAïdi&s qui de^scendent par trois ou quatre étages 
jusqu'à son lit rotailfeuic. Cest un fort beau coup d'œil dont 
ott ne peut se lasser. M atulenant, quand tu sauras que Berne 
a un eaetno et un tliéàtre, beaucoup de libraires; que c'est la 
résidence du oerps diplomatique et le palladium de Faristo- 
eraiie laisse; qu'on n'y parle qu^allemand el qu'ota y déjeuné 
Assec mal, lu en auras appris tout ce qu'il faut, et tu seras 
pressé de faire Pô«ate vers Zuricb. 

Pardeime-moi de traverser si vite et de â tnat décrire des 
heuK d'une telle importance; mais la Suisse doit t'ètre si 
osnnue d'avance ainsi qu% moi, partons les paysages et par 
toutes les impressions de voyage possibles, que nous n'avons 
nul besoin de noiîK déranger de la route pour voir les curiO'* 
silés. 



LE LAC m GQKSTANCE. XV 

Je cherche h constater simplement tes chemins du imys, U 
solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et «e mange çk et 1^ 
dans le moment actuel. 

L'inégal pavé de Zurich nous ^Teille h cinq heures du mik- 
tin. Voilà donc cette Tîlle iameuse qui a renouvelé \^ beaux 
jours de Guillaume Tell en frenyersant )a toque intoIentQ du 
professeur Strauss | YQii> ces mon^tgn^ d'oCt descendaient 
des chœurs de paysans en armes } yoilà ce beau lac qui res- 
semble à celui de Cicéfj, Après cfja, Vfin4?oit est aussi vul^ 
gaire que possible. Sauf quelques liaisons ^nciennft^» ornécffi 
de rocaiiles et de sculptures contournées, a^ec des grillas et 
des balcons d'un travail mer? eilleux, cette ville est fort au^ 
dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses 
montagnes lui font çl'ailleurs des vues superbes. La route qui 
mène à Constance domine loogtemps ce vaste pi^orama et s^ 
poursuit toute la journée au pilieu des plus beaujp fsontrastes 
de vallées et de ij^ontagues. 

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c'est l'aspeot 
moins tourmenté de la verte Souabe ; ce sont les gorges ond{j|- 
leuses de la Forêt-Noire, si yaste toujours^ mais éclaircie par 
les routes et les cuUurqs^ Vers midi» l'on traverse îa dernière 
ville suisse, dont la gran4o 'ue est étincelante d'enseignes 
dorées. Elle a toute la physionomie allemande , les maisons 
sont peintes; les fem^ies sont jolies; les tavernes sont reqj- 
plies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc h la 
Suisse^ et sans trop de regrets. Une heure plus tard» la cou- 
leur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de 
Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ 
d'or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous 
voilà sur le territoire de Constance^ et d^à son lac étincelle 
dans les intervalles des monts. 



Vf. — LR UQ D» CONSTAKCB, 

Ck>n8fance ! c'est un bien beau nom et un bien beau souveniri 
Cest la ville la mieux située de l'Europe, le sceau splendide qui 
réunit le nord de l'Europe au midi, l'occident et l'orient. Cinq 
nations viennent boire à son lac, d'où le Rhin sort déjà fleuve, 



XVI INTRODUCTION. 

comme le Rhône sort du Léman. Constance est une petite 
Gonstantinople, couchée, à l'entrée d*un lac immense, sur les 
deux rives du Rhin, paisible encore. Longtemps on descend 
vers elle par les plaines rouge&lres, par les coteaux couverts 
de ces vignes bénies qui répandent encore son nom dans l'u- 
nivers; l'horizon est immense, et ce fleuve, ce lac, cette ville 
prennent mille aspects merveilleux. Seulement, lorsqu'on ar- 
rive près des portes, on commence k trouver que la cathédrale 
est moins imposante qu'on ne pensait, que les maisons sont 
bien modernes, que les rues, étroites comme au moyen âge, 
n'en ont gardé qu'une malpropreté vulgaire. Pourtaut la 
beauté des femmes vient un peu rajuster celte impression ; 
ce sont les dignes descendantes de celles qui fournissaient 
tant de belles courtisanes aux prélats et aux cardinaux du 
concile, je veux dire sous le rapport des charmes ; je n'ai 
nulle raison de faire injure h leurs mœurs. 

La table d'hôte du Rrochet est vraiment fort bien servie. 
La compagnie était aimable et brillante ce soir-là. Je me trou- 
vais placé près d'une jolie dame anglaise dont le mari de- 
manda au dessert une bouteille de Champagne ; sa femme 
voulut l'en dissuader, en disant que cela lui serait contraire. 
En effet, cet Anglais paraissait d'une faible santé. Il insiste, et 
la bouteille est apportée. Â peine lui a-t-on versé un verre, 
que la johe lady prend la bouteille et en offre à tous ses voi- 
sins. L'Anglais s'obstiile et en demande une autre ; sa femme 
se hâte d'user du même moyen, sans que le malade, fort poli, 
ose en paraître contrarié. Â la troisième, nous allions remer- 
der; l'Anglaise nous supplie de ne point Tabaudonner dans 
sa pieuse intention. L'hôte finit par comprendre ces signes, 
et, sur la demande d'une quatrième, il répond au milord 
qu'il n'a plus de vin de Champagne, et que ces trois bouteilles 
étaient les dernières. Il était temps, car nous n'étions restés 
que deux à table auprès de la dame, et notre humanité ris- 
quait de compromettrjB notre raison. L'Anglais se leva froi- 
dement, peu satisfait de n'avoir bu que trois verres sur trois 
bouteilles, et s'alla coucher. L'hôte nous apj)rit qu'il se ren- 
dait en Italie par Bregenz, pour y rétablir sa santé. Je doute 
que son intelligente moitié parvienne toujours aussi heureu- 
sement a le tenir au régime. 

Tu me demanderas pourquoi je ne m'arrête pas un jour de 



LK LAC DE CONSTANCE. XVll 

plus à GoastaDcei afin de voir la cathédrale, la salle du con- 
cile, la place ou fut brûlé Jean Huss, et tant d'autres curio- 
sités historiques que notre Anglais de la table d'hôte avait 
admirées k loisir* C'est qu'en vérité je voudrais ne pas gâter 
dayantage Constance dans mon imagination. Je t'ai dit com- 
ment, en descendant des gorges de montagnes du canton de 
Zurich, couvertes d'épaisses forêts, je l'avais aperçue de loin, 
par un beau coucher de soleil, au milieu de ses vastes cam- 
pagnes inondées de rayons rougeàtres, bordant son lac et son 
ileuve comme une Stamboul d'Occident; je t'ai dit aussi com- 
bien, en approchant, on trouvait ensuite la ville elle-même 
indigne de sa' renommée et de sa situation merveilleuse. J'ai 
cherché, je l'avoue, cette cathédrale bleuâtre, ces places aux 
maisons sculptées, ces rues bizarres et contournées, et tout 
ce moyen âge pittoresque dont l'avaient douée poétiquement 
nos décorateurs d'Opéra ; eh bien ! tout cela n'était que rêve 
et qu'invention : à la place de Constance, imaginons Pon* 
toise, et nous voilà davantage dans le vrai. Maintenant, j'ai 
peur que la salle du concile ne se trouve être une hideuse 
grange, que la cathédrale ne soit aussi mesquine au dedans 
qu'à l'eitérieur, et que Jean Huss n'ait été brûlé sur quelque 
fourneau de campagne. Hàtons-nous donc de quitter Cons- 
tance avant qu'il fasse jour, et conservons du moins un doute 
sur tout cela, avec l'espoir que des voyageurs moins sévères 
pourront nous dire plus tard : « Hais vous avez passé trop 
vite I mais vous n'avez rien vu ! » 

Aussi bien, c'est une impression douloureuse, à mesure 
qu'on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays k pays, tout 
ce bel univers qu'on s'est créé jeune, par les lectures, par les 
tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose ainsi dans 
la tête des enfants est si riche et si beau, qu'on ne sait s'il est 
le résultat exagéré d'idées apprises, ou si c'est un ressouvenir 
d'une existence antérieure et la géographie magique d'une 
planète inconnue. Si admirables que soient certains aspects 
et certaines contrées, il n'en est point dont l'imagination 
s'étonne complètement, et qui lui présentent quelque chose 
de stupéfiant et d*inouï. Je fais exception k l'égard des tou- 
ristes anglais, qui semblent n'avoir jamais rien vu ni rien 
imaginé. 
L'hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en 

2. 



XVIII INTRODUCTION. 

pleine Duit tous les voyageurs destinés k s'embarquer sur le 
iac. La pluie a cessé, mais il fait grand vent, et nous marchons 
ja8qu*au port k la lueur des lanternes. Le bateau commence 
à fumer ; l'on nous dirige vers les caserpates, et nous repre- 
nons sur les banquettes notre sommeil Interrompu. Deux 
beures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du 
lac sont noires et agitées ; à gauche, Teau coupe l'horizon ; h 
droite le rirage n'est qu'une fange. Nous foilà réduits aux 
plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du 
bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux: 
dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. 
Comme il se trouve assis auprès de la plus jeupe, je n'ai que 
la ressource d'entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma 
gauche, le commence par quelques phrases d'allemand assez 
bien tournées touchant la rigueur de la température et llncer- 
tilude du temps. 

— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande. 

— Oui, madame, luidis-je un peu humilié ; certainement, 
je parle musi' le français. 

iSt BOUS causons désormais avec beaucoup plus de faicilité. 

Il i^ttt dire que l'accent allemand et la prononciation très- 
dii^érente des divers pays présentent de grandes difficultés 
aux Français qui n'ont appris la langue que par des livres. 
En Àutricke, cela devient même un tout autre langage, qui 
diffère auuat de l'allemand que le provençal du français. Ce 
qui «oairibue ensuile à retafder sur ce point l'éducation du 
voyageur, c'est que partout oa lui parie dans sa langue, et 
qu'il eède mvotoalaifemeBt à eelle fadlilé qui rend sa eon- 
versaliMi plus instruetive pour les autres que peur hit- 

La tempête augmenlaiit beaucoup, le capitaine erat devoir 
preadia an air sooeieuK, mais ferme, et s'en alla dosner des 
ordres, afin d« rassurer tes daaHBS. Ola aoas amena natnrel- 
lement à perler da romans maritimes. La plus jeune dame pa- 
raissait très-forte sur celle iilléialure, toute d'importation an- 
glaise ou française, l'Allemagne n^ayant guère de marine. 
Nous ne tardàittes pas à prendre terre par Scribe et Paid ée 
Kack. Il faut convenir que, grébce au succès européen de ees 
denx massicun, les Rangers se font une ^gulière idée de 
la société et de ia conyersatioii parisiennes. La dame Agée 



LE LAC DE CONSTANCE. XIX 

jwrlait fort bien d'ailleurs : elle avait vu les Français dans son 
temps, comme elle le disait gaiement; mais la plus jeune 
ATait une prétention au langage à la mode, qui l'entraînait 
parfois à un singulier emploi des mots nouveaux. 

— Ilonsieur, me disait-elle, imaginez-vous que Passau où 
nous habitons n'est en arjrière sur rien ; nous avons la société 
la plus ficelée de la Bavière. Munich est si ennuyeux ^ présent 
que tous les gens de la haute viennent à Passau ^ og y donne 
des soirées d*un chique étonnant!... 

monsieur Paul deKock ! voilà donc le français que vous ap- 
prenez à nos voisins ! Mais peut-être ceux de nous qui parlent 
trop bien l'allemand tombent-ils dans les ^lèoles idiotispies ! 
Je n'en suis pas là encore, heureusement. 

« Il n'y a si bonne compagnie dont il ne faille se séparer ! » 
disait le roi Dagobert à ses chiens. ., en les jetait par la fenêtre. 
Puisse cet ancien proverbe, que je cite textuellement, me servir 
de transition entre le départ de plusieurs de nos passagers qui 
nous quittèrent à Saint-^Gall, et le tableau, que je vais essayer 
de tracer, d'un divertissement auquel se fiTraient nos ma- 
rins sur le pont, en attendant que le batçau reprit sa course 
pour Morseburg. L'idée en est triviale, mais assez gaie et 
digne d'être utilisée dans la littérature maritime. Il y avait 
trois chiens sur le bateau à vapeur. L'un d'eux, caniche im- 
prévoyant , s'éiant trop approché de la cuisine, un mousse 
s'avisa de trepaper dans la sauce sa belle queue en panache. 
Le chien reprend sa promenade; l'un des deux autres s'é- 
lance Il sa poursuite et lui mord la queue ardemment. Voyant 
ce résultat bouffon. Ton s'empresse d'en faire autant au se- 
cond, puis au troisième, et voilà les malheureux animaux 
tournant en cercle sans quitter prise, chacun avide de mordre 
fX furieux d'être mordu. C'est là une belle histoire de chiens ! 
comme dirait le sieur de Brantôme... mais que dire de mieux 
d'une traversée sur le lac de Constance par un mauvais temps ? 
L'eaq est noire comme de l'encre, les riyes sont plates par- 
tout, et les Tillages qui passent n'ont de remarquable que 
leurs dodiers en forme d'oignons, garnis d'écaillés de fer- 
blanc, et portant à leurs pointes des boules de cuivre en- 
filées. 

Le plus amusant du voyage, c'est qu'à ^aque petit port où 
V09 s'arrête on fait çoni^ssance ayeç upe nouvelle nation, 



XX IXTKODLCTION. 

Le duclié de Bade, le Wurtemberg, la Bavière, la Suisse se 
poseat là, de loia en loin, comme puissances maritimes... 
d'eau douce. Leur marine donne surtout la chasse aux mau- 
vais journaux français et suisses qui voltigent sur le lac sous 
le pavillon neutre; il en est un, intitulé justement les Feuilles 
du LaCy journal allemand progressif, qui, je croi$ bien, n'é- 
chappe aux diverses censures qu'en s'imprimant sur l'eau, et 
en distribuant ses abonnements de barque en barque sans ja- 
mais toucher.le rivage. 

La liberté sur les mers! comme dit Byron. 

En rangeant à gauche les côtes de Bade, voici que nous 
apercevons enfin les falaises brumeuses du royaume de Wur- 
temberg. Une forêt de mâts entrecoupés de tours pointues et 
de clochers nous annonce bientôt Tunique port de la Bavière; 
c'est Lindau; plus loin, l'Autriche possède Bregenz. 

Nous ne subissons aucune quarantaine, mais les douaniers 
sévères font transporter nos malles dans un vaste entrepôt. 
En attendant l'heure de la visite, on nous permet d'aller dî- 
ner. Il est midi : c'est l'heure où Ton dîne encore dans toute 
l'Allemagne. Je m'achemine donc vers l'auberge la plus appa- 
rente, donl l'enseigne d'or éclate au milieu d'un bouquet de 
bran hes de sapin fraîchement coupées. Toute la maison est 
en fête, et les nombreux convives ont mis leurs habits de 
gala. Aux fenêtres ouvertes, j'aperçois de jolies filles à la 
coiffure étincelante, aux longues tresses blondes, qui en ap- 
pellent d'autres accourant de l'église ou des marchés; les 
hommes chantent et boivent ; quelques montagnards enton- 
nent leur tirily plaintif. 

La musique dominait encore tout ce vacarme, et, dans la 
cour, les troupeaux bêlaient. C'est que, justement, j'arrivais 
un jour de marché. L'hôte me demande s'il faut me servir 
dans ma chambre. « Pour qui me prenez-vous, vénérable 
Bavarois? Je ne m'asseois jamais qu'à table d'hôte! » Et 
quelle table ! elle fait le tour de l'immense salle. Ces braves 
gens fument en mangeant; les femmes valsent (aussi en 
mangeantj dans l'iotervalle des tables. Bien plus, il y a en- 
core des saltimbanques bohèmes qui font le tour de la salle 
en exécutant la pyramide humaine, de sorte que l'on risque 
h tout moment de voir tomber un paillasse dans son assiette. 

Voilà du brliity de l'entrain, de la gaieté populaire; les filles 



UN JQLR A MUNICH. XXI 

sont belles, les paysans bien vêtus; cela ne ressemble en rien 
aux orgies misérables de nos guinguettes; le vin el la double 
bière se disputent l'honneur d'animer tant de folle joie, et les 
plats homériques disparaissent en un clin d'œil. J'entre donc 
en Allemagne sous ces auspices riants; le repas fmi, je par- 
cours la Tille, dont toutes les rues et les places sont garnies 
d'étalages et de boutiques foraines, et j'admire partout les jo- ' 
lies filles des pays environnants, vêtues comme des reines, 
avec leurs bonnets de drap d'or et leurs corsages de clin- 
quant. 

Il s'agit maintenant de choisir un véhicule pour Munich ; 
mais je n'ai point à choisir : la poste royale , et partout la 
poste; il n'y a nulle part, de ce côté, de diligences particu- 
lières; point de concurrence dont on ait 2i craindre la riva- 
lité; — les chevaux ménagent les routes, les postillons ména- 
gent les chevaux, les conducteurs ménagent les voitures, le 
tout appartenant à l'Ëtat; — nul n'est pressé d'arriver, mais 
on finit par arriver toujours; le fleuve de la yie se ralentit 
dans ces contrées et prend un air majestueux. «Pourquoi faire 
du bruit ? » comme disait cette vieille femme dans Werther, 

J'ai pourtant fini par arriver à Munich par le chemin de fer 
d'Augsbourg. 

V. — UN JOUR A MUNICH, 

A une époque où l'on voyageait fort peu, faute de bateaux a 
vapeur, de chemins de fer, de chemins ferrés, et même de 
simples chemins, il y eut des littérateurs, tels que d'Assoucy, 
Lepays et Cyrano de Bergerac, qui mirent à la mode les 
voyages dits fabuleux. Ces touristes hardis décrivaient la 
lune, le soleil et les planètes, et procédaient du reste dans 
ces inventions de Lucien, de Merlin- Goccaie et de Rabelais. 
Je me souviens d'avoir lu dans un de ces auteurs la descrip- 
tion d'une étoile qui était toute peuplée de poètes; en ce 
pays-là la monnaie courante était die vers bien frappés; on 
dînait d'une ode, ou soupait d'un sonnet; ceux qui avaient 
en portefeuille un poëme épique pouvaient traiter d'une vaste 
propriété. 
Un autre pays de ce genre était habité seulement par des 



XXn INTRODUCTlOîl. 

peintres, lout s'y gouvernail h leur guise, el les écoles di - 
verses se livraient parfois des batailles rangées. Bien plus, 
tous les types créés par les grands artistes de la terre avaient 
là une existence matérielle, et Ton pouvait s'entretenir avec 
la Judith de Garavage, le Magicien d'Albert Durer ou la Ma- 
deleine de Rubeus. 

En entrant à Munich, on se croirait transporté tout à coup 
dans cette étoile extravagante. Le roi-poête qui l'a embellie au- 
rait pu tout aussi bien réaliser l'autre rêve et enrichir h jamais 
ses confrères en Apollon ; mais il n'aime que les peintres ; eux 
seuls ont le privilège de battre monnaie sur leur palette ; le 
Tapin fleurit dans cette capitale, qu'il proclame V Athènes mo- 
derne... mais le poète s'en détourne et lui jette en parant la 
malédiction de Minerve^ il n'y a là rien pour lui. 

En descendant de voiture, en sortant du vaste bâtiment de 
la Poste royale, on se trouve en face du palais, sur la plus 
belle place de la ville ; Il faut tirer vite sa lorgnette et sop 
livret, car déjà le musée commence, les peintures couvrent 
les murailles , tout resplendit et papillote, en plein air, en 
plein soleil. 

Le palais neuf est bâti exactement sur le modèle du palaîs 
Pitli, de Florence; le théâtre, d'après l'Odéon de Rome; V\xù- 
tel des Postes, sur quelque autre patron classique; le tôlit 
badigeonné du haut en bas de rouge, de vert et de bleu-ciel. 
Cette place ressemble à ces déflorations impossibles que les 
théâtres hasardent quelquefois; un solide monument de 
cuivre rouge établi au centre, et représentant le roi Maximi- 
lien P', vient seul contrarier cette illusion. La Poste, toute 
peinte d'un rouge sang de bœuf, qualifié de rouge antique, 
sur lequel se détachent des colonnes jaunes, est égayée de 
quelques fresques dans le style de Pompéia, représentant des 
sujets équestres. L'Odéon expose à son fronton une fresque 
immense où dominent les tons bleus et roses, et qui rappelle 
nos paravents d'il y a quinze ans; quant au palais du roi, il 
est uniformément peint d'un beau vert tendre. Le quatrième 
côté de la place est occupé par des maisons de diverses 
nuances. En suivant la rue qu'elles indiquent, et qui s'élargit 
plus loin, on longe une seconde face du palais plus ancienne 
et plus belle que l'autre, où deux portes immenses sont dé- 
corées de statues et de trophées de bronze d'un goût maniéré, 



UN JOtJR A MtNfCH. XXtit 

mate grandiose. Ensuite, la rue s*élargil encore ; des clochers 
et des tours gracieuses se dessinent dans le lointain ; k gau- 
ebe s'étend h perte de Yue une file de palais modernes pro- 
pres k satisfaire les admirateurs de notre rue de RiToli ; k 
droite, im Taste bâtiment dépendant du palais, qui dii cAté de 
la rue est garni de boutiques brillantes, et qui forme galerie 
du côté dés jardins^ qU*il encadre presque entièrement. -* 
IVmH cela a la prétention de ressembler 4 nos galeries dti 
Pàlâis-Royal; les cafés, les marchandes de modes, les bijou- 
âers, les libraires mai à t'inààr et Paris. Mais une longue 
suite de flh^ues Ireprésentant les ftistes héroïques de \A Ba*' 
Tîère entremêlées de vues dltalie témoignent, d'aÉreadte en ar- 
eade,de la passion de Tex-roi de ce pays pour la pdntutre, et 
pour toute peinture, à ce qu'il parait. Ces fresques, le livret 
l'ateue^ sont traitées pat de simples élèves. Cest uihe éco- 
nomie dé toiles^ les nkiàrs soufl^nt tout. 

Le Audin tùjkiy \»nlouré de ees galeries insMéUvés, est 
phmlé en quinconce et d'une médiocre étendue; la face dm 
palais qui denne de ee côté, et où les ouvriers travaillent en-^ 
eeire, présente une eolonnade assez imposante; en faisant le 
tour par le jardin, on rencontre une autre façade ooinposée 
de b&timeats irrëguli^^s, et dont fait partie la basilique, le 
mieux réussi des menuments modernes de Munich. 

Cette jolie église, fort petite d'ailleurs, est un véritable bijou; 
construite sur un modèle byzantin, elle étincelie, à l'intérieur, 
de peintures à fond d'or, exécutées dans le même style. C'est 
un ^Mienble merveillenxde tout points ee qui n'es! pas or ou 
peintui^ est marbre ^mi bois préckux; le visiteur seul fait 
tache dans un intérieur si splendide, qui raiipélie sur une 
échelle moindre la chapelle des Médicis, de Floience. 

Ea sortant de la basilique, nous n'avons plus que quelques 
pas à faire ponr rencooirer de mmwteai le théâlie; car nous 
venons de fure le tour du palan, auquel se rjUtachent tons 
ces édifices comme dépendances immédiates. Pourquoi n*en^ 
treiionsHiotts pas éans cette vaste résidence ? Justement le roi 
va se meOre k tabk, et c'est l'henre oà les visiteum sont ad- 
mis dans les salles où il n'est pas, bien entendu. 

On BOUS reçoit d'abord dans la salle des gardes, toute garnie 
de hiikèafdes, mais gardée seulement par d^xfaciionnatres 
et autant d'fauissiers. Celle salle est peinte en grisailles figu^ 



XXtV INTRODUCTION. 

# 

rant des bas-reliefs, des colonDes et des stalaes absentes, 
selon les procédés surpreoanls et économiques de M. Abel de 
Pujol. Assis sur une banquette d'attente, nous assistons aux 
allées et venues des ofGciers et des courtisans. Et ce sont en 
effet de véritables courtisans de comédie, par l'extérieur du 
moins. Quand M. Scribe nous montre, k TOpéra-Gomique, des 
intérieurs de cours allemandes, les costumes et les tournures 
de ses comparses ^nt beaucoup plus exacts qu'on ne croit. 
Une dame du palais, qui passait avec un béret surmonté d'un 
oiseau de paradis, une collerette ébouriffante, une robe à 
queue et des diamants jaunes, m'a tout k fait rappelé ma- 
dame Boulanger. Des chambellans chamarrés d'ordres sem- 
blaient prêts k se faire entendre sur quelque ritournelle 
d'Âuber. 

Enfin, le service du roi a passé, escorté par deux gardes. 
C'est alors que nous avons pu pénétrer dans les autres salles. 
Ce qu'il faut le plus remarquer, c'est la salle décorée de fres- 
ques de Schnorr sur les dessins de Cornélius, dont les sujets 
sont empruntés à la grande épopée germanique des Nibelun- 
gen. Ces peintures, admirablement composées, sont d'one 
exécution lourde et criarde, et l'œil a peine k en saisir l'har- 
monie; de plus, les plafonds, chargés de figures gigantesques 
furibondes, écrasent leurs salles mesquines et médiocrement 
décorées ; il semble partout k Munich que la peinture ne coûte 
rien; mais le marbre, la pierre et l'or sont épargnés davantage. 
Ainsi ce palais superbe est construit en briques, auxquelles 
le plâtre et le badigeon donnent l'aspect d'une pierre dure et 
rudement taillée ; ces murailles éclatantes, ces colonnes de 
portore et de marbre de Sienne, approchez-vous, frappez-les 
du doigt, c'est du stuc. Quant au mobilier, il est du goût le 
plus empire que je connaisse, les glaces sont rares^ les lustres 
et les candélabres semblent appartenir au matériel d'un 
cercle ou d'un casino de province; les richesses sont au 
plafond. 

Le repas du roi étant fini, nous pouvons commencer le 
nôtre; il n'y a qu'un seul restaurateur dans la ville, qui est 
un Français, autrement il faut prendre garde aux heures des 
tables d'hôte. La cuisine est assez bonne k Munich, la viande 
a bon goût; c'est Ik une remarque plus importante qu'on ne 
croit en pays étranger. On ne sait pas assez que la moitié de 



UN JOUR A MUNICH. XXV 

l'Europe est privée de beefsteaks et de côtelettes passables, 
et que le veau domine dans certaines contrées avec une dé^ 
plorable uniformité. 

Les deux cafés de la Galerie-Royale ne sont pas fort bril- 
lantSy et n'ont aucun journal français. Un vaste cabinet de 
lecture et une sorte de casino, qu'on appelle le Musée, con- 
liennent en revanche la plupart des feuilles françaises que la 
censure laisse entrer librement. De temps en temps, il est 
vrai, quelque numéro manque, et les abonnés lisent à la 
place cet avis : que le journal a été saisi, à Paris, à la poste 
et dans les bureaux. Cela se répète si souvent, que je soup* 
çonne le parquet de Munich de calomnier celui de Paris. 
Il résulte encore de ce subterfuge que les braves Munichois 
ont des doutes continuels sur la tranquillité de notre capitale; 
la leur est si paisible, si gaie et si ouverte, qu'ils ne compren^ 
nent pas les agitations les plus simples de notre vie politique 
et civile; la populalion ne fait aucun bruit, les voitures rou« 
lent sourdement sur la chaussée poudreuse et non pavée. Le 
Français se reconnaît partout k ce qu'il déclame ou chantonne 
en marchant; au café il parle haut; il oublie de se découvrir 
au théâtre; même en dormant, il remue sans cesse, et un lit 
allemand n'y résiste pas dix minutes. Imagine- toi des draps 
grands comme des serviettes, une couverture qu'on ne peut 
border, un édredon massif qui pose en équilibre sur le dor« 
meur ; eh bien ! l'Allemand se couche et tout cela reste sur lui 
jusqu'au lendemain; de plus, connaissant sa sagesse, on lui 
accorde des oreillers charmants, brodés k Fentour et décou- 
pés en dentelles sur un fond de soie rouge ou yerte; les 
plus pauvres lits d'auberge resplendissent de ce luxe in-* 
ûocent. 

Je sens bien que tu es pressé de faire connaissance avec la 
Glypiotbèque et la Pinacothèque; mais ces musées sont fort 
loin du centre de la ville, et il faut le temps d'y arriver. Dans 
sa pensée d'agrandissement k l'infini pour sa capitale, le roi 
Louis a eu soin de construire k de grandes distances les uns 
des autres ses principaux monuments, ceux du moins autour 
desquels on espère que les maisons viendront un jour se 
grouper* La ville de Munich était naturellement une fort pe- 
tite ville, de la grandeur d'Augsbourg tout au plus ; la lyre du 
i^oi-poëte en a élevé les murailles et les édifices superbes. 11 

3 



eût, comme Amphien, fait tnouYoir \H pierres d ce grand 
tfAvait, mais il &'y atait pas de pierres dans tout le pays. 
C'est là le grand malheur de cette capitale improTisée d'un 
r^aume encore si jeune; de là la brique rechampie, de là le 
itue et i6 carton-i^erre, de là des rues boueuses ou pou*- 
dreuses selon la saison ; le grès manqtie, la munieipatlté hésite 
«atre divers projets soumis par l«s compagnies de bitume, et 
llttnich ft*esi encoit ^¥é, comine l'enfer, que de bonnes in- 
tentions. 

après bi^ des plaees indiquées à peine, bi^n des rues «eu* 
lement trséées et oCi Ton donne des terirailis gratuits, eolBBie 
dans les désMs de P Amérique à eeut qui Teulait f b&tir, on 
itdire à la Gljplothèque, c'est-àrdire aiâ musée des «tiques $ 
#Q «M leileiiieDt Grec k Munidi, que l'on doit éire bien Baya- 
foia h, Alhènes *, 4^est du nafoins ce doni se sont plaints les 
Grecs fiérilablésw te bêliment ei^ tdlement antique dl^s ses 
proportions, qné les marelies <]ui eosdulseat à l'enti^ ne 
pourtiident êifé escaladées <(|ue par des Titaiis c un p^t esca^ 
tfér dans un coin réparé «cet inconvénient , qiie je me gar- 
ésanà bien d'app^er un ^ke de i»Histru^on. A Tintérieur, 
les salles «mt Tasies et pratiquées dans toute ta hauteur du 
toonument. Elles sont enduites partoul ée celte teinture de 
nmge foncé que les li<irrets continuent à garantir vrai rougê 
lÊhiUqm, Les omeaients qui s'en détacbest sont toujours de 
ce sijfte Potnpéia sur lequel nous avons été blasés par mas 
cafés, nos passais» et par les décorations dn Gymnase. 

La Gl^'ptotlièque renferme une c<^elion d'antiques foit 
piéeftettte et des chefs-d'œuvre die CsaM)va, parmi lesquels se 
tusuveot la Fnleuse, la ¥énuso-Bei|;bè8e, un buste de f^w^- 
léon et un autre du prince Eugène. Quelques statues du trop 
eélièiie DhorvaLdsen partagent avec odles de Caaova les 
donneurs d'une saiic particulière, 4Mk leurs aonis sont aecfdés 
à ceux de Phidias et de Midiel-Ange. On ignore probable- 
meut à MuAich les ncuaas français de Pinget et de içan 
teijon. 

La PinaosUièque, c'est4i-dire le musée de peintum, est si* 
toée à peu de distance de la Glyptothèque. Son eK.técicar «al 
beaucoup plus imposant, quoique le ^yle grec en aoit OMins 
pur. Ces içmx édifices sont d'«ia ar^4ecte MMomé Léen 
dcGlenase* 



UN jùm À HinncH. xxyii 

Ici, je n*aurai plus qa'k louer : les salles sont grandes» et 
ne sont ornées que de peintures de maîtres aneiens. Une ga- 
lerie extérieure, qui n'est pas ouverte encore au public, est 
toutefois fort gracieusement peinte et décorée» et Torneaieijt 
aotique y est compris à la manière italienne avec beaucoup 
de richesse et de légèreté. 11 serait trop long d'énumérer tous 
les chefs-d'œuvre que renferme la Pinacothèque, Qu'il suffise 
de dire que la principale galerie renferme une soixantaine 
de Rubens choisis et des plus grandes toiles. C'est Ik que se 
trouve le Jugement dernier de ce mattre, pour lequel il a fallu 
exhausser le plafond dédit pieds. Lk se rencontre aussi Tori- 
gioal de la Bataille des ÀmaZones, 

Après avoir parcouru les grandes salles consacrées aux 
grands tableaux, on revient par une suite de petites salles 
divisées de même par écoles, et où sont placées les peliles 
toiles. Cette intelligente disposition est très-favorable k l'eiTet 
des tableaux. 

Que reste-t-il k voir encore dans la ville ? On est fatigué 
de ces édifices battant-neufs, d'une architecture si grecque, 
égayés de peintures antiques si fraîches. Il y aurait encore 
pour tout Anglais k admirer six ministères avec ou sans co- 
lonnes, une maison d'éducation pour les filles nobles, la 
bibliothèque, plusieurs hospices ou casernes, une église ro- 
mane, une autre byzantine, une autre renaissance, une aulre 
gothique. Cette dernière est dans le faubourg : on aperçoit dé 
loin sa flèche aiguë. Tu m'en voudrais d'avoir manqué de 
visiter une église gothique de notre époque. Je sors donp de- 
là ville sous un arc de triomphe dans le goût italien du qua- 
torzième siècle, orné d'une large fresque représentant les ba- 
tailles bavaroises. tJn quart de lieue plus loin, je renconire 
l'église bâtie aussi comme tous les autres monuments dé 
briques rechampies de plâtre. Cette église est petite et n'es( 
pas entièreinent finie k l'intérieur. On y pose encore une foule 
de petits saints-statuettes en plâtre peint. Le carton-pierre y 
domine s c'est lk une grande calamité. Les vitraux sont mieux 
que le gothique : d'après les nouveaux procédés et les décou- 
vertes de la chimie, on parvient k obtenir de grands sujets 
sur un seul verre, au lieu d'employer de petits vitraux plom- 
bés ; le dallage est fait en bitume de couleur; les sculptures 
de bois sont figurées parfaitement en pâte colorée^ les flam- 



XXVm INTRODUCTION, 

beaux et les criiciGx sont eu métal anglais, se nettoyant 
comme l'argent. J'ai pu monter dans la flèche, qui m'a rap- 
pelé celle de la cathédrale de Rouen refaite par M. Âlavoine. 

Revenons k Munich. La flèche en fer creux est un sacri- 
fice au progrès, et je ne yeux pas trop l'en blâmer. En re- 
vanche, elle a toujours les deux belles tours de sa cathédrale, 
le seul monument ancien qu'elle possède, et qu'on aperçoit 
de six lieues. Au temps où fut bâti ce noble édifice, on met- 
tait des siècles k accomplir de telles œuvres; on les faisait 
de pierre dure, de marbre ou de granit; alors aussi on n'im- 
provisait pas en dix ans une capitale qui semble une décora* 
tion d'Opéra prête k s'abîmer au coup de sifflet du machi* 
niste. 

Du reste, je comprends que l'ancien duché de Bavière, qui 
est passé royaume par la grâce de Napoléon, ait k cœur de se 
faire une capitale avec une ancienne petite ville mal bâtie, 
qui n'a pas même de pierres pour ses maçons ; mais Napo- 
léon lui-même n'aurait pu faire que la population devint en 
rapport'avec l'agrandissement excessif de la ville; il eût sim- 
plement déporté là des familles qui y seraient mortes d'ennui, 
comme les tortues du Jardin des Plantes; il n'aurait pu faire 
un fleuve de l'humble ruisseau qui coulek Munich, et que l'on 
tourmente en vain avec des barrages, des fonds de planches 
et des estacades, pour avoir le droit, un jour, d'y bâtir un 
pont dans le goût romain. Hélas! sire, roi de Bavière! ceci 
est une grande consolation pour nous autres pauvres gens; 
vous êtes roi, prince absolu, chef d'une monarchie à Etats, 
que vous ne voulez pas que l'on confonde avec les monar- 
chies constitutionnelles ; mais vous ne pouvez faire qu'il y ait 
de l'eau dans votre rivière et de la pierre dans le sol où vous 
bâtissez ! 

Je pars pour Tienne, d'où j'espère gagner Constantinople en 
descendant le Danube. J'ai vu Saltzbourg, où naquit Mozart et 
où l'on montre sa chambre chez un chocolatier. La ville est 
une sorte de rocher sculpté, dont la haute forteresse domine 
d'admirables paysages. Mais Vienne m'appelle, et sera pour 
moi, je l'espère, un avant-goût de l'Orient. 



LES AMOURS DE VIENNE. XXJX 



VI. — LES AMOURS DE VIENNE. 

Ta m'as fait promettre de l'envoyer de temps en temps les 
impressions sentimentales de mou voyage, qui t'intéressent 
plus, m'as-lu dil, qu'aucune description pittoresque. Je vais 
commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te 
distraire. J'ai envie simplement de te conseiller de les relire, 
en t'avouant que ton ami n'a point le style de l'un ^i les 
nombreux mérites de l'autre, et qu'à les parodier il compro- 
mettrait gravement l'estime que tu fais de lui. Mais enOn, 
puisqu'il s'agit surtout de te servir en te fournissant des ob- 
servations où ta philosophie puisera des maximes, je prends 
Je parti de te mander au hasard tout ce qui m'arrive, intéres- 
sant ou non, jourpar jour sije lepuis, à la manière du capi- 
taine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goéland ou un 
pingouin, tel autre Jour n'avoir vu qu'un tronc d'arbre flot- 
lanl; ici la mer était claire, là bourbeuse. Mais, à travers ces 
signes vains, ces flots changeants, il rêvait des lies inconnues 
et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces re* 
traites du pur amour et de l'éternelle beauté. 

Le 21. — Je sortais du théâtre de Leopoldsladt. Il faut dire 
d'abord que je n'entends que fort peu le patois qui se parle h 
Vienne. Il est donc important que je cherche quelque jolie per- 
sonne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du lan- 
gage usuel. C'est le conseil que donnait Byron aux voyageurs. 
Voilà donc trois jours que je poursuivais dans les théâtres, 
dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls^ 
des brunes et des blondes (il n'y a presque ici que des blondes), 
et j'en recevais en général peu d'accueil. Hier, au théâtre de 
Leopoldstadt, j'étais sorti, après avoir marqué ma place: une 
charmante jeune fille blonde me demande, à la porte, si le 
spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j'en obtiens 
ce renseignement, qu'elle était ouvrière, et que sa maîtresse^ 
voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l'attendre à 
la porte du théâtre. J'accumule sur cette donnée les offres 
les plus exorbitantes; je parle de premières loges et d'avant» 
scène -, je promets un souper splendide, et je me vois outra- 
geusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout 

3. 



XXX INTRODUCTION. 

prêts contre les insolents, ce dont, au reste, il ne faut pas 
trop s'effrayer. 

Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas Toir arriver 
sa maîtresse. Elle se met k courir le long du bouleyard; je la 
suis en lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant 
la route, elle me disait des phrases en toutes sortes de lan- 
gues, ce qui tkit que je comprenais li la rigueur. Voilà soti 
histoire. Elle est née à Yenise, et elle a été amenée à Vienne 
pa^ sa maîtresse, qui est Française; de sorte que, comme 
ëile m^ l'A dit fort agréablement, elle ne sait bien aùcu&e 
l&ngne^ tuais un peu itoÏB langues. On n*a pas d'idée de cela, 
eieepté dans les eomëdies de Machiavel et de Molière. Elle 
s^appellè ÛatnrinaColassù. Je lui dis en bon allemand (qu^elte 
comprend bien et parle tM) que je lie pouvais désormais 
me résoudre à l'abandounet, «t je construisis une sorte de 
madrigal assez Agréable. Â ce moment, nous étions devant 
sa maisoii; elle m*a prié d*altend^é, puis elle est revenue me 
dire que su maîtresse était eu effet au théâtre, et qu'il fidlait 
y rteloutner. 

Réténus devant là tmé du théàtire, je proposais toujours 
TavaUt-scèue, mais elle a tefusé encore, et a pris au bureau 
une deuxième galerie; j^al été obligé de la suivre, en donnant 
au contrôleur ma premièire galerie pont une deuxième, ce 
qui fa fort étonné. Là, elle s^était livrée à une gtande jnie en 
kpeircevant sit matfresse dkins une loge, avec un mou^ieur à 
moustaebeft. tl «t ftillu qu'elle idtàt lui parler; puis elle m'a 
dit que lé spectacle ne Vamusait pas, et que m>us ferions 
mieux d*aller nous promener; on jouait pourtant utie pièce 
éè madame Birchpfeifflet, mais il Hi vrai que ce n^sl pas 
amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis 
lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus com- 
l^liquèe. 

lion Ami! imagine que c^esl une beauté de celles que nous 
avons tant de Ibis levées , ^- la femme idéale des tableaux 
de )^éColé italienne , la Vénitienne de Qotzi , hi&nda t gras-- 
i$étùy la roIXk treuvt&el le if^eMe de n^étfe pas assez fort en 
j^elntuft pour t^en indiquer exactement tous les traits. Figure- 
^i une tète ravissante , blonde, bknctie, tine peau incroya- 
ble, a croire qu'on l'ait conservée soiw des verres ; les traits 
)es {»lus nobles, \e nez aquilin, le fVo^ haut, la boudée 'en 



LES AMOURS DE VIENNE. XXXI 

cerise ; puis un col de pigeon gros et gras y arrêté par un 
collier de perles ; puis des épaules blanches et fermes, où 11 
y a de la force d^Hercule et de la faiblesse et du charme de 
l'enfant de ûeux ans. Tai expliqué à cette beauté qu'elle me 
plaisait, surtout «*- parce qu'elle était pour ainsi dire Austro- 
Fénitiênne, et qu'elle réalisait en elle seule le Saint-Empire 
romain, ce qtii à paru peu la toucher. 

Je l'ai reconduite à traTers un écheveau â0 rues asseï 
embrouillé. Gomme je ne comprenais pas beaucoup l'adresse 
qui devait me servir k la retrouver, elle a bien voulu me 
l'écrire h la lueur d'un réterbère , — et je te l'envoie ci-joint 
pour te montrer qu'il n'ett pas moins difficile de déchiijhrer 
son écriture que sa parole, l'ai peur que ces caractères ne 
soieHl d'acicufte langue; aussi tu verras que j'ai marqué sur 
la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûre- 
làenl. 

Matâtenaât void la suite de l'aventure. Elle m'avait donné 
rendes^voufi ééM la rue , k midi, le suit» venu de bonne 
heure me^ti^f la gat&e devant son bienheureux n* 189. 
Gom0ie on ne descendait pas, je suis monté, l'ai trouvé 
une vieille «ur un palier, qui cuisinait k un grand fourneau, 
et eomine d'or<f»>iatre tme ineille m annoneè tine jeune, j'ai 
parlé k celle- Ik, qiii a «ouri et m'a fait attendre. Cinq mi- 
nutés a^ès , la èc^e personne blonde a paru k la porte et 
m'a dit d'«airer. C'était dan$ une grande salle; elle d^eu- 
nati atce «à dame el m'a prié de m'asseoir derrière elle sur 
une eàaiae. La dame é'est retournée : cfétait une grande 
jeune personne osseuse, et <itii m'a demandé en framçais 
mon nom, m^ inleniion^ et tentes sortes de tenants «t û'a- 
iMNitisfiants ; ensuite telle m'a dit : « Cest Men ; mais j'ai 
besoin de mademoiselle jusqu*k einq heures aujourd'hui; 
i^)rès, fe puis la laisser libre pour la soirée. » La jolie blonde 
n'a ««conduit en «ouriant, et m'a dit : « À ekiq heures. • 

Veilà oÀ j'en «ais; je t'écris d'un eafé où j'attends t^we 
llM«i»e «sune; maïs tout eda me paraît bien berger. 

Le 2i. -^ Voilà bieà une autre affaire. Mais reprenons le 
ffl des év^dements. Hier, k cinq heures, la Catarina ou plu- 
tôt la Eatf'y, oomme on l'appelle dans sa maison, m^est venue 
trouver dans un kaffeehmts eh je l'aitleiidais. Elle était IrèSr 
«bamaaiitey avec «iie jolie ooiiè ^ £foif «ur ^es beaux ^mr 



XXXII INTRODUCTION. 

veux, — le chapeau n'apparlient ici qu'aux femmes du 
monde. -— Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carin- 
thie voir représenter Belisario, opéra ; mais Toici qu'elle a 
voulu retourner à Leopoldstadt , en me disant qu'il fallait 
qu'elle rentrât de bonne heure. La Porte-de-Garinthie est à 
l'autre extrémité de la ville. Bien! nous sommes entrés à 
Leopoldstadt ; elle a voulu payer sa place, me déclarant 
qu'elle n'était pas une omette (traduction française), et qu'elle 
voulait payer, ou n'entrerait pas. Oh Dieu ! si toutes les dames 
comprenaient une telle délicatesse !... Il parait que cela con^ 
tinue à rentrer dans les mœurs spéciales du pays. 

Hélas! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan. 
J'ai essayé la séduction la plus noire, rien n'y a fait. Il a 
fallu la laisser s'en aller, et s'en aller seule! du moins jus- 
qu'à l'entrée de sa rue. Seulement elle m'a donné rendez-^ 
vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd'hui. 

A présent, voici où mon Iliade commence à tourner à 
rOdyssée. A cinq heures, je me promenais devant la porte 
du n° 189, frappant la dalle d'un pied superbe; Gatarina ne 
sort pas de sa maison. Je m'ennuie de cette faction (la garde 
nationale te préserve d'une corvée pareille par un mauvais 
temps ! ) ; j'entre dans la maison , je frappe ; une jeune ûlle 
sort, me prend la main et descend jusqu'à la rue avec moi. 
Ceci n'est point encore mal. Là elle m'explique qu'il faut 
m'en aller, que la maîtresse est furieuse, et que du reste 
Gatarina est allée chez moi dans la journée pour me pré* 
venir. Moi, voilà là-dessus que je perds le fil de la phrase 
allemande ; je m'imagine, sur la foi d'un verbe d'une con- 
sonnance douteuse, qu'elle veut dire que Gatarina ne peut 
pas sortir et me prie d'attendre encore; je dis : G'est bien ! 
et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors la 
jeune fille revient, et comme je lui explique que sa pronon- 
ciation me change un peu le sens des mots , elle rentre et 
m^apporle un papier énonçant sa phrase. Ge papier m'ap- 
prend que Gatarina est allée me voir à V Aigle-Noir ^ où je 
suis logé. Alors je cours à V Aigle-Noir; le garçon me dit 
qu'en effet une jeune fille est venue me demander dans la 
journée; je pousse des cris d'aigle, et je reviens au n°d89; 
je frappe; la personne qui m'avait parlé déjà redescend; la 
voilà dans la rue m'écoutant avec une patience angélique; 



LES AMOURS DE VIENNE. XXXIU 

j'explique ma position ; nous recommençons à ne plus nous 
entendre sur un mot ; elle rentre, et me rapporte âa réponse 
écrite. Catarina n'habite pas la maison ; elle y viei\^ seule- 
ment dans le jour, et pour l'instant elle n'est pas là. Revien- 
dra-t elle dans la soirée ? on ne sait pas ; mais j'arrive à un 
éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle, 
du reste, de complaisance et d'aménité (comprends-tu cette 
fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion?) 
me dit que la dame , la maltresse , a été dans une grande 
colère (et elle m'énonce cette colère par des gestes exprès* 
sifs) : — Mais enfin?... — C'est qu'on a su que Catarina a 
un autre amoureux dans la ville. — Oh! pardieu! dis-je là- 
dessus (tu me comprends, je ne m'étais pas attendu à obtenir 
un cœur tout neuf),., £h bien! cela suffit, je le sais, je suis 
content, je prendrai garde à ne pas la compromettre. — Mais 
non , a répliqué la jeune ouvrière (je t'arrange un peu tout 
ce dialogue ou plutôt je le resserre), c'est ma maîtresse qui 
s'est fâchée parce que le jeune homme est venu hier soir 
chercher la Catarina , qui lui avait dit que sa maîtresse la 
devait garder jusqu'au soir; il ne l'a pas trouvée, puisqu'elle 
était avec vous, et ils ont parlé très-longtemps ensemble. 

Maintenant, mon ami, voilà, oii j'en suis : je complais la 
conduire au spectacle ce soir, puis à la Conversation , où 
l'on joue de la musique et où l'on chante, et je suis seul à six 
heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le Gastoffe^ 
en attendant l'ouverture du théâtre. Mais la pauvre Catariiîa ! 
Je ne la verrai que demain, je l'attendrai dans la rue où elle 
passe pour aller chez sa maîtresse et je saurai tout i 

Le 23. — Je m'aperçois que je ne t'avais pas encore parlé 
de la ville. Il fallait bien cependant un peu de mise en scène 
k mes aventures romanesques, car tu n'es pas au bout. 

Le premier aspect de Yienne n'a rien que de très- vulgaire. 
On traverse de longs faubourgs aux maisons uniformes ; puis 
au milieu d'une ceinture de promenades , derrière une en- 
ceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville, 
grande tout au plus comme un quartier ^e Paris. Suppose 
que l'on isole l'arrondissement du Palais-Royal, et que, lui 
ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges 
d'un quart de lieue, on laisse alentour les faubourgs dans 
toute leur étendue, et tu auras ainsi une idée complète dé la 



XXXIV HfTROD|}OTIOK« 

situation de Vienne, de sa richesse et de son monvemeni. N« 
Tas-tu pas penser tout de suite ({u'une ville construite ainsi 
n'offre point de transition entre le Inie el la misère^ et que 
ce quartier dii centre^ plein d'éclat et de richesses, a besoin, 
en eâety des bastions et des fossés qui l'isolent pour tenir en 
respect ses pauvres et laborieux faubourgs ? 

Je me sentis tout à coup attristé au moment où j'entrais 
dans cette capitale. C'était vers trois heures , par une bm- 
meuse journée d'automne ; les vastes allées qui séparent les 
deux cités étaient remplies d'hommes élégants et de femmes 
irillantesy que leurs voitures attendaient le long des chaus- 
sées; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes 
sombres, et tout d'un ooup, à peine l'enceinte franchie, je me 
trouvai au plein cœur de la grande ville : et malheur à qui 
ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur 
au pauvre, au rêveur, au passant inutile ; il nV & de place 
là que pour les riches et pour leurs valets , pour les ban- 
quiers et pour les marchands. Luxe inouï dans la ville cen- 
trale et pauvreté dans les quartiers qui l'entourent | voilà 
Vienne au premier coup d'œil. 

Bien n'est triste aussi eomme d'être forcé de quitter, le 
soir, le centre ardent et éclairé, et de traverser encore, pour 
regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs 
allées de lanternes qui s'entre-croisent jusqu'à l'horizon : les 
peupliers frissonnent sous un vent continuel ; on a toujours 
à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, 
et le son lugubre des horloges avertit seul de tous côtés 
qu'on est au milieu d'une ville. Mais en atteignant les fau- 
bourgs , on se sent comme dans un autre monde ^ où l'oh 
respire plus à l'aise ; c'est le séjour d'une population bonne, 
intelligente et joyeuse ; les rues sont à la fois calmes et ani- 
mées; si les voitures circulent encore, c'est dans la direction 
seulement des bals et des théâtres; à chaque pas, ce sont 
des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de 
gais compagnons qui chantent des choeurs d'opéra ; les caves 
et les tavernes luttent d'enseignes illuminées et de transpa- 
rents bizarres : ici l'on entend des chanteuses styriennés, là 
des improvisateurs italiens ; la comédie des singes, les her- 
cules, une première chanteuse de l'Opéra de Paris ; un Van- 
Âmburg morave avec ses bêtes , des saltimbanques ; enfin 



LES AMOtJllS M VtfiNNË. X%%4 

tant ce lepM timit A'afotis à FaHis que léi jéâni àè gyàaëes 
ifiCet esl j^fodigué ftUK tiabitués des lavemés sràs U ndindré 
fféiribatioii. Plus baui» Paffiebe d'«u i^mtI» en&ftdrée da 
ferrtB de couleitrs » s'édiesse à k lois à kt bauie aobiesse, 
iiiE IvMWMl^es teititaiiM tt à l'aliilaMt» ^Mkf les Ms nà^ 
§U§é»^ les biis eion s eerai à liiie eu telle salMle t dmi le goâl 
<Ui payai 

fipliiews nutMâite fepuUy» de Leepoldsiadi eâ rea ieae 
des iMbs lœaieB ^^oid fêmn) «M^avEUisaiitea et eu je ? M 
ixèsHMNiveBi » attesdn ^lie je euia 1e§6 daoi la faiiiM4i>g 
de 01 fiovi, la aâiil ifvi «DUbctoà iefttleeeiilfile^'deBl il 
n'est 9t9^Ké foe yer HA btfiMi àm ^êxaà». 



vUé «»*-j<pi. «9 ymvm^* 



fis <3. <«^ flîMr M iii^é wm loMi^dat dAMiini déai eè 
AéMm» (H fmi|N# «Me les yaseduB eif iliads, le resta «e 
flsrafçiiaet Aa flanfaiMi» de ftoMnes^ de <teca> de Tares^ 
de f feeiieee^ de BeeeuMs^ de Soik^^ «ai de l^raftsyka- 
tie»a« j'ai eoa^^ è fieeoffeieacef «e rsUe de Cewiasva» 
AtîM naarr bilA fprfj wnfc ^ l'affaeir>vaiile* daeeee^ eat lôm 
pIttgpffebiMaip'd e<»aeed^ dans lea însages de#as peifiH». 
la «le «Me #«M9 .«eeaasfaifettsqit iMt» 4» dew ou tcsîs 
iéa^».€e $^e«tes; f 'ai A«i par lier ooeyeraatiioa «rea l'uàe 
d'^Jes êfm i» taH^a^^ it'^t pas ln)p viamiaie; aplès 
eeia J'w a onlu ta aeeoodiwe^ aasw elle »i'a paierie seules 
«Muat 4e M Ipweb^ le t)i:a8 na ûistaiii sous 4sen ^osetoaii ^ 
eiiQOi» lom. («àa4»ae« tess pareai ioaiss soutes de aaierice el 
de $«As <ée ikat w foaiivuffas. JSe^s eeua epaïupes feooieiiéa 
UPèa>4efi^leei^, fiiîs ^ l'ai «usa daraiit aa ponte, aams ^'etie 
4êi aeiAhi, du casie^ eae iaisaer eeibrer^ tmMm eUe a'a 
deepké rondcia-^ow jia«r ice seir h six beitf as. 

Ët4e dieuic. £leMe^lè ne veeii pas ieut à^ût i'wilre «omme 
lMeii^> «ais ette paielt Mjs^ d'wae elaaae ptaf leieiée. le le 
aawed <eie seir. llais«!»l» fi^ie <!e«rfsndHl pas» ^a^iHidteaBgef 
fssae «apmîssafice i^àe^ 4e deax fevounes ea Ueis jeiurs, 4(tte 
V^m^ ^mum ^ez l«û, el qu'il aiUe diies Tauitie ? EL iidla ap« 
l^acQBce avspecle dans 4oat œk. lHoa^ en &ie rav«i bien cUt, 
suûs j« ik^ le (»rq}'«$pasi c'istniaai (^Xmmx s« (roiteli 



XXXVI INTRODUCTION^ 

Vienne. Eh bten ! c'esl charmant. A Paris, les femmes vous 
font souffrir trois mois, c'est la règle ; aussi peu de gens ont 
la patience de les attendre. Ici, les arrangements se font en 
trois jours, et Ton sent dès le premier que la femme céderait 
si elle ne craignait pas de vous faire l'effet d'une grisette; 
car c'est Ik, il parait, leur grande préoccupation. D'ailleurs, 
rien de plus amusant que celte poursuite facile dans les spec- 
tacles, casinos et bals; cela est tellement reçu, que les plus 
honnêtes ne s'en étonnent pas le moins du monde; les deux 
tiers au moins des femmes Tiennent seules dans les lieux de 
réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par 
hasard sur une vertu^ votre recherche ne l'offense pas du 
tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme 
que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire; puis, 
à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut 
très-gentil et très-railleur, vous remercie de l'avoir recon- 
duite et vous dit que son mari ou son père l'attend dans la mai- 
son. Tenez-vous h la revoir, elle vous dira fort bien que, le 
lendemain ou le surlendemain elle doit aller dans tel bal ou 
tel théâtre. Si au tbéÀtre, pendant que vous causez avec une 
femme seule, le mari ou l'amant, qui s'était allé promener 
dans les galeries, ou qui était descendu au café, revient tout 
li coup près d'elle, il ne s'étonne pas de vous voir causer familiè- 
rement; il salue et regarde d'un autre côté, heureux sans doute 
d'être soulagé quelque temps de la compagnie de sa femme. 
Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup 
par celle des autres ; — mais k quoi cela peut-il tenir? car 
vraiment je n'ai vu rien de pareil môme en Italie ; '— sans 
doute à ce qu'il y a tant de belles femmes dans la ville que 
les hommes qui peuvent leur convenir sont en proportion 
beaucoup moins nombreux. A Paris les jolies femmes sont si 
rares qu'on les met k Tendière; on les choie, on les garde et 
elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici les femmes 
font très-peu de cas d'elles-mêmes et de leurs charmes, car 
il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, 
les beauxanimaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très* 
communs si l'on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. 
Or la fertilité du pays rend la vie si facile, si bonne, qu'il 
n'y a pas de femmes mal nourries , et qu'il ne s'y produit 
pas par conséquent de ces races affreuses qui composent nos 



LES AMOURS DE VIENNE. XXWH 

artisftoesou nos femmes de la campagne. Tu n'imaghies pas 
ce qu'il y a d'extraordinaire k rencontrer k tous moments 
dans les rues des filles éclatantes et d*une carnation merveil- 
leuse qui s'étonnent même que vous les remarquiez. 

Celte atmosphère de beaulé, de grâce, d'amour, a quelque 
chose d'enivrant : on perd la lêle, on soupire, on est amou- 
reux fou, non d'une, mais de toutes ces femmes h la fois. 
L'odor di femina est partout dans l'air, et on l'aspire de loin 
comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au 
printemps! 11 faut un paysage pour compléter de si belles 
iropressions. Cependant la saison n'est pas encore sans char- 
mes. Ce malin je suis entré dans le grand jardin impérial au 
bout de la Yille; on n'y voyait personne. Les grandes allées se 
terminaient très-loin par des horizons gris et bleus charmants. 
Il y a au-delà un grand parc monUieux coupé d'élangs et 
plein d'oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le 
mauvais temps que les rosiers cassés laissaient traîner leurs 
fleurs dans la boue. Au-delà, la vue donnait sur le Prater et 
sur le Danube; c'était ravissant malgré le froid. Âh! vois-tu, 
nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le 
croyons... 

Ce 7 décembre. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre 
papier. Il s'est écoulé bien des jours depuis que les quatre 
pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de 
moi , tu as vu le côté riant de ma situation, et près d'un 
mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour 
à Vienne. Pourtant il y a un lien très-immédiat entre ce que 
je vais te dire et ce que je t'ai écrit. C'est que le dénoûment 
que lu auras prévu en lisant les premières pages a été suspendu 
tout ce temps... Tu me sais bien incapable de te faire des 
histoires à plaisir et d'épancher mes sentiments sur des faits 
fantastiques, n'est-ce pas ? Eh bien! si tu as pris intérêt à mes 
premiers amours de Vienne, apprends... 

Ce 13 décembre. — Tant d'événements se sont passés de- 
puis les quatre premiers jours qui fournissaient le commen- 
cement de cette lettre, que j'ai peine à les rattacher à ce qui 
m'arrive aujourd'hui. Je n'oserais te dire que ma carrière 
don-juanesque se soit poursuivie ' toujours avec le même 
bonheur.. . La Katti est à Brunn en ce moment auprès de sa 
mère, malade ; je devais l'y aller rejoindre par ce beau cher 

4 



XXXTH! ÎNtRODUCTlON. 

liiin de fer de 30 lieues qui est à rentrée du Praler; mais (*e 
genre de voyage m*agace les nerfs d'une façon insupportable. 
En attendant, voici encore une aventure qui s'entame et dont ■ 
je l'adresse fidèlement Tes premiers détails. 

Comme observation générale, tu sauras que dans cette tfJle 
aucune femme n'a une démarche naturelle. Vous en remar- 
quez une, vous la suivez; alors elle fait les coudes et les zig- 
zags les plus incroyables de rues en rues. Puis, choisissez un 
endroit un peu désert pour l'aborder, et jamais elle ne refu- 
sera de répondre. Gela est connu de tous. Une Viennoise n'é- 
condnit personne. Si elle appartient à quelqu'un (je ne parle 
pas de son mari, qui ne compte jamais); si, enfin, elle est 
trop affairée de divers côtés, elle vous le dit et vous conseille 
de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante, 
ou de prends patience sans fixer le jour. Cela n'est jamais 
bien long; les amants qui tons ont précédé deviennent vos 
meilleurs amis. 

Je venais donc de suivre une beauté que j'avais remarquée 
au Prater, où la foule s'empresse pour voir les traîneaux, et 
fêtais allé jusqu'à sa porte sans lui parler, parce que c''était 
en plein jour. Ces sortes d*aventures m'amusent infiniment. 
Fort heureusement, il y avait un café presque en face de 
fa maison, le reviens donc, à la brime, m'établir près de la 
fenêtre. Comme je t'avais prévu, la belfe personne en question 
ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui paille, et elle me dft 
avec simplicité de lui donner le bras, afin que les pas«;ants ne 
irous remarquent pas. Alors elle me conduit dans toutes sortes 
de quartiers; d'abord chez un marchand du Rohimarck, où 
elle achète des mitaines ; puis chez un pâtissier, où elle me 
donne \éi moitié d'un gâteau; énfiti, elle me ramène dans Ta 
maison d'où elle était sortie, reste une heure à causer avec 
moi sous la porte et me dit de revenir le lendemain au sorr. 
Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et 
tout k coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles 
et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés de 
bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m'accueil- 
lait cordialement, je me préparais k m'asseoir : mais point du 
tout. On éteint les chandelles et l'on se met en roule pour des 
endroits éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la 
conquête de la veille, quoique Tun des individus soit sans 



LES AHOIJRS DE VIENNE. XXX{X 

fenuDe, et enfin nous arrivons dans une taverne fort enfu^^ 
ώe. hK les sept ou huit nations qui ^e partagent la bonne ville 
de Vienne semblaient s'être réunies pour un plaisir quelconque. 
Ce qu'il y avait de plus évident, c'est qu'on y buvait beaucoup 
de vin doux rouge, mêlé do vin blanc plus ancien. Nous pri- 
mes quelques carafes de ce mélange. Qela n'était point mau- 
vais. Au fond de la salle, il y avait une sorte d'estrade où l'on 
chanlail des complaintes dans un langage indéûni, ce qui pa- 
raissait amuser beaucçup ceux qui comprenaient. Le jeune 
homme qui n'avait p^s de femme s'assit auprès de mui, et 
corom^ il parlait très-bon allemand, chose rare dans ce pays, 
je fus content de sa conversation. Quant à la femme avec qui 
j'étais venu, elle était absorbée dans le spectacle qu'on voyait 
en face de nous. Le fait est que Ton jouait derrière ce comp- 
toir de véritables comédies. Ils étaient quatre ou cinq chan- 
teurs, qui montaient, jouaient une scène et reparaissaient 
avec dé nouveaux costumes. C'étaient des pièces complètes, 
mêlées de chœurs et de couplets. Pendant les intervalles, 
les Aiolctaves, Hongrois, Bohémiens et autres mangeaient beau- 
coup de lièvre et de veau. La femme que j'avais près de moi 
s'animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin blanc. 
Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu 
pâle. C'est une vraie beauté sKve; de grands traits solides 
mdiqueot la race qui ne s'est point mélangée. 

11 faut encore remarquer qu^ les plus belles femmes ici sont 
celles du peuple et celles de la haute noblesse... Je t'écris 
d'un café où j'attends l'heure du spectacle; mais décidé- 
ment l'encre est trop mauvaise, et j'ajourne la suite de mes 
observations. 



VIII. — SUITE DU JOURNAL. 

31 décembre, jour de la Saint-Sylvestre. — Diable de con- 
seiller intime d$ sucre candi! comme disait Hoffmann, ce 
jour-là même. Tu yas comprendre à quel propos cette inter- 
jection. 

Je t'écris , non pas de ce cabaret enfumé et du fond de 
ceMe cave fc^ntastique dont les marches étaient si usées, qu'à 
ptein^ avait-on le pied sur la première, qu'on se sentait sans 



XL INTRODUCTION. 

le vouloir tout porté en bas, puis assis a uue table, entre un pot 
de vin vieux et un potde^vin nouveau, et k l'autre bout étaient 
« l'homme qui a perdu son reflet » et « l'homme quia perdu son 
ombre» discutant fort gravement. Je yais te parler d'un ca- 
baret non moins enfumé, mais beaucoup plus brillant qae le 
Ratskeller de Brème ou VAuersbach de Leipzick ; d'une cer- 
taine cave que j'ai découverte près de la Porte-Rouge , et 
dont il est bon de te faire la description, car c'est celle-là 
même dont j'ai déjà dit quelques mots dans ma lettre précé- 
dente .. Là s'ébauchait la préface de mes amours. 

C'est bien une cave, en effet, vaste et profondément creu- 
sée : à droite de la porte est le comptoir de Vhàïe, entouré 
d'une haute balustrade toute chargée de pots d'éiain ; c'est 
de là que coulent à flots la bière impériale, celle de Bavière 
et de Bohême, ainsi que les vins blancs et rouges de la Hon- 
grie, distingués par des noms bizarres. Â gauche de l'entrée 
est un vaste buflet chargé de viandes, de pâtisseries et de 
sucreries, et où fument continuellement les virurschell , ce 
mets favori du Viennois. D'alertes servantes distribuent les 
plats de table en table, pendant que les garçons font le ser- 
vice plus fatigant de la bière et du vin. Chacun soupe 
ainsi, se servant pour pain de gâteaux anisés ou glacés de 
sel, qui excitent beaucoup à boire. Maintenant, ne nous arrê- 
tons pas dans celle première salle, qui sert à la fois d'office 
à l'hôtelier et de coulisse aux acleurs. On y rencontre seu- 
lement des danseuses qui se chaussent, des jeunes premières 
qui mettent leur rouge, des soldais qui s'habillent en figu- 
rants; là est le vestiaire des valseurs, le refuge des chiens 
ennemis de la musique et de la danse , et le lieu de repos 
des marchands juifs, qui s'en vont, dans l'intervalle des 
pièces, des valses ou des chants, ofl'rir leurs parfumeries, 
leurs fruits d'Orienl, ou les innombrables billets de la grande 
loterie de Miedling. 

11 faut monter plusieurs marches et percer la foule pour pé- 
nétrer enfin dans la pièce principale : c'est comme d'ordinaire 
une galerie régulièrement voûtée et close partout; les fables ser- 
rées règneot le long des murs, mais le centre est libre pour 
la danse. La décoration est une peinture en rocaille; et au 
fond, derrière les musiciens et les acteurs, une sorte de ber- 
ceau de pampres et de treillages. Quant à la société, elle est 



LES AMOURS DE VIENNE. XLI 

fort mélangée, comme nous dirions; rien d'ignoble pour- 
tant, car les costumes sont plutôt sauvages que pauvres. Les 
Hongrois portent la plupart leur habit semi-militaire, avec 
ses galons de soie éclatante et ses gros boutons d*argenl; les 
paysans bohèmes ont de longs manteaux blancs et de petits 
chapeaux ronds couronnés de rubans ou de fleurs. Les Sly- 
riens sont remarquables par leurs chapeaux verts ornés de 
plumes et leurs costumes de chasseurs du Tyrol ; les Serbes 
et les Turcs se mêlent plus rarement à celte assemblée bizarre 
de tant de nations qui composent rAulriche, et parmi les- 
quelles la vraie population autrichienne est peul-ôtre la moins 
nombreuse. 

Quant aux femmes, k part quelques Hongroises, dont le 
costume est à moitié grec , elles sont mises en général fort 
simplement; belles presque toutes, souples et bien faites, 
blondes la plupart, et d'un teint magniiique, elles s'aban- 
donnent à la valse avec une ardeur singulière. Â peine l'or- 
chestre a-t-il préludé qu'elles s'élancent des tables, quittant 
leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors 
commence, dans le bruit et dans l'épaisse fumée du tabac, 
un tourbillon de valses et de galops dont je n'avais point 
d'idée. 

La valse finie,' on se remet k manger et k boire, et voici 
que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond 
de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d'une nappe 
et illuminé de chandelles; ou bien, plus souvent encore, 
c'est une représentation de drame ou de comédie qui se 
donne sans plus d'apprêts. Cela tient k la fois du théâtre et 
de la parade ; mais les pièces sont presque toujours très-amu- 
santes et jouées avec beaucoup de verve et de naturel. Quel- 
quefois on entend de petits opéras- bouffes à l'italienne, con 
Pantaleone e Pulcineîla. L'étroite scène ne suftit pas toujours 
au développement de l'action; alors les acteurs se répondent 
de plusieurs points; des combats se livrent même au milieu 
de la salle entre les figurants en costume; le comptoir de- 
vient la ville assiégée ou le vaisseau qu'attaquent les cor- 
saires. A part ces costumes et cette mise en scène, il n'y a 
pas plus de décorations qu'aux théâtres de Londres du temps 
de Sbakspeare, pas même l'écriteau qui annonçait alors que 
Ik était une ville et Ik une forêt. 

4. 



Xtll INTRODUCTION. 

Quand la pièce est terminée, comédie ou farce , cMcuii 
chante les couplels au public, sur un air populaire, toujours 
le même, qui parait charmer beaucoup les Viennois; puis 
les artistes se* répandent dans la salle et s'en Yont de table 
en table recueillir les félicitations et les kreutzers. Les ac- 
trices ou chanteuses sont la pli^part très-jolirs, elles viennent 
sans façon s'asseoir aux tables , et il n*est pas un des ou- 
vriers , étudiants ou soldais qui ne les invite à boire dans 
leurs verres; ces pauvres fllles ne font guère qu'y trenpper 
leurs lèvres, mais c'est une politesse (qu'elles, ne peitveul 
refuser. 

Tels sont, mon ami , les plaisirs intelligents de ce peiitple. 
11 ne s'engourdit point ^ comn^e on le croit, avçc le tabac et 
la bière ; il est spirituel, poétique et curieux comme l'italien, 
avec une teinte plus marquée de bonhoquie et de gravité; il 
faut remarquer ce besoin qu'il semble avoir d'occuper à la 
fois tous ses sens, et de réunir con^tanoçaent la table» la mu- 
sique, le tabac, la danse, le théâtre. 

£n sortant de ces tavernes, on s'étonne de trouver toujours 
au-dessus de la porte un grand crucifix, et souvent aussi 
dans un coin une image de sainte en cire et vêtue de clin- 
quant. C'est qu'ici, comme en Italie, la religion n'a rien 
d'hostile à la joie et au plaisir. La taverne a quelque chobe 
de grave, comme Téglise éveiUe souvent des idées de fête et 
d^amour. Dans la nuit de Noël, il y a huit jours, j'ai pu me 
rendre compte de cette alliance étrange pour nous. La popu- 
lation en fêle passait de l'église au bal sans avoir presque 
besoin de changer de disposition ; et d'ailleurs les rues étaient 
remplies d'enfants qui portaient les sapins bénits, ornés, 
dans leur feuillage, de bougies, de. gâteaux et de sucreries. 
C'étaient les arbres de Noël, offrant par leur multitude Timage 
de cette forêt mobile qui marchait au-devant de Macbeth. L'iuté- 
rieur des églises, de S^aint-Étienne surtout, était magnifique et 
radieux. Ce que j'admirais, ce n'était pas seulement l'immei^se 
foule en habits de fêle, l'autel d'argent élincelantau milieu du 
chœur, les centaines de musiciens suspendus pour ainsi dire 
aux grêles balustrades qui régnent le long des piliers, mais 
cette foi sincère et franche qui unissait toutes les voix dans un 
hymne prodigieux. L'effet de ces chœurs aux milliers de 
voix est vraiment surprenant pour nous atHrés Frant^aiSj^ ao« 



LES AMOURS DE VIENNE. XLIII 

coutumes à TuDiforme basse-taille des .chantres ou k l'aigre 
fausset des dévoles. Ensuite les violons et les trompettes de 
Torcb^tre , les voix de cantatrices s'élançant des tribunes, 
la pompe théâtrale de l'ofiice, tout cela, certes, paraîtrait 
fort peu religieux à nos populations sceptiques. Mais ce n'est 
que chez nous qu'on a l'idée d'un catholicisme si sérieux, si 
jaloux, si rempli d'idées de mort et de privation, que peu de 
gens se sentent dignes de le pratiquer et de le croire. En 
Autriche, comme en Italie, comme en Espagne, la religion 
conserve son empire, parce qu'elle est aimable et facile, et 
demande plus de foi que de sacrifices. 

Ain^i toute crtte foule bruyante, qui était venue, comme 
les premiers fidèle^, se réjouir aux pieds de Dieu de Vheu- 
reuse naissance , allait finir sa nuit de fête dans les banquets 
et dans les danses, aux accords des mêmes instruments. Je 
m'applaudissais d'assister une fois encore à ces belles solen- 
nités que notre Église a proscrites, et qui véritablement ont 
besoin d'être célébrées dans les pays où la croyance est prise 
au sérieux par tous. 

Je sens bien que tu voudrais savoir la fin de ma dernière 
aventure. Peut-être ai-je eu tort de t'écrire tout ce qui pré- 
cède. Je dois te faire l'eiTet d'un malheureux, d'un cuistre, 
d'un voyageur léger qui ne représente son pays que dans les ta- 
vernes et qu'un goût immodéré de bière impériale et d'impres- 
sions fantasques entraine et de trop faciles amours. Aussi vais-je 
bientôt passer k des aventures plus graves... et quant à celle 
dnnt je te parlais plus haut, je regrette bien de ne pas t'en avoir 
écrit les détails k mesure ; mais îl est trop tard. Je suis trop 
en arrière de mon journal , et tous ces petits faits que je 
t'aurais détaillés complaisamment alors, je ne pourrais plus 
même les ressaisir aujourd'hui. Contente-toi d^apprendre 
que comme je reconduisais la dame assez tard, il s'est mêlé 
dans nos amours un chien qui courait comme le barbet de 
Faust et qui avait Tair fou. J'ai vu tout de suite que c'était 
de mauvais augure. La belle s'est mise k caresser le chien, 
qui était tout mouillé, puis elle m'a dit qu^il avait sans doute 
perdu ses maîtres, et qu'elle voulait le recueillir chez elle. 
Tsi\ demandé k y entrer aussi, mais elle m'a répondu : nicht! 
on, si (u veux, nix ! avec un accent résolu qui m*a fait penser k 
riiivasioa de Î844. Je me suis dit 2 C'est ce gredtn de chien 



XLIV JNTKODLCTION. 

noir qui me porte malheur. Il est évident que, sauslui, j'au- 
rais été reçu. 

Eli bien! ni le chien ni moi ne sommes entrés. Au mo- 
ment où la porte s'ouvrait, il s'est enfui comme un être fan- 
tastique qu'il était, et la beauté m'a donné rendez-vous pour 
le lendemain. 

Le lendemain, j'étais furieux, agacé; il faisait très- froid ; 
j'avais affaire. Je ne vins pas k l'heure, mais plus tard dans 
la journée. Je trouve un mdividu mâle qui m'ouvre et me 
demande, ainsi que la lêle de chameau de Gazotte : Chè 
vûoi? Gomme il était moins efifrayanl, j'étais prêt à r(''pondre : 
Je demande mademoiselle .... Mais, t malheur! je me suis 
aperçu que j'ignorais totalement le nom de ma maîtresse. 
Cependant, comme je te l'ai dit, je la connaissais depuis trois 
jours. Je balbutie, le monsieur me regarde comme un intri- 
gant; je m'en yais. Très-bien. 

Le soir, je rôde autour de la maison ; je la vois qui rentre; 
je m'ex£use, et je lui dis fort tendrement : Mademoiselle, 
serait-il indiscret maintenant de vous demander votre nom? 

— Vhahby. — Plaît-il? — Vhahby. — Oh! oh! celui-là, je 
demande à l'écrire. Ah ça! vous êtes donc Bohême ou Hon- 
groise? Elle est d'Ollmulz, cette chère enfant... Vhahby, 
c'est un nom bien bohème, en effet, et cependant la fille est 
douce et blonde, et dit son nom si doucement, qu'elle a l'air 
d'un agneau s'exprimant dans sa langue maternelle. 

Et puis voilà que cela traîne en longueur; je comprends 
que c'est une cour k faire. Un matin je viens la voir, elle me 
dit avec une grande émotion : Oh ! mon Dieu ! il est malade. 

— Qui, lui ? — Alors elle prononce un nom aussi bohème 
que le sien ; elle me dit : Entrez donc. J'entre dans une se- 
conde chambre, et je vois, couché dans un lit, un grand 
flandrin qui était venu avec nous, le soir du spectacle, daus 
la taverne, et qui était vêtu en chasseur d'opéra-comique. 
Ce garçon m'accueille avec des démonstrations de joie ; il , 
avait un grand chien lévrier couché près du lit. Ne sachant 
que dire, je dis : Voilà un beau chien ; je caresse l'animal, 
je lui parle, cela dure très-longtemps. On remarquait au- 
dessus du lit le fusil du monsieur, ce qui, du reste, vu sa 
cordialité, n'avait rien de désagréable. U me dit qu'il avait 
la ûèvre, ce qui le contrariait beaucoup, car la chasse était 



LES AMOURS DB VIENNE. XLV 

bonne, le lui demande naïvement s'ilchassait le chamois; 
il me montre alors des perdrix mortes avec lesquelles des 
enfants s'amusaient dans un coin. — Ah! c'est très-bien, 
monsieur. — Aiors pour soutenir )a conversation, comme la* 
beauté ne revenait pas, je dis bourgeoisement : Eh bien ! ces 
enfants sont-ils bien savants? D'où vient qu'ils ne sont pas k 
Técole? Le chasseur me réplique : Ils sont trop petits. Je ré- 
ponds que, dans mon pays, on les met aux écoles mutuelles 
dès le berceau. Je continue par une série d'observations 
sur ce niode d*enseigneraent. Pendant ce temps -là, Vhahby 
rentra une tasse à la main ; je dis au chasseur : Est-ce que 
c'est du quinquina (vu sa fièvre) ? Il me dit : oui; ~ il parait 
qu'il n'avait pas compris, car je le vois un instant après qui 
coupe du pain dans la tasse; je n'avais jamais ouï dire qu'on 
se trempât une soupe de quinquina, et, en effet, c'était du 
bouillon. Le spectacle de ce garçon mangeant sa soupe était 
aussi peu récréatif que le récit que je t'en fais... Voilà un joli 
rendez- vous qu'on m'a donné là. Je salue le chasseur en lui 
souhaitant une meilleure santé, et je repasse dans l'autre 
pièce. Ah ça ! dis-je à la jeune Bohême, ce monsieur malade 
est-il voire mari ? — Non. — Votre frère ?' — Non. — Votre 
amoureux ? — Non. — Qu'est-ce qu'il est donc ? — Il est 
chasseur. Voilà tout. Il faut observer, pour l'intelligence de 
mes questions, qu'il y avait dans la seconde chambre trois 
lits, et qu'elle m'avait appris que l'un était le sien, et que 
c'était cela qui l'empêchait de me recevoir. Ënûn, je n'ai 
jamais pu comprendre la fonction de ce personnage Elle m'a 
dit toutefois de revenir le lendemain; mais j'ai pensé que, 
si c'était pour jouir de la conversation du chasseur, il valait 
mieux attendre qu'il fût rétabli. Je n'ai revu Vhahby que 
huit jours après; elle n'a pas été plus étonnée de mon re- 
tour que de ce que j'avais été si longtemps sans revenir. 
Le chasseur était rétabli et sorti... Je ne savais à quoi tenait 
sa sauvagerie; elle m'a dit que les enfants étaient dans l'au- 
tre pièce. — Est-ce à vous, ces enfants? — Oui. — Diable! 
Il y en a trois, blonds comme des épis, blonds comme elle. 
J'ai trouvé cela si respectable, que je ne suis pas revenu en- 
core dans la maison ; j'y reviendrai quand je voudrai. Les 
troifi^ enfants, le chasseur et la fille n'auront pas bougé; -^ 
j'y reviendrai quand j'aurai le temps. 



I^IVI BiTI|OPUCï|§ii, 



IX. — SUITE DU JOURNAL. 

Voilà ma vie: tous les matins je me lève, j'échange quel- 
ques salutations avec des Italiens qui demeurent à TAigle-Noir, 
ainsi que moi; j*allume un cigare et je def^îends la longue ru^ 
du faubourg de Leopoldsladl. Aux encoignures donnant sur 
le quai de la Vienne, petite rivière qui nous sépare de lavilL^ 
centrale, il y a deux cafés, ou se rencontrent ioujours de 
grands essaims d'Israélites au nez pointu, selon l'expression 
d'Henri Heine, lesquels tiennent \k une sortç de bourse, le» 
uns en pleiq ajr, le^ autres, les plus riches, dans les galles du 
café. C'est \h que l'on voit encore 4^ merveilleuses barbes, d^ 
longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et 
que l'on entend un bourdonnement continuel qui justifie l'ex- 
pression du poêle. Ce sont, en eflet, des essaims, mêlés d'a-r 
beilles et de frelons. 

Il est bon, le malin, de prendre un petit verre de kirchen- 
wasser dans l'un de ces cafés; ensuite ou peut se hasardi^r sur 
le Pont-Rouge qui communique à la Rolhenthor, porte for- 
liGée de la ville. Arrêtons-nous cependant sur le glacis pour 
lire au coin du mur les affiches des tbéatres. Jl y en a presque 
autant qu'à Paris. Le Burg-Theater, qui est la Comédie-Fran- 
çaise de l'endroit, annonce quelques pièces de Gœtbe ou de 
Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre classique alle- 
mand; ensuite arrive le Kœrtner-thor-Theater^ ou théâtre de 
la Porte de-Carinlhie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du 
Bellini ou du Donizelti; après, nous avons le théâtre an der 
Wien (de la Vienne), qui joue des mélodrames et des Yaude- 
yilles généralement traduits du français ; puis les théâtres de 
Josephstadl, de Leopoldstadt, etc., sans compter une fqule de 
cafés-spectacles, dont je t'ai parlé précédemment. 

Une fois décidé sur l'emploi de ma soirée, je traverse la 
Pprle-Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche 
vers un certain gastoffe, où les vins de Hongrie sont d'assez 
bonne qualité. Le TokaXer-fFein (Toiay) s'y vend àraisi)n de 
six l^re^lzers la cboppe,, et sert ^ arroser (][uelqaes côtelettes 
de mouton ou de porc f^ai^, doQt ô^ relève }e goùi <^vçe un 
quartier de citron. 



Vfû M ^ùe manière de pa^éf dbAf mante ; 0ti n'a pài de 
bourse ; on ne connaît Targenl que sous la forme des pelils 
kretttzers de btlton, ()ui Talent environ il sols de France. 
Ceci ne sert que d'appoint; aairement Ton paye en billets. De 
jcriis assignais, gradaén depuis i fr. jusqu'aux sommes leil 
pltts folles, garirrssenl totre porteféaille et sont ôrnês de gra- 
rure« en (aille-donce d'une perfection étolinante. Un déîicîeui 
profil de femme, fdtitulé Austtia (rAutrrehe), vous inspire l(* 
regret le plus fif dé tons séparer de ces images, et le désîf 
plus grand d'en acquérir de nouvelles. Il Imporle dé remar- 
quer qoe ces billets sonft de devt «orle^, sort en monnaie dé 
convention, qni ne {«présente qne la nmitié dé la valent, soit 
en monnaie rééUé^ qui &e maintient plus ott moins, 6elon les 
cireonstances politiques. 

Généralemfe&ly Aptbn totm défeunefv Je sdis la rue Rùihen- 
tktfMMtrMse, me e^mmerçante, animée par le voisinage deê 
inarehés, jusqu'à ce^ae je me ireilfe aor la place dé Tégli^e 
Saint-Étienne, la célèbre cathédrale viennoise, dotlf faOêciiè 
est ta plus baote de TEnrope. La pointe en est légèrement in- 
clinée; ayant été frappée jadis par tm boulet de canon parti 
de ratifiée fraitçfàiae. Le foit de Périiftee présente fine mosaïqtM 
brillante de tuiles vernies, qui reflète au loirr h^ rayons du 
soteil. La pierre brune de cette église étate des mffinements 
inouïs d'architecture féodale. En laissant à gauche cet il- 
lustré monument, on arrive à an coin de rues dont l'une con- 
duit rers la Pdrte-de-Carinihie, l'antre vers \e Mahl-Markt, et 
la troisième vers te Graben. A Tangle des deux première* 
«e trouve une sorte dé pilier dont la destination est fort bizarre. 
On Pappelle !e Stock-im-Etsen, C'est simplement un tronc 
d'arbre qui, dit-on, faisait autrefois partie de la forêt sur rem- 
placement de laquelle Vienne a élél)àlie..On a conservé reli^ 
gieusement cette souche vénérable incrustée dans la devan- 
ture d'un bijoutier. Chaque compagnon ded corps de métieè 
qui arrive à Vienne doit planter un clon dans l'arbre. Depuis 
bien des années il est impossible d'en faire entrer un seul dé 
plus, et des paris s'établissent à ce sujet avec les arrivants. 

Nous voici sur le Graben ; c'est laplace cent raie et brillante 
de Vienne; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme 
de toutes les places de la ville. Les maisons sont du dit-but-^ 

Uème siècle; la rocaille fleurU dans tous les ornements. Au 



UVIII INTROBUCTIOII. 

iQÎlieu se trouve une colonne monumentale ressemblant k un 
bilboquet. La boule est formée de nuages sculptés qui sup- 
portent des anges dorés. La colonne elle-même semble torse, 
comme celles de Tordre salomonique, le tout est chargé de 
festons, de rubans et d'attributs. Représente-toi maintenant 
tous les élégants magasins des plus riches quartiers de Paris, 
et la comparaison en sera d'autant plus juste que la plupart 
des boutiques sont occupées par des marchands de modes et 
de nouveautés qui font partie de ce qu'on appelle ici la colo- 
nie française. Il y a au milieu de la place un magasin dédié 
à Tarchidurhesse Sophie, laquelle a dû être une bien belle 
femme, s'il faut s'en rapporter à l'enseigne peinte k la porte. 

Il ne me reste plus qu'une petite rue k suivre pour arriver 
au principal café du Rohlmarkt, dans lequel ton ami s'adonne 
aux jouissances de ce qu'on appelle un mélange, et qui n'est 
autre chose que du café au lait servi dans un' verre k patle, 
en lisant ceux des journaux français que la censure permet 
de recevoir. 

il janvier. — Je me vois forcé d'interrompre la narration 
des plaisirs de ma journée pour l'informer d'une aventure 
beaucoup moins gracieuse que les autres, qui est venue in- 
terrompre ma sérénité. 

Il est bon que lu saches qu'il est fort difficile k un étranger 
de prolonger sou s^^jour au-delà de quelques semaines dans la 
capitale de l'Autriche. Ou n'y resterait pas même vingt-quatre 
heures, si l'un n'avait soin de se faire recommander par un 
banquier, qui répond personnellement des dettes que vous 
pourriez faire. Ensuite arrive la question politique. Dès les 
premiers jours, j'avais cru m'apercevoir que j'étais suivi dans 
toutes mes démarches... Tu sais avec quelle rapidité et 
quelle fureur d'investigation je parcours les rues d'une ville 
étrangère, de sorte que le métier des espions n'a pas dû être 
facile k mon endroit. 

Enfin, j'ai fini par remarquer un particulier d'un blond fa- 
dasse, qui paraissait suivre assidûment les mêmes rues que 
moi. Je prends ma résolution ; je traverse un passage, puis je 
m'arrête tout k coup, et je me trouve, en me retournant, nez 
k nez avec le monsieur qui me servait d'ombre. Il était fort 
essoufflé. 
« 11 est inutile, lui dis-je» devons fatiguer autant. Yei l'bar 



LES AMOURS DE VIENNE. XU\ 

biliide de marcher très-Yile, mais je puis régler mon pas sur 
ie TÔtreel jouir ainsi de votre conversation. » 

Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé; je l'ai mis à 
son aise, en lui disant que je savais k quelles précautions la 
police de Vienne était obligée vis-à-vis des étrangers, ef par- 
ticulièrement des Français; demain, lui ajoutai-je, j'irai voir 
votre directeur et le rassurer sur mes intentions. 

L'estaûer ne répondit pas grand'chose et s'esquiva en 
feignant de ne point trop comprendre mon mauvais alle- 
nand. 

Pour l'édifier sur ma tranquillité dans celle affaire, je te 
dirai qu'un journaliste de mes amis m'avait donné une excel- 
lenie lettre de recommandation pour un des chefs de la police 
viennoise. Je m'étais promis de n'en profiter que dans une 
occasion grave. Le lendemain donc je me dirigeai vers la 
Poli tzey- direction. 

J'ai été parfaitement accueilli: le personnage en question, 
qui s'appelle le baron de S***, est un ancien poêle lyrii]ue, 
ex-membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a 
passé k la police, en prenant de l'âge, k peu près comme on 
se range, après les folies de la jeunesse... Beaucoup de poêles 
allemands se sont trouvés dans ce cas. A Vienne, du reste, 
la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux 
qu'ailleurs ces sortes de transitions. 

Nous avons causé littérature, el M. de S***, après s'être as- 
suré de ma position, m'a admis peu k peu dans une sorte 
d'intimité. 

« Savez-vous, m'a-Uil dit, que vos aventures m'amusent 
infiniment? 

— Quelles aventures ? 

— Mais celles que vous racontez si agréablement k votre 
ami **'^9 Ql que vous mettez ici k la poste pour Paris. 

— Âh ! vous lisez cela ? 

— Oh ! ne vous en inquiétez pas ; rien dans votre correspoa- 
dance n'est de nature k vous compromettre . Et même ie gou- 
vernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de 
fomenter des intrigues, profilent avec ardeur des plaisirs de 
la bonne ville de Vienne, d 

Il fiflii par m'engager k venir, quand je le voudrais, lire les 
journaux de Topposilion k la police... altendu que «'était l'en- 



5. 



droit Yé p\\ii libre de l'Empiré... On pouvait y causer de lout 
saDS danger. 

Vienne me fait cnlièreitiénl rèffetdè tarià au dix-huitiême 
siècle, en i770, pat eiteiiiple, êl moi-même je me regarde 
comme an poêle étranger, égaré dans celle société mi-parlie 
d'aristocratie brillante et de popufaire en apparence insoucieux. 
Ce qui manque à la classe inférieure ?ieri noise pour représen- 
ter Tdncien peuple de Paris, c'est Tunité de race. Les Slaves, 
les Magyares, les Tyroliens, tftyriens et autres sont trop préoc- 
cupés de leurs naiioDalilés diverses, et n'ont pas même le 
moyen de s'entendre ensemble^ dadsle cas où leurs principes 
se rapprocheraient. I>e plds, la prévdyanie et Ingénieuse po- 
lice Impériale ne laisse pas séjourùe^ dans la ville un seul ou- 
vrier sans tratait. Tods les mK^iié^S sont organisés en corpo- 
rations; lecoimpagàon qtri vient de la province est sbumis à 
peu p^^s aux mêmes règles que le voyagent étranger. II faut 
qu'il se fasse recommander pkt uri patron ou par un Uabilant 
nrotablé de \& ville qnr répofirie de sa conduite ou des dettes 
qii'il pourrait faire. S'il ne peut pas otfrir fcetté garantie, on 
lui permet un séjour de Vingt-quatre heures pour voir lés 
monuments et les curioâllés, puis on lui signe son livret pouf' 
tonte autre ville t\\fi\ lui plaît d'indiquer et où les mêmes dif^ 
ficultés l'attendent. En eas de résistance, il est reconduil à son 
lieu de naissance, dont lat m'ifnicipalilé devient solidaire de 
s& conduite et le fait généralement travailler k U terre, si 
f iûduslrie chôtrié dans les villes 

Tout ce régime est extrêmement despotique, j'en cbn^îebs, 
mais il faut bien se persuader que rAutriche est la Chiné de 
l'Europe. J'en ai dépassé la grande muraille... et je regrette 
seulement qu'elle manque de mandarins lettrés. 

Une telle organisation, dominée par Pintelligehce, aurait, 
en effet, moins d'inconvénients : c'est le problèn>e qu'avah 
voulu réaliser l'empereur philosophe Joseph II, tout empf^int 
d'idées voltairienôes et èncyclopédisles. L'administration ac- 
tuelle suit despotiqnement celte iradilion, et n'étant plus guèrfe 
philosophique, reste simplement chinoise. 

En effet, l'ilée d'établir une hiérarchie lettrée est peut-être 
excellenle; mais, dans un pays où la tradition de Phérédilé do- 
mine, il est assez commun de penser que le fils d'un lettré en 
est un lui-même, il reçoil Féducalion qui convient, fait dei 



LES Xyppa^ PS TIENNE. ).f 

T^rs et des tra^édie^, comme op apprpod l^ en faife ai| col- 
lège, et succède fiu génie et à l'emploi de son père, $s^n^ 
exciter la moindre réclamation. S'il est entièrement incapable| 
il fait faire un livre historique, un volume de vers ou une tra^ 
gédie héroïque par son précepteur, et le même effet es( 
obtenu. 

Ce qui prouve combien la protectjpp accprdée aux lettrés 
par la noblesse autrichienne fst ininle|lj^ente, p'e$l que j'af 
vu les écrivains allemands les pl^s illpstre^, luécpnnu^ et 
asservis, (rainant dans dei^ emp)ojs juljipçs une mcû^sl^ 4^- 
grad^e. ' 

J*aYais une lettre de feçommandatiop ppvir rund'CHX^ dont 
lenqm est plus célèbre peul-élre ^ paris qu*^ Vienne ; j'evts 
beaucoup de peine ^ le di^couvrir 4^as i'iiqmblecolQ çl^ bu- 
r au ministériel qu'il occupait. Je voulais le prier de pie prér 
seoter dans quelque^ salons, pu j'aurai^^ VQuIu (i^élre jntroiiuit 
que sous les auspices dq talent^ je fus surprjs et affligé de s^, 
réponse. « Présentez-vous simplement, me çlil-il, en qualité 
d*élranger; et vou^ serez parfailemeul reçu, car ici tout le 
inonde est bop, et Ton est heureux d'accueillir le^ Français, 
ceux du moins qui ne font aqçui) ombrage au gouvernemept. 
Quant k nous autres^ pauvres poêles, de quel çirpit iripns-noi|s 
briller parmi les princes et les banquiers? » 

Je me sejilis navré de cet aveu ei de l'ironiqqe ipisantbro-* 
pie de l'homme célèbre, que cependai^t le sort «^v^it forcé 
d'accepter un emploi misérablç dans une société qui ppufl^qt 
sait ce qu'il vaut, et qui n'a accordé ^ son talent qqe des l^^- 
riers stériles. 

La position des arijstes n'est pas la même : ils opt l'avaQ- 
tage d'amuser directement les nobles compagnies qui ]^s 
accueillent avec tous les dehors de la svpapalhie e\ de Tad- 
miration. Ils deviennent aisément les ramiliers et Ie§ amis 
des grands seigneurs, dont l'amopr- propre est flatté ()e lei|r 
accorder une ostensible protection. Apssi les invite-t-pn k 
toutes les fêtes. Seulement il faut qu'ils apportent jevir Ip^tri}- 
ment, leur gagne-pain : c'est \k le collier. 

i8 janvier. — Parlons un peu encore des plaisirs du peuple 
viennois, c'est plus gai. Le carnaval approche, et |e (réquep^e 
beaucoup les bals du Sperl et de la Birn plps amM^e^nts que 
d'autres, et (jui s'adressent spécialement ^ 1% classé biPur^ 



LU introoogtion: 

geoise. Ce sont de vasles élablissemeots spleDdidement dé- 
corés. Les femmes sont mieux mises, c'est-a-dire d'une mise 
plus parisienne que celle de la classe inférieure; cVsl ce qui 
repr^senlerail ici la classe des grisettes. La valse esl aussi 
énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de 
tabac qu'elle agile n'est guère moins épais. 

Au Sperl aussi, Ton dtne ou Ton soupe toujours au milieu 
des danses et de la musique, et le galop serpente autour des 
tables sans inquiéter les dîneurs. 

Je regretle de ne pouvoir le parler encore que des plaisirs 
d'hiver de la population viennoise. Le Prater, que je n'ai vu 
que lorsqu'il était dépouillé de sa verdure, n'avait pas perdu 
pourtant toutes ses beautés; les jours de neige surtout, il pré- 
sente un coup d'œil charmant, et la foule venait de nouveau 
envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons 
élégants, trahis tout d'abord par la nudité de leurs bocages. 
Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on 
les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les 
bois et les prairies. Â gauche commence le chemin de Vienne 
à Brûnn. A un quart de lieue plus loin coule le Danube (car 
Vienne n'est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le 
Rhin). Tels sont les Champs-Elysées de celte capitale. 

Les jardins de Schœnbrunn n'étaient pas les moins dé- 
solés dans le moment où je les ai parcourus. Schœnbrunn 
est le Versailles de Vienne; le village de Hilzing qui l'avoi- 
sine esl toujours, chaque dimanche, le rendez- vous des 
joyeuses compagnies. Strauss ûls préside toute la journée son 
orchestre au casino de Hitzing, et n'en retourne pas moins, 
le soir, diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing, 
on traverse la cour du château de Schœnbrunn ; des Chi- 
mères de marbre gardent l'entrée, et tou!e celte cour déserte 
et négligée esl décorée dans le goûl du dix huilième siècle; 
le château lui-même, dont la façade est imposante» n'a rien 
de riche dans son intérieur que l'immensité de ses salles, où 
le badigeonnage recouvre presque partout les vieilles rocaiiles 
dorées. Mais, en sortant du côlé des jardins, l'on jouit d'un 
coup d'œil magnifique, dont les souvenirs de Sainl-Cloud et 
de Versailles ne rabaissent pas l'impression. 

Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui dé- 
roule à ses pieds d'immenses nappesde verdure, est d'une archi- 



LES AMOURS DE VIENNE. LUI 

tecture toute féerique, et à laquelle je ne puis rien comparer. 
Composé d'une longue colonnade tout kjour, et dont les quatre 
arcades du milieu sont seules vitrées de glaces pour fornaer 
un cabinet de repos, ce bâtiment est k la fois un palais et un 
arc de triomphe. Vu de la roule, il couronne le cbàteau dans 
toute sa largeur et semble en faire partie, parce que la colline 
sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau des toits de 
Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de pins, 
par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût 
du Puget et de Boucbardon, en admirant toutes les divinités 
de cet Olympe maniéré, pour parvenir enfin aux marches de 
ce temple digne d'elles, qui se découpe si hardiment dans 
Tair, et y fait flotter tous les festons et toutes les astragales 
de mademoiselle de Scudéry... 

Je me sauve au travers du jardin pour revenir aux fau- 
bourgs de Vienne par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée 
pendant une lieue d'un double rang de peupliers immenses. La 
foule endimanchée se presse touiours vers Hitzing en faisant 
des haltes nombreuses dans les cafés et les casinos qui bor- 
dent toute la chaussée. C'est la plus belle entrée de Vienne; 
c'est une Courtilte décente et bourgeoise dont les beaux équi- 
pages ne se détournent pas. 

Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on 
ne peut guère séparer Schœnbrunn et Hitzing , je dois te 
parler encore des trois théâtres qui complètent la longue série 
des amusements populaires. Le théâtre de la Vienne (an der 
Wien], celui de Josephsladt et celui de Leopoldstadt, sont, en 
eflet, des théâtres consacrés au peuple, et que nous pouvons 
comparer à nos scènes de boulevards. Les autres théâtres de 
Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le drame, et celui 
de laPorte-de-Carinlhie pour le ballet et l'opéra, sont situés 
dans l'enceinte des murs. Le théâtre delà Vienne, malgré son 
humble destination, est le plus beau de la ville et le plus ma- 
gnifiquement décoré. 11 est aussi grand que l'Opéra de Paris, 
et ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux 
grands théâtres d'Italie. On y joue des drames historiques, de 
grandes féeries-ballets et quelques petites pièces d'introduc- 
tion, imitées généralement de nos vaudevilles. 

Ce sont Ik les plaisirs de la population de Vienne pendant 
l'hiver. Et c'est Thiver seulement qu'on peut étudier cette ville 

5. 



dans toutes les nuances originales de son caractère teinî- 
slave et semi-europétn. L'élé, )e beau monde s'éloigne, par- 
court l'Italie, la Suisse et les villes de bains, ou va siéger dans 
ses chàleaux de Hongrie et de Bohême ; le peuple transporte 
au Prater, à l'Augarleu, à HiUing, toute l'ardeur et tout 
Tenivrement de ses fôles. de ses valses et de ses interminables 
soupers, il {aut donc prendra alors les bateaux du Danube 
ou la poste impériale, et laisser cette capitale k sa vie de tous 
t^ jour^, si \mé^ et s\ mQUOtona à \9^ fois. 



icr février. — Reprenons l'histçiire dct nos «vf^^tum... Et 
maii)te«a^t «onnans d^ la trompette; çQUvrous nos déffiles 
passées i^vçc tou^ les tri^Qiph^de çç qui nous «irriife «ujour- 
d'Uut. Nou^ yQ{ï\hf du l^ubiourg dan^ U Xtlle, et df^ 1a xUle... 

P«^s ^core. 

Mo^ ami, W l'&^ décrit jusqu'à présent fid^Umeut nves liai- 
sç[ns fivec de^ beautéjt d^ ba^ Ue^; pauvret aipioursl elks 
sont cç{kçpdant biçn bonnes ^ bien doucet^. \*a^ première m'a 
donné tout Tamour qu'elle a pu ; puis eUç. est p^irtie ccMOpime 
un bel ange poui: aller voir sa m^re à Brunn. l^es deu]^ ^4tres 
m'accueillaient fort amicalement et m'ouvraient leur boucbe 
souriante cgmme des (leurs «attendant 1^5 fruits^; ce n'était 
plus, que patience, à preudre quelque tçmps pour Ttionneur 
de la ville et d^ ^^ f^u^ourgs. Uais, ma foi, dj^cs ^eiLles, 
le Français est volage... le Français a rompu cette glace 
viennoise qui présente des obstacles au sirop.le vpj^geur, à 
celui qui passe et qui s'envole. Main^en^r^t, nousi ^vons droit 
dç* cité, pignon sur rue : nous npus adressons k 4^ grande 
dauies!... « Ce sont de grandes dames, voyçz-vous I » comnie 
disait mon ami Çocage. 

Tu vas croire que je suis fonde joie; mais non, je suis très- 
calme ; cela est comme je te le dis, voilà tout. 

J*hési(e à le conltQuer ma çonf(;ïsslon, ^ ^on ami ! comme 
tu peux voir que j'ai longtemps hésité h t'envoyçr cetlç Içllre. 
Ma conduite n*est-çlle pas perôcje envers ces bonnes créatures, 
(^ui n'imaginaient pas que les. secrets dç leur beauté e( de 
leurs caprices s'éj^arpillçraienl dans runiyerSj aH s*?A ^rajiaiLt, 



LES AMOURS D^ VIENNE. f«V 

\ qqatre cents ligues réjouir la pensée d'un moraliste blasé 
(c'est ipi-même), ^i lui fournir une série d'observation» phy- 
siologiques?... 

Ne va pas révéler, à ^es Parisiens surtout, le secret de nos 
confidences, ou bien dis-leur que tout cela est de pure imagi- 
nation; que d'ailleurs cela est si loin! (con^me di<^ait Hacine 
danç la préface de ^Qjazet), et enfin, qUe les nom^, adresses 
el autres indicalio^s son( suffîsan[iinent dégti^és pour que 
rien, en cela, ne ressemble, ^ une indiscrétion. £t d'ailleurs, 
qu'importe après tout?... nous ne vivons pas, noys u'hI- 
moos pas. Noqs étudions la yiç, nous au^l^sons l'amour, 
nous somnfies des philosophes, p^rliic^ ! 

Représente- loi une grande cheminée deo^arhre sculpté. Les 
çheroiiiét'S. soi;^l r^res à Yieune, et Q'f^isleiU ^uère que dans 
les palais. Les fauteuils el les divans ont, des pieds, dorés. 
Autour de la s^lle il y ^ des çon^plçs doréçs;^ ^t les lambris... 
ma foi, il y aussi des, l^H^bris dorés, l^a chosç ^t complète-, 
comme tu vois.. 

Dçvaut celle cl;\em\née, trois damçs ç|iarmantes sont assises : 
l'une est de Vienne^ les deu^ aulrçs sciAt, Tune Italienne, 
l'autre Anglaise. L'ui^^é des trois, est la mallressede la paisoM- 
Des hommes qui sont là, deux sont eomtes,, un autre esl un 
prince hongrois, un autre est ministre,^ et les ^utrçs sont des 
jeunes gens pleins c('avçmr. ^es^ d^fnçs ont parn^i eux des 
m^ris et des amants avoués^, connus; mais tii sais que les 
aims^i^ls passent en généi^al à l'étal çj^ ma,ris^, c'est- à, dire ne 
comptent, plus comm^ individualité çaasçuUne. Cette re- 
marque est 1res- forte, çouges-y bien. 

To^ aroi Se trouvç donc seul d*bomme dans cette société à 
biçA Juger sa posit^op i la maUr(>sse de la maison mise à part 
(cela doit élre), ton açii a donc des chances de fîxei: l'alten- 
tion des d,eux dames qui restent, eti;nênie il a peu de mérite 
\ cela pa.K les raisons (jue je viens, d'exposer. 

Ton ami a dîné coufoi'tablement; il a bu des vins de 
France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur; il est 
bien mis, son linge est d'une tinesse exquise^ ses cheveux 
sont, soyeux et frisés très -légèrement; ton ami fait du para- 
doxCjt ce qui. çst usé de^is dix ^ns cbei^ nous.^ et Qe qui est 
ici tp.i^t n.enf. I^es seigi^eu.rs élirangeFs.ne sout p^s dç lorç<8 à 
lutter sur ce bon terrain que nous ^voas tant i;ejOQiué. tçn 



LVI INTRODUCTION. 

ami namboie et pélille; on le touche, il en sort du feu. 

Voilà un jeune homme bien posé; il plall prodigieusemeai 
aux dames ; les hommes sonl très-charmés aussi. Les gens 
de ce pays sonl si bons! Ton ami passe donc pour un cau- 
seur agréable. On se plaint qu'il parle peu; mais quand il 
s'échauffe, il est très- bien ! 

Je le dirai que des deux dames il en est une qui me plaît 
beaucoup, et Faulre beaucoup aussi. Toutefois TAnglaise a 
un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fau- 
teuil; de beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si 
blanche; de la soie, de la ouate et des tulles, des pertes et 
des opales : on ne sait pas trop ce qu'il y a au milieu de tout 
cela, mais c'est si bien arrangé ! 

C'est là un genre de beauté et de charme que je commence 
à présent à comprendre; je vieillis. Si bien que me voilà 
à m'occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son 
fauteuil. L'autre paraissait s'amuser beaucoup dans la con- 
versation d'un monsieur d'un certain âge qui semble fori 
épris d'elle et dans les conditions d'un palito tudesque, ce 
qui n'est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue; 
je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et 
le teint des blondes. Voici l'autre, qui nous écoutait d'une 
oreille, qui quitte brusqueltient la conversation de son sou- 
pirant et se mêle à la nôire. Je veux tourner la question. 
Elle avait tout entendu. Je me hâte d'établir une distinction 
pour les brunes qui ont la peau blanche ; elle me répond 
que la sienne est noire... de sorte que voilà ton ami ré- 
duit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. 
Alors je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J'en 
étais fâché, parce qu'après tout elle est fort belle et fort ma- 
jestueuse dans sa robe blanche, et ressemble a la Grisi dans 
le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m'avait servi, du 
reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me 
rencontre au Casino avec l'un des comtes qui étaient là; nous 
allons par occasion dtner ensemble, puis au spectacle. Nous 
nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux 
dames dont j'ai parlé plus haut; il me propose de me pré- 
senter à l'une d'elles : la noire. J'objecte ma maladresse pré- 
cédente. Il me dit qu'au contraire cela avait très-bien fait. 
Cet homme ç&i profond. 



LES AMOURS DE VIENNE. LVII 

Je craignis d'abord qu'il ne fût l'amant de cette dame et 
ne tendît à s'en débarrasser, d'autant plus qu'il me dit : «H 
est très-commode de la connaître, parce qu'elle a une loge au 
théâtre de la Porle-de-Carinthie, et qu'alors vous irez quand 
TOUS voudrez. — Cher comte, cela est très-bien; présentez-moi 
à la dame. » 

Il l'avertit, et le lendemain me voici chez cette belle per- 
sonne vers trois heures. Le salon est plein de monde. J'ai l'air 
à peine d'être là. Cependant un grand Italien salue et s'en va, 
puis un gros individu, qui me rappelait leco-registraleur Heer- 
brand d'Hoffmann, puis mon introducteur, qui avait affaire. 
Restent le prince hongrois et hpatito. Je veux me lever h mon 
tour; la dame me relient en me demandant si... (j*allais 
écrire une phrase qui serait une indication). Enfin, sache seu- 
lement qu'elle me demande un petit service que je peux lui 
rendre. Le prince s'en va pour faire une partie de paume. Le 
vieux (nous l'appellerons marquis, si tu veux), le vieux mar- 
quis tient bon. Elle lui dit : « Mon cher marquis, je ne vous 
renvoie pas, mais c'est qu'il faut que j'écrive. » Il se lève, et 
je me lève aussi. Elle me dit : a Non, restez; il faut bien que 
je vous donne la lettre. » Nous voilà seuls. Elle poursuivit : 
« Je n'ai pas de lettre k vous dpnner; causons un peu; c'est 
si ennuyeux de causer à plusieurs... » 

Hais... il me semble que je vais te raconter l'aventure la 
plus commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc? Je l'a- 
vouerai même que cela a mal fini. Je m'étais laissé aller avec 
complaisance à décrire mes amours de rencontre, mais ce 
n'était que comme étude de mœurs lointaines; il s'agissait 
de femmes qui ne parlent à peu près aucune langue euro- 
péenne... et, pour ce que j'aurais k dire encore, je me suis 
rappelé à temps le vers de KIopstock: «Ici la Discrétion me 
fait signe de son doigt d'airain. » 

P. S. — Ne sois pas trop sévère pour cette correspondance 
à bâtons rompus... A Vienne, cet hiver, j'ai continuellement 
vécu dans un rêve. Est-ce déjà la douce atmosphère de l'O- 
rient qui agit sur ma tête et sur mon cœur? — Je n'en suis 
pourtant ici qu'à moitié chemin. 



iVHt INTftaDUCTIOV. 



XI. — L'APRIATIftCE. 

Quelle catastrophe, mon ami ! Comment te dire U^\{\ pe qui 
m'est arrivé, ou plutôt pqpQment oseir désormais {ivrer i^ne lettre 
confidenlielle à la poste iiQpériale ! Spng^ ))ieQ que je suis 
encore sur le terrilojre de V^utricbe, c'esta-dir^ $ur des 
planches qui en dr^pefident, — le pont du Fronc^^c^-Prii^, 
vaisseau du Lloyd autrichien, ie fépris eq vue 4p Tri^sle, 
ville assez maussade, située sur une laagii^ de te^rp qqi 
s'avance dans l'Adriatique, avec s^s grandet^ rues qui la cou- 

Eent à angles droits et oq souffla \iu vent continuel. M y a de 
eaux paysages , sans doute , dans les montagnes sQ(i|bres 
qui creusent rhorizon; mais tu peux en lirt: d'admiffibles 
descriptions dans Jean Sbogç^r et daqs àfademQÎselle pie Marsan 
de Charles Nodier ;| il est inutile d^i les r^commf^ncer. Q^a^t 
. k mon voyage de Vienne ipi, je l'ai fait en chemin de fer, 
sauf une vingtaipe de licites dans les gofges de montagne 
couvertes de S44pins poudrés de fpiinas... il fais$ti( tr^^-fi'oid- 
Cela n'était pas gai, mais c'était en rapport avecn^^s seati- 
menls intérieurs. Contente-foi de cet avei;. 

Tu me demanderas pourquoi je ne nie suis pas rendu en 
Orient uar le Danube, commç. c'était d'abord mç\w intentjpij. 
Je l'apprendrai que les aimables aventures qui m'ont arrêté 
à Vienne beaucoup pluç longtemps que je ne voulais y res- 
ter, m'ont fait manquer le dernier bateau à vapeuf qui (des- 
cend vers Belgrade et Semlin, où d'ordinaire on prend la 
poste turque. 'Les glaces sont arrivées » il n'a plus été pos- 
sible de naviguer. Dans ma pensée, je comptai^ finir l'hiver 
à Vienne et ne repartir qu'au printemps... p^uHt^^ l^^u[^^ 
jamais. Les dieux eu ont décidé autrement! 

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j'aie mis reten- 
due des mers entre moi et... un dpux et triste souvenir. 

Nous descendons l'Adriatique par un temps épouv^nti^bic; 
impossible de yoir autre chose que les côtes brumeu^s ^*l\- 
lyrie à notre gauche et les lies nonabreuses de l'ï^rcUipel 
dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à 
l'horizon qu'une sombre silhouette, que nous avons aperçue 



efi pfiSftBl detftBt Râguse^ ville tout iiàHeiiiie. Hmê atorls ' 
relÀebé plus tard à Corfoit^ pour prendre du charben et pour 
reeeToIr quelc^ues Égypiieus, commandés ^ar un Tare qui ne 
nomme SolinMio-Aga. Ces braves gens $e sont établis sur le 
pont) où ils restent aceronpis le jour et coudiés la nuit, cha- 
cun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, daifs 
renlre-poDty et prend ses repas à notre table. 11 parie. un peu 
l'italien et semble un assez joyeux rompagnon. 

La tempête a augmenté quand nous approchions de ta 
Grèce. Le roulis était si violent pendant notre dîner que la 
plupart des convives avaient peu èi peu gagné leurs hamacs. 

Dans oes ciroonstances, où après maintes bravades la 
table d'abord pleine se dégarnit insensiblement, aut grands 
éclats de rire de ceux qui résistent à Teffet du tdngdge, il s'é- 
tjtblit entre ces derniers une sorte de fraternité uiaritime. Ce" 
qui n'était pour tous qu'un repaS devient pour ceux qui restent» 
ÙQ festin, qu'on prolonge le plus possible. C'est un peu commlr^ 
la poule au billard ; il s'agit de ne pas mourir; 

Mourir!... et tu vas voir si TallusioU est plaisaKle. Néus 
étions restés quatre k table, après avoir tu éeltouer honléu- 
semenl trente convives. 11 y avait, outre Soliman et moi, un 
capitaine anglais et un capucin de la terre sainte, nommé te 
père Charles. C'était un bonhomme qui riait de bon cœur avec 
nous et qui nous lit remarquer que ce jour-là Soliman-Aga 
ne s'était pas versé de vin, ce qu'il faisait abondamment d'or- 
dinaire. Il le lui dit, en plaisantant. 

« Pour aujourd'hui, répondit le Turc, 11 tonne l^op fort. » 

Le père Charles se leva de table et tira de sa mstftche un ci- 
gare qu'il m'offrit fort gracieusement. 

Je rallnmai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux 
aolres; mais je ne tardai pas à sentir qu'il était plus saiiï 
d'aller prendre l'air sur le pont. ^ 

Je n'y restai qu'un instant. L'Orage était encore dans tbirle 
sa forcé. Je me hâtai de regagner Ténli'e-pfôrit. L'Anglais se 
livrait k de grands éclats de gaieté et mangeait de tous les ptat^ 
en disant qtî'il consommerait volontiers le dlnér de la chartï- 
bri^e entière (il est vrai que le Turc l'y aîdail puissamment). 
Pour compléter sa bravade, il demanda une bouteille de vin 
de Champagne et nous tn offrit à tous; personne de ceux qui 
étaient couchés dans les cadres n'accepta son invitation, Il 



LX INTRODUCTION. 

dit alors au Turc : t Eh bien ! nous la boirons ensemble ! » 
Mais en ce mome'nl le tonnerre grondait encore, et Soliman 
Àga, croyant peut-èlre que c'élail une tentation du diable» 
quitta la table et se précipita dehors sans rien répondre. 

L'Anglais, contrarié, s'écria : <r Eh bien ! tant mieux, je la 
boirai tout seul, et j'en boirai encore une autre après ! » 

Le lendemain matin, l'orage était apaisé; le garçon, en rn- 
trant dans la salle, trouva l'Anglais couché k demi sur la 
table, la tête reposant surses bras. On le secoua. Il était mort ! 
a BismiUahl » s'écria le Turc. C'est le mot qu'ils pronon- 
cent po ir conjurer toute chose falale. 

L'Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne 
pouvoir prier comme prêtre pour lui , mais certainement il 
bria en lui-même comme homme. 

' Étrange destinée! cet Anglais était un ancien capitaine de 
%, Compagnie des Indes , souffrant d'une m iladie de cœur, 
^et à qui l'on avait conseillé l'eau du Nil. Le vin ne lui a pas 
donné le temps d'arriver à l'eau. 
Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux? 
On va s'arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de f Anglais. 
C'est ce qui me permet de visiter cette lie, où le bateau ne 
relâche pas ordinairement. 

XIL — l'archipel. 

9 

Hier soir, on nous avait annoncé qu'au point du jour nous 
serions en vue des côtes de la Morée. 

J'étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre 
absente, épiant k quelque bord de celte roue d*un bleu 
sombre , que tracent les eaux sous la coupole azurée du 
ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition 
d'un dieu. L'horizon était obscur encore, mais l'étoile du 
malin rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée. 
Les roues du navire chassaient l'écume éclatante, qui lais- 
sait bien loin derrière nous sa longue traînée de phos- 
phore. — a Au delà de cette mer, disait Corinne en se tour- 
« nant vers l'Adriatique, il y a la Grèce... Cette idée ne suffit- 
« elle pas pour émouvoir? » — Et moi, plus heureux qu'elle, 
plus heureux que Winkelmann, qui la rêva toute sa vie» et 



L ARCHIPEL. LXI 

que le mo<iierne Anacréon, qui voudrait y mourir, — j'allais la 
voir enlin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil ! 

Je Tai vue ainsi, je l'ai vue : ma journée a commencé comme 
" * it d'Homère ! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de 
j m'ouvrait les portes de l'Orient! Et ne parlons plus 
rores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que 
autres barbares appelons l'aube ou le point du jour, 
qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos 
tls déshérités. Voyez déjk de cette ligne ardente qui 
rgit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épa- 
is ea gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste 
ibre encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et 
bras étendus soulèvent peu k peu le voile des nuits élin- 
iànt d'étoiles? Elle vient, elle approche, elle glisse amou- 
reusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cy- 
Ihérée... Mais que dis-je? devant nous, là-bas, à l'horizon, 
cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent 
des nuages, c'est l'Ile même de Vénus, c'est l'antique Cythère 
aux rochers de porphyre : Kunfipïi wopçipuffda... Aujourd'hui 
cette lie s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais. 

Voilà mon rêve... et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont 
toujours là ; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque 
malin le saint baiser d'amour; mais la terre est morte, morte 
sous la main de Thomme, et les dieux se sont envolés! 

Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a 
conservé de toutes ses beautés que ses rocs de porphyre^ aussi 
tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre 
sur la côte que nous avons suivie, pas une ruse, hélas! pas 
un coquillage le long de ce bord où les Néréides avaient 
choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les 
bergères de Watteau , leurs navires ornés de guirlandes abor- 
dant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins 
d'amour aux manteaux de salin changeant... je n'ai aperçu 
qu'un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et 
des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à 
l'horizon les brouillards de leur patrie. 

L'accident dont j'ai parlé avait contraint le navire à 
s'arrêter au port San-Nicoio, à la pointe orientale de l'Ile, 
vis-à-vis du cap Saint-Ange qu'on apercevait à quatre lieues 
en mer. Le peu de durée de notre séjour n'a permis à pec- 

6 



ttll INTROBUCTIOU. 

stmûe et visitèf Caîpsali, la capitale de filé, mais on apercevait 
au midi le rocher qui dotnine la vilîe, et d'où Ton ppul dé- 
couvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu'une partie de 
la Morée, et les côted mêmes de Candie quand le lemtis est 
pur. C'est sur celle hauteur, couronnée aujourd'hui d'un châ- 
teau militaire, que S'élevaîl le limple de Vénus c: liste. Là 
di^esse était vêluc en guerrière, armée d'un javelot, et sem- 
blait dominer la mer et garder les destins de l'archipel grec 
comme ces figurés cabalistiques des contes arabes, qu'il faut 
abattre pour détruire le charme attaché k leur présence. Les 
Romains, issus de Vénus par leur aïeul Ënée, purent seuls 
enlever de ce rocher superbe sa siatue de bois de myrlhe; 
dont les contour puissants, drapés de voiles symboliques, 
rappelaietit Fart primitif des Pélasges. C'était bien la grande 
déesse génératrice, Aphrodite Mélœnia 6\i la noire, portant 
stir la tête le po/o^ hiératique, ayant les fers aux pieds, comme 
enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu 
Sa chèrfe Troie... Les Homams là traln^porlèrent au Capitule, 
et bientôt la Grèce, étrange retour des destinées ! appartint 
aux descendants régénérés des vaincus d'ilion: 

XIIL — LA MESSE DE tÉNCS. 

V R^pne^ôtômàcHiè nous donne quelques d[éiàil< curieux 
Wir le coUe de la Vénus céleste dans Tlle de Cylhère, et sân^ 
âdtnéttré comme une autorité ce livre où Timaffination a co- 
îoré bien des pages, on peut y rencontrer souvent le tésuftât 
d'études ou d'impressions fidèles. 

Deux amants, Polyphîle et Polia, se pr'éparerii aii pèlerinage 
de Cythère. 

Ils se rendent Snr la rive de la mer, au temple somplueut 
de Vénus Physizoé? Lk, des prétresses, dirigées par une 
prieuse milrée, adressaient d'abord pour eux des oraisons aux 
dieux Foricule, Limentin, et à la déesse Cardind. Les reli- 
gieuses étaient vêtues d'écarîate, et portaient en outre des 
surplis de colon clair un peu pins courts; leurs cheveux pen- 
daient sur leurs épaules. La première tenait le livre des céré- 
monies, la seconde une aumusse de fine soie, les autres une 
obâsse d'or, le çecespile ou couteau du sacrifice, et le prefe- 



LA kesse: pe vtous. Lxm 

riculef oa Tase de libation ; la septième portait une mitre d'or 
avec ses peiidaDt$; une plus petite tenait uo cierge de cire 
Tiergc; toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que 
portait la prieuse s'attachait devant le front h. un fermoir d'or 
incrusté d'une auancbite, pierre talismanique par laquelle 
on évoquait les figures des diegx. 

La prieuse Ot approcher les araanls d'une citerne siluée au 
milieu du temple, et eu ouvrit le couvercle avec une clef d'or; 
puis, en lisant dans le saint livre k ]a clarté du cierge, elle 
bénit l'huile sacrée, et la répandit dans la citerne; ensuite 
elle prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l'ou- 
verture, disant h Polia ; ¥ Ma fille, que demandez-vous ? — 
Madame, dit-elle, i» demande grâce pour celui qui est avec 
moi, et désire que npus puissions aller ensemble au royaume 
de la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine. » 
Sur quoi, la prieu§e, ,se tournant vers Polyphile, lui fit une 
demande pareille, et t'engagea k plonger tout à fait le flam- 
beau daui^ la citerne. Ensuite elle attacha avec uoe eordelle 
le vase nommé lépaste^ qu'elle fit descendre Jusqu'à l'eau 
sainte* et en pui^a pour la faire boire k Polia. En6n, elle 
referma la citerne, et adjura la déesse d'être favorable aux 
deux amants. 

Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une 
sorte de sacristie ronde, où l'on apporta deux cygnes blaucs 
et un vase plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles alla- 
cbées sur une corbeille garnie de coquilieb et de roses, (lu'on 
posa sur la table des sacrifices; les jeunes filles s'agenouillè- 
rent autour de l'autel, et invoquèrent les très-sajntes Grâces, 
Aglaia, Thalia et Eqphrosinè, ministres de Gyihéréc, las 
priant de quitter la fontaine Acidale, qui est k Orcbomène, 
t;n Béotie^ et où elles font résidence, et, comme Grâces di- 
vines, c|e venir accepter la profession religieuse faite à leur 
maîtresse en leur nom. 

Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert 
4'aromatps et de p^rfpms, y mil le feu elle-même, et alimenta . 
la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser 
dessus les deux tourterelles, frappées du C4)uteau cecespite, 
et pluméies sur la table d'anclabre, le sang étant mis à part 
dans un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, en- 
tonné par HOd çhmkê^set k laquelle les autres répondaient; 



LXIV INTRODUCTION. 

deux jeunes religieuses placées devant la prieuse accoDipa- 
gnaient Toffice avec des flûtes lydiennes en ton lydien na- 
turel. 

Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et, 
chantant d'accord avec les fliïtes, elles dansaient autour de 
l'aulei pendant que le sacriGce se consumait. 



XIV. — LE SONGE DE POLYPHILE. 

Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité 
scientifique; Polyphile, c'est-k-dire Francesco Colonna, a 
beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son 
temps; mais cela n'empêche pas qu'il n'ait puisé certaines 
parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, 
et je pouvais faire de même, mais j'ai mieux aimé le citer. 

Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour, me 
pardonnent de toucher à leur mémoire ! Le hasard, — s'il est 
un hasard ? — a remis en mes mains leur histoire mystique, 
et j'ignorais à cette heure<lèt même qu'un savant plus poète, 
un poêle plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages 
le dernier éclat du génie que recelait son front penché. Il 
fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l'amour pur... 
et parmi nous l'un des derniers. 

Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon 
Nodier, belle àme divine, qui les immortalisais en mourante' 
Comme toi je croyais en eux, et comme eux & l'amour ce- 
leste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile re- 
construisait en idée le palais splendide surles rochers cythé- 
réens. Vous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux, 
esprits doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens 
parle cœur! 

Et moi qui vais descendre dans cette lie sacrée que Fran- 
cesco a décrite sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas! 
le fils d'un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de tou< 
cher pour croire, et de rêver le passé... sur ses débris? Il ne 
m'a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et 

I frmicitcut CoUmna^ dernier» nouvelle <!• Charles Nodier, 



LE SONGE DE POLYPflILE. LXV 

de cendre, pour bien m'assurer que e'esl nous, vivants, qui 
marchons dans un monde de fantômes. 

Polyphile, plus sage, a connu la vraie Gytbère pour ne 
l'avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir re- 
poussé l'image mortelle. C'est une histoire touchante qu'il 
faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n'a pas 
élé à même de la deviner sous les poétiques allégories du 
Songe de Polyphile. 

Francesco Golonna, Tauteur de cet ouvrage, était un pauvre 
peintre du quinzième siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour 
la princesse Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par 
Giacopo Beilini, père du peintre plus illustre que nous con- 
naissons, il n'osait lever les yeux sur l'héritière d'une des 
plus grandes maisons de Tltalie. Ce fut elle-même qui, pro- 
filant des libertés d'une nuit de carnaval, l'encouragea à tout 
lui dire et se montra touchée de sa peine. C'est une noble 
figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léo- 
nore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait 
le mariage impossible; l'autel du Christ... du Dieu de l'éga- 
lité!... leur était interdit; ils révèrent celui de dieux plus in- 
dulgents, ils invoquèrent l'antique Éros et sa mère Aphrodite,, 
et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désac- 
coutumés de nos prières. 

Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vé- 
nus-Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie, 
pour être unis après la mort, et chose bizarre, ce fut sous 
les formes de la foi chrétienne qu'ils accomplirent ce vœu 
païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l'antique 
symbole de la grande Mère divine et de l'enTant céleste qui 
embrase les cœurs ? Osèrent ils pénétrer k travers les ténèbres 
mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile éternel, au mas- 
que changeant, tenant d'une main la croix ansée, et sur ses 
genoux l'enfant Horus sauveur du monde?... 

Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de 
grande mode en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence 
triomphait du vieil Âristote, et la théologie féodale s'ouvrait 
comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renais- 
, sance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco 
devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun. garda 
en sod cœur la belle et pure image de l'autre, fjassanl les 

6* 



Î-XVI INTROnUCTION. 

jours daa9 Tétude de» pUilosophies et des reUgioiis aotiqu^s, 
et les nuits à rêver soji bonheur futur et à le parer des détails 
splendide^ que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. 
double existence heureuse et bénie, si Ton en croit le livre 
de leurs amours! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé 
italien \es rapprochaient dans une mùme église, le long des 
rues, sur les places où se déroulaient des pracessions solen- 
nelles, et seuls, k Tinsu de la foule, ils se saluaient d'ua doux 
^t mélancolique regard : « Frère, il faut mourir! -— Sœur, il 
faut mourir ! » c'est-à-dire nous n'avons plus que peude t«mpsà 
tratnçr notre chaîne... Ce sourire échangé ne gisait que cela. 

Cependant Poljphile écrivait et léguait à radmiratioa des 
«amants futurs k^ noble histoire de ces combat.s, de ce^ peines, 
d^ ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s*échap4)aot 
de notre n\pude plein de la loi d'un Di^u sévère, il rejoignait 
en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Gylhérée. 
L'^me fidèle ne se faisait pa^ attendre, et tout Teoipire my- 
thologique s'ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros 
d'un poQme plus moderne et nou n^ins sublime S ils fran- 
chissaient dans leur double rêve l'immensité de l'espace et 
des temps; la mer Adris^tiqu^ et la ^omhr^ Tbessalie, où l'es- 
pi;it du monde ancien s'éteignit aux champs dePhârsale! Les 
fontaines commençaient k sourdre daps leurs grottes, les ri- 
vières redevenaient fleuve^, les sompiets arides des monts se 
cpurounaient de bois succès; le Pénée inondait de nouveau 
ses grèves altérées, et partout s'entendait le trav^l sourd des 
Cabines et des Pactyle^ reconstruisant pour eux le fantôme 
d*un univers. L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil 
magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, 
que leurs morts allaient repeupler; le faune s'éveillait daos 
son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis 
s'échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de 
deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces 
déchues et les esprits gardiens de sou antique fécondité. 

C'est alors qu*avait lieu et se continuait nuit pa,T nuit ce 
pèlerinage, qui, k travers les plaines et les monts rajeuois de 
la Grèce, conduisait nos deux amants à tous lus temples, rç- 
]pL.oo(imés de Vénus céleste et les faisait «i^rriver enfin au prinr 

» FausL 



cipal s^QCtMaire 4e U déesse, à l'île de Cythère, où s^accom- 
plissait Tuaiou spiriluelle des deux religieux, Polyphile et 
Polia. 

Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son 
pèlerinage et son livre; il légua le manuscrit à Luerèce, qui 
grande dame et puissante comme elle était ne craignit point 
de le faire imprimer par Aide Manuce et le fit illustrer de des- 
sins fort beaux la plupart, représentant les principales scènes 
du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures 
et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cy ibère. €e 
livre d*amour platonique fut longtemps Tévangiie des cœurs 
amouieux dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas tou- 
jours k la Vénus céleste des hommages si épurés. 

Pouvais-je faire mieux que de relire avant de toucher à 
Cytbèra le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nod.er Ta 
^il remarquer, présente une singularité charmaAte: l'auteur 
a signé son nom et son amour eu employant eu ié.te de cha- 
que chapitre un certaip nombre de lettres choisies pour for- 
mer la légende suivante ; « Pçliani frater Francùçus Çolum- 
^s^ peramiivit ^ x> 



XV. — SAN-NICOLO. 

£n mettant le pied sur le sol de Céri^p,, je n'ai pu songer 
sans pei^e que celte lie, dans les premières années de notre 
siècle, avait appartenu à la France. Hérilif^re des possessions 
de Venise, noire pallie s'est vue dépouillée à son tour par 
l'Angleterre, qui \k^ comme k Malte, annonce en latin aux 
passants sur une tablette de marbre, que» Ta^ccordde l'Europe 
et Vamour de ces lies lui en ont, depuis 1^14, assuré la sou- 
veraineté. » — Amour ! dieu des Cylbéréens, est-ce bien lui qui 
as ratifié celte prétention ? 

Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à 
San- Nicole, j*ayais aperçu un petit monument, vaguement 
ilécpupé si^r l'azur du ciel, çl qui, du haut d'un rpebec, sem- 
blait la statue encore debout de quelque divinité protectrice... 

' Le frère Francesco Colonnt ^ aimé teadrement Polia. 




1)^^ INTR0PÇGTIPN. 

et quelques oliviers aotiques dont le ^ronc crevassé est le re- 
luge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénéra- 
tion traditionnelle qui s'allache à ces lieux célèbres. Les 
restes d'une enceinte de pierre protègent, seulement du côté 
de la mer, ce petit bois qui est L'héritage d'une famille ; la 
porte a élé surmontée d'une pierre voûiée, provenant des 
ruines et dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au delà de l'en- 
eeinte est une petite maison entourée d'oliviers, babiiatioa 
(je pauvres paysans grtcs, qui ont vu se succéder depuis cin- 
quante ans les drapeaux v^>nitirns, français et anglais sur Itss 
tours du fort qui protège San-Nicolo, et qu'on aperçoit k l'au- 
tre extrémité de la baie. Le souvenk de la république fran- 
çaise et du général Bonaparte qui les avait ail'rancbis en les 
incorporant à la république des. Sept lies» est encore présent 
à l'esprit des vieiUards. 

L'Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1845, et les 
habitants de Gérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs 
frères de la Morée. L'Angleterre ne fait pas des Anglais des 
peuples qu'elle conquiert, je yeux dire qu'elle acquiert, elle 
en fait des ilotes, quelquefois des domestiques; 1^1 est le su^t 
des Maltais, tel serait celui des Grecs de Gérigo, si l'aristdcra- 
tie anglaise ne dédaignait çomn^e séjour cette île poudreuse 
et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos 
voisins ont encore pu dépouiller Tantique Cythère, je veux 
parler de quelques 'bas-reliefs et statues qui indiquaient en- 
core les lieux dignes de souvenir. Us ont enlevé d'Âpluuuri 
une frise de marbre $ur laquelle on pouvait lire, malgré quel- 
ques abréviations, ces mots qui furent recueillis eu 1798 par 
des commissaires de la république française : N*c; .\<fpc<î'îTx;, 

Osaç xu9((X$ Kudripîwv^ xai iravTç; *ba{i.&u. « Temple de Vénus, 

déesse maltresse des Gylbéréens et du monde entier. >* 

Cette inscription ne peut laisser de doute sur Ip caractère 
des ruines^ mais en outre un bas-relief enlevé aussi par les 
Anglais avait servi longtemps de pierre h un tombeau dans le 
bois d'Aplunori. On y distinguait les images de deux amants 
venant offrir des colombes à la déesse, et s'avançant au delà 
de l'autel près duquel était déposé le vase des libations. La 
jeune iille, vétup d^une longue tunique, présentait les oiseaux 
sacrés, tandis que le \m^e bopame, appuyé d'une main sur 
so^ ^pUcH^, ^inb)i|it de l>HM:e aider sa pomp^giie à 4^po- 



Al>KtNOM. Î.XXÎ 

seY soâ tJrésent aux pieds de la «taluip; tt'-nus éiaîi v^lue h 
peu près comrfie là jenne fille, et ses cheveux, tressé:» sur les 
tefnpes, descendaient en boucles sur le col. 

Il efil évident que le temple situé sur cette colliiie n*était 
pas consacré k Vénuâ-Urariié, ou céleste, adorée dans d'au- 
tres (Quartiers dé Tlle, mais h cette «seconde Vénus, populaire 
oa terrestre, qui pri''âidait aux raariageà. La première, appor- 
tée par des habitants de la ville d'Ascalon en !§yr)é, divinité 
sévère, au symbole complexe, ait sexe douteux, avait tous 
les caractères deû images primitives surchargées d'àltribnts 
et d'hiéroglyphes, telles 'que la Diane d'Ephèse ou la Oybèle 
de Phrygie; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les pre- 
miers, avaient coloûiâé l'flfe; la âéconde^ plus riante, plus hu- 
maine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vain- 
queurs, fut le sujet de guerres civiles cotre les habilaats, 
avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une 
merveille de l'art ; elle était nue et tenait à sa main droite 
une coquille marine; ses fils Eros et Antéros Taecompa- 
gnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont 
deux là regardaient, et dont la troisième était tournée du 
côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait 
la statue d'Hélène, ce qui est cause probablement que les habi- 
tants du pays donnent kces ruines le nom de palais d'Hélène. 

Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines 
de l'ancienne ville de Cylhère dont l'entassement poudreux 
s'apercevait le long de la mer entre la colline d'Àplunori et le 
port de San-Nicolo ; je les avais donc dépassées en me ren- 
dant à Potamo par l'intérieur des terres; mais la route n'était 
praticable qu'à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. 
Je quittai a regret ce peu d'ombrage plus riche en souvenirs 
que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédai- 
gnés par les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du 
bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au 
milieu d'un champ cultivé ; d'autres débris ont servi k la 
construction d'une maisonnette a toit plat, située au point le 
plus.escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée 
de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple 
sert de plus k former une sorte de terrasse qui relient la terre 
végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l'île depuis 1<^ 
dcsiruction des foréU sacrées. 



iXXlI INTRODUCTION. * 

On trouve encore sur ce point une excavation provenant de 
fouilles ; une statue de marbre blanc drapée à Tantique , et 
très miiliiée, en avait été retirée; mais il a été impos- 
sible d'en déterminer les caractères spéciaux. En descen- 
dant à travers les rochers poudreux, variés parfois d'oliviers 
et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend 
vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des 
lenlisques, des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle 
grecque s'est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante, 
et parait avoir succédé à un monument plus ancien. 



XVII. — PALCEOGASTRO. 

Nous suivions dès lors le bord de la mer en marchant sur 
les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les 
flots vont s'engoulTrer dans les temps d'orage ; les cailles de 
Gérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur 
les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles 
cehdrécs. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu em- 
brasser du regard toute la colline de Palœocastro couverte de 
débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de 
l'antique ville de Gythère. L'enceinte en est marquée sur le 
penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont 
cachés en partie sous le sable marin qu'amoncelle l'embou- 
chure d'une petite rivière. Il semble que la plus grande partie 
de la ville ait disparu peu à peu sous l'effort de la mer crois- 
sante, à moins qu'un tremblement de terre, dont tous ces 
lieux portent les traces, n'ait changé l'assiette du terrain. 
Selon les habitants, lorsque les eaux sont très- claires, on dis- 
tingue au fond de la mer les restes de constructions considé- 
rables. 

En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes ca- 
tacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de 
la ville et où l'on monte par un sentier taillé dans la pierre. 
La catastrophe qui apparaît dans certains détails de -celle 
plage désolée a fendu dans toute sa hauteur celte roche funé- 
raire et ouvert au grand jour les hypogées qu'elle renferme. 
On distingue par Touverture les côtés correspondants de 



PALOECÂSTRO. LXXUl 

chaque salle séparés comme par prodige ; c*est après avoir 
gravi le rocher qu'on parvient k descendre dans ces cata- 
combes qui paraissent avoir été babilées récemment par des 
pâtres ; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres, 
ou à l'époque de la domination des Turcs. 

Le sommet même du rocher est une plate-forme obloingue, 
bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une con- 
struction beaucoup plus élevée; sansdoiite^ c'était uti temple 
dominant les sépulcres et sous l'abri duquel réposaient des 
cendres pieuses. Dans la première chambre que Pon rencontre 
ensuite^ on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre 
et couverts d'une arcade cintrée ; les dalles qui les fermaient 
et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d'un 
autre morceau ; aux deux odtés, des niches ont été pratiquées 
dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacry- 
matoires, soit encore pour contenir des urnes funéraires. Mais 
s'il Y avait ici des nmes^ à quoi bon plus loin déd cercueils ? 
11 est certain que l'usage des anciens n'a pas toujours été de 
brûler les corps, pùi&M]tie, par exemple, l'un des Âjax fut en- 
seveli dans la terfë; iQ[iais si la coutume a pu varier selon les 
temps, coinment l'un et l'autre mode' aurait-il été indiqué 
dans le même nionument ? Se pourrait-il encore que ce qui 
nous semblé des tombeaux ne soie&t que des cuves d^eau lus- 
trale maltipliées pour le service des temples ? Le doute est ici 
permis: L'ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple 
comme architecture ; aucune sculpture, aucune èolonnie n'en 
vient varier l'uniforme construction; les murs sont taillés carré- 
ment, le plafond eèt plat, seulement Ton s'aperçoit que pri- 
mitiyeineiit les paroisfont été revêtues d'iin mastic où appa- 
raissent des traces d'anciennes peintures exécutées en rouge 
et en noir k la manière des Étrusques. 

Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus considé- 
rable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, 
carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des 
pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des 
chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense 
serait la place d'uD temple cdnsacré aux divinités souterraines* 



Lx\\s mnmictm. 



VII. — LBS TROIS VÉNC8. 



Il eut diffipile de din si o'eFt sus ee roche? qu'Atait bâti le 
temple de Véous céleste, îadiqué par Pausaaias oeiDHie do- 
raioa^t Gjthèire, op si ee uiOQurnenl s^élev^iit suf ta eolliiie 
epcQr^ cpuvftrie de^ ruines de cette eilô, que (^rtains auteurs 
appellent aussi la ville de Méuélas. Tqujniirs est-il que la dis- 
fKisitipp siagulière de oe foeber n'a rappelé oelle d'uq autre 
temple d-Unmie que Fauteur gfee décrit ailleurs comme étant 
pUcé sur uqe oielUae hors des murs de Sparte. Pausaoias Ini- 
méiqe, firep de la décadence, paien d^une épcMiueeù l'on avait 
per^u le scmi^s dés vieux symbûles, s^étonae de la eonstruc- 
tian toutA pilmitive des deux temples superposés cansaciés à 
ladéf^se. Ôaa^ Fuq, celui d^ea bps, qa la voit couverte dVrr 
mur^, M^ 9I4II Mi^wvfi (ainsi que la peint ua^ épigraniina 
d'Ausîcme)! daqn l'ftuire^ ejle est repréiCiatée çquYerle eutièrr- 
m^t d'un ¥qil^ eyec des ebalnea ata pi^ds. Cette deratère 
statuft, tpillée ea beiis de cèdre, avait, été, ditroa, ér'lgé^ par 
Tyqd^re et s-appelaitJtfniyA^, autre ^urnûm de ^éaus. Gsl-ca 
la yéi\M spqter««(ipe, celle que les l^^alin^ appelaient LihHis^, 
c^le qu'^ fcpré^ent^^. api enlera, upUsant piulna h la froide 
P^rs^ptiope, et,q^i, ^cpip^spqstle.iuraqn) iï4if^4^^vqiê^ 
s^ ç^^ m^im *Afec la toUé ei pWe fîémésisj? 

Çli) % sptur\ d«ts préçp^patiqq^de ce poétique voyageur, « qui 
s'iA^u^ét§i( ta^t 4f^la hlancbeur 4f^ pifir bres ; 9 peuvétfea'étua- 
nef% VOft <^û^ Qe if9tps:ipi de n^e vqi^ dép^sw tant de us- 
chefPhef^ ^ i^)ips(>A^ h WbI^ persiwn^Ûté dp la éi^&m de Cy- 
Ihère. Certes, il n'était p^ diïiieilp de trpuver dans^ ses tipis 
ecQts ^vitE^ncMilts et, attributs la preuve qu-e|le appartenait à la 
dassç d^ ces divinHés f^nthées^ qui pré^id^iept, a toutes les 
f(]^rccs de 1^ nature dans les trois régti>as du ciel, de la terre 
e\ desi li^ux ^aute^r^insi- liais i>i voulu sur^)|^t iponlr-er que 
le culte des Grecs s'adressait principalement k la \én\xs au.^ 
tère, idéale et mystique, que les néorpls^toniciens d'Aleiaa- 
drie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. 
Cette dernière, plus humaine, plus facile à comprendre pour 
ious^ a vaincu désormais laphUosophique Uranie. Âujourd'btti 



Lfis Tiiots Vêîius. irav 

hPiiHUgia grecque â succédé sur ces tnémes rirâgës aux 
honneurs de Tantique Aphrodile ; l'église ou là chapelle se 
rebâlil des ruines du temple et s'applique k en couvrir les 
fondemenls ; les mêmes superstitions s'attachent presque par- 
tout à des attributs tout semblables ; la ï^anagia, qui tient k la 
main un éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia; 
iJhe àiilre it^oit, bôrtitnëla Véhiis dalva, ùd tribut de clieve- 
Itirës t[ue les Jeunes fiileà suspendent aux mdrs de sa chapelle. 
Ailleurs s^élëtait \'A Véhus dès flaiximés, ou la Véniis dès 
àbtâiés; là VéilU^ A|)dsll'ophià, qui détôbrfiait dés pensées 
JMplirés, dd \'à VéhUs Pèri^tei*iâ, qui avait là douceur et l'ih- 
nocekiéë dés ëôlôttibe^ : \à Panàgla suffît encore k réaliser tous 
èes ekilblèmè^. Ne dëdlandez p&i d'autres croyances aux des- 
ct'iidàtlts des Aiébéébà ; le cbrislianisme ne lés à pas vaincus, 
ils I*5ht blié k lelits Idées; le prlfacipë fémlnid, el, cbminë dit 
Gtiétbe, lë fiihifitn télèstè régnera tbujoursi ^ùr ce riVagë. La 
Diadé sdtilbl^è et ëhuellë du BoS()horè, la îitiUerVë prudéiile 
d'Àlhëhes, lâYénds krbiée de Spàrlë, (elles étàiëdt leurs plus 
sincères rëligioiis : là Grèce d'aujdUrd^bui remplace par iiâe 
sëulë vierge tbds ces types de vierge^ saintes, et côtnpte pour 
bien pëii de thbéë la iHuité itlaseiiliiië et tous les saints de la 
légende, ki'eiëeptiôn de sàiul George^, le jëiibè él brillant 
cavalier. 

Eu quittant ce rocher bizarre, tout bercé dé saîlè^ funëbres» 
et diitil là ndër ^bhgë àSsidûniënl la oàse. nôil^ soâimes ar- 
rivés il tifle glotte qiië les ^lalaëtlle§ ont décdréë de piliers et 
dé ftàtigës iUérh'illeù^ë^ ; des bërgëi's y aviiient abrité lëUi>s 
ehëVrës ëonii^ lésâi'dëut-à dit jour; tnâis le soleil cbhiitieilt^a 
biéHlOt h dëëlihër Vers l'Iiorizon ëii Jetant sk fibdrpi^ë ku rbicher 
loititaili de Cérigolto, tieilte retraite des pirates ; 1$ grditë étkit 
somb^e ël mkl éclairée k ëëilë hëtirë, et je ne tlis jias tëUté 
d jr pé&ét^r kvéc des flkmbëaux ; eep^ ndaut tdut y révèle 
eîiCOre ràdtiqiiité de ëettë iet^i-e kiméë des cielit. Des péiHii- 
calions, dis fdssilës, dës àtbks même d*ossehiënts kiilëdild- 
fit^âÀ dilt été eitî*kitd dé ëëttë grdtle ainsi que de plusieurs 
autres pdinlë de lïtë; Âihsi ëe ii'est t)oiilt skils raison qde les 
Pllâsges ktalëiit [ilkëë ik le berceau de la llllë d'Ui-knds, de 
eette Yëiius si diffêfëiite de eellë dëé pëintfëS ël des t)o6les, 
qu'Orphée invoquait en ces termes : « Vénérable déesse, qui 
ainteil ies tëfiëbfeS;:.fisiËlëëtihVisiblë;.: dëill tddlël ëUdses 



LXXVï lNTK0DCCT10i\\ 

émanent, car tu donnes des lois au. monde entier, et Ui com- 
mandes même aux Parques, souveraine de la nuit! ». 

VIII. — LES CYCLADES. 

Cérigo etCérigotto montraient encore à l'horizon leurs, con- 
tours anguleux; bientôt nous tournâmes la pointe du cap 
Malée, passant si près de la Moréc que nous distinguions tous 
les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos 
regards; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant 
d'une sorte de grotte précédée d'un petit jardin. Les matelots 
nous dirent que c'était la demeure d'un ermite, qui depuis 
longtemps vivait et priait sur ce promontoire isolé. C'est un 
lieu magnifique en effet pour rêver au bruit des flots comme 
un moine romantique de Byron ! Les vaisseaux qui passent 
envoient quelquefois une barque porter des aumônes h ce so- 
litaire, qui probablement est en proie à la curiosité des An- 
glais. Il ne se montra pas pour nous : peut-être est-il mort. 

A deux heures du matin le bruit de la chaîne laissant 
tomber l'ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre 
deux rêves que. ce jour-là même nous foulerions le sol de la 
Grèce véritable et régénérée. La vaste rade de Syra nous en- 
tourait comme un croissant. 

Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je 
voudrais m^arrêter tout et fait chez ce bon peuple hellène, au 
milieu de ces Iles aux noms sonores, et d'où s'exhale comme 
un parfum du Jardin des Racines grecques. Ah! que je re- 
mercie à présent mes bons professeurs, tant de lois maudits, 
de m*avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l'en- 
seigne d*un barbier, d'un cordonnier ou d'un tailleur. Eh 
quoi! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes ma- 
juscules... que je savais si bien lire du moins, et que je me 
donne le plaisir d'épeler tout haut dans la rue : 

— KaXtpLspA (bonjour), me dit le marchand d'un air affable, 
en me faisant l'honneur de ne pas me croire Parisien. 

— n&aa (combien)? dis- je, en. choisissant q^uelque bagatelle. 

— ^iKOL SçQLf^an (dix drachmes), me répond-il d'un ton clas- 
sique... 

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, > et 



LES CYCLAdKS. LXXVH 

ne.se doute pas qu'il parle en ce moment comme un person- 
nage de Lucien. 

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me 
crie comme Garon k Ménippe : 

— Airo^oç, â xarapxTiy rot iircp6[xi*! (paye-moi, gredin, le prix 
du passage!) 

Il n'est pas satisfait d'un demi-franc que je lui ai donné ; 
il veut une drachme (90 cent.) : il n'aura pas même une 
obole. Je lui réponds vaillamment . avec quelques phrases des 
Dialogties des Morts. 11 se retire en grommelant des jurons 
d'Aristophane. 

Il me semble que je marche au milieu d'une comédie. Le 
moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé 
à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont 
l'épais flocon de soie retombe sur l'épaule, avec des ceintures 
hérissées d'armes éclatantes, des jambières et des babouches. 
C'est encore le costume exact de l'Ile des Pirates ou du Siège 
de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu'il a 
l'air d'un comparse , et c'est mon hideux vêtement de Paris 
qui provoque seul, parfois, un juste accès d'hilarité. 

Oui» mes amis ! c*est moi qui suis un barbare» un grossier 
fils du Nord, et, qui fais tache dans votre foule bigarrée. 
Comme le Scythe Anacharsis... Oh! pardon, je voudrais bien 
me tirer de ce parallèle ennuyeux. 

Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du 
lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier 
asfiect produit l'effet d'une décoration impossible. Je marche 
en pleine couleur locale, unique spectateur d'une scène 
étrange, où. le passé renaît sous l'enveloppe du présent. 

Jenez^XQ jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en 
portant siir l'épaule le corps difforme d'un chevreau noir... 
Dieux,puissAntsJ c'est une outre de vin,, une outre homérique, 
ruisselante et velue, Le garçon sourit de mon élonnement, et 
m'offre gracieusement de délier l'une des pattes de sa bête, 
afin de remplir ma coupe d'un vin de Samos emmiellé. 

— jeune Grec! dans quoi me verseras-tu ce nectar? car 
je ne possède point de coupe, je te l'avouerai. 

— iiiTi (bois)! me dit-il, en tirant de sa ceinture une corne 
tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de 
l'outre un flot du liquide écumeux. 

• 7. 



tXXVII! îîfTHODUCTlD^. 

i*ai tout atalé sané grimace et «ails Hert rtjelér', pkf rfes- 
pecl pour le sol de l'antique Scyros que fonlêréttt lèi frféds 
H'Aohille enfant! 

Je puis dire aujourd'hui que ëèla R«*n*aH affrëusëteën! 1ë 
cuir, ia itiélassè et là colopliâut^ ; mais a.<)5tiféittent (r'e§t ITien 
là le môme vin qui se buvait aux noces de Péléé, et je béni^ 
les dieu* qtii rti'dbt fait Te^lbihaë d*ut) i.âtiithd SiJr 1^§ jambes 
d'un Cenlaitrë. 

• CeMèrrtièrës ne ih'àh\ pji* éW innllleîl iioh (ilils âkné Ci*lfè 
ville bitarre^ bâtie èii escalier, et divisée ëh deliiii cites, Tube 
bordant la mer (la neuve), et l'autre (la cité vieille)^ cdurbii- 
Baiit ta i^ëinte d'une moHtà^né ëh p iln de smé; (^U'il faut 
gratir au* deliv tiers aVàhl d'Jr âHVéf . 

tfe prése^Vellt les chastes Piérides de médire atljodr-clliiii 
Iles Riants fbeallleilir de la Qr^^éT ëè sbHt \vh As puissante de 
celte vieille mèi>e (la nôtre h tous) que heiUs fbùlons d'un ftied 
débile. Oé gazon rare oo fleuHl fà trlslë àHéiâbnë T^hdahirë 
à peiné àëset dé teifé pdat étëndff^ s§f i^He iiri r^stè d« ffiitn- 
leaiJ jaurii. Mu6e4! fl Cjbèli*;.. Qu6i » pns th^Wn utti' brbiis- 
saille, une ibbffé d'herbe plus hautif ItiHîqiiant \ti fit>\ireé Voi- 
sine!... Hélas! J'bubli(<is qur dàiti^ la ville netive dû je tiens 
de passer l'eau pure se vend au teffe, ëi que je n'ai ren- 
totiiré qii'un portetir éé vin. 

Me voici donc enfin danft lit cartipagn^^ entré lèS déui 
tllh^s. L'ittiëj au bord de \A rtië^; étalant sbâ luxe de favorite 
des marchands et des matelots^ ion bai^^ar K demi-turc, ses 
(«hantiërs de navires, ses biagasins et ses fabriques tièfuves^ 
Sa gratidë hie bordée de tHerbiersi de tailleurs et de libraires; 
et, sur là gauche^ lotit uni quartier de négociants, de ban- 
^\lhr» et d'armateurs, dont les maisons, déjà splendide«, gra- 
vissent et couvrent peu à pëii le rt^eher, qiii tdui'ilé à pïë mt 
une tËer bleue et profonde. L'autre^ qui, tue du pcurt, sem- 
blait fb^iber là pointe d'une eoustrueiioii pyramidale^ â% 
ûiuiitfe maintenant détachée de sa base ûppâteûiè par un 
large pli dé te^raifi; ((u'il faut traterser avant d'atteindre la 
fltohtagne, dotit elle edtffe biiarremeiit le sbmmet. 

Qui ne se souvletit de là illle de Laputaéu bon Svirift; suspen- 
due dans les airs par ubé fb>ce magir|tte et venant ûp temps 
Il autre se pe^er quelque part sur fioire terre ff^uî jf faire 
provisiou de çç ^ui lui roalH|tie. YeiUi esiaètelneiil le {K^lt 



SAmt-GRbtIGfô. LXXIJC 

de Bftà }à Héfllë, ffloins In faculté de locohidlibn. G'ësl bien 
é!të eneifrè <tiii t d'étage èh étage e^cftlade la nué, » atec 
tiiigi fan|éé6 de petites rtlàiAons à toits plats, qtil diminuent 
régrulièretnent jusqu'à l'église dé Saini-Gèofges, dét'ni^re as- 
sista de telle pointe t)yfamidàle; Dëui àiilres âiëhlagnes plus 
]iaHlé!« élèteni derrilfl>e ëelle^ëi lëUf ëbublé [iitën, entte leqiiéi 
8e dêttaéht^ de. loin m angle dé radisdËi biàdëhiës à lu éhAU«. 
(jèla fiirtne un botip d'ioeil tout îiartiëutier. 

IX« — SAINT-GBOROBS. 

On monte eSses lengrtemps (ncnre k treters les eultares, 
des petits murs en pierres sècbes indiquent ta borne des 
dijinips ; puis Ja luentée devient plus rapide et i*on mafelie 
sur Jti roelier nui enfin l'en toUdie aux premières maisons; 
la rue étroite s'avance eti sfÂràle ters le somnlet de la mon* 
tagne; des boutiques pauvres^ des salles de rez-dé-ehaussée 
où iea lemmes ttiusent ou lilent,' des Imiides d'enfants h la 
voix rauque, aux traits charmants^ eouraut çà et là eu jouant 
sur le seuil des tnasuresi des jeunes iiiies se voilant il la hâte 
tout efi'arées de voir dans la rue quelque chdSe de si rarb 
qu'un passant^ des eoehons de lait et des volailles trôiiblés, 
dans la paisible possession de la vdie publique^ refluant vers 
les iniérieurs) çà et là d'énormes matrones rappelant ou ca- 
chant leurs enfants pour les garder du mauvais cBÎà : tel (At 
le spectacle assez vulgaire qui frappe partout Tétranger. 

Étranger ! mais le 8uls-je doue tout à fait sur eetie l^rre 
du passé? Oh! non^ d^ 2^ quelques toix bienveillantes ont 
salué mon costume dont tout à l'heure j'avais honte : KoSe- 
/:ucc;! lei est le mot que des enfants répèlent autour de moi. 
£t l'on lue guide k grands cris vers l'église de Sainl-€feor(^es 
qui domine la ville et la montagne. Catholique! Vous êtes 
bien bons, mes amisi catholique^ vraiment je l'avais oublié. 
Je tachais de penser aux dieux immortels^ qui ont inspire 
tant de nobles génies^ tant de hautes vertus ! l'évequais de la 
mer déserte et du soi aride les fantômes riants que rêvaient 
vos pères, et je m'étais dit en voyant si triste et si nu tout cet 
airdiipei des Gyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhos- 
^\9^je»i <|iie la malédiction de iNtpluoe Avab frappé la Grèce 



LXXX INTRODUCTION. 

oublieuse... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotXe^ 
les (lieux des bocages ont disparu de celle terre sans ombre, 
et tontes ces divines animations de la matière se sont retirées 
peu k peu comme la vie d'un corps glacé. Oh I n'a-l-OD pas 
compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de 
pâles navigateurs s'en vinrent raconter qu'en passant, la Duît, 
près des cùles de Thessalie, ils avaient entendu une grande 
voix qui criait : « Pan est mort! » Mort, eh quoi! lui, le com- 
pagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait 
rhymen fécond de Thomme et de la terre! il est mori, lui 
par qui tout avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied 
de roiympe profané, mort comme un dieu peut seulement 
mourir, faute d'encens et d'hommages, et frappé au cœur 
comme un père par l'ingratitude et l'oubli ! Et maintenant... 
arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre 
ignorée qui rappelle, son culte et qu'on a scellée par hasard 
dan&le mur de la ierrasse qui soutient votre église; laissez- 
moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des 
cimbales, et,>au milieu, une coupe couronnée de lierre; c'est 
le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré 
avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, on 
Syra s'appelait Syro3... 

Ici je ferme une période un peu longue pour ouvrir une 
parenthèse utile. J'ai confondu plus haut Syros avec Scyros, 
Faute d'un a cette tle aimable perdra beaucoup dans mon es- 
time; car c'est ailleurs décidément que le jeune Achille fut 
élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j'en crois mon iti- 
néraire, Syra ne peut se glorifier que d'avoir donné -le jour à 
Phérédde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la bous- 
sole,.. Que les itinéraires sont savants! 

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église; et je 
m'assieds en attendant sur le rebord de la terrasse, au milieu 
d'une troupe d'enfants bruns et blonds comme partout, mais 
beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que 
le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer 
l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sul- 
tanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés 
en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue che- 
velure tordue sur les épaules, voilk ce que Syra produit tou- 
jours à d^f^ut de fleurs et d'arbustes; cette jeunesse sourit 



SAINT-GEORGES. LXXXI 

encore- sur le sol dépouillé... N'onl-ils pas dans leur langue 
aussi quelque chanson naïve correspondant k cette ronde de 
nos. jeunes filles, qui pleure les bois drserts et les lauriers 
coupés? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux 
et que ses lauriers se sont épuisés k couronner le front de 
ses marins!... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, 
ô irertueux rocher! deux fois catholique, latin sur la mon- 
tagne el grec sur Je rivage : et n'es-tu pas toujours, celui des 
usuriers ? 

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants 
de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l'indé- 
pendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous 
paTillon turc, s'emparaient de ceux que l'Europe avait en- 
voyés porter des secours d'argent et d'armes k la Grèce ; puis, 
sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les pro- 
visions k leurs frères de Morée ou de Ghio; quant k l'argent, 
ils ne le gardaient pasj mais le prêtaient aussi sous bonne 
garantie k la cause de l'indépendance, et conciliaient ainsi 
leurs habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs 
d'Hellènes. 11 faut dire. aussi qu'en général la ville haute te- 
nait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. 
Le général Fabvier, passant k Syra, et, se croyant au milieu 
des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné... Peut-être eût- 
on voulu pouvoir vendre aussi k la Grèce reconnaissante le 
corps illustre du guerrier. 

Quoi ! vos pères auraient fait cela ? beaux enfants aux che- 
veux d'or et d^ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter 
ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau. 
Non ! j'aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu'on re- 
proche k votre race doit être attribué k ce ramas d'étrangers 
sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur 
le port de Syra, ce carrefour de l'Archipel. Et d'ailleurs, le 
calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté... Voici 
le bedeau portant les.clefs de l'église Saint-Georges. Entrons : 
non... je vois ce que c'est. 

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, 
quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur 
fond d'or, terrassant celui qui se relève toujours... cela vaut- 
il la chance d'un refroidissement sous ces voûtes humides, 
entre ces murs massifs qui: pèsent sur les ruines d'un temple 



L5txti nrfttOotcTiOflr. 

des dicult abolis? Non ! pour un jour 4ue Jt! passe en Crèce, 
je ne teuit pas braver la colère d* Apollon ! 

D'auiant plus qu'il y à. daiis ce litre que je tiens un pas^^e 
qui ni*a fortement frappé :.«t Àvaht d'arriver k Delpnë^, On 
trouve sur ta route de Livadie plusieu^s tombeaiix antiques. 
L'un d'eux, dont l'entrée il la fortne droite porte colossale, a 
a été fendu par un tremblement de terre, et de la feîite sort le 
tronc d'un laurier sàuVage. Dodwel nous apprend qu'il hè^tie 
dans le pays une tradition rapportant qu'k l'insianl dé là iiiort 
de lésus-Chrisi ûii pfell-e d'Apollon ofTrftlt i^ii sdëHlice dans 
Ce lieu ménie, quaiid, s'àrrèlànl t6ut-k-coup, Il s'ëérià: liu*un 
notiYcau Diifiu venait de ndttrè^ doilt là pulSsabt;e épierait 
celle d'Apollon^ hiâis qui !inll>ait pourtant par lui Héûef. A 
peine eilt-il prononcé ce bloffphèm, que le f'Ocher ^ fkhdit, 
bt il tonlba mbrl, frappe pàf ùhë tiiaih invisible, i 

EX moi, fils d'un siècle ddiileilb, n'ài-Jé pas bien fait d'hési- 
ter Il fninchir le seuil, et de m'ahréter pliitôt ëtibôfe ibr la 
terl^asse k contempler Tine prôcbàlnei et Nalcos et Paifos et 
Miiidne éparseâ fiUr leâ ëàii^, et plu^ Idih cette cdlè ba§^e et 
déserte, visible ebcOl'ë àd bord du ciel; QUi iiit Délos^ i'tle 
d'Apollon!... 



X. — LÈâ IlÔbLlNS bË âiTRÀ. 

En redescendabl vers le port, il m'est arrive une aventure 
tinf^uiière, dans un de ces moulins à six ailes ()ui déçurent 
81 biKtirremeui les Hauteurs de teuies les lies greeqùc§. 

Un uioulin à veut k six ailes qui battent joyeusenienl l'air, 
comme lus longues ailes membraneuses des cigales^ cela gaie 
beaucoup tnoihs la perspective qiie nos afirens moulins de 
PicArilie; pourtant eela ne fait qu'une figure médiocre auprès 
des rutbes solennelles de i'aiiliquitéi N'ést-il pas triste de 
songer que la côte de Délos en est liouverte P Les moulins 
suttt le beul ombrage de ces lieui stérilt's^ autrefois couverts 
de beis sabrés; En descendant de Syra la Vieille ii Byra la BO\t 
Telle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de rantiifiie Uei- 
mopolis^ il a bien fallu me reposer à l'ëmbre de ces dÉoaliiis 
éoni le rét-de>Gbaus8ée est géÉératembnt on cabarei; il y s 



«•» tuiles dô¥*»l 1^ wHil %i rw Y9»*^ Wtf d«lf^ das bftuleiUin 

empailléesy un petit yin rougeàtre qui sent )e gopçtfipQ ç| je 
C9JF, Une vifillfi fçif|p)f s'apprpcbiJ de 1§ |||hle qéi j'él^i^ ^^is 
et mp dit : Rc^^tî|a!^^gjV»!.,. Qa m/blW 4éj^ quelegr^flftoçlerftp 
s'fioigae bea\|cpup fnoins qu'oui ^e çrojl 4^ l'^lM^i). Ceci e^l 
vfai f^ c^ pçiipt qij|e }p^ joi^raau^, la plitpftrl éfjfjlis ^ grec aRr 
cief^, sfiûài pepeqdf^At ^pmpris 4e iQuMe ||1(m^4§:- Je p^ pie 
^mm W? BP«f y« feell^ijUt^ 4e pr^inl^re force, mm jcf 
^PWS fciP W»"' le »e(!pM HiQ^ qu'il »*ll»t**§|t 4e quelque 
ebo^e df l)eau. Qyftnl «tu ^uhstaqtif Ko^^ctwr^^, ï^^ oliercliai» 
eu vajn )ft FftÇiwe 4aBS !«* roéB[iQ\r§ meuWôe çeulemenl de^ 
dizaips p|fs§iqyçs 4ç Lflftçejph 

Aprfi§ lam, {»§ 4iiiTJ§, ççlte fri^niif! reçgnpïtfl eu n^qi un étran- 
ger, elle f^M* pem-êtrep[içfH(mtrer qqelque rvine^ffie fi^ifOYair 
quelque C5^?iWt^î Pf Mlréjfe ^s/i^}^^, chargée 4'un g^lani mes- 
safffi, ç^ pQUfl ^(^fUffî^fi 4ilP» te J^^v^ifH, p^ys d'avenlUfe*, 
Cammç elle niç î^tmi ^igge 4§ )i| ^«ivçe, ie Ic^ wivia. Elle 
me çqçdvi^sH pjHflHfi h m% «Mlf^ WôqHa. Ce p'^itplus uo 
cai«F^t ; yqf^ ^F|e 4§ >r«fc|" feïHItfche. 4e sept PU huit dpÂles 
ii^fil \é|u5, feoipli&fiail Hritérjeur 4e la 9alle \m^' h^ m% 
dormaient, d*aulff.^]ouHif>nl 4^U^ (^seleU. Ce lablei^u d'iutc-r 
rieur u'avi^it riea 4e prai^fu^f. h^ vieille m'offrit d'e^lW. 
CoulpFf;u^Ut ji Reu Brè» la 4e$li.p^lipu de VétabliMemeat, je 
fis luiqe de ¥UUl9ir retewFfter I l'|iun«0te iawrne eu lai vieille 
in>vait rfnoe^tr^. pile W Çfitipl pa? l# Ipain ep criant 4» 
nouveau : Kokovit^a! KoxcviT^a! et, sur ma répugnance 1^ péné?. 

iref diip^ la pt^i^ou, eUe juie Ai signe 4^ festei? seulement à 

rcB4f9it où i^^i^ii». 

(Illq »*éloiigo|i 4e quelques p^^ ^i se fnH oomme H Taffftl der^ 
nèf« Mfl^ hftiP 4e c^du^ qui feerdait un ^U\m ^tk^\xms^\ h 
la ^ille. ^% fllies 4e (a eaipp^gne ptiss^tepl 4e lemps eu 
tcfURS^ per4f^ul 4e-gran4^ Ya^es 4e euivfe lui? Ift banobe qu«p4 
ils étaient vides, sur la |^e qua.ft4 Hsi ^t«\if«l pleiWt RMe», 
all^ieut k MPe fettlfti^e située près 4e % m en ç^ye««ieul- 
J'ai su depuis que c'était l'unique feataine 4e Hle. Teul k 
coup la vieille Fe u^it |^ siffler, i*une 4es pi^saunes s'ftrrèta e( 
passa précipitanaïuent paç uue des, ouvertures 4e ^ liaie- 4^ 
comprijsi leui de ^uile ^ g,iguific^Ueu 4^ na^t ï^wy^TÇaS U 
s'agissait d'une sufie 4^. cb^s|e eu^ i^«fi& ^U^- l>£| vieÂde 

»ililai(t*i )^ va^m m ^m» ^oule qu^ sià^ le \iei» «^ri^çiil 



LXXXIV INTRODUCTION. 

SOUS Tarbre du mal , . .et une pauvre paysanne renaît de se faire 
prendre à l'appeau. 

Dans les lies grecques, toutes les femmes qui sortent sont 
voilées comme si Voû était en pays turc. Tavouerài que je 
n'étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de 
voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple 
curiosité de voyageur n'é(ait-ell6 pas déjà une sorte d'adhé- 
sion au manège de l'affreuse vieille ? La jeune femme paraissait 
tremblante et incertaine; peut-être était-ce là première fois 
qu'elle cédait k la tentation embusquée derrière cette haie 
fatale! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je 
vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages ; 
deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête 
comme un turban: Il n'y avait rien là du charme dangereux 
de Tantique hétaïre; de plus, la paysanne se tournait k chaque 
instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant : 
a a^f^po; uLou! o av^po; pu! (mon mari! mon mari! ) La mi- 
sère, plus que l'amour, apparaissait dans toute son attitude. 
J'avoue que j'eus peu de mérite à résister à la séduction. 
Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je 
lui fis signe qu'elle pouvait redescendre dans le sentier. 

Elle parut hésiter un instant ; puis, portant la main a ses 
cheveux, elle lira d'entre les nattes tordues autour de sa tète, 
une de ces amulettes que portent toutes les femmes des pays 
orientaux, et me la donna en disant un mot que je ne pus 
comprendre. 

C'était un petit fragment de vase ou de lampe antique, 
qu'elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé 
dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j'ai cru dis- 
tinguer une petite figure dé génie monté sur un char ailé 
entre deux serpents. Au reste le relief est tellement fruste, 
qu'on peut y voir tout ce que Ton veut.». Espérons que cela 
me portera bonheur dans mon voyage. 

En redescendant au port j'ai vu des affiches qui portaient 
le titre d'une tragédie de Marco Bodjarit par Âleko Soudzo, 
suivie d'un ballet, le tout imprimé en italien pour la commo- 
dité des étrangers. Après avoir dtné à l'hôtel d'Angleterre, 
dans une grande salle ornée d'un papier peint à personnages, 
je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la repréi^en- 
tiUioA, On déposait avant d'entrer lei^loBg» i^hibouqius» de ee' 



LES MOULINS M STRA. LXXXV 

risier à une sorte de bureau des fdpes : les gens du pays ne 
fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes 
anglais qui louent les plus belles loges. Il n'y avait guère que 
des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité. 
J'attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de 
la déclamation. La pièce a commencé par une scène d'expo- 
sition entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit 
emphatique et guttural m*eût dérobé le sens des vers, quand 
même j'aurais été assez savant pour les comprendre; de plus, 
les Grecs prononcent Téta comme un t, le thêta comme un z, 
le bèta comme un t;, Fupsilon comme un y, ainsi de suite. Il 
est probable que c'était là la prononciation antique, mais 
Tuniversité nous enseigne autrement. 

Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu 
des femmes de son sérail, lesquelles n'étaient que des hommes 
vêtus en odalisques. Il parait qu'en Grèce on ne permet pas 
aux. femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! En 
suivant la pièce j'ai fini par comprendre peu à peu que Marco- 
Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant, avec trois cents 
Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applau- 
dissait vivement ce drame hellénique qui, après s'être déve- 
loppé selon les règles classiques, se terminait par des coups 
de fusil. 

En retournant au bateau à vapeur, j'ai joui du spectacle 
unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu'à ses plus 
hautes maisons. C'était vraiment babyloniariy comme dirait 
un Anglais. 

J'ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m'embarquer 
sur le Léonidas, vaisseau français, qui part pour Alexandrie : 
c'est une traversée de trois jours. 



Tu auras compris sans doute la pensée qui m'a fait brus* 
quement quiller Vienne... je m'arrache à des souvenirs. — 
Je n'ajouterai pas un mot de plus, quant à présent, /'ai la 
pudeur de la souffrance, comme l'animal blessé qui se re- 
tire dans la solitude pour y souffrir longtemps ou pour y 
succomber sans plainte. 

L'£gypte est un vaste tombeau; c*es( Timpression qu'elle 

8 



cefi 4étMH«i, Jq çiui& a.ll4 voir U coIoohj» de pompée eH les 
h^\QS 4e Çléop^Ue. l^a, promemide du Mç^h'nQudiek ei &e» 
PAliVÂersi toujours yer^s rappellent seujifi U i^^^re vivaat^,^. 
4q i^e le parle pas d'une gi^ande plfi^çe l<m( européenne 

fiijr9»ée pnr les palais de«^ çoa^uL^ eL pat W^i 99^isiiç»9si des 

I apquierf, ^i des é|;lise^ l^^oliiiea ruiu^eiki^ ^ 4es ef^Çi- 
slruç^9X|s n^odern^â du pacha ^'t^^\e^ açcautp^uée^ de 
jardins qu^ ^emUen^ 4^^ Siçrre^. j'aur^^ mieuj^ ajimé lea 
souvenirs de raniiquité ^revque; maU \9ul çeUi^ est déiruJity 

ran^, méçonuaisisable. 
Je w'em))A?que ce sfHr &jip le caual d*A]le3(;aQ4rte 4 VWfi^ i 

eusuUe je prendrai UM^ QaU9«^ ^ YoUe poiir rewoqtei^ jusqu'au 
Çttif # ; oV^ uu yuy^ge de cwiquaule Uwea,^ que fp^ bM en 
sij^ jours. 



LEâ FEMMES DU CAIRE 



ï 



LfiS MAaiÀOES gophtës 



1* ^ tic tift^ii ètl« télI». 

Le Caire esl la TÎUe àià hexwM xA 1^ fetlnmes «ml m- 
oôre le pl«s bermétiquemeiit toilées^ A€ottfilàAiitti0ipt\^, 
à SitiyrBe, Une gase Uâtiolie bu ncivè his&e i|Uelqifeifohs 
deviaer les Iraits ées bèH^ HittsnlniaiiëB^ el les éàiî» tes 
plus rigoureux |)an4eBiiQAl rttrettieilt à leur fiiârë «fwtmt* 
ce frêle tissu . Ge «efit ^es noniies gracieuses él coquette 
qui, se ^consacrant à un 6bul époùx^ cie sont {laa ftehées 
toutefois de douuer àeê regrets au monde; Mai^ TËgypt^ 
grave et pieuse^ est toujours .le pays des énigtmîs et des 
mystères^ la beauté s*y enti^uré^ comme àuti^efois^ de 
Toiles ot de bandeiettes) et t^tte ihohie attitude déobu- 
rage aiaément TEuropéen frivole; 11 ItbkndouDe te Galice 
après huit jours, et se hâte d'aller véré liss cataractes d^ 
Nil chercherd'autres déceptions que Itii réserVe tafeciefadë^ 
et dont il ne conviendra jamaisï 

La patience était la plus grande vertu dès iiéitiés ans- 
tiques. Pourquoi passet* si vite? Arrétons<^ous^ etdteK 
iim» À se^ilêv^ un ^oin du v^ lustère de hi déarie 



88 VOYAGE EN ORIENT. 

de Sais. D'ailleurs, n'est-il pas encourageant de voir 
qu'en des pays où les femmes passent pour être prison- 
nières, les bazars, les rues et les Jardins nous les pré- 
sentent par milliers, marchant seules à Taventure, ou 
deux ensemble, ou accompagnées d'un enfant? Réelle- 
ment, les Européennes n'ont pas autant de liberté : les 
femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur 
des ânes et dans une position inaccessible-, mais, chez 
nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu^en 
voiture. Reste le voile... qui, peut-être, n'établit pas une 
barrière aussi farouche que l'on croit. 

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la ré- 
forme épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à 
la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal mas- 
qué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au 
noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le Aaô- 
harah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple 
se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue 
de laine ou de coton {khamiss}^ comme des statues an- 
tiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito 
des visages féminins, qui ne s^étend pas à tous leurs 
charmes. De belles mains ornées de bagues talisma- 
lïiques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de 
marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges 
manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds nus 
chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque 
pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin, 
voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de sur- 
prendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la femme 
elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants 
du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête 
et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se 
manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on 
appelle bàrghot laisse voir une tempe gracieuse où des 
cheveux bruns se tortillent en boucles serrées j comme 
dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme 



SEJOUR EN EGYPTE. 89 

secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d'or 
ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de fili- 
grane d'argent. Alors on sent le besoin d'interroger les 
yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dange- 
reux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir 
étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui 
est percés de deux trous comme la cagoule d'un péni- 
tent ; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'in- 
tervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c'est 
derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, 
armés de toutes les séductions qu'ils peuvent emprunter 
à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la paupière même, 
en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est 
impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne 
qu'une femme a le droit de faire voir ici. 

Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant 
ce mystère dont s'enveloppe la plus intéressante moitié 
du peuple d'Orient ; mais quelques jours ont suffi pour 
m'apprendre qu'une femme qui se sent remarquée trouve 
généralement le moyen de se laisser voir, si elle est 
belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir 
leurs voiles, et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là 
le pays des rêves et de l'illusion! La laideur est cachée 
comme un crime, et l'on peut toujours entrevoir quelque 
chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté. 

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile 
que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses inté- 
rieurs les plus charmants. Le soir de mon arrivée au 
Caire j'étais mortellement triste et découragé. En quel- 
ques heures de promenade sûr un âne et avec la compa- 
gnie d'un drogman, j'étais parvenu à me démontrer que 
j'allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma 
vie, et tout cependant était arrangé d'avance pour que 
je n'y pusse rester un jour de moins. Quoi ! c'est là, me 
disais-je, la ville des Mille et une Nuits ^ la capitale des 
califes fatimites et des soudans?.,. Et je me plongeais 

8. 



M V0YA6B Bï« DmBNT. 

dans rinestrlcable réseau des tues étroites et pcm- 
dreuses, à travers la foule en baîHons, 1 encombrement 
des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du 
soir dont l'ombre descend vite, grâce à la poussière qui 
ternit le ciel et à la hauteur des maisons» 

Qu'espérer de oe labyrinthe rotiHis^ grand peut-^tHs 
comme Paris ou Rome, de ces pahis et de eës itosquées 
que Ton compte par millietis? Tout cela a été «plendkie 
et merveilleHs saisâ} douté, mais Ir^té géuérationb y ont 
passé ) partout la {nerre eroule, et le bm peurrits II 
semble que Ton voyage en rêve dans une eité du jpftssé^ 
habitée seulement par des fiEintômeB,qui la peuplent sims 
Ranimer. Chaque quartier entouré de murs & erétieàux) 
fermé de lourdes portes comme aU «k&fen ége^ conserve 
encore la physionomie qu'il avait sans doute à i*époque 
de Saladin ; de longs passages voûtés conduisent çà et là 
d'une rue à lautre, plus souvent on s'engage dans une 
voie sans issue ; il feut revenir^ Peu à peu tout se feraie ^ 
les caies seuls sont éclairés encore, et les fumeura asi^ 
sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses 
nageant dans l'huile, écoutent quelque longue histoire 
débitée d'un ton nasihard. Cependant les matM?Aam^.4 
s*éciairent : ce sont des grilles de bois^ curieusement 
travaillées et découpées^ qui s'avancent sur la rue et font 
ofrtce de ff^nêtres \ la lumière qtû tes traverse ne siffBt 
pas à guider la marche du passant^ d autant plus que 
bientôt arrive rbeure du coûvre^fee^ cbaeun se munit 
d'un^ lanterne^ el l'dn ne rencontre gn&e dehors que 
des Européens ou des soldats faisant la ronde« 

Po^r moi^ |e ne voyais p\un trop ce que J^ainraîs &it 
dans les mes pa^ cette heure, d'ëst^à-dire dix heures 
du soir, et je m'étais cooéhé fort tri^tèmOnt^ me c^nt 
qu*il en serait sads doute ainsi tons tes jeurs^ et déses- 
pérant des plaisirs de oette èapitale déchue^.» Mon pre^ 
mier sommeil se oroisait â'uticf manière iâexfilic^le 



rfiuée^ qitt a);aç^ienl sensiblement inc« nerf^. Cette itiU^ 
«que ^tinée réfiétftit toujours sur divetii ton? là nlêitié 
frfiràsë mélddiqué, qui réveillait en moi ridéed'uilTiëU^t 
flbêl ImirgQlIftloh ou provençal. Cela at^parteniiit- il ûû 
Bongè oo à la vie? Mon esprit hésita quelque teliips 
avant de sMveilteft* tout à fâtt. Il hse semblait qu'on me 
portail en terré d'um» manièlne à l<t fois grave et bur- 
lesque^ avec dés ehàhti^ de parbîsise et des buvèiths 
coufcmnés de pantprè^ une lu:trte âé gaieté pâtnâi^ciilê 
et de tristesse mythologitiue mél^ng^it ses iîfrpi^l^^ils 
dans c€t étrii^ ixnft^ert^ oà de lamentaMës thAhii 
d'église formaient la base d'un idr bouflbil plt]^t1$ â Ihëf^ 
quer les pas d'une danse de corybantes. Le bruit se 
rapprochant et grandissant de plus en plus, je m'étais 
levé tout engourdi eni3t>ref et «fie grabde Iflfiiière, péné- 
trant le treillage extérieur de ma fenêtre, m'apprit enfin 
quHl s'agissait d^ttn spectacle tottt hiàtèriéL Cependant 
ee (fue j'avais cm rêver se réalisait en partie s des 
bootmes presque mts^ coufoiraés comme des iuttetit^ 
antiques^ eômbattaient au iliilien de la fonte avec ém 
épées et des boucliers \ maïs ils se bornaient à frapper )è 
cuivre avec rdeier en snivant iërfaytbtne de ta tnûsiqtfii^ 
et, 8é Hsmettant en rOut^ nccÉifimençàiettt plus \mà le 
même ëimtilacre de fuites De riombreiifles terèhes et des 
pyramide» de boligies pertées pai* des enCaiits édai- 
raient brïlkmifient la mé cl gukh^nl nn lorig mtiéfé 
d'hewiines et de femnaes^ dont |é né pm distinguer tous 
les délailâj Quelque chose comme on fantôme rtmgé 
portant une couromie de picn^iés avâhçait lentement 
entre deux matrom^s au maintien gravë^ et \m groupé 
eenftt^ dé î^mtne» en vêtements btéus fernlffit la mttreHe 
m peinant à chaque dtatiod un gkmssentènt efiard dû 
fim aifignUer effet» 

C'était un niaHagei ÎA à'j avait plus à s'y iroitipeiri 
J'avai» vtt à Paris^ dans tes pknéhes ^vées dd citoyeii 



92 VOYAGE EN ORIBNT. 

que je venais d'apercevoir à travers les dentelures de la 
fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je 
voulus, quoi qu'il arrivât, poursuivre le cortège et l'ob- 
server plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je 
communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma 
hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu 
de la nuit, et me perla du danger d^être assassiné ou 
battu. Heureusement j'avais acheté un de ces manteaux 
de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un 
homme des épaules aux pieds; avec ma barbe déjà 
longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le dé- 
guisement était complet. 



II* — Une soce aux flambeaiix. 

La difficulté fut de rattraper le cortège, qui s^était 
perdu dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le 
drogman avait allumé une lanterne de papier, et nous 
courions au hasard, guidés ou trompés de temps en 
temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par 
des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours. 
Enfin nous atteignons la porte d'un quartier différent 
du notre; les maisons s'éclairent, les chiens hurlent, et 
nous voilà dans une longue rue toute flamboyante et re- 
tentissante, garnie de monde jusque sur les maisons. 

Le cortège avançait fort lentement, au son mélanco- 
lique d'instruments imitant le bruit obstiné d'une porte 
qui grince ou d'un chariot qui essaye des roues neuves. 
Les coupables de ce vacarme marchaient au nombre d'une 
vingtaine, entourés d'hommes qui portaient des lances 
à feu. Ensuite venaient des enfants chargés d'énormes 
candélabres dont les bougies jetaient partout une vive 
clarté. Les lutteurs continuaient à s'escrimer pendant 
les nombreuses haltes du cortège; quelques-uns, montés 
sur des échasses et coiflés de pNstiies, s'attaquaient avec 



SÉJOUR EN EGYPTE. 93 

de longs bâlôns; plus loin, des jeunes gens portaient 
des drapeaux et des hampes surmontés d^emblèmes et 
d'attributs dorés, comme on en voit dans les triomphes 
romains ; d'antres promenaient de petits arbres décorés 
de guirlandes et de couronnes, resplendissant en outre 
de bougies allumées et de lames de clinquant, comme 
des arbres de Noél. De larges plaques de cuivre doré, 
élevées sur des perches et couvertes d'ornements re- 
poussés et d'inscriptions, reflétaient çà et là Téclat dos 
lumières. Ensuite marchaient les chanteuses (oualems) 
et les danseuses (ghavasies.)^ vêtues de robes de soi^ 
rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et leurs lon- 
gues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes 
avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient 
leurs visages fardés de rouge et de bleu, tandis que d'au- 
tres, quoique chantant et dansant, restaient soigneuse- 
ment voilées. Elles s'accompagnaient en général de 
cymbales, de castagnettes et de tambours de basque. 
Deux longues files d'esclaves marchaient ensuite, portant 
des coffi!*es et des corbeilles où brillaient les présents faits 
à la mariée par son époux et par sa famille; puis le cor- 
tège des invités, les femmes au milieu, soigneusement 
drapées de leurs longues mantilles noires et voilées de 
masques blancs, comme des personnes de qualité, les 
hommes richement vêtus : car ce jour-là, me disait le 
drogman, les simples /eWa/ts eux-mêmes savent se pro- 
curer des vêtements convenables. Enfin, au milieu d'une 
éblouissante clarté de torches, de candélabres et de pots 
à feu, s'avançait lentement le fantôme rouge que j'avais 
entrevu déjà, c'est-à-dire la nouvelle épouse (el arouss)^ 
entièrement voilée d'un long cachemire dont les palmes 
tombaient à ses pieds, et dont l'étoffe assez légère per- 
mettait sans doute qu'elle pût voir sans être vue. Rien 
n'est étrange comme cette longue figure qui s'avance 
sous son voile à plis droits, grandie encore par une sorte 
de diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux ma- 



•4 TOTAGB CH ORieNT. 

trônes vêtues de noir la soutiennmit sous Iles conded, lie 
façon qii^elle a Tàir de glisser lentement sur le sol t, quatre 
esclaves tendent sut* sa tète un dais de pourpre , et d'au- 
ties accompagnât sa tnarcbe avec le bruit des cymiiali» 
et des tympanons. 

Cependant une halte nouvelle s^est foile au moilient 
où j'admirais cet appareil^ et des enfants ont distritmé 
des sièges poilr que réponse et ses pai^ents pussent ise 
mposer^ Le^ Mré^aiS) nèvënant sûlr leurs pa^ ont Mt 
entendre des improvisations et des chœurs accompagnée; 
de musique et de dâiises, et tous les assistants rëpé^ 
talent quelques passages dé leurs chëntst Quant à itiol, 
qui dans ce moment^là me tnnJvaiï eii viie^ j'outrilts la 
bouche comme les autres, inlitani autant que ^losstble 
les iel^Êon ou les nmeà qui. serveilt de rëpmu aux cou- 
plets les plus profane* } mais Un danger plus grand me^ 
naçait mon incognitOi Je n'avais pas fAit attention que 
depuis quelques moments des esclaves parcouraient la 
foule en versant un liquide clair dans de petites tassée 
qu'ils distribuaient à Me^ursi Uh grand ÉgyptifHi v^tu 
de rouge^ et qui probablement faisait partie de là fiimille^ 
présidait à la distribution et recevait les femèrciéraient^ 
des buveutiSi il n était plus qu'à deui pas de tanoi^ et je 
n'avais nulle idée du salut qu'il fallait lui tàm* Heu*> 
ieiisetih3nt j'eus le tânps d'observer tous lesnlouvement^ 
de mes voisins^ et^ quand Ce fut mon tour, je pris la 
taçse de la main gauche et m'inclinai en portant ma 
main droite sur le cœUr^ sur le front^ et enfin mit Ht 
bouche^ Ces mouvements 6ont feciles, et cepeiidanl il 
faut prendre garde d'en intervertir l'ordre ou ée ne point 
le^ reproduire avec ai^ancet Jl 'avais dès ce mometit le 
droit d'avaler le ëontéhu de la tasse; maié là ma sur^ 
prise fut grande^ G ctàit de TeilU-de-vie^ Ou plutôt une 
sorte d'anisette» Gomment e<Mnprendre que des mahd^ 
roétans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs 
noces? le 9e m'étdis^ d$ms le fiiit^ attendu qu'à uÉb il^ 



mmé» «ai àua aorkel. U était oepradant ôioMe de voir 
qm l9ft akpéaa, les raiisi km» et baladino du cortège 
avai^^ pto» d'.uaft fois pris paçl à ces di^irHiulions. 

Enfin kfc mariée se keva et reprit sa marche ^ les fem- 
mes fella]^9 ^dttiea de bleu, se retBirent en foule à sa 
sitiie avee lents glousseœettts sauvages, et le coHiége 
continoa sa promcoiade nocturne jusqu'à ta hm^so» des 

Satisfait d'^^^eiif figusé oumna un vérilaUe babitaul 
()li.C(lir^ e^ de. m'êtes as^ies biea eompo^ à cette céi«- 
mmh J6 ii^ HA signe psm s^paler mon drog^aan , qui 
ét^l aUé iiii^jfeM |4hs loûa^ se remetii'e aur le passage des 
4ifitrib«^l6)m^ (i'eau^e^vie ^ loaia il a était pas press4de 
r^trer ^ pif^imi geM k )a fête. 

-^ Sui^iMMfc'l^» dana la luaison, me dîl^tl tout bas. 

-^ Mai$ ^iie^ rép(H%deai-je si Ton me parle ? 

•^ \9m dire? seulement : Ja^«è .' c-esl une réponse à 
tout^^ I^t, d'aUleufs ]e suis là pour détourner la eonveiw 
satiouk. 

Je m\m déjà qu'en É^ple te^ieè était le fond de 1» 
Is^Uf^* G^ un mat qui, selon i'intonalioB qu^on j ap- 
pcttl^^ $ig«^Uk toute socle de ehoses \ on ne peut toutefois 
le cMSiparer au §foitdam dea Anglais^ à moins que ce 
n» soit potir «aoKiquer la diifôrenoe qu'il y & entre un 
peuple cQitaÂA^ment foi't poli et une natioii tout au plue 
policée* Le imk t^eb veut dire tour à tour : Très-bie»^ 
mmUii^mi va Mm^ ou œla ast fmitfait^ ou à vi^e «er* 
vimi. 1# tQ9 €A aiU'tput le geste y ^joutent dea nuances 
ialÙAÎfMSii Co mojf^ me parsûasait beaucoup phis sûr, au 
rest^^ q^e oelui dont parle un voyageur célèbre, Belsoni, 
je crois, U était ejutré d^uiaune mosquée, déguisé admi-*^ 
rabl^meat et répétant tous les gestes qu'il voyait faire à 
sea voiains 9 mais, comme il ne pouvait répondre à une 
question qu'oo lui adressait, son drogman dit' aux cu« 
vmx : K U ne con^uend pas : c'est un Tupc anglaial » 

fiouaétkaa pâtres par une porleoi^néede fl«^»t dt 



96 VOYAGE EN OBIENT. 

feuillages dans une fort belle oour tout illuminée de lan- 
ternes de couleur. Les moucharabys découpaient leur 
frêle menuiserie sur le fond orange des appartements 
éclairés et pleins de monde. 11 fallut s^arrèter et prendre 
place sous les galeries intérieures. Les femmes seules 
montaient dans la maison, où elles quittaient leurs voi- 
les, et Ton n'apercevait plus que la forme vague, les cou- 
leurs et le rayonnement de leurs costumes et de leurs 
bijoux, à travers les treillis de bois tourné. 

Pendant que les dames se voyaient accueillies et fêtées 
à rintérieur par la nouvelle épouse 'et par les femmes 
des deux familles, le mari était descendu, de son âne ^ 
vêtu d'un habit rouge et or, il recevait les compliments 
des hommes et les invitait à prendre place aux tables 
basses dressées en grafid nombre dans les salles du rez- 
de-chaussée et chargées de plats disposés en pyramides. 
11 suffisait de se croiser les jambes à terre, de tirer à soi 
une assiette ou une tasse et de manger proprement avec 
ses doigts. Chacun du reste était le bienvenu. Je n^osai 
me risquer à prendre part au festin dans la crainte de 
manquer à-tisage. D'ailleurs, la partie la plus brillante 
de la fête se passait dans la cour, où les danses se dé- 
menaient à grand bruit. Une troupe de danseurs nubiens 
exécutait des pas étranges au centre d'un vaste cercle 
formé par les assistants ; ils allaient et venaient guidés 
par une femme voilée et vêtue d'un manteau à larges 
raies, qui, tenant à la main un sabre recourbé, semblait 
tour à tour menacer les danseurs et les fuir. Pendant ce 
temps, les oualems ou aimées accompagnaient la danse 
de leurs chants en frappant avec les doigts sur des tam- 
bours de terre cuite {tarabouki) qu'un de leurs bras 
tenait suspendus à la hauteur de l'oreille. L'orchestre, 
composé d'une foule d'instruments bizarres, ne manquait 
pas de faire sa partie dans cet ensemble, et les assistants 
s'y joignaient en outre en battant la mesure avec les 
mains. Dans les intervalles des dançes,on faisait circuler 



SÉJOUR EN EGYPTE. 97 

des rafraîchissements, parmi lesquels il y en eut un que 
je a^avais pas prévu. Des esclaves noires, tenant en 
main de petits flacons d^argent, les secouaient ça et là 
sur la foule. C'était de Teau parfumée, dont je ne re- 
connus la suave odeur de rose qu'en sentant ruisseler sur 
mes joues et sur ma barbe les gouttes lancées au hasard. 
Cependant un des personnages les plus apparents de 
la noce s'était avancé vers moi et me dit quelques mots 
d un air fort civil ; je répondis par le victorieux tayeb , 
qui parut le satisfaire pleinement ; il s'adressa à mes 
voisins, et je pus den^ander au drogtnan ce que cela 
voulait dire, a II vous invite, me dit ce dernier, à mon- 
ter dans sa maison pourvoir l'épousée. » Sans nul doute, 
ma réponse avait été un assentiment ; mais comme, après 
tout, il ne s'agissait que d'une promenade de femmes 
hermétiquement voilées autour des salles remplies d'in- 
vités, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin l'a- 
venture, li est vrai que la mariée et ses amies se mon- 
trent alors avec les brillants costumes que dissimulait 
le voile noir qu'elles ont porté dans les rues^ mais je 
n'étais pas encore assez sûr de la prononciation du mot 
tayeb pour me hasarder dans le sein des familles. Nous 
parvînmes, le drogman et moi, à regagner la porté exté- 
rieure, qui donnait sur la place de l'Esbekleh. 

— C'est dommage, me dit le drogman, vous auriez vu 
ensuite le spectacle. 

— Comment? 

— Oui, la comédie. 

le pensai tout de suite à l'illustre Caragueuz, mais ce 
n'était pas cela. Caragueuz ne se produit que dans les 
fêtes religieuses; c'est un mythe, c'est un symbole de la 
plus haute gravité ; le spectacle en question devait se 
composer simplement de petites scènes comiques jouées 
par des hommes, et que Ton peut comparer à nos pro- 
verbes de société. Ceci est pour faire passer agréable- 
ment le reste de la nuit aux invités, pendant que les 

9 



9è vdYA^B^ EN ùkmm. 

époux se vêtirent a^ee laiiffl parents dans hi partie de ta 
maison réservée aux femmes. 

Il parait que tes Ifetes de cette noce duraient déjà de- 
puis huit jours. Le drogman m'apprit qu'il y avait eu le 
jour du contrat un sac^riflce de moutons sur le settH de 
la povte ayant le passage de Tépousée; il parla aussi 
d*uBe autre eérénioBie dans laquée on brise une boule 
de sucrerie oà sont enfermés deux pigeons; on tire un 
augure du vol de ces oiseaux. Tous ces usages se rafla- 
<dient prahablement aux tiaditiona de Tantiquité. 

Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne. 
Voilà, ce flae semble, un peuple pour qui le mariage est 
une grande cbose, et, bien que les détails de celui-là in- 
diquassent quelque aisance cbes les époux, il est certain 
que les pauvres gens eiix-^mèmes se marient avec presque 
autant d éclat et de bruit. Ils n*ont pas à payer les mu* 
sieiena, les boufKms et lea danseurs, qui sont leurs aroia, 
OU: qui font des quêtes dans la foule. Les costumée, on 
les leui! prâto) chaque assistant tient à la main sa bougie 
ou sosB flambeau, et le diadèine de réponse n'est pas 
moins chargé de diamants et de rubis que celui de la 
fille d'un pacha. Où cheiM^ber ailleurs une égalité plus 
ràelle? Cette jeune Égyptienne, qui n'est pBut-«ètre ni 
belle sous son voile ni riche soua ses diamant», a son jom* 
de gloine où elle s'avance radieuse à travers la ville qui 
Padmire et lui fait cortège, étalant la pourpre et les 
joyaux d'une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse 
sous son voile comme l'antique déesse du Nil. Un seul 
honune aiu'a le secret de cette beauté ou de cette gràte 
ignorée; un seul peut tout le jour poiu'suivre en paix 
son idéal et se croii^ le favori d^une sultane ou d'une 
fée^ le désappointement même laisse à couvert son 
umcMir-propre ; et d'ailleurs tout homme nVt-il pas le 
droite dans cet heureux pays, de renouveler plus d une 
fois cette journée de triomphe et d'iUustcm? 






9É#oim m ÉGTras. tO 



Mon drogman est \m homme précieux, mais j'ai peur 
qu'il D6 toit un trop noble serviteur pour un si petit sei- 
gneur que moi* C'est à Alexandrie, sur le pont du ba- 
teau à vapeur le LéonidaSy qu^il m'était apparu 4ans 
toute sa gloire. Il avait accosté lé havire avec une bar^jue 
à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longtie 
pipe et un drogman plus jeune pour faite cortège. Une 
longue tuaiqiie blanche Oouvfait ses habits et faisait 
ressortir le ton de sa figure^ où le sang nubien txdorait 
un masque emprunté aux têtes dé sphîiix dé TÉgyfite: 
c était sans doute le produit de deux races mélangées; 
de larges anneaux d'or pesaient à ses oreilles^ et sa marche 
indolente dans ses longs vêtements achevait d'en faira 
pour moi le portrait idéal d'un affranelii du Bas-Ëm- 
pire. 

Il n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers; notre 
homme, un pou contrarié, s'attache à moi faute de 
mieux. Nous débarquons ^ il loue quatre ânes pcAir lui^ 
pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit 
à rhôtel d'Angleterre, où l'on veut bien me recevoir 
moyennant soixante piastres par jour; quant à lui-^ 
même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette 
somme, sur laquelle il se chargeait d'entretenir le se- 
cond drogman et le petit noir. 

Après avoir promené tou le jour cette escorte impo^ 
santé, je m'avisai de Tinutilité du second drogman^ et 
même du petit garçon i Abdallah (c'est ainsi que s'appe- 
lait le personnage) ne vit aucune difllculté à remercier 
son jeune collègue ; quant an petit noir, il le gardait à 
ses frais en réduisant d'ailleurs le total de ses propres 
honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs. 

Arrivés au Caire^ les ânes nous portaient tout imi a 



100 VOYAGE EN ORIENT. 

rhôtel anglais de la place de TEsbekieh; j'arréle cette 
belle ardeur en apprenant que le séjour en était aux 
mêmes conditions qu'à celui d'Alexandrie. 

« Vous préférez donc aller à Thôtel Waghorn, dans le 
quartier franc? me dit 1 honnête Abdallah. 

— Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais. 

— Eh bien ! vous avez Thôtel français 4e Domergue. 

— Allons-y. 

— Pardon, je veux bien vous y accompagner, mais je 
n'y resterai pas. 

— Pourquoi? 

— Parce que c'est un hôtel qui ne coûte par jour que 
quarante piastres *, je ne puis aller là. 

— Mais j'irai très-bien, moi. 

— Vous êtes inconnu, moi je suis de la ville •, je sers 
ordinairement messieurs les Aïiglais*, j'ai mon rang à 
garder. » 

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête 
encore dans un pays où tout est environ six fois moins 
cher qu'en France, et où la journée d'un homme se paye 
une piastre, ou cinq sols de notre monnaie. « îl y a, re- 
prit Abdallah, un moyen d'arranger les choses. Vous 
logerez deux ou trois jours à l'hôtel Domergue, où j'irai 
vous voir -comme ami-, pendant ce temps-là, je vous 
louerai une msiison dans la ville, et je pourrai ensuite y 
rester à votre service sans difficulté. » 

Il parait qu'en effet beaucoup d'Européens louent des 
maisons au Caire, pour peu qu'ils y séjournent, et, in- 
formé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à 
Abdallah. 

L'hôtel Domergue est situé au fond d'une impasse qui 
donne dans la principale rue du quartier franc-, c'est, 
après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu. 
Les bâtiments entourent à l'intérieur une cour caiTée 
peinte à la chaux, couverte d'un léger treillage où s'en- 
trelace la vigne-, un peintre français, très-aimable, 



SÉJOUR EN EGYPTE. lai 

quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très- 
fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d'une galerie 
supérieure. Il y amène de temps en temps des mar- 
chandes d'oranges et de cannes à sucre de la ville qui 
veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident 
sans difiicuité à laisser étudier les formes des princi- 
pales races ^e l'Egypte; mais la plupart tiennent à con- 
server leur tigure voilée ; c'est là le dernier refuge de la 
pudeur orientale. ' 

L'hôtel français possède en outre un jardin assez 
agréable; sa table d'hôte lutte avec bonheur contre la 
diCSculté de varier les mets européens dans une ville où 
manquent le bœuf et le veau. C'est cette circonstance 
qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans 
lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes 
et de légumes, comme sur les vaisseaux. L'Anglais, en 
quelque pays qu'il soit, ne change jamais son ordinaire 
de roatsbeefy de pommes de terre, et de porter ou d'ale. 

Je rencontrai à la table d'hôte un colonel, un évoque 
inpartibvs^ des pmntres,une maîtresse de langues et 
deux Indiens de Bombay, dont l'un servait de gouver- 
neur à l'autre. Il parait que la cuisiné toute méridio- 
nale de l'hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur 
poche dès flacons d'argent contenant un poivre et une 
moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs 
mets. Ils m'en ont offert. La sensation qu'on doit éprou- 
ver à mâcher de la braise allumée donnerait une idée 
exacte du haut goût de ces condiments. 

On peut compléter Iç tableau du séjour, de l'hôtel 
français en se représentant un piano au premier étage 
et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu'autant 
vaudrait n'être point parti de Marseille. J'aime mieux^ 
pour moi, essayer de la vie orientale tout à fait. On a 
une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et 
jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs 
environ) par année. Abdallah m'en a fait voir plusieurs 

9, 



IM VOYAGE m ORiEirr. 

dans le quartier c6|At« et dans le quartia* grec. '€*é-^ 
taient des salles magnifiquement décorées^ avec des pa-* 
vés de marbre et des fontaines^ des galeries et des esca-^ 
liers comme dans les palais de Gènes on de Venise, des 
cours entourées de colonnes et des jardins ombragés 
d'arbres précieux ; il y avait de quoi mener Tesistenoe 
d'un prince^ sous la condition de peupler de vdets et 
d'esclaves ces superbes intérieiii^* Et daiilft tout eeh^ 
du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais 
éttormeê, pas une vitre à ces Ibûêtres si curieusésneUt dé- 
eoupées^ ouvertes au vent du soir et à Thumidité des 
Duits< Hommes et femmes vivent ainsi an Caire^ mata 
i'opbihalmie les punit souvent de cette itnpr»denee4 
qu'explique le besoib d*air et de fraicbenr. Après lout« 
j'étais peu sensible au plaisir de vivre cairîpé, potir ainsi 
dire^ dansnti coin d'un palais immense ^ il faut dire en- 
core que beaucoup de ces bâtiments^ aitcien s^itr d^nne 
aristocratie éteinte, remontent au rèfiie desisultans ma-^ 
melottckset menacent sérieiisemeat ruine. 

Abdallah finit pmr me trouver une maison beaucoup 
m€^s vaste, mais plus sôré et mietiS fafrmée< Ua An^^ 
glai^y %ui Tavait réeemnie»! habitée, j avait fait poser 
des fenêtres vitrées^ et e elft passait pour une curiosités 
Il fallut aller chercher k cheik du quartier pour traiter 
avec une veuve cof^te^ qui était là propriétaire. Cette 
femme possédait plus de vingt maisons^ mais par |>ro- 
curation et pour des étrangers^ ces derniers ne pouvant 
être légalement propriétaires en Egypte. Au fond, la 
maison appartenait à un chancelier du consulat an- 
glais4 

On rédige Pacte en arabe; il fallut le payer, (aife 
des {N^ésents au ehdk^ à l'hc^nme de loi et au chef du 
eorps-de-igarde le plus voisii^f puis donner des bateki» 
(pourboires) aux scribes et aux serviteurs \ après qnci le 
cbsik me remit la clef* Cet instrutneot ne ressemble pas 
am nâtr^^ et se con^se d'ua simple morceau de Itois 



pareil aux tailles des bouiRngers, au bout duquel cinq à 
six clous sont plantés comme au hasard; mais il n y a 
point de hasard i on introduit cette clef singulière dans 
une échancrure de la porte^ et les clous se trouvent ré- 
pondre à de petits trous intérieurs et invisibles an delà 
desquels on accroche un verrou de bois qui se déplace 
et livre pas8age« 

11 ne suffit pas d'avoir la clef de bois de sa maison. •• 
qu'il serait impossible de mettre dans sa poche^ mais 
que 1 on peut se passer dans la ceinture : il faut encore 
un HK^ilier correspondant au luxe de Tintérieur \ mais 
ce détail est^ pour toutes les maisons du Caire, de la 
plus grande simplicité» Abdallah ma conduit à un 
bazar où nous avons fait peser quelques ocques de co- 
ton ; avec cela et de la lotie de P&tM^ des eardeUrs éta- 
blis chez vous exécutent eti quelques heures des coussins 
de divan, qui deviennent là nuit des matelas^ Le corps 
du meuble se compose d^Une cage longue qu'un vannier 
construit sous vos yeux av^e des bâtons de palmier ) 
c'est léger, élastique et plus solide qu on ne croirait. 
Une petite table ronde^ quelques tasses^ de longues 
{)ipes ou des narghilés, à moins que Ton ne veuille em* 
pnintt'r tout cela au café voisin^ et Ton peut re;*evoir la 
meilleure société de la ville. IjC pacha seul possède un 
mobilier complet^ des lampes, des pendules; mais cela 
ne lui sert en réalité qu^à se montrer ami du commerce 
et des progrès européens. 

Il faut encore des nattes, des tapis, et même des ri- 
deaux peur qui veut afiiclier le luxe. J'ai rencontré dans 
les bazars un Juif qui s'est entremis fort obligeamment 
entre Abdallah et les marchands pour me prouver que 
j'étais volé des deux parts. Le Juif a profité de l'installa- 
tien du mobilier pour s'établir en ami sur Tun des di- 
vans; U a fallu lui donner une pqye et lui faire servir du 
café. Il s'appelle Yousef, et se livre à l'élève des vers à soie 
pendant trois mois de Tancée. Le reste du temps, me 



104 VOYAGE EN ORIENT. 

dit-il, il n'a d'autre occupation que d'aller voir si les 
feuilles des mûriers poussent et si la récolte sera bonne. 
Il semble, du reste, parfaitement désintéressé, et ne re- 
cherche la compagnie des étrangers que pour se former 
le goût et se fortifier dans la langue française. 

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte, 
qui conduit à la porte de la ville correspondant aux 
allées de Schoubrah. ïl y a un café en face, un peu plus 
loin une station d'àniers, qui louent leurs bêtes à raison 
d'ime piastre l'heure ^ plus loin encore une petite mos- 
quée accompagnée d'un minaret. Le premier soir que 
j'entendis la voix lente et sereine du muezzin, au cou- 
cher du soleil, je me sentis pris d'une indicible mélan- 
colie. 

<( Qu'est-ce qu'il dit? dcmandai-je au drogman. 

— La Alla ila Allah ! ... Il n'y a d'autre Dieu que Dieu ! 

— Je connais cette formule.^ mais ensuite? 

— « vous qui allez dormir, recommandez vos âmes 
à Celui qui ne dort jamais ! » 

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il 
faut tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les 
hstoires des Mille et une Nuits me repassent par la tète, et 
|e vois en rêve tous les dives et les géants déchaînés depuis 
Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu'en- 
fante le sommeil, et Ton n'y reconnaît que le produit 
de l'imagination exaltée ; mais cela en existe-t-il moins 
relativement à nous, et n'éprouvons-nous pas dans cet 
état toutes les sensations de la vie réelle ? I^ sommeil 
est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que 
celui d'Egypte, et le pacha, dit-on, a toujours un servi- 
teur debout à son chevet pour l'éveiller chaque fois que 
ses mouvements ou son visage trahissent un sommeil 
agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander simple- 
ment, avec ferveur et confiance... à Celui qui ne dort 
jamais! 



SKJOLR EX EGYPTE. 105 

IV. -^ InconTénleiite du célibat* 

J*ai raconte plus haut l'histoire de ma première nuit, 
et Ton comprend que j'aie ensuite dû me réveiller un 
peu plus tard. Abdallah m'annonce la visite du cheik de 
mon quartier, lequel était venu déjà une fois dans la 
matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon 
réveil au café d'en face avec son secrétaire et le nègre 
portant sa pipe. Je ne m'étonnai pas de sa patience ; 
tout Européen, qui n'est ni industrie) ni marchand, est 
un personnage en Egypte. Le cheik s'assit sur un des di- 
vans; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors il 
commença son discours, qu'Abdallah me traduisit à me- 
sure: 

(( il vient vous rapporter l'argent que vou& avez donné 
pour louer la maisoD, . 

— Et pourquoi? Quelle raison donne-t-il? 

— Il dit que Ton ne sait pas votre manière de vivre, 
qu'on ne connaît pas vos mœurs, 

— A-t-il observé qu'elles fussent mauvaises? 

— Ce n'est pas cela qu'il entend ; il ne sait rien là- 
dessus. 

— Mais alors il n'en a donc pas une bonne opinion? 

— Il dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la mai- 
son avec une femme. . , 

— Mais je ne suis pas marié* 

— Cela ne le regarde pas, que voïfs le soyez ou non ; 
mais il dit que vos voisins ont des> femmes, et qu'ils 
seront inquiets si vous n'en avez pas. D'ailleurs, c'est 
l'usage ici. 

— Que veut-il donc que je fasse? 

— Que vous quittiez la maison, ou que vous choisis- 
siez une femme pour y demeurer avec vous. 

— Dites-lui que dans mon pays il n'est pas convenable 
de vivre avec une femme sans être marié, » 



1^ VOYAGIS BM Oftunr. 

La réponse du vieillard à cette observation morale 
était accompagnée d'une expremon toute paternelle 
que les paroles traduites ne peuvent rendre qu^mpar- 
faltement. 

« H vous donne un conseil^ me dit Abdallah : il dit 
qu'un monsieur (un ^fendt) comme vous ne doit pas 
vivre seul, et qu'il est toujours honorable de nourrir une 
femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux, 
ajoute-t-il^ d'en fiourrir plusieurs, quand la religion que 
Fou suit le pentiet. •» 

Le raisonnemeût de ce Turc me toucha; cependant 
ma conscience européenne luttait ooiilre ce point de vm», 
dont je né compris la justesse qu'en étudiant davantage 
la situation des femtnes dans ce pays. Je fis répondre au 
cheik pour le prier d*attendre que je me fusse informé 
auiM'ès de mes amis de et qu'il conviendrait de faire. 

J*avais loué la maison pour six mois^ je l'avais meu- 
blée, je m y trouvais fort bten^ et je voulais seiilement 
m'informer des mojfens de résister aux prétentionf^ du 
cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour 
cause de célibat. Après bien des hésitations, je me déci- 
dai à prendre consdil du peintre de Thôtel Domei^gue, 
qui avait bien voulu déjà mMntroduire dans son atelier 
et m'initier aux merveilles de son dhguerréutypes Ce 
peintre avait Toreille dure à ce point qu*ane couveiva- 
tion par interprète eût été amusante et facile au prix de 
la sienne. 

Cependant je me rendais chez lui en trav^'sânt la 
place d^ l'Ësbekieh, lorsqu'à Tangle d'une rue qui tourne 
vers le quartier franc j'entends des exclamations de 
joie parties d'une vaste cour où l'on promenait dans ce 
moment-là de fort beaux irhévaux* L'îm des promeneurs 
de chevaux s'élance à mon ool et me sierre dans ses bras; 
c'était un gros garçon vêtu d'une saye bleue^ coilfé d'un 
turban de laine jaunâtres et que je mu souvins d avoir 
remarqué sur le bateau à vapeur^ à cause 4a sa ligury^ 



qui rappolail beaucoup les grosses têtes peintes qu^on 
Yoii sur les couvercles de moniie». 

Tayeb ! tayeb ! fort bien ! (fort bien î ) dis-je à ce mortel 
eipamûf en lue (ifêbarrassant de ses étreintes et en cher- 
chant derrière moi mon drogman Abdallah ; mais ce der« 
nier s*éÉait perdu dans la foule, ne se souciant pas sans 
doul^'ôtre vu faisant cortège à Tami d'un simple palefre- 
nier. Ce musulman, gâté par les touristes d'Angleterre, 
m se souvenaitr pas que Mahomet avait* été conducteur 
de chânAeauj^. 

Cependant PÉ^ptieii me tirait par la manche et 
m'entralnatl^ dans la cour, qui était eelle des haras du 
psdha d*Égypte, et là, au fend d-une galerie^ à demi 
couché sur un divan dé bois, je reconnais un autre 
de mea-cximpagnoBs de voyage, un peu plus avouable 
dans tel sœiélé, SoUman*Aga, dont je t'ai parlé àéih^ 
et que j^av^s rencontré sur le bateau autrichien, te 
Francisco Primo. Soliman-Aga me reconnaît aussi, et,, 
quoique plus sobre en démonstrations que son su- 
Lardoiiné, il me fait asseoir près de lui, m'^offi'e une 
]>ipe et demande du café... Ajoutons, comme trait 
de meeura, que le simple palefreniers se jugeant digne 
momentanément de notre compagnie, s'assit en croisant 
les jaoïbes à terre et reçut comme moi une longue pipe 
el une de ces petites tasses pleine» d'un moka brûlant 
que Von tient dass une serte de coquetier d^vé pour ne 
[ias ae brûler les dc»gts. Un oerclie ne tarda pas à se for- 
mer autour de nous» 

Abdallah, voyant la reeeniiaissanee prendre une tour-> 
nure plus convenable, s'était montré enfin et daignait 
fiivorisei^ notre conversations le savais déjà Soliinan-Aga 
un convive fcurt aimable,, el, bien que nous n'eussions eu 
{rnidant notre commane traversée que des relations de 
pantomÎHie^ notre connaissance était assez avancée pour 
que je piiase sans Indiseràlio» l'entretenir de mes aOÛre^ 
et lui «demander conseil. 



108 V0YA6B BN ORIENT. 

tt Maehallahl s'éciia-t-il tout d'abord, le cheik a 
bien raison, un jeune homme de votre âge devrait s'être 
déjà marié plusieurs fois! 

— Vous savez, observai-je timidement, que dans ma 
religion l'on ne peut épouser qu'une femme et il faut 
ensuite la garder toujours, de sorte qu'ordinairement 
l'on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux 
possible. 

— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, 
de vos femmes roumis (européennes), elles sont à tout 
le monde et non à vous*, ces pauvres folles créatures 
montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à 
qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas... Imagi- 
nez-vous, ajouta-t^il en pouffant de rire et se tournant 
vers d'autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les 
rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quel- 
ques-unes même poussaient l'impudeur jusqu'à vouloir 
m'embrasser. » ' 

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je 
crus devoir leur dire, pour Thonneur des Européennes, 
que Soliman -Aga confondait sans doute l'empressement 
intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête 
du plus grand nombre. 

((Encore, ajoutait Soliman-Âga, sans répondre à mon 
observation, qui parut seulement dictée par l'amour- 
propre national, si ces belles méritaient qu'un croyant 
leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes 
d'hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives 
que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et 
leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épou- 
ser, c'est autre chose ^ elles ont été élevées si mal, que 
ce serait la guerre et le malheur dans la maison. Chez 
nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensem- 
ble, c est le moyen d'avoir partout la tranquillité. 

— Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos 
femmes dans vos harems? 



SÉJOUR EN EGYPTE. 109 

— Dieu puissant! s'écria-t-il , qui n^aurait' la tête 
cassée de leur babil? Ne voyez-vous* pas qu'ici les hom- 
mes qui n'ont rien à faire passent leur temps à la pro- 
menade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les 
audiences, ou dans les visites qu'on se fait l'un à l'autre? 
N'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'é- 
couter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, 
que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts gros- 
siers, de toilette ou de médisance? 

— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures 
où vous prenez vos repas avec elles. 

— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément 
à leur choix, et nous tout seuls, ou avec nos parents et 
nos amis. Ce n'est pas qu'un petit nombre de fidèles n'en 
agissent autrement, mais ils sont mal vus et mènent une 
vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend 
l'homme avide, égoïste et cruel ; elle détruit la frater- 
nité et la charité entre nous; elle cause les querelles, les 
injustices, et la tyrannie. Que chacun vive avec ses sem-' 
blables! c'est assez que le maître à l'heure de la sieste, 
ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le 
recevoir des visages souriants, d'aimables formes riche- 
ment parées,... et, si des aimées qu'on fait venir dansent 
et chantent devant lui, alors il peut rêver le paradis 
d'avance et se croire au troisième ciel, où sont les véri- 
tables beautés pures et sans tache, celles qui seront 
dignes seules d'être les épouses étemelles des vrais 
croyants. » 

Est-ce là l'opinion de tous les musulmans ou d'un cer- 
tain nombre d'entre eux? On doit y voir peut-être moins 
lé mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme 
antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets pé- 
rissables. La femme adorée n'est elle-même que le fan- 
tôme abstrait, que l'image incomplète d'une femme 
divine, fiancée au croyant de toute éternité. Ce sont ces 
idéesqui ont fait penser que les Orientaux niaient Vànie 

iO 



110 VQYAGE EX ORIENT* 

des femmes; mais on sait aujourd'hui q\}e les musuU 
maaes vraioieot pieuses ont Tespéniuçe etles^mêmes^de 
voir leur idéal se réaliser dans le ci^U L'histoire celi*- 
gieuse des Arabes a ses saintes et ses prophétesses^ et la 
fille de Mahomet, Tillustre Fatime, est la reine de oe 
paradis iiéminin. 

Seyd-Aga avait fini par me conseiller 4 embraser le 
mahométisme ; je le remerciai en souriant et lui prfomis 
d'y réfléchir. Me voilà celte fois plus embarrassé que ja- 
mais. Il me restait pour^t encore à aller consulter le 
peintre sourd de Thôtel Dom^rgue, coipme j*en i^vais eu 
primitivement l'idée. 



y- -te 

Lorsqu^n a tourné la rue m laimnf à gaMchç 1^ ^li- 
ment des haras, on con^|:qence ^ sentir Ta^imatioiJi de la 
grande ville. La chaussée qui fait le tour de la pl^ce de 
riEsbekieh n'a qu'une maigre allée d'arbres pour ^^^s 
prptéger du soleil 5 mais déjà de grqndes et hautes mai- 
sons de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux 
qu'il projette sur un seul côté de la rue. Le liei^ est d'or- 
dinaire très-frayé, très-bruyant, trèsrencombré demav- 
cjjandes d'oranges, de bananes et de cannes à sucre 
encqre vertes, dont le peuple msiche avec délices la pulpe 
sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des 
psylles qui ont de gros serpents roulés autouj du cou ; là 
epfin se produit un spectacle qui réalise certaines images 
des songes drolatiques de Rabelais. Un vieiUard jpvial 
f^it danser avec le genou de petites figures dont le corps 
est traversé d'une ficelle comme celles que montrent nos 
Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beau- 
coup moins décentes. Ce n'est pourtant pas là Tillustre 
Caragueuz, qui ne se produit d'ordinaire que sous forme 
d'ombre chinoise. Un cercle émerveillé de femmes, d'en^ 



SÉJOUR EN ÉGTPTE. 111 

faiïts et de militaires applaudit naïvement ces marion-* 
Dettes éhontées. Ailleurs c'est un montreur de singes 
qui a dressé un énorme cynocéphale à rëpondre avec un 
bâton aux attac^ues des chiens errants de la ville, qiie 
les enfants excitent contre lui. Plus loin la voie se ré- 
trécît et s'assombrit par l'élévation des édifices. Voici à 
gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels don- 
nent •)^lbliqueméIlt une séance tous les mardis ; puis une 
vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire 
un grand crocodile empaillé , signale la maison d'où 
partetit les vôiliùres qui traversertt le désert du Caire 
à Suez. Ge sont des voitures très -légères, dont la 
forme rappelle celle du prosaïque cmuîou-, les ouver- 
tures, largement découpées, livrent tout passage au vent 
et à la poussière, c'est une nécessité sans doute; les 
roues de fer présentent un double système de rayons, 
partant de (Chaque exti^mité du moyeu pour aller se re- 
joindre sur le cercle étroit qui remplace les janles. Ces 
roues singulières coupent le sol plutôt qu'elles ne s'y 
posent. 

Mais passons. Ypici à droite un cabanet chrétien, 
c'est-à**dire uu vaste cellier où Ton dottne â boire sur 
des tonneiïux. Devant la porte se tient habituellement 
un mortel i 4^ce enluminée et à longues moustaches, 
qui représente avec majesté le Fràfic autochtone, la race, 
pour mieux dire-, qui appartient à TOrient. Qui sait s'il 
est Ma4tais, Italien^ Espagnol ou Marseillais d'origine? 
Ce qni esl sûr, c'est que son dédain pour les costumes 
du pays et la conscience qu'il a de la supériorité deâ 
modes eiHH^péennes Tout induit en des raffinements qui 
doBii^t une certaine originalité à sa garde-robe déla- 
brée. :Sur»ne redingote bleue dont les anglaises effran- 
gées ont depuis longtemps foit divorce avec leurs bou- 
tons, il a eu i'idée d'attacher des torsades de ficelles qui 
se crôisecit oomme des brandebourgs^ Son paiitalon 
roii^ s enfrbojte datis un reste de bottes fortes armées 



112 VOYAGE EN ORIENT, 

d'éperons. Un vastç col de chemise et un chapeau Uanc 
bossue à retroussis verts adoucissent ce que ce costume 
aurait de trop martial et lui restituent son caractère ci- 
vil. Quant au nerf de bœuf qu41 tient à la main, c^est 
encore un privilège des Francs et des Turcs, qui s'exerce 
trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et patient 
fellah. 

Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une 
impasse étroite où rampe un mendiant aux pieds et aux 
mains coupés; ce pauvre diable implore la charité des 
Anglais, qui passent à chaque instant, car Thôtel Wag- 
horn est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus, 
conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de 
M. Bonhomme, annoncé par un vaste écriteau peint en 
lettres françaises. Tous les plaisirs de la civilisation se 
résument là, et ce n^est pas de quoi causer grande envie 
aux Arabes. En poursuivant notre route, nous rencon- 
trons à gauche une maison à face architecturale, sculptée 
et brodée d*arabesques peintes, unique réœnfort jus- 
qu^ici de l'artiste et du poète. Ensuite la rue forme un 
coude, et il faut lutter pendant vingt pas contre un en- 
combrement perpétuel d'ânes, de chiens, de chameaux, 
de marchands de concombres et de femmes vendant du 
pain. Les ânes galopent, les chameaux mugissent, les 
chiens se maintiennent obstinément rangés en espaliers 
le long des portes de trois bouchers. Ce petit coin ne 
manquerait pas de physionomie arabe, si Ton n'aperce- 
vait en face de soi l'écriteau d'une trattoria remplie d'I- 
taliens et de Maltais. 

C'est qu'en face de nous voici dans tout son luxe la 
grande rue commerçante du quartier franc, vulgaire- 
ment nommée le Mousky. La première partie, à moitié 
couverte de toiles et de planches, présente deux rangées 
de boutiques bien garnies, où toutes les nations euro- 
péennes exposent leurs produits les plus usuels. L'An- 
gleterre domine pour les étoffes et la vi^isselle, TAlle- 



SEJOUR EN EGYPTE. 113 

magne pour les draps, la France pour les modes, 
Marseille pour les épiceries, les viandes fumées et les 
menus objets d'assortiment. Je ne cite point Marseille 
avec la France, car dans le Levant on ne tarde pas à 
s'apercevoir que les Marseillais forment une nation à 
part; ceci soit dit dans le sens le plus favorable d'ail- 
leurs. 

Parmi les boutiques où l'industrie européenne attire 
de son mieux les plus riches habitants du Caire, les 
Turcs réformistes, ainsi que les Cophtes et les Grecs^ 
plus facilement accessibles à nos habitudes, il y a une 
brasserie anglaise où Ton peut aller contrarier, à l'aide 
du madère, du porter ou de l'aie, l'action parfois émoi- 
liente des eaux du Nil. Un autre lieu de refuge contre la 
vie orientale est la pharmacie Castagnol, où très souvent 
les beys^ les muchirs et les nazirs originaires de Paris 
viennent s'entretenir avec les voyageurs et retrouver un 
souvenir de la patrie. On n'est pas étonné de voir les 
chaises de l'officine, et même les bancs extérieurs, se 
garnir d'Orientaux douteux, à la poitrine chargée 
d'étoiles en brillants, qui causent en français et lisent 
les journaux, tandis que des sais tiennent tout prêts à 
leur disposition des chevaux fringants, aux selles bro* 
dées d'or. Cette affluence s'explique aussi par le voisi- 
nage de la poste franque, située dans l'impasse qui 
aboutit à l'hôtel Domergue. On vient attendre tous les 
jours la correspondance et les nouvelles, qui arrivent de 
loin en loin, selon l'état des routes ou la diligence des 
messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le Nil 
qu'une fois par mois. 

Je touche au but de mon itinéraire, car je rencontre à 
la pharmacie Castagnol mon peintre de l'hôtel français, 
qui fait préparer du chlorure d'or pour son daguerréo- 
type. Il me propose de venir avec lui prendre un point 
de vue dans la ville ; je donne donc congé au drogman, 
qui se hâte d'aller s'installer dans la brasserie anglaise, 

10. 



Iî4 VOYAGE EN OWENT. 

ayant pris, je le crains bien, du contact de ses ppécédeiits 
maîtres, un goût immodéré pour ia bière foite *€i le 
whisky. 

En acceptant la promenade proposée, je complotais 
une idée plus belle encore : c'était de me fahre conduire 
au point le plus embrouillé de la ville, d'abandonner le 
peintre à ses travaux, et puis d'errer à Tavenlure, sans 
interprète et sans compagnon. Voilà ce que Je n'avais pu 
obtenir jusque-là, le drogman se prétendant indispen- 
siible, et tous les Européens que j'avais rencontrés wie 
proposant de me faire voir « les beautés de la ville. » 11 
fai^ avoir un peu parcoum le Midi pour oonnaître toute 
la portée de cette hypocrite proposition. Vous croyez 
que laimable résident se fait guide par bonté d'âme. 
Béirompez-vous ; il «'a rien à foire, il s'eraïuie horrii>le- 
ment, il a besoin de vous pour Tamuser, pour le dis- 
traire , pour « Itii faire la oonvorsation ; » mais il ne 
vous montrera rien que vous n'eussiez trouvé dn premier 
coup : même il ne connaît point sa ville, il n^apas d'idée 
ée ce qui s'y passe ; il cherclie %m but de promenade «t 
«n moyen de vous enniiiyer de ses remarques et de s'a- 
muser des vôtres. ©'aîUeurs, qu'e^-ce qu'nne belle 
perspective, un monument, un détail curieux, sans le 
hasard , sans l'imprévu ? 

Un préjugé des Européens û^ €anre , c'est ée ne po«- 
vodr faire dix pa« sans monter sur un âne escorté d'un 
ânier. Les ânes sont fort beaux , j'en conviens , tw^tent 
et galopent à merveille 5 l'ânier vous sert de eavasse et 
fait écarler ia foule en criant : Ma ! ha ! iniglac ! sm€^ 
lad ce qui veut dire à droite! à gamète l Los femmes 
ayant l'oreille ou la tôte plus dure que les autre» passants, 
Tânier crie â tout moment : fa bentl (hé! femme!) d'un 
Ion impérieux qwi fait bien acntir la supériorité fax «ese 
mii»oulin. 



SÉJOUR EN ÉGTPTE. 115 



WW* -** Une »Tevtare mm bMwviala. 

Nous chevauchions ainsi, \e peintre et moi, suivis d'un 
àne qui portait le daguerréotype, machine compliquée 
et fragile qu'il s'agissait d'établir quelque part de ma- 
nière à nous faire honneur. Après la rue que j'ai décrite, 
on rencontre «n passage couvert en planches, où le com- 
merce européen effile ses produits les plus brillants. 
C'est une sorte de bazar où se termine le qitarlier franc. 
^kHM tournons à droite, puis à gauche, au milieu d^me 
foule toujours croissante ^ nous suivons une longue rue 
très-régulière , qui offre à la curiosité , de loin en loin, 
des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches, 
et tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine an- 
fiflaise. Puis, après mille détours, la voie ée%'ient plus 
silencieuse, plus poudreuse, plus déserte; les mosquées 
tombent en. ruin6, les maisons s'écroulent ^ et là , le 
bruit 64 le tumulte ne se reproduisent plus que sens la 
forme d'une bande de chiens criards , acharnés après 
nos ânes, et poursuivant surtout nos alfreux vêtements 
noirs d'£urope. Heureusement nous passons sous une 
porte, BOUS changeons de quartier, et ces aninraux s'ar- 
rètont en grognant aux limites extrêmes de leurs pos- 
sessions. Toute la ville est partagée en cinquante-troîs 
quartiers entourés de murailles, dont plusieurs appar- 
tiennent aux nations cophte, grecque, turque, juive et 
française. Les chiens -eux-mêmes , qui pullulent en paix 
dans la ville sans appartenir à personne, reconnaissent 
ces divisions , et ne se hasarderaient pas au-delà sans 
danger. Une nouvelle el^corte canine remplace bientôt 
celle «qui nous a quittés , et nous conduit jusqu'aux 
ûasini situés sur le bmd d'un canal qui traverse le Caire, 
et qu'cm appelle le Calisk. 

f*0its voici dans uiae espèce de faubourg séparé par te 



116 VOYAGE EN ORIENT. 

canal des principaux quartiers de la ville ^ des cafés ou 
casinos nombreux bordent la rive intérieure, tandis que 
l'autre présente un assez large boulevard égayé de quel- 
ques palmiers poudreux. L^eau du canal est verte et 
quelque peu stagnante ; mais une longue suite de ber- 
ceaux et de treillages festonnés de vignes et de lianes, 
servant d'arrière-salle aux cafés, présente un coup d'œil 
des plus riants, tandis que Peau plate qui les cerne re- 
flète avec amour les costumes bigarrés des fumeurs. Les 
flacons d'huile des lustres s^allument aux seuls feux du 
jour, les narghilés de cristal jettent des éclairs, et la 
liqueur ambrée nage dans lés tasses légères que des noirs 
distribuent avec leurs coquetiers de filigrane doré. 

Après une courte station à Tun de ces cafés, nous 
nous transportons sur l'autre rive du Galish, et nous 
installons sur des piquets Tappareil où le dieu du jour 
s^exerce si agréablement au métier de paysagiste. Une 
mosquée en ruine au minaret curieusement sculpté, un 
palmier svelte s^élançant d^une toufle de lenstiques, 
c'est, avec tout le reste, de quoi composer un tableau 
digne de Marilhat. Mon compagnon est dans le ravisse- 
ment, et, pendant que le soleil travaille sur* ses plaques 
fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conver- 
sation instructive en lui faisant au crayon des demandes 
auxquelles son infirmité ne Fempêche pas de répondre 
de vive voix. 

((Ne vous mariez pas, s'écrie -t-il, et surtout ne 
prenez point le turban. Que vous demande-ton? D'avoir 
une feinme chez vous. La belle affaire ! J'en fais venir 
tant que je veux. Ces marchandes d'oranges en tunique 
bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d'argent, 
sont fort belles. Elles ont exactement la forme dès sta-* 
tues égyptiennes, la poitrine développée, les épaules et 
les bras superbes, la hanche peu saillante, la jambe 
fine et sèche. C'est de l'archéologie^ il ne leur manque 
qu'une coiffure à tête d'épervier, des bandelettes autpur 



SÉJOUR EN EGYPTE. 117 

du coqps, et une croix ansée à la main pour représenter 
Isis ou Athor. 

— Mais vous oubliez , dis«-je, que je ne suis point ar- 
tiste ; et, d'ailleurs , ces femmes ont des maris ou des 
familles. Elles sont voilées : comment deviner si elles 
sont belles?... Je ne sais encore qu^un seul ipot d'arabe. 
Comment les persuader? 

— La galanterie est sévèrement défendue au Caire ; 
mais Tamour n'est interdit nulle part. Vous rencontrez 
une femme dont la démarche, dont la taille, dont la 
grâce à draper ses vêtements, dont quelque chose qui 
se dérange dans le voile ou dans la coiffure indique la 
jeunesse ou Tenvie de paraître aimable. Suivez-la seule- 
ment, et, si elle vous regarde en face au moment où elle 
ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin 
de votre maison ^ elle vous suivra. En fait de femme, il 
ne faut se âer qu'à soi-même. Les drogmans vous adres- 
seraient mal. Il faut payer de votre personne, c'est plus 
sûr. » 

Mais; au fait^ me disais-je en quittant le peintre et le 
laissante son œuvre, entouré d'une foule respectueuse 
qui lé croyait occupé d'opérations magiques, pourquoi 
donc aurais-je renoncé à plaire? Les femmes sont voi- 
lées ; mais je ne le suis pas. Mon teint d'Européen peut 
avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en 
France pour un cavalier ordinaire, mais au Caire je 
deviens un aimable enfant du Nord. Ce costume franc, 
qui ameute les chiens, me vaut du moins d'être re- 
marqué ; c'est beaucoup. 

En effet, j'étais rentré dans les rues populeuses, et je 
fendais la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans 
guide dans la partie arabe de la ville. Je m'arrêtais aux 
portes des boutiques et des ateliers, examinant tout 
d'un air de flânerie inoffensive qui ne m'attirait que des 
sourires. On se disait : Il a perdu son drogman, il man- 
que peut-être d'argent pour prendre un âne... ; on 



118 VOYAGE EW OlIIEfVT. 

plaignait Téiranger fearvoyé dansl^iminense odhue des 
bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m^étais 
arrêté à regarder trois forgerons au travail qui semblaient 
des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe 
dont le rhythme les guidait dans les coups successifs 
qu*its donnaient à des pièces de métal qu'un enfant ap- 
portait tour à tour sur lenclume. Je frémissais en son- 
geant que, si Tun d'eux eût manqué la mesure d*un 
demi*temps, l'enfant aurait eu la main 'broyée. 'Deux 
femmes s'étaient ari^iées derrière moi ef riaient de ma 
curiosité. Je me retourne , et je vois bien à leur mantille 
de taffetas noir, à leur pardessus de levantine verte, 
c[u elles n'appartenaient pas à la Classe des marchandes 
d'oranges du Mousky. le m'élance au-devant d'elles, 
mais elles baissent leur voile et s'échappent. Je les suis, 
et j'arrive bientôt dans une longue rue, entrecoupée de 
riches bazars, qui traverse to»te la ville. ?ïous nous 
engageons sous une voûte à Taspect grandiose, formée 
de charpentes sculptées d'un style antique, où le vernis 
et la dorure rehaussent mille détails d'arabesques splen- 
dides. C'est là peut^tre le èe&estain des Oireassiens où 
s'est passée l'histoire racontée par ie mardhand cophte 
au sultan de Casgar. Me voili en pleines Mille et une 
Nuits. Que ne suis*je un des jeunes marchands auxquels 
les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi que 
faisait la tille de l'émir devant la 'boutique de Bedred- 
din ! Je leur dirais comme le jeune homme de 'Bagdad : 
« LaissezHTioi voir votre visage pour prix de cette étoffe 
à fleurs d'or, et je me trouverai payé avec «sure ! » Mais 
elles dédaignent les soieries de à yrouth , les étoffes 
brochées de Damas, les mandHieg de BroiHse, queoha^ 
que vendeur étale à Tenvi... Il n'y a pomt là de boutiques^ 
ce sont de simples étalages dont les rayons s'élèvent jus- 
qu'à la voûte, surmontés d'une enseigne couverte de 
lettres et d'attributs dorés. Le marehand , les jambes 
croifées, fume sa km^e pipe ou ^on narghH4 sur oti# 



estcada étroite, et les {emmes ¥0»t ainsi de mârehaad 
en marchand^ se «lootentaiit, après avoir bU tout dé^ 
ployer ohez Tun, de passer à Taiitre, en saktimt d^u« 
regard dédaigneux. 

Mes belles rieuses Yeuleat absolument des étoilBS de 
ConstanUnople. Constantinople donne la mode au Caire. 
On leur fait voir d'affreuses mousselines imprimées^ en 
criant zlstamboldan^ (c'est de Stamboul) I Elles poosseni 
des cris d'admiratianj. Les feiniiies sont les Bdémes par- 
tout. 

Je m-approebe d'un air de connaisseur ^ je soulève le 
coin d'une étoffe jaune, à ramage&Ue dé vin, et je m'é^ 
crie : Tayeb (cela est beau) ! Mon observation parait 
plaire; c'est à^ce choix qu'on s'arrête. Le marchand aune 
avec une sorte de demi*-mètœ (|ui s'appelle un pie, et 
l'on charge un petit garçon de porter Tétoffe rouïée« 

Pour le coup, il me semble bien que l'une des jeunes 
dames m'a regardé en face ; d'ailleurs, leur marche i«*- 
certaine^ les rires qu'elles étouffent en se retournant et 
me voyant les suivre, la mantille noire (habbarah) sou^ 
levée de temps en temps pour laisser voir un masque 
blanc, signe d'une classe suf)érieure, enfin toutes ces al- 
lures indécises que prend au bal de TOpéra un domino 
qui veut vous séduire,, semblent m'indiqjuer qv'on n'a 
pas envers moi des sentiments bien farouches. Le mo- 
ment paraît donc venu de passer devant et de prendre 
le chemin de mon logis ; mais le moyen de le retrouver ? 
Au Caire, les rues n'ont pas d'écriteaux, les maisons pas 
de numéros, et chaque quartier, ceint de murs, est en 
lui-même unJabyrintfae des plus oomptets. 11 y a dix 
impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je 
suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tu- 
multe et de lumière., où tout reluit et papillote, où le 
luxe des étalages fait contraste au grand caractère d'ar- 
chitecture et de splendeur des principales mosquées , 
peintes de bandes horizontales Jaunes et rouges j voici 



120 VOYAGE EN ORIENt. 

maintenant des passages voûtés, des ruelles étroites et 
sombres, où surplombent les cages de fenêtres en char- 
pente, comme dans nos rues du moyen âge. La fraîcheur 
de ces voies presque souterraines est un refuge aux ar- 
deurs du soleil d'Egypte, et donne à la population beau- 
coup des avantages d'une latitude tempérée.Gela explique 
la blancheur mate qu'un grand nombre de femmes con- 
servent sous leur voile, car beaucoup d'entre elles n'ont 
jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les 
ombrages de Schoubrah. 

Mais que penser de tant de tours et détours qu'on me 
fait fûre? Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout 
en me précédant, sur ma marche aventureuse ? Nous en- 
trons pourtant dans une rue que j'ai traversée la veille, 
et que je reconnais surtout à l'odeur charmante que ré- 
pandent les fleurs jaunes d'un arbousier. Cet arbre aimé 
du soleil projette au-dessus du mur ses branches revê- 
tues de houppes parfumées. Une fontaine basse forme 
encoignure, fondation pieuse destinée à désaltérer les 
animaux errants. Voici une maison de belle apparence, 
décorée d'ornements sculptés dans le plâtre ; l'une des 
dames introduit dans la porte une de ces clefs rustiques 
dont j'ai déjà l'expérience. Je m'élance à leur suite dans 
le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me 
voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de 
galeries, dominée par les mille dentelures des moucJia' 
rabys. 



Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier 
sombre de l'entrée; je me retourne avec l'intention sé- 
rieuse de regagner la porte : un esclave abyssinien^ 
grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche 
un mot pour le convaincre que je me suis trompe de 



. ISÉIOUR BN EGYPTE. 121 

maison, que je croyais rentrer chez moi; mais lé mot 
tayeb, si universel qu'il soit, me me parait pas suffisant 
à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un 
grand bruit se fait dans le fond de la maison, des sais 
étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se mon- 
trent aux terrasses du premier étage, et un Turc des 
plus majestueux s'avance du fond de la galerie prin- 
cipale. 

Dans ces moments-là, le pire est de rester court. Je 
songe que beaucoup de musulmans entendent la langue 
franque, laquelle, au fond, n'est qu'un mélange de toute 
sorte de mots des patois méridionaux, qu'on emploie au 
hasard jusqu'à ce qu'on se soit fait comprendre ; c'est la 
langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que 
je puis savoir d'italien, d'espagnol, de provençal et de grec, 
et je compose avec le tout un discours fort captieux. Au 
demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures; 
l'une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa 
sœur. J'épouse, je prends le turban; aussi bien il y a des 
choses qu'on ne peut éviter. Je crois au destin. 

D'ailleurs, ce Turc avait l'air d'un bon diable, et sa 
figure bien nourrie n'annonçait pas la cruauté. Il cligna 
de l'œil avec quelque malice en me voyant accumuler 
les substantifs les plus baroques qui eussent jamais re- 
tenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant 
vers moi une main potelée chargée de bagues : — Mon 
cher monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici; nous 
causerons plus commodément. 

surprise! ce brave Turc était un Français comme 
moi! 

Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres 
se découpaient sur des jardins; npus prenons place sur 
un riche divan; On apporte du café et des pipes. Nous 
causons. J'explique de mon mieux comment j'étais entré 
chez lui, croyant m'engager dans un des nombreux pas- 
sages qui traversent au Caire les principaux massifs des 

11 



122 VOVAGK BN QÊLÎÉm. 

maisons; mais je compreDda à scm sourire cpie met bel«- 
les inconnues avaient eu le temps de me trahir. Gela 
n'empêcha pas notre conversation de prendre en peu de 
temps un caractère d^intimité. En pays turc^ la con- 
naissance se fait vite entre compatriotes* Mon hôte vou- 
lut bien m'inviter à sa table, et, qnand l'heure fut arri- 
vée, je vis entrer deux* fort belles personnes, dont Tune 
était sa femme, et Tautfe la sœur de sa femme. C'étaient 
mes inconnues du bazar des Circase^iens , et toutes deux 
Françaises... Voilà ce qu'il y avait de plus humiliant ! On 
me fit la guerre sur ma prétention à parcourir la ville 
sans drogman et sans ânier ^ on s'égaya touchant ma 
poursuite assidue de deux dominos douteux^ qui évidem- 
ment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher 
des vieilles ou des négresses. Ces dame» ne me savaient 
pas le moindre gré d'un choix aussi hasardeux, où aucun 
de leurs charmes n'était intéressé, car il faut avouer que 
le habharah noir, moins attrayant que le voile des sim- 
ples filles fellahs^ fait de toute femme un paquet sams 
forme, et, quand le vent s'y engouffre, lui donne l'aspect 
d'un baUoa à demi gonAé. 

Après le diner, servi entièrement à la française, on 
me fit entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux 
murs revêtus de porcelaines peintes, aux oi^niches de 
cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans le 
milieu ses minces filets d'eau ; des tapis et des glaces de 
Venise complétaient Tidéal du luxe arabe \ mais la sur- 
prise qui m'attendait là concentra bientôt toute mon 
attention. C'étaient huit jeunes filles placées autour 
d'une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles 
se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes 
vinrent me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais 
qu'on ne pouvait se refuser au Caire. Ce qui m'étonnaii 
le plus dans cette apparition séduisante, c'est que le 
teint de ces jeunes personnes, vêtues à lorientale, variait 
du bistre à 1 olivâtre, et arrivait, cbe^ la «decnière^ ail 



SÉJOUtl EN EGYPTE. 123 

chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être 
de citer devant la plus blanche le vers de Goethe : 

Connais-tn la contr^'e — où les citrona aiûriaaent... 

Cependant elles pouvaient pfisser toutes pour des beautés 
de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur 
avaient pris place sur le divan en riant aux éclats de 
mon admiration. Les deux petites filles nous apportèrent 
des liqueurs et du café. 

Je savais un gré infini à mon hôte de m'avoir introduit 
dans son harem., mais je me disais en moi-même qu'un 
Français ne ferait jamais un bon Turc, et que Tamour- 
pîopre de montrer ses maîtresses ou ses épouses devait 
dominer toujours la crainte de les exposer aux séductions. 
Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes 
fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes, 
mais les filles de la maison. Mon hôte a'^partenait à cette 
génération militaire qui voua son existence au service de 
Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la res- 
tauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs 
services aux souverains de TOrient. LMnde et TÉgypte 
en accueillirent un grand nombre ; il y avait dans ces 
deux pays de beaux souvenirs de la gloire française. 
Quelques-uns adoptèrent la religion et les mœurs des 
peuples qui leur donnaient asile. I^e moyen de les blâ- 
mer? La plupart, nés pendant la révolution, n^avaieiit 
guère connu de culte que celui des théophilanthropes ou 
des loges maçonniques. Le mahométisme, vu dans les 
pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l'esprit 
le plus sceptique. Mon hôte s'était livré jeune encore à 
ces séductions d'une patrie nouvelle. Il avait obtenu le 
grade de bey par ses talents, par ses services ; son sérail 
recruté en partie des beauté du Sennaar,derAbyssinie, 
de l'Arabie même, car il avait concouru à délivrer des 
villes saintes du joug des sectaires musulmans. Plus 
tard, plus avancé en âg^e, les idées de l'Europe lui étaient 



124 VOYAGE EN ORIENT. 

revenues : il s'était marié à une aimable lilie de consul, 
et, comme le grand Soliman épousant Roxelane, il avait 
congédié tout son sérail^ mais les enfants lui étaient 
restés. C'étaient les filles que je voyais là -, les garçons 
étudiaient dans les écoles militaires. 

Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que 
l'hospitalité qu'on me donnait dans cette maison pré- 
sentait certaines chances dangereuses, et je n'osai trop 
exposer ma situation réelle avant de plus amples infoi*- 
mations. 

On me fit reconduire chez moi le soir, et j'ai emporté 
de toute cette aventure le plus gracieux souvenir... 
Mais, en vérité, ce ne serait pas la peine d*aUer au 
Caire pour me marier dans une famille française. 

Le lendemain , Abdallah vint me demander la per- 
mission d'accompagner des Anglais jusqu'à Suez. C'était 
l'affaire d'une semaine, et je ne voulus pas le priver de 
cette course lucrative. Je le soupçonnai de n'être pas 
très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur 
qui se passe de drogman toute une journée, qui rôde 
à pied dans les rues du Caire, et dine ensuite on ne 
sait où , risque de passer pour un être bien fallacieux. 
Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place, 
un barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le bar- 
barin (c'est ici le nom des domestiques ordinaires) ne 
sait qu'un peu de patois maltais. 



TIII. — lie wékil« 

Le Juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, 
venait tous les jours s'asseoir sur mon divan^ et se per- 
fectionner dans la conversation. 

« J'ai appris, me dit-il, qu'il vous fallait une femme, 
et je vous ai trouvé un wékiL 

*^ Un wékilî 



SÉJOUR EN EGYPTE. 125 

— Oui, cela veut dire envoyé , ambassadeur ^ mais , 
dans le cas présent, c'est un honnête homme ciiargé de 
s'entendre avec les parents des filles à marier. Il vous 
en amènera, ou vous conduira chez elles. 

— Oh ! oh! mais quelles sont donc ces filles-là? 

— Ce sont des personnes très-honnêtes, et il n'y en 
a que de celles-là au Caire , depuis que son altesse a 
relégué les autres à Ësné, un peu au-dessous de la pre^ 
mière cataracte. 

~ Je veux le croire. Eh bien ! nous verrons ; amenez- 
moi ce wékiL 

— Je l'ai amené; il est en bas. » 

Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand 
et robuste, guidait de Pair le plus modeste. Nous mon- 
tons à âne tous les quatre, et je riais beaucoup inté- 
rieurement en comparant Taveugle à l'Amour, et son 
fils au dieu de Thyménée. Le Juif, insoucieux de ces 
emblèmes mythologiques, m'instruisait chemin faisant. 

«Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre 
manières. La première, c'est d'épouser une fille cophte 
devant le Turc. 

— Qu'est-ce que le Turc? 

— C'est un brave santon à qui vous donnez quelque 
argent, qui dit une prière, vous assiste devant le cadi, 
et remplit les fonctions d'un prêtre : ces hommes-là 
sont saints dans le pays, et tout ce qu'ils font est bien 
fait. Us ne s'inquiètent pas de votre religion, si vous ne 
songez pas à la leur ; mais ce mariage-là n'est pas celui 
des filles très-honnêtes. 

— Bon; passons à un autre. 

— Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chré- 
tien , et les Cophtes le sont aussi ; il y a des prêtres 
cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous 
la condition de consigner un douaire à la femme, pour 
le cas où vous divorceriez plus tard. 

^ C'est très-raisonnable, mais quel est le douaire?... 

11. 



126 VOTA(;& EN ORIENT. 

— Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours 
donner au moins 200 piastres. 

— Cinquante francs ! ma foi, je me marie, et ce n^est 
pas cher. 

— Il y a encore une autre sorte de mariage pour les 
personnes très-scrupuleuses; ce sont les bonnes fa- 
milles. Vous êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous 
marie selon son rite, et ensuite vous ne pouvez plus 
divorcer. 

— Oh l mais cela est très-grave : un instant ! 

— Pardon; il faut aussi, auparavant, constituer un 
douaire, i)our le cas où vous quitteriez le pays. 

— Alors la femme devient donc libre? 

-^ Certainemi*nt; et vous aussi ; mats, tant que vous 
restez dans le pays, vous êtes lié. 

— Au fond, c'est encore asf^ez juste; mai$ quelle est 
la quatrième sorte de mariage ? 

— Celle^à^ je ne vous conseille pas d*y penser. On 
vous marie deux fois : à Téglise cophte et au cou\'«nt 
des Franciscains. 

— C'est un mariage mixte? 

— Un mariage très-solide : si vous partez, il vous 
faut emmener la femme ; elle peut vous suivre partout 
et vous mettre les enfants sur les bras. 

— Alors c'est fmi, on est marié sans rémission ? 

-^ Il y a bien des moyens encore de glisser des nul* 
litésdans l'acte... mais surtout gardez-vous d'une chose, 
c'est de vous laisser conduire devant le consul ! 

— Mais cela, c'est le mariage européen. 

— Tout à fait. Vous n'avez qu'une seule ressource 
alors ; si vous connaissez quelqu'un au consulat , c'est 
d'obtenir que les bans ne sDi«;nt pas publiés dans votre 
pays.)» 

J^s connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la 
question des mariages me confondaient ; mais il m'ap* 
prit c|u'oa l'avait souvent «inptojfé dans m sortes d'^f? 



SÉIOVR EN EGYPTE. 127 

Aiires. il servait de Iruehement au wékii, qui ne savait 
que l'arabe. Tous ces détails du reste m'intéressaient 
ail dernier point. 

Nous étions arrivés presque à Textrémité de la ville, 
dans la partie du quartier cophte qui fait retour sur la 
place de TEsbekieh du côté de Boulac. Une maison 
d'assez pauvre ap]>arence au bout d'une rue encombrée 
de marchands dlierbes et de fritures, voilà le lieu où 
la présentation devait se faire. On m'avertit que ce 
n était point la mission des parents, mais un termin 
neutre. 

« Vous allée en voir deux, me dit le Juif, et, si vous 
n'êtes pas content, on en fera venir d'autres. 

— C'est parfait ; mais, si elles restent voilées, je vous 
préviens que je n'épouse pas. 

— Oh! soyez tranquille, ce n'est pas ici ctname chez 
les Turcs. 

— Les Turcs ont l'avantage de pouvoir se rattraper 
sur le nombre. 

— C'est en effet tout différent. » 

La salle basse de la maison était occupée par trots ou 
quatre hommes en sarrau bleu, qui semblaient dormir; 
pourtant, grâce au voisîna;ge de la porte de la ville et 
d'un corps de garde situé auprès, cela n'avait rien d'in- 
quiétant. Nous montâmes par uo escalier de pierre sur 
une terrasse intérieure. La chambre où Ton entrait 
ensuite donnait sur la n^, et la large fenêtre, avec tout 
son grillage de menuiserie, savatiçait, selon l'usage, 
d'un d^oai-mètre au dehors de la maison. Une fois assis 
dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge 
sur les deux extrémités de la rue ; on voit les passants 
à travers les dentelures latérales. C'est d'ordinaire la 
place des femmes, d'où, œmme sous le voile, elles ob- 
servent tout sans être vues. On m'y fit asseoir, tandis 
qt)^ le wékil^ ^OA fils et le iuif prévient place sur les 
divans. Bientôt arriva une femme i)opbte voilée 9 4}ui, 



128 VOYAGE EN ORIENT. 

après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de 
sa tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, compo- 
sait une sorte^ de coiffure israélite. G^était la khathé , 
ou wékil, des femmes. Elle me dit que les jeunes per- 
sonnes achevaient de s^habiller. Pendant ce temps, on 
avait apporté des pipes et du café à tout le monde. Un 
homme à barbe blanche, en turban noir, avait aussi 
augmenté notre compagnie. C'était le prêtre cophte. 
Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient 
debout à la porte. 

La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je 
Tavoue, mêlée de quelque anxiété. Enfin, deux jeunes 
filles entrèrent, et successivement vinrent me baiser la 
main. Je les engageai par signe à prendre place auprès 
de moi. 

« Laissez-les debout, me dit le Juif, ce sont vos ser- 
vantes. » 

Mais j'étais encore trop Français pour ne pas insister. 
Le Juif parla et fit comprendre sans doute que c'était 
ime coutume bizarre des Européens de faire asseoir 
les femmes devant eux. Elles prirent enfin place à mes 
côtés. 

Elles étaient vêtues d'habits de taffetas à fleurs et de 
mousseline brodée. C'était fort printanier. La coiffure, 
composée du tarbouch rouge entortillé de gazillons, 
laissait échapper un fouillis de rubans et de tresses de 
soie; des grappes de petites pièces d'or et d'argent, 
probablement fausses, cachaient entièrement les che- 
veux. Pourtant il était aisé de reconnaître que l'une 
était brune et l'autre blonde; on avait prévu toute ob- 
jection. La première « était svelte comme un palmier 
et avait l'œil noir d'une gazelle, » avec un teint légère- 
ment bistré ; l'autre, plus délicate, plus riche de con- 
tours, et d'une blancheur qui m'étonnait en raison de 
la latitude, avait la mine et le port d'une jeune reine 
éclose au pays du matin. 



SÉJOUR EN KGYPTE. 129 

.Cette dernière me séduisait particulièrement, et je 
lui faisais dire toutes sortes de douceurs sans cependant 
négliger entièrement sa compagne. Toutefois le temps 
se passait sans que j'abordasse la question principale ; 
alors la khatbé les fit lever et leur découvrit les épaules 
qu elle frappa de la main pour en montrer la fermeté. 
Un instant, je craignis que l'exhibition n'allât trop loin, 
et j'étais moi-même un peu embarrassé devant ces pau- 
vres filles, dont les mains recouvraient de gaze leurs 
charmes à demi trahis. Enfin le Juif me dit : 

« Quelle est votre pensée ? 

— Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je vou- 
drais réfléchir : on ne s'enflamme pas tout d'un coup ; 
nous les reviendrons voir. » 

Les assistants auraient certainement voulu quelque 
réponse plus précise. La khathé et le prêtre cophte me 
firent presser de prendre une décision. Je finis par me 
lever en promettant de revenir, mais je sentais qu'on 
n'avait pas grande confiance. 

Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette né- 
gociation. Quand je traversai la terrasse pour gagner 
Fescalier, celle que- j'avais remarquée particulièrement 
semblait occupée à arranger des arbustes. Elle se releva 
en souriant, et, faisant tomber son tarbouch, elle secoua 
sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles 
le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier eflbrt 
d'une coquetterie, d'ailleurs bien légitime, triompha 
presque de ma prudence, et je fis dire à la famille que 
j'enverrais certainement des présents. 

(( Ma foi, dis-je en sortant au complaisant Israélite, 
j'épouserais bien celle-là devant le Turc. 

— La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre 
cophte. C'est une famille d'écrivains : le père est mort; 
la jeune fille que vous avez préférée n'a encore été ma< 
riée qu'une fois, et pourtant elle a seize ans. 

— Comment ! elle est veuve ? 



IM VOYAGE EN 0R1E!fT. 

— Non, divorcée. 

— Oh ! mais cela change la question ! n 

J'envoyai toujours une petite pièce d'étoffe comme 
présent. 

L'aveugle et son fils se remirent en quête et me trou- 
vèrent d'autres fiancées. C'étaient toujours à peu près 
les mômes cérémonies , mais je prenais goût à cette revue 
du beau sexe cophte, et moyennant quelques étoffes et 
menus bijoux Ton ne se formalisait pas trop de mes in- 
certitudes. Il y eut une mère qui amena sa fîtie dans 
mon logis : je crois bien que celle-là aurait volontiers 
célébré l'hymen devant le Turc^ mais, tout bien consi- 
déré, cette fille était d'âge à avoir été déjà épousée plus 
que de raison. 



MX* — Ve J»r4ln 4c Bocette. 

Le barbarin qu'Abdallah avait mis à sa place, un peu 
jaloux peut-être de l'assiduité du Juif et de son wékil, 
m'amenaun jour un jeune homme fort bien vêtu, parlant 
italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un 
mariage tout à fait relevé. 

« Pour celui-là, me dit-il, c'est devant le consul. Ce 
sont des gens riches, et la fille n'a que douze ans. 

— Elle est un peu jeune pour moi ; mais il parait 
qu'ici c'est le seul âge où l'on ne risque pas de les trou- 
ver veuves ou divorcées. 

— Signor^ è verol ils sont très-impatien ts de vous voir, ^ 
car vous occupez une maison où il y a eu des Anglais; 
on a donc une bonne opinion de votre rang. J'ai dit que 
vous étiez un général. 

— Mais je ne suis pas général. 

— Allons donc ! vous n'êtes pas un ouvrier, ni un né- 
gociant. Vous ne faites rien? 

^^ Pas grand'cbosct 



SÈiOVÊi EN ÂGYPTt. 131 

^ Eh bien ! eela représente ici au moins te grade d'an 
myrliva (général). » 

Je savais déjà qa^en effet au Gaire^ comme en Rusdie, 
1 on classait toutes les positions diaprés les grades niilt-' 
taires* 11 est à Paris des écrivains pour qui c'eût été une 
mince distinction que d'être assimilé à un général égyp- 
tien^ moi^ je ne pouvais voir là qu'une amplification 
orientale. Nous montons sur des ânes et nous nous diri« 
geons vers le Mousky* Mahomet frappe à une maison 
d assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte et 
pousse des cris de joie ^ une autre esclave noire se penche 
avec curiosité sur la balustrade de l'escalier^ frappe des 
mains en riant très^baut, et j'entends retentir des con*- 
vesations où je devinais seulement qu'il était question 
du myrliva annoncé. 

Au premier étage je trouve un personnage prq)remeDt 
vêtu, ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir 
et me présente un grand jeune homme commua son fils. 
C'était le père. Dans le même instant entre une femme 
dune trentaine d'années encore jolie; on apporte du 
café et des pipes^ et j'apprends par i interprète qu'ils 
étaient de la Haute-Egypte, ce qui donnait au père le 
droit d'avoir un turban blanc. Un instant après, la jeune 
fille arrive suivie des négresses^ qui se tiennent en dehors 
de la porte ; elle leiu* prend des mains un plateau, et 
nous sert des contitures dans un pot de cristal où Ton 
puise avec des cuillers de vermeil. Elle était si petite et 
si mignonne, que je ne pouvais concevoir qu'on songeât 
à la marier. Ses traits n'étaient pas encore bien formés; 
mais elle ressemblait tellement à sa mèare^ qu'on pou- 
vait se rendre compte, d'après la figure de cette der- 
nière, du caractèriB futur de sa beauté. On renvoyait aux 
écoles du quartier franc^ et elle savait déjà quelques 
mots d'italien. Toute cette famille me paraissait si res- 
pectable, que je regrettais de m'y être présenté sans in^ 
tenticNis Xq\xi à fait sérieuses. Us me tirent mille hounê** 



132 VOYAGE EN OIUBNT. 

télés, et je les quittai en promettant une répœise 
prompte. Il y avait de quoi mûrement réfléchir. 

Le surlendemain était le jour de la pâque juive, qui 
correspond à notre dimanche des Rameaux. Au lieu de 
buis, comme en Europe, tous les chrétiens portaient le 
rameau biblique, et les rues étaient pleines d^enfaiits 
qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traver- 
sais, pour me rendre au quartier franc, le jardin de Ro- 
sette, qui est la plus charmante promenade du Caire. 
C'est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses, 
sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux 
maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent 
un côté de cette retraite ; les maisons franques qui bor- 
dent l'impasse Waghom s^étendent à l'autre extrémité; 
l'intervalle est assez considérable pour présenter à l'œil 
un horizon touffu de dattiers, d'orangers et de syco- 
mores. 

Il n'est pas facile de trouver le chemin de cet Éden 
mystérieux, qui n'a point de porte publique. On traverse 
la maison du consul de Sardaigneen donnant à ses gens 
quelques paras, et l'on se trouve au milieu de vergers et 
de parterres dépendant des maisons voisines. Un sentier 
qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entou- 
rée de grillages où se promènent plusieurs girafes que le 
docteur Clot-Bey fait élever par des Nubiens. Un bois 
d'orangers fort épais s'étend plus loin à gauche de la 
route; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels 
on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le vaste 
espace qu'on aperçoit de ce côté se termine par un rideau 
de palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues 
feuilles d'un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu 
par de hauts piliers, qui recouvre un bassin carré autour 
duquel des compagnies de femmes viennent souvent se 
reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce sont des 
musulmanes, toujours voilées le plus possible, le samedi, 
des Juives, le dimanche, des chrétiennes* Ces deux der^ 



SÉJOUR EN EGYPTE. 133 

niers jours, les voiles sont un peu moins discrets; beau- 
coup de femmes font étendre des tapis près du bassin 
par leurs esclaves, et se font servir des fruits et des pâ- 
tisseries. Le passant peut s^asseoir dansle pavillon même 
sans qu^me retraite farouche Favertisse de son indiscré- 
tion, ce qui arrive quelquefois le vendredi, jour des 
Turques. 

Je passais près de là lorsqu^un garçon de bonne mine 
vient à moi d^un air joyeux ; je reconnais le frère de ma 
dernière prétendue. J^étais seul. Il me fait quelques si- 
gnes que je ne comprends pas, et Unit par m'engager, au 
moyen d'une pantomime plus claire, à l'attendre dans le 
pavillon. Dix minutes après, la porte de Tun des petits 
jardins bordant les maisons s'ouvre et donne passage à 
deux femmes que le jeune homme amène, et qui vien- 
nent prendre place près du bassin en levant leurs voiles. 
C'étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait sur 
la promenade du côté opposé à celui où j'y étais entré 
l'avant-veille. Après les premiers saints affectueux, nous 
voilà à nous regarder et à prononcer des mots au hasard 
en souriant de notre mutuelle ignorance. La petite fille 
ne disait rien, sans doute par réserve 5 mais, me souve- 
nant qu'elle apprenait l'italien, j'essaye quelques mots 
de cette langue, auxquels elle répond avec l'accent gut- 
tural des Arabes, ce qui rendait l'entretien fort peu clair. 

Je tâchais d'exprimer ce qu'il y avait de singulier dans 
la ressemblance des deux femmes. L'une était la minia- 
ture de l'autre. Les traits vagues encore de l'enfant se 
dessinaient mieux chez la mère*, on pouvait prévoir 
entre ces deux âges une saison charmante qu'il serait 
doux de voir fleurir. Il y avait près de nous un tronc de 
palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont 
les rameaux trempaient dans l'extrémité du bassin. Je 
le montrai du doigt en disant : Oggi è il giorno délie 
palme. Or, les fêles cophtes, se réglant sur le calendrier 
primitif de l'Église, ne tombent pas en même temps que 

12 



IH VOYAGE BN ORtEST. 

les nôtres* Toutefois la petite fille alla cueilHr on rameau 
qu'elle garda à la main, et dit : lo cosi sono « Roumi, » 
(Moi, comme cela, je suis Romaine!) 

Au point de vue des Ég}'ptiens, tous les Francs sont 
des Romains. Je pouvais donc prendre cela pour un com- 
pliment et pour une allusion au futur mariage... 
hymen, hyménée ! je t'ai vu ce jour-là de bien prèsl Tu 
ne dois être sans doute, selon nos idées euro|iéennes, 
qu'un frère puîné de Tamour. Pourtant ne serait-il pas 
charmant de voir grandir et se développer près de soi 
l'épouse que l'on s'est choisie, de remplacer quelque 
temps le père avant d'être l'amant?... Mais pour le mari 
quel danger! 

En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter 
mes amis du Caire. J'allai voir Seyd-Âga. a Mariez-vous 
donc de par Dieu ! » me dit-il, comme Pantagruel à Pa- 
aurge. J'allai de là chez le peintre de l'hôtel Domergue, 
qui me cria de toute sa voix de sourd : « Si c'est devant 
le consul... ne vous mariez pas ! » 

Il y a, quoi qu'on fasse, un certain préjugé religieux 
qui domine l'Européen en Orient, du moins dans les cir- 
constances graves. Faire un mariage à la cophtey comme 
on dit au Caire, ce n est rien que de fort simple-, mais le 
faire avec une toute jeune enfant, qu'on vous livre pour 
ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous- 
même, c'est une grave responsabilité morale assuré- 
ment. 

Comme je m'abandonnais à ces sentiments délicats, 
je vis arriver Abdallah revenu de Suez ^ j'exposai ma 
situation. 

<( Je m'étais bien doutée s'écria-t-il, qu'on profiterait 
de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je 
connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot? 

— Oh ! peu m'importe ; je sais qu ici ce doit étœ peu 
de chose. 

*^ Où parle de vingt mille piastres* 



SÉJOUR EN EGYPTE. 135 

— Eh bien! c'est toujours cela (cinq mille francs). 

— Comment donc? mais c'est vous qui devez les payer. 

— Ah! c'est bien différent... Ainsi il faut que j'ap- 
porte une dot, au lieu d'en recevoir une? 

— Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici? 
— Comme on me parlait d'un mariage à l'européenne... 

— Le mariafçe, oui; mais la somme se paye toujours. 
C'est un petit dédommagement pour la famille. » 

J^ comprenais dès-lors l'empressement des parents 
dans ce pays à marier les petites filles. Rien n'est plus 
juste d^ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en 
payant, la peine que de braves gens se sont donnée de 
mettre au monde et d'éleverpour vous une jeune enfant, 
gracieuse et bien faite. Il parait que la dot, ou pour 
mieux dire le douaire, dont j'ai indiqué plus haut le mi- 
nimum, croît en raison de la beauté de l'épouse et de la 
position des parents. Ajoutez à cela les frais de la noce, 
et vous verrez qu'un mariage à la cophte devient encore 
une formalité assez coûteuse. J'ai regretté que le dernier 
qui m était proposé fût en ce moment-là au-dessus de 
mes moyens. Du reste, l'opinion d'Abdallah était que 
pour le même prix on pouvait acquérir tout un sérail au 
Bazar des esclavçs. 



Il 



LES ESCLAVES 



I* — - Un leTer de soleil. 

Que notre vie est quelque chose d^étrange! Chaque 
matin, dans ce demi-sommeil où la raison triomphe peu 
à peu des folles images du rêve, je sens qu^il est naturel, 
logique et conforme à mon origine parisienne de m'é- 
veiller aux clartés d*un ciel gris, au bruit des roues 
broyant les pavés, dans quelque chambre d'un aspect 
triste, garnie de meubles anguleux, où Timagination se 
heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, et c^est 
avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve 
à mille lieues de ma patrie, et que j Wvre mes sens peu 
à peu aux vagues impressions d^un monde qui est la par- 
faite antithèse du nôtre. La voix du Turc qui chante au 
minaret voisin, la clochette et le trot lourd du chameau 
qui passe, et quelquefois son hurlement bizarre, les 
bruissements et les sifflements indistincts qui font vivre 
Tair, le bois et la muraille, Taube hâtive dessinant au 
plafond les mille découpures des fenêtres, une brise ma- 
tinale chargée de senteurs pénétrantes, qui soulève le 
rideau de ma porte et me fait apercevoir au-dessus des 
murs de la cour les têtes flottantes des palmiers; tout 
cela me surprend, me ravit,., ou m'attriste, selon les 



SÉJOUR EN EGYPTE. 137 

jours; car je ne veux pas dire qu*un éternel été fasse 
une vie toujours joyeuse. Le soleil noir de la mélancolie, 
qui verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rè- 
venr d*Albert Durer, se lève aussi parfois aux plaines 
lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans 
un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à 
défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux 
clartés d'un jour d'Orient. 

Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que 
j'habite dans le quartier cophte, pour voir les premier» 
rayons qui embrasent au loin la plaine d'Hcliopolis et les 
versants du Mokattam, où s'étend la Ville des Mort^, 
entre le Caire et Matarée. C'est d'ordinaire un beau 
spectacle, quand Taube colore peu à peu les coupoles et 
les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois 
dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis 
1 an 1000, ont gouvenié TÉgypte. L'un des obélisques de 
l'ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette 
plaine, comme une sentinelle oubliée; il se dresse au 
milieu d'un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, 
et reçoit toujours le premier regard du dieu que l'on 
adorait jadis à ses pieds. 

L'aurore, en Egypte, n'a pas ces belles teintes ver- 
meilles qu'on admire dans les Cyclades ou sur les cotes 
de Candie; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, 
précédé seulement d'une vague lueur blanche ; quelque- 
fois il semble avoir peine à soulever les longs plis d'un 
linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, 
comme l'Osiris souterrain ; son empreinte décolorée at- 
triste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s'y mé- 
prendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin 
d'amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre 
épaisse qui charge l'horizon ne se découpe jamais en 
frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, 
au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l'at- 
mosphère cendreuse sous la forme d'un disque rouge, 

12 



138 VOYACE EN ORIENT. 

qu'on croirait sorti des forges libyques du dieu Phta. On 
comprend alors celle mélancolie profonde de la vieille 
Egypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance 
et des tombeaux que les monuments nous transmettent. 
C'est Typhon qui triomphe pour un temps des divinités 
bienfaisantes; il irrite les yeux, dessèche les poumons, 
et jette des nuées d'insecles sur les champs et sur les 
vergers. 

Je les ai vus passer comme des messagers de mort et 
de famine, l'atmosphère en était charçée, et regardant 
au-dessus de ma têle, faute de poinl de comparaison, je 
les prenais d'abord pour des nuées d'oiseaux. Abdallah, 
qui était monté en même temps que moi sur la terrasse, 
fit un cercle dans l'air avec le long tuyau de son chi- 
bouque, et il en tomba deux ou trois sur le plancher. Il 
secoua la tête en regardant ces énormes cigales vertes et 
roses, et me dit : — Vous n'en avez jamais mangé? 

Je ne pus m'empêcher de faire un geste d'éloignement 
pour une telle nourriture, et cependant, si on leur ôte 
les ailes et les pattes, elles doivent ressembler beaucoup 
aux crevettes de FOcéan. 

« C'est une grande ressource dans le désert, me dit 
Abdallah ; on les fume, on les sale, et elles ont, à peu 
de chose près, le goût du hareng saur ; avec de la pâte 
du dourah, cela forme un mets excellent. 

— Mais à ce propos, dîs-je, ne serait-il pas possible 
de me faire ici un peu de cuisine égyptienne? Je trouve 
ennuyeux d'aller deux fois par jour prendre mes repas à 
rhôlel. 

— Vous avez raison, dit Abdallah; il faudra prendre 
à votre service un cuisinier. 

— Eh bienî est-ce que le barharin ne sait rien 
faire ? 

— Oh! rien. ïl est ici pour ouvrir la porte et tenir 
la maison propre, voilà tout. 

— Et YQUs-fnême, ne seriez -vous pas capable de 



r 



SÉJOUR EN EGYPTE. 139 

mettre au feu un morceau de viande, de préparer quelque 
chose enfin? 

— C'est de moi que vous parlez? s'écria Abdallah 
d'un ton profondément blessé; non, monsieur, je ne 
sais rien de semblable. 

— C est fâcheux, repris-je en ayant Tair de continuer 
une plaisanterie, nous aurions pu en outre déjeuner 
avec des sauterelles ce matin; mais, sérieusement, je 
voudrais prendre mes repas ici. Il y a des bouchers dans 
la ville, des marchands de fniits et de poisson... Je ne 
vois pas que ma prétention soit si extraordinaire. 

— Rien n'est plus simple, en effet : prenez un cuisi- 
nier. Seulement, un cuisinier européen vous coûtera un 
talari par jour. Encore les beys, les pachas et les hôte- 
liers eux-mêmes ont-ils de la peine à s'en procurer. 

— J'en veux un qui soit de ce pays-cî, et qui me pré- 
pare les mets que tout le monde mange. 

— Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean. 
C'est un de vos compatriotes qui tient un cabaret dans 
le quartier cophte, et chez lequel se réunissent 1^ gens 
^ans place. » 



II* «- Monslenr «ieaii* 

M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'E- 
gypte. Il a été l'un des trente-trois Français qui pri- 
rent du service dans les mamelouks après la retraite de 
lexpédition. Pendant quelques années, il a eu comme 
les autres un palais, des femmes, des chevaux, des es- 
claves : à l'époque de la destruction de cette puissante 
milice, il fut épargné comme Français; mais, rentré 
dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de 
temps. 11 imagina de vendre publiquement du vin, chose 
alors nouvelle en Egypte, où les chrétiens et les Juifs ne 
s'enivraient que d eauHle-vie^ d arak, et d'une certaine 



140 VOYAGE EN ORIENT. 

bière nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte', de 
Syrie et de T Archipel firent concurrence aux spiritueux, 
et les musulmans du Caire ne parurent pas s'offenser de 
cette innovation. 

M. Jean admira la résolution que j'avais prise d'é-^ 
chapper à la vie des hôtels; mais, me dit-il, vous aurez 
de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire, 
prendre autant de serviteurs qu'on a de besoins diffé- 
rents. Chacun d'eux met son amour-propre à ne faire 
qu'une seule chose, et d'ailleurs ils sont si paresseux, 
qu'on peut douter que ce soit un calcul. Tout détail 
compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous aban- 
donnent même, pour la plupart, dès qu'ils ont gagne de 
quoi passer quelques jours sans rien faire. 

<i Mais comment font les gens du pays? 

— Oh ! ils les laissent s'en donner à leur aise, et pren- 
nent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans 
tous les cas, un effendi a toujours avec lui son secrétaire 
(khatibessir)^ son trésorier (khazindar)^ son porte-pipe 
(Jchiboukji)y le selikdar pour porter ses armes, le seradj- 
biichi pour tenir son cheval, le kakioeâji-bachi pour faire 
son café partout où il s'arrête, sans compter les yamaks 
pour aider tout ce monde. A l'intérieur, il en faut bien 
d'autres ; car le portier ne consentirait pas à prendre 
soin des appartements, ni le cuisinier à faire le café; il 
faut avoir jusqu'à un certain porteur d'eau à ses gages. 
Il est vrai qu'en leur distribuant une piastre ou une 
prastre et demie, c'est-à-dire de vingt-cinq à trente cen- 
times par jour, on est regardé par chacun de ces fai- 
néants comme un patron très-magnifique. 

— Eh bien ! dis-je , tout ceci est encore loin des 
soixante piastres qu'il faut payer journellement dans les 
hôtels. 

— Mais c'est un tracas auquel nul Européen ne peut 
résister. 

• — J'essayerai, cela m'instruira. 



SFJOLR EN ÉGYVTK. 1^1 

— I!s VOUS feront une nourriture abominable. 

— Je ferai connaissance avec les mets du pays. 

— Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les 
prix de tout. 

— Gela m'apprendra la langue. 

— Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les 
plus honnêtes, vous choisirez. 

— Est-ce qu'ils sont très-voleurs? 

— Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, 
par un ressouvenir du langage militaire : voleurs ! des 
Égyptiens... ils n'ont pas assez de courage. » 

Je trouve qu'en général ce pauvre peuple d'Egypte est 
trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui 
partage aujourd'hui les privilèges de la race turque, en 
prend aussi les préjugés. Ces gens sont pauvres, igno- 
rants sans nul doute, et la longue habitude de l'escla- 
vage les maintient dans une sorte d'abjection. Ils sont 
plus rêveurs qu'actifs, et plus intelligents qu'indus- 
trieux ; mais je les crois bons et d'un caractère analogue 
à celui des Hindous , ce qui peut-être tient aussi à leur 
nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres 
carnassiers, nous respectons fort leTartare et le Bédouin, 
nos pareils , et nous sommes portés à abuser de notre 
énergie à l'égard des populations moutonnières. 

Après avoir quitté M. Jean, je traversai la place de 
TEsbekieh, pour me rendre à l'hôtel Domergue. C'est, 
comme on sait , un vaste champ situé entre l'enceinte 
de la ville et la première ligne des maisons du quartier 
cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais 
et d'hôtels splendides. On distingue surtout la maison 
où fut assassiné Kléber , et celle où se . tenaient les 
séances de l'Institut d'Egypte. Un petit bois de syco- 
mores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir 
de Bonaparte, qui les fit planter. A l'époque de l'inoiH 
dation, toute cette place est couverte d'eau et sillonnée 
par des canges et des djermes peintes et dorées appar-* 



142 VOYAGE EN ORIENT. 

tenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette 
transformation annuelle d'une place publique en lac 
d'agrément n'empêche pas qu'on y trace des jardins et 
qu'on y creuse des canaux dans les temps ordinaires. 
Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à 
une tranchée ; les hommes piochaient la terre, et les 
femmes en emportaient de lourdes charges dans des 
coufles de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait 
plusieurs jeunes filles, les unes en chemises bleues, et 
belles de moins de huit ans entièrement nues, comme 
on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil. 
Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail, 
et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le 
t^ut était sous la direction d'une sorte de militaire 
coiffé d^un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à 
éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la 
main un fouet en peau d'hippopotame roulée. Cela s^a- 
dressait aux nobles épaules des inspecteurs, comme le 
bâton de c«s derniers à l'omoplate des fellahs. 

Le surveillant^ me voyant arrêté à regarder les pau- 
vres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de teire, 
m'adressa la parole en français. C'était encore un com- 
patriote, le n'eus pas trop l'idée de m'attendrir sur les 
coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement 
du reste ; l'Afrique a d'autres idées que nous sur ce point. 

« Mais pouixiuoi, dis-je, faire travailler ces femmes 
et ces enfants? 

— Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l'inspecteur 
français -, ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment 
mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les 
laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jus- 
qu'à une piastre, selon leur force. Une piastre (26 cen- 
times) est généralement le prix de la journée d'un 
homme. 

— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont 
encbdinés? Sont-ce des forçats? 



SËJOtlR BN ÉGYPTfi* 143 

— Ce sont des fainéants^ ils aiment niieitx passer 
leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les 
c^fés que de se rendre utiles. 

— Comment vivent-ils dans ce cas-là? 

— On vit de si peu de chose ici ! Au besoin, ne trou- 
vent-ils pas toujours des fruits ou des légumes à voler 
dans les champs? Le gouvernement a bien de la peine 
à faire exécuter les travaux les plus nécessaires ; mais , 
quand il le faut absolument, on fait eenier un quartier 
ou barrer une rue par des troupes , on arrête les gens 
qui passent, on les attache et on nous les amène ^ voilà 
tout. 

— Quoi ! tout le monde sans exception ? 

— Oh ! tout le monde ; cependant, une fois arrêtés, 
chacun s'explique. Les Turcs et les Francs se font recon- 
naître. Parmi les autres, ceux qui ont de Targerit se 
rachètent de la corvée ; plusieurs se recommandent de 
leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et tra- 
vaille [tendant quelques semaines ou quelques mois, 
selon l'importance des choses à exécuter. 

Que dire de tout cela? L'Egypte en est encore au 
moyen âge. Ces corvées se faisaient jadis au pro/it des 
beys mamelouks. Le pacha est aujourd'hui le seul suze- 
rain ; la chute des mamelouks a supprimé le servage in- 
dividuel, voilà tout. » 



m. — lies khowals. 

Après avoir déjeuné à Thôtel, je suis allé m'asseoir 
dans le plus beau café du Mousky. J'y ai vu pour la pre- 
mière fois danser des aimées en public. Je voudrais bien 
mettre un peu la chose en scène ^ mais véritablement 
la décoration ne comporte ni trèfles , ni colonnettes , ni 
lambris de porcelaine , ni œufs d'autruches suspendus. 

Ce n'est <(a'à Paris que Ton rencontre des cafés ^ orien^ 



144 VOYAGE EN ORIENT. 

taux» Il faut plutôt imaginer une humble boutique car- 
rée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se 
répèle plusieurs fois l'image peinte d'une pendule posée 
au milieu d'une prairie entre deux cyprès. Le reste de 
rornementation se compose de miroirs également peints, 
et qui sont censés se renvoyer l'éclat d'un bâton de pal- 
mier chargé de flacons d'huile où nagent des veilleuses, 
ce qui est le soir d'un assez bon effet. 

Des divans, d'un bois assez dur, qui régnent autour 
de la pièce, sont bordés de cages en palmiers, servant 
de tabourets pour les pieds des fumeurs , auxquels on 
distribue de temps en temps les élégantes petites tasses 
( fines-janes ) dont j'ai déjà parlé. C'est là que le fellah 
en blouse bleue, le Cophte au turban noir, ou le Bédouin 
au manteau rayé, prennent place le long du mur, et 
voient sans surprise et sans ombrage le Franc s'asseoir 
à leurs côtés. Pour ce dernier, le kahwedji sait bien 
qu'il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette 
bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins de 
la boutique et en est d'ordinaire l'ornement le plus pré- 
cieux. L'encoignure qui le surmonte , garnie de faïence 
peinte, se découpe en festons et en rocailles , et a quel- 
que chose de l'aspect des poêles allemands. Le foyer est 
toujours garni d'une multitude de petites cafetières de 
cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour 
chacune de ces fines-janes grandes comme des coque- 
tiers. 

Et maintenant voici les aimées qui nous apparaissent 
dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. Elles 
me frappèrent au premier abord par l'éclat des calottes 
d'or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs 
talons qui frappaient le sol , pendant que les bras levés 
en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des 
clochettes et des anneaux ; les hanches frémissaient d'un 
mouvement voluptueux ; la taille apparaissait nue sous 
k mousseline dans l'intervalle delà veste et de la riche 



SBiOUR EN EGYPTE. 145 

ceinture relâchée et tombant très-bas, comme le ceston 
de Vénus. A peine , au milieu du tournoiement rapide, 
pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes per- 
sonnes, dont les doigts agitaient de petites cymbales, 
grandes comme des castagnettes , et qui se démenaient 
yaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tam* 
bourin. Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, 
aux yeux arabes avivés par le cofiel, aux joues pleines et 
délicates légèrement fardées ; mais la troisième, il faut 
bien le dire, trahissait un sexe moini^ tendre avec une 
barbe de huit jours : de sorte qu'à bien examiner les 
choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible 
de distinguer mieux les traits des deux autres , je ne 
tardai pas à me convaincre que nous n'avions affaire là 
qu'à des aimées... mâles. 

vie orientale, voilà de tes surprises I et moi j'allais 
m'enflammer imprudemment pour ces êtres douteux, 
je me disposais à leur coller sur le front quelques pièces 
àî'oTj selon les traditions les plus pures du Levant... On 
va me croire prodigue^ je me hâte de faire remarquer 
qu'il y a des pièces d'or nommées ghaziSj depuis cin- 
quante centimes jusqu'à cinq francs. C'est naturelle- 
ment avec les plus petites que l'on fait des masques 
d'or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles 
viennent incliner leur front humide devant chacun des 
spectateurs ^ mais, pour de simples danseurs vêtus en 
femmes, on peut bien se priver de cette cérémonie en 
leur jetant quelques paras. 

Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose 
de bien particulier. Il y a peu d'années, les danseuses 
parcouraient librement la ville,' animaient les fêtes pu^ 
bliques et faisaient les délices des casinos et des cafés. 
Aujourd'hui elles ne peuvent plus se montrer que dans 
les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scru- 
puleux trouvent beaucoup plus convenables ces danses 
d'hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont 



146 voTAGK ' E^ mmift: 

les bras, la faille et le col nu parodient $t dépTofattrfe^ 
ment les attraits demi-roilés des danseuses. 

J'ai parlé de ces dernières sous le nom dTalméeg en 
cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les 
danseuses s'apppellent gkatvasies ; les afmées sont des 
chanteuses; le pluriel de ce mot se prononce oualems. 
Quant aux danseurs autorisés par la morale mtisul-* 
mane, ils s'appellent kkowals. 

En sortant, du café, je traversai de nouveau Tétroile 
rae qui conduit au bazar franc pour entrer dans Vim- 
passe Waghorn et gagner te jardin de Rosette. Des mar- 
chands d'habits m'entourèrerït, étalant sous mes yettr 
les plus riches costumes brodés, des ceintures de drap 
d'or, des armes incrustées d'argent, des tarbouchs g»r-> 
nis d'un flot soyeux à la mode de Ckmstanfinople , 
ehoses fort séduisantes qui excitent chez Thomme un 
sentiment de coquetterie tout féminin. Si j^avais pu me 
regarder dans les miroirs du café, qui n'existaient ^ 
hélas! qu'en peinture, j'aurais pris plaisir à essayer 
quelques-'uns de ces costumes; mais assurément je ne 
veux pas tarder à prendre Thabit oriental. Avant tout, 
il faut songer encore à constituer mon intérieur. 



BIT. — fjft kliftii«WM. 

Je rentrais ehez moi plein de ces réflexions ^ aryant 
depuis longtemps renvoyé le dro^man pour qu'il m'f 
attendu, car je commence à ne plus me perdre dans les 
rues 'j je trouvai la maison pleine de monde, il y avait 
d'abord des cuisiniers envoyés (mr M. Jean, qui fu- 
maient tranquillement sous le vestibule, où ils s'étai^t 
fait servir du café^ puis le Juif Yousef , au premier 
étage , se livrant aux délices du nfirghilé , et d'autres 
gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je ré- 
veillai le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dana 



SÉiOiJR EN ÉGYFTE* HT 

la ohatnbre du fond. Il s'éerid conuoe «un homme au 
désespoir : 
« Je vous l'avais bien dit ce matin ! 

— Mais quoi? 

— Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse. 

— Vous m'avez dit qu'il était bon de n'y monter que 
la nuit pour ne 2)as im^uiéter les voisins. 

— Et vous y ôl^s resté jusqu'après le soleil levé. 

— Eb bien? 

— £h bien! il y a Jà-haut des ouvriers qui travaillent 
à vos frais et que le cheick du quartier a envoyés depuis 
une heure. » 

Je trouvai en eifet des treillageurs qui travaillaient à 
boucher la vue de tout un coté de la terrasse. 

({ De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d'une 
khanoun (dame principale d'une maison) qui s'est plainte 
de ce que vous avez regardé chez elle. 

— Mais je ne Tai pas vue... malheureusement. 

— Elle vous a vu, elle, cela sufiit. 
-— Et quel âge a-t-elle, celte dame ? 

— Oh ! c'est une veuve ; elle a bien cinquante ans- » 
Cela me parut si ridicule, que j enlevai et jetai au 

dehors les claies dont on commençait à entourer la ter- 
rasse; les ouvriers surpris se retirèrent sans rien dire, 
car personne au Caire, à moins d'être de race turque, 
n'oserait résister a un Franc. Le drogman et le Juif se- 
couèrent là tète sans trop se prononcer. Je lis monter 
les cuisiniers, et je retins celui d'entre eux qui me 
parut le plus intelligent. C'était un Arabe à Tœil noir, 
qui s'appelait Mustafa; il parut très-satisfait d'une pias- 
tre et demie par journée que je lui lis promettre. Hù 
des autres s'offrit à l'aider pour une piastre seulement 3 
je ne jugeai pas à propos d'augmenter à ce point mou 
train de maison. 

Je commençais à causer avec le Juif, qui me déve- 
loppait ses idées sur la culture des mûriers et l'élève 



148 VOYAGK KN ORIKKT. 

des vers à soie, lorsqu^on frappa à la porte. .C'était le 
vieux cheick qui ramenait ses ouvriers. 11 nie fit dire 
que je le compromettais dans sa place, que je reconnais- 
sais mal sa complaisance de m^avoir loué sa maison. 
11 ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que 
j'avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma ter- 
rasse, et qu'elle pourrait bien se plaindre au cadi. 

J'entrevis une série de désagréments, et je tâchai de 
m'excuser sur mon ignorance des usages, l'assurant que 
je n'avais rien vu ni pu voir chez cette dame , ayant la 
vue très-basse... 

« Vous comprenez , me dit-il encore , combien Von 
craint ici qu'un œil indiscret ne pénètre dans l'intérieur 
des jardins et des cours , puisque l'on choisît toujours 
des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut 
des minarets. 

•— Je savais cela, lui dîs-je. 

— Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît 
une visite à la khanoun^ et lui portât quelque présent, 
un mouchoir, une bagatelle. 

— Mais vous savez, repris-je embarrassé, que jus- 
qu'ici... 

— Machallah! s'écria-t-il en se frappant la tête, je 
n'y songeais plus ! Ah ! quelle fatalité d'avoir des fren- 
guis dans ce quartier ! Je vous avais donné huit jours 
pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme 
qui n'a pas de femme ne peut habiter qu'à Vokel (khan 
ou caravansérail) ; vous ne pouvez pas rester ici. » 

Je le calmai de mon mieux-, je lui représentai que 
j'avais encore deux jours sur ceux qu'il m'avait accor- 
dés; au fond, je voulais gagner du temps et m'assurer 
s'il n'y avait pas dans tout cela quelque supercherie 
tendant à obtenir une somme en sus de mon loyer payé 
d'avance. Aussi pris-je, après le départ du cheick, la 
résolution d'aller trouver le consul de France. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 149 



IT. — Visite sa consnl de France* 

Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres 
de recommandation. Du jour où Ton est connu dans 
une ville, il n'est plus possible de rien voir. Nos gens 
du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se 
montrer hors de certains endroits reconnus convena- 
bles, ni à causer publiquement avec des personnes d^une 
classe inférieure, ni à se promener en négligé à cer- 
taines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen 
toujours coiffés, bridés, gantés, qui n^osent se mêler au 
peuplé pour voir un détail curieux, une danse, une céré- 
monie , qui craindaient d'être vus dans un café , dans 
une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même 
avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le 
bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café 
sur sa porte, pour peu qu'il vous voie arrêté par la 
curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont 
parfaits, et je n'en vois jamais passer sans m'amuser de 
tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un 
âne, avec ses longues jambes qui traînent presqu'à 
terre. Son chapeau rond est garni d'un épais revête- 
ment de coton blanc piqué. C'est une invention contre 
l'ardeur des rayons du soleil, qui s'absorbent, dit-on, 
dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le 
gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de 
noix en treillis d'acier bleu, pour briser la réverbération 
lumineuse du sol et des murailles ^ il porte par-dessus 
tout cela un voile de femme vert contre la poussière. 
Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d'un 
surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du 
contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent 
un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et 

13. 



160 MOYAGE EN OAIENT. 

généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche 
de son groom et de son drogman. 

On est rarement exposé à faire connaissance avec de 
pareilles caricatures, l'Anglais ne parlant jamais à qui 
ne lui a pas été présenté; mais nous avons bien des 
compatriotes qui vivent jusqu à un «ertâin point à la 
manière anglaise, et, du moment que l'on a rencontré 
un de ces aimables vo}ageurs, on esst pordu, la société 
vous «Qvaiitt. 

Quoi qu'il en sdt, j'ai fini par «le décider à retro«ver 
au fond 4e ma malle une letire de recommandation -pour 
notre consul général, ^q^ii habitait momentanément le 
-Caire. Le soir même, je d4<iai >ehez lui «ans accompa- 
gnemi^nt de gentleman anglais ou autres, il y avait là 
seulement le docteur €lot~Bey, dont ia maison était 
voisine du consulat et M. iM\A)eri^ lancien direc^ 
leur de i Opéra, devenu hUU^iograpke du pacha d'E- 
gypte. 

Ces deux messieurs, ou, si vous vous voulex, cj&s deux 
eflendis, c'est le titre de t4>ul personnage distingué dans 
la science, dans les lettres ou dai»s les fonctions civiles, 
^rtaie^it avec aisance le C4>($tume oriental. La plaque 
^tincelante du nichan décorait leurs poitrines, et il eût 
été difficile de les distingiier des musuinians ordinaires. 
J^s cheveux rasés, la barbe et ce haie léger, de ia peau 
qu'on acquiert dans les pays chauds, transforment bien 
.vite l'Européen en im Turc très-passable. 

J« parxx)urus avec empressement les journaux français 
étalés sur le divan du consul. Faii)lesse humaine! lirp 
les journaux dans le paysdu papyrus et des hiéroglyj^es! 
ne pouvoir oublier, comme madame de Staél, aux bords 
An Léman, le ruisseau de la rue du Bac! 

On s'entretint pendant le dîner d'une affaire qui était 
jugée trèfrgrave et faisait grand bruit dans la sociél<î 
franqiie. Un pauvrje diable de Français, un domestique, 
4w^it résolu de se laise i»usulman^ et .ce ^u^il y avait ck) 



SJÊ/OUK EN EGYPTE. 45î 

plus singulier, c^est que sa femme aussi voulait embras- 
ser Tislamisme. On s'occupait des moyens d'empêcher ce 
scandale: le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais 
le clergé musulman meltail de Tamour-propre à triom- 
pher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle 
de l'argent, une bonne place et différents avantages -, les 
autres disaient au mari : a Tu auras beau faire, en rès- 
taot chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie esi 
clouée Là ; on n'a jamais vu en Europe un domestiqua 
devenir seigneur. Chez nous, le dernier ^des valets, uo 
esclave, nn no^miton, devient émir, pacha, ministre ^ il 
épouse la iîlle du sultan : Tâge n'y fait rien^ Tespérance 
du premier rang ne nous quitte qu'à la mort. «Le pauvre 
diable,, qui peut-être avait de Tambition, se laissait aller 
à ces espérances. Pour sa femme aussi, la perspective 
n'était pas moins brilJante; elle devenait tout de suite 
une cadine, légale des grandes dames, avec le droit de 
mépriser toute femme chrétienne ou juive, déporter le 
habbarah nou* et les babouches jaunes ] elle pouvait di- 
vorcer, chose peut-être plus séduisante encore, épouser 
un grand personnage, iiériler, posséder la terre, ce qui 
est défendu aux tjavours, sans compter les chances de 
devenir favorite d'une princesse ou d'une sultane mère 
gouvernant l'empire du fond d'un sérail. 

Voilà la double perspective qu'on ouvrait à de pau- 
vres gens, et il faut avouer que cette possibilité des per- 
soimes de bas étage d'arriver, grâce au hasard ou à leur 
intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que 
le>ur passé, leur éducation ou leur condition première y 
puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe 
d'égalité qui, chez nous, n'est écrit que dans les codes. 
En Orient, le criminel lui-même, s'il a payé sa dette à la 
loi, ne trouve aucune carrière fernfiée : le préjugé moral 
disparaît devant lui. 

Eh bien ! il faut le dire, malgré toutes ces séductions 
(}e la loi turque, Jes apostasies sont très-rares, L'ijnpor- 



152 VOYAGE EN OKIENT. 

tance qu'on attachait à raffaire dont je parle en est une 
preuve. Le consul avait Tidée de faire enlever Thomme 
et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer 
sur un vaisseau français ; mais le moyen de les trans- 
porter du Caire à Alexandrie? Il faut cinq jours pour des- 
cendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée, 
on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route. 
En pays turc, le changement de religion est la seule 
circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les na- 
tionaux. 

« Mais pourquoi faire enlever ces pauvres gens? dis-je 
au consul ; en auriez-vous le droit au point de vue de la 
loi française? 

— Parfaitement; dans un port de mer, je n'y verrais 
aucune difficulté. 

— Mais si l'on suppose chez eux une conviction reli- 
gieuse? 

— Allons donc, est-ce qu'on se fait Turc? 

— Vous avez quelques Européens qui ont pris le 
turban. 

— Sans doute-, de hauts employés du pacha, qui au- 
trement n'auraient pas pu parvenir aux grades qu'on 
leur a conférés, ou qui n^auraient pu se faire obéir des 
musulmans. 

— J'aime à croire que chez la plupart il y a eu un 
changement sincère; autrement, je ne verrais là que 
des motifs d^intérêt. 

— Je pense comme vous; mais voici pourquoi, dans 
les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre 
pouvoir à ce qu'un sujet français quitte sa religion. Chez 
nous, la religion est isolée de la loi civile ; chez les mu- 
sulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui 
embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout 
point, et perd sa nationalité. Nous ne pouvons plus agir 
sur lui en aucune manière ; il appartient au bâton et au 
sabre; et s'il retourne au cbristianime, la loi turque le 



SÉJOUR EN EGYPTE. 153 

condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd 
pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa 
patrie; on n^est plus le même homme, on est un Turc; 
c'est fort grave, comme vous voyez. » 

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel 
assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n'ap- 
préciais que difficilement les diverses nuances, à cause 
dune saveur prononcée de goudron, qui, selon lui, en 
prouvait Tauthenticité. 11 faut quelque temps pour se 
faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute 
à la conservation du véritable malvoisie, du vin de com- 
manderie ou du vin de Ténédos. 

Je trouvai dans le cours de l'entretien un moment 
pour exposer ma situation domestique ; je racontai l'his- 
toire de mes mariages manques, de mes aventures mo- 
destes. « Je n'ai aucunement Fidée, ajoutai-je, de faire 
ici le séducteur. Je viens au Caire pour travailler, pour 
étudier la ville, pour en interroger les souvenirs, et 
voilà qu'il est impossible d^y vivre à moins de soixante 
piastres par jour, ce qui, je Tavoue, dérange mes pré- 
visions. 

— • Vous comprenez, me dit le consul, que dans une 
ville où les étrangers ne passent qu^à de certains mois de 
Vannée, sur la route des Indes, où se croisent les lords 
et les nababs, les trois ou quatre hôtels qui existent 
s^entendent facilement pour élever les prix et éteindre 
toute concurrence. 

— Sans doute-, aussi ai-je loué une maison pour quel» 
ques mois. 

— C'est le plus sage. 

— Eh bien ! maintenant on veut me mettre dehors, 
^us prétexte que je n'ai pas de femme. 

— On en a le droit; M. Clot-Bey a enregistré ce dé- 
tail dans son livre. M. William Lane, le consul anglais, 
raconte dans le sien quUl a été soumis lui-même à cette 
nécessité. Bien plus, lisez l'ouvrage de Maillet, le consul 



154 VOYAGE Eti (mU»fT* • 

frénérai de Louis XîV, vou$ verrez quU eo était de tiièoie 
de son temps; il faut vous mamT. 

— J'y ai renoncé, La dernière femme qu'on m'a ptK>- 
posée m'a gâté les autres, et, walheureusement, je n Sa- 
vais pas assez en mariage \)o\iv elle. 

— Cest différent. 

— Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses : 
mon drogman m'a cooseiHé d'en acheter \me^ €i de l'é- 
tablir dans mon domicile. 

— >- C'est une bonne idée. 

— Serai-je ainsi dans les termes de la loi ? 

— Parfaitement. » 

lia eonversatiôa ne prolongea sur ce sujet. Je m'étpn- 
nais un peu de cette facilité donnée aux chrétiens d'ac- 
quérir des esclave en pays turc ; on m'expliqua que cela 
ne concei^nail que les femmes pinson moins coloiiées^ 
mais on peut avoir des Abyssiniennes presque Maiiehes, 
La plupart des négociants étaUis au Caire en possèdent. 
M. Clot-Bey en élève plusieurs pour Teraploi de sages- 
femmes. Une preuve encore qu'on me donna q4iie ce droit 
n'était pas contesté, c'est qu'une esclave noire^ s'étant 
^happée récemment de la maison de M. Lubbort^ lui 
avait été ramenée par la police. 

J'étais encore tiMit rempli des préjugés de l'Europe, 
(et .ie n'apprenais pas ces détails sans quelque surprise. 
Il faut vivre un peu en Orient pour s'apercevoir que l'es- 
clavage n'est là en principe qu'une sorte d^adopticm. i^. 
^eo^ition de l'esclave y leÉ^cerlaÎJiemeut meilleure que 
celle du /e//aA ou du rayah libres. Je comprenais déjà 
en outre, d'après ce que j'avais appris sur les mariages, 
qu'il ûV avait paç grande diflérence entre l'Égyptienne 
vendue par ses parvnts et l'AbyssjjEiienne exjjosée au 
J»azar. 

Les consuls du Levant diffèrent d'opinion tpuchaitt le 
droit des Européens sur les esclaves. Le code di|)loma- 
tique np contient rien 4e loipiel là-dessus* INotr^x^jusul 



• 

m'âfl^mui; ém teste, éf»ll tenait beaucoup à ce cpiela si-* 
tuation àef^êHe ne etengeât pas à cet égatd, et voicr 
poiirqtioi« Les Européens ne peuvent pas être proprié^ 
taires fonc er» en Égypto; mais, h Taide de fictions lé^ 
gales, \\s exploitent ee^iendant des propriélés, des fa-^ 
briques ; outre \a difficulté de foire travailler les gens do 
pays^ qui, dès^ qi«'tls ont gagné ta moindre somme, s en 
vont vivre au soleil jusqo'à ce qu'elle soit épuisée, iU 
ont souvent ( ontre eux îe mauvais vouloir cfes cheiks ou 
de personnages poissants^ leurs rivaici en industrie, qui 
peuvent tout d'un con[> leur enlever tous leurs travail 
leurs soos prétexte d'utilité publique,. Avee des eselaves, 
du morrfs , ils pettveiit oblenir an travail régulier et 
suivi, 9t fo«itefoîfr ces dermers y cofisentent, car Tes- 
clave rvvéeointefVt don itiaHre peut toujours le cou* 
fraindre k te faére revendre aa bazar. Ce détail est uo 
de ceux qui expliquent le naieux la douceur de Fesela^ 
vage en Orient. 



Quand je sortis de ehez le comul, la nuit était déjà 
avancée ^ le barbarin m'attendait à la porte, envoyé par 
Abdallah^ qui avait jugé à propos de se coucher *, il n'y 
avait rien à dire ; quand on a beaucoup de valets, ili$ se 
partagent la besogne, e^est naturel... Au reste, Abdallah 
ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie! 
Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit, 
un f^lologue, qui consent à mettre sa science au service 
du voyageur; il veut bien encore remplir le rôle de 
eicerone, il ne repousserait pas même au besoin les 
aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie 3 
mais là s'arrête sa spécialité ; vous en avez pour vos 
vingt piastres par jour I 

Au moins faudrait*il qu'il fût toujours là pour vou^ 



156 V0TA6B EN ORIENT. 

expliquer toute chose obscure. Ainsi j^aurais voulu sa-> 
voir le motif d*un certain mouvement dans les rues, qui 
m^étonnait à cette heuie de la nuit. Les cafés étaient 
ouverts et remplis de monde; les mosquées, illuminées, 
retentissaient de chants solennels, et leurs minarets 
élancés portaient des bagues de lumière; des tentes 
étaient dressées sur la place de TEsbekieh, et Ton en- 
tendait partout les sons du tambour et de la flûte de 
roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés 
dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se 
pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein 
jour, éclairées chacune par des centaines de bougies, et 
parées de festons et de guirlandes en papier d'or et de 
couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de 
la rue, il y avait un immense candélabre portant une 
multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à 
Tentour, des grappes suspendues de lanternes. Une 
trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candé- 
labre, semblaient former le chœur d'un chant dont 
quatre autres, debout au milieu d^eux, entonnaient suc 
cessivement les strophes; il y avait de la douceur et une 
sorte d'expression amoureuse dans cet hymne nocturne 
qui s^élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie 
consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tris- 
tesse. 

Je m^arrêtais à Técouter, malgré les instances du bar- 
barin, qui voulait m'entraîner hors de la foule, et d'ail- 
leurs je remarquais que la majorité des auditeurs se 
composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban 
noir; il était donc clair que les Turcs admettaient vo- 
lontiers la présence des chrétiens à celte solennité. 

Je songeai fort heureusement que la boutique de 
M. Jean n'était pas loin de cette rue, et je parvins à faire 
comprendre au barbarin que je voulais y être conduit. 
Nous trouvâmes l'ancien mamelouk fort éveillé et dans 
le plein exercice de son commerce de liquides. Une ton- 



SÂIOUR BN ÉfiYPTS. 157 

lidie, au fond de rarrière-cour, réunissait des Ck>phie8 
et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de 
temps en temps des émotions de la fête. 

M* Jean m'apprit que je venais d'assister à une cé- 
rémonie de chant, ou zikr^ en l'honneur d'un saint der- 
viche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée 
étant située dans le quartier cophte, c'étaient des per- 
sonnes riches de cette religion qui faisaient chaque année 
les frais de la solennité; ainsi s'expliquait le mélange 
des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D'ail- 
leurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains der- 
viches^ ou santonsy religieux dont les pratiques bizarres 
n'appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et 
remontent peut-être aux superstitions de l'antiquité. 

£n effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où 
M. Jean voulut bien m'accompagner, je trouvai que la 
scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore. 
Les trente derviches se tenaient par la main avec une 
sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre 
coryphées ou zikkers entraient peu à peu dans une fré- 
nésie poétique moitié tendre, moitié sauvage; leur che- 
velure aux longues boucles, conservée contre l'usage 
arabe, flottait au balancement; de leurs têtes, coiffées 
non du tarbouch, mais d'un bonnet de forme antique, 
pareil au pétase romain ; leur psalmodie bourdonnante 
prenait par instants un accent dramatique ; les vers se 
répondaient évidemment, et la pantomime s'adressait 
avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d^amour 
inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres 
de l'Egypte célébraient les mystères d'Osiris retrouvé ou 
perdu; telles sans doute étaient les plaintes des cory- 
bantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches 
hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut- 
être encore à cette vieille tradition de ravissements et 
d'extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage orien- 
tal, depuis les oasi& d'Ammon jusqu'à la froide Samo- 

14 



tbfacer A les entendre senleménf) je dèntai» i^fésr yêtf± 
plein» 4e larmes^ et rentbcusiasRKr ga^ati pea à pea 
tous les assislaflft9« 

M. Jean, vieux sceptique de Tarmée, répnMîcaîne, ne 
partageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridi- 
cule, et m'assura que les mtis^ilmansF eux-mêmes pre- 
naient ces derviches en pitié, a G*est le biis p nple qiri (es 
encourage^ me disaiMI; autrement, rien n*est moins 
conforme au mahométisme véritable, ef même, dans 
foule suppo ition, ce qn'its chantent n a pas dépens.)» Je 
le priai néanmoins de m'en donner lexplication^ « Ce 
n'est rien, me dit-il; ce sont des chansons amouretHïeià 
qu'ils débitent on ne sait à quel pro|)OS; j en eonnais 
pkrsieurs ; en voicî une qu'ils ont chantée: 

« Mon etem esttrocMé pn VnoMr^ — am pfivpièfene m ferne 
ftB» ! — Mes yen re?erF0Bl4l8 Jaoïti* le MciKaimé? 

« DuM l'épttiMment des triaU» luiit»^ l'alM^iee fait OMurir Tes- 
poic > — mes Urmes vouleot cMoaie des pecles, — et mon cwu est 
embrasé ! 

« colombe, dis-moi — pouri^ttoi ta te lamentes aiasi ; — l'ab- 
sence te fait-efle aussi gémir — ou tes ailes manquent-elles (f espace? 

« Elle répond : Nos chagrins sont pareils ; ^- Je suis consumée 
pat Tamour; — bêlas! e^est ce mal aussi, — Tabsentse de moii 
bfen-aimé, qui me fait gémir. » 

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent 
CCS couplets est toojours le même : m il n'y a de dieu 
que Dieu ! » 

a H me semble, di^fe, que cette chanson penf bien 
s'adresser en effet à la Divinité ] c'es»! de rameur divin 
qu^il est question sans doute. 

— Nullement ^ on les entend, dans d'autres couplets, 
comparer leur bien-aimée à la gazelle de l'Yemen, lai 
dire qu'elle a la peau fraîche et qu'elle a passé à peine 
le temps de boire le lait... C'est, ajouta-t-il, ce que neirs 
appellerions des changeas grivoises. » 



|0 ii*éidBs pas cenvaincu ; je trouvais bien plutét aux 
autres vers 4|ii*il jipie ci4a ntie ceriaifie resseiablanoe avec 
le Cantique des €antÂ(|ues. « Ou reste, ajouta M. Jean, 
yoii« les verrez encore foire bien d autres folies après- 
demaiii, pendant la fête de Mahomet ; seulement je vous 
conseille de prefidre alors un costume arabe, ear la fête 
colnetde eetle âunée avec le réU>ur des pèlerias de la 
liecque, -et parmrièeii derniers il y a beaucoup de M^^ 
rabiiis (musulmans de louest) qui n^aiment pa$ 1^ M-* 
bitfi fripes, mriwi depiHs Ib ^ofuét^ d'Al^* » 

Je me f^romîs 4e mvm m eanâBil, H je re^^is en 
compa^ie du tmbf^riix le cheflain de mon doœieilt, L» 
fête devait mcQ/re ee continuer toute la nuît. 



Le lendemain au matin j appelai Abdallab pour jcom-^ 
mander mon déjeuner au .cuisinier Muslafa. Ce dernier 
répondit q4i41 iallait d'abord acquérir les uste.^ijes m- 
cessaires. Rien n^ét^tpJus juste, et je dois dire encor« 
que l'assortiment o>o £ut pas ^xunpliqué. Quant au^ 
provisions, les femmes fellahs stationnent f)arlout dans 
Les rues avec des ^a^s pleines de ponles, de pigeons et 
de canards; on vend même au boissean les poulets ^clo$ 
dans les Coi^rs à œuCs si célèbres du pays; des Bédouins 
ajiportent le malin des coqs de bruyère et. des cailles, 
âont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigta, 
ce qui forme une couroime autour de la main* Tont cela, 
sans compter les poissons du Nil, les légumes et les 
fruits énormes de ( ette vieille terre d'Egypte, se vend à 
des prix fabuleusement modérés. 

£n comptant, par e^^emple, les poules à vingt cen- 
times .et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatier 
d ecbapper longtemps au régime des hôtels ; malbey- 
reusemejiît il était imjii^ssible d'avoir des volailles grasse^ : 



160 VOYAGE EN ORIENT. 

c'étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs 
trouvent plus d'avantage à les vendre ainsi qu'à les 
nourrir longtemps de maïs. Abdallah me conseilla â*en 
acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les 
engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans 
la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, 
ayant remarqué un petit coq moins osseux que les 
autres, se disposa, sur ma demande, à préparer un cous- 
coussou. 

Je n'oublierai jamais le spectacle qu'offrit cet Arabe 
farouche, tirant de sa ceinture son yataghan destiné au 
meurtre d*un malheureux coq. I^ pauvre oiseau payait 
de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plu- 
mage éclatant comme celui d'un faisan doré. En sentant 
le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent 
l'âme. Mustafa lui coupa entièrement la tète, et le laissa 
ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, 
jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, raidit ses pattes, et tombât 
dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m^ôter 
l'appétit. J'aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas 
faire... et je me regardais comme infiniment plus cou- 
pable de la mort du petit coq que s'il avait péri dans les 
mains d'un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement 
lâche; mais que voulez-vous? je ne pouvais réussir à 
m'arracher aux souvenirs classiques de l'Egypte, et 
dans certains moments je me serais fait scrupule de 
plonger moi-même le couteau dans le corps d'un légume, 
de crainte d'offenser un ancien dieu. 

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié 
qui peut s'attacher au meurtre d'un coq maigre que de 
l'intérêt qu'inspire légitimement l'homme forcé de s'en 
nourrir : il y a beaucoup d'autres provisions dans la 
grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes 
suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais 
je n'ai pas été longtemps sans reconnaître la justesse 
des observations de M, Jean, Les bouchers de la ville ne 



SÉJOUR EN ÉCYPTE. 16i 

vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajou- 
tent, comme variété, de la viande de chameau, dont les 
immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des 
boutiques. Pour le chameau, Ton ne doute jamais de 
son identité : mais, quant au mouton, la plaisanterie la 
moins faible de mon drogman était de prétendre que 
c'était très-souvent du chien, le déclare que je ne m'y 
serais pas laissé tromper. Seulement je n'ai jamais pu 
comprendre le système de pesage et de préparation qui 
faisait que chaque plat me revenait environ à dix pias- 
tres; il faut y joindre, il est vrai, Fassaisonnement 
obligé de meloukia ou de bamie^ légumes savoureux 
dont Fun remplace à peu près l'épinard, et dont l'autre 
n'a point d'analogie avec nos végétaux d'Europe. 

Revenons à des idées générales. Il m'a semblé qu'en 
Orient les hôteliers, les drogmans, les valets et les cui- 
siniers s'entendaient de tout point contre le voyageur. 
Je comprends déjà qu'à moins de beaucoup de résolution 
et d'imagination même, il faut une fortune énorme pour 
pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand 
avoue qu'il s'y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des 
dépenses folles ; parmi les autres voyageurs , la plupart 
n'ont pas quitté les ports de mer, ou n'ont fait que tra- 
verser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet 
que je crois meilleur. J'achèterai une esclave, puis- 
qu'aussi bien il me faut une femme, et j'arriverai peu à 
peu à remplacer par elle le drogman , le barbarin peut- 
être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. 
En calculant les frais d'un long séjour au Caire et de 
celui que je puis faire encore dans d'autres villes, il est 
clair que j'atteins un but d économie. En me mariant, 
j'eusse fait le contraire. Décidé par ces réflexions, je dis 
à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves. 



14, 



Ï6S VOTib&f EjN OfttBVr^ 



Nous tiaversâmes toute la ville jusqu'au quartier ées 
grands bazars, et là , après avoir siûvj u.ue rue obscure 
qui faisait Jongle avec ù |Mrinci(^« ows fjmes 0Oitre 
entrée dans une cpur irrégulière ^ans ^tre obligés de 
descendre de nos ix^es, H y 9v<«it ^u miieu un puils 
omhraj^ d'u» «yeomore. A (koite» le^loisig du imir^ june 
douzaine de noirs étaient rangés deboutt, iùymA l'^ir fdu- 
tôt iiK^et que triste , vêtus pour la pliipart du say/^ 
bleu def gens du peuple , et A^ilrani ^utes )e$ nua^^ces 
possibles de couleur et de forme, ^ous noup louroime^ 
vers la gtucbe» oà répi^^ait une série de petitlesicbam^rcs 
dont le |>orf uet s'avançait sur Ja cour cemïm upe .es- 
trade., à «uviroo deu;i^ pieds de terre. Plusieurs m^r^ 
chands basanés nous eotouraie^t déjà eu i^ous disan^t ; 
n Essouad ? Abench ? — {lies noires ou des Abyssiniennes ? d 
^ous nous avanç^rnes vers la prenoière chanpbre. 

Là , cinq ou six négresses , assises en rond sur dm 
nattes, .fumaient pour la plupart, et nous accueillirptti 
en riant au^ic éclats. JEUesJi .étaient gur^r^ velues qtie4e 
haillons bleus, et Ton ne pouvait reprocher aux vcm- 
deurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, parta^^ 
eu des cenlaijaesde petites tresses serrées, étaient gêné- 
ralemejat xnaiatetnus par un ruhaa ruuge qui les parta^ 
geait en deux touŒ^s volumineuses;; la raie de chair 
était teinte de cinabre ^ elles porUieni des aAneaui^ 
d'étain aux bras et aux jambes, des colliers de verrote^ 
rie, ^t, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés 
au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d'â^juste- 
ment barbare dont certains tateiuages et coloriages d^ 
la peau rehaussaient encore le caractère. C'étaient des 
négresses du Sennaar, l'espèce la plus éloignée, certes, 
du type de la beauté convenue parmi nous. La proémi^ ' 



«lenpedela micboire, le froint déprimé, la lèvre épaisse, 
dia^seni ces pauvres créatures dans uoe catégorie pres-^ 
4^iste bestiale, et cependant, à part ce masque étrange 
dont la nature les a dotées, le corps est d\me perfection 
•rare , des formes virginales et pures se dessinent sous 
leurs tuniques, et leur voix sort doiice et vijjraaie ÙAàm 
bouche éi^al^te àe ^tratcheur. 

]B% i^en ! je oe m'enflammerai pas pour ces joUs mons- 
tres ; mais^a^ doute ies. telles dame^ <iUi (^aire doi!v^Qt 
aimer à s entourer de chambrières pareilles. Il p^i y 
avoir imisi 4le^ ot)po$i4io»^ charmanti'.s de couleur et de 
.forme; .ces fiî.vUeoAes ne mni yto'iui laides da^s le sen^ 
absolu du moi^ mais iorment un contra^ parlait à la 
beauté idle que nous la compre^^K^s. Une femme blanche 
doii resfiorlir admirableme^ft aa milieu àe ces lilles d(^ 
.la nuit, que liaurs formes éla«cées semblât destiner à 
iresiaer les cbeveui;^, tendre iea étoffes, porter les flacon.^ 
et W$ vaises, comme dmB les fjiesques autiq^^e^. 

Si j'étais e» état de «le^n^r lar^emen^i la vie orientale, 
je oe me priverais pa$ de .ces pittoresques créatures ; 
maûs^ ne voulant acqiuérir/^u'ufie sauJe^isclave, j'ai de- 
jQoandé à m ^lOir d'autres chez Ies<j|^ielles l'angle .facial 
fût plus ouvert e^la ieii9.ie noiiie moiins prononcée. Cc^la 
.dépend du prix que vous voileriez metj^re,. me dit Abdallah.; 
celles que vious voyez là fie coûtent guère que deux 
bourse^ ,(2â0 francs) ; tm ies garantit pour huit jours : 
V0U6 pouvez les rendma au be^ui .de ce temps^ si elles ont 
4}ueique défaut ou ^elque infii mité. 

a iiais^ x>b3ervai*-je , jerneUr^tis volontiers quelque 
chose de plus ; ubc femme un peu joU^e ne coûte pas plus 
à Aourrir qu'une Autre. 9 

Abdallah ne paraissait pa$ paitager mon opiuion. 

Kous passâmes aux autres chambres; c'élaieiit encore 
iles filles d^ SenAJ^r. U y en ayait de plus jeunes et d^ 
j^im bdles» ixiais h type ^ûic^aj domba^U avec um singi^- 
itÂfi^ «piformUéf 



164 VOYAGE EN ORIENT. 

Les marchands offraient de les faire déshabiller^ ils 
leur ouvraient les lèvres pour que Ton vît les dents, ils 
les faisaient marcher, et faisaient valoir surtout rélasti-» 
cité de leur poitrine. Ces pauvres filles se laissaient 
faire avec assez d^nvsouciance ; la plupart éclataient de 
rire presque continuellement, ce qui rendait la scène 
moins pénible. On comprenait d^ailleurs que toute con* 
dition était pour elles préférable au séjour de Tokel, et 
l)eut-étre même à leur existence précédente dans leur 
pays. 

Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai 
au drogman si Ton n^y voyait pas d^ Abyssiniennes. 
a Oh ! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement ; il 
faut monter dans la maison, et que le marchand soit 
bien convaincu que vous ne venez pas ici par simple 
curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste, 
elles sont beaucoup plus chères , et vous pourriez f teut- 
être trouver quelque femme qui vous conviendrait parmi 
les esclaves du Dongola. Il y a d'autres okels que nous 
pouvons voir encore: Outre celui des Jellab, où nous 
sommes, il y a encore Tokel Kouchouk et le khan Ghafar.» 

Un marchand s'approcha de nous et me fit dire quUl 
venait d'arriver des Éthiopiennes qu'on avait installées 
hors de la ville, afin de ne pas payer les droits d'entrée. 
Elles étaient dans la campagne, au-delà de la porte 
Bab-el-Madbah. Je voulus d'abord voir celles-là. 

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, 
et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes 
dans la plaine, c'est-à-dire au milieu des tombeaux, 
car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monuments 
des califes étaient restés à notre gauche ; nous passions 
entre des collines {)Oudreuses, couvertes de moulins et 
formées de débris d'anciens édifices. On arrêta les ânes 
à la porte d'une petite enceinte de murs , restes proba- 
blement d'une mosquée en ruine. Trois ou iquatre Ara- 
bes, vêtus d'un costume étranger au Caire, nous firent 



SÉJOUR EN EGYPTE. 165 

■ 

entrer, et je me vis au milieu d'une sorte de tribu dont 
les tentes étaient dressées dans ce clos, fermé de toutes 
parts. Les éclats de rire d^m certain nombre de négresses 
m'accueillirent comme à Tokel ^ ces natures naïves ma- 
nifestent clairement toutes leurs impressions , et je ne 
sais pourquoi Thabit européen leur parait si ridicule. 
Toutes ces filles s'occupaient à divers travaux de ménage, 
et il y en avait une très-grande et très-belle dans le mi- 
lieu qui surveillait avec attention le contenu d'un vaste 
chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant Tarracher à 
cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui 
se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles- 
mêmes leurs beautés. Ce n'était pas la moindre de leurs 
coquetteries qu'une chevelure toute en nattes d'un vo- 
lume extraordinaire, comme j'en avais vu déjà, mais en- 
tièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs 
épaules et leur poitrine. Je pensai que c'était pour rendre 
moins vive l'action du soleil sur leur tête ; mais Abdal 
lah m'assura que c'était une affaire de mode, afin de 
rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante. Seu- 
lement, me dit-il, une fois qu'on les a achetées, on se 
hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette 
chevelure en cordelettes , qui n*est de mise que du côté 
des montagnes de la Lune. 

L'examen ne fut pas long; ces pauvres créatures 
avaient des airs sauvages fort curieux sans doute , mais 
peu séduisants au point de vue de la cohabitation. La 
plupart étaient défigurées par une foule de tatouages , 
d'incisions grotesques, d'étoiles et de soleils bleus qui 
tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. 
A voir ces formes malheureuses, qu'il faut bien s'avouer 
humaines, on se reproche philanthropiquement d'avoii 
pu quelquefois manquer d'égards pour le singe , ce pa- 
rent méconnu que notre orgueil de race s'obstine à re- 
pousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à 
ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied, 



166 Y^ACE EN oniesT. 

fiUm^ et développé sans doute par Tbabitude de mM*" 
ter aux arbres, se rattarhail sensiblement à la famille des 
quadrumanes. 

Elles me criaient de tous côtés : bakchi^ ! bakchis l et 
je tirais de ma poche quelques piasires avec hésitation, 
craignant que les niaitres n'en profitassent exelatsive^ 
ment ; mais ces derniers , pour me rassurer^ s offrirent 
à leur distribuer des dattes^ des pastèques, du tabae, 
et même de Teau-de-vie : alors ee furent p«*to«t des 
transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au 
son du tarabouk et de la «ommarah , ee tambour et ee 
jifre mélancoliques des peuplades africaines. 

\jà. grande belle fille chargée de La euisine se délaw- 
naît à peine, et remuait toujours dans la diaudière fine 
^"iisse bouillie de dourah. Je m'approchai ; elle lœ re^ 
. garda d'un air dédaigneux, -et son attention ne fut aili*- 
rée que par mes gants noirs. Alors elle croisa ies brsas 
et poussa des cris d'admiration. Comment pouyai&4e 
avoir des mains noires et la figure blanche? voil3 ee qui 
dépassait sa compréhension, l'augmentai cette surprise 
en étant an de mes gants, et alors çtte se mit k eri<^.: 
« BismUlah i enté effrit? enté Sàbpytan ? — Dieu «ne fMv- 
serve! es-tu un esprit? es-tu le duMe2 » 

Les autres ne témoignaient pas moins dlét-onnon^enl, 
el Ton ne peut imagiaer combien tous les déUii^ de ma 
toilette frappaient oeis âmes ingénues, il est clair ^m 
dan^ leur f^ays j'aurais pu gagner ma vie à me Daire >w. 
Quant à la principtale de ces beautés nubiennes , elle ne 
tarda pas è reprendre son occupation première avec 
cette ii^eonstance des ^f^esque tout distrait, maiss doot 
rien ne fixe les idées plus d'un iastant. 

J'eus la fanUisie de demanda ce qu'elle coûtait, jaoais 
ledrogman m'apprit que c'était jwten^nt la favmtedu 
marchand d'esela^s, et qu'il ne voulait pas la vendre,, 
espérant qu'elle le rendrait pèr^.^.*. ou bien qu'alors ee 
Siérait f>liis ebctf*. 



ie ntnmVa point stir ce détail. 

m Décidément, di»je mi drogman, je trouve toutes ces 
temtes trop ioncées ^ passons à d autres ouances. L^A* 
byssinienne est donc bien rare sur le marché? 

— Elle mani|ue un peu pour le momenl , me dit AIh 
daUali, niais voici la grande caravane de la Mecque qui 
arrive. Elle s'est arrêtée à Birket-el-lladji, pour faire 
son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors 
de quoi climir ^ car beaucoup de pèlerins , manquant 
d argent pour Itnir leur voyage, se défont de quelqu'une 
de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands 
qui en rain^nent de THedjaz. » 

Nous sortîmes de cet okel sans qn on s^ét<Hinât le 
moins du inonde de ne m'avoir vu rien acheter. Un ha- 
hilant du €aii« avait conclu cependant une affaire pen- 
dant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Ma(thah 
avec deux jeunes négresses fort bien déeooplées. Elles 
marciiaieut clevaut lui, rêvant l'inconnu, se demandant 
saiis doute si elles allaient devenir favorites ou servantes, 
et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein 
découvert aux rayons d'un soleil ardent. 



IX. — lie théâtre du Caire. 

Nous rentrâmes en suivant la rue Hasanieh^ qui nous 
coudaisit à celle qui sépare le quartier franc du quar- 
tier juif, et qui longe le Calish, traversé de loin en loin 
de ponts vénitiens d'uue seule arche. 11 existe là un fort 
bi'au café dont 1 arrière-salle donne sur ie canal, et où 
l'on prend des sorl)ets et des limonades. Ce ne sont pas, 
au iiesie, les ralVaichissements qui manquent au Caire, 
où des l)ou tiques coquettes étalent çà et là des coupes 
de limonades et de boiSsons mélangées de fruits sucrés 
aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la 
rue turque pour traverser le pas$ag<^ qui conduit au 



168 TOTÀCE BN ORIENT. 

Mousky , je vis sur les mars des affiches Uthographiées 
qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâ- 
tre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir 
de la civilisation -, je congédiai Abdallah et j'allai diner 
chez Domergue, où Ton m'apprit que c'étaient des ama- 
teurs de la ville qui donnaient la représentation^au pro- 
fit des aveugles pauvres , fort nombreux au Caire mal- 
heureusement. Quant à la saison musicale italienne, 
elle ne devait pas tarder à s'ouvrir, mais on n'allait as- 
sister pour le moment qu'à une simple soirée de vaude- 
ville. 

Vers sept heures , la rue étroite dans laquelle s^ouvre 
Fim passe Waghorn était encombrée de monde, et les 
Arabes s'émerveillaient de voir entrer toute cette foule 
dans une seule maison. C'était grande fête pour les meur 
diants et pour les âniers,qui s^époumonaient à crier 
bakchis! de tous côtés. L'entrée, fort obscure, donne 
dans un passage couvert qui s'ouvre au fond sur le jardin 
de Rosette, et Tintérieur rappelle nos plus petites salles 
populaires. Le parterre était rempli d'Italiens et de Grecs 
en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit ; quelques 
officiers du pacha se montraient à l orchestre, et les loges 
étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume 
levantin. 

On distinguait les Grecques au tatikos de drap rouge 
festonné d'or qu'elles portent incliné sur Toreille^ les 
Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu'elles entre- 
mêlent pour se faire d'énormes coiffures. Les Juives ma- 
riées, ne pouvant, selon les prescriptions rabbiniques, 
laisser voir leur chevelure, ont à la place des plumes de 
coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des 
touffes de cheveux. C est la coiffure seule qui distingue 
les races ^ le costume est à peu près le même pour toutes 
dans les autres parties. Elles ont la veste turque échan- 
crée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les 
reins, la ceinture, le caleçon {cheytian) , qui donne à toute 



SÉJOUR EN EGYPTE. 1G9 

femme débarrassée du voile la démarche d'un jeune 
garçon^ les bras sont toujours couverts, mais laissent 
pendre à partir du coude les manches variées des gilets, 
dont les poètes arabes comparent les boutons serrés à 
des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des 
fleurs et des papillons de diamants relevant le costume 
des plus riches, et vous comprendrez que Thumble teatro 
del Cairo doit encore un certain éclat à ces toilettes 
levantines. Pour moi, j'étais ravi, après tant de figures 
noires que j'avais vues dans la journée, de reposer mes 
yeux sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins 
de bienveillance, j'eusse reproché à leurs paupières d'abu- 
ser des ressources de la teinture, à leurs joues d*en être 
encore au fard et aux mouches du siècle passé, à leurs 
mains d'emprunter sans trop d'avantage la teinte orange 
du henné; mais il fallait, dans tous les cas, admirer sans 
réserve les contrastes charmants de tant de beautés di- 
verses, la variété des étoffes, l'éclat des diamants, dont 
les femmes de ce pays sont si fières, qu'elles portent 
volontiers sur elles la fortune de leurs maris ; enfin je 
me refaisais un peu dans cette soirée d'un long jeûne de 
frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas 
une femme n'était voilée ^ et pas une femme réellement 
musulmane n'assistait par conséquent à la représentation. 
On leva le rideau ^ je reconnus les premières scènes de 
La Mansarde des Artistes. 

O gloire du vaudeville , où t'arrèteras-tu ? Des jeunes 
gens marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune 
première était représentée par madame Bonhomme , la 
maîtresse du cabinet de lecture français. J'arrêtai mes 
regards avec surprise et ravissement sur une tête par- 
faitement blanche et blonde -, il y avait deux jours que 
je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du 
Nord 5 je devais cette préoccupation au premier souffle du 
khamsin et à l'abus des visages de négresses , lesquels 
décidément prêtent fort peu à l'idéal. 

15 



170 voTAOfi m oftifiNr; 

A la fiortie du théâtre^ lotîtes ces femmes si riebemeitt 
parées avaient revêtu runiforme habbarah de taffetas 
iiûir^ couvert leurs traits du borgbot blanc, et remon- 
taient sur des ânes, comme de bonnes musulmanes, aax 
lueurs des flambeaux tenus par les saïn. 



X. -^ Ea b^vtlqae dm iNirbi^r» 

Le lendemain , songeant aux fêtes qui se prépanùent 
pour Tarrivée des pèlerins, je me décicLai, pour les voir à 
mon aise, à prendre le costume du pays. 

ie possédais déjà la pièce la plus importante du vête- 
ment arabe, le machlah^ manteau patriarcal, qui peut 
indilSéremment se porter sur les é[)aules, ou se draper 
sur la tête, sans cesser d'envelopper tout le corps. Dans 
ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes, 
et Ton est coiffé comme un sphinx , ce qui ne manque 
pas de ca actère. Je me bornai pour lo moment à gagner 
le quartier franc, où je voulais opérer ma transformation 
complète y d'après les conseils du peintre de Thotel Do- 
mergue. 

L'impasse qui aboutit à Thôtel se prolonge en croisant 
la rue principale du quartier franc , ei décrit plusieurs 
zigzags jusqu'à ce qu'elle aille se perdre sous les voûtes 
de longs passages qui correspondent au quartier juif. 
C'est dans cette rue capricieuse, tantôt étroite et garnie 
de boutiques d'Arméniens et de Grecs, tantôt plus large, 
bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside 
Taristoeratle commerciale de la nation franque -, là sont 
les banquiers, les courtiers, les entrepositaires des pro- 
duits de i Egypte et des Indes. A gauche, dans la partie 
la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au deliors 
n'annonce la destination, contient à la fois la principale 
église catholique et le couvent des dominicains. Le cou- 
vent se compose d'une foule de petites cellules donnant 



SÉJOUR EN EGYPTE. 171 

dans une Icmgue galerie ; l^église est une vaste sailc au 
premier étage , décorée de colonnes de marbre et d'un 
goût italien assez élégant. Les femmes sont à part dans 
des triiMines grillées, et ne quittent pas leurs mantilks 
noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce 
ne fut pas à Téglise que nous nous arrêtâmes, du rest-e, 
puisqu'il s'agissait de perdre tout au nwins Tapparenre 
chrétienne, «On de pouvoir assister à des fêtes mahomé* 
tanes. lie peintre me conduisit plus loin encore, à un 
point où la me se resserre et s^obscureit, dans une bou- 
tique de barbier, qui est une merveille d'ornementation. 
On peut admirer en elle Tun des derniers monumenls 
du style arabe anciea» qui cède partout la place, en dé- 
coration comme en architecture , au goût turc de Cons- 
tantinople, tiiste et froid pastiche à demi tartare, à demi 
européen. 

C'est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres 
gracieusement découpées donnent sur le Calish ou canal 
du Caire, que je perdis ma chevelure européenne. IjC 
barbier y promena le rasoir avec beaucoup de dextérité, 
et, sur ma demaude expresse, me laissa une seule mèelie 
au sommet de la tête comme celle que portent les Ciii- 
nois et les musulmans. On est partagé sur les motifs de 
œtte coutume : ies uns prétendent que c'est pour offi'ir 
ik la prise aux mains de l'ange de la mort ; les autres y 
croient voir ime cause plus matérielle. Ijb Turc prévoit 
toujours le cas où l'on pourrait lui trancher la tête, et, 
comme alors il est d'usage de la montrer au peuple, il 
ne veut pas qu'elle soit soulevée par le nez ou par la 
bouche, ce qui serait très-ignominieux. Les barbiers turcs 
font aux chrétiens la malice de tout raser-, quant à moi, 
je sois suffisamment sceptique pour ne repousser aucune 
superstition. 

La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton 
une cuvette d'étain, et je sentis bientôt une colonnéd'eau 
Tiûasder snr mon coa et finr mes is^illes^ U était monté 



172 VOYAGE EN ORIENT. 

sur le banc près de moi, et vidait ud grand coquemar 
d'eau froide dans une poche de cuir suspendue au-dessus 
de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut en- 
core soutenir un lessivage à fond d*eau savonnneuse , 
après quoi Ton me tailla la barbe selon la dernière mode 
de Stamboul. 

Ensuite on s'occupa de me coiffer, ce qui n'était pas 
difficile ^ la rue était pleine de marchands de tarbouchs 
et de femmes fellahs dont Tindustrie est de confection- 
ner les petits bonnets blancs dits takiès, que l'on pose 
immédiatement sur la peau ; on en voit de très-délica- 
tement piqués en fil ou en soie ; quelques-uns même sont 
bordés d'une dentelure faite pour dépasser le bord du 
bonnet rouge. Quant à ces derniers , ils sont générale- 
ment de fabrication française; c'est, je crois, notre ville 
de Tours qui a le privilège de coiffer tout TOrient. 

Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et 
la barbe taillée,j'eus peine à me reconnaître dans l'élé- 
gant miroir incrusté d'écaillé que me présentait le bai- 
bier. Je complétai la transformation en achetant aux 
revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet 
rouge garni d'une broderie d'argent assez propre : sur 
quoi le peintre voulut bien me dire que je pouvais passer 
ainsi pour un montagnard syrien venu de Saîde ou de 
Taraboulous. Les assistants m'accordèrent le titre de 
tchéléby^ qui est le nom des élégants dans le pays. 



X.I. — Ia earavane de la Mecque. 

Je sortis enfin de chez le barbier , transfiguré , ravi , 
fier de ne plus souiller une ville pittoresque de Taspect 
d'un paletot-sac et d'un chapeau rond. Ce dernier ajus- 
tement parait si ridicule aux Orientaux, que dans les 
écoles on conserve toujours un chapeau de Franc pour 



SÉJOUR EN EGYPTE. 173 

en coiffer les enfants ignorants ou indociles : c'est le bon<^ 
net d'âne de l'écolier turc. 

II s'agissait de ce moment d'aller voir l'entrée des 
pèlerins, qui s'opérait déjà depuis le commencement du 
jour , mais qui devait durer jusqu'au soir. (]e n'est pas 
peu de chose que trente mille personnes environ venant 
tout à coup enfler la population du Caire ^ aussi les nick 
des quartiers musulmans étaient-elles encombrées. Nous 
parvînmes à gagner Babel-Fotouh , c'est-à-dire la porte 
de la Victoire. Toute la longue rue qui y mène était gar- 
nie de spectateurs que les troupes faisaient ranger. Le 
son des trompettes, des cymbales et des tambours, ré- 
glait la marche du cortège , où les diverses nations et 
sectes se distinguaient par des trophées et des drapeaux. 
Pour moi, j'étais en proie à la préoccupation d'un vieil 
opéra bien Célèbre au temps de l'empire ; je fredonnais 
la Marche des chameaux , et je m'attendais toujours à 
voir paraître le brillant Saint-Pbar. Les longues files de 
dromadaires attachés l'un derrière l'autre, et montés 
par des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant 
avec quelque monotonie, et ce ne fut que dans la cam- 
pagne que nous pûmes saisir l'ensemble d'un spectacle 
unique au monde. 

C'était comme une nation en marche qui venait se 
fondre dans un peuple immense, garnissant à droite les 
mamelons voisins du Mokatam , à gauche les milliers 
d'édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts \ le 
faîte crénelé des murs et des tours de Saladin , rayés de 
bandes jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs ; 
il n'y avait plus là de quoi penser à l'Opéra ni à la fa- 
meuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à 
cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les 
siècles remontaient encore en arrière, et que j'assistais 
à une scène du temps des croisades. Des escadrons de la 
garde du vice-roi espacés dans la foule, avec leurs 
cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques^ 

16. 



' * 



174 WTAGE EV. OniEM'. 

^ompiétaieni celte illufiion. Plus loin encore, dans 1% 
plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de 
tentes bariolées, où les pèlerins s'arrêtaient pour se ra- 
fraîchir ^ les danâeiirs et les chanteurs ne jaaanquaient 
pas non {^ us à la iéte, et tou« les musiciens du Caire ri- 
valisaieni de bruit avec les sonneurs de trompe et l€s tim- 
baliers du corté^ , orchestre monistriieiix juché sur des 
icbameaux. 

On ne pouvait rien voir de f4as barbu, de pius hérissé 
et de plus farouche que rimmenseeohue des Meghrainas^ 
composée des ^ns de Tunis, de Tripoli <, de Maroc et 
aussi de nos compatriotes d^Alger. L'entrée des Cosaques 
à Paris en 1814 ii*en donnerait qu'une faible idée. £'<2st 
aussi parmi eux qne se distinguaient les plus rionibbreti- 
ses coofr^ies de santons et de derviches, qui hurlaient 
toujours avec enthousiasme leurs cantiques d'amom* en- 
tremêlésdu nom d*Allah« Les drapeaux de mille couleur&, 
les hampes diargées d'attributs et d^armurec^ et çà et là 
les émirs et les «heiks en habits somptueux, aux ebe* 
vaux caparaçonnés, ruisselants d or et de pierreries, 
ajoutaient à cette marche tin peu désordonnée tout Téolat 
que Ton poit imaginer. C'était aussi une chose fort pit- 
toresque que les nombreux palanquins des femmes, ap- 
pareils singuliers, figurant un lit surmonté d'une tente 
et posé en travers sur le dos d'un chameau. Des -mena- 
is entiers semblaient groupés à Taise avec efiCsmts et 
mobilier dans ces paviJions, garnis de tentures brillantes 
pour la pl«Lpait. 

Vers les deux tiers de la ,j<mroée , le bruit des ^nons 
4e la citadelle, les acclamati(»is et les trompettes annon- 
cèrent <|ue le Mahmil, espèce d'arche sainte qui renferma 
k robe de drap d'or de Mahomet, était arrivé en vue de 
la ville» La plus belle partie de la caravane, les i&avaliers 
les plus niagmfiqttesvles santons les pUsenthousiast^s, 
J artôtoecaiie du turban , signalée par la ^couleur v^te^ 
^antquxttieDt ee palMtMim de Tislam. Sept ou buit dro- 



Stsmm- EN ÉGTPTE. ^7i 

naddres i^enaîent à la tile , ayant la tète si richement 
ornée et mn|)anachée, couverts de harnais et de tapis si 
éclatants, que, sous ces ajustements qui déguisaient 
lears formes, ils avaient Tair des salamandres ou des 
dragons qui servent de monture aux fées. Les premiers 
portaient de jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient 
et laissaient tomber leurs baguettes d'or du milieu d'une 
gerbe 4b drapeaux flottants disposés autour de la selle. 
Ensuite vienait ua Tieillard symbolique à loi^e barb^ 
blanche, couronné de feuillages, assis sur une espèoe de 
diar doré, toujours à des de chameau , (Hiis le Maluoiil , 
se conifMïsant d*ua rielie pavillon en forme de tente 
carrée, eouvert d'inscriptionfi brodées, surmonté au 
fiomjnet et à ses :quatre angles d'éBormes Jxmies d ar- 
g^t^ 

De temps e& temps le Mahmil s'arrêtait, -^ toute la 
foule aefMrost£mait dans la poussière^^i courbant lefront 
sur les mains. Une escorte de cavasses avait grand' peine 
à repousser les nègres, qui, plus fanatiques que les au* 
très mufiuJmaus, aspiraient à se faire écraser par les 
eha«ieaii2 ; de larges volées de coups de bâton leur^on- 
féraieiil du moins une certaine port ion de martyre. Quant 
aux saoiofis^ espèce de saints plus enlJiousiastes en*- 
core que les derviches et d'une orthodoxie moins recon- 
nue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les joues 
avec de longues pointes et marchaient ainsi couverts de 
8^g ; d'autres dévoraient des serpents vivants, et d'au- 
tres encore se remplissaient la bouche de cliarhons allu- 
més. Les femmes ne prenaient que peu de part à ces 
pratiques, et Ton dijstinguait seulement, dans laibule 
des pèlerins, des troupes d'aimées attachées à la riara- 
vane qui chantaient à Tunisson leurs longues complain- 
tes gutturales, et ne craignaient pas de montrer fians 
veile leur visage tatoué de bleuet de rouge et leurne^ 
percé de Imfés an»esaci3c. 

Nf)m 00»^ mêlâmes « .le ;peiiitiie ^ saoi , ^ Aa Soi^ 



176 VOYAGE EN ORIENT. 

varice qui suivait le Mahmil, criant Allah! comme les 
autres aux diverses stations des chameaux sacrés , les- 
quels, balançant majestueusement leurs têtes parées , 
semblaient ainsi bénir la foule avec leurs longs cols re- 
courbés et leurs hennissements étranges. Â Tentrée de 
la ville, les salves de canon recommencèrent, et l'on prit 
le chemin de la citadelle à travers les rues, pendant que 
la caravane continuait d'emplir le Caire de ses trente mille 
fidèles, qui avaient le droit désormais de prendre le titre 
d^hadjis. 

On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette 
immense rue Salahieh, où les mosquées d'El-Hazar, El- 
Moyed et le Moristan étalent leurs merveilles d'archi- 
tecture et lancent au ciel des gerbes de minarets entre- 
mêlés de coupoles. A mesure que l'on passait devant 
chaque mosquée, le cortège s'amoindrissait d*une partie 
des pèlerins, et des montagnes de babouches se formaient 
aux portes, chacun n'entrant que les pieds nus. Cepen* 
dant ]e Mahmil ne s'arrêtait pas ; il s'engagea dans les 
rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par 
la porte du nord , au milieu des troupes rassemblées et 
aux acclamations du peuple réuni sur la place de Rou- 
melieh. Ne pouvant pénétrer dans l'enceinte du palais 
de Méhémet-Ali , palais neuf, bâti à la turque et d'un 
assez médiocre effet , je me rendis sur la terrasse d'où 
l'on domine tout le Caire. On ne peut rendre que faible- 
ment l'effet de cette perspective, l'une des plus belles 
du monde ; ce qui surtout saisit l'œil sur le premier plan, 
c'est l'immense développement de la mosquée du -sultan 
Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve en- 
core les traces de la mitraille française depuis la fameuse 
révolte du Caire. La ville occupe devant vous tout l'ho- 
' rizon, qui se termine aux verts ombrages de Choubrah ; 
à droite, c'est toujours la longue cité des tombeaux mu- 
sulmans, la campagne d'Héliopolis et la vaste plaine du 
désert arabique interrompue par la chaîne du Mokatam ; 



SÉJOUR EN EGYPTE. 177 

à gauche , le cours du Nil aux eaux rougeàtres , avec sa 
maigre bordure de dattiers et de sycomores. Boulac, au 
bord du fleuve, servant de port au Caire qui en est éloi- 
gné d'une demi-lieue ; l'ile de Roddah , verte et fleurie, 
cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment 
du Nilomètre, en face des riantes maisons de campagne 
de Giseh ; au-delà , enfin, les pyramides, posées sur les 
derniers versants de la chaîne libyque, et vers le sud en- 
core, à Saccafah, d'autres pyramides entremêlées d'hyr 
pogées ^ plus loin , la forêt de palmiers qui couvre les 
ruines de Memphis, et sur la rive opposée du fleuve, en 
revenant vers la ville, le vieux Caire, bâti par Amrou à 
la place de l'ancienne Babylone d'Egypte, à moitié ca- 
ché par les arches d'un immense aqueduc, au pied duquel 
s'ouvre le C^ish , qui côtoie la plaine des tombeaux de 
Karafeh. 

Voilà rimmense panorama qu'animait l'aspect d'un 
peuple en fête fourmillant sur les places et parmi les 
campagnes voisines. Mais déjà la nuit était proche , et 
le soleil avait plongé son front dans les sables de ce long 
ravin du désert d'Ammon que les Arabes appellent mer 
sans eau ; on ne distinguait plus au loin que le cours 
du Nil, où des milliers de canges traçaient des réseaux 
argentés comme aux fêtes des Ptolémées. Il faut redes- 
cendre, il faut détourner ses regards de cette antiquité 
muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables, 
garde les secrets éternels; voyons si les splendeurs et 
les croyances de Fislam repeupleront suflisamment la 
double solitude du désert et des tombes , ou s'il faut 
pleurer encore sur un poétique passé qui s'en va. Ce 
moyen âge arabe, en retard de trois siècles, est-il prêt à 
crouler à son tour, comme a fait l'antiquité grecque, au 
pied insoucieux des monuments de Pharaon ? 

Hélas! en me retournant, j'apercevais au-dessus de 
ma tête les dernières colonnes rouges du vieux palais de 
Saladin» Sur les débris de cette architecture éblouisi- 



178 VOYAGE SN (miENT. 

santé de hardiesse et de grâce , mais frêle dL passagk'e , 
comme celle des génies , on a bâti récemment une con- 
struction carrée, toute de marbre et d*albâtre, du reste 
sans élégance et sans caractère, qui a Pair d'un marché 
aux gpains, et qu'on prétend devoir être une mosquée. 
Ce sera une mosquée en effet , comme la Madeleine est 
une église : les architectes modernes ont toujours la 
précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent 
servir à autre chose quand on ne croira plus en lui. 

Gep^idant le gooTemement paraissait avoir célébré 
Tacrivée du Mahmil à la satisfaction générale *, le pacha 
et sa famille avaient reçu respectueusement la robe da 
prophète rapportée de la Mecque , leau sacrée du puits 
de Zemzem et autres ingrédients du pèlerinage; on avait 
montré la robe au peuple à la porte d'une petite mos- 
quée située derrière le palais, et déjà Tillumination de 
la ville produisait un effet magnifique dn haut de la 
plate^foime. Les grands édifices ravivaient au loin . par 
des illuminations , leurs lignes d'arciiitecture perdues 
dans r<Hnbre^ desehapdets de lumières Geignaient les 
dômes des mosquées, et les minarets revêtaient de nou- 
veau ces colliers lumineax que j'avais i>eraarqués déjà ; 
des versets du Coran brillatent sur le front des éditf c^^ 
tracés p«tout en veires de couleur. Je me bâtai « a|H^ 
Avoir admiré ce spectacle , de gagner la place de TEsbe- 
kieh, où se passait k plus belle partie de la fête. 

Les quartiers voisins resplendissaient de Tédat des 
jbou tiques; les pâiissi^rs^ les frituriers et les marchands 
de fruits avaient envahi tous les rez-de-chaussée; les 
confiseurs étalaient des merveilles de sucrerie sous forme 
d^édifiees, -d animaux et autres fantaisies. Les pyramides 
let les ginmâôles tfe lumières éclairaient tout comme eo 
plein jour ; de fdus. (m promenait sur des cordes tendues 
de disiaoee en distance de pd^its vaisseaux iHunainés , 
souvenir peut-être <des fêtes isiéques, conservé comme 
4«it d'autres par le bon peuf^ ^fptien* Us& pèlenns^ 



vêtus de blanc pour la plupart et plus hâlés que les gens 
du Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle^ 
C'est au midi de la place , dans ta partie qui touche au 
quartier franc, qu'avaient lieu les principales réjouis- 
sances^ des tentes étaient élevées partout, non-seule- 
ment pour les cafés , mais pour les zikr ou réunions de 
chanteurs dévots \ de grands m&ts pavoises et suppor- 
tant des lustres servaient aux exercices des derviches 
tourneurs, qu'il ne faut pas confondre avec les hurleurs, 
diacim avant sa manière d'arriver à cet état d'enthou^ 
aiasBie qui leur procure des visions et des extases : c'est 
autour des mâts que les premiers tournaient sur eux- 
mêmes en criant seulement d'un ton étouiGé : Allah 
zheyt ! c'est-à-dire u Dieu vivant I » Ces mâts , dressés 
an nombre de quatre sur la même ligne, s^appellent 
sârys. Ailleurs, la foule se pressait pour voir des jon- 
gleurs, des danseurs de corde, ou pour écouter les rhap^ 
sodés (schayërs) qui récitent des portions du roman 
àAboU'Zeyd. Ces narrations se poursuivent chaque soir 
(bris les cafés de la ville, et sont toujours, comme nois 
feuilletons de journaux, interrompues à l'endroit le plus 
saillant, aûn de ramener le lendemain au même café des 
habitués avides de péripéties nouvelles. 

Les balançoires, les jeux d'adresse, les caragheuX 
les plus variés sous forme de marionnettes ou d'otnbres 
chinoises , achevaient d'animer cette fête foraine , qui 
devait se renouveler deux jours encore pour l'anniversaire 
de la naissance de Mahomet que l'on appelle El^Mouled'^ 
en-neby. 

Le lendemain, dès le point du jour, je partais avëb 
Abdallah pour le bazar d'esclaves situé dans le quartier 
SoukeKezzi. J'avais choisi un fort bel âne rayé comme 
un zèbre, et arrangé mon nouveau costume avec quel* 
que coquetterie. Parce qu'on va acheter des femmes , 
ce n est point une raison pour leur faire peur. Les rireo 
dédaigneux des né^esses m'avaient donné cettQ leçon/ 



180 VOYAGB EN OMBNT. 



XII. — AMel-KérIm. 

Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne de- 
meure sans doute d^un hachef ou d'un bey mamelouk , 
ot dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colon- 
nade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un 
divan de bois garni de coussins , où siégeait un musul- 
man de bonne piine, vôtu avec quelque recherche, qui 
égrenait nonchalamment son chapelet de bois d'aloès. 
Un négrillon était en train de rallumer le charbon du 
narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds , ser- 
vait sans doute de secrétaire. 

c( Voici, me dit AbdaHah , le seigneur Abdel-Kérim, 
le plus illustre des marchands d^esclaves : il peut vous 
procurer des femmes fort belles^ sïl le veut -, mais il est 
riche et les garde souvent pour lui. » 

Abdel-Kérim me fit un gracieux signe de tête en por- 
tant la main sur sa poitrine , et me dit saba-^el-kher. Je 
répondis à ce salut par une formule arabe analogue , 
mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m'in- 
vita toutefois à prendre place auprès de lui et fit appor- 
ter un narghilé et du café* 

(( Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui 
donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous 
venez vous fixer dans le pays , et que vous êtes disposé 
à monter richement votre maison. » 

I^s paroles d'Abdallah parurent faire une impression 
favorable sur Abdel-Kérim, qui m'adressa quelques mots 
de politesse en mauvais italien. 

La figure fine et distinguée , l'œil pénétrant et les 
manières gracieuses d'Abdel - Kérim faisaient trouver 
naturel qu'il ût les honneurs de son palais, où pourtant 
il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui 
im singulier mélange de Tafiabilitc d'un prince et de la 



SÉJOUR EN EGYPTE!. 181 

résolution impitoyable d*iin forban. H devait dompter 
les esclaves par Fexpression fixe de son œil mélanco- 
lique , et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le 
regret de ne plus l'avoir pour maître. Il est bien évident, 
me disais-je , que la femme qui me sera vendue ici aura 
été éprise d'Abdel-Kérim. N'importe ^ il y avait une 
fascination telle dans son regard , que je compris qu'il 
n'était guère possible de ne pas faire affaire avec lui. 

La cour carrée , où se promenaient un grand nombre 
de Nubiens et d'Abyssiniens, offrait partout des porti- 
ques et des galeries supérieures d'une architecture élé- 
gante; de vastes moucharabys en menuiserie tournée 
surplombaient un vestibule d'escalier décoré d'arcades 
moresques, par lequel on montait à l'appartement des 
plus belles esclaves. 

Beaucoup d'acheteurs étaient entrés déjà et exami- 
naient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour ; 
on les faisait marcher, oh leur frappait le dos et la poi- 
trine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes 
gens, vêtu d'un machlah rayé de jaune et de bleu, avec 
les cheveux tressés et tombant à plat comme une coif- 
fure du moyen âge, portait au bras une lourde chaîne 
qu'il faisait résonner en marchant d'un pas fier •, c'était 
un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à 
la guerre. 

11 y avait autour de la cour plusieurs salles basses, 
habitées par des négresses, comme j'en avais vu déjà, 
insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos -, 
ime autre femme cependant, drapée dans une couver- 
ture jaune, pleurait en cachant son visage contre une 
colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les 
lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil 
jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain 
contre cet éloquent désespoir ; je m'en sentais le cœur 
navré. 

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fut 

16 



182 VOYAGE E.N OHIENT. 

cachée, je vis que cette femme était presque blanche ^ 
un petit enfant se pressait contre çUe à demi enveloppé 
dans le manteau. 

Quoi qu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se 
sent Français.,, et sensible dans de pareils moments. 
J'eus un instant l'idée de la racheter si je pouvais, et de 
lui donner la liberté. 

« Ne faites pas attention a elle, me dit Abdallah -, cette 
femme est l'esclave favorite d'un effendi qui, pour la 
punir d'une faute, l'envoie au marché, où l'on fait sena- 
blant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle 
aura passé ici quelques heures, son maître viendra la re- 
prendre et lui pardonnera sans doute. » 

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pen- 
sée de perdre son maître-, les autres ne paraissaient s'in- 
quiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en 
trouver. Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère 
des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans 
les pays américains ! H est vrai qu'en Egypte c'est le 
fellah seul qui travaille à là terre. On ménage les forces 
de l'esclave, qui coûte cher, et on ne l'occupe guère qu'à 
des services domestiques. Voilà l'immense différence qui 
existe entre l'esclave des pays turcs et celui des chré- 
tiens. 

Abdel-Kérim nous avait quittés un instant pour ré- 
pondre aux acheteurs turcs ^ il revint à moi, et me dit 
qu'on était en train de faire habiller les Abyssiniennes 
qu'il voulait me montrer, (c Elles sont, dit-il, dans mon 
harem et traitées tout à fait comme les personnes de ma 
famille -, mes femmes les font manger avec elles. En at- 
tendant, si vous voulez en voir de très-jeunes, on va en 

amener.» 
On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles 



SKJOtR EX ÉCYI»TK. 183 

cuivrées se précipilèreni (l;ins îa cour comme des enfants 
en récréation. On les laissa jouer sous la cage de Tesca- 
lier avec les canards et les pintades, qui se baignaient 
dans la vasque d'une fontaine sculptée, reste de la splen- 
deur évanouie de Tokel. 

Je contemplais ces pauvres filles aux yeux si grands et 
si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute 
arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des 
riches habitants de la ville. Abdallah me dit que plu- 
sieurs d'entre elles n'appartenaient pas au marchand, et 
étaient mises en vente pour le compte de leurs parents^ 
qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient pré- 
para ainsi à leurs enfants la condition la plus heureuse; 

(c Sachez, du reste, ajouta-t-ii, qu'elles sont plus 
chères que les femmes nubiles. 

— QÛeste fandulie soTW cncite* ! ditAbdel-Kérim dans 
son italien corrompu. 

— Oh ! l'on peut être tranquille et acheter avec con- 
fiance, observa Abdallah, d'un ton de connaisseur, les 
parents ont tout prévu. ». 

Eh bien ! me disais-je en moi-même, je laisserai ces 
enfants à d'autres-, le musulman, qui vit selon sa loi, 
peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces 
pauvres petites âmes ; mais moi, si j'achète une esclave, 
c'est avec la pensée qu'elle sera libre, même de me 
quitter. 

Abdel-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans 
la maison. Abdallah resta discrètement au pied de l'es- 
calier. 

Dansane grande salle aux lambris sculptés qu'enrichis- 
saient encore des restes d'arabesques peintes et dorées, je 
via rangées contre le mur cifiq femmes assez belles, dont 
le teint rappelait l'éclat du bronze de Florence ; leurs 
figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche 

' H fltt ditteilc 4» vendre mi deindunc le mm èe cette obMrration. 



184 VOYAGE EN ORIENT. 

petite; rovale parfait de leur tête, remmanchement 
gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur 
donnaient l'air de ces madones peintes dltalie dont la 
couleur a jauni par le temps. C'étaient des Abyssiniennes 
catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean 
ou de la reine Gàndace. 

Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes , 
comme il arrive dans ces races primitives. Abdel-Kérim, 
me voyant indécis et croyant qu'elles ne me plaisaient 
pas, en fit entrer une autre qui, d'un pas indolent, alla 
prendre place près du mur. 

Je poussai un cri d'enthousiasme *, je venais de recon- 
naître l'œil en amande, la paupière oblique des Java- 
naises, dont j'ai vu des peintures en Hollande ; comme 
carnation , cette femme appartenait évidemment à la 
race jaune. Je ne sais quel goût de l'étrange et de l'im- 
prévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur. 
Elle était fort belle du reste et d'une solidité de formes 
qu'on ne craignait pas de laisser admirer ; l'éclat métal- 
lique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinc- 
tion des mains et la longueur des cheveux d'un ton d'a- 
cajou sombre, quon me fit voir en ôtant son tarbouch, 
ne laissaient rien à objecter aux éloges qu'Abdel-Kérim 
exprimait en s' écriant : Bonol bono! 

Nous redescendîmes et nous causâmes avec l'aide d'Ab- 
dallah. Cette femme était arrivée la veille à la suite de 
la caravane, et n'était chez Abdel-Kérim que depuis ce 
temps. Elle avait été prise toute jeune dans l'archipel 
indien par des corsaires de l'iman de Mascate. 

(( Mais, dis-je à Abdallah, si Abdel-Kérim l'a mise hier 
avec ses femmes... » 

— Eh bien? » répondit le drogman en ouvrant des yeux 
étonnés. 

Je vis que mon observation paraissait médiocre. 

(( Croyez-vous, dit Abdallah, entrant enfin dans mon 
idée, que ses femmes légitimes le laisseraient faire la 



SÉJOUR EN EGYPTE. 185 

cour à d'autres?... Et puis un marchand , songez-y 
donc ! Si cela se savait, il perdrait toute sa clientelle. » 

C'était une bonne raison. Abdallah me jura de plus 
qu'Âbdel-Kérim, comme bon mulsulman, avait dû pas- 
ser la nuit eu prières à la mosquée, vu la solennité de la 
fête de Mahomet. 

Il ne restait plus qu*à parler du prix. On demanda 
cinq bourses (625 francs) ; j*eus Tidée d*offrir seulement 
quatre bourses ^ mais, en songeant que c'était marchan- 
der une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, 
Abdallah me fit observer qu'un marchand turc n'avait 
jamais deux prix. 

Je demandai son nom... j'achetais le nom aussi, na- 
turellement : — Z' n' b' ! dit Abdel-Kérim. — Z' «' b\ 
répéta Abdallah avec un grand effort de contraction na- 
sale. Je ne pouvais pas comprendre que l'éternument de 
trois consonnes représentât un nom. 11 me fallut quelque 
temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zey- 
nab. 

Nous quittâmes Abdel-Kérim, après avoir donné des 
arrhes, pour aller chercher la somme qui reposait à mon 
compte chez un banquier du quartier franc. 

En traversant la place de TEsbekieh, nous assistâmes 
à un spectacle extraordinaire. Une grande foule était 
rassemblée pour voir la cérémonie de la Dohza. Le 
cheick ou Témir de la caravane devait passer à cheval 
sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui 
s'exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des 
tentes. Ces malheureux s'étaient étendus à plat ventre 
sur le chemin de la maison du cheick Ël-Bekry, chef de 
tous les derviches, située à l'extrémité sud de la place, 
et formaient une chaussée humaine d'une soixantaine 
de corps. 

Cette cérémonie est regardée comme un miracle des- 
tiné à convaincre les infidèles; aussi laisse-t-on volon- 
tiers les Francs se mettre aux premières places. Un mi- 

16. 



186 VOYAGE Kn ORTCNT. 

racle publie est devenu une chose assez rare, depuis cfue 
rhomme s'est avisé, comme dit Henri Heine, de regar- 
der dans les manches du bon Dieu... mais celui-là, si 
c'en est un, est incontestable, l'ai vu de mes yeux le 
vieux cheick des derviches, couvert d'un benich Manc, 
avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de 
soixante croyants pressés sans le moindre intervalle, 
ayant les bras croisés sous leur téte« Le cheval était 
ferré. Ils se relevèrent tous sur une ligne en chantant 
Allah ! 

Les esprits forts du quartier liranc prétendent que 
c'est un phénomène analogue à celui qui faisait jadis 
supporter aux convulsionnaires des coupif de chenet 
dans Testomac. L'exaltation où se mettent ce» gens dé- 
veloppe une puissance nerveuse qui supprime le Senti- 
ment et la douleur, et communique aux prganes une 
force de résistance extraordinaire. 

Les musulmans n'admettent pas cette explication, et 
disent qu'on a fait passer le cheval sur des verres et des 
bouteilles sans qu'il pût rien casser. 
Voilà ce que j'aurais voulu voir. 
11 n'avait pas fallu moins qu'un tel Spectacle pour me 
foire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir 
même, je ramenais triomphalement l'esclave voilée à ma 
maison du quartier cophte. Il était temps, car c'était le 
dernier jour du délai que m'avait accordé le cheick du 
quartier. Un domestique de l'okel la suivait avec un âne 
chargé d'une grande caisse verte. 

Abdel-Kérim avait bien fait les choses* Il y avait dans 
le coffre deux costumes complets : a C'est à elle, me fit- 
il dire, cela lui vient d'un cheick de la Mecque auquel 
elle a appartenu, et maintenant c'est à vous. » 

On ne peut pas voir certainement de procédé plus dé- 
licat. 



III 



LE HAREM 



I* — Aie mif«ft et l'aveMlr. 

Je ne regrettais pas d^m'ètrefixé pour quelque temps 
au Caire et de m'être fait sou» tous les rapports un citoyen 
de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de 
la comprendre et de Taimer ; \^s voyageurs ne se donnent 
pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en 
pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les sou- 
venirs. C^est pourtant la seule ville orientale où Ton 
puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs 
âges historiques. Ni Bagdad , ni Damas ^ ni Constantir 
nople n'ont gardé de tels sujets d'études et de réflexions. 
Dans les deiu premières, l'étranger ne rencontre que des 
constructions fragiles de briques et de terre sèche ^ les 
intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais 
qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art sé- 
rieux et de durée ^ Constantinople, avec ses maisons de 
bois peintes , se renouvelle tous les vingt ans et ne con- 
serve que la physionomie assez uniforme de ses dômes 
bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses 
inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu'à la sérénité 
constante de son climat, l'existence de monuments in- 
QiQâBabrabies j l'époque des oaIifeS| celle des soudans e^t 



188 VOYAGP EN ORIENT. 

celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement 
à des systèmes variés d'architecture dont TEspagne et la 
Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves ou 
les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de 
Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les 
rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre , 
un minaret, une arabesque , dont la coupe ou le style 
précisent la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, 
raconteraient rhistoire entière de TÉgypte musulmane, 
car chaque prince en a fait bâtir au moins une , voulant 
transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa 
gloire ; c^est Amrou , c'est Hakem, c^est Touloun, Sala- 
din, Bibars ou Barkouk , dont les noms se conservent 
ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus 
anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs 
ctoulants et des enceintes dévastées. 

La mosquée d'Amrou, construite la première après la 
conquête de l'Egypte, occupe un emplacement aujour- 
d'hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien 
ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis. 
J'ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la 
voûte antique -, j'ai pu monter dans la chaire sculptée 
del'iman, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait 
qu'il n'y en avait pas une plus belle ni plus noble après 
celle du prophète ; j'ai parcouru les galeries et reconnu, 
au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la 
tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut l'idée de fon- 
der le vieux Caire. 

Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ; 
Amrou, vainqueur de l'Egypte grecque, et qui venait de 
saccager Alexandrie, ne voulut pas qu'on dérangeât le 
pauvre oiseau ; cette place lui parut consacrée par la 
volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée 
autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville 
qui prit le nom de Fostat, c'est-à-dire la tente. Aujour- 
d'hui, cet emplacement n'est plus même contenu dans 



SÉJOUR EN EGYPTE. 189 

Ja ville, et se trouve de nouveau^ comme les chroniques 
le peignaient autrefois , au milieu des vignes, des jardi- 
nages et des palmeraies, 

J^ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une 
autre extrémité du Caire et dans Tenceinte des murs , 
près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée 
trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir 
de l'un des héros les plus étranges du moyen âge mu- 
sulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent 
le Chacamberille, ne se contenta pas d*ètre le troisième 
des califes africains, Théritier par la conquête des trésors 
d'Haroun-al-Raschid, le maître-absolu de TÉgypte et de 
la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit 
une sorte de Néron ou plutôt d*Héliogabale. Comme le 
premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de ca- 
price ^ comme le second, il se proclama dieu et traça les 
règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de 
son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem 
est le dernier révélateur, ou, si Ton veut, le dernier dieu 
qui se soit produit au monde et qui conserve encore des 
fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les 
narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille 
aventures , et Ton m'a montré sur une des cimes du M o- 
katam l'observatoire où il allait consulter les astres, car 
ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins 
comme un puissant magicien. 

Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. 
Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés 
aux angles ofi'rent seuls des formes d'architecture qu'on 
peut reconnaître ; c'est de l'époque qui correspond aux 
plus anciens monuments d'Espagne. Aujourd'hui, l'en- 
ceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de dé- 
bris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre 
dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a suc- 
cédé au bourdonnement des prières. Mais l'édifice du 
fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem 



1M V0TA6« En (mreiir. 

rhéréliqne^ abhorré de^ vrais ntasiiftnans? Lsi tîeiffe 
Egypte, oublieuse autant, que crédule, a enseveH sous 
sa poussière bien d'autres prophètes et bien d'autres 
dieux. 

Aussi Tétranger n^a*t^il à redouter dans ce pays ni le 
fonatisoie de religion, ni Tintolérance dé race des autres 
parties de POrient ; la conquête arabe n'a jamais pu 
transformer à ce point le caractère des habitants ; n'est- 
ce pas toujours d'ailleurs la terre antique et maternelle 
ou notre Europe, à travers le monde grec et romain, 
sent remonter ses origines? Religion, morale, industrie, 
tout partait de ce centre à la fois mystérieux et acces- 
sible, où les génies des premiers temps ont puisé poor 
nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces 
sanctuaires étranges où s'élaborait Tavenh* des hommes, 
et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, 
pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures 
au déluge et remontant aux premiers jours du monde. 
Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur ntoins 
connu de nous, que les Indiens appellent Ra^a, empor^ 
taient un même fonds d'enseignement et de croyances, 
qui devait se modifier selon les lieux et les races , mats 
qui partout constituait des civilisations durables. Ce 
qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est jus- 
tement cette pensée d'universalité et même de prosély- 
tisme que Rome n*a imitée depuis que dans l'intérêt de 
sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fotidait des 
monuments indestructibles pour y graver tous les pro- 
cédés des arts et de l'industrie, et qui parlait à la pos- 
térité dans une langue que la postérité commence i 
, comprendre, mérite certainement la reconnaissance de 
tous les hommes< 



S£JÛi;& EN EGYPTE. 191 



II. — lift Tle Intime à Pépo^ve #ii kkanuim» 

J^aî mis à profit, en étudiant et en lisant ]e pluspos-* 
sîble, les longues journées d'inaction que m'imposait 
l époque du khamsin. Depuis le matin , Tair était bru* 
lant et chargé de poussière. Pendant cinquante jours, 
chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible 
de sortir avant trois heures du soir, moment où se lève 
la brise qui vient de la mer. 

On se tient dans les chambres inférieures revêtues de 
faïence ou de marbre et rafraîchies par des jets d'eau ; 
on peut encore passer sa journée dans les bains, au mi- 
lieu de ce brouillard tiède qui remplit de vastes enceintes 
dont la coupole percée de trous ressemble à un ciel 
étoile. Ces bains sont là plupart de véritables monuments 
qui serviraient très-bien de mosquées ou d'églises ; Tar- 
chilecture en est byzantine , et les bains grecs en ont 
probablement fourni les premiers nK)dèLes) il y a entre 
les colonnes sur lesquelles s'appuie la voûte circulaire 
de petits cabinets de marbre, où des fontaines élégantes 
sont consacrées aux ablutions froides. Vous pouvez tour à 
tour vous isoler ou vous mêler à la foule, qui n'a rien de 
l'aspect maladif de nos réunions de baigneurs, et se 
compose généralement d'hommes sains et de belle rac«, 
drapés, à la manière antique, d'une longue étoffe de lin. 
Les formes se dessinent vaguement à travers la brume 
laiteuse que traversent les blancs rayons de la voûte, et 
l'on peut se croire dans un paradis peuplé d'ombres 
heureuses. Seulement le purgatoire vous attend dans les 
salles voisines. Là sont les bassins d'eau bouillante où 
le baigneur subit diverses sorles de cuisson 5 là se préci- 
pitent sur vous ces terribles estafiers aux mains armées 
de gants de crin , qui détachent de votre peau de longs 
rouleaux mdéculaires dont l'épaisseur vous effraie e( 



192 VOYAGE BN ORIENT. 

VOUS fait craindre d*ètro usé graduellement comme une 
vaisselle trop ccuréc. On peut d*ailleurs se soustraire à 
CCS cérémonies et se contenter du bien-être que pro- 
cure Tatmosphère humide de la grande salle du bain. 
Par un effet singulier , cette chaleur artificielle délasse 
de l'autre ; le feu terrestre de Phta combat les ardeurs 
trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des 
délices du massage et du repos charmant que Ton goûte 
sur ces lits disposés autour d'une haute galerie à baiu»- 
tres qui domine la salle d'entrée des bains? Le café, les 
sorbets, le narghilé, interrompent là ou préparent ce 
léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du 
Levant. 

Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuelle- 
ment pendant l'époque du khamsin^ il s'interrompt sou- 
vent des semaines entières, et nous laisse littéralement 
respirer. Alors la ville reprend son aspect animé, la foule 
se répand sur les places et dans les jardins -, Tallée de Chou- 
brah se remplit de promeneurs ; les musulmanes voilées 
vont s'asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et 
sur les tombes entremêlées d'ombrages, où elles rêvent 
tout le jour entourées d'enfants joyeux, etse font mêmeap- 
porter leurs repas. Les femmes d'Orient ont deux grands 
moyens d'échapper à la solitude des harems, c'est le ci- 
metière, où elles ont toujours quelque être ehéri à 
pleurer, et le bain public, où la coutume oblige leurs 
maris de les laisser aller une fois par semaine au 
moins. 

Ce détail, que j'ignorais, a été pour moi la source de 
quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut 
bien que je prévienne l'Européen qui serait tenté de sui- 
vre mon exemple. Je n'eus pas plutôt ramené du bazar 
l'esclave javanaise que je me vis assailli d'une foule de 
réflexions qui ne s'étaient pas encore présentées à mort 
esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les 
femmes d'Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution, 



SÉJdÙft EN ÉGTt>tÊ. 192( 

èt^ le £rai-je? le premier regard jeté sur elle avait été 
toul^uisâant. 

11 y a quelque chose de très-séduisant dans une femme 
d^un pays lointain et singulier, qui parle une langue in- 
connue, dont le costume et les habitudes frappent déjà 
par Tétrangeté seule, et qui enfin n*a rien de ces vulga- 
rités de détail que l'habitude nous révèle chez les femmes 
de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination 
de couleur locale, je Técoutais babiller, je la voyais 
étaler la bigarrure de ses vêtements : c^était comme un 
oiseau splendide que je possédais en gage ; mais cette 
impression pouvait-elle toujours durer? 

On m'avait prévenu que si le marchand m'avait trompé 
sur les mérites de Fesclave, s'il existait un vice rédhibi- 
toire quelconque, j'avais huit jours pour résilier le mar- 
ché. Je ne songeais guère qu'il fût possible à un Européen 
d'avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été 
trompé. Seulement je vis avec peine que cette pauvre 
fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front 
une place brûlée grande comme un écu de six livres à 
partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine 
une autre brûlure de même forme, et sur ces deux mar- 
ques un tatouage qui représentait une sorte de soleil. 
Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine 
gauche percée de manière à recevoir un anneau. Quant 
aux cheveux, ils étaient rognés par-devant à partir des 
tempes et autour du front, et, sauf la partie brûlée, ils 
tombaient ainsi jusqu'aux sourcils qu'une ligne noire 
prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux 
bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que 
c'était l'effet d'une préparation de henné qui ne laissait 
aucune marque au bout de quelques j.ours. 

Que faire maintenant? Habiller une femme jaune A 
Feuropéenne, c'eût été la chose la plus ridicule du 
inonde. Je me bornai à lui faire signe qu'il fallait laisser 
repousser tes cheveux coupés en rond sur le devant, ce 

17 



194 VOTAfiE EH OaiEIIT» 

qui parut rétonner beaucoup^ quant i ta ivAIllfi» <fai 
front et à celle de la poitrine, qui résultait prf>babto^ 
nient d'un usage de son pays, car on ne voit rien de pa- 
reil en Egypte, cela pouvait se cacher au mojm i'M 
bijou ou d'un ornement quelconque^ il n'y avait àoae 
pas trop de quoi se plaindre, tout e^^anien ùùU 



III. *— Soiiii dm iii6iia|f«« 

La pauvre enfant s'était endormie pendant fue j'#i»^ 
minais sa chevelure avec cette sollicitude de propriéiaii^ 
qui s'inquiète de ce qu'on a fait des coupes dan» h bien 
qu'il vient d'acquérir. J'entendis Ibrahim crier w de- 
hors : Ya sidyl (eh ! monsieur ! ), puis d'autres mots oà j^ 
compris que quelqu'un me rendait visite. Je sortis de la 
chambre, et je trouvai dans la galerie le Juif Yousef qui 
voulait me parler. Il s'aperçut que je ne tenaii pai^ à ce 
qu'il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes 
en fumant. 

« J'ai appris, me dit-iU qu'on vous avait lait achats 
une esclave \ j'en suis bien contrarié» 

— Et pourquoi? 

— Parce qu'on vous aura trompé ou volé 4^ beau^ 
coup : les drogmans s'entendent toujours avec le mar- 
chand d'esclaves. 

— Cela me paraît probable. 

— Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui' 

— Qu'y faire? 

"— Vous n'êtes pas au bout. Vous serez très^mbarrassé 
de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous 
offrira de vous la racheter pour peu de chose. Voilà ee 
qu'il est habitué à faire, et c'est pour cela qu'il vous a 
détourné de conclure un mariage à la cophte, ce qui 
était beaucoup plus simple et moins coûteux. 

— Mais vous savez bien qu'après tout j^avais qo^qiit 



fsmm ÉK ÉGYpre:. i96 

senipule à feifè nn d<; ces mariages qui venfent toujours 
une sorte de iiotisécration religieuse. 

— Eh bien ! que ne m'avez-vous dit cela? je vous au- 
rais trouvé un domestique arabe qui se serait marié pour 
vous autant de fois que vous auriez voulu ! » 

La singularité de cette proposition me fit partir d\in 
éelat de rire; mais quand on est au Caire, on apprend 
vite à ne s*étonner de rien. Les détails que me donna 
Yoasef m'apprirent qu^il se rencontrait des gens asseî 
misérables pour faire ce marché. La fecilité qu'ont les 
Orientaux de prendre femme et de divorcer à leur gré 
rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme 
pourrait seule le révéler ; mais, évidemment, ce n'est 
qu'un moyen d'éluder la sévérité du pacha à l'égard des 
mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou 
dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, 
dûfrelle divorcer au bout de huit jours, à moins que, 
comme esclave^ elle n'ait un maître. 

Je témoignai au Juif Yousef combien une telle cou- 
veittion m'aurait révolté. 

4k Bon ! me dit-il, qu'importe?*., avec des Arabes! 

— Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens. 

— C'est uA usage, ajouta-t-il, qu'ont introduit les 
Anglais; ils ont tant d'argent! 

— Alors cela coûte cher? 

— C'était chef autrefois; mais maintenant la con- 
eurrence s'y est mise, et c'est à la portée de tous. » 

Toilà pourtant où aboutissent les réformes morales 
tentées ici. On déprave toute une population pour éviter 
un mal certainemmt beaucoup moindre. H y a dh ans, 
le Caire avait des bayadères publiques comme l'Inde, et 
des eourtisifies comme l'antiquité. Les ulémas se plai- 
(ptirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le 
gMVttuoment tirait un impôt assez considérable de ces 
ftauiie»^ organisées eii corporation, et dont le plus grand 
nombre résidait hors de la ville, à Matarée. Enfin les 



196 VOYAGE EN ORIENT^ 

dévots du Caire offrirent de payer Tiinpôt en question ^ ce 
fut alors que Ton exila toutes ces femmes à Esné, dans 
la Haute-Egypte. Aujourd'hui, cette ville de l'ancienne 
Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil 
une sorte de Capoue. H y a là des Laîs et des Aspasies 
qui mènent une grande existence, et qui se sont enri- 
chies particulièrement aux dépens de l'Angleterre. Elles 
ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire cons- 
truire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si 
c^était encore la mode aujourd'hui d'entasser des pierres 
sur son corps pour prouver sa gloire ; elles aiment mieux 
les diamants. 

Je comprenais bien que le Juif Yousef ne cultivait pas 
ma connaissance sans quelque motif; l'incertitude que 
j'avais là-dessus m^avait empêché déjà de l'avertir de 
mes visites aux bazars d^esclaves. L'étranger se trouve 
toujours en Orient dans la position de Tamoureux naïf 
ou du fils de famille des comédies de Molière* Il faut 
louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre 
fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le 
prix de Tesclavc avait presque épuisé ma bourse, a Quel 
malheur ! s'écria le Juif; je voulais vous mettre de moi- 
tié dans une affaire magnifique qui, en quelques jours, 
vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plu* 
sieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de 
mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en 
détail aux prix que nous voudrons aux éleveurs de vers 
à soie ; mais il faut un peu d'argent comptant; c^est ce 
qu^il y a de plus rare dans ce pays : le taux légal est de 
24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raison- 
nables, Targent se multiplie... Enfin n'en parlons plus. 
Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne savez 
pas Tarabe; n'employez pas le drogman pour parler 
avec votre esclave ; il lui communiquerait de mauvaises 
idées sans que vous vous en doutiez^ et elle s'enfuirait 
quelque jour; cela s'est vu.» 



SÉJOUR EN EGYPTE, 197 

Ces paroles me donnèrent à réfléchir. 

Si la garde d'une femme est difficile pour un mari, 
que ne sera-ce pas pour un maître! C'est la position- 
d'Arnolphe ou de George Dandin. Que faire? l'eunuque 
et la duègne n'ont rien de sûr pour un étranger ; accor- 
der tout de suite à une esclave Tindépendance des femmes 
françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, 
comme on sait, n'ont aucun principe contre la plus vul- 
gaire séduction. Comment sortir de chez moi seul? et 
comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme 
ne s'est montrée au bras d'un homme? Comprend«K)n 
que je n'eusse pas prévu tout cela? 

Je fis dire par le Juif à Mustafa de me préparer à dîner ; 
je ne pouvais pas évidemment mener l'esclave à la table 
d'hôte de l'hôtel Domergue. Quant au drogman, il était 
allé attendre l'arrivée de la voiture de Suez; car je ne 
l'occupais pas assez pour qu'il ne cherchât point à pro- 
mener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. 
Je lui dis à son retour que je ne voulais plus l'employer 
que pour certains jours, que je ne garderais pas tout ce 
monde qui m'entourait, et qu'ayant une esclave, j'ap- 
prendrais très-vite à échanger quelques mots avec elle, 
ce qui me suffisait. Comme il s'était cru plus indispen- 
sable que jamais, cette déclaration l'étonna un peu. Ce- 
pendant il finit par bien prendi^e la chose, et me dit que 
je le trouverais à l'hôtel Waghorn chaque fois que j'en 
aurais besoin. 

11 s'attendait sans doute à*me servir de truchement 
pour faire du moins connaissance avec l'esclave; mais 
la jalousie est une chose si bien comprise en Orient, la 
réserve est si naturelle dans tout ce qui a rapport aux 
femmes, qu'il ne m'en parla même pas. 

J'étais rentré dans la chambre où j'avais laissé l'es- 
clave endormie. Elle était réveillée et assise sur l'appui 
de la fenêtre, regardant à droite et à gauche dans la rue 
par les grill(2s latérales du mouçharahy. Il y avait, deux 

17, 



198 VOYAGE EN ORIENT. 

maisons plus loin, des jeunes gens en costume turc de 
la réforme, officiers sans doute de quelque personnage, 
et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je com- 
pris qu'il existait un danger de ce côté. Je cherchais en 
vain dans ma tête un mot qui pût lui faire comprendre 
qu^il n'était pas bien de regarder les militaires dans la 
rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très- 
bien), interjection optimiste bien digne de caractériser 
Tesprit du peuple le plus doux de la terre, mais tout à 
fait insuffisante dans la situation. 

femmes! avec vous tout change : jYtais heureux, 
content de tout. Je disais tayeb à tout propos et TÉgypte 
me souriait. Aujourd'hui il me faut chercher des mots, 
qui ne sont peut-être pas dans la langue de ces nations 
bienveillantes. 11 est vrai quej'avais surpris chez quelques 
naturels un mot et un geste négatifs. Si une chose ne 
leur plait pas, ce qui est rare, ils vous disent : Lahl en 
levant la main négligemment à la hauteur du front. Mais ' 
comment dire d*un ton rude, et toutefois avec un mou- 
vement de main languissant : Lah! Ce fut ce|>endant à 
quoi je m'arrêtai faute de mieux; après cela, je ramenai 
Tesclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait 
qu'il était plus convenable de se tenir là qu'à la fenêtre. 
Du reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions 
pas à diner. 

La question maintenant était de savoir si je lui lais- . 
serais découvrir sa figure devant le cuisinier; cela mô 
parut contraire aux usages. Personne, jusque-tà, n'avait 
cherché à la voir. Le drogman lui-même n'était pas 
monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m'avait fait von- 
ses femmes; il était donc clair que je me ferais mépriser 
en agissant autrement que les gens du pays. 

Quand le dîner fut prêt, Mustapha cria du dehors: 
Sidil Je sortis de la chambre, et if me montra la casse- 
role de terre contenant une poule découpée daris 
du riz. 



« Amof bonôh} lui dis-je, et j6 rentrai pour engager 
F«SKïlat6 à remettre son masque, ce qu'elle fit. » 

Mostapha plaça la table, posa dessus une nappe de 
drap vert, puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide 
de pi au, il apporta encore plusieurs verdures sur de pe- 
tites assiettes, et notamment des koulkas découpés dans 
du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons 'na- 
geant dans une sauce à la moutarde : cet ambigu n'a- 
vait pas mauvaise mine. Ensuite il se retira discret 
tement. 



H 6$ signe à Tesclave de prendre une chaise (j'avais 
en la faiblesse d'acheter des chaises)^ elle secoua la tête, 
et |e compris que mon idée était ridicule à cause du peu 
de hauteur de la table. Je mis donc des coussins à terre, 
tt je pris place en l'invitant à s'asseoir de l'autre côté *, 
mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et 
mettait la main sur sa bouche. «Mon enfant, lui di»>je, 
est-ce que vous voulez vous laisser mourir de faim? yf 

Je sentais qu'il valait mieux parler, même avec la cer- 
titude de ne pas être compris, que de se livrer à une 
pantomime ridicule. Elle répondit quelques mots qui 
ttgnifiaient probablement qu'elle ne comprenait pas, et 
auxquels je répliquai : Tayeb* C'était toujours un com- 
mencement de dialogue. 

Lord Byron disait par expérience que le meilleur 
moyen d'apprendre une langue était de vivre seul pen- 
éaot quelque temps avec une femne ; mais encorci fau- 
drait-il y joindre quelques livres élémentaires^ autres 
mention n'apprend que des substantielle verbe manque; 
ensuite il est bien difficile de retenir des mots sans les 
écrire^ et l'arabe i^ s'écrit pas avec nos lettres^ ou du 
moiask ce» dernières ae donnent ipi'une idée imparfaite 



300 VOYAGE EN ORIENT. 

de la prononciation. Quant à apprendre l^écrif ure arabe, 
c^est une alTaire si compliquée à cause des élisions, que 
le savant Volney avait trouvé plus simple d'inventer un 
alphabet mixte, dont. malheureusement les autres sa- 
vants n^encouragèrent pas lemploi, La science aime les 
difficultés, et ne tient jamais à vulgariser beaucoup 
l'étude : si Ion apprenait par soi-même, que devien- 
draient les professeurs? 

Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java, 
suit peut-être la religion hindoue; elle ne se nourrit 
sans doute que de fruits et dlierbages. Je fis un signe 
d^adoration , en prononçant d'un air interrogatif le 
nom de Brahma; elle ne parut pas comprendre. Dans 
tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans 
doute. J'énumérai encore tout ce que je savais de noms 
se rattachant à cette même cosmogonie; c^était comme 
si j'eusse parlé français. Je commençais à regretter d^a- 
voir remercié le drogman ; j'en voulais surtout au mar- 
chand d'esclaves de m^avoir vendu ce bel oiseau doré 
sans me dire ce qu*il fallait lui donner pour nourriture. 

Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur 
qu'on fit au quartier franc; elle dit d'un ton mélanco- 
lique : Mafischl mot inconnu dont l'expression m'attrista 
beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères ame- 
nées à Paris il y a quelques ann^s, et qu'on m^avait fait 
voir dans une maison des Champs-Elysées. Ces Indiennes 
ne prenaient que (les aliments qu'elles avaient préparés 
elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me ras- 
sura un peu, et je pris la résolution de sortir, après mon 
repas, avec l'esclave pour éclaircir ce point. 

La défiance que m'avait inspirée le Juif pour mon 
drogman avait eu pour second effet de me mettre en 
garde contre lui-même ; voilà ce qui m^avait conduit à 
cette position fâcheuse. Il s^agissait donc de prendre 
pour interprète quelqu'un de sûr, afin du moins de faire 
connaissance avec mon acquisition. Je songeai un ins- 



SÉJOUR EN EGYPTE. 201 

tant à M. Jean, le mamelouck, homme d*un âge respec- 
table ; mais le moyen de conduire cette femme dans un 
cabaret? D'un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester 
dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour 
aller chercher M. Jean. Et eussé-je envoyé dehors ces 
deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser 
une esclave seule dans un logis fermé d'une serrure 
de bois? 

Un son de petites clochettes retentit dans la rue; je 
vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui 
menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je 
le montrai à l'esclave, qui me dit en souriant : Aioual ce 
que je traduisis par oui. 

J'appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint 
hâlé, aux yeux énormes, ayant du reste le gros nez et la. 
lèvre épaisse des têles de sphinx, un type égyptien des 
plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit 
à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis 
voir à l'esclave avant qu'il s'en servît. Celle-ci répéta 
aioua^ et du haut de la galerie elle regarda, bien que 
voilée, le manège du chevrier. 

Tout cela était simple comme Tidylle, et je trouvai 
très-naturel qu'elle lui adressât ces deux mots : Talé 
bouckra; je compris qu'elle l'engageait sans doute à re- 
venir le lendemain. Quand la tasse fut pleine , le che- 
vrier me regarda d'un air sauvage en criant : Atfoulouz! 
J'avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela vou- 
lait dire : Donne de l'argent. Quand je l'eus payé, il tvi^ 
encore bakchiz ! autre expression favorite de rÈgyptien, 
qui réclame à tout propos le pour-boire. Je lui répondis : 
Talé bouckra! comme avait dit l'esclave. Il s'éloigna 
satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à 
peu. 

Elle se contenta de boiie son lait $ans y vouloir met- 
tre du pain ; toutefois ce léger repas içe rassura un peu; 
je cff^ignais qu'elle ne fût de cette race javanaise qui se 



20Î VOYAGE EN ORIENT. 

nourrit d'une sorte de terre grasse, qu'on n*9ura|t peut*. 
être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j'envoyai cher- 
cher des ânes et je fis signe à l'esclave de prendre son 
vêlement de dessus (milayeh). Elle regarda avec ^n cer- 
tain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui est pourtant 
fort bien ])orté au Caire, et me dit : An' aouss hab- 
barah ! 

Comme on s'instruit ! Je compris qu'elle espérait por- 
ter de la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes 
dames au lieu de celui des simples bourgeoises, et je lui 
dis : Lah ! lah ! en secouant la main et hochant la tête à 
la manière des Égyptiens. 



T. — li'almable Interprète. 

Je n'avais envie ni d'aller acheter un habbarah ni de 
faire une simple promenade 5 il m'était venu à Tidée 
qu'en prenant un abonnement au cabinet de lecture 
français, la gracieuse madame Bonhomme vqudrait bien 
me servir de truchement pour une première explication 
avec ma jeune captive. Je n'avais vu encore madame 
Bonhomme que dans la fameuse représentation d'ama- 
teurs qui avait inauguré la saison au Teatro del Cairo; 
mais le vaudeville qu'elle avait joué lui prêtait à mes 
yeux les qualités d'une excellente et obligeante personne. 
Le théâtre a cela de particulier, qu'il vous donne l'illu- 
sion de connaître parfaitement une inconnue. De là les 
grandes passions qu'inspirent les actrices, tandis qu'on 
ne s'éprend guère, en général, des femmes qu'on n'a fait 
que voir de loin. 

Si Tactrice a ce privilège d'exposer à tous un idéal 
que l'imagination de chacun interprète et réalise à son 
gré, pourquoi ne pas reconnaître chez une jolie, et, si 
vous voulez, même une vertueuse marchande, cette 
fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dir» 



SÉJOUR KN EGYPTE. 203 

initiatrice, qui OUVre à l'étranger des^ relations utiles et 
charmantes? 

On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet, 
perdu dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut 
ravi de trouver accueil chez une aimable et complaisante 
gantière-^ mais combien une telle rencontre n'e3t-elle 
pas plus utile encore dans une ville d*Orient ! 

Madame Bonhomme accepta avec toute la grâce et 
toute la patience possibles le rôle d'interprète entre 
l'esclave et moi. Il y avait du monde dans la salle de 
lecture, de sorte qu'elle nous fit entrer dans un magasin 
d'articles de toilette et d'assortiment, qui était joint à 
la librairie. Au quartier franc^ tout commerçant vend de 
tout. Pendant que Tesclave étonnée examinait avec ra^ 
visseinent les merv^eilles du luxe européen • j'expliquais 
ma position à madame Bonhomme, qui, du reste ^ avait 
elle-même une esclave noire à laquelle de temps m temps 
je l'entendais donner des ordres en arabe. 

Mon récit l'intéressa*, je la priai de demander à Tesclave 
si elle était contente de m'appartenir. « Aioua ! » ré- 
pondit celle-ci. A cette réponse affirmative, elle a^jouta 
qu'elle serait bien contente d'être vêtue comme une 
Européenne. Cette prétention fit sourire madame Bon- 
homme , qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans 
et l'ajusta sur sa tête. Je dois avouer que cela ne lui al- 
lait pas très-bien ; la blancheuf du bonnet lui donnait 
l'air malade. « Mon enfant, lui dit inadame Bonhomme, 
il faut rester comme tu es ^ le tarbouch te sied beau- 
coup mieux, w Et, comme l'esclave renonçait au bonnet 
avec peine, elle lui alla chercher un tatikos de femme 
grecque festonné d'or, qui, cette fois, était du meîlleujr 
effet. Je vis bien qu'il y avait là une légère intention de 
pousser à la vente, mais le prix était modéré, malgré 
l'exquise délicatesse du travail. 

Certain désormais d'une double bienveillance , je me 
fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille. 



S04 VûtAÔB EN ORIENT. 

Cela re&sefnblait à toutes les histoires d^esclaves possH 
blés, à IWndrienne de Térence y h mademoiselle Aîssé... 
Il est bien entendu que je ne me flattais pas d'obtenir la 
vérité complète. Issue de nobles parents, enlevée toute 
petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable 
aujourd'hui dans la Méditerranée, mais qui reste pro- 
bable au point de vue des mers du Sud... £t d^ailleurs, 
d'où serait-elle venue ? Il n'y avait pas à douter de son 
origine malaise. I^s sujets de Tempire ottoman ne peu- 
vent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n*est 
pas blanc ou noir, en fait d'esclaves, ne peut donc ap- 
partenir qu'à TAbyssinie ou à l'archipel indien. 

Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du terri- 
toire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands 
de la caravane l'avaient emmenée et exposée en vente au 
Caire. 

Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire 
en effet qu'elle n'avait pas eu d'autre possesseur avant 
moi que ce vénérable cheik glacé par l'âge. « Elle a 
bien dix-huit ans, me dit madame Bonhomme, mais elle 
est très-forte, et vous l'auriez payée plus cher, si elle 
n'était pas d'une race qu'on voit rarement ici. Les Turcs 
sont gens d'habitude , il leur faut des Abyssiniennes ou 
des noires ; soyez sûr qu'on l'a promenée de ville en ville 
sans pouvoir s'en défaire. 

— Eh bien ! dis-je, c'est donc que le sort voulait que je 
passasse là. Il m'était réservé d'influer sur sa bonne ou 
sa mauvaise fortune. » 

Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orien- 
tale, fut transmise à Tesclave, et me valut son assenti- 
knent. 

Je lui fis demander pourquoi elle n'avait pas voulu 
tnanger le matin et si elle était de la religion hindoue. 
« Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme 
après lui avoir parlé 5 elle n'a pas mangé aujourd'hui, 
parce que c'est jour de jeûne jusqu'au coucher du soleil. » 



SËiOlift EN ÉGVPtË. â05 

Je regrettai qifcile n'appartint pas ifiu culte br&ihnia- 
nique pour lequel j'ai toujours eu un faible; quant au 
langage, elle s'exprimait dans Tarabe le plus pur, et n'a- 
vait conservé de sa langue primitive que le souvenir de 
quelques chanscms ou pantouns, que je me promis de lui 
faire répéter. 

(( Maintenant, me dit madame Bonhomme, comment 
ferez- vous pour vous entretenir avec elle? 

— Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel 
on se montre content de tout : indiquez^m'en seulement 
un autre qui exprime le contraire. Mon intelligence 
suppléera au reste, en attendant que je m'instruise 
mieux. • 

— Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus? 
me dit-elle. 

— J'ai de l'expérience, répondîs-je, il faut tout pré- 
voir. 

— Hélas ! me dit tout bas madame Bonhomme , ce ter- 
rible mot, le voilà : « Mafisch! w cela comprend toutes 
les négations possibles. » 

Alors je me souvins que l'esclave l'avait déjà prononcé 
avec moi. 



¥1. — I/Éle 4e Roddali. 

Le consul-général m'avait invité à faire une excursion 
dans les environs du Caire. Ce n'était pas une offre à 
négliger, les consuls jouissant de privilèges et de facilités 
sans nombre pour tout visiter commodément. J'avais en 
outre l'avantage, dans cette promenade, de pouvoir dis^ 
poser d'une voiture européenne, chose rare dans le Le- 
vant. Une voiture au Caire est un luxe d'autant plus 
beau , qu'il est impossible de s'en servir pour circuler 
dans la ville; les souverains et leurs représentants au- 
raient seuls le droit d'écraser les hommes et les chiens 

18 



306 VOYAGE ËK ORIENT. 

dans les rues, si Tétroitesse et la forme tortueuse de ces 
dernières leur permettaient d'en profiter. Mais le pacha 
lui-même est obligé de tenir ses remises près des portes, 
et ne peut se faire voiturer qu'à ses diverses -«aaisons de 
campagne; alors rien n^est plus curieux que de wir un 
coupé ou une calèche du dernier goût d^ Paris ou de 
Londres portant sur le siège un cocher. à turban, qui 
tient d'une main son fouet et de Tautre sa longue pipe de 
cerisier. 

Je reçus donc un jour la visite d^un janissaire du cou- 
sulat, qui frappa de grands coups à la p^nrte avec sa 
grosse canne à pomme d'argent , pour me faire honneur 
daiis le quartier. Il me dit que j'étais attendu au consu- 
lat pour lexcursion convenue. Nous devions partir le 
lendemain au point du jour; mais le consul ne savait 
pas que, depuis sa première invitation, mon logis de 
garçon était devenu un ménage, et je me demandais ee 
.que je ferais de mon aimable compagne pendant une ab- 
seacei.d'un jour entier. La mener avec moi e&t été in- 
discret; la laisser seule avec le cuisinier et le portier 
était manquer à la prudence la plus vulgaire. Cela m'em- 
barrassa beaucoup. EnHn je songeai qu'il fallait ou se 
résoudre à acheter des eunuques , ou se confier à quel- 
qu'un. Je la fis monter sur un âne, et nous nous arrêtâ- 
mes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai 
à Tancien mamelouck sMl ne connaissait pas quelque 
famille hojmète à laquelle je pusse.confier l'esclave pour 
un joiir, M. Jean, homme de ressources, m'indiqua un 
vieux Cophte, nommé Mansour, quK ayant servi plusieurs 
années daiis Tarmée française, était digne de confiance 
sous tous les rapports. 

Mansour avait été mamelouk commeM. Jean, mais des 
mamelouks de l'armée française* Ces derniers,, eomme 
il me rapprit, se composaient principalement de Cophtes 
qui, lors de la retraite de l'expédition d'Egypte, avaient 
suivi nos soldats. Le pauvre Mansour^ avec plusieurs de 



SÉJOUR EN ÉCTims. 207 

ses camarades , fut jeté à Teau à Marseille par la popu- 
lace pour avoir soutenu le parti de Fempcreur au retour 
des Ek)urbons-, mais, en véritable enfant du Nil, il par- 
vint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de 
la côte» 

Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait 
avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée: 
les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des 
habitants ; la menuiserie découpée des fenêtres s'ouvrait 
par places comme une guipure déchirée. Des restes de 
meubles et des haillons paraient seuls Tantique de- 
meure, où la poussière et le soleil causaient une im- 
pression aussi morne que peuvent faire la pluie et la 
boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos 
villes. J'eus le cœur serré en songeant que la plus grande 
partie de la population du Caire habitait ainsi des mai- 
sons que les rats avaient abandonnées déjà comme peu 
sûres. Je n'eus pas un instant l'idée d'y laisser l'esclave, 
mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venh* chez 
moi. Je leur promettais de les prendre àmon service, 
quitte à renvoyer l'un ou l'autre de mes serviteurs ac- 
tuels. Du reste, à une piastre et demie, ou 40 centimes 
par tête et par jour, il n'y avait pas encore de prodiga- 
lité. 

Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et 
opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à 
deux peuples douteux qui auraient pu s'entendre contre 
moi , je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le 
consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de comes- 
tibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accom- 
pagner. H y avait avec nous, outre le secrétaire de léga* 
tion, un grave personnage en costume oriental, nommé 
le cheik Âbou-Khaled , que le consul avait invité pour 
nous donner des explications ; il parlait facilement Tita- 
lien, et passait pour un poète des plus élégants et des 
plus, instruits dans la Httérature arabe. 



208 VOYAGE EN ORIBNT« 

« C'est tout à fait, me dit le consul, un homme du 
temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il 
est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient 
à cette génération d* Arabes philosophes, voltairiem 
même pour ainsi dire , toute particulière à TÉgypte , et 
qui ne fut pas hostile à la domination française. » 

Je demandai au cheik s'il y avait, outre lui, beaucoup 
de poètes au Caire, a Hélas ! dit-il, nous ne vivons plus 
au temps où, pour une belle pièce de vers, le souverain 
ordonnait qu'on remplît de sequins la bouche du poète, 
tant qu'elle en pouvait tenir. Aujourd'hui nous sommes 
seulement des bouches Inutiles. A quoi servirait la poé- 
sie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours? 

— Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui- 
même un souverain généreux ? 

— Il est trop pauvre, répondit le cheik, et d'ailleurs 
son ignorance est devenue telle, quUl n'apprécie plus 
que les romans délayés sans art et sans souci de la pu- 
reté du style. Il suftit d'amuser les habitués d'un café 
par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis , à 
l'endroit le plus intéressant, le narrateur s'arrête, et dit 
qu'il ne continuera pas l'histoire qu'on ne lui ait donné 
telle somme ; mais il rejette toujours le dénoùment au 
lendemain, et cela dure des semaines entières. 

— £h mais! lui dis-je, tout cela est comme chez 
nous! 

— Quant aux illustres poèmes d'Antar ou d'Aboa- 
Zeyd, continua le' cheik, on ne veut plus les écouter que 
dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même 
sûr que beaucoup en comprennent les beautés? I^s gens 
de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les 
plus savants, entre ceux qui connaissent l'arabe litté- 
raire, sont aujourd'hui deux Français? 

— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron 
et de M. Fresnel, consul de Djedda. Vous avez pourtant, 
ajouta-*t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de 



SÉJOUR EN EGYPTE, 209 

saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur 
temps dans les bibliothèques des mosquées 7 

— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute 
sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre 
des mêmes livres, sous prétexte que rien n*cst plus beau 
et que la doctrine en est supérieure à toutes choses? 
Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir 
nos esprits à la science des Francs... qui cependant ont 
tout appris de nous ! » 

Nous avions quitté Tenceinte de la ville, laissé à 
droite Boulak et les riantes villas qui Tentourent, et 
nous roulions dans une avenue large et ombragée, tra* 
cée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain 
cultivé, appartenant à Ibrahim. C^est lui qui a fait 
planter de dattiers, de mûriers et Aq figuiers de Pharaon 
toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd'hui 
semble un jardin. De grands bâtiments servant de fa* 
briques occupent le centre de ces cultures à peu de dis- 
tance du Nil. En les dépassant et tournant ^droite, 
nous nous trouvâmes devant une arcade par où Ton 
descend au fleuve pour se rendre à Tile de Roddah. 

Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière 
qui coule parmi les kiosques et les jardins» Des roseaux 
touffus bordent la rive , et la tradition indique ce point 
comme étant celui où la fille de Pharaon trouva le ber<* 
ceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit 
à droite le port du vieux Caire , à gauche les bâtiments 
du Mekkias ou Nilomètre, entremêlés de minarets et de 
coupoles, qui forment la pointe de Tile» 

Cette dernière n'est pas seulement une délicieuse rési- 
dence princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins 
dlbrahim , le jardin des plantes du Caire. On peut 
penser que c'est justement l'inverse du nôtre; au lieu 
de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait créer 
là des pluies, des froids et des brouillards artificiels 
pour conserver les plîintes dç notre |i)u?opc. Le fait est 

18, 



210 TOYAGE EN 0RIE?9T. 

qiMf, de tous nos arbres , on n'a pu élever encore qu'un 
pauvre petit chêne, qui ne donne pas même du gland. 
Ibrahim a été plus heureux dans la culture des plantes 
de l'Inde. C'est une tout autre végétation que celle de 
l'Egypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette lati- 
tude. Nous nous promenâmes avec ravissement sous 
Tombrage des tamarins et des baobabs ; des cocotiers à 
la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage découpé 
comme la fougère ^ mais à travers mille végétations 
étranges j'ai distingué, comme infiniment gracieuses, 
des allées de bambous formant rideaux comme nos peu- 
pliers 5 une petite rivière serpentait parmi les gazons, 
où des paons et des flamants roses brillaient au milieu 
d'une foule d'oiseaux privés. De temps en temps, nous 
nous reposions à l'ombre d'une espèce de saule pleureur, 
dont le tronc élevé, droit comme un mât, répand au- 
tour de lui des nappes de feuillage fort épaisses; on croit 
être ainsi dans une tente de soie verte , inondée d'une 
douce lumière. 

Nous nous arrachâmes avec peine à cet hori;!on ma- 
gique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes 
d'une autre partie du monde, où il semblait que nous 
fussions transportés par miracle; mais, en marchant 
au nord de Tile, nous ne tardâmes pas à rencontrer 
toute une nature différente, destinée sans doute à com- 
pléter la gamme des végétations tropicales. Au milieu 
d'un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent 
des bouquets gigantesques , par des chemins étroits , 
cachés sous des voûtes de lianes , on arrive à une sorte 
de labyrinthe qui gravit des rochers factices, suimontés 
d'un belvédère. Entre les pierres, au bord des sentiers, 
sur votre tête, à vos pieds, se tordetit, s'enlacent, se 
hérissent et grimacent les plus étranges reptiles dtt 
monde végétal. On n'est pas sans inquiétude en mettant 
le pied dans ces repaires de serpents et d'hydres endor- 
mis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quel- 



SÉJOUR EN EGYPTE. 211 

ques-iines parodient les membres humains et rappellent 
la monstrueuse conformation des dieux -polypes de 
rinde. 

Arrivé au sommet, je fus frappé d^admiration en aper- 
cevant dans tout leur développement, au-dessus de 
Giseh qui borde l'autre côté du fleuve, les trois pyra- 
mides nettement découpées dans l'azur dû ciel. Je ne 
les avais jamais si bien vues, et la transparence de Taîr 
permettait , quoiqu*à une distance de trois lieues , d'en 
distinguer tous les détails. 

Je ne suis pas de Tavis de Voltaire, qui prétend que 
les pyramides de l'Egypte soiït loin de valoir ses fours 
à |K)ulets ] il ne m'était pas indifférent non plus d'être 
contemplé par quarante siècles ; mais c'est au point de 
vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu'un tel 
spectacle m'intéressait dans ce moment-là, et je mé 
hâtai de demander au cheik, notre compagnon, ce qu'il 
pensait des quatre mille ans attribués à ces monuments 
par la science européenne. 

Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque, 
et nous dit : 

(( Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été 
bâties par le roi préadamite Gian-ben-Gian ; mais, à en 
croire une tradition plus répandue che:i nous, il existait, 
trois cents ans avant le déluge, un mi nommé Saurid, 
fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se renver- 
sait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et 
les maisons sur les hommes; les astres s'entre-cho- 
quaient dans le ciel, et leurs débris couvraient le soi à 
une grande hauteur. Le roi s'éveilla tout épouvanté, 
entra dïms le temple du Soleil, et resta longtemps à 
baigner ses joues et à pleurer: ensuite il convoqua les 
prêtres et devins. Le prêtre Aklîman, le plus savant 
d'entre eux, lui déclara qu'il avait fait Itii-mérae un rêve 
semblable. « J'ai songé, dit-il, que j'étais avec vous sur 
une montagne, et que je voyais \t ciel abaissé au point 



212 VOYAGE EN ORIENT. 

qu*il approchait du sommet de nos tètes, et que le }>eiiple 
courait à vous en foule comme à son refuge ; qu'alors 
vous élevâtes les mains au-dessu$ de vous et tâchiez de 
repousser le ciel pour Tempècher de s^abaisser davan- 
tage , et que moi , voqs voyant agir, je faisais aussi de 
même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui 
nous dit : « Le ciel retournera en sa place ordinaire 
f( lorsque j'aurai fait trois cents tours..» Le prêtre ayant 
parlé ainsi, le roi Saurid fit prendre les hauteurs des 
astres et rechercher quel accident ils promettaient. On 
calcula qu il devait y avoir d'abord un déluge d^eau et 
plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit 
construire les pyramides dans cette forme angulaire 
propre à soutenir même le choc des astres, et poser ces 
pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées 
avec une précision telle que ni le feu du ciel, ni le dé- 
luge, ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se ré- 
fugier au besoin le roi et les grands du royaume , avec 
les livres et images des sciences, les talismans et tout 
ce qu^il importait de conserver pour Tavenir de la race 
humaine. » 

J'écoutais cette légende avec grande attention, et je 
dis au consul qu^elle me semblait beaucoup plus satis- 
faisante que la supposition acceptée en Europe, que ces 
monstrueuses constructions auraient été seulement des 
tombeaux. 

a Mais, dit-il, comment les gens réfugiés dans les 
salles des pyramides auraient-ils pu respirer? 

— On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des 
canaux qui se perdent sous la terre. Certains d^entre 
eux communiquaient avec les eaux du Nil, d'autres 
correspondaient à de vastes grottes souterraines ; les 
eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient 
plus loin, formant d'immenses cataractes, et remuant 
l'air continuellement avec un bruit effroyable. » 

le consul, honime positif, n'accueiU^jiit ces traditions 



SËJOUH EN EGYPTE, 313 

qu'avec un sourire ; il avait profité de notre halte dans 
le kiosque pour faire disposer sur une table les provi- 
sions apportées dans sa voiture, et les bostangis d'ibra*- 
him-Pacha venaient nous offrir en outre des fleurs et 
des fruits rares, propres à compléter nos sensations 
asiatiques» 

£n Afrique, on rêve llnde comme en Europe on rêve 
l'Afrique; l'idéal rayonne toujours au-delà de notre 
horizon actueL Pour moi, je questionnais encore avec 
avidité notre bon cheik, et je lui faisais raconter tous 
les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au 
roi Saurid plus fermement qu'au Chéops des Grecs, à 
leur Chéphren et à leur Mycérinus. 

« Et qu'art-on trouvé, lui disais-je, dans les pyra<» 
mides lorsqu'on les ouvrit la première fois sous les sul- 
tans arabes? * 

— On trouva, dit-il , les statues et les talismans que 
le roi Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le 
garde de la pyramide orientale était une idole d'écaillé 
noire et blanche, assise sur un trône d'or, et tenant une 
lance qu'on ne pouvait regarder sans mourir. L'esprit 
attaché à cette idole était une femme belle et rieuse ; 
qui apparaît encore de notre temps et fait perdre Fesprît 
à ceux quU^ rencontrent. Le garde de la pyramide occi- 
dentale était une idole de pierre rouge , armée aussi 
d'une lance, ayant sur la tête un serpent entortillé; 
l'esprit qui le servait avait la forme d'un vieillard nu-* 
bien, portant un panier sur la tête et dans ses mains uii 
encensoir. Quant à la troisième pyramide, elle avait 
pour garde une petite idole de basalte, avec le socle de 
même, qui attirait à elle tous ceux qui la regardaient ^ 
sans qu'Us pussent s'en détacher. L'esprit apparaît en- 
core sous la forme d'un jeune homme sans barbe et nu. 
Quant jaux autres pyramides de Saccarah, chacune aussi 
a son spectre : l'un est un vieillard basané et noirâtre^ 
avec la barbe courte^ l'autre est une jeune femme noire, 



f 14 VOYAGE EN ORIENT. 

avec un enfant noir, qui , lorsqu'on la regaitle , montre 
de longues dents blanches et des yeux blancs ^ un autre 
a la tête dUin lion avec des cornes \ un autre a Tair d'un 
berger vêtu de noir, tenant un bâton ^ un autre enfin 
apparaît sous la forme d^un religieux qui sort de la mer 
et qui se mire dans ses eaux. 11 est dangereux de ren- 
contrer ces fantômes à Theure de midi. 

— Ainsi, dis-je, TOrient a les spectres du jour comme 
nous avons ceux de la nuit. 

— C'est qu'en effet, observa le consul, tout le monde 
doit dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik 
BOUS fait des contes propres à appeler le sommeil. 

— Mais, m'écriai-je, tout cela est-il plus extraordi- 
naire que tant de choses naturelles qu'il nous est im- 
possible d'expliquer? Puisque nous croyons bien à la 
création, aux anges, au déluge, et que nous ne pouvons 
douter de la marche des astres, pourquoi n'admettrions- 
nous pas qu'à ces astres sont attachés des esprits, et 
que les premiers hommes ont pu se mettre en rapport 
avec eux par le culte et par les monuments? 

— Tel était en effet le but de la magie primitive, dit 
le cheik ; ces talismans et ces fîgures ne prenaient force 
que de leur consécration à chacune des planètes et des 
signes combinés avec leur lever et leur déclin.* Le prince 
des prêtres s'appelait Kater, c'est-^à-dire maître des 
influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un 
astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne), Rkaouis 
(Jupiter) et les autres. 

(( Aussi chaque matin le Kater disait-il à un prêtre : 
« Où est à présent Tastre que tu sers? » Celui-ci répon- 
dait : a II est en tel signe, tel degré, telle minute ; » et, 
d'après un calcul préparé, l'on écrivait ce qu'il était à 
propos de faire ce jour-là. La première pyramide avait 
donc été réservée aux princes et à leur famille ; la se- 
conde dut renfermer les idoles des astres et les taber- 
nacles des corps célestes, ainsi que les livres d^astrologie, 



SFJOLR m EGYPTE* .^15 

d'histoire et de science ^ là aussi les prêtres devaient 
trouver refuge. Quant à la troisième, elle n'était destinée 
qu'à la conservation des cercueils de rois et de prêtres, 
et comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit 
construire les pyramides de Saccarah et de Daschour. 
Le but de la solidité employée dans les ccmstructions 
était d'empêcher la destruction des corps embaumés, 
qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout 
d'une certaine révolution des astres dont on ne précise 
pas au juste l'époque. 

— En admettant cette donnée, dit le consul^ il y 
aura des momies qui seront bien étonnées un jour de se 
réveiller sous un vitrage de musée ou dans le cabinet de 
curiosités d'un Anglais. 

— Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides 
humaines dont le papillon n'est pas encore sorti. Qui 
nous dit qu'il n'éclora pas quelque jour? J'ai toujours 
regardé comme impie la mise à nu et la dissection des 
momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi 
consolante et invincible de tant de générations accumu- 
lées n'a-t-elk pas désarmé la sotte curiosité europé^tie? 
Nous respectons les rsKxis d'hier, mais les morts oai-ib 
un âge? 

— C'étaient des infidèles, dit le cheik. 

— Hélas! dis-je, à cette époque ni Mahomet ni lésos 
n'étaient nés. » 

Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je 
m'étonnais de voir un musulman imiter l'intolérancç 
catholique. Pourquoi les enfants d'isnoaêl maudiraient-ils 
l'antique Egypte, qui n'a réduit en esclavage que la 
race d'Isaac? A vrai dire, pourtant, le&masulmansres^ 
pectent en général les tombeaux et les wuiuments sa- 
crés des divers peuples, et Tespoir seul de trouver d'ion, 
menses trésors engagea un calife à faire ouvrir les {pyra- 
mides. Leurs chroniques rapportent qulcm trouva dans 
la sallo dite du roi une statue d'homme de pierre bkmtq 



816 VOYAGE EN ORIENT. 

et une statue de femme de pierre blnnche debout sur 
une table, Tnii tenant une lance et Tautre un arc. Au 
milieu de la table était un vase hermétiquement fermé, 
qui, lortsqu'on Touvrit, se trouva plein de sang encore 
fraiâ. il y avait aussi un coq d or rouge émaillé d'hya- 
cinthes qui fit un cri et battit des ailes lorsqu^on entra. 
Tout cela rentre un peu dans les Mille et une Nuits; 
mais qui empêche de croire que ces chambres aient 
contenu des talismans et des figures cabalistiques ? Ce 
qui est certain, c'est que les modernes n^y ont pas trouvé 
d^autrcs ossements que ceux d^un bœuf. Le prétendu 
sarcophage de la chambre du roi était sans doute une 
cuve pour Teau lustrale. D'ailleurs, n'est-il pas plus 
absurde, comme Ta remarqué Yolney, de supposer qu'on 
ait entassé tant de pierres pour y loger un cadavre de 
cinq pieds? 



Hri. «^ lie karem dn irlee-rof • 

Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous 
allâmes visiter un charmant palais orné de rocailles où 
les femmes du vice-roi viennent habiter quelquefois Tété. 
Des parterres à la turque, représentant les dessins d'un 
tapis, entourent cette résidence, où Ton nous laissa pé- 
nétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage, 
et il n'y avait de vivant dans les salles que des pendules 
à musique qui annonçaient chaque quart d'heure par un 
petit air de serinette tiré des opéras français. La distri- 
bution d'un harem est la même dans tous les palais turcs, 
et j'en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de petits 
cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des 
divans partout, et pour tous meubles de petites tables 
inscrustées d'écaillé; des enfoncements découpés en 
ogives çà et là dans la boiserie servent à serrer les nar- 
ghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre 



SÉJOUR EN EGYPTE. 217 

chambres seulement, décorées à l'européenne, con- 
tiennent quelques meubles de pacotille qui feraient 
Torgueil d'une loge de portier^ mais ce sont des sacri- 
fices au progrès, des caprices de favorites peut^tre, et 
aucune de ces choses n'est pour elles d'un usage sé- 
rieux. 

Mais ce qui surtout manque en général aux harems les 
plus princiers, ce sont des lits. 

(( Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et 
leurs esclaves? 

— Sur les divans. 

— Et n'ont-elles pas de couvertures? 

— Elles dorment tout habillées. Cependant il y a des 
couvertures de laine ou de soie pour Thiver. 

— Je ne vois pas dans tout pela quelle est la place 
du mari? 

— Eh bien I mais le mari couche dans sa chambre, 
les femmes dans les leurs, et les esclaves (odaleuk) sur 
les divans des grandes salles. Si les divans et les cous- 
sins ne semblent pas commodes pour dormir, on fait 
disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et 
l'on dort ainsi. 

— Tout habillé? 

— Toujours, mais en pe conservant que les vêlements 
les plus shnpies, le pantalon, une veste, une robe. La 
loi défend aux hommes, ainsi qu'aux femmes, de se dé- 
couvrir les uns. devant les autres à partir de la gorge. 
Le privilège du mari est de voir librement la figure de 
ses épouses -, si la curiosité lentraîne plus loin, ses yeux 
sont maudits : c'est un texte formel. 

— Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne 
pas absolument à passer la nuit dans une chambre rem- 
plie de femmes habillées, et qu'il aime autant dormir 
dans la sienne -, mais s'il emmène avec lui deux ou trois 
de ces dames... 

— Deux ou trois I s'écria le cheik avec indignation^ 

19 



518 VOYACK EN ORIENT. 

quels chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient 
ainsi? Dieu vivant! est-il une seule femme, même infi- 
dèle, qui consentirait à partage avec une autre l'hon- 
neur de dormir près de son mari? Est-ce ainsi que Ton 
fait en Europe ? 

— En Europe! répondis-je; non, certainement; mais 
les chrétiens n'ont qu'une femme, et ils supposent que 
les Turcs, en ayant plusieurs, vivent avec elles comme 
avec une seule. 

— SUl y avait, me dit le cheik, des musulmans assez 
dépravés pour agir comme le supposent les chrétiens, 
leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le di- 
vorce, et les esclaves elles-mêmes auraient le droit de 
les quitter. 

— Voyez, dis-je au consul, quelle est encore Terreur 
de TEurope touchant les coutumes de ces peuples. La 
vie des Turcs est pour nous Tidéal de la puissance et du 
plaisir, et je vois qu'ils ne sont pas seulement maîtres 
chez eux. 

— Presque tous, me répondit le consul, ne vivent en 
réalité qu'avec une seule femme. Les filles de bonne 
maison en font presque toujours une condition de leur . 
alliance. L'homme assez riche pour nourrir et entretenir 
convenablement plusieurs femmes, c'est-à-dire donner 
à chacune un logement à part, une servante et deux vê- 
tements complets par année, ainsi que tous les mois une 
somme fixée pour son entretien, peut, il est vrai, prendre 
jusqu'à quatre épouses-, mais la loi l'oblige à consacrer 
à chacune un jour de la semaine, ce qui n'est pas tou- 
jours fort agréable. Songez aussi que les intrigues de 
quatre femmes, à peu près égales en droits, lui feraient 
l'existence la plus malheureuse, si ce n'était un homme 
très-riche et très-haut placé. Chez ces derniers, le nombre 
des femmes est un luxe comme celui des chevaux; mais 
ils aiment mieux, en général, se borner à une épouse lé- 
gitime et avoir de belles esclaves, avec lesquelles encore 



SÉJOUR EN EGYPTE* 219 

ils n^ont pas toujours les relations les plus faciles, sur* 
tout si leurs femmes sont d^une grande famille. 

— Pauvres Turcs î m'écriai-je, comme on les calomnie ! 
Mais s'il s'agit simplement d'avoir çà et là des mai- 
tresses, tout honune riche en Europe a les mêmes fa- 
cilités. 

— Ils en ont de plus grandes, médit le consul. En Eu- 
rope, les institutions sont farouchessur ces points-là*, maig 
les mœurs prennent bien leur revanche. Ici, la religion, 
qui règle tout, domine à la fois Tordre social et Tordr* 
moral, et, comme elle ne commande rien d'impossible, 
on se fait un point d'honneur de Tobserver. Ce n'est pas 
qu'il n'y ait des exceptions, cependant elles sont rares, et 
n'ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dé- 
vots de Constantinople furent indignés contre Mahmoud, 
parce qu'on apprit qu'il avait fait construire une salle 
de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de 
ses femmes -, mais la chose est très-peu probable, et ce 
n'est sans doute qu'une invention des Européens. )> 

Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de 
cailloux ovales formant des dessins blancs et noirs et 
ceints d'une haute bordure de buis taillé ; je voyais en 
idée les blanches cadines se disperser dans les allées, 
traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque, et s'as- 
sembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se 
découpaient en balustres et en arcades; des colombes 
s'y posaient parfois comme les âmes plaintives de cette 
solitude... 

Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâti- 
ment du Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement 
consacré à Sérapis , plonge dans un bassin profond et 
sert à constater la hauteur des inondations de chaque 
année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière 
de la famille du pacha. Voir le cimetière après le harem, 
c'était une triste comparaison à faire ; mais, en effet, la 
critique de la polygamie est là. Ce cimetière, consacré 



220 VOYAGE EN ORIENT. 

aux seuls enfants de cette famille, a Tair d'être celui 
d'une ville. H y a là plus de soixante tombes, grandes et 
petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes 
de marbre blanc. Chacun de ces cippes est surmonté 
soit d^un turban , soit d^une coiffure de femme , ce qui 
donne à toutes les tombes turques un caractère de réa- 
lité funèbre-, il semble que Ton marche à travers une 
foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux sont 
drapés de riches étoffes et portent des turbans de soie 
et de cachemire : là l'illusion est plus poignante en- 
core. 

Il est consolant de penser que, malgré toutes ces per- 
tes, la famille du pacha est encore assez nombreuse. Du 
reste , la mortalité des enfants turcs en Egypte parait 
un fait aussi ancien quUncontestable. Ces fameux mame- 
louks, qui dominèrent le pays si longtemps, et qui y 
faisaient venir les plus belles femmes du monde , n'ont 
pas laissé un seul rejeton. 



VII. — lies mystères du harem. 

Je méditais sur ce que j'avais entendu. 

Voilà donc une illusion qu'il faut perdre encore, les 
délices du harem, la toute-puissance du mari ou du 
maître, des femmes charmantes s'unissant pour faire le 
bonheur d'un seul : la religion ou les coutumes tempè- 
rent singulièrement cet idéal, qiri a séduit tant d'Euro- 
péens. Tous ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient 
compris ainsi la vie orientale, se sont vus découragés en 
bien peu de temps. La plupart des Francs entrés jadis 
au service du pacha, qui, par une raison d'intérêt ou de 
plaisir, ont embrassé Tislamisme, sont rentrés aujour- 
d'hui, sinon dans le giron de l'Église, au moins dans les 
douceurs de la monogamie chrétienne. 

Pénétrons-nous bien de cette idée, que la femnne ma- 



SEJOUR EN EGYPTE. 221 

• 

liée, dans tout l'empire turc, a les mêmes privilèges 
que chez nous, et qu elle peut même empêcher son mari 
de prendre une seconde femme , en faisant de ce point 
une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent 
à habiter la même maison qu'une autre femme, elle a le 
droit de vivre à part, et ne concourt nullement, comme 
on le croit, à former des tableaux gracieux avec les es- 
claves sous l'œil d'un maître et d'un époux. Gardons- 
nous de penser que-ces belles dames consentent même à 
chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont 
des talents qui leur paraissent indignes d'une femme 
honnête ; «mais chacun a le droit de faire venir dans son 
harem des aimées et des ghawasies , et d'en donner le 
divertissement à ses femmes. Il faut aussi que le maître 
d'un sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves 
qu'il a données à ses épouses, car elles sont devenues leur 
propriété personnelle ; et s'il lui plaisait d'en acquérir 
pour son usage, il ferait sagement de les établir dans une 
autre maison, bien que rien ne l'empêche d'user de ce 
moyen d'augmenter sa postérité. 

Maintenant il faut qu'on sache aussi que, chaque mai- 
son étant divisée en deux parties tout à fait séparées, 
l'une consacrée aux hommes et l'autre aux femmes, il y 
a bien un maître d'un côté , mais de l'autre une maî- 
tresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou 
ré|)ouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à 
l'aîné des enfants. La première femme s'appelle la grande 
damcj et la seconde le perroquet (durrah). Dans le cas 
où les femmes sont nombreuses, ce qui n'existe que pour 
les grands , le harem est une sorte de couvent où do- 
mine une règle austère. On s'y occgpe principalement 
d'élever les enfants, de faire quelques broderies et de di- 
riger les esclaves dans les travaux du ménage. La visite 
du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle des pro- 
ches parents, et, comme il ne mange pas avec ses fem- 
mes, tout ce qu'il peut faire pour passer le temps est de 



222 VOYAGE EN OHIENT. 

fumer gravement son narghilé et de prendre du café ou 
des sorbets. Il est d'usage qu'il se fasse annoncer quel- 
que temps à Tavance. De plus, s'il trouve des pantoufles 
à la porte du harem, il se garde bien d'entrer, car c'est 
signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de 
leurs amies, et les amies restent souvent un ou deux 
jours. 

Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des 
visites, on ne peut guère la contester à une feoune de 
naissance libre. Le droit du mari se borne à la faire ac- 
compagner par de4s esclaves \ mais cela est insignifiant 
comme précaution, à cause de la facilité qu*elles auraient 
de les gagner ou de sortir sous un déguis^nent, soit du 
bain, soit de la maison d'une de leurs amies, tandis que 
les surveillants attendraient à la porte. Le masque et 
l'uniformité des vét^nents leur donneraient en réalité 
plus de liberté qu'aux Européennes, si elles étaient dispo- 
sées aujL intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans 
les cafés roulent souvent sur des aventures d'amants 
qui se déguisent eu femmes pour pénétrer dans un ha- 
rem. Rien n*est plus aisé, en effet^ seulement il faut dire 
que ceci appartient plus à Timagination arabe qu'aux 
mœurs turques, qui dominent dans tout TOrient depuis 
deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n'est 
point porté à Tadultère, et trouverait révoltant de pos- 
séder une femme qui ne serait pas entièrement à lui. 

Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont 
rares. Autrefois il y avait un double danger de mort; 
aujourd'hui la femme seule peut risquer sa vie, mais seu- 
lement au cas de flagrant délit dans la maison conjugale. 
Autrement , le cas d'adultère n'est qu'une cause de di- 
vorce et de punition quelconque. 

La loi musulmane n'a donc rien qui réduise, comme 
on Fa cru, les femmes à un état d'esclavai^e et d'abjec- 
tion. Elles héritent, elles possèdent personnellement, 
coname partout, et en dehors même de l'autorité du mari. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 223 

Elles oui le droit de provoquer le divorce pour des mo- 
tifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce 
point, de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui 
suffit de dire à sa femme devant trois témoins : « Tu es 
divorcée, » et elle ne peut dès lors réclamer que le douaire 
stipulé dans son contrat de mariage. Tout le monde sait 
que, sUl voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait 
que si elle s^était remariée dans l'intervalle et fût deve- 
nue libre depuis. L^histoire du huila y qu'on appelle en 
Egypte mmthilla, et qui joue le rôle d'épouseur inter- 
médiaire, se renouvelle quelquefois pour les gens riches 
seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat écrit, 
se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoi- 
que ce soient surtout les grands personnages qui , par 
ostentation ou par goût, usent de la polygamie, il y a 
au Caire de pauvres diables qui épousent plusieurs fem- 
mes afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi 
trois ou quatre ménages dans la ville, qui s'ignorent 
parfaitement l'un Tautre. La découverte de ces mystères 
amène ordinairement des disputes comiques et Texpul- 
sion du paresseux fellah des divers foyers de ses épouses, 
car si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui im- 
pose, d'un autre côté, Fobligatîon de les nourrir. 



VIII» — l4» leçoa de fraiiçala. 

J^ai retrouvé mon logis dans Tétat où je Tavais laissé : 
le vieux Cophte et sa femme s'occupant à tout mettre 
en ordre, Tesclave dormant sur un divan, les coqs et les 
|K)ules, dans la cour, becquetant du maïs, et le barba- 
rin, qui fumait au café d'en face,m'attendant fort exac- 
tement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le 
cuisinier; l'arrivée du Cophte lui avait fait croire sans 
doute qu il allait être remplacé, et il était parti tout 
d'un coup sans rien dire -, c'est un procédé très-fréquent 



224 VOYAGE KN ORIENT. 

des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont- 
ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir 
à leur fantaisie. 

Je ne vis pas d^inconvénient à remplacer Mustapha 
par Mansour, et sa femme, qui venait Taider dans la 
journée, me paraissait une excellente gardienne pour la 
moralité de mon intérieur. Seulement ce couple respec- 
table ignorait parfaitement les éléments de la cuisine, 
même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait 
demaïsbouUi et de légumes découpés dans du vinaigre, et 
cela ne les avait conduits ni à l'art du saucier ni à celui 
du rôtisseur. Ce quïls essayèrent dans ce sens fit jeter 
les hauts cris à l'esclave, qui se mit à les accabler d'in- 
jures. Ce trait de caractère me déplut fort. 

Je chargeai Mansour de lui dire que c'était maintenant 
à son tour de faire la cuisine, et que, voulant lemmener 
dans mes voyages, il était bon qu'elle s'y préparât. Je ne 
puis rendre toute Texpression d'orgueil blessé, ou plutôt 
de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous. 

(( Dites au sidi^ répondit-elle à Mansour, que je suis 
une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que 
j'écrirai au pacha, s'il ne me donne pas la position qui 
convient. 

— Au pacha! m'écriai-je; mais que fera le pacha dans 
cette affaire? Je prends une esclave, moi, pour me faire 
servir, et si je n'ai pas les moyens de payer des domes- 
tiques, ce qui peut très-bien m'arriver, je ne vois pas 
pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font^les 
femmes dans tous les pays. 

— Elle répond, dit Mansour, qu'en s'adressant au pa- 
cha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de 
changer ainsi de maître-, qu'elle est de religion musul- 
Qiane, et ne se résignera jamais à des fonctions viles. )> 

J'estime la fierté dans les caractères, et puisqu'elle 
avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vé- 
rité, je me bornai à dire que j'avais plaisanté, que seule- 



SÉJOUR EN EGYPTE. 225 

ment il fallait qu^elle s'excusât envers ce vieillard de 
l'emportement qu'elle avait montré; mais Mansour lui 
traduisit cela de telle manière que l'excuse, je crois bien, 
vint de son côté. 

Il était clair désormais que j'avais fait une folie en 
achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne 
pouvant m'être pour le reste de ma route qu'un sujet de 
dépense, au moins fallait-il qu'elle pût me servir d'in* 
lerprète Je lui déclarai que, puisqu'elle était une per- 
sonne si distinguée, il était bon qu'elle apprit le français 
pendant que j'apprendrais Farabe. Elle ne repoussa pas 
cette idée. 

Je lui donnai donc une leçon de langage et d'écriture; 
je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un en- 
fant, et je lui appris quelques mots. Cela Tamusait assez, 
et la prononciation du français lui faisait perdre l'into- 
nation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des 
femmes arabes. Je m'aniusais beaucoup à lui faire pro- 
noncer des phrases tout entières qu'elle ne comprenait 
pas, par exemple celle-ci : « Je suis une petite sauvage.» 
qu'elle prononçait : Ze souis one bétit sovaze. Me voyant 
rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d'in- 
convenant, et appela Mansour pour lui traduire la 
phrase. N'y trouvant pas grand mal, elle répéta avec 
beaucoup de grâce : « Ana (moi)? bétit sovaze?.,. ma~ 
iifisch (pas du tout) ! » Son sourire était charmant. 

Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, 
l'esclave me fit comprendre qu'elle voulait écrire ( ktab) 
selon son idée. Je pensai qu'elle savait écrire en arabe et 
je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous 
ses doigts une série bizarre d'hiéroglyphes, qui n'appar- 
tenaient évidemment à la calligraphie d'aucun 'peuple. 
Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansoyr 
ce qu'elle avait voulu faire. 
« Je vous ai écrit ; lisez! dit-elle. 
— Mais ma.chère enfant, cela ne représente rien. C'est 



220 VOYAGE EN ORIENT. 

seulement ce que pourrait tracer la grifiè d*un chat 
trempée dans Tencre. » 

Cela Tétonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les 
fois qu^on pensait à une chose en promenant au hasard 
la plume sur le papier, Tldée devait ainsi se traduire 
clairement pour l'œil du lecteur. Je la détrompai, et je 
lui fis dire d'énoncer ce qu'elle avait voulu écrire, at* 
tendu qu'il (allait pour s'instruire beaucoup plus de 
temps qu'elle ne supposait. 

Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. 
Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de 
porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames 
du Caire, aiin de n'être plus confondue avec les simples 
femmes fellahs; le second indiquait le désir d'une robe 
{yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l'achat 
de bottines jaunes, qu'on ne pouvait, en qualité de mu- 
sulmane, lui refuser le droit de porter. 

11 faut dire ici que ces bottines sont affreuses et don* 
nent aux femmes un certain air de palmipèdes fort peu 
séduisant, et le reste les fait ressemblera d'énormes bal- 
lots; mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il 
y a une grave question de prééminence sociale. Je pno* 
mis de réfléchir sur tout cela. 



Ha réponse lui paraissant favorable, l'esclave se leva 
en frappant les mains et répétant à plusieurs reprises : 
El fil ! et fil ! 

a Qu'est-ce que cela? » dis-je à Mansour. 

« La siti (dame), me dit-il après l'avoir interrogée, 
voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler^ 
et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.» 

Il était juste de récompenser son application à l'étude, 
et je fis appeler les àniers. La porte de la ville^ du côté 



SÉJOUR EN EGYPTE. 227 

de CboutMrah, n'était qu'à cent pas de noire maison. 
C'est encore une porte armée de grosses tours qui datent 
da temps des croisades. On passe ensuite sur le pont 
d'un canal qui se répand à gauche, en formant un petit 
lac entouré d'une fraîche végétation. Des casins, cafés et 
jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette 
ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grec* 
ques, d'Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles 
ne quittent leurs voiles qu'à l'intérieur des jardins, et là 
^loore on peut étudier les races si curieusement contras- 
tées du Ijevant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous 
Tombrage de l'allée de Choubrah, la plus belle qu'il y ait 
au monde assurément. Les sycomores et les ébéni^s, qui 
l'ombragent sur une étendue d'une lieue sont tons d'une 
grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches 
est tellement touffue, qu'il règne sur tout le chemin une 
sorte d'obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du 
désert, qui brille à droite, au-delà des terres cultivées. 
A gauche, c'est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pen- 
dant une demi4ieue, jusqu'à ce qu'il vienne border l'al- 
lée elle-même et l'éclaircir du reflet pourpré de ses 
eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, 
situé à moitié chemin de Choubrah, et très fréquenté 
des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à su- 
cre, et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent 
à droite, jusqu'à ce qu'on airive à de grands bâtiments 
qui appartiennent au pacha. 

C'était là qu'on faisait voir un éléphant blanc donné 
à son altesse par le gouvernement anglais. Ma compa- 
gne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d'admirer 
cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en 
Egypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées 
d'anneaux d'argent, et le cornac lui fit faire plusieurs 
exercices devant nous. Il arriya même à lui donner des 
attitudes qui me parurent d'une décence contestable , 
et comme je finsais signe à l'esclave, voilée, mais non 



228 VOYACK EN OftiENT. 

pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du 
pacha me dit avec gravité : Aspettate.,. è per ricreare le 
donne (Attendez, c^est pour divertir les femmes). Il y en 
en avait là plusieurs qui n'étaient, en effet, nullement 
scandalisées, et qui riaient aux éclats. 

C'est une délicieuse résidence que Choubrah.Le palais 
du pacha d'Egypte, assez simple et de construction an- 
cienne, donne sur le Nil, en face de la plaine d'Eïnbabeh, 
si fameuse par la déroute des mamelouks. Du côté des 
jardins, on a construit un kiosque dont les galeries, 
peintes et dorées, sont de Taspect le plus brillant. Là, 
véritablement, est le triomphe du goût oriental. 

On peut visiter l'intérieur, où se trouvent des volières 
d'oiseaux rares, des salles de réception, des bains, des 
billards, et en pénétrant plus loin, dans le palais même, 
on retrouve ces salles uniformes décorées à la turque, 
meublées à Teuropéenne, qui constituent partout le luxe 
des demeures princières. Des paysages sans perspective 
peints à Tœuf, sur les panneaux et au-dessus des portes, 
tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature ani- 
mée, donnent une médiocre idée de Tart égyptien. Toute- 
fois les artistes se permettent quelques animaux fabu- 
leux , comme dauphins, hippogriffes et sphinx. En fait 
de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges 
et combats maritimes ^ des vaisseaux dont on ne voit pas 
les marins luttent contre des forteresses où la garnison 
se défend sans se montrer ; les feux croisés et les bombes 
semblent partir d'eux-mêmes, le bois veut conquérir les 
pierres, Thomme est absent. C'est pourtant le seul 
moyen qu'on ait eu dé représenter les principales scènes 
de la campagne de Grèce d'Ibrahim. 

Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit 
cette belle maxime : « Un quart d'heure de clémence 
vaut mieux que soixante-dix heures de prière. » 

Nous sommesredescendusdansles jardins. Que de roses, 
grand Dieu! Le& roses de Choubrah, c'est tout dire en 



SÉJOUR EN EGYPTE. 229 

Egypte; ceHes du Fayoum ne servent que pour Phuile et 
les confitures. Les bostangis venaient nous en offrir de 
tous côtés, il y a encore un autre luxe chez le pacha, 
c'est qu'on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour 
que ces pommes d'or réjouissent le plus longtemps pos- 
sible les yeux du promeneur. Chacun peut, du reste, les 
ramasser après leur chute. Mais je n'ai rien dit encore du 
jardin. On peut critiquer le goût des Orientaux dans les . 
intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des 
vergers, des berceaux et des cabinets d'ifs taillés qui rap- 
pellent le style de la Renaissance ; c'est le paysage du 
Décameron. Il est probable que les premiers modèles ont 
été créés par des jardiniers italiens. On n'y voit point de 
statues, mais les fontaines sont d'un goût ravissant. 

Un pavillon vitré, qui couronne une suite de terrasses 
étagées en pyramide , se découpe sur l'horizon avec un 
aspect tout féerique. Le calife Haroun n'en eut jamais 
sans doute de plus beau ; mais ce n'est rien encore. On 
redescend après avoir admiré leluxe de la salle intérieure 
et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi 
les guirlandes et les festons de verdure ; on suit de lon- 
gues allées bordées de citronniers taillés en quenouille, 
on traverse des bois de bananiers dont la feuille transpa- 
rente rayonne comme Témeraude, et Ton arrive à l'autre 
bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse et 
trop connue pour être ici longuement décrite. C'est un 
immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries 
soutenues par des colonnes d'un goût byzantin, avec une 
haute fontaine dans le milieu, d'où l'eau s'échappe par 
des gueules de crocodiles. Toute l'enceinte est éclairée 
au gaz, et dans les nuits d'été le pacha se fait promener 
sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de 
son harem agitent les rames. Ces belles dames s'y bai- 
gnent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec 
des peignoirs en crêpe de soie... le Coran, comme nous 
savons, ne permettant pas les nudités* 

20 



S30 VÛYAGK EH ORIENT. 



Il ne m^a pts flemblé indifférent d'étadier dans une 
seule femme d'Orient le caractère probable de beaucoup 
d^autres, mais je craindrais d'attacher trop dHmportance 
à des minuties. Cependant qu^on imagine ma surprise 
lorsqu'en entrant un matin dans la chambre de resclatre, 
je trouvai une guirlande d*oignons suspendue en travers 
de la porte, et d*autres oignons disposés avec symétrie 
au-dessus de là place où elle dormait. Croyant que c'était 
un simple enfantillage, je détachai ces ornements peu 
propres à parer la chambre, et je les envoyai négligem- 
ment dans la cour ; mais voilA l'esclave qui se lève fu- 
rieuse et désolée, s'en va ramasser les oignons en pleu- 
rant et les remet à leur place avec de grands signes 
d'adoration. Il fallut, pour s'expliquer, attendre Tarrivée 
de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge d'im- 
précations. dont la plus claire était le mot pharaon ! je 
ne savais trop si je devais me fâcher ou la plaindre. En«- 
fin Mansour arriva, et j'appris que j'avais renversé ttn 
scrty que j'étais cause des malheurs les plus terribles 
qui fondraient sur elle et sur moi. Après tout, dis-je à 
Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons ont 
été des dieux ; si je les ai offensés, je ne demande pas 
mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque 
moyen d'apaiser le ressentiment d'un oignon d'Egypte! 
Mais Tesclave ne voulait rien entendre et répétait en se 
tournant vers moi : Pharaônl Mansour m'apprit que cela 
voulait dire « un être impie et tyrannique», je fus affecté 
de ce reproche, mais bien aise d'apprendre que le nom 
des anciens rois de ce pays était devenu une injure. Il 
n'y avait pas de quoi s'en fâcher pourtant-, on m'apprit 
que cette cérémonie des oignons était générale dans lel 



SÉJOUR m EGYPTE. 231 

maisons du Caire à un certain jour de Tannée ; cela sert 
à conjurer les maladies épidémiques. 

Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent, en raison 
probablement de son imagination frappée. Elle tomba 
malade assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle 
ne voulut suivre aucune prescription de médecin. Pen* 
dant mon absence, elle avait appelé deux femmes de la 
maison voisine en leur parlant d^une terrasse à Tautre, 
et je les trouvai installées près d'elle qui récitaient des 
prières, et faisaient, comme me Tapprit Mansour, des 
conjurations contre les afrites ou mauvais esprits. 11 pa<^ 
ralt que la profanation des oignons avait révolté ces der- 
niers* et qu^il y en avait deux spécialement hostiles i 
chacun de nous, dont Tun s^appelait le Vert, et l'autre le ' 
Doré. 

Voyant que le mal était surtout dans Timagination, 
je laissai faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin 
une autre très-vieille. C'était une santone renommée. 
Elle apportait un réchaud qu'elle posa au milieu de la 
chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla 
être de Talun. Cette cuisine avait pour objet de contre 
rier beaucoup les afrites, que les femmes voyaient claire- 
ment dans la fumée, et qui demandaient grâce. Mais il 
fallait extirper tout à fait le mal ; on fit lever Tesclave, 
et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une toux 
très-forte ; pendant ce temps, la vieille lui frappait le 
dos, et toutes chantaient d^une voix traînante des prières 
et des imprécations arabes. 

Mansour^ en qualité de chrétien cophte, était choqué 
de toutes ces pratiques ^ mais, si la maladie provenait 
d*une cause morale, quel mal y avait-il à laisser agir un 
traitement analogue? Le fait est que, dès le lendemain, 
il y eut un mieux évident, et la guérison s^ensuivit. 

L'esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines 
qu^elle avait appelées, et continuait à se faire servir par 
elles. L'une s'appelait Cartoum, et l'autre Zabetta* Je 



232 VOYAGE EN ORIENT. 

ne voyais pas la nécessité d'avoir tant de monde dans la 
maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages; 
mais elle leur faisait des présents de ses propres effets-, 
et, comme c'étaient ceux qu'Ahd-el-Kérim lui avait 
laissés, il n'y avait rien à dire; toutefois il fallut bien 
les remplacer par d'autres, et en venir à l'acquisition 
tant souhaitée du habbarah et du yalek. 

La vie orientale nous joue de ces tours ; tout semble 
d*abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se 
complique de nécessités, d'usages, de fantaisies, et Von 
se voit entraîné à une existence pachalesque y qui, jointe 
au désordre et à Tinfidélité des comptes, épuise les 
bourses les mieux garnies. J'avais voulu m'initier quel- 
que temps à la vie intime de TÉgypte ; mais peu à peu 
je voyais tarir les ressources futures de mon voyage. 

« Ma pauvre enfant, dis-je à l'esclave en lui faisant 
expliquer la situation , si tu veux rester au Caire , tu es 
libre, » 

Je m'attendais à une explosion de reconnaissance. 

« Libre! dit-elle, et que voulez-vous que je fasse? 
Libre ! mais où irais-je? Revendez-moi plutôt à Abd-el- 
Kérim ! 

— Mais , ma chère , un Européen ne vend pas une 
femme; recevoir un tel argent, ce serait honteux. 

— Eh bien ! dit-elle en pleurant , est-ce que je puis 
gagner ma vie, moi? est-ce que je sais faire quelque 
chose? 

— Ne peux-tu pas te mettre au service d'une dame de 
ta religion ? 

— Moi, servante? Jamais. Revendez-moi : je serai 
achetée par un muslim , par un cheik , par un pacha 
peut-être. Je puis devenir une grande dame! Vous 
voulez me quitter... menez-moi au bazar. » 

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas 
de la liberté ! 
Je sentais bien, du reste, qu'elle avait raison, et j'en 



SÉJOUR EN EGYPTE. 233 

savais assez déjà snr le véritable état de la société mu- 
sulmane, pour ne pas douter que sa condition d^esclave 
ne fût très-supérieure à celle des pauvres Égyptiennes 
employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses 
avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c'était 
la vouer à la condition la plus triste , peut-être à l'op- 
probre, et je me reconnaissais moralement responsable 
de sa destinée. 

a Puisque tu ne veux pas rester au Caire , lui dis-jo 
enfin, il faut me suivre dans d'autres pays. 

— Ana enté sava-sava (moi et toi nous irons en- 
semble) ! » me dit-elle. 

Je fus heureux de cette résolution, et j'allai au port de 
Boulacq retenir une cange qui devait nous porter sur la 
branche du Nil qui conduit du Caire à Damiette. 



20. 



!V 



LES PYRAMIDES 



'"Wi^^^"^**»»"-*»»»^ 



I* -*- E»*ttsee>isloii. 

Avant de partir, j*avais résolu de visiter les pyramides, 
et j'allai revoir le consul général pour lui demander des 
avis sur cette excursion. 11 voulut absolument faire en- 
core cette promenade avec moi, et nous nous dirigeâmes 
vers le vieux Caire. 11 me parut triste pendant le che- 
min, et toussait beaucoup d'une toux sèche, lorsque 
nous traversâmes la plaine de Karafeh. 

Je le savais malade depuis longtemps, et il m^avait 
dit lui-même qu41 voulait du moins voir les pyramides 
avant de mourir. Je croyais qu'il s'exagérait sa position. 
Mais lorsque nous fumes arrivés au bord au Nil, il me 
dit : (( Je me sens déjà fatigué... ; je préfère rester 
ici. Prenez la cange que j'ai fait préparer 5 je vous sui- 
vrai des yeux, et je croirai être avec vous. Je vous prie 
seulement de compter le nombre exact des marches de 
la grande pyramide, sur lequel les savants sont en 
désaccord, et si vous allez jusqu'aux autres pyramides 
de Saccarah, je vous serai obligé de me rapporter une 
momie d'ibis... Je voudrais comparer l'ancien ibis égyp- 
tien avec cette race dégénérée des courlis que Ion 
rencontre encore sur les rives du Nil.» 



Je dus alors m'embarquer seul à la pdnte de Tite de ' 
Roddah» pensant avec tristesse à cette confiance des ma- 
lades qui peuvent rêver à des collectîcms de momies, 
sur le bord de ^ur propre tombe. 

La branche du Nil entre Roddah et Giseh a une telle 
largeur, qu'il faut une demi-heure environ pour la 
passer. 

Quand on a traversé Giseh, sans trop s'occuper de 
son école de cavalerie et de ses fours à poulets* sans 
analyser ses décombres, dont les gros murs sont cons- 
truits par un art particulier avec des vases de terre su- 
perposés et pris dans la maçonnerie, bâtisse plus légère 
et plus aérée que solide, on a encore devant soi deux 
lieues de plaines cultivées à parcourir avant d'atteindre 
les plateaux stériles où sont posées les grandes pyra- 
mides, sur la lisière du désert de Libye. 

Plus on approche, plus ces colosses diminuent» C'est 
un effet de perspective qui tient sans doute à ce que 
leur largeur égale leur élévation. Pourtant, lorsqu'on 
arrive au pied, dans l'ombre même de ces montagnes 
faites de main d'homme, on admire et l'on s'épouvante. 
Ce qu'il faut gravir pour atteindre au faîte de la première 
pyramide, c'est un escalier dont chaque marche a envi^ 
ron un mètre de haut. 

Une tribu d'Arabes s'est chargée de protéger les voya- 
geurs et de les guider dans leur ascension sur la principale 
pyramide. Dès que ces gens aperçoivent un curieux qui 
s'achemine vers leur domaine, ils accourent à sa ren- 
contre au grand galop de leurs chevaux, faisant une 
fantasia toute pacifique et tirant en l'air des coups de 
pistolet pour indiquer qu'ils sont à son service, tout 
prêts à le défendre contre les attaques de certains Bé- 
douins pillards qui pourraient par hasard se présenter. 

Aujourd'hui cette supposition fait Bourire les voya- 
geurs, rassurés d'avance à cet é^ard \ mais, au siècle 
dernier, ils se trouvaient léeilement mis à la coatribn- 



236 VOYAGE EN ORIENT* 

tien par une bande de faux brigands, qui, après les avoir 
effrayés el dépouillés, rendaient les armes à la tribu pro- 
tectrice, laquelle touchait ensuite une forte récom- 
pense pour les périls et les blessures d'un simulacre de 
combat. 

On m'a donné quatre hommes pour me guider et me 
soutenir pendant mon ascension. Je ne comprenais pas 
trop d'abord comment il était possible de gravir des 
marches dont la première seule m'arrivait à la hauteur 
de la poitrine. Mais, en un clin d^œil, deux des Arabes 
s'étaient élancés sur cette assise gigantesque, et m'a- 
vaient saisi chacun un bras. Les deux autres me pous- 
saient sous les épaules, et tous les quatre, à chaque 
mouvement de cette manœuvre, chantaient à Punisson 
le verset arabe terminé par ce refrain smiique: Eleison ! 

Je comptai ainsi deux cent sept marches, et il ne fallut 
guère plus d'un quart d'heure pour atteindre la plate- 
forme. Si Ton s'arrête un instant pour reprendre ha- 
leine, on voit venir devant soi des petites filles, à \yeine 
couvertes d'une chemise de toile bleue, qui, de la marche 
supérieure à celle que vous gravissez, tendent, à la hau- 
teur de votre bouche, des gargoulettes de terre de 
Th^bes, dont Teau glacée vous rafraîchit pour un 
instant. 

Rien n^est plus fantasque que ces jeunes Bédouines 
grimpant comme des singes avec leurs petits pieds nus, 
qui connaissent toutes les anfractuosités des énormes 
pierres superposées. Arrivé à la plate-forme, on leur 
donne un hakchis^ on les embrasse, puis Ton se sent 
soulevé par les bras de quatre Arabes qui vous portent 
en triomphe aux quatre points de Thorizon. La surface 
de cette pyramide est de 100 mètres carrés environ. 
Des blocs irréguliers indiquent qu'elle ne s'est formée 
que par la destruction d'une pointe, semblable sans 
doute à celle de la seconde pyramide, qui s'est conservée 
intacte et que l'on admire à peu de distance avec son 



SÉJOUR EN EGYPTE. 237 

reyétement de granit. Les trois pyramides, de Chéops, 
de Chéphren et de Mycérinus, étaient également parées 
de cette enveloppe rougeàtre, qu'on voyait encore au 
temps d'Hérodote. Elles en ont été dégarnies peu à peu, 
lorsqu'on a eu besoin au Caire de construire les palais 
des califes et des soudans. 

La vue est fort belle, comme on peut le penser, du 
haut de cette plate-forme. Le Nil s'étend à TOrient 
depuis la pointe du Delta jusqu'au delà de Saccaral^, 
où Ton distingue onze pyramides plus petites que celles 
de Gizeh. A l'Occident, la chaîne des montagnes liby- 
ques se développe en marquant les ondulations d'un 
horizon poudreux. La forêt de palmiers, qui occupe la 
place de Tancienne Memphis, s'étend du côté du midi 
comme une ombre verdâtre. Le Caire, adossé à la chaîne 
aride du Mokatam , élève ses dômes et ses minarets à 
rentrée du désert de Syrie. Tout cela est trop connu 
pour prêter longtemps à la description. Mais, en faisant 
trêve à Tadmiration et en parcourant des yeux les piçrres 
de la plate-forme, on y trouve de quoi compenser les 
excès de l'enthousiasme. Tous les Anglais qui ont risqué 
cette ascension ont naturellement inscrit leurs noms 
sur les pierres. Des spéculateurs ont eu l'idée de donner 
leur adresse au public, et un marchand de cirage de 
Piccadilly a même fait graver avec soin sur un bloc 
entier les mérites de sa découverte garantie par Vim- 
proved patent de London. Il est inutile de dire qu'on 
rencontre là le Crédeville voleur^ si passé de mode 
aujourd'hui, la charge de Bouginier, et autres excen- 
tricités transplantées par nos artistes voyageurs comme 
un contraste à la monotonie des grands souvenirs. 



II« -~ lift plate-forme. 

J'ai peur de devoir admettre que Napoléon lui-même 



SM VOYAGE EN ORIENT. 

n'a vu les pyramides que de la plaine. 11 n'aunâi pas, 
certes, compromis sa dignité jusqu'à se laisser enleva 
dans les bras de quatre Arabes, comme un simple ballot 
qui passe de mains en mains, et il se sera borné à répondre 
d'en bas, par un salut, aux quarante siècleê qui, d'après 
son calcul, le contemplaient à la téta de notre glorieuM 
armée. 

Après avoir parcouru des yeux tout le panorama 
environnant, et lu attentivement ces inscriptions oio* 
demes qui prépareront des tortures aux savants de 
Tavenir, je me préparais à redescendre, lorsqu'un 
monsieur blond, d'une belle taille, haut en couleur et 
parfaitement ganté, franchit, comme je l'avais fait peu 
de temps avant lui, la deraière marche du quadruple 
escalier, et m'adressa un salut fort compassé, que je 
méritais en qualité de premier occupant. Je le pris pour 
im gentleman anglais. Quant à lui, il me reconnut pour 
Français tout de suite. 

Je me repentis aussitôt de l'avoir jugé légèremeot. 
Un Anglais ne m'aurait pas salué, attendu qu'il ne ae 
trouvait sur la plate-ferme de la pyramide do Cbéop« 
personne qui pût nous présenter Tun à Tautre : 

(( Monsieur, me dit Tinoonnu avec un accent légè-» 
rement germanique, je suis heureux de trouver id 
quelqu'un de civilisé. Je suis simplement un officier 
aux gardes de S. M. le roi de Prusse. J'ai obtenu un 
congé pour aller rejoindre l'expédition de M. Lepsius» 
et comme elle a passé ici depuis quelques semaines» 
je suis obligé de me mettre au courant... en visitant 
ce qu'elle a dû voir. » Ayant terminé ce discours, il 
me remit sa carte, en m'invitant de Taller voir, si 
jamais je passais à Potsdam. 

« Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à 
redescendre, vous savez que l'usage est de faire ici une 
collation. Ces braves gens qui nous entourent s'attendent 
à partager nos modestes provisions... et, si vous avez 



SÉJOUR EN EGYPTE. 9S9 

appétit, je vous offrirai TOtre part d'un pâté dont un de 
mes Arabes s^est chargé. » 

En voyage, on fait vite connaissance, et, en Egypte 
surtout, au sommet de la grande pyramide, tout Eu*' 
ropéeQ devient, pour un autre, un Frank^ c'est-à-dire 
un eoiDpatriote ; la carte géographique d^ notre petite 
Europe perd, de si loin, ses nuances tranchées... je fais 
toujours une exception pour les Anglais, qui séjournent 
daiif une île à part. 

iiH conversation du Prussien me plut beaucoup pen-* 
dant le repas. Il avait sur lui des lettres donnant les 
nouvfdles les plus fraidiesde l'expédition de M. I^epsius 
qui, dans ce moment-là, explorait les «ivirons du lac 
llœris et les cités souterraines de Tancien labyrinthe. 
fje$ iMivants berUiiois avaient découvert des villes en«* 
Uères çaibé^ sous les sables et bâties de briques; des 
Pompéi et des Hereulanum souterraines qui n'avaient 
jauiaifi vu la lumière, et qui r^noataient peut-être à 
i'é|K)que des Troglodytes. Je ne pus m^empècher de re- 
connaîtra que c'était pour les érudits prussiens une 
noble ambition que d'avoir voulu marcher sur les traces 
de notre Institut d'Egypte, dont ils ne pourront, du 
reste, que compléter les admirables travaux. 

Le repas sur la pyramide de Chéops est , en effet, 
forcé pour les touristes, comme celui qui se fait d'or* 
dinaire sur le chapiteau de la colonne de Pompée à 
Alexandrie. J'étais heureux de rencontrer un compagnon 
instruit et aimable qui me Teût rappelé. Les petites 
Bédouines avaient conservé assez d'eau, dans leurs cru- 
ches de terre (loreuse, pour nous permettre de nous 
rafraîchir, et ensuite de faire des grogs au moyen d'un 
flacon d'eau-de-vie qu'un des Arabes portait à la suite 
du Prussien. 

Cependant, le soleil était devenu trop ardent pour 
que nous pussions rester longtemps sur la plate-forme« 
L'air pur et vivifiant que l'on respire à cette hauteur. 



i40 VOYAGE fiN OniENt. 

nous avait permis quelque temps de ne point trop nous 
en apercevoir. 

Il s'agissait de quitter la plate-forme et de pénétrer 
dans la pyramide, dont l'entrée se trouve à un tiers 
environ de sa hauteur. On nous fît descendre 130 mar- 
ches par yn procédé inverse à celui qui nous les avait 
fait gravir. Deux des quatre Arabes nous suspendaient 
par les épaules du haut de chaque assise, et nous li- 
vraient aux bras étendus de leurs compagnons. Il y a 
quelque chose d'assez dangereux dans cette descente, 
et plus d*un voyageur s'y est rompu le crâne ou les 
membres. Cependant, nous arrivâmes sans accident à 
rentrée de la pyramide. 

C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à 
la voûte triangulaire, surmontée d'une large pierre qui 
constate, au moyen d'une inscription française, l'an- 
cienne arrivée de nos soldats dans ce monument : c'est 
la carte de visite de l'armée d'Egypte, sculptée sur un 
bloc de marbre de seize pieds de largeur. Pendant que 
je lisais avec respect, l'officier prussien me fît observer 
une autre légende marquée plus bas en hiéroglyphes, et, 
chose étrange, tout fraîchement gravée. 

Il savait le sens de ces hiéroglyphes modernes inscrits 
d'après le système de la grammaire de Cham|)ollion. 
« Cela signifie, me dit-il, que l'expédition scientifique 
envoyée par le roi de Pmsse et dirigée par Lepsius, a 
visité les pyramides de Cizeh, et espère résoudre avec 
le même bonheur les autres difficultés de sa mission. » 
Nous avions franchi l'entrée de la grotte : une ving- 
taine d'Arabes barbus, aux ceintures hérissées de pis^ 
tolets et de poignards, se dressèrent du sol où ils ve- 
naient de faire leur sieste. Un de nos conducteurs, qui 
semblait diriger les autres, nous dit : 

(( Voyez comme ils sont terribles... Regardez leurs 
pistolets et leurs fusils] 
--^ Ëst-<e qu'ils veulent nous voler? 



SÉJOUR EN EGYPTE. â4l 

— Au contraire ! Ils sont ici pour vous défendre dans 
le cas où vous seriez attaqués par les hordes dû désert. 

— On disait qu'il n^en existait plus, depuis Tadmi- 
nistration de Mohamed-Ali! 

— Oh I il y a encore bien des méchantes gens, là-bas, 
derrière les montagnes... Cependant, au moyen d'une 
colonnatSy vous obtiendrez des braves que vous voyez 
là d*être défendus contre toute attaque extérieure. » 

L'of&cier prussien fit inspection des armes, et ne 
parut pas* édifié touchant leur puissance destructive. 
11 ne s'agissait au fond, pour moi, que de ô fr. 50 cent., 
ou d^un thaler et demi pour le Prussien. Nous accep* 
tàmcs le marché, en partageant les frais et en faisant 
observer que nous n'étions pas dupes de la supposition. 

<( 11 arrive souvent, dit le guide, que des tribus en- 
nemies font invasion sur ce point, surtout quand elles y 
soupçonnent la présence de riches étrangers. » 

Il est certain que la chose n'est pas impossible et 
que ce serait une triste situation que de se voir pris et 
enfermé dans l'intérieur de la grande pyramide. La 
colonnate (piastre d'Espagne) donnée aux gardiens nous 
assurait du moins qu'en conscience ils ne pourraient 
nous faire cette trop facile plaisanterie. 

Mais quelle apparence que ces braves gens y eussent 
songé même un instant? L'activité de leurs préparatifs, 
huit torches allumées en un clin d'œil, l'attention 
charmante de nous faire précéder de nouveau par les 
petites filles hydrophores dont j'ai parlé, tout cela, sans 
doute, était bien rassurant. 

Il s'agissait d'abord dé courber la tête et le dos, et 
de poser les pieds adroitement sur deux rainures de 
marbre qui régnent des deux côtés de cette descente. 
Entre les deux rainures, il y a une sorte d'abîme aussi 
large que l'écartement des jambes, et où il s'agit de ne 
point se laisser tomber. On avance donc pas à pas, 
jetant les pieds de son mieux à droite et à gauche^ sou-^ 

21 



â4t VOTACI SU OMENT. 

tenu un peu, il est vrai, par les mains des porteurs 
de torehes, et l'on descend ainsi toujours courbé en 
deux pendant environ cent cinquante pas. 

A partir de là, le danger de tomber dans l'énorme 
fissure qu'on se voyait entre les pieds cesse touUà-coup 
et se trouve remplacé par Tinconvénient de passer à 
plat ventre sous une voûte obstruée en partie par les 
sables et les cendres. Les Arabes ne nettoient ce passage 
que moyennant une taiire oolonnatey accordée d'ordinaire 
par les gens riches et corpulents. 

Quand on a rampé quelque temps sous cette voûte 
basse, en s'aidant des mains et des genoux, on se relève, 
à l'entrée d'une nouvelle galerie, qui n'est guère plus 
haute que la précédente. Au bout de deux cents pas 
que l'on fait encore en montant, on trouve une sorte 
40 earrefour dont le centre est un vaste puits profond 
et sombre, autour duquel il faut tourner pour gagner 
Tesealier qui conduit à la chambre du Roû 

En arrivant là , les Arabes tirent des coups de pistolet 
et allument des £eux de branchages pour effrayar, à 
oe qu*ils disent, les cfaauves^-souris et les serpents. Ia 
salle où Ton est, voûtée en dos d*âne, a dix-^sept pieds 
de longueur et, seize de largeur. 

£n revenant de notre exploration, assez peu satisfai- 
sante, nous dûmes nous reposer à l'entrée de la grotte 
de marbre, — et nous nous demandions ce que pouvait 
signifier cette galerie bizarre que nous venions de re- 
oionter, avec ces deux rails de marbre séparés par un 
abime, aboutissant plus loin à un carrefour au milieu 
duquel se trouve le puits mystérieux, dont nous n'avions 
pu voir le fond. 

L'officier prussien, en consultant ses souvenirs, me 
soumit une explication assez logique de la destination 
d'un tel monument. Nul n'est plus fort qu'un Allemand 
sur les mystères de l'antiquité. Voici, selon sa version, 
à quoi aervait la galerie basse ornée de rails que nous 



§ 

avions defscendue et remotitée » péniblement : On ai^ 
leyait dans un chariot 1 homme qui se présentait pour 
subir les épreuves de l'initiation. Le chariot descendait 
pai* la forte inclinaison du chemin. Arrivé au centre 
de la pyramide, Tinitié était reçu par des prêtres infi^ 
rieurs qui lui montraient le puits en l'engageant à s'y 
précipiter. 

Le néophyte hésitait naturellement, ce qui était re- 
gardé comme une marque de prudence. Alors on lui 
apportait une sorte de casque surmonté d'une lampe 
allumée; et, muni de cet appareil, il devait descendre 
avec précaution dans le puits, où il rencontrait çà et là des 
branches de fer sur lesquelles il pouvait poser les pieds. 

L'initié descendait longtemps^ éclairé quelque peu 
par la lampe qu'il portait sur la tête; puis, à cent 
pieds environ de profondeur, il rencontrait l'entrée d'une 
galerie fermée par une grille, qui s'ouvrait aussitôt 
devant lui. Trois hommes paraissaient aussitôt, portant 
des masques de bronze à l'imitation de la face d'Anubis, 
le dieu chien. Il fallait ne point s'effrayer de leurs me- 
naces et marcher en avant en les jetant à terfe. On 
faisait ensuite une lieue environ, et Ton arrivait dans 
un espace considérable qui produisait l'effet d'une forêt 
sombre et touffue. 

Dès que l'on mettait le pied dans Tallée principale, 
tout s'illuminait à l'instant, et produisait l'effet d'un 
vaste incendie. Mais ce n'était rien que des pièces d'ar- 
tiQce et des substances bitumineuses entrelacées dans 
des rameaux de fer. Le néophyte devait traverser la 
forêt, au prix de quelques brûlures^ et y parvenait gé- 
néralement. • 

Au-Klelà se trouvait une rivière qu'il fallait traverser 
4 la nage. A peine en avait-il atteint le milieu, qu'une 
immense agitation des eaux, déterminée par le mou- 
vement de deux roues gigantesques^ l'arrêtait et le re- 
, poussait. Au moment où ses forces allaient s'épuiser, 



244 VOYAGE EN ORIENT. 

il voyait paraître devant lui une échelle de fer qui 
semblait devoir le tirer du danger de périr dans l'eau. 
Ceci était la troisième épreuve- A mesure que Tinitié 
posait un pied sur chaque échelon, celui qu'il venait 
de quitter se détachait et tombait dans le fleuve. Cette 
situation pénible se compliquait d'un vent épouvantable 
qui faisait trembler Téchelle et le patient à la fois. Au 
moment oii il allait perdre toutes ses forces, il devait 
avoir la présence d'esprit de saisir deux anneaux d'acier 
qui descendaient vers lui et auxquels il lui fallait rester 
suspendu par les bras jusqu'à ce qu'il vît s'ouvrir une 
porte, à laquelle il arrivait par un effort violent. 

C'était la tin des quatre épreuves élémentaires. 
L'initié arrivait alors dans le temple, tournait autour 
de la statue d'Isis, et se voyait reçu et félicité par les 
prêtres. 



III* — Mjem épreuTes« 

Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeu- 
pler cette solitude imposante. Entourés des Arabes qui 
s'étaient remis à dormir, en attendant, pour quitter la 
grotte de marbre, que la brise du soir eût rafraîchi Tair, 
nous ajoutions les hypothèses les plus diverses aux faits 
réellement constatés par la tradition antique. Ces bi- 
zarres cérémonies des initiations tant de fois décrites 
par les auteurs grecs, qui ont pu encore les voir s'accom- 
plir, prenaient pour nous un grand intérêt, les récits se 
trouvant parfaitement en rapport avec la disf)osition des 
lieux. 

« Qu'il serait beau, dis-je à l'Allemand, d'exécuter 
et de représenter ici la Flûte enchantée de Mozart! Com- 
ment un homme riche n'a-Ml pas la fantaisie de se don- 
ner un tel spectacle? Avec fort peu d'argent on arrive- 
rait à déblayer tous ces conduits, et il suffirait ensuite 



SÉJOUR EN EGYPTE. 245 

d'amener, en costumes exacts toute la troupe italienne du 
théâtre du Caire. Imaginez-vous la voix tonnante de Za- 
rastro résonnant du fond.de la salle des Pharaons, ou la 
Heine de la Nuit apparaissant sur le seuil de la chambre 
dite de la reine et lançant à la voûte sombre ses trilles 
éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte magique 
à travers ces longs corridors, et les grimaces et l'effroi 
de Papayeno^ forcé, sur les pas de Tinitié son maîtie, 
d'affronter le triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis 
ce sombre canal agité par des roues de fer, puis encore 
cette échelle étrange dont chaque marche se détache à 
mesure qu'on monte et fait Retentir l'eau d'un clapote- 
ment sinistre... 

— Il serait difficile, dit l'offlcier, d'exécuter tout cela 
dans l'intérieur même des pyramides... Nous avons dit 
que l'initié suivait, à partir du puits, une galerie d'en- 
viron une lieue. Cette voie souterraine le conduisait jus- 
qu'à un temple situé aux portes de Memphis, dont vous 
avez vu l'emplacement du haut de la plate-forme. Lors- 
que, ses épreuves terminées, il revoyait la lumière du 
jour, la statue d'ïsis restait encore voilée pour lui : c'est 
qu'il lui fallait subir une dernière épreuve toute morale, 
dont rien.ne l'avertissait et dont le but lui restait caché. 
Les prêtres l'avaient porté en triomphe, comme devenu 
l'un d'entre eux, les chœurs et les instruments avaient 
célébré sa victoire. II lui fallait encore se purifier par un 
jeûne de quarante et un jours, avant de pouvoir con- 
templer la grande Déesse, veuve d'Osiris. (]e jeûne ces- 
sait chaque jour au coucher du soleil, où on lui permet- 
tait de réparer ses forces avec quelques onces de pain et 
une coupe d eau du Nil. Pendant cette longue pénitence, 
l'initié pouvait converser, à de certaines heures, avec les 
prêtres et les prétresses, dont toute la vie s'écoulait dans 
les cités souterraines. Il avait le droit de questionner 
chacun et d'observer les mœurs de ce peuple mystiquOy 
qui avait renoncé au monde extérieur, et dont le nombre 

21, 



246 VOYAGE BN OaiËMT. 

immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lonqu'oo 
faisant jeter les fondations de la Babylone d'Egypte ( le 
vieux Caire)» elle vit s'effondrer les voûtes d'une de ces 
nécropoles habitées par des vivants. 

— Et après les quarante et un jours, que devenait l'i* 
nitié? 

— H avait encore à subir dix-4iuit jours de reti^leoà 
il devait garder un silence complet. Il lui était permis 
seulement de lire et d'écrire. Ensuite on lui faisait fiubir 
un examen où toutes les actions de sa vie étaient analy- 
sées et critiquées. Cela durait encore douze jours-, puis 
on le faisait coucher neuf jours encore derrière la siatue 
d'isis, après avqir supplié la déesse de lui apparaître 
dans ses songes et de lui inspirer la sagesse. Enfin, au 
bout de trois mois environ, les épreuves étaient termi- 
nées. L'aspiration du néophyte vers la divinité, aidée 
des lectures, des instructions et dujeûne,rameQaità un 
tel degré d'enthousiasme qu'il était digne enâfi de voir 
tomber devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son 
étonnement était au comble en voyant s'anima cette 
froide statue dont les traits avait pris tout à coup la res- 
semblance de la femme qu'il aimait le plus ou de Tidéal 
qu'il s'était formé de la beauté la plus parfait^* 

(( Au moment où il tendait les bras pour la saisir^ elle 
s'évanouissait dans un nuage de parfums. Les prêtres 
entraient en grande pompe et l'initié était proclamé pa- 
reil aux dieux. Prenant place ensuite au banquet des 
Sages, il lui était permis de goûter aux mets les plus dé- 
licats et de s'enivrer de l'ambroisie terrestre, qui ne 
manquait pas à ces fêtes. Un seul regret lui était'resté, 
c'était de n avoir admiré qu'un instant la divine appari- 
tion qui avait daigné lui sourire... Ses rêves allaient la 
lui rendre. Un long sommeil, dû sans doute au suc du 
lotus exprimé dans sa coupe pendant le festin, permet- 
tait aux prêtres de le transporter à quelques lieues de 
Memphis, au bord du lac célèbre qui porte encore le 



uom de Karoun (Caron)* Une cange le recevait toujours 
endormi et le transportait dans cette province du 
Fayoum, oasis délicieuse, qui, aujourd'hui encore, est le 
pays des roses» Il existait là une vallée profonde, entou* 
rée de montagnes en partie, en partie ausf'i séparée du 
reste du pays par des abinies creusés de main d^bomme, 
oii les prêtres avaient su réunir les richesses dispersées 
de la nature entière. I^s arbres de )*Inde et de TYéinen 
y mariaient leurs feuillages touffus et leurs fleurs étranges 
aux plus riches végétations de la terre d'Egypte. 

« Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette' 
merveilleuse décoration , et Tinitié , déposé là tout en- 
dormi sur le gazon, se trouvait à son réveil dans un 
monde qui semblait la perfection môme de la nature 
créée. Il se levait, respirant Tair pur du matin, renais- 
sant aux feux du soleil qu'il n'avait pas vus depuis long- 
temps ; il écoutait le chant cadencé des oiseaux, admirait 
les fleurs embaumées, la surface calme des eaux bordées 
de papyrus et constellées de lotus rouges, où le flamand 
rose et Tibis traçaient leurs courbes gracieuses... Mais 
quelque chose manquait encore pour animer la solitude. 
Une femme, une vierge innocente, si jeune, qu'elle sem* 
blait elle-même sortir d'un rêve matinal et pur, si belle, 
qu'en la regardant de plus près on pouvait reconnaître 
en elle les traits admirables d'Isis entrevus à travers un 
nuage : telle était la créature divine qui devenait la 
compagne et la récompense de l'initié triomphant. » 

Ici je crus devoir interrompre le récit imagé du sa*- 
vant Berlinois : 

« Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là 
rhistoire d'Adam et d'Eve. 

— A peu près, » répondit-il. 

£n effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si 
imprévue, de lUnitiatiou égyptienne, était la même que 
Moise a racontée au chapitre de la Genèse. Dans ce 
jardin merveilleux existait un certain arbre dont les 



248 VOYAGE EN ORIENT. 

fruits étaient défendus au néophyte admis dans le Para- 
dis. Il est tellement certain que cette dernière victoire 
sur soi-même était la clause de l'initiation, qu'on a 
trouvé dans la Haule-Égypte des bas-reliefs âgés de 
4,000 ans, représentant un homme et une femme, sons 
un arbre, dont cette dernière offre le fruit à son com- 
pagnon de solitude. Autour de Tarbre est enlacé un ser- 
pent, représentation de Typhon, le dieu du mal. En effet, 
il arrivait généralement que 1 initié qui avait vaincu 
tous les périls matériels se laissait prendre à cette sé- 
duction, dont le dénoûment était son exclusion du Para- 
dis terrestre. Sa punition devait être alors d'eri-er dans 
le monde, et de répandre chez les nations étrangères les 
instructions qu'il avait reçues des prêtres. 

S'il résistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la 
dernière tentation, il devenait l'égal d'un roi. On le pro- 
menait en triomphe dans les rues de Memphis, et sa per- 
sonne était sacrée. 

C'est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut 
privé des honneurs qu'il attendait. Blessé de ce résultat, 
il se mit en guerre ouverte avec les prêtres égyptiens, 
lutta contre eux de science et de prodiges, et finit par 
délivrer son peuple au moyen d'un complot, dont on sait 
le résultat. 

Le Prussien qui me racontait tout cela était évidem- 
ment un fils de Voltaire... cet homme en était encore 
au scepticisme religieux de Frédéric II. Je ne pus m'em- 
pêcher de lui en faire ^obser^^ation. 

« Vous vous trompez, me dit-il : nous autres protes- 
tants, nous analysons tout^ mais nous n'en sommes pas 
moins religieux. S'il paraît démontré que l'idée du Pa- 
radis terrestre, de la pomme et du serpent, a été connue 
des anciens Égyptiens, cela ne prouve nullement que la 
tradition n'en soit pas divine. Je suis même disposé à 
croire que cette dernière épreuve des mystères n'était 
qu'une représentation mystique de la scène qui a dû se 



SÉJOUR EN EGYPTE. S(49 

passer aux premiers jours du monde. Que Moïse ait ap- 
pris cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primi- 
tive, ou qu'il se soit servi, en écrivant la Genèse^ des 
impressions qu'il avait lui-même connues, cela n'in- 
firme pas la vérité première. Triptolème, Orphée etPy- 
thagore subirent aussi les mêmes épreuves. L^un a fondé 
les mystères d'Eleusis, Tautre ceux desCabires deSamo- 
thrace, le troisième les associations mystiques du Liban. 

c( Orphée eut encore moins de succès que Moïse ; il man- 
qua la quatrième épreuve, dans laquelle il fallait avoir 
la présence d^esprit de saisir les anneaux suspendus au- 
dessus de soi, quand les échelons de fer commençaient 
à manquer sous les pieds... Il retomba dans le canal, 
d'où on le tira avec peine, et au lieu de parvenir au 
temple, il lui fallut retourner en arrière et remonter 
jusqu'à la sortie des pyramides. Pendant Tépreuve, sa 
femme lui avait été enlevée par un de ces accidents na- 
turels dont les prêtres créaient aisément l'apparence. Il 
obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recom- 
mencer les épreuves, et les manqua une seconde fois« 
C'est ainsi qu'Euridice fut perdue à jamais pour lui, et 
qu'il se vit réduit à la pleurer dans l'exil. 

— Avec ce système, dis-je, il est possible d'expliquer 
matériellement toutes les religions. Mais qu'y gagnerons- 
nous? 

— Rien. Nous venons seulement de passer deux heures 
en causant d'origines et d'histoire. Maintenant le soir 
vient, il s'agit de chercher un gîte. » 

Nous passâmes la nuit dans une locanda italienne, 
située près de là, et le lendemain on nous conduisit sur 
remplacement de Memphis, situé à près de deux lieues 
vers le midi. Les ruines y sont méconnaissables \ et 
d'ailleurs le tout est recouvert par une forêt de pal- 
miers, au milieu de laquelle on rencontre l'inunense 
statue de Sésostris, haute de soixante pieds, mais cou- 
chée à plat ventre dans le sable. Parlerai-je encore de 



2Ô0 VOYAGE KN ORIENT. 

Saccarah, où l'on arrive ensuite ; de ses pyramides, plus 
petites que celles de Gizeb, parmi lesquelles on dislingue 
la grande pyramide de briques construites par les Hé^ 
breux? Un spectacle plus curieux est Tintérieur des 
tombeaux d'animaux qui se rencontrent dans la plaine 
en grand nombre. Il y en a pour les chats, pour les cro* 
codiles et pour les ibis. On y pénètre fort difficilement, 
en respirant la cendre et la poussière, ou se traînant 
parfois dans des conduits, où Ton ne peut passer qu'à 
genoux. Puis , on se trouve au milieu de vastes souter- 
rains où sont entassés par millions et symétriquement 
rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se don- 
naient la peine d'embaumer et d'ensevelir ainsi que des 
hommes. Chaque momie de chat est entortillée de plu- 
sieurs aunes de bandelettes, sur lesquelles, d'un bout à 
l'autre, sont inscrites en hiéroglyphes, probablement la 
vie et les vertus de l'animal. 11 en est de même des cro- 
codiles... Quant aux ibis, leurs restes sont enfermés dans 
des vases en terre de Thèbes, rangés également sur une 
étendue incalculable, cx)mme des pots de cx)niitures dans 
une office de campagne. 

Je pus remplir facilement la commission que m'avait 
donnée le consul ^ puis, je me séparai de l'officier prus- 
sien, qui continuait sa route vers la Haute-Egypte, et je 
revins au Caire, en descendant le Nil dans une cange. 

Je me hâtai d'aller porter au consulat l'ibis obtenu au 
prix de tant de fatigues*, mais on m'apprit que, pendant 
les trois jours consacrés à mon exploration, notre pauvre 
consul avait senti s'aggraver son mal et s'était embarqué 
pour Alexandrie. 

J'ai appris depuis qu'il était mort en Espagne. 



Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où 



SÉJOUR ES EGYPTE. 251 

j*ai retrouvé les dernières traces du génie arabe , et qui 
n'a pas menti aux idées que je m'en étais formées diaprés 
les récits et les traditions de TOrient. Je Tavais vue tant 
de fois dans les rêves de la jeunesse, qu'il me semblait 
y avoir séjourné dans je ne sais quel temps -, je recon- 
struisais mon Caire d'autrefois au milieu des quartiers 
déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que 
j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ^ 
j'allais, je me disais : En détournant ce mur, en pas- 
sant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était 
là , ruinée , mais réelle. 

N'y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la 
poussière-, l'esprit et les progrès modernes en ont triom- 
phé comme la mort. Encore quelques mois, et des rues 
européennes auront coupé à angles droits la vieille ville 
poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres 
fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s'accroît, c'est 
le quartier des Francs , la ville des Italiens, des Proven- 
çaux et des Maltais , ^entrepôt futur de l'Inde anglaise. 
L'Orient d'autrefois achève d'user ses vieux costumes, ses 
vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans son der- 
nier jour •, il peut dire comme un de ses sultans : «c Le sort 
a décoché sa flèche : c'est fait de moi , je suis passé ! » 
Ce que le désert protège encore , en l'enfouissant peu à 
peu dans ses sables, c'est, hors des murs du Caire, Ja 
ville des tombeaux, la vallée des califes, qui semble, 
comme Herculanum , avoir abrité des générations dis- 
parues, et dont les palais, les arcades et les colonnes, 
les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les 
enceintes , les dômes et les minarets , multipliés avec 
folie, n'ont jamais servi qu'à recouvrir des cercueils. Ce 
culte de la mort est un trait éternel du caractère de 
l'Egypte -, il sert du moins à protéger et à transmettre 
au monde l'éblouissante histoire de son passé. 



LA CANGE 



1. — Prépftrmttfs de MATlgatloB* 

La cange qui m'emportait vers Damiette contenait 
aussi tout le ménage que j'avais amassé au Caire pen- 
dant huit mois de séjour, savoir : Tesclave au teint doré 
vendue par Àbdel-Kérim ; le coffre vert qui renfermait 
les effets que ce dernier lui avait laissés; un autre coffre 
garni de ceux que j'y avais ajoutés moi-même; un 
autre encore contenant mes habits de Franc, dernier 
encasde mauvaise fortune, comme ce vêtement de pâtre 
qu'un empereur avait conservé pour se rappeler sa con- 
dition première ; puis tous les ustensiles et objets mo- 
biliers dont il avait fallu garnir mon domicile du quar- 
tier cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et 
bardaques propres à rafraîchir l'eau, pipes et narghilés, 
matelas de coton et cages (cafas) en bâtons de palmier 
servant tour à tour de divan, de lit et de table, et qui 
avaient de plus pour le voyage l'avantage de pouvoir 
contenir les volatiles divers de la basse-cour et du co- 
lombier. 

Avant de partir, j'étais allé prendre congé de ma- 
dame Bonhomme, cette blonde et charmante provi- 
dence du voyageur. « Hélas ! disais-je, je ne verrai plus 



SÉJOUR EN EGYPTE. 253 

de longtetnpâ que des visages de couleur ; je vais braver 
la peste c[ui règne dans le delta d^Égypte, les orages du 
golfe de Syrie qu^il faudra traverser sur de frêles bar- 
ques ^ sa vue sera pour moi le dernier sourire de la 
patrie ! 

Madame Bonhomme appartient à ce type de beauté 
blonde du midi que Gozzi célébrait dans les Vénitiennes, 
que Pétrarque a chanté à Thonneur des femmes de notre 
Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies doi- 
vent au voisinage des pays alpins Vor crespelé de leurs 
cheveux, et que leur œil noir se soit > embrasé seul aux 
ardeurs des grèves de la Méditerranée. La carnation, 
fine et claire comme le satin rosé des Flamandes, se 
colore aux places que le soleil a touchées d'une vague 
teinte ambrée qui fait penser aux treilles d'automne, où 
le raisin blanc se voile à demi sous les pampres ver- 
meils. figures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce 
aux bords du Nil que vous deviez me laisser encore un 
regret et un souvenir? Cependant j'avais près de moi 
une autre femme aux cheveux noirs comme l'ébène, au 
masque ferme qui semblait taillé dans le marbre por- 
tore, beauté sévère et grave comme les idoles de l'an- 
tique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et 
sauvage, rappelait parfois, si Ton peut unir ces deux 
mots, la sérieuse gaieté de l'animal captif. 

Madame Bonhomme m'avait conduit dans son ma- 
gasin, encombré d'articles de voyage, et je l'écoutais, 
en l'admirant, détailler les mérites de tous ces char- 
mants ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent au 
besoin, dans le désert, tout le comfort de la vie fashio- 
nable. Elle m'expliquait avec son léger accent proven- 
çal comment on pouvait établir, au pied d'un palmier 
ou d'un obélisque, des appartements complets de maîtres 
et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout trans- 
porté à dos de chameau 5 donner des dîners européens 
où rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, 

22 



254 VOYAGE EX ORIENT. 

grâce aux boites de conserves qui, ij faut j'ayoïjer, wnt 
souvent de grande ressource. 
(( Hélas ! lui dis-je, je suis deveni| tout à fait im Bé- 
. daouî (Arabe nomade) ^ je mange très-bien du dourah 
cuit sur une plaque de tôle, des dattes fricassées dans 
le beurre, de la pâte d'abricot, des sautiereUes fumées... 
et je sais un moyen d^obtenir une poule bouillie d^s le 
désert, sans même se donner le soin de la plumer. 

— J^ignorais ce radinement, dit madame Bonhomrne. 

— Voici, répondis-je, Ifi recette qui m'a été dopiiée 
par un renégat très-industrieux, lequel Ta vu pratiquer 
dans THedjaz. On prend une poule... 

— |1 faut une poule? dit madame Bonhomqne. 

— Absolument commp un lièvre pour le civet. 

— Et ensuite? 

— Ensuite on allume du feu ^ntre deux pierres ; ço 
se procure de l'eau... 

— Voilà déjà bien des choses! 

— La nature lei^ fournit. On ^'aurait même qiie de 
Teau de n^er... ce serait la même chose, et cel^ épar- 
gnerait le sel. 

— Et dans quoi mettrez-vous la poule? 

— Ah ! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l'eau 
dans le sable fin du désert... autre ingrédient donné par 
la nature. Cela produit une argile fine et propre, extrê- 
mement utile à la préparation. 

— Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable? 

— Je réclame une dernière minute d'attention. Nous 
formons une boule épaisse de cette argile en ayai^t soin 
d'y insérer cette même volaille ou toute autre. 

— Ceci devient intéressant. 

— Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous 
la retournons de temps en temps. Quand la prpûte s'est 
suffisamment durcie et a pris partout une bonne cou- 
leur, il faut la retirer du feu : la volaille est cuite. 

— Et c'est tout? 



SÉJOUR EN EGYPTE. 255 

— Pas encore : on casse la boule passée à l'état dç 
terre cuite, et les plumes de Toiseau, prises dans l'ar- 
gile, se détachent à Inesure qu'on le débarrasse des 
fragments de cette marmite improvisée. 

— Mais c'est un régal de sauvage ! 

— Non, c'est de la poille à Tétuvéé simplement. » 
Madame Bonhomme vit bien qu'il n'y avait rien à 

faire avec un voyageur si consommé^ elle remit en place 
toutes les cuisines de fer-blanc et les tentes, coussins ou 
Uts de caoutchouc estampillés de Yimproved patent an- 
glaise. 

c( Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez 
vous quelque chose qui me soit utile. 

— Tehei, dit liladamè Bonhomme, je suis sûre que 
vous avez oublié d'acheter Un drapeau. Il vous faut un 
drafieàu. 

— Mais je ne pars pas pour la guerre! 

— Vous allez descendre le Nil... vous avez besoin d'un 
pavillon tricolore à l'arrière de votre barque pour vous 
fdire tespëcter des fellahs. » 

Et elle me montrait, le lon^ des murs du magasin, 
une série de pavillons de toutes Tes marines. 

Je tirais déjà vers tnoi la hampe à pointe dorée d'où 
se déroulaient nos couleurs, lorsque madame Bonhomme 
m'arrêta le bras. 

«Vous pouvez choisir; on n'est pas obligé d'indi-. 
qaer sa nation. toUâ ces messieurs prennent ordinaire- 
âietlt un pavillon anglais ; de cette manière, on a plus 
de sécurité. 

— Oh! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ceâ 
messieufs^là. 

— ie Tavaià bien pensé, me dit-elle avec un soU- 

J'ditfië à croire que ce ne feraient pas des gens du 
ffiondo de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises 
sur ce vieux Nil, où s*est reflété le drapeau de la repu- 



256 VOYAGE EN ORIENT. 

blique. Les légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem 
choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela, 
par exemple, n'a pas d'inconvénient. 



II. — Une fête de fAmtUe. 

Nous partons du port de Boulac ; le palais d'un bey 
mamelouck , devenu aujourd'hui Técole polytechnique , 
la mosquée blanche qui Tavoisine, les étalages des {jo- 
tiers qui exposent sur la grève ces bardaques de terre 
poreuse fabriquées à Thèbes qu'apporte la navigation du 
haut Nil , les chantiers de construction qui bordent en* 
core assez loin la rive droite du fleuve, tout cela dispa- 
raît en quelques minutes. Nous courons une bordée vers 
une île d^alluvion située entre Boulac et Embabeh, dont 
la rive sablonneuse reçoit bientôt le choc de notre proue; 
les deux voiles latines de la cange frissonnent sans 
prendre le vent : — Battall battal! s'écrie le reïs^ c'est- 
à-dire : Mauvais ! mauvais ! 11 s'agissait probablement 
du vent. En effet, la vague rougeâtre, frisée par un souf- 
fle contraire, nous jetait au visage son écume, et le re- 
mous prenait des teintes ardoisées en peignant les reflets 
, du cieL 

Les hommes descendent à terre pour dégager la cange 
et la retourner. Alors commence un de ces chants dont 
les matelots égyptiens accompagnent toutes leurs ma- 
nœuvres et qui ont invariablement pour refrain eleison! 
Pendant que cinq ou six gaillards, dépouillés en un ins- 
tant de leur tunique bleue et qui semblent des statues 
de bronze florentin, s'évertuent à ce travail, les jambes 
plongées dans la vase, le reïs^ assis comme un pacha sur 
l'avant, fume son narghilé d'un air indifiérent.. Un quart 
d'heure après, nous revenons vers Boulac, à demi pen- 
chés sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans 
l'eau. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 257 

Nous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours 
du fleuve : il fallut retourner la barque, prise cette fois 
dans les roseaux, pour aller toucher de nouveau à Tile 
de sable : Battal! 6a^^a// disait toujours lereïsde temps 
en temps. 

Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas rian- 
tes qui bordent Tallée de Choubrah^ les sycomores 
monstrueux qui la forment retentissaient de Taigre ca-^ 
quetage des corneilles , qu^entrecoupait parfois le cri si-* 
nistre des milans* 

Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la 
couleur locale d'autrefois*, seulement çà et là de grands 
buffles plongés dans Teau et des coqs de Pharaon, 
sortes de petits faisans aux plumes dorées, voltigeant 
au-dessus des bois d'orangers et de bananiers des jar- 
dins« 

J'oubliais Tobélisque d'Héliopolis, qui marque de son 
doigt de pierre la limite voisine du désert de Syrie et 
que je regrettais de n'avoir encore vu que de loin. Ce 
monument ne devait pas quitter notre horizon de la jour* 
née, car la navigation de la cange continuait à s'opérer 
en zigzag. 

Le soir était venu, le disque du soleil descendait der- 
rière la ligne peu mouvementée des montagnes libyques, 
et tout à coup la nature passait de Fombre violette du 
crépuscule à l'obscurité bleuâtre de la nuit. J'aperçus de 
loin les lumières d'un café, nageant dans leurs flaques 
d'huile transparente*, l'accord strident du naz eidu rebab 
accompagnait cette mélodie égyptienne si connue : Ya 
teylyl {O nuits l) 

D'autres voix formaient les répons du premier vers : 
(( nuits de joie! » On chantait le bonheur des amis qui 
se ressemblent, l'amour et le désir, flammes divines^ 
émanations radieuses de la clarté pure qui n'est qu'au, 
ciel^ on invoquait Ahmad^ l'élu, chef des apôtres, et 
des voix d'enfants reprenaient en chœur l'antistrophe 



258 YOtAGÉ EN OtllElVT. 

de cette délicieuse et sensuelle efïbâidtl ((ili àfipéne la 
bénédiction du Seigneur sur les joies tiocturneà de là 
terre. 

Je Tis bien qu'il s'agissSiit d^u»e solennité dé faMille. 
L'étrange gloussement des femmes fellahs succédait au 
chœur des enfants , et cela pouvait célébrer une mort 
ftussi bien qu^un mariage; car, dans toutes les cérémo- 
nies des Égyptiens , on reconnaît ce mélange d'utie joie 
plaintive ou d'une plaihte entrecoupée de tratisports 
joyeux qui déjà, dans le monde ancien, présidaient âtous 
les actes de leur vie. 

Le reïs avait fait amarrer tiotre bartjue à un pieu planté 
dans le sable, et se préparait à descendre. Se lui deman- 
dai si ilôus ne faisions que lious arrêter dAni lé village 
qui était devant nous. 11 répondit que nôiià detioils y 
passer la nuit et y rester même le lendemain jusqu'à 
trois heures, monietit où se lève le vent dti litiÔ-ôuest 
(nous étions à Tëpoque des hioUssons). 

« J'avais cru, Itli dis-jé, qu'otl ferait marthëi^ là Mrqde 
à là corde qtiand le veht fae serait pas boit. 

— Ceci n'est {)âS, rêpoiidit41, Sur botte traité, h 

En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit 
devant le cadi ; irials bes geiis y avaient min évidemment 
tout ce qu'ilâ avaient voulu. Du reste, je tie suis jamais 
pressé d'arriver, et ëette circonstance, qui aurait fait 
bondir d'indignatioti un voyageur anglais, mé fournissait 
seulement l'occasion de mieux étudier l'antique bran- 
che, si peu firâyée, par où le Nil descend du Caire à Da- 
miette. 

Le reîs, qui s'attendait à des réclamations violentes, 
admira ma sérénité. Le halage des barques est relative- 
ment assez coûteux; car, outre uti nombre ^lus grand 
de matelots sur la barque ^ il exige l'assistance de quel- 
ques hommes de relais échelonnés de village en vil- 
lage. 

Une cange contient deuï chambrer, éléglUfune&t pein- 



SÉJOUR EN ÉGYPÎÉ. 269 

tes et dorées à l'intérieur , avec des fenêtres grillées 
donnant sur le fleuve, et encadrant agréablement le 
double paysage des rives; des corbeilles de fleurs, des 
arabesques compliquées décorent les panneaux; deux 
coffres de bois bordent chaque chambre, et permettent, 
lé jbur, de s'asseoit* les jambes croisées, la nuit, de s'é- 
tendre sur des nattes ou des coussins. Ordinairement là 
première chambre sert de divan , la seconde de harem. 
Le tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf 
le privilège deè rats du Nil, dont il faut, quoi qu'oh fasse, 
accepter la sodété. Les moustiques et autres insectes 
sotit de§ compagnons moins agréables encore ; mais on 
évite la nuit leurs baisers perfides au moyen de vastes 
chemisés dont ou noue l'ouverture après y être entré 
comme dans un sac, et qui entourent la tété d'un 
double vbilè de gaze ^oUâ lequel on respire parfaite- 
ment. 

Il semblait que ilous dussions passer la nuit sur la 
barque, et je m'y préparais déjà, lorsque le reïs, qui 
était descendu à tferrfe, viiit.me trouver avec cérémonie 
et m'invita à l'accompagnef : J'avais quelque scrupule à 
laiàiser l'esclave dans la cabine ; mais il me dit lui-même 
^tt'il valait mieux i'emmenét avec nous. 



itl. — Le mutÉilili*. 

En descendant sur la berge , je m'aperçus que nous 
venions de débarquer simplement à Ghoubrah. Les jar- 
dins du pacha, avec les berceaux de myrte qui décorent 
l'entrée, étaient devaftt nous ; un amas de pauvres mai- 
sons bâties en briques de terfe crue s'étendait à tiotre 
gauche des deux côtés de l'avenue ; le café que j'avaife 
remarqué bordait le fleuve, et la maison f oisine était 
celle du reïs, qui nous pria d-y entrer. 

C'était bien la peine, me disais-je, de passer toute la 



260 VOYAGE EN ORIENT. 

journée sur le Nil ; nous voilà seulement à une lieue du 
Caire ! J'avais envie d'y retourner passer la soirée et lire 
les journaux chez madame Bonhomme ; mais le reïs 
nous avait déjà conduits devant sa maison, et il était 
clair qu'on y célébrait une fête où il convenait d'assister. 

En effet , les chants que nous avions entendus par- 
taient de là \ une foule de gens basanés, mélangés de 
nègres purs, paraissaient se livrer à la joie. J^ reïs, dont 
je n'entendais qu'imparfaitement le dialecte franc assai-- 
sonné d'arabe, finit par me faire comprendre que c'était 
une fête de famille en l'honneur de la circoncision de 
son fils. Je compris surtqut alors pourquoi nous avions 
fait si peu de chemin. 

La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et 
nous étions seulement au second jour des réjouissances. 
Les fêtes de famille des plus pauvres Égyptiens sont des 
fêtes publiques, et l'avenue était pleine de monde : une 
trentaine d'enfants, camarades d'école du jeune circon- 
cis (mutahir)j remplissaient une salle basse \ les femmes^ 
parentes ou amies de l'épouse du reïs , faisaient cercle 
dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes près de 
cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de sa 
femme à l'esclave qui me suivait, et celle-ci alla sans 
hésiter s'asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après 
avoir fait les salutations d'usage. 

On se mit à distribuer du café et des pipes, et des 
Nubiennes commencèrent à danser au son des tarabouks 
(tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soute- 
naient d'une main et frappaient de l'autre. La famille 
du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des al-> 
mées blanches ; mais les Nubiens dansent pour leur plai- 
sir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habi- 
tuelles en guidant les pas de quatre femmes qui se li- 
vraient à cette saltarelle éperdue que j'ai déjà décrite,' et 
qui ne varie guère qu'en raison du plus ou moins de feu 
des exécutants. 



SÉJOUR EN EGYPTE^ 261 

Pendant un des intervalles de la musique et de la 
danse, le reïs m'avait fait prendre place près d'un vieil- 
lard qu'il me dit être son père. Ce bonhomme, en appre- 
nant quel était mon pays, m'accueillit avec un juron 
essentiellement français, que sa prononciation transfor^ 
mail d'une façon comique. C'était tout ce qu'il avait 
retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répon- 
dis en criant : u Napoléon ! » Il ne parut pas comprendre. 
Cela m'étonna ; mais je songeai bientôt que ce nom da- 
tait seulement de l'empire. «Avez -vous connu Bona- 
parte ? » lui dis-je en arabe. Il pencha la tète en arrière 
avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter 
à pleine gorge : 

Yasalam, Bounabarteh! 
Salut à toi, ô Bonaparte ! 

Je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en écou- 
tant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en 
l'honneur de celui qu'ils appelaient le sultan Kébir. Je 
le pressai de le chanter tout entier , mais sa mémoire 
n'en avait retenu que peu de vers. 

« Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends 
le café avec du sucre ! d général charmant dont les joues sont si 
agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs ! salut à toi ! 

« toi dont la chevelure est si belle ! depuis le jour où tu en^» 
tras au Caire, cette ville a brillé d'une lueur semblable à celle 
d'une lampe de cristal; salut à toi! » 

Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était 
allé du côté des enfants, et Ton semblait préparer tout 
pour une cérémonie nouvelle. 

En effet , les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur 
deux lignes, et les autres personnes réunies dans la 
maison se levèrent ^ car il s'agissait de promener dans 
le village l'enfant qui, la veille déjà , avait été promené 



ièi tOYACË EN dRÉE.^t. 

âu Caire. Où atiiena un chevâi Hcheriieiit hattiâché , et 
le petit boilhomme, qui pouvait avoir âëfil àn^ , couvert 
d'habii^ et d'ornementâ de feniifie (le tout empfdhté 
probablement), fut hisi^ë sur k selle, où deux de ses 
parents le maintenaient de éhflque c6iL 11 était fier 
comme un empereur, et tenait, sèloti l'usage, un nioU- 
cboir sur sa bouche. Je n^osaiâ le regarder trop attenti- 
vement , sachant que les Orientaux craignent en ce cas 
le mauvais œil l mais je pris garde à tous les détails da 
cortège, quë je n'avais jamais pu sibiëfa distinguer au 
Caire; ofi ces processions des mutahirs diffèrent à peine 
de celles des mariages. 

Il n'y avait pas à celle-là de bouffons nus, ëifhti- 
lant des combats avec des lances et des boucliers : mais 
quelques Nubiens , montés sur des échasses, se pour* 
suivaient avec de longs bâtons : ceci était pour atti- 
rer la foule ; ensuite les musiciens ouvraient la marctie ^ 
puis les enfants, vêtus de leurs plus beaux costumed et 
guidés par cinq ou ëix faqUirs ou santons, qui chantaient 
des moals religieux ; puis Tenfant à chevdl^ entouré dd 
ses parents , et enfin les femmes de la famille, au milieu 
desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à 
chaque halte^ recommençaient leurs trépignementâ vo- 
luptueux. On n'avait oublié ni les porteurs de cassolette 
parfumées, hi le^ enfants (jtii secouetit les kuntkUm, 
flacons d'eau de rose dont on asperge les spectatetifs ; 
mais le personnage le pliis important du cortège était 
sans nul doute le barbier, tenant en main instrument 
mystérieux (dont le pauvre enfant devait plus tard faire 
répreuve), tahdis que son aide agitait au bout â'Une 
lance une sorte d'enseigne chargée des attributs dé Son 
métier. Devant le mutahir était itii de ses damatades ^ 
portant, attachée à son col, la tabletle à écrire y décorée 
parle maître d'école de chefs-d'œuVre calligraphiques. 
Derrière le cheval, Une tertime jetait continuellement 
du sel podr conjurer les mauvais esprits. La marche 



SÉJOUR EN EGYPTE. 263 

n» • • • 

était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleu- 
reuses aux enterreipents et qui accompagnent les cété- 
monies de ipariage et de circoncision avec le mcjpe 
olouloulou ! dont la tradition sq per4 d^n$ la plus haute 
antiquité. 

Pendant que le cortège parcourait les rues peu nopa- 
breuses du petit village de Choubrah, j'étais resté avec 
le grand-père du mqtahir, ayant eu toutes les peines du 
monde à empêcher Tesclave de cuivre les autres femmes. 
Il avait fallu employer le mafiscf^ , tout-puissant chez 
les Égyptiens j pour lui interdire ce qu'elle regardait 
comnie un devoir de politesse et de religipn. Les nègres 
préparaient des tables et décoraient la salle de feuflla^ 
gesl Pendant ce temps, jp cherchais à tirer du vjeill^rd 
quelques éclairs 4e souvepirs en ffiisant résonner à ses 
oreilles^ avec le p^i^ que je savais d'arabe, les noms glo- 
rieux de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du 
colonel Barthélémy, l'ancien chef de la police c(u Caire, 
qui a laissé de grai^ds souvenirs ^slus le peuple, à cause 
de sa grande taille et du niagnifique costume qu'il por- 
tait. Barthélémy a jnspiré des chants d'amour dont les 
femmes n'ont pas seules gardé la mémoire : 

« Mon bien-aimé est coiffé d'un chapeau brodé j — des nœuds 
et des rosettes oraent sa ceinture. 

« l'ai voulu Tembrasser, il m'a dit : Aspetta (attends) ! Oh ! qu'U 
«st doux son langage italien ! — Dieu garde celui dont les yeux sont 
de9 yenx de gpuEelle ! 

« Que tu es doftc beai|, Fart-^l-Qo^y (Barthélémy}» qjiand ti) 
proe^ames la paif pub}|gufi f yec ui^ 9|rmf^i ^ \t^ ig^aifL I • 



A l'entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s'as- 
seoir quatre par quatre autour des tables rondes où le 
paître d'école | le ))ar)}ier e( ]es s^p^ns pccppérei}t )es 



S64 VOYAGE EN ORIENT. 

places d'honneur. Les autres grandes personnes atten- 
dirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour. 
Les Nubiens s'assirent devant la porte et reçurent le 
reste des plats dont ils distribuèrent encore les derniers 
reliefs à de pauvres gens attirés par le bruit de la fête. 
Ce n'est qu'après avoir passé par deux ou trois séries 
d*invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier 
cercle composé de chiens errants attirés par Todeur des 
viandes. Rien ne se perd dans ces festins de patriarche , 
où, si pauvre que soit l'amphitryon, toute créature vi- 
vante peut réclamer sa part de fête. Il est vrai que les 
«gens aisés ont Tusage de payer leur écot par de petits 
présents , ce qui adoucit un peu la charge que s'impo- 
sent, dans ces occasions , les familles du peuple. 

Cependant arrivait, pour le mutahir, l'instant dou- 
loureux qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau 
les enfants , et ils entrèrent seuls dans la salle où se 
tenaient les femmes. On chantait : « toi , sa tante 
paternelle ! ô toi , sa tante maternelle ! viens préparer 
son sirafeh ! » A partir de ce moment, les détails m'ont 
été donnés par l'esclave présente à la cérémonie du si- 
rafeh. 

Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre 
d'entre eux tinrent les coins. La tablette à écrire fut 
placée au milieu , et le principal élève de Técole {arif) 
se mit à psalmodier un chant dont chaque verset était 
ensuite répété en chœur par les enfants et par les fem- 
mes. On priait le Dieu qui sait tout, « qui connaît le pas 
de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres , » 
d'accorder sa bénédiction à cet enfant, qui déjà savait 
lire et pouvait comprendre le Coran. On remerciait en 
son nom le père, qui avait payé les leçons du maître, 
et la mère, qui dès le berceau lui avait enseigné la 
parole. 

« Dieu m'accorde, disait Tenfant à 8a mère, de te voir assise au 



SéJÔUtl BN EGYPTE. 265 

Ikttradis et saluée par Maryam (Marie), par Zeynab, fille d'Ali, et 
par Fatime, fille du prophète ! » 

lue reste des versets était à la louange des faquirs et 
du maître d'école, comme ayant expliqué et fait appren- 
dre à l'enfant les divers chapitres du Coran. 

D^autres chants moins graves succédaient à ces lita- 
nies. 

« TOUS, jeunes filles qui nous entourez, disait Varif, je vous 
irecommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et 
que vous yous regardez au miroir ! 

« Et TOUS, femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du cha- 
pitre 37 : la fécondité y soyez bénies ! — Mais s'il est ici des femmes 
qui aient vieilli dans le célibat, qu'elles soient à coups de savate 
chassées dehors ! » 

Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient 
autour de la salle le sirafeh, et chaque femme déposait 
sur la tablette des cadeaux de petite monnaie^ après 
quoi on versait les pièces dans un mouchoir dont les 
enfants devaient faire don aux faquirs. 

En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir 
fut placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se 
tinrent debout des deux côtés avec leurs instruments. 
On plaça devant l'enfant un bassin de cuivre où chacun 
dut venir déposer son offrande ^ après quoi il fut amené 
par le barbier dans une pièce séparée où l'opération 
s'accomplit sous les yeux de deux de ses parents, pen- 
dant que les cymbales résonnaient pour couvrir ses 
plaintes. 

L'assemblée, sans se préoccuper davantage de cet in- 
cident, passa encore la plus grande partie de la nuit à 
boire des sorbets , du café et une sorte de bière épaisse 
{bouza) , boisson enivrante, dont les noirs principale- 
ment faisaient usage , et qui est sans doute la même 
qu'Hérodote désigne sous le nom de vin d'orge. 

23 



266 VOYAGE EN ORIENT. 



T. — I41 forêt 4e pierre. 

Je ne savais que trop faire le lendemain matjn pour 
attendre Theure où je vent devait sq levep . ]je feis et 
tout son monde se livraient au sommeil avec c^tte in- 
souciance profonde du grand jour qu'ont peine à conce- 
voir les gens du Nord. J eus Tidée de laisser l'esclave 
pour toute la joumde d^ns la cang^, et d*allec pie pfo- 
ipeper vers f)élippo)i^, éjoigné d*à peiiie iinp M^Mt 

Tout à coup je me souvins d'une promesse que j-avata 
faite j^ un |>r9ve copimissaire de marine qui m'avait 
prêté sa cabine pendant la traversée de 8yra à Alexan^ 
drie. a Je ne vous deniande qu^une chose, m'avait-il dit, 
lorsqu'à l'arrivée je lui fis mes remerciements, c'est de 
ramasser pour moi quelques fragments de la forêt pé- 
trifiée qui se trouve dans le désert, à peu de distance du 
Caire. Vous les remettrez, en passant à SmjTne, chez 
madame Carton, rue des Roses.» 

Ces sortes de commissions sont sacrées entre voya- 
geurs ; la honte d'avoir oublié celle-là me fit résoudre 
immédiatement cette expédition fecile. Du reste, je te- 
nais aussi à voir cette forêt dont je ne m'expliquais pas 
la structure. Je réveillai l'esclave qui était de très-mau- 
vaise humeur, et qui demanda à rester avec la femme du 
reîs. J'avais l'idée dès lors d*emmener le reïs ; une sim- 
ple réflexion et lexpérience acquise des mœurs du pays 
me prouvèrent que, dans cette famille honorable, Fin- 
nocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun danger. 

Ayant pris les dispositions nécessaires et averti le reîs 
qni me fit venir un ânier intelligent, je me dirigeai vers 
néliopolis, laissant à gaucho le canal d'Adrien, creusé 
jadis du Nil à la mer Rouge, et dont le lit desséché de- 
vait plus tard tracer notre route au milieu des dunes de 
sable. 



SEJOUR EN EGYPTE. 267 

tbus les environs de Choubrah sont admirablement 
cultivés. Après un bois de sycomores qui s'étend autour 
des haras, on laisse à gauche une foule de jardins où 
l'oranger est cultivé dans l'intervalle des dattiers plantés 
en cjuinconces; puis, en traversant une branche du iSuo- 
lisch ou canal du Caire, on gagne en peu de temps la li- 
sière du désert, qui commence sur la limite des inonda- 
tions du Nil. Là, s'arrête le damier fertile des plaines, si 
soigtieusenient arrosées par les rigoles qui coulent des 
saquiès ou puits à roues ; là commence, aveclïmpression 
dé la tristesse et de la mort qui ont vaincu la nature 
élle-inême, cet étrange fauboùro; elfe constructions sépul- 
crales qui ne s'arrête qu'au Mokâtam , et qu'on appelle 
de ce côté la Vallée des Califes. C'est là que touloun et 
Bibars, Saladin et Malek-Adel, et mille autre héros de 
Vislam, reposent non dans de simples tombes^ ihaisdans 
de vastes palais hrillanls encore d*arabesques et de do- 
tiires, entremêlés de vastes mosquées. Il semble que les 
spectres, habitants de ces vasteâ demeures, aient voulu 
encore des liedx de prière et d^assemblée, qui, si l'on en 
cfôit la tradition, se peuplent à certains jours d'une 
sorte de fantasmagorie historique. 

En nous éloignant de cette triste cite dont Taspeci 
extérieur produit reflet d'uil brillant quartier du Caire, 
hDiis avions gagné là levée d'Héliopolis, construite jadis 
pour mettre cette ville à l'abri des plus hautes inonda- 
tions. Toulë la plaine qu'on aperçoit au-dfela esl bosse- 
lée de petites collines formées d'amas de décombres. Ce 
sont pi*incipàlement lès ruinés d'un village qui recou- 
vrent là les restes perdus des constructions pririiitives. 
Rien n'est resté debout 5 pas une pierre antique ne s'élève 
âii-dessus du sol, excepté l'obélisque, autour duquel on 
à planté ùri vaste jardin. 

L'obélisque forme le centre de quatre allées d'ébéniers 
giii divièerit l'enclos ; des abeilles sauvages otit établi 
lëiii's alvéoles dans les ànfracluosités de l'iine des faces 



268 VOYAGE EN ORIENT, 

qui, comme on sait, est dégradée. Le jardinier, habitué 
aux visites des voyageurs, m'offrit des fleurs et des fruits. 
Je pus m'asseoir et songer un instant aux splendeurs 
décrites par Strabon, aux trois autres obélisques du 
temple du Soleil, dont deux sont à Rome et dont l'autre 
a été détruit ; à ces avenues de sphinx en marbre jaune 
du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle 
dernier; à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hé- 
rodote et Platon vinrent se faire initier aux mystères. 
Héliopolis a d'autres souvenirs encore au point de vue 
biblique. Ce fut là que Joseph donna ce bel exemple de 
chasteté que notre époque n'apprécie plus qu'avec un 
sourire ironique. Aux yeux des Arabes, cette légende a 
un tout autre caractère : Joseph et Zuleîka sont les types 
consacrés de Tamour pur, des sens vaincus par le devoir, 
et triomphant d'une double tentation ; car le maître de 
Joseph était un des eunuques de Pharaon. Dans la lé- 
gende originale souvent traitée par les poètes de TOrient^ 
la tendre Zuleîka n'est point sacrifiée comme dans celle 
que nous connaissons. Mal jugée d'abord par les femmes 
de Memphis, elle fut de toutes parts excusée dès que 
Joseph, sorti de sa prison, eut fait admirer à la cour de 
Pharaon tout le charme de sa beauté. 

Le sentiment d'amour platonique dont les poètes 
arabes supposent que Joseph fut animé pour Zuleîka, et 
qui rend certes son sacrifice d'autant plus beau, n'em- 
pêcha pas ce patriarche de s'unir plus tard à la fille d'un 
prêtre d'Héliopolis, nommée Azima. Ce fut un peu plus 
loin, vers le nord, qu'il établit sa famille à un endroit 
nommé Gessen, où l'on a cru de nos jours retrouver les 
restes d'un temple juif bâti par Onias* 

Je n'ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la posté- 
rité de Jacob ; mais je ne laisserai pas échapper Toccasion 
de laver tout un peuple, dont nous avons accepté les tra- 
ditions patriarcales, d'un acte peu loyal que les philo- 
sophes lui ont durement reproché. Je discutais un jour 



SÉJOUR EN EGYPTE. 269 

au Caire sur la fuite d'Egypte du peuple de Dieu avec 
un humoriste de Berlin, qui faisait partie comme savant 
de Texpédition de M. Lepsius : 

« Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d'honnêtes 
Hébreux auraient eu Tindélicatesse ^'emprunter ainsi la 
vaisselle de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été 
évidemment leurs voisins ou leurs amis? 

— Cependant, observai-je, il faut croire cela ou nier 
l'Écriture. 

— 11 peut y avoir erreur dans la version ou interpola- 
tion dans le texte ; mais faites attention à ce que je vais 
vous dire : les Hébreux ont eu de tout temps le génie de 
la banque et de l'escompte. Dans cette époque encore 
naïve, on ne devait guère prêter que sur gages... et per- 
suadez-vous bien que telle était déjà leur industrie prin« 
cipale. 

— Mais les historiens les peignent occupés à mouler 
des briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, 
sont en pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait 
en oignons et autres légumes. 

— Eh bien ! s'ils ont pu amasser quelques oignons , 
croyez fermement qu'ils ont su les faire valoir et que 
cela leur leur en a rapporté beaucoup d'autres. 

— Que faudrait-il en conclure? 

— Rien autre chose, sinon que l'argenterie qu'ils ont 
emportée formait probablement le gage exact des prêts 
qu'ils avaient pu faire dans Memphis. L'Égyptien est 
négligent \ il avait sans doute laissé s'accumuler les in- 
térêts, et les frais, et la rente au taux légal... 

— De sorte qu'il n'y avait pas même à réclamer un boni? 
— J'en suis sûr. Les Hébreux n'ont emporté que ce qui 

leur était acquis selon toutes les lois de Téquité natu- 
relle et commerciale. Par cet acte, assurément légitime, 
ils ont fondé dès lors les vrais principes du crédit. Du 
reste, le Talmud dit en termes précis : (c Ils ont pri^ 
salement ce qui était à eux* )> 

23, 



Î70 VOYAGE EN ORIENT. 

Je donne pour ce qull vaut ce paradoxe berlinois. Il 
me tarde de retrouver à quelques pas d*Héliopolis des 
souvenirs plus grands de Thistoire biblique. Le jardinier 
qui veille à la conservation de dernier monument de 
celte cité illustre, appelée primitivement Aînscnems ou 
rOEil-du-So1eil, m'a donné un de ses fellahs pour me 
conduire à Matarée. Après quelques minutes de marche 
dans la poussière, j'ai retrouve une oasis nouvelle, c'est- 
à-dire un bois tout entier de sycomores et d'orangers ; 
une source coiile à l'entrée de Tehclos, et c'est, dit-on, 
la seule source d'eau douce que laissé filtrer le terrain 
nitreuxde l'Egypte. Les habitants attribuent cette qua- 
lité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la 
sainte fàtnille fit à Matarée, c'est là, dit-on, que la Tierge 
venait blanchir te linge de TEnfant-Dieii. On suppose en 
outre que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes 
qui se tiennent près de la source vous en offrent une 
tasse moyèiinànt un léger bakchiz. 

Il resté a voir encore dans le bois le sycomore touffu 
sous lequel se réfugia la sainte famille, poursuivie parla 
bande d'uh brigand nommé Dismà. Gëlui-ci qlii, plus 
tard, devint le bon larron, finil par découvrir les fugi- 
tifs; mais tout à coup la foi toucha son cœur, au point 
qu'il offrit l'hospitalité à Joseph ei à Marié, dans une de 
i$e^ maisons située sur rémplacémeht du vieux Caire, 
qu'on appelait alors Babyloné d'Egypte. Ce blsma, dont 
les ot:cupàtions paraissaient lucratives , avait des pro- 
priétés partout. Oh m'avâit fait voir déjà, au vieux Caire, 
dans un couvent Cophle, un vieux icâVeàii , voûté en 
briqiie, qui passe pour être tin i'èslé de rhospitalière 
Maison de Disma et réndroit même où couchait la sainte 
famille. 

Ceci appartient à la tradition cophte, mais l'arbre 
merveilleux de Mataréfe reçoit les hbnittiagcs de toutes 
les communions chrétiennes. Sins penser que ce syco- 
more remonte à la haute antiquité qu'on suppose, ôli 



SÉJOUR Ek ÉGtPtÉ. ^"^i 

^ift âdiiielltô qu'il est le ()rodnlt des rejetons àé Yûrhrë 
9hcieh, et ()et*sonne ne le visite depuis des siècles sàils 
emporter un fragment du bois Ou de l'écorce. Cependant 
11 a toujours des dimensions étiorrhes et semble im bao- 
bab de l'Inde ; Timmetise développement dé seè branches 
et de ses surgeons disparaît sous les ex-votô^ les chape* 
lets, les légendes, les images saintes, qu'on y vient sus- 
pendre oU clouer de toutes parts. 

Ëti quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrou- 
ver la trace du canal d'Adrien, qui éërt de chemin quel- 
que temps, et où les roues de fer des voitures de Suez 
laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup 
moins aride que Ton né croit ; des touffes de (plantés 
balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus re- 
vêtent presque partout le sol, et de grands rochers gar- 
nis de broussailles se deâsinent à Thorizon. 

La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud ; le 
défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, 
et mon guide m'indiqua du doigt la composition singu- 
lière des roches qui dominaient notre chemin : c'étaient 
des blocs d'huîtres et de coquillages de toute sorte. La 
mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée 
qui, selon les savants, couvrait autrefois toute cette 
vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que 
faut-il supposer de plus étrange maintenant? La vallée 
s'ouvre-, un immense horizon s'étend à perte de vue. 
Plus de traces, plus de chemins ^ le sol est rayé partout 
de longues colonnes rugueuses et grisâtres. prodige ! 
ceci est là forêt pétrifiée. 

Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au 
înême instant ces troncs de palmiers gigantesques? 
Pourquoi tous du même côté, âVec IfeUrs branches et 
leurs racines, et pourquoi la végétation s'est-ellë glacée 
et durcie en laissant distincts les fibres du bois et les 
conduits de là sève? Chaque vertèbre s'est brisée par 
ime àorië de décollement , mais toutes sont restées bout 



272 VOYAGE EN ORIENT. 

à bout comme les anneaux d'un reptile. Rien n^est plus 
étonnant au monde. Ce n'est pas une pétrification pro- 
duite par Faction chimique de la terre ; tout est couché 
à fleur de sol. C^est ainsi que tomba la vengeance des 
dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain 
quitté par la mer? Mais rien de pareil ne signale Fac- 
tion ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un 
courant des eaux du déluge? Mais comment, dans ce cas^ 
les arbres n'auraient-ils pas surnagé? L'esprit s'y perd; 
il vaut mieux n'y plus songer ! 

J'ai quitté enfin cette vallée étrange, et j^ai regagné 
rapidement Ghoubrah. Je remarquais à peine les creux 
de rochers qu'habitent les hyènes et les ossements blan- 
chis des dromadaires qu'a semés abondamment le pas«- 
sage des caravanes*, j'emportais dans ma pensée une 
impression plus grande encore que celle dont on est 
frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante 
siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables 
d'un monde primitif soudainement détruit! 



WI« — Un déjeuner en quarantaine. 

Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu'à Batn-el-Ba- 
karah, le ventre de la vache, où commence l'angle infé- 
rieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives con- 
nues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose 
le matin et le soir, et que l'on admire si longtemps avant 
d'arriver au Caire, si longtemps encore après avoir quitté 
Boulac, disparurent enfin tout à fait de Thorizon. Nous 
voguions désormais sur la branche orientale du Nil, 
c'est-à-dire sur le véritable lit du fleuve; car la bran- 
che de Kosette, plus fréquentée des voyageurs d*£urope, 
n'est qu'une large saignée qui se perd à l'occident. 

C'est de la branche de Daroiette que partent les prio' 



SÉJOUR EN' EGYPTE. 273 

cipaiix canaux deltaïques ; c'est elle aussi qui présente 
le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n'est plus 
cette rive monotone des autres branches, bordée de 
quelques palmiers grêles, avec des villages bâiis en bri* 
ques crues, et çà et là des tombeaux de santons égayés 
de minarets, des colombiers ornés de renflements bi"- 
zarres, minces silhouettes panoramiques toujours décou- 
pées sur un horizon qui n'a pas de second plan^ la 
branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne 
des villes considérables, et traverse partout des campa* 
gnes fécondes-, les palmiers sont plus beaux et plus 
touffus ; les figuiers, les grenadiers et les tamarins pré* 
sentent partout des nuances infinies de verdure. Les 
bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux d1r* 
rigation, sont revêtus d'une végétation toute primitive^ 
du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et 
des nénuphars variés, parmi lesquels peut-être on retrou- 
verait le lotus pourpré des anciens, on voit s'élancer des 
milliers d'oiseaux et d'insectes. Tout papillote, étincelle 
et bruit, sans tenir compte de Thomme, car il ne passe 
pas là dix Européens par année -, ce qui veut dire que les 
coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes 
populeuses. Le cygne sauvage , le pélican ,. le flamant 
rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des 
djermes et des canges *, mais des vols de colombes, plus 
facilement effrayées, s'égrènent çà et là en longs chape- 
lets dans l'azur du ciel. 

Nous avions laissé à droite Charakhanieh situé sur 
l'emplacement de Tantique Ce7'casori(m ; Dagoueh, vieille 
retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les 
barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité 
d'une courge creusée ^ Atrib, qui couvre les ruines d'A- 
tribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la 
mosquée, surmontée d'une tour carrée, fut, dit-on, une 
église chrétienne avant la conquête arabe. 
Sur la rive gauche on retrouve remplacement de Bu* 



274 VOYAGE EN ORIENT. 

siris sous te nom de Bouzir, mais aucune mine ne sort 
de la terre; de Tautre côté du fleuve, Semenhoud, au- 
trefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses 
dômes et ses minarets. Les débris d'un temple immense, 
qui paraît être celui dlsis, se rencontrent à deux lieues 
de là. Des têtes de femmes servaient de chapiteau à cha- 
que colonne; la plupart de ces dernières ont servi aux 
Arabes â fabriquer des meules de moulin. 

Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus 
visiter les fours à poulets célèbres de cette ville ^ ni la 
maison de Ben-Lockman où vécut saint Louis prison- 
nier. Une mauvaise nouvelle m'attendait à mon réveil ; 
le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah} 
et nous attendait encore à Damiette, de sorte qu*il était 
impossible de songer à faire des provisions autres que 
d'aiiimaux vivants. C'était de quoi gâter assurément le 
plus beau paysage du monde ; malheureusement aussi 
les rives devenaient moins fertiles; Taspect des rizières 
inondées, Todeur malsaine des marécages, dominaient 
décidément, au-delà de Pharescour, l'impression des 
dernières beautés de la nature égyptienne. 11 fallut at- 
tendre jusqu'au soir pour rencontrer enfin le magique 
spectacle du Nil élargi comme un golfe, des bois de pal- 
miers plus touffus que jamais, de Damiette, enfin, bor- 
dant les deux rives de ses maisons italiennes et de ses 
terrasses de verdure ; spectacle qu'on ne peut comparer 
qu*à celui qu^offre Tentrée du grand canal de Venise, et 
où de plus les mille aiguilles des mosquées se découpaient 
dans la brume colorée du soir. 

On amarra la cange au quai principal, devant un vaste 
bâtiment décoré du pavillon de France; mais il fallaii 
attendre le lendemain pour nous faire reconnaître et 
obtenir le droit de pénétrer avec notre belle santé dans 
le sein d'une ville malade. Le drapeau jaune flottait si- 
nistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne 
était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions 



SEJOIR EX Ér.YPTE. 27$ 

étaient épuisées, et cela ne nous annonçait au^un triste 
déjeuner pour le lendemain. 

Au point du jour toutefois , notre pavillon avaif; été 
signalé, ce qui prouvait Futilité du conseil de madamp 
Bonhomme, et le janissaire du consulat français venaij 
nous offrir ses services. J'avais une lettre pour le consul, 
et je demandai à le voir lui-môme. Après être allé l'aver- 
tir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire 
grande attention , afin de ne toucher personne pt de ne 
point être touché pendant la route, il marchait Rêvant 
moi avec sa canne à pomme d'argent, et faisait écarter 
les curieux. Nous montons enfîp dans un vaste bâtiment 
de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait \^ phy- 
siononiie d'un okel ou caravansérail. C'était pourtant la 
denieure du consul où plutôt de l'agent ponsulaire de 
France qui est en même temps l'un des plus riches pégo- 
ciants en riz de Damiette. 

J'entre dans la chancellerie, le janissaire m'ii^dique 
son maître, et j'allais bonnement lui remettre ma lettre 
dans la main, a Aspetta! » me dit-il d'un air moins gra- 
cieux que celui du colonel Barthélémy quand on voulait 
lembrasser, et il m'écarte avec un bâton blanc qi|Ul te- 
nait à la main. Je comprends l'intention, et je présente 
simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien 
dire, et revient tenant une paire de pincettes 5 il saisit 
ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire 
très-adroitement l'enveloppe avec le bout des pinces, et 
déploie ensuite la feuille, qu'il tient à dislance devant ses 
yeux en s'aidant du même instrument. 

Alors sa physionomie se déride un peu , il appelle son 
chancelier , qui seul parle français , et me fait inviter à 
déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quaranr- 
iaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle 
invitation, mais je pensai d'abord à mes compagnons de 
la cange, et je demandai ce que la ville pouvait }eur 
fetomir. 



Û!r6 VOtAGI^ EN ORlfiNf. 

Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus 
obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls 
objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir 
transmettre la peste. La pauvre esclave se désolait dans 
la cabine ;, je Ten fis sortir pour la présenter au consul. 

En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le 
sourcil : 

« Est-ce que vous voulez emmener cette femme en 
France? me dit le chancelier. 

— Peut-être, si elle y consent et si je le puis ; en at- 
tendant, nous partons pour Beyrouth. 

— Vous savez qu^une fois en France elle est libre? 

— Je la regarde comme libre dès à présent. 

— Savez-vous aussi que si elle s^ennuie en France , 
vous serez obligé de la faire revenir en Egypte à Vos 
frais 7 

— Mais j'ignorais cela ! 

— Vous ferez bien d'y songer. Il vaudrait mieux la re- 
vendre ici. 

— Dans une ville où est la peste? ce serait peu géné- 
reux! 

— Enfin, c'est votre affaire. » 

Il expliqua le tout au consul , qui finit par sourire et 
qui voulut présenter Tesclave à sa femme. En attendant, 
on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre 
était occupé par une grande table ronde. Ici commença 
une cérémonie nouvelle. 

Le consul m'indiqua un bout de la table où je devais 
m*asseoir ^ il prit place à l'autre bout avec son chance- 
lier et un petit garçon, son fils sans doute , qu'il alla 
chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se 
tenait debout à droite de la table pour bien marquer la 
séparation. 

Je pensais qu'on inviterait aussi la pauvre Zeynab; 
mais elle s'était assise, les jambes croisées, sur une 
natte, avec la plus parfaite indiflérence , conune si elle 



SÉJOUR EN ÊGYPÎË. 277 

se trouvai l encore au bazar. Ëile croyait peut-être au 
food que je l'avais amenée là pour la revendre. 

Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul 
était un négociant catholique natif de Syrie, et que 
Fusage n'étant pas, même chez les chrétiens, d'admettre 
les femmes à table , on allait faire paraître la kkanoun 
(maîtresse de la maison) seulement pour me faire bon-» 
neur. 

En effet, la porte s'ouvrit; une femme d'une tren- 
taine d'années et d'un embonpoint marqué s'avança 
majestueusement dans la salle, et prit place en face du 
janissaire sur une chaise haute avec escabeau, adossée 
au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure 
conique, drapée d'un cachemire jaune avec des orne*- 
ments d'or. Ses cheveux nattés et sa poitrine étince- 
laient de diamants. Elle avait l'air d'une madone, et son 
teint de lis pâle faisait ressortir l'éclat sombre de ses 
yeux, dont les paupières et les sourcils étaient peints 
selon la coutume. 

Des domestiques , placés de chaque côté de la salle, 
nous servaient des mets pareils dans des plats différents, 
et l'on m'expliqua que ceux de mon côté n'étaient pas 
en quarantaine, et qu'il n'y avait rien à craindre si par 
hasard ils touchaient mes vêtements. Je comprenais 
difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y 
avait des gens tout à fait isolés de la contagion. J'étais 
cependant moi-même un exemple de cette singularité. 

Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés 
silencieusement sans prendre place à notre table, avertie 
par son mari de la présence de Tesclave amenée par moi, 
lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna 
qu'on lui servit à manger. On apporta une petite table 
ronde pareille à celles du pays, et le service en quaran- 
taine s'effectua pour elle comme pour moi. 

Le chancelier voulut bien ensuite m'accompagner 
pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des 

24 



278 VOYAGE EN ORIENT. 

«• r 

maisons cpii bordent le Nil n'est pour ainsi dire qu'une 
décoration de théâtre; toqt le reste est poudreux et 
triste ; la fièvre et la peste semblent transpirer des mu- 
railles. Le janissaire marchait devant nous en &isant 
écarter une foule livide vêtue de haillons bleiis. Je ne 
vis de remarquable que le tombeau d'un santon célèbre, 
honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par 
les croisés dans le style byzantin, et une colline aux 
portes de la ville entièrement formée, dit-on, des osse- 
ments de Farmée de saint Louis. 

Je craignais d'être obligé de passer plusieurs jours 
dans cette ville désolée. Heureusement le janissaire 
m'apprit le soir même que la bombarde la Santa^Bar- 
bara allait appareiller au point du jour pour les côtes 
de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage 
et celui de Fesclave ; le soir même, nous quittions Da- 
miette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment com- 
mandé par un capitaine grec. 



Vi 

LA SÀNÎA-ÉARÔAKA 



I* — - Un eompagnoii* 

« btamboldaii ! Ah ! Yélir fliman î 
« Yélir, Yélir, Istamboldan ! > 

C'était une voix grave et douce , une voix de jeune 
homme blond ou de jeûné fille brune, d'un timbre frais 
et pénétratlt, résonnant comme un chant de cigale alté- 
rée à travers la brume poudreuse d'une matinéed'Égypte. 
J'avais entr'ouvert, pour l'entendre mieux, une des fe- 
nêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, 
hélas! sur une côte aride; nous étions loin déjà des 
plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent 
Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit, nous 
avions atteint en peu de temps le rivage d'Ësbeh, qui 
est l'échelle maritime et remplacement primitif de la 
ville des croisades. Je hi'ëveillais à peine, étonné jde lië 
plus être bercé par les vagues, et ce cliant continuait à 
résonner par intervalles comme venant d'une persohhè 
assise sur la grève, mais cachée par l'élévation des ber- 
ges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélan- 
colique: 

« Kaïkélir! Istamboldaii!... 
« Yélir, Yélir, Istamboldan \ » 



280 VOYAGE EN ORIENT. 

Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul 
dans un langage nouveau pour moi, qui n'avait pins les 
rauques consonnances de Tarabe ou du grec, dont mon 
oreille était fatiguée. Cette voix, c'était l'annonce loin- 
taine de nouvelles populations , de nouveaux rivages ; 
j'entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bos- 
phore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, 
Tavouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et 
brûlée de FÉgypte m'attirait invinciblement. Quitte à 
pleurer les bords du Nil plus tard sous les verts C3'près de 
Péra, j'appelais au secours de mes sens amollis par 
Tété l'air vivifiant de l'Asie. Heureusement la présence, 
sur le bateau, du janissaire que notre consul avait 
chargé de m'accompagner m'assurait d'un départ pro- 
chain. 

On attendait Theure favorable pour passer le hogliazy 
c'est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer lut- 
tant contre le cours du fleuve, et une djerme, chargée 
de riz qui appartenait au consul , devait nous transport 
1er à bord de la Santa-Barbara^ arrêtée à une lieue eu 
♦ mer. 

Cependant la voix reprenait ; 

« Ah ! ah ! ah ! drommatina T 
« Drommatina dieljédélim!... » 

Qu'est-ce que cela peut signifier? me disais-je, cela 
doit être du turc , et je demandai au janissaire s'il com- 
prenait. <c C'est un dialecte des provinces, répondit-il; 
je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à 
. la personne qui chante, ce n'est pas grand'chose de bon : 
un pauvre diable sans asile, un banian! » 

J'ai toujours remarqué avec peine le mépris constant 
de l'homme qui remplit des fonctions servîtes à l'égard 
du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l'indé- 
pendance, Nous étions sortis du bateau , et, du haut de 



SÉJOUR EN EGYPTE. 28 f 

la levée, j^apercevais un jeune homme nonchalamment 
couché au milieu d'une touffe de roseaux secs. Tourné 
vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume 
étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je 
recueillais aisément les paroles ramenées parde nombreux 
refrains : 

« Déyouldoumou ! Bourouldoumou ! 
« Àly Osman yadjénamdah ! » 

Il y a dans .certaines langues méridionales un charme 
syllabique, une grâce dUntonation qui convient aux voix 
des femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait vo* 
lontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce 
chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui 
rappelaient nos vieilles chansons de caippagne, tout cela 
me charmait avec la puissance du contraste et de Tinat- 
tendu ; quelque chose de pastoral et d'amoureusement 
rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles 
et cadencés comme des chants d'oiseaux. C'est peu^ètre^ 
me disais-je, quelque chant d'un pasteur de Trébisonde 
ou de Marmarique. Il me semble entendre des colombes 
qui roucoulent sur la pointe des ifs ^ cela doit se chanter 
dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent 
de reflets d'argent les sombres rameaux, du mélèse, où 
les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chè- 
vres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans 
une idylle de Théocrite. 

Cependant je m'étais rapproché du jeune homme qui 
m'aperçut enfin, et, se levant, me salua en disant : u Bon- 
jour, monsieur. » 

C'était un beau garçon aux traits circassiens, à l'œil 
noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés 
de près, mais non pas rasés selon Tusage des Arabes. Une 
longue robe de soie rayée, puis un pardessus de drap 
gris, composaient son ajustement, et un simple tarbouch 
de feutre rouge lui g^rvftit de coiffure ; sculemeot U 

24, 



282 VOYAGE EN ORIENT* 

iforme plus ample et la houppe mieux fournie de soie 
bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le 
sujet immédiat d^Abdul-Medjid. Sa ceinture , faite d^un 
aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des col- 
lections de pistolets et de poignards dont tout homme 
libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poi- 
trine, une écritoirë de cuivre d'un demi-pied de longueur. 
Le manche de cet instrument oriental contient l'encre , 
et le fourreau contient les roseaux qui servent de plumes 
(caïam). be loin, cela peut passer pour un poignard; 
mais c'est l'insigne pacifique du simple lettré. 

Je me sentis tout d'un coup plein de bienveillance pour 
ce confrère, et j'avais quelque honte de l'attirail guer- 
rier qui, au contraire, dissimulait nia profession. « Est- 
ce que vous habitez dans ce pays? dis-je à Tinconnu. 

— Non, monsieur, je suis venu avec vous de Da- 
miette. 

— Comment, avec moi ? 

— Oui, les bateliers m'ont reçu dans la cange et m'ont 
amené jusqu'ici. J'aurais voulu me présenter à vous, mais 
vous étiez couché. 

— C'est très-bien, dis-je, et où allez-vous comme cela? 

— Je vais vous demander la permission de passer aussi 
sur la djernie, f)our gagner le vaisseau où vous allez vous 
embarquer. 

• — Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-je en me tour- 
nant du côté du janissaire ; mais ce dernier me prit à 
part. 

— Je ne vous conseille pas, me dit-il , d'emmener ce 
garçon. Vous serez obligé de payer son passage, car il n'a 
rien que son écritoirë ^ c'est un dé ces vagabonds qui 
écrivent des vers et autres sottises. Il s'est présenté au 
consul, qui n'en a pas pu tirer autre chose. 

— Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais charmé de 
vous rendre service, mais j'aià peine ce qu'il me faut pour 
îtrriver à Beyrouth et y attendre de l'argent. * 



SÉibtk EN EGYPTE. 283 

— t'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques 
jours chez les fellahs. J ^attendrai qu'il passe uu An- 
glais. » 

Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec 
le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées 
en me faisant suivre un chemin tracé çà et là sur les 
dunes de sable pour gagner les bords du lac Mènzaleh. 
Le temps qu'il fallait pour charger la djermé des sacs de 
riz apportés par diverses barques nous laissait tout îè 
loisir nécessaire pour cette expédition. 



it. — lie iac Mènzaleh. 

Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti 
de briques crues , et où l'on distingue les restes d'une 
antique mosquée et aussi quelques débris d'arches et dé 
tours appartenant à rancienrië Damiettë , détruite par 
les Arabes à l'époque de saint Louis, comme trop expo- 
sée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette 
ville , et en est maintenant éloignée d'une lieue. C'est 
l'espace que gagne à peu près la terre d'Égyptfe tous les 
six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert poiir 
passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes 
régulières où se voient, de distance en diàtance, fles riii- 
nes antiques ensevelies dans lé sable, m^is dont le vent 
du désert se plaît quelquefois à faire revivre Ifeà con- 
tours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps 
de leur linceul poudreux effrayent l'imagination dès 
Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Lies 
savants de l'Europe retrouvent en suivant ces traces unfe 
série de cités bâties ad bord de la mer sous telle Oti telle 
dynastie dé j'Ois pastëilfs OU de contjuérànts Ihébâins. 
C'est par le calcul de cette retraite dés eaux de la mer 
aussi bien que par celui des diverses couehes du Nil ëni- 
preiiittig dans le limon i et ^wl on peut xiùmpitT les 



284 VOYAGE EN ORIENT» 

marques en formant des excavations, qu^on est parvenu 
à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du sol 
de TÉgypte. Ceci s'arrange mal peut-être avec la Genèse; 
cependant ces longs siècles consacrés A Faction mutuelle 
de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre 
saint appelle « matière sans forme, » Torganisation des 
êtres étant le seul principe véritable de la créalion. 

Nous avions atteint le bord oriental de la langue de 
terre où est bâtie Damiette; le sable où nous marchions 
luisait par places, et il me semblait voir des flaques 
d'eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vi* 
treuse; c'étaient des couches de sel marin. Un rideau de 
joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autre- 
fois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac; 
nous arrivâmes enfin à un port établi pour les ban|ues 
des pêcheurs, et de là je crus voir la mer elle-même dans 
un jour de calme. Seulement des îles lointaines, teintes 
de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes 
et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des 
barques à voiles latines circulaient par centaines sur la 
surface unie des eaux. 

C'était le lac Menzaleh, l'ancien Maréotis^ où Tanis 
ruinée occupe encore l'ile principale, et dont Péluse bor- 
nait l'extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne 
porte de l'Egypte, où passèrent tour à tourCambyse, 
Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y 
trouver la mort. 

Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel 
semé dans les eaux du lac et assister à quelqu'une de 
ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à 
l'Egypte entière. Des oiseaux d'espèces variées planent 
sur cette mer intérieure , nagent près des bords ou se 
réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et 
des tamarins \ les ruisseaux et les canaux d*irrigationqui 
traversent partout les rizières offrent des variétés de 
végétation marécageuse^ où les roseaux, les joncs, le né» 



SÉJOUR EN EGYPTE. 285 

Duphar et sans doute aussi le lotus des anciens émailient 
l'eau verdàtre et bruissent du vol d'une quantité d'in- 
sectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet 
éternel mouvement de la nature primitive où luttent des 
esprits féconds et meurtriers. 

Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes 
sur la jetée, j'entendis de nouveau la voix du jeune 
homme qui m'avait parlé ; il continuait à répéter : « Yéiir^ 
yélir, Istamboldan ! » Je craignais d'avoir eu tort de re- 
fuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation 
avec lui en Tinterrogeant sur le sens de ce quUl chantait» 
K C'est, me dit-il, une chanson qu'on a faite à l'époque 
du massacre des janissaires. J'ai été bercé avec cette 
chanson. » 

Comment! disais-je en moi-même, cesdoucesparoles, 
cet air langoureux renferment des idées de mort et de 
carnage ! ceci nous éloigne un peu de l'églogue^ 

La chanson voulait dire à peu près : 

< U vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la des- 
truction des janissaires) ! — Un vaisseau rapporte, — Ali-Osman 
l'attend ; — un vaisseau arrive, — mais le firman ne vient pas ; — r 
tout le peuple est dans Tincertitude. — Un second vaisseau arrive; 
voilà enfin celui qu'attendait Ali-Osnian. — Tous les musulmans 
revêtent leurs habits brodés — et s'en vont se divertir dans la 
campagne, — car il est certainement arrivé cette fois, le firman ! • 

A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais miem 
aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu, 
d'un chant de pâtre ou du rêve d'un voyageur qui pensée; 
à Stamboul, je n'avais plus dans la mémoire qu'une sotte 
chanson politique. 

« Je ne demande pas mieux , dis-je tout bas au jeune 
homme, que de vous laisser entrer dans la djerme, mais- 
vôtre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoir 
qu'il ait eu l'air de ne pas la comprendre— 

— Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dami 



286 VOYAGE EN ORIENT. 

tout i*einpire ; les consuls donnent encore ce nom , par 
habitude, à leurs cavas ; mais lui n'est qu^un Albanais, 
comme moi je suis un Arménien. Il m*en veut parce 
qu^étant à Damiette je me suis offert à conduire des 
étrangers pour visiter la ville \ à présent, je vais à Bey- 
routh^ » 

Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment 
devenait sans motif. <( Demandez-lui, me dit-il, s^il a de 
quoi payer son passage sur le vaisseau. 

— Le capitaine Nicolas est mon ami , » répondit TAr- 
ménien. 

Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune 
observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa 
un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et 
nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté 
sur la djerme, lourdement chargée. L'esclave javanaise, 
que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au 
souvenir de TÉgypte, frappait ses mains brunes avec joie 
en voyant que nous allions partir et veillait à Temmé- 
nagement des cages de poiiles et de pigeohs. La crainte 
de manquer de nourrituï*e agit fortement sur ces âmes 
naïves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas 
permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne 
manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la 
traversée au régime du pilau. 



III. — liB bombarde. 

Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue 
encore ; les rives plates et sablonneuses s'élargissaient à 
perte de vue , et le boghaz qui empêche les vaisseaux 
d'arriver jusqu'à Damiette ne présentait plus à cette 
îieure-ià qu'une Larre presque insensible. Deux forts pro- 
tègent cette entrée, soiivent franchie au moyen âge, mais 
presque toujours fatale aux vaisseaux. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 287 

Les voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la va- 
peur, tellement dépourvus de danger, que ce n'est pas 
^ns quelque inquiétude qu'on se hasarde sur un bateau 
k voiles. Là renait la chance fatale qui donne aux pois* 
sons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au 
moins la perspective d'errer dix ans sur des côtes inhos- 
pitalières, comme les héros de TOdyssée et de TÉnéide. 
Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantai- 
sies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la 
bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara^ qui en 
réalise l'idéal le plus pur. Du plus loin que j'aperçus 
cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, 
élevant sur un mât unique la longue vergue disposée 
pour une seule voile triangulaire, je compris que j'étais 
mal tombé, et j*eus l'idée un instant de refuser ce 
moyen de transport. Cependant comment faire? Retour- 
ner dans une ville en proie à la peste pour attendre le 
passage d'un brik européen (car les bateaux à vapeur ne 
desservent pas cette ligne ) , ce n'était guère nioins 
chanceux. Je regardai mes compagnons , qui n'avaient 
Tair ni mécontent ni surpris; le janissaire paraissait 
convaincu d'avoir arrangé les choses pour le mieux; 
nulle idée railleuse ne perçait sous le masque bronzé 
des rameurs de la djerme ; il semblait donc que ce na- 
vire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les 
habituc(jes du pays. Toutefois cet aspect de galéasse dif- 
forme, de sabot gigantesque enfoncé dans l'eau jusqu'au 
bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une 
traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent 
contraires, nous risquions d'aller faire connaissance avec 
la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers; 
porphyreux des antiques Phéaciens. Q Ulysse! Télé- 
maque ! Ënée ! étais-je destiné à vérifier par moi-même 
votre itinéraire fallacieux? 

Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette 
une échelle de corde traversée de bâtons , et iious voilà 



2S8 VOYAGE EN ORIENT. 

bissés sur le bordage et iniliés aux joies de Tiatérieur. 
Kalitnèra (bonjour) , dit le capitaine, vêtu comme ses 
matelots^ mais se faisant reconnaître par ce salut grec, 
et il se hâte de s^occuper de rembarquement des mar- 
chandises, bien autrement important que le nôtre. Les 
sacs de riz formaient une montagne sur Tarrière, au- 
delà de laquelle une petite portion de la dunette était 
réservée au timonier et au capitaine ; il était donc im- 
possible de se promener autrement que sur les sacs, le 
milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les 
deux côtés encombrés de cages de poules ^ un seul espace 
assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins 
d*un jeune mousse fort éveillé. 

Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria : Koko- 
nal hall y kali^ (une femme! belle! belle!) Ceci s'écar- 
tait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l'on 
paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le 
janissaire était monté avec nous et surveillait le charge- 
ment des marchandises qui appartenaient au consul. 
« Ah çà, lui dis-je, où va-t-on nous loger? vous m'aviez 
dit qu'on nous donnerait la chambre du capitaine. — 
Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs 
et ensuite vous serez très-bien. » Sur quoi il nous fit 
ses adieux et descendit dans la djerme, qui ne tarda pas 
à s'éloigner. 

Nous voilà donc. Dieu sait pour combien de temps, 
sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête 
brise à la côte comme des coques de noix. Il fallut at- 
tendre le vent d'ouest de trois heures pour mettre à la 
voile. Dans l'intervalle, pn s'était occupé du déjeuner. 
Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau 
cuisait sur Tunique fourneau de la cuisine \ notre tour 
ne devait arriver que plus tard. 

Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse 
chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je 
chargeai l'Arménien de s'en informer auprès de son ami. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 289 

lequel ne paraissait nullement l'avoir reconnu jusque-là. 
Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers 
une espèce de soute située sous le tillac de Tavant, où 
Ton ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois 
étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges , 
longs comme le doigt, que Ton appelle cancrelats, et 
qu'avait attirés sans doute un chargement précédent de 
sucre ou de cassonnade. Je reculai avec eiîfoi et fis mine 
de me fâcher, u C'est là ma chambre, me fit dire le 
capitaine ; je ne vous conseille pas de l'habiter, à moins 
qu'il ne vienne à pleuvoir ; mais je vais vous faire voir 
un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus conve- 
nable. » 

Alors il me conduisit près de la grande chaloupe 
maintenue par des cordes entre le mât et l'avant, et me 
fit regarder dans l'intérieur. « Voilà , dit-il , où vous 
serez très-bien couché; vous. avez- des matelas de co- 
ton que vous étendrez d'un bout à Tautre, et je vais 
faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une 
tente; maintenant, vous voilà logé commodément et 
grandement, n'est-ce pas? » 

J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir ; le bâ- 
timent étant donné, c'était assurément le local le plus 
agréable, par une température d'Afrique, et le plus isolé 
qu'on y put choisir. 



IV. — Andare inl mare. 

Nous partons : nous voyons s'amincir, descendre et 
disparaître enfin sous le bleu niveau de la mer cette 
frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs 
de la vieille Egypte ; le flamboiement poudreux du dé- 
sert reste seul à l'horizon; les oiseaux du Nil nous ac- 
compagnent quelque temps, puis nous quittent V\w 
après l'autre, comme pour aller rejoindre le soleil qui 

25 



290 VOYAGE EN ORIENT. 

descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant 
gravit peu à peu Tare du ciel et jette sur les eaux des 
reflets enflammés. C'est Tétoile du soir, c'est Astarté, 
Tantique déesse de Syrie ; elle brille d'un éclat incom- 
parable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent tou- 
jours. 

Sois-nous propice, ô divinité! qui n'as pas la teinte 
blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloi- 
gnement et verses des rayons dorés sur le monde conune 
un soleil de la nuit ! 

. Après tout, une fois la première impression surmon- 
tée, l'aspect intérieur de la Santa^Barbara ne manquait 
pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions 
acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour 
nous comme pour l'équipage dans la plus parfaite in- 
difiérence de l'avenir. Je crois bien que le bâtiment 
marchait à la manière de ceux des anciens, toute la 
journée d'après le soleil, et la nuit d*après les étoiles. 
Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était 
toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie 
à la fois douce et résolue, empreinte en outre d'une 
naïveté singulière qui me donnait plus de confiance en 
lui-même qu'en son navire. Toutefois il m'avoua qu'il 
avait été quelque peu forban, mais seulement à réiK>que 
de l'indépendance hellénique. C'était après m'avoir in- 
vité à prendre part à son diner, qui se composait d'un 
pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une 
petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la 
façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de 
leurs doigts. 

Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de 
celui qu'on appelle vin de Commanderie, défraya notre 
après-dînée, et le capitaine, devenu plus expansif, 
voulut bien, toujours par l'intermédiaire du jeune Ar- 
ménien, me mettre au courant de ses afiaires. M'ayant 
demandé si je savais lire le latin, il tira d'un étui une 



X 
SÉJOUR EN EGYPTE. 291 

grande pancarte de parchemin qui contenait les titres 
les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il vou- 
lait savoir en quels termes était conçu ce document. 

Je me mis à lire, et j'appris que (c les pères-secrétaires 
de la terre sainte appelaient la4)énédiction de la Vierge et 
des saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine 
Aleœis^ Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli 
de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux. » 
« On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, maiii 
c'est Nicolas qu^on aurait dû mettre ; ils se sont trpmpés 
en écrivant.)) 

Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même 
que, s'il n'avait pas de patente plus officielle, il ferait bien 
d'éviter les parages européens. Les Turcs se contentent 
de peu : le cachet rouge et la croix de Jérusalem ap- 
posés à ce billet de confession devaient suffire, moyen- 
nant bakchiz^ à satisfaire aux besoins de la légalité mu- 
sulmane. 

Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un 
beau temps : la brise est tiède, le soleil tourne autour de la 
voile dont l'ombre fugitive nous oblige à changer de place 
de temps en temps ^ cette ombre nous quitte enfin, et pro* 
jette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il 
bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, 
mais personne n'y songe : le soleil dore nos fronts comme 
des fruits mûrs. C'est là que triomphait surtout la 
beauté de l'esclave javanaise. Je n'avais pas songé un 
instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment 
tout naturel qu'un Franc possédant une femme n'avait 
pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près 
d'elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le ca- 
pitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plu- 
sieurs fois avec un fausset enfantin : << Ked ya^ stiiî » 
ce qui, je pense, signifiait : « Eh bien donc, madame! » 
Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette 
fierté qui respirait dans son maintien habituel 3 puis 



292 VOYAGE EN ORIENT. 

elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la con- 
versation s^engagea. 

De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne 
pas prononcer couramment l'arabe. Son front s'éclaircit, 
ses lèvres sourirent, et elle s^abandonna bientôt à ce ca- 
quetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu*il 
semble, un besoin pour la plus belle portion de l'huma- 
nité. J'étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce 
plaisir. L'Arménien paraissait très-respectueux, et, se 
tournant de temps en temps vers moi, lui racontait 
sans doute comment je l'avais rencontré et accueilli. Il 
ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en 
Orient, et croire qu'entre homme et femme une conver 
sation devienne tout de suite... criminelle. Il y a dans 
les caractères beaucoup plus de simplicité que chez 
nous-, j'étais persuadé qu'il ne s'agissait là que d'un 
bavardage dénué de sens. L'expression des physionomies 
et l'intelligence de quelques mots çà et là m'indiquaient 
suffisamment l'innocence de ce dialogue ; aussi restai-je 
comme absorbé dans l'observation du jeu d'échecs (et 
quels échecs!) du capitaine et de son pilote. Je me 
comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans 
une soirée, s'asseyent aux tables de jeu, laissant causer 
ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes 
gens. 

Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Armé- 
nien qu'on a ramassé dans les roseaux aux bords du 
Nil auprès d'un Franc qui vient du Caire et qui y a mené 
l'existence d'un mirliva (général), d'après l'estime des 
drogmans et de tout un quartier? Si, pour une nonne, 
un jardinier est un homme, comme on disait en France 
au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier 
venu soit quelque chose pour une codifie musulmane. Il 
y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans 
les oiseaux magnifiques, un certain orgueil qui les dé- 
fend tout d'abord contre la séduction vulgaire. Il me 



SÉJOUB EN EGYPTE. 293 

semblait, du reste, qu*en Fabandonnant à sa propre di- 
gnité je m^assurais la confiance et le dévouement de 
cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que je l'ai déjà 
dit, je considérais comme libre du moment qu'elle avait 
quitté la terre d'Egypte et mis le pied sur un bâtiment 
chrétien. 

Chrétien! est-ce le terme juste? La Santa-Barbara 
n^avait pour équipage que des matelots turcs -, le capi-> 
taine et son mousse représentaient l'Église romaine, 
r Arménien une hérésie quelconque, et moi-même... 
Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Pa- 
risien nourri d'idées philosophiques, un fils de Voltaire, 
un impie, selon l'opinion de ces braves gens? Chaque 
matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque 
soir, à l'instant où son disque, envahi par la ligne sombre 
des eaux, s'éclipsait en une minute, laissant à l'horizon 
cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l'azur, 
les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés 
vers la Mecque lointaine, et l'un d'eux entonnait l'hymne 
de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du 
haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l'esclave de 
se joindre à celte religieuse effusion si touchante et si 
solennelle^ dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi 
partagés en communions diverses. Le capitaine, de son 
côté, faisait des oraisons de temps en temps à une cer- 
taine image clouée au mât, qui pouvait bien être la pa- 
trone du navire, santa Barbara; l'Arn\énien, en se le- 
vant, après s'être lavé la tête et les pieds avec son savon, 
mâchonnait des litanies à voix basse 5 moi seul, inca- 
pable de feinte, je n'exécutais aucune génuflexion régu- 
lière, et j'avais pourtant quelque honte à paraître moins 
religieux que ces gens. 11 y a chez les Orientaux une to- 
lérance mutuelle pour les religions diverses, chacun se 
classant simplement à un degré supérieur dans la hié- 
rarchie spirituelle, mais admettant que les autres peu- 
vent bien, à la rigueur, être dignes de lui servir d'esca- 

26 



294 VOYAGE EN OBIENT- 

beau; le simple philosophe dérange cette combinaison : 
où le placer? Le Coran lui-même, qui maudit les ido- 
lâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, Q*a pas 
prévu le scepticisme de notre temps. 



T. — Idylle. 

Vers le troisième jour de notre traversée, nous eus- 
sions dû apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la 
matinée, nous changions à peine de place, et }e vent, 
qui se levait à trois heures, enflait la voile par boufiées, 
puis la laissait peu après retoml^erlelong du xaà%. €eU 
paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loi- 
sirs. entre son jeu d'échecs et une sorte de guitare ^vec 
laquelle il accompagnait toujours le même chant. £n 
Orient chacun a son air favori, et le répète sans se lasser 
du matin au soir, jusqu^à ce qu^il en sache un autre plus 
nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne sais 
quelle chanson de harem dont le refrain revenait tou- 
jours sur une mélopée traînante et soporifique. C^étaient, 
je m^en souviens, les deux vers suivants : 

« Ya kabibé! sakel nô!... 
« Ya makmouby ! ya sidi ! • 

J^en comprenais bien quelques mots, mais celui de 
kabibé manquait à mon vocabulaire. J^en demandai le 
sens à TArménien, qui me répondit : « Cela veut dire 
un petit drôle. » Je couchai ce substantif sur mes ta- 
blettes avec l'explication, ainsi qu'il convient quand on 
veut s'instruire. 

Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fâcheux que 
le vent ne fût pas meilleur, et que cela lUnquiétait 
un peu. 

(( Pourquoi? lui dis-je. Nous risquons de rester ici 



SÉJOIR EN EGYPTE. 295 

deux jours de plus, voilà tout, et décidément nou» 
somines irès^bien sur ce vaisseau. 

— Ce n'est pas cela, me diUl, mais c'est que noua 
pourrions bien manquer d^eau. 

— Manquer d'eau ! 

— Sans doute ; vous n'avez pas d'idée de rinsouciancé 
de ces gens-là. Pour avoir de Teau, il aurait fallu envoyer 
une barque jusqu'à Damiette, car celle de Fembouchure 
du Nil est salée ; et comme la ville était en quarantaine, 
ils ont craint les formalités... du moins c'est là ce qu41^ 
disent, mais, aq fond, ils n'y auront pas pensé. 

— C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante conmff 
si notre situation était desi plus simples^ » et j'allai avec 
TArménien l'interroger sur ce sujet. 

11 se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau 
entièrement vides, sauf Tuae d'elles qui pouvait encore 
contenir cinq ou six bouteilles deàu^ puis il s'en alla 
se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il 
recommença son éternelle chanson en berçant sa (été 
en arrière contre le bordage. 

Le lendemain matin , je me réveillai de bonne henre^ 
et je montai sur le gaillard d'avant avec la pensée qa'û 
était possible d'apercevoir les côtes de la Palestine; mai» 
j'eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la 
mer était aussi nette que la lame courbe d'un damas. Il 
est même probable que nous n'avions guère changé de 
place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers 
l'arrière. Tout le monde dormait avec sérénité 5 le jeune 
mousse était seul debout et faisait sa toilette en se la- 
vant abondamment le visage et les mains avec de l'eau 
qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide po- 
table. 

Je ne pus m'empêcher de manifester mon indignation. 
Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l'eau de la 
mer était assez bonne pour la toilette d'un petit drôle de 
son espèce, et voulant formuler cette dernière exprès- 



296 VOYAGE EN ORIENT. 

sion, je me servis du terme de ya kabibé, que j'avais noté. 
Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu 
touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et 
je n'y pensai plus. 

Quelques heures a))rcs, dans ce moment de Taprès- 
dinée où le capitaine Nicolas faisait d'ordinaire apporter 
par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à 
laquelle seuls nous étions invités à prendre part, FAr- 
ménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots, 
par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne 
buvant que de Teau-de-vie d'anis, le capitaine, dis-je,se 
mit à parler bas à Toreille de rArménien. 

c( 11 veut, me dit ce dernier, vous faire une propo- 
sition. 

— Qu'il parle. 

— 11 dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui 
en voudrez pas si cela vous déplaît. 

— Pas du tout. 

— Eh bien ! il vous demande si vous voulez faire 
l'échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit 
garçon), qui lui appartient aussi. » 

Je fus au moment de partir d'un éclat de rire, mais le 
sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je 
crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries 
que les Orientaux ne se permettent guère que dans les 
situations où un Franc pourrait difficilement les en faire 
repentir. Je le dis à l'Arménien, qui me répondit avec 
étonnement : 

« Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle ; le 
petit garçon est très-blanc et la femme basanée, et, 
ajouta-t-il avec un air d'appréciation consciencieuse, 
je vous conseille d'y réfléchir, le petit garçon vaut bien 
la femme. » 

Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement ; du 
reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me 
bornai à répondre que cç marché ne me convenait pas, 



SÉJOUR EN EGYPTE. 297 

Ensuite, coiAme je montrais quelque humeur, le capi- 
La.ine dit à rArménien qu'il était fâché de son indiscré- 
tioYi, mais qu'il avait cru me faire plaisir. Je ne savais 
trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte 
d''ii*onie percer dans sa conversation; je le fis donc 
presser par TÀrménien de s'expliquer nettement sur 
ce point. 

« Eh bien ! me dit ce dernier, il prétend que vous 
a.^<3Z, ce matin, fait des compliments au ya ouled; c'est, 
du moins, ce que celui-ci a rapporté. 

— Moi ! m'écriai-je, je l'ai appelé petit drôle parce 
Cfu'il se lavait les mains avec notre eau à boire*, j'étais 
furieux contre lui, au contraire. » 

L'étonnement de l'Arménien me fît apercevoir qu'il 
y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos 
philologiques si communs entre les personnes qui savent 
médiocrement les langues. Le mot kabibé^ si singulière- 
ment traduit la veille par l'Arménien, avait, au con- 
traire, la signification la plus charmante et la plus amou- 
reuse du monde. Je ne sais pourquoi le mot de petit drôle 
lui avait paru rendre parfaitement cette idée en fran- 
çais. 

Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et cor- 
rigée du refrain chanté par l'esclave, et qui, décidément, 
signifiait à peu près: 

« mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître! » 

C'est ainsi que commencent presque toutes les chan- 
sons d'amour arabes, susceptibles des interprétations les 
plus diverses, et qui rappellent aux commençants l'équi- 
voque classique de l'églogue de Corydon. 



VI. — fVonrniftl de liord. 

L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des 



298 VOYAGE EN OftIENT. 

combinaisons dramatiques ou romanesques. Je recueille 
un à un des événements qui n'ont de mérite que par 
leur simplicité même, et je sais qu'il serait aisé pour-* 
tant, fùtrce dans la relation d'une traversée aussi vulgaire 
que celle du golfe de Syrie, de faire naître des péripéties 
vraiment dignes d'attention ; mais la réalité grimace à 
côté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble, dire 
naïvement, comme les anciens navigateurs : «Tel jour, 
nous n'avons rien vu en mer qu'un morceau de bois qui 
flottait à l'aventure ; tel autre, qu'un goéland aux ailes 
grises... » jusqu'au moment trop rare où l'action se ré- 
chauffe et se complique d'un canot de sauvages qui 
viennent apporter des ignames et des cochons de lait 
rôtis. 

Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme 
plat tout à fait digne de l'océan Pacifique, et le manque 
d'eau douce sur un navire composé comme l'était le nôtre, 
pouvaient amener des scènes dignes d'une Odyssée mo- 
derne. l.e destin m'a ôté cette chance d'intérêt en en- 
voyant ce soir-là un léger zéphyr de Fouest qui nous fil 
marcher assez vite. 

J'étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me 
faisais répéter par le capitaine l'assurance que, le len- 
demain matin, nous pourrions apercevoir à Thorizon 
les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris 
d'épouvante partent de la dunette. « Farqha el bakr ! 
farqha el hahr! — Qu'est-ce donc? — Une poule à la 
mer ! » La circonstance me paraissait peu grave \ ce- 
pendant l'un des matelots turcs auquel appartenait la 
poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses 
compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le re- 
tenait pour l'empêcher de se jeter à l'eau, et la poule 
déjà éloignée faisait des signes de détresse dont on sui- 
vait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après 
un moment de doute, donna Tordre qu'on arrêtât le 
vaisseau. 



SâlOflR EN EGYPTE. ^ 

Pouf le conp^ je trouvai un peu fort qu'après avoir 
pei^du deux jours on s'arrêtât par un bon vent pour une 
poule noyée* Je donnai deux piastres au matelot, pen- 
sant que c'était là tout le joint de Taffaire, car un Arat)e 
se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s'adoucit, 
mais il calcula sans doute immédiatement qu'il aurait 
un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d'oeil 
il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer. 

La distance jusqu'oiî il nagea était prodigieuse. Il 
fallut attendre une demi-heure avec l'inquiétude de sa 
situation et de la nuit qui venait; notre homme nous 
rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de Teau, car 
il n'avait plus la force de grimper le long du bordage. 

Une fois en sûreté, cet hcmime s'occupait plus de sa 
poule que de lui-même, il la réchauffait, l'épongeait, et 
ne fut content qu'en la voyant respirer à l'aise et sau-» 
tiller sur le pont. 

Le bâtiment s'était remis en route, a Le diable soit 
(ie la poule ! dis-je à l'Arménien ] nous avons perdu une 
heure. 
— Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer? 

— Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais 
donné plusieurs pour celle-là! 

— Ce n'est pas la même chose. 

— Comment donc? mais je sacrifierais toutes les 
poules de la terre pour qu'on ne perdît pas une heure de 
bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain 
de mourir de soif. 

. — Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée 
à sa gauche, au moment où il s'apprêtait à lui couper 
le cou. 

— J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût 
dévoué comme musulman pour sauver une créature vi- 
vante ; mais je sais que le respect des vrais croyants pour 
les animaux ne va point jusque-là, puisqu'ils les tuent 
pour leur nourriture. 



300 VOYAGE EN ORIENT. 

— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémo- 
nies, en prononçant des prières, et encore ne peuvenl^ils 
leur couper la gorge qu^avec un couteau dont le manche 
soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. 
Si tout à Theure la poule s'était noyée, le pauvre hamme 
était certain de mourir d*ici à trois jours. 

— C'est bien diflérent, » dis-je à ^Arménien. 

Ainsi, pour les Orientaux, c*est toujours une cliose 
grave que de tuer un animal. 11 n'est permis de le faire 
que pour sa nourriture expressément, et dans des formes 
qui rappellent l'antique institution des sacrifices. On 
sait qu'il y a quelque chose de pareil chez les Israélites.* 
les bouchers sont obligés d'employer des sacrificateurs 
(schocket) qui appartiennent à l'ordre religieux, et ne 
tuent chaque bête qu'en employant des formules consa- 
crées. Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses 
dans la plupart des religions du Levant. La chasse même 
n'est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition 
de dégâts causés par elles. La chasse au faucon était 
pourtant, à l'époque des califes, le divertissement des 
grands, mais par une sorte d'interprétation qui rejetait 
sur Toiseau de proie la responsabilité du'sang versé. Au 
fond, sans adopter les idées de Tlnde, on peut convenir 
qu'il y a quelque chose de grand dans cette pensée de ne 
tuer aucun animal sans nécessité. Les formules recom^ 
mandées pour le cas où on leur ôte la vie, par le besoin 
de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute 
d'empêcher que la souffrance se prolonge plus d'un ins- 
tant, ce que les habitudes de la chasse rendent malheu- 
reusement impossible. 

L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de 
Mahmoud, Constantinople était tellement rempli de 
chiens, que les voitures avaient peine à circuler dans 
les rues : ne pouvant les détruire, ni comme animaux 
Xéroces, ni comme propres à la nourriture, on imagina 
de les exposer dans des îlots déserts de l'entrée du Bos- 



SÉJOUR EN EGYPTE, 301 

phore. Il fallut les embarquer par milliers dans des 
çaïques ^ et au moment où, ignorants de leur sort, ils 
prirerit possession de leurs nouveaux domaines, un iman 
leur lit un discours,- exposant que Ton avait cédé à une 
nécessité absolue, et que leurs âmes, à Theure de la 
mort, ne devaient pas en vouloir aux fidèles croyants ; 
que, du reste, si la volonté du ciel était qu'ils fussent 
sauvés, cela arriverait assurément. Il y avait beaucoup 
de lapins dans ces îles, et les chiens ne réclamèrent pas 
tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique ; mais, 
quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils 
poussèrent de tels gémissements, qu'on les entendait de 
Constantinople, Les dévots, émus de cette lamentable 
protestation, adressèrent de graves remontrances au 
sultan, déjà trop suspect de tendances européennes, de 
sorte qu'il fallut donner l'ordre de faire revenir les 
chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés dans tous 
leurs droits civils. 



TII. -— Catastrophe* 

L'Arménien m'était de quelque ressource dans les en- 
nuis d'une telle traversée ; mais je voyais avec plaisir 
aussi que sa gaieté, son intarissable bavardage, ses nar-* 
rations, ses remarques, donnaient à la pauvre Zeynab 
Toccasion, si chère aux femmes de ces pays, d'exprimer 
ses idées avec cette volubilité de consonnes nasales et 
gutturales où il m'était si difficile de saisir non pas seu- 
lement le sens, mais le son même des paroles. 

Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais 
même sans difficulté que l'un ou l'autre des matelots 
qui pouvait se trouver assis près de nous, sur les sacs 
de riz, lui adressât quelques mots de conversation. En 
Orient, les gens du peuple sont généralement familiers, 
d'abord parce que le sentiment de 1 égalité y est établi 

26 



302 SÉJOUR EN EGYPTE. 

plus sincèrement que parmi nous, el puid parce qu^une 
sorte de politesse innée existe dans toutes les classes. 
Quant à Téducation, elle est partout la même, très* 
sommaire^ mais universelle. C'est ce qui fait que Thomme 
d'un humble état devient sans transition le favori d'^un 
grand, et monte aux premiers rangs sans y paraître ja- 
mais déplacé. 

Il y avait parmi nos matelots un certain Ttirc d^Ana* 
tolie, très-basané, à la barbe grisonnante, et qui cau- 
sait avec Tesclave plus souvent et plus longuement que 
les autres ; je Tavais remarqué, et je demandai à TAr- 
ménien ce qu'il pouvait dire ; il fit attention à quelques 
paroles, et me dit : « ils parlent ensemble de religion. » 
Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet 
homme qui faisait pour les autres, en qualité de hadji 
ou pèlerin revenu de la Mecque, la prière du ttiatin et 
du soir. Je n'avais pas songé un mstant à gêner dans 
ses pratiques habituelles cette pauvre femme, dont une 
fantaisie, hélas I bien peu coûteuse, avait mis le sort 
dans mes mains. Seulement, au Caire, dans un moment 
où elle était un peu malade, j'avais essayé de la faire 
renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau froide ses 
mains et ses pieds, tons les matins et tous les soirs, en 
faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes 
préceptes d hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir 
de la teinture de henné, qui, ne durant que cinq à six 
jours environ, oblige les femmes d'Orient à renouveler 
souvent une préparation fort disgracieuse pour qui la voit 
de près. Je ne suis pas ennemi de la teinture des sour'- 
cils et des paupières ; j'admets encore le carmin appli- 
qué aux joues et aux lèvres *, mais à quoi bon colorer en 
jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès lors, passent au 
safran? Je m'étais montré inflexible sur ce point. 

Ses cheveux avaient repoussé sur le front -, ils allaient 
rejoindre des deux côtés les longues tresses mêlées de 
cordonnets de soie et frémissantes de sequins percés (de 



SÉJOUR EN EGYPTE* 303 

faux sequins, hélas ! ) qui flottent du col aux talons, se* 
Ion la mode levantine. Le tatiko^ festonné d'or s'incli- 
nait avec grâce sur son oreille gauche, et ses bras por- 
taient enfilés de lourcls anneaux de cuivre argentés, 
gi^ossièrement émaillés de rouge et de bleu, parure tout 
égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses chevilles, 
malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une 
femme fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds. 

Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayures 
de soie et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de 
statue antique que les femmes d'Orient possèdent, sans 
le moins du monde s'en douter. L'animation de son 
geste, une expression inaccoutumée de ses traits, me 
frappaient par moments, sans m'inspirer d'inquiétude ; 
le matelot qui causait avec elle aurait pu être son grand-^ 
père, et il ne semblait pas craindre que ses paroles 
fussent entendues. 

(( Savez-vous ce qu'il y a? me dit l'Arménien, qui, un 
peu plus tard, s'était approché des matelots causant 
entre eux ^ ces gens-là disent que la femme qui est avec 
vous ne vous appartient pas. 

— Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur api- 
prendre qu'elle m'a été vendue au Caire par AbdeU 
Kérim, moyennant cinq bourses. J'ai le reçu dans mon 
portefeuille. Et d'ailleurs cela ne les regarde pas. 

— Ils disent que le marchand n'avait pas le droit de 
vendre une femme musulmane à un chrétien. 

— Leur opinion m'est indifférente, et au Caire on en 
sait plus qu'eux là-dessus. Tous les Francs y ont des 
esclaves, soit chrétiens, soit musulmans. 

— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens -, 
ils ne peuvent avoir d'esclaves de la race blanche. 

— Trouvez-vous que cette femme soit blanche ? » 
L'Arménien secoua la tête d'un air de doute. 

« Écoutez, lui dis-je ^ quant à mon droit, je ne puis 
en douter, ayant pris d'avance les informations néces- 



304 VOYAGE EN ORIENT. 

saires. Dites maintenant au capitaine qu'il ne convient 
pas que ses matelots causent avec elle. 

— Le capitaine, me dit-il, après avoir parlé à ce der- 
nier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle- 
même tout d^abord. 

— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir 
de parler sa langue, ni Tempêcher de se joindre aux 
prières; d'ailleurs, la conformation du bâtiment obli- 
geant tout le monde d^être ensemble, il était difficile 
d'empêcher l'échange de quelques paroles. » 

Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien dis- 
posé, ce que j'attribuais quelque peu au ressentiment 
d'avoir vu sa proposition d'échange repoussée. Cepen- 
dant il fit venir le matelot Mdji^ que j'avais désigné 
surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, 
je ne voulais rien dire à l'esclave, pour ne pas me don- 
ner le rôle odieux d'un maître exigeant. 

Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capi- 
taine, qui me fit dire par l'Arménien de ne plus me 
préoccuper de cela -, que c'était im homme exalté, une 
espèce de saint que ses camarades respectaient à cause 
de sa piété 5 que ce qu'il disait n'avait nulle importance 
d'ailleurs. 

Cet homme, en effet, ne parla plus à l'esclave , mais 
il causait très-haut devant elle avec ses camarades, el 
je comprenais bien qu'il s'agissait de la muslim (musul- 
mane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne 
voyais aucun moyen d'éviter ce système d'insinuation. 
Je me décidai à faire venir l'esclave près de nous, et, 
avec l'aide de l'Arménien, nous eûmes à peu près la 
conversation suivante: 

(( Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure? 

— Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un 
infidèle. 

— Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée? 

— Ilsdisent qu'on n'avait pas ledroit de me vendreàtoî. 



SÉJOUR EN EGYPTE. 305 

— Et penses-tu que cela soit vrai? 

— Dieu le sait! 

— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur 
parler, 

— Ce sera ainsi, » me dit-elle. 

Je priai TArménien de la distraire un peu et de lui 
conter des histoires. Ce garçon m'était, après tout, de-- 
venu fort utile 5 il lui parlait toujours de ce ton fliité et 
gracieux qu'on emploie pour égayer les enfants, et re- 
commençait invariablement par « Ked ya^siti ?. . . » — Eh 
bien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions 
pas? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite 
au four? » Il lui racontait alors une vieille légende de 
Constantinople,6ù un tailleur, croyant recevoir un habit 
du sultan à réparer, emporte chez lui la tète d'un aga 
qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant 
comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il 
l'envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtis- 
sier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la 
substituant furtivement à sa tête à perruque; le Franc 
la coiffe-, puis, s'apercevant de sa méprise, la porte 
ailleurs ; enfin il en résulte une foule de méprises plus 
ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque 
du plus haut goût. 

La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. 
Pour ne scandaliser personne, j'allai me promener sur 
le tillac de l'avant, épiant le lever des étoiles, et fai- 
sant aussi, moi, ma prière, qui est celle des rêveurs et 
des poètes, c'est-à-dire l'admiration de !a nature et 
l'enthousiasme des souvenirs. Oui, je les admirais dans 
cet air d'Orient si pur qu'il rapproche les deux de 
l'homme, ces aslres-dieux , formes diverses et sacrées, 
que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques 
de l'éternelle Isis... Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter, 
vous me représentez encore les transformations des 
humbles croyances de nos aïeux. Ceux qui, par millions, 

26. 



306 VOYAGE EN ORIENT. 

ont sillonné ces mers, prenaient sans doute le rayonne- 
ment pour la flamme et le trône pour le dieu , mais qui 
n^adorerait dans les astres du ciel les preuves mêmes de 
réternelle puissance, et dans leur marche rég^uUère 
l'action vigilante d'un esprit caché? 



TIII. — lia menaee. 

En retournant vers le capitaine, je vis, dans une en- 
coignure au pied de la chaloupe, l'esclave et le vieux 
matelot hafiji qui avaient repris leur entretien religieux, 
malgré ma défense. 

Pour cette fois il n'y avait plus rien à mépager 5 je 
tirai violemment Tesclave par le bras, et elle alla tom- 
ber, fort mollement il est vrai, sur un sac de riz, 

« Giaour ! » s'écria-t-elle. 

J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas à fai- 
blir : (( Enté giaour! » répliquai-je sans trop savoir si ce 
dernier mot se disait ainsi au féminin, a C'est toi qui es 
une infidèle-, et lui, ajoutai-je en montrant le hadji^ est 
un chien {kelh).i>) 

Je ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me 
voir mépriser comme chrétien, ou de songer à l'ingrati- 
tude de cette femme que j'avais toujours traitée comme 
une égale. Le hadji^ s'en tendant traiter de chien, avait 
fait un signe de menace, mais s'était retourné vers ses 
compagnons avec la lâcheté habituelle des Arabes de 
basse classe, qui, après tout, n'oseraient seuls attaquer 
un Franc. Deux ou trois d'entre eux s'ayancèrent en 
proférant des injures, et, machinalement, j'avais saisi 
un des pistolets de ma ceinture sans songer que ces 
armes à la crosse élincelante, achetées au Caire pour 
compléter mon costume, n'étaient fatales d'ordinaire 
qu'à la main qui veut s'en servir. J'avouerai de plus 
Qu'elles n'étaient point chargées. 



SÉJOUR EN ÉGIfPTE. 307 

(c y songezrYOus, me dit l'Arménien en m'arrêtant le 
bras, C^est un fou, et pour ces gens-là c'est un saint ^ 
laissez-les crier, le capitaine va leur parler. » 

L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais 
fait beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la 
place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son 
air indifférent : « Que voulez-vous? ce sont des sau- 
vages! » et il leur adressa quelques paroles assez molle- 
ment. (( Ajoutez, dis-je à T Arménien, qu'arrivé à terre 
j'irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups 
de bâton. » 

Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par 
quelque compliment empreint de modération, Ils ne 
dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me 
laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort 
à propos d'une lettre de recommandation que j'avais dans 
mon portefeuille pour le pacha d'Acre, et qui m'avait 
été donnée "Jpar mon ami A. R. , qui a été quelque temps 
membre du divan à Constantinople. Je tirai mon porte- 
feuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude géné-^ 
raie. Le pistolet n'aurait servi qu'à me faire assommer... 
surtout étant de fabrique arabe -, mais les gens du peuple 
en Orient croient toujours les Européens quelque péif 
magiciens et capables de tirer de leur poche, à un mo- 
ment donné, de quoi détruire toute une armée. On se 
rassura en voyant que je n'avais extrait du portefeuille 
qu'une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et 
adressée à S. E. Méhmed-R***, pacha d'Acre, qui, précé- 
demment, avait longtemps séjourné en France. 

Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans 
ma situation , c'est que nous nous trouvions justement 
à la hauteur de Saint-Jean-d'Acre, où il fallait relâcher 
pour prendre de l'eau. La ville n'était pas encore en vue, 
mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, 
d'y arriver, le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha , 
par un autre hasard digne de s'appeler providence pour 



308 VOYAGE EN ORIENT. 

moi et fatalité pour mes adversaires, je l'avais rencontré 
à Paris dans plusieurs soirées. 11 m'avait donné du tabac 
turc et fait beaucoup d'honnêtetés. La lettre dont je m'étais 
chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et 
ses nouvelles grandeurs ne m'eussent effacé de sa mémoire; 
mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais 
un personnage très-puissamment recommandé. 

La lecture de ce document produisit Teffet du qttos ego 
de Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa 
tête en signe de respect, avait ôté l'enveloppe qui, comme 
il est d'usage pour les recommandations, n'était point 
fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu'il 
le lisait. Dès lors les coups de bàlon promis n'étaient 
plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces 
garnements baissèrent la tête, et le capitaine m'expli- 
qua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs 
idées religieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre sujet 
grec du sultan (raya), qui n'avait d'autorité qu'en raison 
du service. « Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami 
de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter 
contre la faveur des grands ? » 

L'esclave n'avait pas bougé 5 cependant elle avait fort 
bien entendu ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de 
doute sur sa position momentanée, car, en pays turc, une 
protection vaut mieux qu'un droit; pourtant désormais je 
tenais à constater le mien aux yeux de tous. 

<( N'es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui 
n'appartient pas au sultan des Turcs? 

— Cela est vrai, répondit-elle; je suis Hindi (In- 
dienne). 

— Dès lors tu peux être au service d'un Franc comme 
les Abyssiniennes (Habesch)^ qui sont, ainsi que toi, 
couleur de cuivre, et qui te valent bien. 

— Aioua (oui)î dit-elle comme convaincue, anamem- 
louk enté : je suis ton esclave. 
— Mais, ajoutai*je, te souviens-tu qu^avant de quitter 



SÉiOUR EN EGYPTE. 309 

le Caire, je t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu 
ne saurais où aller. 

— C'est vrai, il valait mieux me revendre. 

— Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, 
et me quitter ensuite? Eh bien! puisque tu es si ingrate, 
tu demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une 
cadine, mais une servante. Dès à présent, tu garderas 
ton voile et tu resteras dans la chambre du capitaine... 
avec les grillons. Tu ne parleras plus à personne ici. » 

Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir 
dans la petite chambre de l'avant. 

J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet 
sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à 
la merci d'impressions vives et passagères, et qu'il faut 
connaître pour comprendre à quel point le despotisme est 
le gouvernement normal de l'Orient. Le voyageur le plus 
modeste se voit amené très-vite, si une manière de vivre 
somptueuse ne lui concilie pas tout d'abord le respect, à 
poser théâtralement et à déployer, dans une foule de 
cas, des résolutions énergiques, qui, dès lors, se mani- 
festent sans danger. L'Arabe, c'est le chien qui mord si 
l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur lui. En 
recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous 
n'avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a 
paru tout d'abord médiocre ; mais faites le fier, et vous 
devenez tout de suite un grand personnage qui alfecte 
la simplicité. L'Orient ne doute jamais de rien ; tout y 
est possible : le simple calender peut fort bien être un 
fils de roi, comme dans les Mille et une Nuits. D'ail- 
leurs, n'y voit-on pas les princes d'Europe voyager en 
frac noir et en chapeau rond ? 



lit. — Côtes de Palestine. 

J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée 



310 VOYAGE Elf OniENT. 

de la côte d'Asie. Il y ayait si longtemps que je n^avais 
vu des montagnes ! La fraîcheur bruineuse du paysage, 
réclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs 
se mirant dans Teau bleue, les ^ones diverses des pla- 
teaux qui s^étagent si hardiment entre la mer et le ciel, 
le pic écrasé du Garmel, Tenceinte carrée et la haute 
coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de 
cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la 
fraîche Aurore des chants d'Homère; au pied de ces 
monts, Kaifla, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean- 
d^Acre, située à l'autre extrémité de la baie, et devant 
laquelle notre navire s'était arrêté : c^était un spectacle 
à la fois plein de grandeur et de grâce. La mer, à peine 
onduleuse, s^étalant comme Thuile vers la grève où 
moussait la mince frange de la vague, et luttant de 
teinte azurée ayec l'éther qui vibrait déjà des feux du so- 
leil encore invisible... voilà ce que l'Egypte n'offre jamais 
avec ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière. 
Le soleil parut enfin ; il découpa nettement devant nous 
la ville d'Acre s'avançant dans la mer sur son promon- 
toire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses 
maisons à terrasses, et la tour carrée aux créneaux fes- 
tonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar- 
Pacha, contre lequel lutta Napoléon. 

Nous avions jeté Tancre à peu de distance du rivage. 
Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les 
barques pussent venir nous approvisionner d'eau fraîche 
et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était inter- 
dit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y 
faire quarantaine. 

Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater 
que nous étions malades, comme arrivant de la côto 
d'Egypte, il fut permis aux barquettes du port de nous 
apporter les rafraîchissements attendus, et de recevoir 
notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre 
les tonnes d'eau, les melons, les pastèques ^t les gre- 



SÈiOVn EN ÉCYPTB. âll 

nades qu^dn nous faisait passer, il fallait verser nos 
ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d'eati 
vinaigrée qu'on plaçait à notre portée. 

Ainsi ravitaillés^ nous avions oublié nos querelles in- 
térieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, 
et renonçant à m'arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à 
propos d'envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pou- 
vait encore m'être une recommandation sur tout autre 
point de Tantique côte de Phénicie soumise au pacha- 
lick d'Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako, 
ou V étroite j que les Arabes nomment Akka, s'est appelée 
Ptolémaïs jusqu'à Fépoque des croisades. 

Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage 
est une fête*, nous rasons à un quart de lieiie de dis- 
tance les côtes de la Célé-Syrié, et la mer, toujou!*s claire 
et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de 
montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus 
haut que Sain t-Jean-d' Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, 
avec la jetée d'Alexandre, unissant à la rive Tilot où fût 
bâtie la ville antique qu'il lui fallut assiéger si long- 
temps. 

Six lieues plus loin, c'est Saïda, l'ancienne Sidon, qui 
presse comme un troupeau son amas de blanches mai- 
sons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces 
bords célèbres n'ont que peu de ruines à montrer comme 
souvenirs de la riche Phénicie; mais que peuvent laisser 
des villes où a fleuri exclusivement le commerce? Leur 
splendeur a passé comme l'ombre et comme la pous- 
sière, et la malédiction des livres bibliques s'est entière- 
ment réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes, 
comme tout ce que nie la sagesse des nations! 

Cependant, au moment d^atteindre le but, on se lassé 
de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. 
Voici enfin le promontoire du Raz-Beyrouth et ses roches 
grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. 
La côte est aride 5 les moindres détails des rochers 



312 VOYAGE EN ORIENT. 

tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les 
rayons d'un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous 
tournons vers le golfe; aussitôt tout change. Un paysage 
plein de fraîcheur, d'ombre et de silence, une vue des 
Alpes prise du sein d'un lac de Suisse, voilà Beyrouth 
par un temps calme. C'est l'Europe et TAsie se fondant 
en molles caresses -, c'est, pour tout pèlerin un peu lassé 
du soleil et de la poussière, une oasis maritime oii l'on 
retrouve avec transport, au front des montagnes, cette 
chose si triste au nord, si gracieuse et si désirée au midi, 
des nuages ! 

nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié 
vos bienfaits ! Et le soleil d'Orient vousajouteencore tant 
de charmes I Le matin, vous vous colorez si doucement, 
à demi roses, à demi bleuâti*es, comme des nuages my- 
thologiques, du sein desquels on s'attend toujours à voir 
surgir de riantes divinités ; le soir, ce sont des embra-* 
sements merveilleux, des voûtes pourprées qui s'écrou- 
lent et se dégradent bientôt en flocons violets, tandis 
que le ciel passe des teintes du saphir à celles de Péme- 
raude, phénomène si rare dans les pays du Nord. 

A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de 
plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des con- 
structions ajoutait encore à la fraîcheur du paysage. La 
ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages, 
et au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la 
chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais 
voir une réunion de villas charmantes semées sur un 
espace de deux lieues. Les constructions s'agglomé- 
raient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élançaient 
des tours rondes et carrées *, mais cela ne paraissait être 
qu'un quartier du centre signalé par de nombreux pa- 
villons de toutes couleurs. 

Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le 
pensais, de L'étroite rade encombrée de petits navires, 
nous coupâmes en biais le golfe et nous allâmes débar- 



SÉJOUR EN EGYPTE. 313 

quer sur un ilôt entouré de rochers, où quelques bâtisses 
légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de 
la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul 
permis. 

X* — li» 4u»r»]itatiie« 

Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus 
très-aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils fai- 
saient leur quarantaine à bord ; mais une barque, en- 
voyée par la Santé, vint pour transporter les passagers 
dans rilot, qui, à le voir de près, était plutôt une pres- 
qu'île. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée 
d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier d'une sorte 
de cloître dont les voûtes en ogive reposaient sur des 
piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme 
dans les couvents romains. La mer se brisait tout alen- 
tour sur les grés tapissés de fucus, et il ne manquait 
là qu'un chœur de moines et la tempête pour rappeler 
le premier acte du Bertram de Maturin. 

Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir, 
ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin 
aux jouissances de son domaine. Des bâtiments de forme 
claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ou- 
vert de tous côtés, servait à l'assainissement des mar- 
chandises suspectes. Au bout du promontoire, un pa- 
villon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour 
demeure 5 c'était le local affecté d'ordinaire aux Euro- 
péens. Les galeries que nous avions laissées à notre 
droite contenaient les familles arabes campées pour 
ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifférem- 
ment d'étables et de logements. Là, frémissaient les 
chevaux captifs, les dromadaires passant entre les bar- 
reaux leur cou tors et leur tête velue; plus loin, des 
tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se re- 

27 



314 VOYAGE EN ORIENT* 

tournaient d'un air farouche en nous voyant passer ffès 
des portes. Du reste, nous avions le droit de nous pro- 
mener sur environ deux arpents de terrain semé d orge 
et planté de mûriers, et de nous baigner même daas la 
mer sous la surveillance d*un gardien-. 

Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, 
j*en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, 
de l'ombre et une variété d'aspects à défrayer la plus 
sublime rêverie. D'un eôlé, les montagnes sothbres du 
Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées 
çà et là de blanc par les nombreux villages maronites et 
druses et les couvents étages sur un horizon de hoit 
lieues; de l'autre, en retour de cette chaîne au iront 
neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout l'arafAi- 
théâtre de Beyrouth, couronné d'un bois de sa^^ns 
planté par l'émir Fakardin pour arrêteif Tinvasion des 
cables du désert. Des tours crénelées, des eh&teaux, des 
manoirs percés d'ogives, construits en pierre rougeâtre, 
donnent à ce pays un aspect féodal et eu même temps 
européen qui rappelle les miniatures des manuscrits 
chevaleresques du moyen âge. Les vaisseaux francs à 
l'ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port 
étroit de Beyrouth, animent encore le tableau. 

Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort suppor- 
table, et nos jours se passaient soit à rêver sous les 
épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à 
grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un 
bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. 
Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des 
filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour, 
isolés des autres habitants de la quarantaine, cou- 
chés sur les algues vertes ou luttant mollement contre 
la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans 
le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous 
faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fertnées à 
masque de gaise dont j'ai dé^à parlé étaient alor3 d'iia 



SÉJOUR EN éOTPTE. 315 

grand s^eonrs. Quant à la cuisine, elle consistait sim- 
plenaent en pain et fromage salé, fournis par la cantine; 
il fapt y ajouter des œufs et des poules apportés par les 
paysans de la montagne ; en outre, tous les matins, on 
venait tuer devant la porte des moutons dont la viande 
nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. 
De plus, le vin de Chypre, à une demi-piastre environ 
la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes 
tables européennes; j'avouerai pourtant qu'on se lasse 
de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je 
préférais le vin d^or du Liban, qui a quelque rapport 
avec le madère par son goût sec et par sa force. 

Un jour, le capitaine Niox)las vint nous rendre visite 
avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions 
redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji^ qui 
me serra la main avec une grande effusion, craignant 
peut-être que je ne me plaignisse de lui, une fois libre et 
rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordia- 
lité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m'invita à 
venir demeurer chez lui, si j^allais à Taraboulous. Après 
le diner, nous nous promenâmes sur le rivage ; il me 
prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave et 
l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que 
nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc 
et de grec me firent comprendre son idée, et je la re- 
poussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, 
et peu de temps après remonta dans sa chaloupe, pre- 
nant affectueusement congé de moi. I^e capitaine Ni- 
colas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus 
d'échanger l'esclave contre son mousse. Cependant le 
soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tout au moins 
ma vanité. 

On comprend bien qu'il était résulté de la scène vio- 
lente qui s'était passée sur le bâtiment une sorte de 
fir^d^ur entre l'esclave et moi. il s'était dit entre nous 
un ^ ces piol^ inéfm0i)k9 dpnt a parlé l'auteur à'Ar 



'316 VOYAGE EN ORIENT. 

dolphe; Tépithète de giaour m'avait blessé profondé- 
ment. Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui 
persuader que je n'avais pas de droit sur elle; de plus, 
soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d'appar- 
tenir à un homme d'une race inférieure selon les idées 
des musulmans. La situation dégradée des populations 
chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l'Européen 
lui-même; on le redoute sur les côtes à cause de cet ap- 
pareil de puissance que constate le passage des vais- 
seaux ; mais, dans les pays du centre où cette fenune a 
vécu toujours, le préjugé vit tout entier. 

Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation 
dans cette âme naïve ; le sentiment religieux si prononcé 
en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne 
pouvais, d'un autre côté, me dissimuler les avantages 
de l'Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette 
beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races 
nées au berceau du monde, il donnait Pidée d'une fille 
charmante qui aurait eu la fantaisie d'un déguisement 
d'homme; son costume même, à l'exception de la coif- 
fure, n'ôtait qu'à demi cette illusion. 

Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines appa- 
rences avec la conscience d'être doublement ridicule, 
car je suis de plus un maître. J'ai la chance d'être à la 
fois trompé et volé, et je me répète, comme un jaloux 
de comédie : Que la garde d'une, femme est un pesant 
fardeau ! Du reste, me disais-je presque aussitôt, cela 
n'a rien d'étonnant -, il la distrait et l'amuse par ses 
contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que moi, lorsque 
j'essaye de parler dans sa langue, je dois produire un effet 
risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid 
et lourd, relativement à une femme de mon pays. Il y a 
chez les levantins une expansion chaleureuse qui doit 
être séduisante en effet ! 

De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer 
des serrements de mains, des paroles tendres, que ne 



SÉJOUR EN EGYPTE. 317^ 

gênait même pas ma présence. J^y réfléchis quelque 
temps ; puis je crus devoir prendre une forte résolution. 
« Mon cher, dis-je à TArménien, qu'est-ce que vous 
faisieir en Egypte? 

— J'étais secrétaire de Toussoun-Bey ; je traduisais 
pour lui des journaux et des livres français 5 j'écrivais 
ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout 
d'un coup, et Ton m'a congédié, voilà ma position. 

— Et maintenant que comptez-vous faire? 

— J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je 
connais son trésorier, qui est de ma nation. 

— Et ne songez-vous pas à vous marier? 

— Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune 
famille ne m'accordera de femme autrement. » 

Allons, dis-je en moi-même après un silence, mon- 
trons-nous magnanime, faisons deux heureux. 

Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais 
délivré une esclave et créé un mariage honnête. J'étais 
donc à la fois bienfaiteur et père! Je pris les mains de 
l'Arménien, et je lui dis : u Elle vous plaît... épousez-la, 
elle est à vous ! » 

J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de 
cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l'Ar- 
ménien étonné, confus de cette magnanimité ; l'esclave 
assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre 
entretien, mais, à ce qu'il me semblait, déjà inquiète et 
rêveuse... 

L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de 
ma proposition. ((Comment! lui dis-je, malheureux, tu 
hésites!... Tu séduis une femme qui est à un autre, tu 
la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t'en 
charger quand on te la donne? » 

Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches. 
Son étonnement s'exprima par une série de protesta- 
tions énergiques. Jamais il n'avait eu la moindre idée 
des choses que je pensais. 11 était si malheureux même 

à7. 



IStS VOYAGE EN ORIENT. 

d^QBe lelle supjiosiiion, qu'il se h&ta d'ep instruire Tes- 
claye et 4e lui faire donner témoignage de sa sincérité. 
Apc^renant en môme temps ce que j'avais dit, elle en 
parut blessée, et surtout de la supposition qu'elle eût 
pu faire attention ^ un simple raya^ serviteur tantôt 
4es Turcs, tantôt des Francs, une aorte de yaonài. 

Ainsi le capitaine Nicolaa m'avait induit en toute 
aorte d^ supportions ridicules... On reconnaît bien là 
l'esprit astucieux des Grecs ! 



X 



vil 



LA MONTAGNE 



]. -~ lif) père Pl»iieli«t. 

Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour 
un moisun logement dans une maison de chrétiens maro- 
nites, à une demi-lieue de la ville. La plupart de oes de- 
meures, situées au milieu des jardins, étagées sur toute la 
côte le long des terrasses plantées de mûriers, ont Tair de 
petits manoirs féodaux b^tis solidement en pierre brune, 
avec des ogives et des arceaux. Des escaliers extérieurs 
conduisent aux diiîérents étages dont chacun a sa ter- 
rasse jusqu'à celle qui domine tout Védiiice, et où les 
familles se réunissent le soir pour jouir de la vue du 
golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure épaisse 
et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent 
seules les divisions. Je m'abandonnai les premiers jours 
aux délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Partout 
la yie et Vaisance autour de nous; les femmes bien vê- 
tues, belles et sans voiles, allant et venant, presque 
toujours avec de lourdes cruches qu'ell^^ vont remplir 
aux citernes et portent gr^Jeusement sur Vépaule. Notre 
hôtesse, coiffée d'une sorte de cône drapé en cacl^pmire, 
qui| avec les tresses garnies de sequins de ses longs che- 
veuïy lui donnait Tair d'une reine d'Assyrie, éts^il tout 



320 VOYAGE EN ORIENT. 

simplement la femme d'un tailleur qui avait sa bou- 
tique au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les pe- 
. tits enfants se tenaient au premier étage ; nous occupions 
le second. 

L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille, 
et, nonchalamment assise sur les nattes, elle se regar- 
dait comme entourée d'inférieurs et se faisait servir, 
quoi que je pusse faire pour en empêcher ces pauvres 
gens. Toutefois je trouvais commode de pouvoir la laisser 
en sûreté dans cette maison lorsque j'allais à la ville. 
J'attendais des lettres qui n'arrivaient pas, le service de 
la poste française se faisant si mal dans ces parages, 
que les journaux et les paquets sont toujours en arrière 
de deux mois. Ces circonstances m'attristaient beau- 
coup et me faisaient faire des rêves sombres. Un matin, 
je m'éveillai assez tard, encore à moitié plongé dans 
les illusions du songe. Je vis à mon chevet un prêtre 
assis, qui me regardait avec une sorte de compassion. 

«Gomment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il 
d'un ton mélancolique. 

— Mais, assez bien-, pardon, je m'éveille, et... 

— Ne bougez pas ! soyez calme. Recueillez-vous. Son- 
gez que le moment est proche. 

— Quel moment? 

— Cette heure suprême, si terrible pour qui n*esl 
pas en paix avec Dieu! 

— Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a donc? 

— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés der- 
nières. 

— Ah! pour le coup, m'écriai-je,*cela est trop fort! 
Et qui êtes-vous? 

— Je m'appelle le père Planchet? 

— Le père Planchet! 

— De la compagnie de Jésus. 
•— Je ne connais pas ces gens-là ! 

^- On est venu me dire au couvent qu'un jeune Amé« 



SÉJOUR AU LIBAN» ^21 

ricain, en péril de mort, m^attendait pour faire quelques 
legs à la communauté. 

— Mais je ne suis pas Américain î il y a erreur! Etj 
de plus^ je ne suis pas au lit de mort; vous le voyez 
bien ! » 

Et je me levai brusquement... un peu avec le besoin 
de me cx)nvaincre moi-même de ma parfaite santé. Le 
père Planchet comprit enfin qu'on l'avait mal rensei- 
gné. H s'informa dans la maison, et apprit que T Améri- 
cain demeurait un peu plus loin. 11 me salua en riant 
de sa méprise, et me promit de venir me voir en repas-^ 
sant, enchanté qu'il était d'avoir fait ma connaissance^ 
grâce à ce hasard singulier. 

Quand il revint, Tesclave était dans la chambre, et je 
lui appris son histoire. « Comment, me dit-il, vous êtes- 
vous mis ce poids sur la conscience!... Vous avez dé- 
rangé la vie de cette femme, et désormais vous êtes 
responsable de tout ce qui peut lui arriver. Puisque vous 
ne pouvez l'emmener en France et que vous ne voulez 
pas sans doute l'épouser, que deviendra-t-elle? 

— Je lui donnerai la liberté 5 c'est le bien le plus 
grand que puisse réclamer une créature raisonnable. 

— Il valait mieux la laisser où elle était ^ elle aurait 
peut-^tre trouvé un bon maître, un mari... Maintenant 
savez-vous dans quel abîme d'inconduite elle peut tom- 
ber, une fois laissée à elle-même? Elle ne sait rien faire, 
elle ne veut pas servir... Pensez donc à tout cela. » 

Je n'y avais jamais en effet songé sérieusement. Je 
demandai conseil au père Planchet, qui me dit : 

(c 11 n'est pas impossible que je lui trouve une condi- 
tion et un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très-^ 
pieuses dans la ville qui se chargeraient de son sort. ». 

Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour 
la foi mulsumane. Il secoua la tête et se mit à lui parleï* 
très-longtemps. 

Au fond, cette femme avait le sentiment religieux dé- 



VOYAGE BN ORIENT. 

vekippé plutAt par natare et d'une manière générale que 
dans le sea9 d*une croyance spéciale. De plus, Taspect 
des populations maronites parmi lesquelles nous irivi<ms, 
et des couvents dont on entendait sonner les cloches 
dans la montagne, le passage fréquent des émirs chré* 
tiens et druses, qui venaient à Beyrouth, magnifique- 
ment montés et pourvus d^armes brillantes, avec des 
suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant der* 
rière eux leurs étendards roulés autour des lances : tout 
cet appareil féodal , qui m'étonnait moi-même comme 
un tableau des croisades, apprenait à la pauvre esclave 
qull y avait, même en pays turc, de la pompe et de la 
puissance en dehors du principe musulman. 

L'effet extérieur séduit partout les femmes, surtout 
les femmes ignorantes et simples, et devient souvent la 
principale raison de leurs sympathies ou de leurs con- 
victions. Lorsque nous nous rendions à Beyrouth, et 
qu'elle traversait la foule composée de femmes sans 
voiles , qui portaient sur la tête le taniour, corne d'ar- 
gent ciselée et dorée qui balance un voile de gaze der- 
rière leur tète, autre mode conservée du moyen âge, 
d'hommes fiers. et richement armés, dont pourtant le 
turban rouge ou bariolé indiquait des croyances en 
dehors de Tislamismo, elle s'écriait : Que de giaours!... 
et cela adoucissait un peu mon ressentiment d*avoir été 
injurié avec ce mot. 

Il s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maro- 
nites, nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui 
la jugeaient, du reste, au point de vue de l'intolérance 
catholique, me disaient : Vendez-la. Ils me proposaient 
même d'amener un Turc qui ferait Taflaire. On comprend 
quel c^s je faisais de ce conseil peu évangélique. 

J'allai voir le père Planchet à son couvent, situé pres- 
que aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes 
d'enfants chrétiens dont il dirigeait l'éducation. Nous 
causâmes longtemps de M* de Lamartine , qu'il avait 



ooiMiu el dont il âdmineiil beaûtoûp les çdésies. Il se 
pki^i de lu peine ^a*il avait à obtetiir du gouverne- 
ment turc raiitorisaitea d'agrandir te couvent. C^^en- 
dant les constructions interrompues révélaient un plan 
grandiose^ el un escalier magnift{tie en marbne de Chy- 
pre coûdiiiBait à des étages Picore inadievés. Les «on- 
veiits catholiques sont tnès4ibres dans la montagne ^ 
mais aux portes de Beyrouth on ne leur permet pas de 
constructions trop importantes^ et il était même défendu 
aux jésuites d'avoir une doche; Ils y avaient aippléé 
par Un énorme grelot , qui , modifié de temps en t^upsy 
prenait des airs de cloche peu à peu. Les bâtiments 
aussi s'agrandiasaient presque itas^sibienaent sousToeil 
peu vigilant des Turcs. 

<( il faut un peu louvoyer, me disait le père Plancbet ] 
avee de la patience nous arriverons» » 

Il me reparla de l'esclave avec une lànoère bienveîi^ 
lance;. Pourtant je luttais avec mes propreÈ incerlitiedes. 
Les letti^s que j'attendms pouvaient arriver d'un jour 4 
Fâutre et change mes résolutions; le t^raignrais que le' 
père Plalichet, se fai^nt illusi<m par piété, n'eût ea -vmt 
principalement l'honneur pour son couvent d'une oau^ 
vision musulmane, et qu'après tout le sort de la pauvtv* 
fille ne devînt fort triste plus tard. 

Un matin, elle entra dans ma dûunbre en frappaiA 
des ikiains el s'écriant tout effrayée : Durzt! Durzil 
bandouguillûh! (les Druses-I les ikusès! des coups dé' 
fusil î ) 

En effets la fusillade retentissait a loin ^ «tais c'était 
seul^[nent nne faniaskb d'Albanais qui allaient paitû* 
pour la montagne. Je m'informai, et j'appris qitô les 
Druses avaient brûlé un village aptpelé BetibibérËe^ artaé. 
à quatre Itenes environ. On envoyait des troupes la- 
ques ^ non pas coÉtre eux, mais pour siirveill^ les«ioa^' ' 
vements des deux partis luttant encore sur ce pôtiit. 
l'^élàls aUé a Seyroalhs «ik j'avais èljp^^iMrir^ 



324 VOYAGE EN ORIENT. 

Je revins très-tard, et Ton me dit qu'un émir ou prince 
chrétien d'un district du Liban était venu loger dans la 
. maison. Apprenant qu'il s'y trouvait aussi un Franc 
d'Europe , il avait d^iré me voir et m'avait attendu 
longtemps dans ma chambre, où il avait laissé ses ar- 
mes comme signe de confiance et de fraternité. Le len- 
demain, le bruit que faisait sa suite m'éveilla de bonne 
heure ; il y avait avec lui six hommes bien armés et de 
magnifiques chevaux. Nous ne tardâmes pas à faire con- 
naissance, et le prince me proposa d'aller habiter quel- 
ques jours chez lui dans la montagne. J'acceptai bien 
vite une occasion si belle d'étudier les scènes qui s'y 
passaient et les mœurs de ces populations singulières. 

Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement 
l'esclave, que je ne pouvais songer à emmener. On m'in- 
diqua dans Beyrouth une école de jeunes filles dirigée 
par une dame de Marseille , nommée madame Cariés. 
C'était la seule où l'on enseignât le français. Madame 
Cariés était une très-bonne femme, qui ne me demanda 
que trois piastres turques par jour pour l'entretien, la 
nourriture et l'instruction de l'esclave. Je devais partir 
pour la montagne trois jours après l'avoir placée dans cette 
maison ; déjà elle s'y était fort bien habituée et était 
charmée de causer avec les petites filles, que ses idées 
et ses récits amusaient beaucoup. 

Madame Cariés me prit à part et me dit qu'elle ne 
désespérait pas d'amener sa conversion. « Tenez, ajou- 
tait-elle avec son accent provençal, voilà, moi, comment 
je m'y prends. Je lui dis : Vois^tu, ma fille, tous les 
bons dieux de chaque pays , c'est toujours le bon Dieu. 
Mahomet est un homme qui avait bien du mérite... mais 
Jésus-Christ est bien bon aussi ! ?> 
Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion 
* me parut fort acceptable. « Il ne faut la forcer en rien, 
lui dis«je« 
— Soyez tranquiltet teprit madame Cariés; elle m'a 



SÉJOt'tt At LIBAN. 325 

déjà promis d'elle-même de venir à la messe avec moi 
dimanche prochain. » 

On comprend que je ne pouvais la laisser en de meil- 
leures mains pour apprendre les principes de la religion 
chrétienne et le français... de Marseille. 



II. — I^e kief . 

Beyrouth, à ne considérer que l'espace compris dans 
ses remparts et sa population intérieure, répondrait mal 
à l'idée que s'en fait l'Europe, qui reconnaît en elle la 
capitale du Liban. 11 faut tenir compte aussi des quel- 
ques centaines de maisons entourées de jardins qui occu- 
pent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, 
troupeau dispersé que surveille une haute construction 
carrée, garnie de sentinelles turques, et qu'on appelle 
la tour de Fakardin. Je demeurais dans une de ces mai- 
sons, éparses sur la côte comme les bastides qui en- 
tourent Marseille, et, prêt à partir pour visiter la mon- 
tagne, je n'avais que le temps de me rendre à Beyrouth 
pour trouver un cheval, un mulet, ou même un cha- 
meau. J'aurais encore accepté un de ces beaux ânes à 
la haute encolure, au pelage zébré, qu'on préfère aux 
chevaux en Egypte, et qui galopent dans la poussière 
avec une ardeur infatigable ] mais en Syrie cet animal 
n'est pas assez robuste pour gravir les chemins pier- 
reux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas 
être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au 
prophète Balaam et au Messie? 

Je réfléchissais là-dessus en me rendant, pédestre- 
ment à Beyrouth vers ce moment de la journée où , 
selon l'expression des italiens, on ne voit guère yaguer 
en plein soleil que gli cani e gli Francesi, Or, ce dic- 
ton m'a toujours paru faux à l'égard des chiens, qui, 
aux heures de la siesie, savent très-bien s'étendre là- 

2S 



326 VOYAGE EN ORIENT. 

chement à rombre et ne sont guère pressés de gagner 
des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de 
le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu 
surtout qu'il ait en tête une affaire, un désir, ou même 
une simple curiosité î Le démon de midi lui pèse rare- 
ment sur la j)oitrine , et ce n'est pas pour lui que Tin- 
forme Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa 
grosse tète de nain. 

Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que 
les méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au 
kief. Un homme qui erre ainsi , quand tout le monde 
dort, court grand risque en Orient d'exciter les soup- 
çons qu'on aurait chez nous d'un vagabond nocturne \ 
pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n'eu- 
rent pour moi que cette attention compatissante que 
le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir 
de cette tour, une plaine assez vaste permet d'embras- 
ser d'un coup d'oeil tout le profil oriental de la ville, 
dont l'enceinte et les tours crénelées se développent 
jusqu'à la mer. C'est encore la physionomie d'une ville 
arabe de l'époque des croisades 5 seulement l'influence 
européenne se trahit par les mâts nombreux des mai- 
sons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, 
se pavoisent de drapeaux. 

Quant à la domination turque, elle a, comme par- 
tout, appliqué là son cachet personnel et bizarre. Le 
pacha a eu l'idée de faire démolir une portion des murs 
de la ville où s'adosse le palais de Fakardin, pour y 
construire un de ces kiosques en bois peint à la mode 
de Constantinople , que les Turcs préfèrent aux plus 
somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on sa- 
voir d'ailleurs pourquoi les Turcs n'habitent que des 
maisons de bois ? pourquoi les palais mêmes du sultan, 
bien qu'ornés de colonnes de marbre, n'ont que des 
murailles de sapin? C'ost que, d'après un préjugé par- 
ticulier à la race d'OlIunan , la maison ({u'un Turc se 



SÉJOUR AU LIBAX. 327 

fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-mùme ; c'est 
une tente dressée sur un lieu de passage, un abri 
momentané, où Thomme ne doit pas tenter de lutter 
contre le destin en éternisant sa trace, en essayant ce 
difficile hymen de la terre et de la famille où tendent 
les peuples chrétiens. 

Le palais forme un angle en retour duquel s'ouvre la 
porte de la ville , avec son passage obscur et frais où 
l'on se refait un peu de Tardeur du soleil réverbéré par 
le sable de la plaine qu'on vient de traverser. Une belle 
fontaine de pierre ombragée par un sycomore magni- 
fique, les dômes gris d'une mosquée et ses minarets 
gracieux , une maison de bains toute neuve et de con- 
struction moresque, voilà ce qui s'ofTre aux regards en 
entrant dans Beyrouth, comme la promesse d'un séjour 
paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles 
s'élèvent et prennent une physionomie sombre et claus- 
trale. 

Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces 
heures de chaleur intense et morne que je passerais 
tristement à parcourir les rues désertes? J'y pensais, 
quand l'aspect d'un rideau bleu tendu devant la porte 
m'apprit que c'était Theure où Ton ne recevait dans le 
bain que des femmes. Les hommes n'ont pour eux que 
le matin et le soir et malheur sans doute à qui s'ou- 
blierait sous une estrade ou sous un matelas à l'heure 
où un sexe succède à l'autre! Franchement, un Euro- 
péen seul serait capable d'une telle idée, qui confon- 
drait l'esprit d'un musulman. 

Je n'étais jamais entré dans Beyrouth h cette heure 
indue , et je m'y trouvais comme cet homme des Mille 
et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le 
peuple est changé en pierre. Tout dormait encore pro- 
fondément •, les sentinelles sous la porte, sur la place 
les âniers qui attendaient les dames, endormies aussi 
probablement dans les hautes galeries du bain -, les 



328 VUYAGK E.\ URJKM. 

marcliaiids de dattes et de pastèques établis près de la 
fontaine, le cafedji dans sa boutique avec tous ses con- 
sommateurs, le hamal ou portefaix la tète appuyée sur 
son fardeau, le chamelier près de sa bète accroupie, et 
de grands diables d'Albanais formant corps de garde 
devant le sérail du pacha : tout cela dormait du som- 
meil de rinnocence, laissant la ville à l'abandon. 

C'est à une heure pareille et pendant un sommeil 
semblable que trois cents Druses s^emparèrent un jour 
de Damas. Il leur avait sufli d'entrer séparément, de se 
mêler à la foule des campagnards qui le matin remplit 
les bazars et les places , puis ils avaient feint de s^en- 
dormir comme les autres ; mais leurs groupes, habile- 
ment distribués, s'emparèrent dans le même instant 
des principaux postes, pendant que la troupe princi- 
pale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les 
habitants, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire 
à une armée et se barricadaient dans leurs maisons ; 
les soldats en faisaient autant dans leurs casernes , si 
bien qu'au bout d'une heure les trois cents cavaliers 
regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inatta- 
quables du Liban. 

Voilà ce qu^une ville risque à dormir en plein jour. 
Cependant à Beyrouth la colonie européenne ne se livre 
pas tout entière aux douceurs de la sieste. En mar- 
chant vers la droite, je distinguai bientôt un certain 
mouvement dans une rue ouverte sur la place ^ une 
odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d'une 
trattoria^ et l'enseigne du célèbre Battista ne tarda pas 
à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels des- 
tinés, en Orient, aux voyageurs d'Europe pour avoir 
songé un instant à profiter de l'hospitalité du seigneur 
Battista, l'unique aubergiste franc de Beyrouth, l^s 
Anglais ont gâté partout ces établissements , plus mo- 
destes d'ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix. 
Je pensai dans ce moment-là qu'il n'y aurait pas d'in- 



SÉJOUR AU LIBAN. 329 

■ 

convénieni à profiter de la table d'hôte, si Ton m'y vou- 
lait bien admettre. A tout hasard, je montai. 



III. — li» table d'hôte. 

Au premier étage, je me vis sur une terrasse en- 
caissée dans les bâtiments et dominée par les fenêtres 
intérieures. Un vaste tendido blanc et rouge protégeait 
une longue table servie à l'européenne, et dont presque 
toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des 
places encore inoccupées. Sur la porte d'un cabinet 
situé au fond et de plain pied avec la terrasse , je lus 
ces mots : « Quï sipaga 60 piastres per giorno. (Ici Ton 
paye 60 piastres par jour.) » 

Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette 
salle en attendant le coup de cloche. Bientôt deux 
femmes descendirent, et Ton se mit à table. Auprès de 
moi se trouvait un Anglais d'apparence grave, qui se 
faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée por- 
tant un costume de basin blanc et des boucles d'oreilles 
d'argent. Je pensai que c'était quelque nabab qui avait 
à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas à 
m'adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les 
Anglais ne parlant jamais qu'aux gens qui leur ont été 
présentés ; mais celui-ci était dans une position parti- 
culière : c'était un missionnaire de la société évangé- 
lique de Londres, chargé de faire en tout pays des 
conversions anglaises, et forcé de dépouiller le cant en 
mainte occasion pour attirer les âmes dans ses filets. 
11 arrivait justement de la montagne, et je fus charmé 
de pouvoir tirer de lui quelques renseignements avant 
d'y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nou- 
velles de l'alerte qui venait d'émouvoir les environs de 
Beyrouth, 

28. 



330 VOYAGE EN ORIENT 

« Ce n'est rien, me dil-il, Taffaire est manquée. 

— Quelle affaire? 

— Cette lutte des Maronites et des Druses dans les 
villages mixtes. 

— Vous venez donc, lui dis^je, du pays où Ton se 
battait ces jours-ci ? 

— Oh! oui, je suis allé pacifier... pacifier tout dans 
le canton de Bekfaya, parce que TAngleterre a beaucoup 
d'amis dans la montagne. 

— Ce sont les Druses qui sont les amis de l'Angleterre ? 

— Oh ! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux ■ 
on les tue , on les brûle , on éventre leurs femmes , on 
détruit leurs arbres , leurs moissons. 

— Pardon -, mais nous nous figurons en France que ce 
sont eux au contraire qui oppriment les chrétiens I 

— Oh Dieu ! non , les pauvres gens ! Ce sont de mal- 
heureux cultivateurs qui ne pensent à rien de mal ; mais 
vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui 
allument la guerre, qui excitent contre eux les Maro- 
nites, beaucoup plus nombreux ; les Druses se défendent 
comme ils peuvent, et, sans l'Angleterre, ils seraient 
déjà écrasés. L'Angleterre est toujours pour le plus faible, 
pour celui qui souffre... 

— Oui, dis-je, c'est une grande nation... Ainsi, vous 
êtes parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces 
jours-ci ? 

— Oh ! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais; 
nous avons dit aux Druses que l'Angleterre ne les aban- 
donnerait pas , qu'on leur ferait rendre justice. Ils ont 
mis le feu au village, et puis ils sont revenus chez eux 
tranquillement, ils ont accepté plus de trois cents Bi- 
bles, et nous avons converti beaucoup de ces braves 
gens î ♦ 

— Je ne comprends pas, fls-je observer au révérend, 
comment on peut se convertir à la foi anglicane , car 
enfin, ]>our cela, il faudrait devenir Anglais, 



SÉJOl'R AU LIBAN. 331 

— Ôh! non... Vous appartenez à la société évangc- 
lique , vous êtes protégé paf rAnglelefre ; quant à deve- 
nir Anglais , vous ne pouvez pas. 

— Et quel est le chef de la religion ? 

— Oh ! c'est sa gracieuse majesté , c'est notre reine 
d'Angleterre. 

— Mais c'est une charmante papesse , et je vous jure 
qu'il y aurait de quoi me décider moi-même... 

— Oh! vous autres Français, vous plaisantez lou-^ 
jours... vous n'êtes pas de bons amis de TAngleterre. 

— Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un 
épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos 
missionnaires qui, à Paris, avait entrepris de me conver- 
tir; j'ai conservé môme la Bible qu'il m'a donnée, mais 
j'en suis encore à comprendre comment on peut faire 
d'un Français un anglican. 

— Pourtant il y en a beaucoup parmi vous... et si 
vous avez reçu, étant enfant, la parole de vérité, alors 
elle pourra bien mûrir en vous plus tard. » 

Je n'essayai pas de détromper le révérend, car on de» 
vient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu'on n'est 
guidé que par la curiosité et le désir d'observer les mœurs; 
mais je compris que la circonstance d'avoir connu autre- 
fois un missionnaire anglais me donnait quelque titre 
à la confiance de mon voisin de table. 

Les deux dames anglaises que j'avais remarquées se 
trouvaient placées à gauche de mon révérend, et j'appris 
bientôt que l'une était sa femme, et l'autre sa belles- 
sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais sans sa 
famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occu- 
pait Tappartement principal de l'hôtel. Quand nous 
nous fûmes levés de table, il entra chez lui un instant, 
et revint bientôt tenant une sorte d'album qu'il me fit 
voir avec triomphe. « Tenez, me dil^il, voici le détail des 
abjurations que j'ai obtenues dans ma dernière tournée 
en faveur de notre sainte religion. » 



332 VOYAGE EN ORIENT. 

Une foule de déclarations, de signatures et de cachets 
arabes couvraient en efiet les pages du livre. Je remar- 
quai que ce registre était tenu en partie double; chaque 
verso donnait la liste des présents et sommes reçus par 
les néophytes anglicans. Quelques-uns n^avaient reçu 
qu^un fusil, un èachemire, ou des parures pour leurs 
femmes. Je demandai au révérend si la société évangc- 
lique lui donnait une prime par chaque conversion. 11 
ne fit aucune difficulté de me Tavoùer ; il lui semblait 
naturel, ainsi qu'à moi du reste, que des voyages coû- 
teux et pleins de dangers fussent largement rétribués. 
Je compris encore, dans les détails qu'il ajouta, quelle 
supériorité la richesse des agents anglais leur donne en 
Orient sur ceux des autres nations. 

Nous avions pris place sur un divan dans le cabinet 
de conversation , et le domestique bronzé du révérend 
s'était agenouillé devant lui pour allumer son narghilé. 
Je demandai si ce jeune homme n'était pas un Indien ; 
mais c'était un Parsis des environs de Bagdad, une 
des plus éclatantes conversions du révérend , qu'il ra- 
menait en Angleterre comme échantillon de ses tra- 
vaux. 

En attendant, le Parsis lui servait de domestique 
autant que de disciple ; il brossait sans doute ses habits 
avec ferveur et vernissait ses bottes avec componction. 
Je le plaignais un peu en moi-même d'avoir abandonné 
le culte d'Oromaze pour le modeste emploi de jockey 
évangélique. J'espérais être présenté aux dames, qui 
s'étaient retirées dans l'appartement ; mais le révérend 
garda sur ce point seul toute la réserve anglaise. Pen- 
dant que nous causions encore, un bruit de musique 
militaire retentit fortement à nos oreilles. (( Il y a, me 
dit l'Anglais , une réception chez le pacha. C'est une 
députation des cheiks maronites qui viennent lui faire 
leurs doléances. Ce sont des gens qui se plaignent tou- 
jours ; mais le pacha a l'oreille dure. 



SÉJOUR AU LIBAN, 333 

— On peut bien reconnaître cela à sa musique , dis- 
je ; je n'ai jamais entendu un pareil vacarme. 

— C'est pourtant votrechant national qu'on exécute, 
c'est la Marseillaise. 

— Je ne m'en serais guère douté. 

— Je le sais, moi, parce que j'entends cela tous les 
matins et tous les soirs, et que l'on m'a appris qu'ils 
croyaient exécuter cet air- » 

Avec plus d'attention je parvins en effet à distinguer 
quelques notes perdues dans une foule d'agréments par- 
ticuliers à la musique turque. 

La ville paraissait décidément s'être réveillée, la brise 
maritime de trois heures agitait doucement les toiles 
tendues sur la terrasse de Phôtel. Je saluai le révérend 
en le remerciant des façons polies qu'il avait montrées 
à mon égards et qui ne sont rares chez les Anglais qu'à 
cause du préjugé social qui les met en garde contre tout 
inconnu. Il me semble qu'il y a là sinon une preuve 
d'égoïsme, au moins un manque de générosité. 

Je fus étonné de n'avoir à payer en sortant de l'hôtel 
que dix piastres (2 francs 60 centimes) pour la table 
d'hôte. Le signer Battista me prit à part et me fît un 
reproche amical de n'être pas venu demeurer dans son 
hôtel. Je lui montrai la pancarte annonçant qu'on n'y 
était admis que moyennant soixante piastres, ce qt|i 
portait la dépense à dix-huit cents piastres par mois. 
« Ah! corpo di me ! s'écria-t-il. Questo è per gli Inglesi 
che hanno molto moneta, e che sono tutti hereticiL.. ma, 
per gli Francesi, e altri Romani è soltante cinque fran-^ 
chil » (Ceci est pour les Anglais, qui ont beaucoup d'ar- 
gent et qui sont tous hérétiques; mais pour les Français 
et les autres Romains, c'est seulement 5 francs. ) 

C'est bien différent ! pensai-je, et je m'applaudis d'au- 
tant plus de ne pas appartenir à la religion anglicane, 
puisqu'on rencontrait chez les hôteliers de Syrie des sen- 
timents si catholiques et si romains. 



334 . VOYAGE EN ORIENT. 



IT. — lie palais da pacha* 

I^ seigneur Battis ta mit le comble à ses bons pro- 
cédés en me promettant de me trouver un cheval pour 
le lendemain matin. Tranquillisé de ce côté^ je n^avais 
plus qu'à me promener dans la ville, et je commençai 
par traverser la place pour aller voir ce qui se passait 
au château du pacha. Il y avait là une grande foule au 
milieu de laquelle les cheiks maronites s'avançaient 
deux par deux comme un cortège suppliant, dont la 
télé avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs 
amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et 
leurs cafetans tramés d'or ou d'argent, leurs armes 
brillantes, tout ce luxe d'extérieur qui, dans les autres 
pays d'Orient, est le partage de la seule race turque, 
donnait à cette procession un aspect fort imposant du 
reste. Je parvins à m'introduire à leur suite dans le pa- 
lais, où la musique continuait à transfigurer la Mar- 
seillaise k grsLïid renfort de fifres, de triangles et de cym- 
bales. 

La cour est formée par l'enceinte même du vieux pa- 
lais de Fakardin, On y distingue encore les traces du 
style de la renaissance, que ce prince druse affectionnait 
depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas s'étonner 
d'entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakar- 
din, qui se prononce en arabe Fakr-el-Din : c'est le héros 
du Liban 5 c'est aussi le premier souverain d'Asie qui 
ait daigné visiter nos climats du Nord. Il fut accueilli à 
la cour des Médicis comme la révélation d'une chose 
inouïe alors, c'est-à-dire qu'il existât au pays des Sar- 
rasins un peuple dévoué à l'Europe, soit par religion, 
soit par sympathie. 

Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héri- 
tier des sciences grecques du Bas-Empire, conservées à 



SÉJOUR AU LIBAN. 335 

travers les traductions arabes, qui ont sauvé tant de 
livres précieux et nous ont transmis leurs bienfaits^ en 
France, on voulut voir en lui un descendant de quelques 
vieux croisés réfugiés dans le Liban à l'époque de saint 
Louis -, on chercha dans le nom même du peuple druse un 
rapport d'allitération qui conduisit à le faire descendre 
d^un certain comte de Dreux. Fakardin accepta toutes 
ces suppositions avec le laisser-aller prudent et rusé des 
Levantins-, il avait besoin de l'Europe i>our lutter contre 
le sultan. 

11 passa à Florence pour chrétien ; il le devint peut- 
être, comme nous avons vu faire de notre temps à Témir 
Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin 
dans la souveraineté du Liban -, mais c'était un Druse 
toujours, c'est-à-dire le représentant d'une religion sin- 
gulière, qui, formée des débris de toutes les croyances 
antérieures, permet à ses fidèles d'accepter momentané- 
ment toutes les formes possibles de culte, comme fai- 
saient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la religion 
druse n'est qu'une sorte de franc-maçonnerie, pour parler 
selon les idées modernes, 

Fakardin représenta quelque temps l'idéal que nous 
nous formons d'Hirara, l'antique roi du Liban, l'ami de 
Salomon, le héros des associations mystiques. Maître de 
toutes les côtes de l'ancienne Phénicie et de la Palestine, 
il tenta de constituer la Syrie entière en un royaume 
indépendant -, l'appui qu'il attendait des rois de l'Eu- 
rope lui manqua pour réaliser ce dessein. Maintenant 
son souvenir est resté pour le Liban un idéal de gloire 
et de puissance; les débris de ses constructions, ruinées 
par la guerre plus que par le temps, rivalisent avec les 
antiques travaux des Romains. L'art italien, qu'il avait 
appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a 
semé çà et là des ornements, des statues et des colon- 
nades, que les musulmans, rentrés en vainqueurs, se sont 
bâtés de détruire, étonnés d'avoir vu renaître tout à 



336 VOYAGE KX ORIENT. 

l'oup ces nrls païens (ioui leurs conquêtes avaient fait 
litière depuis longtemps. 

C'est ddnc à la place môme où ces frêles merveilles 
ont existé trop peu d'années, où le souffle de la renais- 
sance avait de loin resemé quelques germes de l'anti- 
quité grecque et romaine, que s'élève le kiosque de 
charpente qu*a fait construire le pacha. Le cortège des 
Maronites s'était rangé sous les fenêtres en attendant le 
bon plaisir de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas 
à les introduire. 

Lorsqu'on ouvrit le vestibule, j'aperçus, parmi les se- 
crétaires et officiers qui stationnaient dans la salle, 
l'Arménien qui avait été mon compagnon de traversée 
sur la Santa-Barbara. Il était vêtu de neuf, portait à sa 
ceinture une écritoire d'argent, et tenait à la main des 
parchemins et des brochures. 11 ne faut pas s'étonner, 
dans le pays des contes arabes, de retrouver un pauvre 
diable qu'on a perdu de vue en bonne position à la cour. 
Mon Arménien me reconnut tout d'abord, et parut 
charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme 
en qualité d'employé turc, et s'exprimait déjà avec une 
certaine dignité. 

<( Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une 
situation convenable ; vous me faites l'effet d'un homme 
en place, et je regrette de n'avoir rien à solliciter. 

— Mon Dieu ! me dit-il, je n'ai pas encore beaucoup 
de crédit, mais je suis entièrement à votre service. » 

Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule 
pendant que le cortège des cheiks se rendait à la salle 
d'audience du pacha. 

(c Et que faites-vous là? dis-je à l'Arménien. 

— On m'emploie comme traducteur. Le pacha m'a 
demandé hier une version turque de la brochure que 
voici. » 

Je jetai un coup d'oeil sur cette brochure, imprimée à 
Paris; c'était un rapport de M. Crémieux touchant 



SÉJOlîK Ai: LIBAN. 337 

TafTâire des Juifs de Damas. L'Europe a oublié ce triste 
épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont 
on avait accusé les Juifs. Le pacha sentait le besoin de 
s'éclairer sur cette affaire, terminée depuis cinq ans. 
C'est là de la conscience, assurément. 

L'Arménien était chargé en outre de traduire Y Esprit 
des lois de Montesquieu et un manuel de la garde natio- 
nale parisienne. 11 trouvait ce dernier ouvrage très- 
diffîcile, et me pria de l'aider pour certaines expressions 
qu'il n'entendait pas. L'idée du pacha était de créer une 
garde nationale à Beyrouth, comme du reste il en existe 
une maintenant au Caire et dans bien d'autres villes de 
rOrient. Quant à V Esprit des lois^ je pense qu'on avait 
choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu'il 
contenait des règlements de police applicables à tous 
les pays. L'Arménien en avait déjà traduit une partie, 
et trouvait l'ouvrage agréable et d'un style aisé, qui ne 
perdait que bien peu sans doute à la traduction. 

Je lui demandai s'il pouvait me faire voir la récep- 
tion chez le pacha des cheiks maronites *, mais personne 
n'y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait 
été donné à chacun d'eux, seulement à l'effet de se pré- 
senter au pacha, car on sait que les cheiks maronites 
ou druses n'ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. 
Leurs vassaux y entrent sans difficultés, mais il y a pour 
eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard, on les ren- 
contre dans l'intérieur de la ville. Les Turcs craignent 
leur influence sur la population ou les rixes que pourrait 
amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours 
armés^ accompagnés d'une suite nombreuse et prêts à 
lutter sans cesse pour des questions de préséance. 11 
faut dire aussi que cette loi n'est observée rigoureuse- 
ment que dans les moments de troubles. 

Du reste, l'Arménien m'apprit que Taudience du pa- 
cha se bornait à recevoir les cheiks, qu'il invitait à 
s'asseoir sur deâ divans autour de la salle; ,que là des 

29 



338 VOYAGE EX ORIENT. 

esclaves leur apportaient à chacun un chibouck et leur 
servaient ensuite du café, après quoi le pacha écoutait 
leurs doléances, et leur répondait invariablement que 
leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes 
identiques; qu'il réfléchirait mûrement pour voir de 
quel côté était la justice, et qu'on pouvait tout espérer 
du gouvernement paternel de Sa Hautesse, devant qui 
toutes les religions et toutes les races de Tempire au- 
ront toujours des droits égaux. En fait de procédés di- 
]»}omatiques^ les Turcs sont au niveau de l'Europe pour 
le moins. 

Il faut reconnaître d'ailleurs que le rôle des pachas 
n'est pas facile dans ce pays. On sait quelle est la diver- 
sité des races qui habitent la longue chaîne du Liban et 
du Carmel, et qui dominent de là comme d'un fort tout 
le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l'auto- 
rité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protec- 
tion de la France et de l'Autriche ; les Grecs-unis, plus 
nombreux, mais moins influents, parce qu'ils se trouvent 
en général répandus dans le plat pays, sont soutenus 
par la Russie; les Druses, les Ansariés et les Métualis, 
qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que 
repousse l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre 
un moyen d'action que les autres puissances lui aban- 
donnent trop généreusement. 



V. — lies baaBars. — Eie port* 

Je sortis de la cour du palais, traversant une fbule 
compacte, qui toutefois ne semblait attirée que par la 
curiosité. En pénétrant dans les rues sombres que for- 
ment les hautes maisons de Beyrouth, bâties toutes 
comme des forteresses , et que relient çà et là des pas- 
sages voûtés, je retrouvai le mouvement, suspendu pen- 
dant les heures de l$i sieste ; les montagnards encom^ 



SÉJOUR AU LIBAN. 339 

braient rimmense bazar qui occupe les quartiers du 
centre , et qui se divise par ordre de denrées et de mar- 
chandises. La présence des femmes dans quelques bou- 
tiques est une particularité remarquable pour TOrienl, 
et qu'explique la rareté, dans cette population, delà 
race mulsumane. 

Rien n'est plus amusant à parcourir que ces longues 
allées d'étalages protégées par des tentures de diverses 
couleurs , qui n'empochent pas quelques rayons de soleil 
de se jouer sur les fruits et sur la verdure aux teintes 
éclatantes, ou d'aller pins loin faire scintiller les brode- 
ries des riches vêtements suspendus aux portes des fri- 
piers. J'avais grande envie ^'ajouter à mon costume un 
détail de parure spécialement syrienne, et qui consiste à 
se draper le front et les tempes d'un mouchoir de soie 
rayée d'or, qu'on appelle cafjléh^ et qu'on fait tenir sur 
la tête en l'entourant d'une corde de crin tordu •, l'utilité 
de cet ajustement est de préserver les oreilles et le col 
de^ courants d'air, si dangereux dans un pays de mon- 
tagnes. On m'en vendit un fort brillant pour quarante 
piastres, et, l'ayant essayé chez un barbier, je me trouvai 
la mine d'un roi d'Orient. 

Ces mouchoirs se font à Damas ; quelques-uns viennent 
de Brousse, quelques-uns aussi de Lyon. De longs cor- 
dons de soie avec des nœuds et des houppes se répandent 
avec grâce sur le dos et sur les épaules, et satisfont cette 
coquetterie de Thomme , si naturelle dans les pays où 
Ton peut encore revêtir de beaux costumes. Ceci peut 
sembler puéril ; pourtant il me semble que la dignité de 
Textérieur rejaillit sur les pensées et sur les actes de la 
vie ; il s'y joint encore , en Orient, une certaine assu- 
rance mâle, qui lient à l'usage de porter des armes à la 
ceinture : on sent qu'on doit être en toute occasion res- 
pectable et respecté; aussi la brusquerie et les querelles 
sont-elles rares, parce que chacun sait bien qu'à la 
moindre insulte il peut y avoir du sang de versé. 



V 



340 VOYAGE EN ORIENT. 

Jamais je n'ai vu de si beaux enfants que ceux qui 
couraient et jouaient dans la plus belle allée du bazar. 
Des jeunes filles sveltes et rieuses se pressaient autour 
des élégantes fontaines de marbre ornées à la maures- 
que, et s'en éloignaient tour à tour en portant sur leur 
tête de grands vases de forme antique. On distingue dans 
ce pays beaucoup de chevelures rousses, dont la teinte, 
plus foncée que chez nous, a quelque chose de la pourpre 
ou du cramoisi. Cette couleur est tellement une beauté 
en Syrie, que beaucoup de femmes teignent leurs che- 
veux blonds ou noirs avec le henné, qui partout ailleurs 
ne sert qu'à rougir la plante des pieds, les ongles et la 
paume des mains. 

Il y avait encore aux diverses places où se croisent les 
allées, des vendeurs de glaces et de sorbets, composant 
à mesure ces breuvages avec la neige recueillie au som- 
met du Sannin. Un brillant café, fréquenté principale- 
ment par les militaires, fournit aussi j au point central 
du bazar, des boissons glacées et parfumées. Je m'y 
arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser du mouve- 
ment de cette foule active , qui réunissait sur un seul 
point tous les costumes si variés de la montagne. Il y a, 
du reste, quelque chose de comique à voir s'agiter dans 
les discussions d'achat et de vente les cornes d'orfèvrerie 
(tantonrs)^ hautes de plus d'un pied, que les femmes 
druses et maronites portent sur la tête et qui balancent 
sur leur figure un long voile qu'elles y ramènent à vo- 
lonté. La position de cet ornement leur donne l'air de 
ces fabuleuses licornes qui servent de support à l'écusson 
d'Angleterre. Leur costume extérieur est uniformément 
blanc ou noir. 

La principale mosquée de la ville, qui donne sur l'une 
des rues du bazar, est une ancienne église des croisades 
où l'on voit encore le tombeau d'un chevalier breton. 
En sortant de ce quartier pour se rendre vers le port, 
on descend une large rue, consacrée au commerce franc. 



SÉJOUR AU LIBAN. 34 1 

Là, Marseille lutte assez heureusement avec le commerce 
de Londres. A droite est le quartier des trecs, rempli 
de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour 
les arts se manifeste par une multitude de gravures en 
bois coloriées, qui égayent les murs avec les principales 
scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830. 
Pour contempler à loisir ce musée , je demandai une 
bouteille de vin de Chypre , qu'on m^apporta bientôt à 
Tendroit où j^étais assis , en me recommandant de la 
tenir cacliée à Tombre de la table. Il ne faut pas donner 
aux musulmans qui passent le scandale de voir que Ton 
boit du vin. Toutefois Vagim vitœ, qui est de Tanisette, 
se consomme ostensiblement. 

Le quartier grec communique avec le port par une . 
rue qu^habilent les banquiers et les changeurs. De hautes 
murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres 
ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des 
intérieurs construits dans le style vénitien 5 c'est un 
reste de la splendeur que Beyrouth a due pendant long- 
temps au gouvernement des émirs druses et à ses rela- 
tions de commerce avec TEurope. Les consulats sont 
pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai 
rapidement. J'avais hâte d'arriver au port et de m'aban- 
donner entièrement à Timpression du splendide spec- 
tacle qui m'y attendait. 

nature! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient 
bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, 
spectacle des plus belles races humaines, des costumes, 
des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d'azur, 
comment peindre Timpression que vous causez à tout 
rêveur, et qui n'est pourtant que la réalité d'im senti- 
ment prévu ? On a déjà lu cela dans les livres , on Ta 
admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles 
peintures italiennes qui se rapportent à l'époque de la 
puissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais 
ce qui surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore 

29. 



342 VOYAGE EN OHIEXT. 

si pareil à Tidée qu'on s'en est formée. On coudoie avec 
surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux 
siècles , comme si Fesprit remontait les âges , comme si 
le passé splendide des temps écoulés s'était reformé pour 
un instant. Suis-je bien le fils d'un pays grave, d*un 
siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux 
qui l'ont précédé? Me voilà transformé moi-même, ob- 
servant et posant à la fois, figure découpée d'une marine 
de Joseph Vernet. 

J'ai pris place dans un café établi sur nne estrade que 
soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes 
enfoncées dans la grève. A travers les fentes des planches, 
on voit le flot verdàtre qui bat la rive sous nos pieds. Des 
matelots de t^us pays, des montagnards, des Bédouins 
au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine 
de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois 
jeunes cafeâjis servent et renouvellent ça et là les JÈne" 
ianes, pleines d'un moka écumant, dans leurs enveloppes 
de filigrane doré; le soleil, qui descend vers les monts 
de Chypre , à peine cachés par la ligne extrême des 
flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui 
brillent encore sur les plus pauvres haillons ; il découpe, 
à droite du quai, Tombre immense du château maritime 
qui protège le port, amas de tours groupées sur des 
rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et 
déchiqueté les murailles. Ce n*est pkis qu^m débris qui 
se soutient par sa massA et qui atteste l'iniquité d'un 
ravage inutile. A gauche, une jetée s'avance dans la mer, 
soutenant les bâtiments blancs de la douane ; comme le 
quai même, elle est formée presque entièrement des 
débris de colonnes de l'ancienne Beryte ou de la cité 
romaine de Julia Félix. 

Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois 
fois l'ont faite reine du Liban? Aujourd'hui, c'est sa si- 
tuation au pied de monts verdoyant s, au milieu de jar- 
dins et de p'aines fertiles, au foj»d d'un golfe gracieux 



SÉJOl'R AU LîBAX. 343 

que TEurope emplit continuellement de ses vaisseaux, 
c'est le commerce de Damas et le rendez-vous central 
des populations industrieuses de la montagne, qui font 
encore la puissance et l'avenir de Beyrouth. Je ne connais 
rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui 
réalise mieux l'ancienne idée que se fait l'Europe de ces 
Echelles du Leimni^ où se passaient des romans ou des 
comédies. Ne réve-t-on pas des aventures et des mystères 
à la vue de ces hantes maisons, de ces fenôtres grillées 
où .l'on voit s'allumer souvent l'œil curieux dès-jeunes 
filles. Qui oserait pénétrer dans ces forteresses du pou- 
voir marital et paternel, ou plutôt qui n'aurait la tenta- 
tion de Toser ? Mais, hélas ! les aventures, ici, sont plus 
rares qu'au Caire; la population est sérieuse autant 
qu'affairée: la tenue des femmes annonce le travail et 
l'aisance. Quelque chose de biblique et d'austère résulte 
de l'impression générale du tableau : cette mer encais- 
sée dans les hauts promontoires, ces grandes lignes de 
paysage qui se développent sur les divers plans des mon- 
tagnes, ces tours à créneaux, ces constructions ogivales, 
portent l'esprit à la méditation, à la rêverie. 

Pour voir s'agrandir encore ce beau spectacle, j'avais 
quitté le café et je me dirigeais vers la promenade du 
Raz-Beyrouth, située h gauche de la ville. Les feux rou- 
geâtres du couchant teignaient de reflets charmants la 
chafne de montagnes qui descend vers Sidon ; tout le 
hord de la mer forme à droite des découpures de rochers, 
et çà et là des bassins naturels qu'a remplis le flot dans 
les jours d'orage ; des femmes et des jeunes filles y plon- 
geaient leurs pieds en faisant baigner de petits enfants. 
Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des restes 
de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A 
gauche, près d'une petite mosquée qui domine un cime- 
tière turc, on voit quelques énormes colonnes de granit 
rouge couchées à terre -, est-ce là, comme on le dit, que 
fut le cirque d'Hérode-Agrippa ? 



344 VOYAGE EN OKIENT. 



¥1. — lie tombean d« MiBion. 

Je cherchai^ en moi-même à résoudre cette question, 
quand j'entendis des chants et des bruits d'instniments 
dans un ravin qui borde les murailles de la ville. 11 me 
sembla que c'était peut-être un mariage, car le carac- 
tère des chants était joyeux -, mais je vis bientôt paraître 
un groupe de musulmans «agitant des drapeaux, puis 
d^autres qui portaient sur leurs épaules un corps cou- 
ché sur une sorte de litière; quelques femmes suivaient 
en poussant des cris, puis une foule d^hommes encore 
avec des drapeaux et des branches d'arbre. 

Ils s'arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à 
terre le corps entièrement couvert de fleurs ; le voisi- 
nage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et 
même à l'impression des chants bizarres qu'ils enton- 
naient d'une voix traînante. La foule des promeneurs 
s'était réunie sur ce point et contemplait avec respect 
cette cérémonie. Un négociant italien près duquel j étais 
me dit que ce n'était pas là un enterrement ordinaire, 
et que le défunt était un santon qui vivait depuis long- 
temps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme 
un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence 
avait été, dans les derniers temps, une grotte situécsous 
une terrasse dans un des jardins de la ville; c'était là 
qu'il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu'on 
venait le consulter de toutes parts. 

De temps en temps il faisait une tournée dans la ville 
et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les 
boutiques des marchands arabes. Dans ce cas ces der- 
niers sont pleins de recx)nnaissance, et pensent que cela 
leur portera bonheur ; mais les Européens n'étant pas 
de cet avis, après quelques visites de cette pratique sin- 
gulière, ils s'étaient plaints au pacha et avaient obtenu 



SÉJOUR Al L1HAN« 34Ô 

qu'on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les 
Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s'étaient pas oppo- 
sés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon 
de provisions e^ de présents. Maintenant, le personnage 
étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu'on 
ne pleure pas un saint turc comme les morfels ordinaires. 
La certitude qu'après bien des macérations il a enfin 
conquis la béatitude éternelle, fait qu'on regarde cet 
événement comme heureux, et qu'on le célèbre au bruit 
des instruments ; autrefois il y avait même en pareil cas 
des danses, des chants d'aimées et des banquets publies. 
Cependant l'on avait ouvert la porte d'une petite con- 
struction carrée avec dôme destinée à être le tombeau 
du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule, 
avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment 
d'entrer, ils semblèrent repoussés par une force incon- 
nue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri 
de stupéfaction dans l'assemblée. Ils se retournèrent 
vers la foule avec colère et prétendirent que les pleu^ 
reuses qui suivaient le corps et les chanteurs d'hymnes 
avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. 
On recommença avec plus d'ensemble ; mais, au moment 
de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des 
vieillards élevèrent alors la voix. C'est, dirent-ils, un 
caprice du vénérable santon, il ne veut pas entrer les 
pieds en avant dans le tombeau. On retourna le corps, les 
chants reprirent de nouveau ; autre caprice, autre chute 
des derviches qui portaient le cercueil. 

On se consulta. « C'est peut-être, dirent quelques 
croyants, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de 
lui, il faudra lui en construire une plus belle. 

— Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non 
plus obéir à toutes ses idées, le saint homme a toujours 
été d'une humeur inégale. Tâchons toujours de le faire 
entrer ^ une fois qu'il sera dedans, peut-être s'y plaira-t-il ^ 
autrement il sera toujours temps de le mettre ailleurs. 



346 VOYACE EN ORIENT. 

— Comment faire? dirent les derviches. 

— Eh bien! il faut tourner rapidement pour Tétour- 
dir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se re- 
connaître, vous le pousserez dans l'ouverture. » 

Ce conseil réunit tous les suffrages; les chants reten- 
tirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, pre- 
nant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner 
pendant quelques minutes; puis, par un mouvement 
Fubit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec 
un plein succès. Le peuple attendait avec anxiété le ré- 
sultat de cette manœuvre hardie ; on craignait un ins- 
tant que les derviches ne fussent victimes de leur audace 
et que les murs ne s'écroulassent sur eux ; mais ils ne 
tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu'après 
quelques difficultés le saint s^était tenu tranquille : sur 
quoi la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit 
dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent 
la côte du Raz-Bevrouth. 

C'était le second miracle turc que j'eusse été admis 
à voir (on se souvient de celui de la Dhossa, où le shé- 
rif de la Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par 
les corps des croyants) ; mais ici le spectacle de ce mort 
capricieux, qui s'agitait dans les bras des porteurs et 
refusait d'entrer dans son tombeau, me remit en mé- 
moire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes 
fantaisies à une statue de bronze de l'Apollon syrien. 
C'était dans un temple situé à l'est du Liban, et dont 
les prêtres, une fois par année, allaient, selon l'usage, 
lavçr leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait 
toujours longtemps à cette cérémonie... il n'aimait pas 
l'eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes, 
et s'agitait visiblement sur les épaules des porteurs, 
qu'il renversait à plusieurs reprises. 

Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine 
habileté gymnastique des prêtres; mais faut-il avoir 
pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l'an- 



SFJOtn KV URAN. 347 

liqiiité? Pour moi, j'ai toujours été plus disposé à tout 
croire qu'à tout nier, et la Bible admettant les prodiges 
attribués à l'Apollon syrieu, lequel n'est autre que Baal, 
je ne vois pas pourquoi cette puissance accordée aux gé- 
nies rebelles et aux esprits de Python n'aurait pas pro- 
duit de tels effets ; je ne vois pas non plus pourquoi Tàma 
immortelle d 'un pauvre santon n'exercerait pas une action 
magnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté. 
Et d'ailleurs qui oserait faire du scepticisnoe au pied 
du Liban? Ce rivage n'est-il pas le berceau n^ôme de 
toutes les croyances du monde? Interroge? le premier 
montagnard qui passe : il vous dira que c'est sur ce point 
de la terre qu'eurent lieu les scènes primitives de la 
Bible ^ il vous conduira à l'endroit où fumèrent les pre- 
miers sacrifices*^ il vous montrera le rocher taché du 
sang d'Abel ; plus loin existait la ville d'Enochia, bâtie 
par les géants, et dont on distingue encore les traces ^ 
ailleurs c'est le tombeau de Chanaan, fils de Cham. 
Placez-vous au point de vue de l'antiquité grecque, et 
vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant 
cortège des divinités dont la Grèce accepta et trans- 
forma le culte, propagé par les émigrations phéni- 
ciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris 
de Vénus pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes 
mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent en- 
core des orgies nocturnes, qu'on allait prier et pleurer 
sur l'image de la victime, pâle idole de marbre ou d'ivoire 
aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes 
éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. Les 
chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la 
nuit du Vendredi-Saint : une mère en pleurs tient la 
place de l'amante, mais l'imitation plastique n'est pas 
moins saisissante ^ on a conservé les formes de la fête 
décrite si poétiquement dans l'idylle de Théocrite. 

Croyez aussi que bien des traditions primitives n'ont 
fait que se transformer ou se renouveler dans les cultes 



Ms yovage es orient. 

nouveaux. Je ne sais trop si notre Église tient beaucoup 
à la légende de Siméon Stylite, et je pense bien que l'on 
peut, sans irrévérence, trouver exagéré le système de 
mortification de ce saint ^ mais Lucien nous apprend 
encore que certains dévots de Tantiquité se tenaient de- 
bout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre que 
Bacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en 
l'honneur de Priape et de Junon. 

Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs 
antiques et de rêveries religieuses où conduisent si in- 
vinciblement l'aspect des lieux et le mélange de ces po- 
pulations, qui résument peut-être en elles toutes les 
croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, 
Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu'au Bouddha 
indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux... 
Ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville, 
l'emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte 
d'Alexandrie de l'époque romaine? Mais non, tout est 
calme et morne aujourd'hui sous l'influence des idées 
modernes. C'est dans la montagne que nous retrouverons 
sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges con- 
trastes que tant d'auteurs ont indiqués, et que si peu ont 
été à même d'observée. 



APPENDICE 



MOEURS DES ÉGYPTIENS MODERNES 



I 



DE LA CONDITION DES FEMMES. 

On a cru longtemps que l'islamisme plaçait la femme dans 
une position très-inférieure k celle de Tbomme , et en fai- 
sait, pour ainsi dire, l'esclave de son mari. C'est une idée 
qui ne résiste pas à l'examen sérieux des mœurs de l'Orient. 
Il faudrait dire plutôt que Mahomet a rendu la condition des 
femmes beaucoup meilleure qu'elle ne l'était avant lui. 

Moïse établissait que l'impureté de la femme, qui met au 
jour une fille et apporte au monde une nouvelle cause de 
péché, doit être plus longue que celle de la mère d'un enfant 
roàle. Le Talmud excluait les femmes des cérémonies reli- 
gieuses et leur défendait l'entrée du temple. Mahomet , au 
contraire, déclare que la femme est la gloire de l'homme; 
il lui permet l'entrée des mosquées, et lui donne pour mo- 
dèles Âsia, femme de Pharaon, Marie, mère du Christ, 
et sa propre fille Fatime. Abandonnons aussi l'idée euro- 
péenne qui présente les musulmans comme ne croyant pas 
à l'âme des femmes. Il est une autre opinion plus répandue 
encore , qui consiste k penser que les Turcs rêvent un ciel 
peuplé de liouris, toujours jeunes et toujours nouvelles, c'est 
une erreur; les houris seront simplement leurs épouses ra- 
jeunies et transfigurées^ car Mahomet prie le Seigneur d'ou- 

30 



350 APPENUICE. 

vrir rËden aux vrais croyaols, aiusi qu*k leurs parents, k 
leurs épouses el à leurs enfants qui auraient pratiqué la 
vertu. <r Entrez dans le paradis, s'écrie-t-il ; vous et vos com- 
pagnes, réjo.uissez-vous ! ^ 

Après une telle citation et bien d'autres qu'on pourrait 
faire, on se demande d'où est né le préjugé si commun en- 
core parmi nous. 11 faut peut-êlr^ n'en Da% cberoher d'autre 
motif que celui qu'indique un de nos vieux auteurs. « Cette 
tradition fut fondée sur une plaisanterie de Mahomet à une 
vieille femme , qui se plaignait à lui de son sort sur le sujet 
du paradis; car il lui dit que les vieilles femmes n'y entre- 
raient pas, et, sur ce qu'il la voyait inconsolable, il ajouta 
que toutes les vieilles seraient rajeunies avant d'y entrer. » 

Du reste , si Mahomet , comme saint Paul , accorde k 
l'homme une autorité sur la femme, il a soin de faire re- 
marquer que c'est en ce sens qu|il est forcé de la nourrir 
et de lui constituer un douaire. Au contraire, l'Européen 
exige une dot de la femme qu'il époose. 

Quant aux femmes veuves ou libres à un titre quelconque, 
elles ont les marnes droits que les hommes^ elles peuvent 
acquérir, vendre, hériter ; il est vrai que l'béritage d'une 
fille n'est que le tiers de celui du fils i mais, avant Mahomet, 
les biens du père étaient partagés entre les seuls enfanta 
capables de porter les armes. Les principes de l'islamisme 
s'opposent si peu même h la domination de la femme , que 
l'on peut citer dans l'histoire des Sarrasins un grand nom- 
bre de sultanes absolues, sans parler de la domination réelle 
qu'exercent du fond du sérail les sultanes mères et tes favo- 
rites. 

Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les 
harems s'accordent h vanter le bonheur des femmes musul- 
manes. « Je suis persuadée, dit lady Montagne, que les fem- 
mes seules sont libres eu Turquie. » Elle plaint même un 
peu le sort des maris, forcés, en général, pour cacher une 
infidélité, de prendre plus de précautions encore que chez 
nous. Ce dernier point n'est exact peut-être qu'à l'égard des 
Turcs qui ont épousé une femme de grande famille. Lady 
Morgan remarque très-justement que la polygamie, tolérée 
seulement par Mahomet , est beaucoup plus rare en Orieol 

qu'^a Europe, où elle C2^.iste s>ou3 d'autres noms. U faut donc 



DE LA CONDITION DES FEMMES. 351 

renoïKîer tout k fait k l'idée de ces harems dépeints par Tau- 
teur des Lettres persanes, où les femmes, n'ayant jamais vu 
d** hommes y étaient bien forcées de trourer aimable le ter- 
rible et galant Usbek. 

Ceci nous amène à parler de la punition des femmes adul- 
f^res. On croit généralement que tout mari a le droit de se 
faire justice et de jeter sa femme k la mer dans un sac de 
cuir avec un serpent et nn chat. El, d*abord, si ce supplice 
a eu lieu quelque{pis, il n'a pu Mre ordonné que par des 
Rullans ou des pachas as^ez puissants pour en prendre la 
responsabilité. Nous avons vu de pareilles vengeances pen- 
dant le moyen âge chrétien. 

Reconnaissons que , si un homme tue sa femme surprise 
en flagrant délit, il est rarement puni, k moins qu'elle ne 
soit de grande famille; mais c'est k peu p^^s comme cher 
nous, où les juges acquittent généralement le meurlrier en 
pareil cas; autrement il faut pouvoir produire quatre té- 
moins, qui, s'ils se trompent ou accusent k faux, risquent 
chacun de recevoir qnalre-vingts coups de fouet. Quant k la 
femme et k son complice, dûment convaincus du crime, ils 
reçoivent cent coups de fouet chacun en présence d'un cer- 
tain nombre de croyants. 11 faut remarquer que les esclaves 
mariées ne sont passibles que de cinquante coups, en vertu 
de celte belle pensée du législateur que les esclaves doivent 
être punis moitié moins que les personnes libres, l'esclavage 
ne leur laissant que la moitié des biens de la vie. 

Tout ceci est dans le Coran; il est vrai qu'il y a bien des 
choses, dans le Coran comme dans l'Ëvangile, que les puis- 
sants expliquent et modifient selon leur volonté. L'Évangite 
ne s'est pas prononcé sur l'esclavage , et , sans parler des 
colonies européennes, les peuples chrétiens ont des esclaves 
en Orient, comme les Turcs. Le bey de Tunis vient, du reste, 
de supprimer Tesclavage dans ses Étals, sans conirevenir 
k la loi musulmane. Cela n'est donc qu'une question de 
temps. Mais quel est le voyageur qui ne 8*esl étonné de la 
douceur de l'esclavage oriental? L'esclave est presque un 
enfant adoptif et fait partie de la famille. Il devient souvent 
l'héritier du maître; on l'alTranchit presque toujours k sa 
mort en lui assurant des moyens de subsistance. 11 ne faut 
voir dans l'esclavage dos pays musulmans qu'un moyen d'as- 



352 APPENDICE. 

similation, qu'une société qui a foi dans, sa force tente s«r 
les peuples barbares. 

Il esl impossible de méconnaître le caractère féodal et 
militaire du Coran. Le vrai croyant est Thomme pur et fort 
qui doit dominer par le courage ainsi que par la vertu ; plus 
libéral que le noble du moyen âge, il fait part de ses privi- 
lèges à quiconque embrasse sa foi ; plus tolérant que l'Hé- 
breu de la Bible, qui non-seulement n'admeltail pas les 
conversions, mais exterminait les nations vaincues, le mu- 
sulman laisse à chacun sa religion et ses mœurs, et ne ré> 
clame qu'une suprématie politique. La polygamie et l'escla- 
vage sont pour lui seulement des moyens d'éviter de plus 
grands maux, tandis que la prostitution, cette autre forme 
de l'esclavage, dévore comme une lèpre la société euro- 
péenne, en attaquant la dignité humaine, et en repoussant 
du sein de la religion, ainsi que les catégories établies par 
la morale, de pauvres créatures, victimes souvent de l'avi- 
dilo des parents ou de la misère. Veut-on se demander, en 
outre, quelle position notre société fait aux bâtards, qui 
constituent environ le dixième de la population ? La loi ci- 
vile les punit des fautes de leurs pères en les repoussant de 
la famille et de l'héritage. Tous les enfants d'un musulman, 
au contraire, naissent légitimes; la succession se partage 
également entre eux. 

Quant au voile que les femmes gardent, on sait que c'est 
une coutume de l'antiquité que suivent en Orient les femmes 
cbréiiennes, juives ou druses, et qui n'est obligatoire que 
dans les grandes villes. Les femmes de la campagne et des 
tribus n'y sont point soumises; aussi les poèmes qui célè- 
brent les amours de Keis et Leila, de Khosrou et Scbiraï, de 
Gerail et Schamba et autres ne font-ils aucune mention des 
voiles ni de la réclusion des femmes arabes. Ces fidèles 
amours ressemblent, dans la plupart des détails de la vie, k 
ces belles analyses de sentiment qui ont fait battre tous les 
cœurs jeunes depuis Daphnis et Ghloé jusqu^à Paul et Vir- 
ginie. 

Il faut conclure de tout cela que l'islamisme ne repousse 
aucun des sentiments élevés attribués généralement à la so- 
ciété chrélienne. Les différences ont existé jusqu'ici beau- 
coup plus dans la forme que dans le fond des idées; les 



LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE. ZSH 

mn^nlmam ne consliluent en réalité qu'une sorte de secte 
chrétienne; beaucoup d'hérésies protestantes ne sont pas plus 
éloi^iées qu'eux des principes de rÉvaogile. Gela est si 
vrai, que rien n'oblige une chrétienne qui épouse un Turc k 
changef de religion. Le Coran ne défend aux fidèles que de 
s'unir k des femines idolâtres, et convient que, dans toutels 
les religions fondées sur l'unité de Dieu il est possible de 
faire son salut. 



II 



LA VIE INTERIEURE AU CAIRE. 

L'homme qui a atteint Tâge de se marier et qui ne se marie 
pas n'est point considéré en Egypte, et s'il ne peut alléguer 
de motifs plausibles qui le forcent à rester célibataire, sa ré 
putation en souffre. Aussi voit-on beaucoup de mariages 
dans ce pays. 

Le lendemain de la noce, la femme prend possession du 
harem, qui est une partie de la maison séparée du reste. Des 
filles et des garçons dansent devant la maison conjugale, ou 
' dans aine de ses cours intérieures. Ce jour-là, si le marié est 
jeune, l'ami qui, la veille, Ta porté jusqu'au harem* vient 
chez lui accompagné d'autres amis; l'on emmène le marié à 
la campagne pour toute la journée. Cette cérémonie est nom- 
mée El-Houroubeh (la fuitej. Quelquefois le marié lui-même 
arrange cette fête et fournit k une partie de la dépense, si elle 
dépasse le montant de la contribution (nukout) que ses amis 
se sont imposée. Pour égayer la fête, on loue souvent des 
musiciens et des danseuses. Si le mari est d'une classe infé- 
rieure, il est reconduit chez lui processionnellement, précédé 
de trois ou quatre musiciens qui jouent du hautbois et battent 
du tambour; les amis et ceux qui accompagnent le nouveau 
marié portent des bouquets. S'ils ne rentrent qu'après le cou- 
cher du soleil, ils sont accompagnés d'hommes portant des 

> Le mnrié« s'il est jeune et célibataire, doit paraître timide, et c'est 
lin de ses amis qni, feignant de Ini faire violence, le porte jusqu'à la 
rhambrc niiplialc du harem. 

30. 



/ 



354 APPBNMCE. 

meêchals^ espcce de perche munie d'un réceptacle de forme 
cylindrique en fer, dans lequel on place du bois Miflammé. 
Ces perches supportent quelquefois, deux, trois, quatre ou 
cinq de ces fanaux qui jettent un vive lumière sur le passage 
de la procession. D'autres personnes portent des lampes, et 
)e8 amis du marié des cierges allumés et des bouquets. Si le 
mari est assez à son aise pour te faire, il prend ses arrange- 
ments de façon que sa mère puisse demeurer avec lui et sa 
femme, afin de veiller à Thoniieur de celle-ci et au sien. 
C'est pour cela, dit-on, que la belle-mère de sa femme est 
nommée Hama; ce qui veut dire prolectrice on gardienne. 

Quelquefois le mari laisse sa femme ctiez ta propre mère de 
celle-ci, et paye Tentretien de toutes deux. On croirait que 
celle manière d'agir devrait rendre la mère de la mariée soi- 
gneuse de la conduite de sa fille, ne filt-ce que par intérêt, 
pour conserver la pension que lui fnil le mari, et empêcher 
que celui-ci ne trouve un prélexîepour divorcer. Mais il arrive 
Irop souvent que cet espoir est trompé. 

En généra], un homme priidfnt qui se marie craint beau- 
coup les renronlres de sa femme avec sa belle-mère; il lâche 
de lui ôler toute occasion de voir sa Olle, et ce préjugé est si 
enraciné que l'on croit beaucoup pins sûr de prendre pour 
épouse une femme qui n'a ni mère ni proche parente : il est. 
même défendu à quelques femmes de recevoir aucune amie 
du sexe féminin, si ce n'est celles qui sont parentes du mari. 
Cependant celle reslriclion n'est pas généralement observée. 

Comme nous l'avons dit plus haut, les femmes habitent le 
liarem, partie séparée du domicile des Égyptiens; mais, en 
général, celles qui ont le lilre <\*épouses ne sont pas considé- 
rées comme prisonnières. Elles onl ordinairement la liberlé 
de sortir et de faire des visites, et elles peuvent recevoir pres- 
que aussi souvent qu'elles le désirent la visite des femmes 
leurs amies. Il n'y a que les esclaves qui ne jouissent pas de 
celle liberlé, h cause de leur élat de servitude qui les rend 
soumises aux épouses et aux maîtres. 

Un des soins principaux du matire en arrangeant les appar- 
tements séparés qui doivent servir k rhabitation de ses fem- 
mes, est de trouver les moyens d'empêcher qu'elles puissent 
^tre vues par des domestiques mâles ou d'autres hommes, 
^an$ être couvertes selon les règles que la religion prescrit. 



LA VIE IVrÉBIEl'RC AU CAIRE. 3ô5 

I^e Coran c<»nUenl à ce sujet les paroles suivantes, qui démon- 
treni la nécessité où est toute Muslime, femme d'un homme 
d'*origine arabe, de cacher aux hommes tout ce qui est at- 
trayant en elle, ainsi que les ornements qu'elle porte : 

a Dites aux femmes des croyants qu'elles doivent comman- 
<e «1er à leurs yeux et préserver leur modestie de toute atteinte ; 
« qu'elles ne doivent point faire voir d'autres ornements que 
« ceux qui se montrent d'eux-mêmes : qu'elles doivent étendre 
« leurs voiles sur leurs seins, et ne montrer leurs ornements 
« qu'à leurs maris, ou à leur père ou au pi>re de leurs maris, ou 
tr h, leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou k leurs frères, ou 
« aux liis de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux 
m femmes de ceiiaM;t, ou k ceux des esclaves qu'elles possè- 
« dent, ainsi qu'aux hommes qui les servent et n'ont besoin 
« ni de femmes ni d'enfants. — ]jes femmes s'abstiendront de 
<i faire du bruit avec leurs pieds de manière k découvrir les 
c ornements qu'elles doivent cacher. » — Ce dernier passage 
fait allusion k la coutume qu'avaient les jeunes Arabes, du 
temps du prophète, de frapper l'un contre i'aulre, les orne» 
inenls qu'elles portaient généralement au-dessus de la che- 
ville du pied. Beaucoup de femmes égyptiennes ont conservé 
ce m^'me genre d'ornements. 

Four opliquer le pa.ssage ci-dessus du Coran, qui sans 
cela pourrai! prêter à une fausse idée des coutumes modernes, 
au sujet de l'admission ou de la non-admission de certaines 
ptirsonnes au harem, il est très-nécessaire de transcrire ici 
deux notes importantes, tirées d'illustres commentateurs. 

La première f^e rapporte k l'expression : « ot« aux femmes 
de cenoHii. » C'esl-k-dire que ces femmes doivent être de la 
religion de Maliomet, car il est considéré comme illégal ou au 
moins comme indécent qu'une femme qui est uue vraie 
croyante se découvre devant ce qu'on appelle une infidèle, 
parce que l'on pense que cette dernière ne s'abstiendra pas de 
ia décrire aux hommes. D'autres pensent qu'en général les 
femmes étrangères doivent être repoussées du harem, mais 
les docteurs de la foi ne sont pas d'accord sur ce point. Il est 
constant qu'en Egypte, et peut-être aussi dans tous les autres 
pays 011 l'islamisme est professé, on ne trouve plus inconve- 
nant qu'une femme, qu'elle soit libre, domestique, esclave, 
chrétienne où juive, muslime ou païenne, soit admise dans 



356 APPENDICE. 

dans an harem. Pour ce qui est de la seconde partie, où il 
est parlé d'esclaves, on lit dai^s le Coran : « Les esclaves des 
« deux sexes font partie de Texception ; on croit aussi que 
« les domestiques qui ne sont pas esclaves sont compris dans 
« Texception, ainsi que ceux qui sont de nations étrangères. » 
 l'appui de cette allégation, on cite que « Mahomet ayant 
« fait à sa fille Fatime cadeau d'un homme esclave, celle-ci 
« le voyant entrer, n'ayant qu'un voile si exigu qu'elle devait 
« opter entre la nécessité de laisser sa tête découverte ou de 
« découvrir la partie inférieure de son corps, se tourna vers 
« le prophète, son père, lequel, voyant son embarras, lui dit 
« qu'elle ne devait avoir aucun doute, puisque son père et un 
« esclave étaient seuls présents. » — Il est possible que cette 
coutume soit en usage chez les Arabes des déserts; mais en 
Egypte on ne voit jamais un esclave adulte pénétrer dans le 
harem d'un homme considérable, soit qu'il en fasse partie ou 
non. L'esclave mâle d'une femme peut obtenir cette faveur 
peut-être, parce qu'il ne peut devenir son mari tant qu'il est 
esclave. 

On s'étonne de ce que dans l'article du Coran dont nous 
parlons, il n'est nullement question des oncles, comme ayant 
le privilège de voir leurs nièces sans voile. Mais on pense 
que c'est pour éviter qu'ils fassent à leur fils une description 
trop séduisante de leurs jeunes cousines. Les Égyptiens con- 
sidèrent comme très-inconvenant que l'on fasse l'analyse des 
traits d'une femme; il est peu j)oli de dire qu'elle a de beaux 
yeux, un nez grec, une petite bouche, etc., en s'adressant a 
quelqu'un du sexe masculin auquel la loi défend de la voir; 
mais on peut la décrire en termes généraux en disant qu'elle 
est aimable et qu'elle est embellie par le kohel et le henné^. 

En général, un homme ne peut voir sans voile que ses 
femmes légitimes et ses esclaves femelles, ou bien les femmes 
que la loi lui défend d'épouser, a cause de leur degré trop 
rapproché de consanguinité, ou parce qu'elles ont été, ou sa 
nourrice, ou celle de ses enfants, ou qu'elles sont proches 

1 Le kohel ai un collyre aromatique qui noircit les paupières supé- 
rieures et inférieures, et que l'on obtient en brûlant des coquilles 
d'amandes auiquelles on ajoute cerUiines herbes. 

Le henné est une poudre végétale avec laquelle les femmes teignent 
certaines parties de leurs mains et de leurs pied?. 



LA VIK INTÉKIEURE AU CAIRE. 367 

parentes de sa nourrice. — Le voile est de la plus haute an- 
tiquité. 

On croit en Egypte qu'il est plus nécessaire qu'une femme 
couvre la partie supérieure, et même le derrière de sa tête, que 
son visage; mais ce qui est plus nécessaire encore, c'esl qu'elle 
cache plutôt son visage que la plupart des autres partiçs de 
son corps : par exemple, une femme qu'on ne peut décider k 
ôler son voile devant des hommes, ne se fera aucun scrupule 
de mettre k nu sa gorge, ou presque toute sa jambe. 

La plupart des femmes du peuple se montrent en public la 
face découverte, mais on dit que la nécessité les y force; parce 
qu'elles n'ont pas les moyens de se procurer des borghots 
(voiles de visage). 

Lorsqu'une femme respectable est surprise sans voile, elle 
se couvre précipitamment de son tarhah ( voile qui couvre la 
tête) et elle s'écrie : « malheur! 6 peine extrême! » Cepen- 
dant nous avons remarqué que la coquetterie les engage quel- 
quefois k faire voir leur visage aux hommes, mais toujours 
comme par l'effet du hasard. Du haut de la terrasse de leurs 
maisons ou k travers des jalousies, elles ont l'air de regarder 
siins interruption ce qui se passe autour d'elles, mais souvent 
elles découvrent leur visage avec le dessein bien arrêté qu'il 
soit vu. 

Au Caire, les maisons sont, en général, petites, et l'on n'y 
trouve guère, au rez-de-chaussée, d'appartements pour les 
hommes; il faut donc qu'ils montent au premier étage, où 
sont, ordinairement, les appartements des femmes. Mais pour 
éviter des rencontres que l'on qualifie de fâcheuses en Egypte, 
mais qu'en France on regarderait comme heureuses, les 
hommes qui montent l'escalier ne discontinuent point de 
crier bien haut : Destour! (permission) y a sitil (ô dame!) 
ou de faire d'autres exclamations, afin que les femmes qui 
pourraient se trouver sur cet escalier puissent se retirer, ou 
tout au moins se voiler, ce qu'elles font en tirant leur voile 
dont elles se couvrent le visage de manière k ne laisser qu'un 
œil k peine visible. 

Les musulmans portent k un tel excès l'idée du caractère 
sacré des femmes, qu'il est chez eux défendu aux hommes 
de pénétrer dans les tombeaux de quelques-unes d'entre 
elles; par exemple, ils ne peuvent entrer dans ceux des 



358 APPENDICE:. 

femmes du prophète , ni dans ceux d'antres femmes de sa 
famille , que Ton trouve dans le cimetière de El-Médeneh , 
tandis qu'il est permis aux femmes de tisiter librement tous 
ces tombeaux. Jamais aussi on ne dépose dans la même tombe 
un homme el une femme, k moins qu'un mur de séparation 
ne ^it élevé entre les deux cercueils. 

Tous les musulmans ne «.ont pas si rigides au sujet des 
femmes, car M. Lane, l'auteur de ces détails intéressants S 
dit qu'un de ses amis, musulman, lui a fait voir sa mère, 
âgée de cinquante ans, mais qui, par son embonpoint et sa 
fraîcheur, ne paraissait pas en avoir plus de quarante. <r Elle 
« venait, dil-il, jusqu'à la porte du hareuu extrême limite 
« pour les visiteurs; elle s'asseyait contre la porte delà pièce 
c sans vouloir y entrer. Gomme si c'était par accident, elle 
« laissait tomber son voile et voir son visage à découvert; 
« ses yeux étaient bordés de kohel, et elle ne s'efforçait pas 
n de cacher ses diamants^ ses émeraudes et autres bijoux ; 
< au contraire, elle avait l'air de vouloir les faire remar- 
«r quer. Cependant ce musulman ne m'a jamais permis de 
« voir sa femme, quoiqu'il m'ait laissé causer avec elle, en 
« sa présence, à l'angle d'un mur près de la terravsse, d'où 
« je ne la pouvais pas voir. » Quoi qu'il en soit, les femmes 
sont généralement moins retenues en Egypte que dans Jes 
autres parties de l'Empire ottoman; {l n'est pas rare de voir 
des femmes badiner en public avec des hommes, mais .ceci 
se passe dans la classe du peuple. On croirait, d'après cela, 
que les femmes des classes moyennes et plus élevées se sen> 
tent souvent fort malheureuses, et détestent la réclusion à 
laquelle elles sont condamnées; mais, tout au contraire, une 
Égyptienne attachée à son mari est offensée si elle jouit de 
trop de liberté ; elle pense que, né la surveillant pas si sévè- 
rement que cela doit avoir lieu d'après les usages, son époux 
n'a plus pour elle autant d'amour, et souvent elle envie Je 
sort des femmes qui sont gardées avec plus de sévérité. 

Quoique la loi aulorise les Égyptiens a prendre q^ictfrê 
épouses, et «niant de concubines tsclaves qu'ils en venltinl, 
un les voit assez ordinniremenl n'avoir qu'une q)ouse ou 

* Une grando |w»iift<ît*'re! îiï>|)fndice v»\ m elfel trailuite ou lH»j|ét 
dS roavni|,M; di; Wiiliiini l^J^^, 



\ 



LA VIE INTKRIËIRK AU CAIK£. 359 

uoe concubine esclave. Cepeodaat un liomme, lou( en se 
bornant à la possession d'une seule fammtt > peut en chan- 
ger aussi souvent que la fantaistd lui en prend, «t il est rare 
de trouver au Caire des gens qui n'aient piia divorcé nu 
moins une fois, si leur état d'bumniQ mariée dule do long- 
temps. Le mari peut, dès que cola lui plaît» dire à $à femmf)- 
Tu es divorcée^ que ce désir d^ sa part ioit ou non riii^n- 
nable. Après la prononciation de c^ «rrél, h femme doit 
quitter la maison du mari» et chercher un abri soit chez des 
ainis ou chez des parents. La faculté qu'oui les hommes de 
prononcer un divorce injuste est la source de lu plus grande 
iuquiétnda cho% las femm^ , et otitt^ inqniétude surpasse 
toutes les autres peines, lorsqu'elles y voient pour consé- 
quences l'abandon et la misère ; d'autros femmes, au con- 
traire, qui voient dans le divorce un mo^en d'ciméliorer leur 
sort, pensent tout autrement, et appellent k divorce de tous 
leurs vœux^. 

Deux fois un homme peut divorcer d'avec la même' femme 
et la reprendre ensuite sans la moindre formsdité ; mms la 
troisième fois il ne peut la reprendre légalement qu'autant 
qu'elle ait, dans l'intervalle du divorce, contracté un aulre 
mariage et qu'un divorce de ce mariage ait eu lieu, 

tt Je puis, dit M. Lane, citer à l'appui de ce que j'avance 

« un cas où l'un de mes amis a servi de témoin. 11 se trou- 

« \ait avec deux autres hommes dans un café; un de ces 

<c derniers paraissait irrité contre sa femme, avec laquelle il 

« avait eu quelque différend de ménage. Après avoir exposé 

<f ses griefs, le mari irrité .envoya quérir sa femme, et aus-» 

tt. sitôt qu'elle vint, il lui dit : Tu es divorcée triplement! puii^ 

<c s'adressant aux deux autres hommes présents» il «ûouta» : 

« Et vous, mes frères, êtes témoins. Cependant il se repentit 

tt bientôt de sa violence et voulut reprendre sa femme, mais 

tf celle-ci s'y refusa et en appela k la loi de Dieu (Shara 

tt Allah). La cause fut portée devant le juge. La femme était 

« la plaignante, et le défendeur était le mari; elle déclara 

tt que celui-ci avait prononcé contre elle l'arrêt du triple di« 

tt vorce, et qu'k présent il voulait la reprendre et vivre avee 

tt elle comme épouse, contrairement à la loi, et conséquem- 

tt ment en état de péché. Le défendeur nia avoir prononcé les 

«. mQls sacramentels qui constituent le divorce, ^ Avez-vou» 



360 APPENDICE. 

« des lémoins ? dit le juge k la plaignante : — Oui, dit-elle, 
« voici deux témoins. Ces témoins étaient les deux hommes 
« qui s'étaient trouvés au café lors de la prononciation de la 
« sentence qui constitue le divorce. Ils furent invités k faire 
c leur déposition , et ils déclarèrent qu'en effet cet homme 
« avut prononcé contre sa femme le triple divorce, et qu'ils 
« étaient présents. Alors le mari déclara, de son cÂté, qu'en 
« ^ffet il y avait eu prononciation de divorce, mais qu'une 
« aittire de ses femmes en était l'objet. La plaignante assure 
« que cela était impossible, puisque le défendeur n'avait pas 
« d'autre femme , k quoi le juge répondit qu'il n'était pas 
« possible qu'elle sût cela. Se tournant alors vers les té- 
« moins, il leur dmnanda le nom de la femme divorcée en 
« leur présence , mais ils déclarèrent l'ignorer. Les ayant 
« ensuite questionnés sur l'identité de la femme, les témoins 
« dirent ne pouvoir l'afGrmer, puisqu'ils ne l'avaient vue 
« que voilée. Le juge, d'après l'incertitude qui semblait en- 
« tourer la cause, trouva juste de débouter la femme de sa 
« plainte et d'ordonner qu'elle rentrerait dans le domicile 
« conjugal. Elle aurait pu exiger qu'il fit comparaître la 
« femme contre laquelle il avait prononcé le divorce dans le 
« café, mais cela lui eût peu servi, car il eût facilement 
4c trouvé une femme pour remplir ce rdle, la production d'un 
« acte de mariage n'étant pas nécessaire en Egypte, où pres- 
« que tous les mariages se font ;$ans acte écrit, et souvent 
< même sans témoins » 

Il arrive assez fréquemment que l'homme qui a prononcé 
contre sa femme le troisième divorce et qui veut la reprendre 
de son consentement , surtout lorsque le divorce a été pro- 
noncé en l'absence de témoins, n'observe pas la loi prohibi- 
tive qui lui interdit de la reprendre, si elle n'a pas été re- 
mariée dans l'intervalle. 

, Des hommes, religieusement attachés k l'observance de la 
loi, trouvent moyen de s'y conformer, en se servant d'un 
homme qui épouse la femme divorcée, et s'engage k la répu- 
dier le lendemain du mariage et a la donner k son précé- 
dent mari, dont elle redevient la femme en vertu d'un second 
contrat, quoique cette manière d*agir soit absolument en 
contradiction . avec la loi. Dans ces cas, la femme peut, si 
elle est majeure, refuser son conseniemenl ; dans le cas de' 



LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE. 361 

minorité, son père ou son tuteur légal peut la marier à qui 
bon lui semble. 

Lorsqu'un homme, pour ravoir sa femme divorcée, veut 
se conformer à Tusage qui exige un mariage intérimaire 
avant qu'il puisse la reprendre, il la marie d'ordinaire k un 
pauvre très-laid et quelquefois à un aveugle. Cet homme est 
appelé MustahaU ou Mustahull. 

On peut aisément concevoir que la facilité avec laquelle 
se font les divorces a des effets funestes sur la moralité des 
deux sexes. On trouve en Egypte bien des hommes qui ont 
épousé vingt ou trente femmes dans l'espace de dix ans ; et 
il n'est pas rare de voir des femmes, jeunes encore, qui ont 
été successivement les épouses légitimes d'une douzaine 
d'iiommes. H y a des hommes qui épousent tous les mois 
une autre femme. €ette pratique peut avoir lieu mjème parmi 
les personnes peu fortunées ; on peut choisir, en passant 
dans les rues du Caire, une belle veuve jeune, ou une 
femme divorcée de la classe inférieure, qui consent k se 
marier avec Thomme qui la rencontre, moyennant un douaire 
d'environ douze francs cinquante centimes^ et lorsqu'il la 
renvoie, il n'est obligé qu'au payement du double de cette 
somme pour subvenir k son entretien durant Veddeh qu'elle 
doit alors accomplir. Il faut cependant dire qu'une sem- 
blable conduite est généralement considérée comme très- 
immorale, et qu'il y a peu de parents de la classe moyenne 
ou des classes élevées qui voudraient donner leur fille à un 
homme connu pour avoir divorcé plusieurs fois. 

La polygamie, qui agit aussi d'une manière bien nuisible 
sur la moralité des époux, et qui n'est approuvée que parce 
qu'elle sert k prévenir plus d'immoralité qu'elle n'en occa- 
sionne, est plus rare chez les grands et dans la classe moyenne 
que dans la basse classe, quoique ce cas ne soit pas très- 
fréquent dans cette dernière. Quelquefois un pauvre se per- 
met deux ou plusieurs femmes, dont chacune puisse, par le 
travail qu'elle fait, k peu près fournir k sa subsistance; mais 
la plupart des personnes des classes moyennes ou élevées re- 
noncent k ce système k cause des dépenses et des désagré- 
ments de toute espèce qui en résultent. 

Il arrive qu'un homme qui possède une femme stérile, et qui 
l'aime trop pour divorcer d'avec elle, se voit obligé de prendre 

31 



362 JH>r»ËNDfCE. 

une seconde épouse dans leseàl e^ii) d'avoir des eiifants; 
pour le même molif il peut en prendre jusqu'à quatre. Mais, 
en général, c'est l'inconstance qui est la passion pHneipide 
de ceux qtii s'adonnent à la polygamie oa aux divorces fré^ 
qnents ; peu d'hommes font usage de cette faeidté, et l'on 
r^eonlre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes 
légitimes. 

Lorsqu'on homme déjà marié dé^re prendre «ne deuxième 
épouse femme t^u fiUe, le père de cette devotère, ott la femme 
eile-^mème, refusent de consentir à cette nnimi, à moins q4i'ii 
ne divorce préalablement avec sa première femme; on voit par 
ceci cfue les femmes, en général, n'approuvent pas la jpoly- 
gamie. Les hommes riches, ceux dont les moyens sont bornés, 
et même ceux de la classe inférieure, donnent à 'chacane de 
leurs femmes des maisons différentes. L'épouse reçoit, ou 
petit exiger de l'époux, une description détaitiée^dn logiesient 
qui hïï est destiné, soit dans une maison seule, soit ctons un 
appartement qui doit contenir une chambre pour cotKher et 
passer la journée, une cuisine et ses dépendances ; ttài ap- 
partement doit élre ou doit pouvoir être séparé on clos, sans 
communication avec aucun dies appartements de la même 
mais(m. 

La seconde femme est, comme nous l'avons dit, iiom^mée ' 
Durrah (ce mot veut dire Perroquet^ et est peut-être employé 
dértsoirement] ; on parle souvent des querelles qu'elles sus* 
citent, chose assez concevable, car lorsque deux femmes se 
partagent les attentions et l'affection d'im seul homme, il est 
rare qu'elles vivent ensemble en bonne harmonie. Les épouses 
et les esclaves concubines, vivant sous le même toit, ont aussi 
souvent des disputes. La loi enjoint aux hommes qui ont deux 
femmes ou davantage d'être absolument impartiaux a leur 
égard ; mais la stricte observation de cette loi est bien rare. 

Si la grande dame est stérile, et qu'une autre épouse, ou 
même une esclave, donne un enfant au chef de la famille, 
souvent celle-ci devient la favorite de l'homme, «t la grande 
dame est méprisée par elle, comme la femme d'Abraham le 
fut par Agar. Il arrive alors, assez l^quemment, queja pre- 
mière épouse perd son rang et ses privilé^, et que l'autve^ 
devient la grandie dame; son titre de favorite du mafCre- lui 
ailire de la part de sa rivale ou de ses rivales^ ainsi que de 



LA VIE I>TÉH1£U9E AU. CAIRE. ' 2ê^ 

, celle de Iputesles feiQiBes in bar^m ^ des lis^met <|ui 
viennent y faire visite, toutes les marquer ^xlérieares de f^9- 
.pect dont jouissait autrefpisi eell^ h laquelle etie sucQède; 
mais il n'est ^^ rare que le poison vienne 4étruir^ cette 
prééJBÎnence. Lorsqu'un hoQime accorde. ee4te préféreftce à 
une deuxième femme, il s'ensuit souvent que la pr^nière est 
déclarée nashizeh \ soit par son mari, ou k sa propre requête 
faite au magistrat. Cependant il y a un graad nombre d'ex^ip- 
pies de femmes délaissées qui agissent avec une soumission 
exemplaire envers leurs maris, et qui sont prévenantes envers 
la favorite. 

Quelques fen^mes oi^t des esclaves qui ^m\ leur propriété 
et qui ont été achetées pour dles, eu qu'e4les ^nt reçues en 
cadeau avant leur mariage. €elle»>ci ne peuvent servir de 
concubine au mari que du consentement de leurs maîtresses. 
Cette permission est quelquefois accordée, mais ce cas e^t 
rare; il est des femmes qui ne permettent pa$ même k leurs 
esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari. Si 
une esclave, devenue la concubine du mari sa9s le consen- 
tement de sa femme, lui donne un enfant, cet enfant est 
esclave, k moins qu'avant la naissance de cet enfant l'e^laye 
n'ait été vendue ou donnée au père. 

Les esclaves blanches sont ordinairement posséjdées p^r 
les Turcs riches. Les esclaves concubines ne peuvent êti;e 
.idolâtres; elles viennent généralemep^ de l'Abyssinie,, ei les 
Égyptiens riches et de la classe moyenpe en font l'aequisitiaQ ; 
leur peau est d'un brun (once ou bronzée. P'après leurs traitç, 
elles semblent être d'une race intermédiaire entre les nègres 
et les blancs, mais elles diffèrent notablement de c^ deux 
races. Elles-mêmes croient qu'il y a s^i peu de différence entre 
leur race et celles des blancs^ qu'elles se refusent obstiné- 

* Lorsqu'une femme refuse d'obéir aux ordres légaux de son mari, 
il peut (et généralement cela se pratique) la conduire, accompagi^é de 
deux témoins, devant le cadi, où il porte plainte contre elle; si le cas 
est reconnu vrai, la femme est déclarée par un acte écrit nashizeh, 
c*e8t-à-dire rebelle à son mari : cette déclaration exempte le mari de 
loger, vêtir et entretenir sa femme, il n'est pas forcé au divorce, et 
.peut, en refusant de divorcer, empêcher sa.femnMi.de se remarier tant 
/{u'il vit, Si elle pt'Qfpet dese souq)ettrep<^*l|tSHU«, elle rentré dans 
^& 4''oils d'épousf;, n^ais il peut Anâuile proçpnofr le divonBe. 



364 APPKMaci::. 

ment à remplir les fODCtions de servaules el k être soumises 
aux épouses de leurs matlres. 

Les négresses, à leur tour, ne veulent pas servir les Abys- 
siniennes, mais elles sont toujours très-disposées à servir les 
femmes blanches. La plupart des Abyssiniennes ne vienneat 
point directement de rÂbyssinie, mais du territoire des Gai las, 
qui en est voisin ; elles sont généralement belles. Le prix 
moyen d'une de ces filles est de 250 h. 375 francs si elle est 
passablement belle ; il y a quelques années qu'on en donnait 
plus du double. 

Les voluptueux de l'Egypte font grand cas de ces femmes; 
mais elles sont si délicates qu*elles ne vivent pas longtemps 
el qu'elles meurent presque toutes de consomption. Le prix 
d'une esclave blanche est assez ordinairement du triple et 
jusqu'à dix fois autant que celui d'une Abyssinienne ; celui 
de la négresse n'est que de la moitié ou des deux tiers; mais 
ce prix augmente considérablement si elle est bonne cuisi- 
nière. Les négresses sont généralement employées comme 
domestiques. 

Presque tous les esclaves se convertissent k l'islamisme; 
mais ils sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle 
religion, et encore moins de ses doctrines. La plupart des 
esclaves blanches qui, dans les premiers temps, se trouvaient 
en Egypte , étaient des Grecques ayant fait partie du grand 
nombre de prisonniers faits sur le malheureux peuple grec 
par les armées turques et égyptiennes sous les ordres d'Ibrahim- 
Pacha. Ces infortunés, parmi lesquels se trouvaient des en- 
fants qui savaient k peine marcher, furent impitoyablement 
vendus en Egypte. On s'aperçoit de l'appauvrissement des 
classes élevées du pays par le peu de demandes d'achat d'es- 
claves blanches. On en a amené quelques-unes de la Gir- 
cassie et de la Géorgie, après leur avoir fait donner k Cons- 
tanlinople une espèce d'éducation préparatoire, et leur avoir 
fait apprendre la musique et autres arts d'agrément. Les 
esclaves blanches étant souvent les seules compagnes, deve- 
nant même quelquefois les épouses des Turcs de la haute 
volée, et étant estimées au-dessus des dames libres de l'Egypte, 
sont classées dans l'opinion générale bien plus haut que ces 
dernières. Ces esclaves sont richement habillées, les cadeaux 
en bijoux de valeur leur sont prodigués, et elles vivent dans 



LA VIE LNTÉRIEUHE AU CAiHE. 365 

le luxe et l'aisance, de sorte que lorsqu'on ne les force pas h 
la. servitude, leur position semble fort lieureuse. On en trouve 
la. preuve dans le refus de plusieurs femmes grecques qui 
avaient été placées dans des harems de l'Egypte, cl qui, lors 
de la cessation de la guerre avec la Grèce, ont refusé la liberté 
qui leur était offerte; car on ne peut supposer que toutes 
ignoraient la position de leurs parents et qu'elles aient pu 
craindre de s'exposer k l'indigence en les rejoignant. Mais il 
est hors de doute que quelques-unes d'entre elles sont du 
moins momentanément heureuses ; cependant on est porté k 
croire que le plus grand nombre, destinées k servir leurs 
compagnes de captivité plus favorisées, ou les dames turques, 
ou bien forcées de recevoir les caresses de quelque vieillard 
opulent, ou d*hommes que les excès de toute espèce ont 
épuisés de corps et d'esprit, ne sont pas heureuses, exposées 
qu'elles sont k être revendues ou émancipées sans moyens 
d'existence k la mort de leurs maîtres ou maîtresses, et k 
passer ainsi en d'autres mains, si elles n'ont point d'enfani, 
ou bien k se voir réduites k épouser quelque humble artisan 
qui ne peut leur procurer l'aisance k laquelle on les a ha- 
bituées. 

Les esclaves femelles dans les maisons des personnes de 
la classe moyenne en Egypte sont généralement mieux trai- 
tées que celles placées dans les harems des riches. Si elles 
sont concubines, ce qui est presque inévitable, elles n'ont 
point de rivales qui troublent la paix de leur intérieur, et si 
elles sont domestiques, leur service est doux et leur liberté 
est moins restreinte. S'il existe un attachement mutuel entré 
la concubine et son maître, sa position est plus heureuse que 
celle d'une épouse, car celle-ci peut être renvoyée par son 
mari ; dans un moment de mauvaise humeur, il peut pro- 
noncer contre elle la sentence irrévocable du divorce et la 
plonger ainsi dans la misère, tandis qu'il est bien rare qu'un 
homme renvoie une esclave sans pourvoir k ses besoins assez 
abondamment pour qu'elle ne perde guère au change si elle 
n'a pas été gâtée par une vie trop luxueuse. — En la renvoyant, 
il est d'usage que son maître l'émancipé en lui accordant uii 
douaire, et qu'il la marie k quelque homme honnête, ou bien 
qu'il en fasse cadeau k un de ses amis; en général, on con- 
sidère comme blâmable la vcnle d'une esclave qui a du longs 

31. 



366 APPEXOILE. 

services. Lorsqu'uQe esclave 4 un enfinnl 4jP 3on f04l^e si 
que celui-ci le reconnatt pour le sien, cette femme ne peut 
être ni vendue, ni donnée, et elle devient libre h. la mort du 
maître ; souvent, aussitôt après la naissance d'un enfant que 
le maître reconnaît, l'esclave est émancipée et devient son 
épouse, car, devenant libre, il ne peut la garçler comme 
femme sans Tépouser légalement. 

Le« esclaves femelles sont ordinairement d'un pri^ plus 
élevé que les esclaves mâles. Le prix des ei^laves qui n'ont 
pas eu la petite-vérole est moindre que celui de ceux qui l'ont 
eue* On accorde à Tacquéreur trois jours d'épreuve; pendant 
ce temps, la fille, achetée à condition, reste dans le harem 
de l'acquéreur ou dans celui d'un de ses amis, et les femmes 
du harem sont chargées de faire leur rapport sur la nouvelle 
venue : ronfler, grincer des dents, ou parler pendant le som- 
meil» sont des raisons sufiisanles pour rompre le marché et la 
rendre au vendeur. Les femmes esclaves portent le méipe ha- 
Lillement que Içs femmes égyptiennes. 

Les lilles ou femmes égyptiennes qui sont obligées de 
servir sont chargées des occupations les plus viles. En pré- 
sence de leurs maîtres, elles sont habitueHement voilées, et 
lorsqu'elles sont occupées de quelque détail de leur service, 
elles arrangent leur >oile de manière à ne découvrir qu*ua 
de leurs yeux et à avoir une de leurs mains en liberté. 

Lorsqu'un homme étranger est reçu par le maître dp la 
maison dans une pièce du harem (Les femmes composant sa 
famille ayant été renvoyées dans une autre pièce), les autres 
femmes le servent, mais alors iiiiles sont toujours voilées. 

Telles sont les conditions relatives des diverses classes dans 
les harems; il faut jeter maintenant un coup d'œil sur les ha- 
l)iludes et les occupations de celles qui les habitent. 

Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du 
privilège d'être à table avec le maître de la maison ou sa fa- 
mille, et elles peuvent être appelées à le servir lorsqu'il dîne 
ou qu'il soupe, ou même lorsqu'il entre au harem pour y 
fumer ou prendre le café. Elles font souvent l'office de ser- 
vantes; elles bourrent et allument sa pipe, font son café, pré- 
parant les mets qu'il veut m^nger^ surtout lorsqu'il s'agit de 
plats délicats et extraordinaires. Le plat que l'hôte vou^, re- 
commande commç ayant él^ accommodé par sa fep^ine est 



LA VIE INTÉBIEUBE AU CAIRE. 367 

^âafûinfàremeùi parfàitemeuV l>ao. Les ff otiines fies j^lasscrs 
liaules el moyennes se fçot une étude i^Mia piirliçnlière de 
plaire k leurs iparis, et de les fascÎQ^p par defî ^Uenlions ei 
des agaceries sans fia. Ou remarque l^ur coquetterie jusque 
dans leur démarche; lorsqu'elles sort^nti ellef^^venl doi^irer 
à leur corps uo mouvem^ 9Qçtuloire tout particuli^ que le^ 
.ï^gyptiens {lommeat gbungf Elles sob( tocyours réservées «^ 
présence du mari ; aussi aioient.-eUe§ que ses visitas du jo^f 
soient peu fréquentes, et qu'elles De ^prolongent pasirppi 
pendant son ai)sep6e« leur gajet^ es^ tirès-çxpansive. 

La nourrituri^ des femmes, quoique geml^l^bljp h celle des 
)}Ofî(ip)es, est plus frugale; elles preap^nt l^urs repf^s de I9, 
même mapièr^ qu'oui^. On p^met à beaqcp^p de femineçi ^a 
.fuoier» rnêii^a k celles des plus baiites classe^, Todeur des ta- 
bacs fins de rËgypteétiant on pe peut plus parfumée. Les pipes 
iles femmes sont f^^^ niinccs ^ plus ornées que celles de§ 
hommes. Le lïQut de la pipe e$l quelquefois partie en corail 
au lieu (i'étfç en ^u)|}FevL9s feqames fopt usage du musc et 
d'aqlres parfum^; et elles emploient des cosmétiques; sou- 
vent aus^i ellçs préparent <|^,s ^iQPQ^itions qu'elles mapgent 
Pfi i>oiv^n4 dao^ 1» t>Ut d-^pqui^rir j^ certain degré d'embour 
point. Contrairement au goût des Africains et des peuples 
orientaux en général, les Égyptiens ne sont pas de grands 
admirateurs des très-fortes femmes; car, dans leurs chants 
d'amour, les poètes parlent de l'objet de leur passion comme 
d*un être svelte et de mince taille. Un des mets auxquels 
les femmes attribuent la vertu de leis rendre plus grasses est 
très-dégoûtant ; il est principalement composé d'escargots 
écrasés, ^eiaucoup de femipes mâchent de l'encens et du lau- 
danum {ledin), afin de parfuipaer leur baleine. L'habitude des 
ablutions fréquentes rend leur corps d'une propreté extrême. 
.Leur ioileUe n'est pas longue, et il est rar^ qu'après s'ôlre ha- 
billées ie matin, elles changent de toilette .dans la journée. Qn 
tresse^ leurs cheveux pendant qu'elles sont au bain, el/cfelte 
coilTure est si bien faite qu^elle n*a pas besoin 4'étre renou*- 
veléç de plusieurs jour^t 

„ L'occupation principale des dames égyptiennes est le soin 
.de leurs enfants ; elles ont au3si la surintendance des atfaires 
ilpmestique^ ; i^ais, assez généralement, c'est le mari seul qui 
liijt ^t règlç les dépensas, Les bennes de loisir ^nt einployées 



368 APPENDICE. 

il coudre, à broder surtout des mouchoirs de poche et des 
voiles. Les broderies sont ordinairement en soie de couleur 
et or; elles se font sur un métier nommé menseçy qui est or- 
dinairement en bois de noyer, incrusté de nacre de perle et 
d^écaille de tortue. (Les plus communs sont en hêtre.) Beau- 
coup de femmes, même de celles qui sont riches, arrondissent 
leurs bourses parlfculières en brodant des mouchoirs et autres 
objets qu'elles donnenik une dellaseh (courtière), qui les porte 
et les expose dans un bazar, ou qui lâche de s'en défaire dans 
un aulre harem. La visite des femmes d'un harem à celles 
d'un autre harem occupe souvent presque une journée. Les 
femmes, ainsi réunies, mangent, fument, boivent du café et 
des sorbets; elles babillent, font parade de leurs objets de 
luxe, et tout cela sufQt à leur amusement. A moins d'affaires 
d'une nature très-pressante, le maître de la maison n'est pas 
admis à ces réunions de femmes, et il doit, dans ce cas, don- 
ner avis de son arrivée, afin que les visiteuses aient le temps 
de se voiler ou de se retirer dans une autre partie de l'ap- 
partement. Les jeunes femmes, étant ainsi libres de toute 
crainte de surprise, se laissent aller à leur gaieté et k leur 
abandon naturels, et souvent à leur esprit folâtre et bruyaQt, 



in 

FÊTES PARTICULIÈRES. 

Il y a fête chez les Égyptiens lorsqu'un fils est admis 
comme membre d'une société de marchands ou d'artisans. 
Parmi les charpentiers, les tourneurs, les barbiers, les tail- 
leurs, les relieurs et gens d'autres étals, l'admission a lieu de 
la manière suivante. 

Le jeune homme qui doit être admis dans le corps de mé- 
tier, accompagné de son père, se rend chez le cheik et lui 
donne connaissance de l'intention qu'il a que son fils soit 
admis comme membre de la corporation. Alors le cheik en» 
voie convier les maîtres du métier dont il est le néophyte 
et quelques-uns des amis du candidat pour assister à sa ré- 
ception. Un officier , appelé nakib , porte alors une botte 



FÊTES PAKTICLLli-UKS. 369 

d'iierbes vertes ou de fleurs qu'il distribue h chacune des 
personnes invitées en disant : « Répétez le faUati pour le 
prophète. » Â quoi le nakib ajoute : << Venez k pareil jour et 
h. pareille heure ici pour prendre une tasse de café. » 

Les personnes ainsi invitées se rassemblent soit chez le 
père soit chez le jeune homme, et quelquefois k la campagne 
où ils sont régalés de café et où on leur donne k dtner. 

Le néophyte est conduit devant le cbeik; on récite des 
vers h la louange du prophète, puis on lui met autour de la 
taille un chàle noué par un nœud aux extrémités. On récite 
des versets du Coran, puis ou fait au chàle un second 
nceud; au troisième nœud qui se fait après qu'on a dit en- 
core quelques versets du Coran, on fait une rosette au chàle, 
et le jeune homme est admis comme membre du corps de 
métier auquel il se voue. Alors il baise la main du cbeik et 
de chacune des personnes présentes ; il donne une légère 
contribution et fait partie du corps de métier. 

Les Égyptiens, qui vivent habituellement de la manière la 
plus frugale, mettent dans leurs festins le plus de variété et 
de profusion ; mais le temps consacré au repos est très-court. 
Dans les réunions de ce genre, ordinairement on fume, on 
boit k petits coups du café ou des sorbets, et on fait la con- 
versation. 

Pendant la lecture du Coran, les Turcs s'abstiennent, en 
général, de fumer, et les honneurs qu'ils rendent au livre 
sacré a fait dire d'eux : « que Dieu a mis la race d'Othman 
« au-dessus des autres musulmans, parce qu'ils honorent le 
c( Coran plus que ne le font les autres ! » 

Les seuls amusements de ces réunions sont quelques ré- 
cits ou quelques contes, mais tous prennent un plaisir ex- 
trême aux danses et aux concerts des musiciens que Ton fait 
exécuter pendant ces jours de fêles. 

Il est k remarquer qu'un Égyptien s'amuse k jouer n'im- 
porte k quel jeu, k moins qu'il ne soit en petit comité de 
deux ou trois personnes ou dans sa famille. Quoique sociable, 
l'Égyptien donne rarement de grandes fêtes, et il faut pour 
cela des événements extraordinaires, comme un mariage, une 
naissance, etc. 

Il y a aussi des fêtes k l'occasion des mariages. Le septième 
jour (appelé Yom es Suhoua) après le mariage, l'épousée rev 



370 A|»MiMDlCË. 

çoit les femmes, ses amies le matin et raprès-mîdi. Quei^pi^ 
fois, pendant ce temps, le mari reçoit ses amis, qu'il asause 
le soir au moyen de concerts et de danses. La coutume établie 
en Egypte veut que le mari s'abstienne des droits qu9 lui 
donne le mariage jusqu'après le septième jour, si celle qu'il 
épouse est une jeune vierge. A l'issue de ce temps, il «st 
d'usajge de donner une fête et de réunir des amis. Quaraate 
jours après le mariage, la jeune mariée se rend au baia avec 
. quelques-unes de ses amies. En revenant che? elle, U mariée 
leur donne une collation, puis elles s'en vont. Pendaal ce 
temps, le mari donne un repas et fait exécuter des danse& et 
un concert. 

Le lendemain de la naissance d'un enfant, deux ou trois 
danseurs ou danseuses exécutent des pas devant la maison ou 
dans la cour. Les fêtes k la naissance d'un fils sont plus belles 
qu'i^ celle d'une fille. Les Arabes conservent encore en cela 
le sentiment qui portait leurs anc^res à détruire leurs eu- 
jbnts du sexe féminin. 

Trois ou quatre jours après la naissance d'un enfant, les 
femmes de la maison, si l'accouchée appartient à l'une des 
classes élevées ou à l'aise, préparent des mets composés de 
.miel, de beurre clarifié, d'huile de sésame, d'épices et d'aro- 
mates, auxquels on ajoute parfois dés noisettes grillées. 

L'e.nfant est ensuite proclamé par des femmes ou de jeunes 
filles dans tout le harem > chacune d'elles porte des cierges 
allumés de couleurs différentes : ces cierires, coupés en deux, 
. sont, placés dans des mottes d'une certaine pâle formée de 
henné ; on en met plusieurs sur un plateau, La sage-femme, 
ou une autre des dames présentes, jette k terre du sel mêlé 
avec de la graine de fenouil. Ce mélange, placé la veille k la 
tète dn berceau de l'enfant, sert k le préserver des maléfices. 
La femme qui répand de ce sel dit : « Que oe sel se loge dans 
l'œil de celui qui ne bénit pas le prophète! « ou bien ; a Que 
ce sel impur tombe dans l'œil de l'envieux! j» et chacune des 
personnes présentes répond : « Dieu ! protège notre seigneur 
Mahomet!)» 

Un plateau en argent est présenté k chacune des femmes; 
elles disent a haute voix : «ODieu! protège notre seigneur 
Mahomet ! que Pieu le donne de ]omj[ues années !. etc. 9 Les 
femmes donnent ordinairement un mouchoir brodé, dans l'un 



LES DANSEUSES D EGYPTE. 371 

crote duquel se ttoure «ne pièce d'or; ce mouchoir esl 
le plus souvent placé sur la tête de Tenfant ou k ses c6lés. Le 
dort d'un mouchoir est considéré comme une dette contractée ' 
qtre Ton acquitte en pareille occasion, ou qui sert à payer une ' 
dette contractée en une semblable occasion. Les pièces de 
monnaie ainsi tecueillies servent à orner pendant plusieurs 
années la coiflfere de l'enfant. Outre ces largesses, on donne 
aussi à la sage-femme. La veille du septième jour, une carafe 
renapiîe d'eaû, et dont le goulot est entouré d'un mouchoir 
brodé, est placée k la tête du berceau de Fenfant endormi. La 
sage-femme prend ensuite une carafe qu'elle place sur un 
plateau, tt elle offre à chaque femme qui vient Tisiter la^ 
femme en couche un verre de celle eau , que chacune d'elles 
paye an moyen d'une gratification. 

Pendant un certain temps, après raccouchement, ce qui 
diffère selon la portion ou les doctrines des diverses sectes, 
mais qui d^rdinaire est de quarante jours, la femme qui a 
mis au monde un enfant est considérée comme impure. 
Après le temps appelé nifa, elle va au bain, et dès lors elle ' 
est purifiée. 



IV 

' LES DANSEUSES û'ÉGTPTfi. 

De toutes les da^meuses de TÉgypte, les f^us renommées 
sont le» Ghawazies, ain^t désignées du nom de leur tnbu. • 
Une femme de cette tribu est appelée Gazi'^^ un homme 
Ghazy, et le pluriel Ghawazys est gé&éralement appliqué' 
aux femmes. Leur danse n'est pas toujours gracieuse. 
D'abord elles commencent avec une sorte de réserve; mais» 
bientôt leur regard s'anime, le bruit de leurs castagnettes de 
cuivre devient plus rapide, et, par l'énergie croissante de 
tous leurs mouvemenls, elles finissent par donner la repré*- 
sentatton exacte de la d«)se des femmes de Gadès, telle 
qu'elle esft décrite par Martial et par Juvénal. Le costume dan»: 
lequel elles «e montrent ainsi est semblable à celui que le»; 
Ëgyptiennes de la classe moyenne portent dans l'intérieur dii^ 



372 APPENDICE. 

herem. Il consiste dans le yalek ou an tery^ le skifUyan^ elc.^ 
composés de belles étoffes, et auxquels elles ajoutent des 
ornements Taries. Le tour de leurs yeux est nuancé d'im 
collyre noir; Textrémilé des doigts, la paume de la main et 
cerlaine partie du pied sont colorées avec la teinture rouge 
du hennés selon Tusage commun aux Égyptiennes de toutes 
les conditions. En général, ces danseuses sont suivies de mu- 
siciens appartenant pour la plupart à la même tribu; leurs 
instruments sont le kemenyeh ou le re6a6, et le tar ou 
tarabouk et le zorah. Mais le tar en particulier est ordinai- 
rement entre les mains d'une vieille femme. 11 arrive souvent 
qu*k l'occasion de certaines fêtes de famille, telles que ma- 
riages ou naissances, on laisse les Ghawazies danser dans 
la cour des maisons, ou, dans la rue, devant les portes, 
mais sans jamais les admettre dans Tintérieur d^un harem 
honnêle, tandis qu*au contraire il n*est pas rare qu'on les 
loue pour le divertissement d'une réunion d'hommes. Dans 
ce cas, comme on peut l'imaginer, leurs exercices sont en- 
core plus lascifs que nous ne le disions plus haut. Quelques- 
unes d entre elles ne portent pour tout vêlemenl, dans ces 
réunions privées, que le shintyan (ou caleçon) et le tob^ 
c'esl-k-dire une chemise ou robe très ample en gaz de cou- 
leur, demi-transparente, et ouvjerte par devant à peu près 
jusqu'à mi-jupe. S'il arrive alor^ qu'elles affectent encore un 
resie de pudeur, cela ne tient pas longtemps contre les liqueurs 
enivrantes qu'on leur verse abondamment. 

Quelques-unes sont d'une grande beauté, la plupart sont 
richement vêtues, et ce sont en résumé les plus belles femmes 
de la conlrée. Il est à remarquer que quelques-unes d'entre 
elles ont le nez légèrement aquiïin, bien qu'à tous autres 
égards on retrouve en elles le type originaire. 
. Quoique les Ghawazys diffèrent légèrement, dans l'aspect, 
du reste des Ëgypliens, nous doutons fortement qu'ils soient 
d'une race distincte comme ils l'affirment eus-mêmes. Tou- 
tefois leur origine est enveloppée de beaucoup d'incertitude. 
Ils prétendent s'appeler Baramikeh ou Bormekeh et se van- 
tent de descendre de la fameuse famille des Barmécides, qui 
fut l'objet des fureurs et ensuite de la capricieuse tyrannie 
de Haroun-al-Reschidj dont il est question plusieurs fois dans 
les conles arabes. 



LES DANSBUSÉfS D^ÉGYPTE. 373 

Sur beaucoup des auciens tombeaux égyptiens on a repré- s 
sente des Ghawazies (femmes) dansant de leur allure la plus 
libre aux sons de divers instrument», c'est-à-dire d'une manière 
analogue à celle des Ghawazies modernes, ou peut-être encore 
plus licencieuse; car une ou plusieurs de ces figures, bien 
que placées à côté de personnages éminents, sont ordinaire- 
ment représentées dans un état de nudité complète. Celle 
coutume d^orner ainsi les monuments dont nous parlons, et 
qui, pour la plupart, portent les noms d'anciens rois, montre 
combien ces danses ont été communes k toute TËgyple dans 
les t^mps les plus reculés, même avant la fuite des Israélites. 
11 est donc probable que les Ghawazies modernes descendent 
de cette classe de danseuses qui divertissaient les premiers 
Pharaons. 

Les Ghawazys, hommes et femmes, se distinguent ordi- 
nairement des autres classes en ce qu'ils ne se marient 
qu'entre eux ; mais on voit quelquefois une Ghaziyeh faire 
TtBu de repentir et épouser quelque Arabe honorable, qui 
généralement n'est pas déconsidéré par cette alliance. Les 
Ghawazies sont toutes destinées à de misérables professions, 
mais toutes ne se consacrent pas k la danse. Le plus grand 
nombre se marient, mais jamais avant d'avoir embrassé l'état 
qu'elles ont choisi. 

Le mari est soumis k la femme, il lui sert de domestique 
et de pourvoyeur, et généralement, si elle est danseuse, il est 
aussi son musicien. Cependant quelques hommes gagnent 
leur vie comme forgerons, taillandiers ou chaudronniers. 

Quoique quelques-unes des Ghawazies possèdent des biens 
considérables et de riches ornements, beaucoup de leurs 
costumes sont semblables k celui de ces bohémiens qu'on 
voit en Europe et que nous supposons être originaires d'Egypte. 
Le langage ordinaire des Ghawazys des deux sexes est le 
même que celui du reste des Égyptiens; mais quelquefois ils 
font usage d'un certain nombre de mots particuliers k eux 
seuls, afin de se rendre inintelligibles aux étrangers. Quant 
k la religion, ils professent ouvertement le mahométisme, et 
il arrive souvent que quelques-uns suivent les caravanes 
égyptiennes jusqu*k la Mecque. On voit un grand nombre de 
Ghawazies dans presque toutes les villes considérables de 
l'Egypte. En général, leurs habilalions sont des cahutes 

32 



374 APpRNmce. 

batMs ou des tentes proTiséires, ear ellM Voyaient sôdteht 
d'une yille à l'autre. Cependant qnelquesHined s'élablistsent 
dans de grandes maisons et achètent de jennes esclaves 
noires, puis des chameaux, des ânes et des Taches sur les- 
quels elles trafiquent. Elles suivent les camps et se trouvent 
à toutes les fêtes religieuses ou autres, ce qui, pour beaucoup 
de gens, im forme le principal attrait. Dans ces occasions, 
on voit de nombreuses tentes de Ghawàâes; quelques-unes 
ajoulent le chant à la danse et vont de pair avec les Awallm 
qni sont de la plus basse classe. D'autres encore portent le 
toba de gaze par-^tssUs un autre vêtement avec le shintiyan 
et un tarhah de crêpe ou de mousseline, et se parent en' 
général d'une profusion d'ornements, tels que dentales, bra^- 
celets et cercles aux jambes. Elles portent aussi un rang de 
pièces d'or sur le front, et quelquefois un anneau dans l'une 
des narines, et toutes emploieat la couleur du henné pour 
teindre leurs mains et leurs pieds« 

Au Caire, beaucoup de gens qui affectent de croire qu'il 
n'y a d'autre inconvenance, dans ees danses, que celle d'être 
exécutées par des femmes, lesquelles ne devraient pas s'expo- 
ser ainsi en pnblic> emploient des hommes pour ees sortes 
de divertissements; mais le nombre de ces danseurs^ qui sont 
pour la plupart de jeunes hommes, et qu'on appelle khawals^ 
est fort restreint. Ils loDl natifs d'Ë^ypte. Devant représenter 
des femmes, leurs danses ont le même caractère que celles 
des Ghawazies, et ils agit<mt leurs castagnettes de la même 
manière. Mais, comme s'ils voulaient éviter qu'on ne prit leur, 
rôle au sérieux, leur costume, qui s'accorde en cela avec leur 
singulière profession, est mi-partie masculin et mi-partie fé«' 
minin : il consiste principalement en une veste fermée, une 
ceinture et une espèce de jupe; toutefois leur ensemble est 
plutôt féminin que masculin, sans doute parce qu'ils laissent 
croître leur cheveux et les tressent h la manière des femmes. 
Us imitent les femmes en se nuançant les paupières et en 
colorant leurs mains avec le hermi. Dans les rues, quand ils^ 
ne dansent pas, ils sont souvent voilés, non par honte, mais 
simplement pour mieux imiter les manières féminines. Souvent 
aussi on les emploie de pr^érence aux Ghawazies pour dan- 
ser dans les cours ou aux portes des maisons à l'occasion des 
{êtes de (amiile. Il y a au Caire une autre classe de dass^ors,' 



LE& JONGLBIiRS. 375 

4Mt d'bomsicis (9116 de jeune» garçons^ dont Ifetg ^erciees, le 
eoftiime et Tuspeci sont presque eiactement semblables k 
e^ux des kowals; mais ils se distinguent de ces derniers par 
la 90m ût ginkf vàQi turc qui exprime parfaitement le ea*- 
:i^ctère de ce» danseurs» qui sont génémleoient Juifs, Armé* 
;Diens, o» Grecs. 



LES JONGLEDIlSt 

Il y a en Egypte une classe d'hommes qui possèdent, à et 
qu'on suppose, comme les anciens p^ylles de Cyrénaïque, cet 
^rt mystérieux auquel il est fait illusion dans la Bible, el qui 
rend invulnérable h la morsure des serpents. Beaucoup 
d'écrivains ont fait des récils surprenants sur ees psylles 
jDQodernes» que les Égyptiens les plus éclairés regardent 
pomme des imposteurs ; mais personne n'a donné des détails 
(^alisfaisants sur leurs tours d'adresse les plus ordinaires ou 
les plus intéressants* 

] Beaucoup de derviches des ordres inférieurs gagnent leur 
vie en faisant des espaces d'exorcismes autour des maisons 
pour en écarter les serpents. Ils parcourent TËgypte en tpus 
sens et trouvent souvent à s'employer, mais leurs gains sont 
fort minimes. Le conjurateur prétend découvrir sans le se- 
cours de la vue s'il y a des serpents; et lorsqu'il y en a» il 
afûrme pouvoir les attirer h. lui par la seule fascination de la 
voix. Alors, il prend un air mystérieux, frappe les murs avec 
Une petite baguette de palmier, siffle, imite le gloussement 
de la poule avec sa langue, crache à terre et dit : « Que tu 
sois en haut ou en bas, je t'adjure au nom de Dieu d'appa* 
irattre à l'instant, — je t'adjure par le plus grand nom, si tu 
es obéissant, parais ! et si tu es désobéissant, meurs ! meurs! 
meurs ! » — Généralement le serpent est délogé par sa ba- 
guette de quelques tissures du mur ou tombe du plafond de 
la chambre. 

. Les faiseurs de tours ou jongleurs, appelés houyas, sont 
ppmMuît au Çajre/On les vwil ^u/ les placc-ji pau^Hrés d'uq 



376 API>END1CK. 

cercle de spectateurs ; on les voit aussi dass les fêtes publi* 
ques, s'allirunl des applaudissements par des lazzis souvent 
ioconveoants. Ils exécutent une grande quantité de tours 
dont voici les plus ordinaires : généralement le jongleur est 
assisté de doux compères; il tire quatre ou cinq serpents de 
moyenne grandeur d'un sac de cuir, en place un à terre, 
et lui fait lever la tète et une partie du corps; d'un second, 
il coiffe l'un de ses aides comme avec un turban, et lui en 
roule deux autres autour du cou; il les retire, ouvre la bou- 
che du garçon et semble lui passer dans la joue le pêne d'une 
espèce de cadenas, et le refermer; eiisuile, il feint de lui 
enfoncer une pointe de fer dans la gorge, mais en réalité il 
la fait rentrer dans une poignée en bois dans laquelle elle 
est emmanchée. Un autre (our de la même espèce est celui- 
ci : le jongleur étend l'un de ses garçons k terre, lui appuie 
le tranchant d'un couteau sur le nez et frappe sur la lame 
jusqu'à ce qu'elle semble enfoncée à la moitié de sa largeur. 
La plupart des tours qu'il exécute seul sont plus amusants : 
par exemple, il tire de sa bouche une grande quantité de soie 
qu'il roule autour de son bras; d'autres fois, il remplit sa 
bouche de coton et rejette du feu ; d'autres fois encore, il 
fait sortir (toujours de sa bouche) un grand nombre de petites 
pièces d'étain, rondes comme des dollars, et les rejette par le 
nez sous la forme d'un tuyau de pipe en terre. 

Un autre de ces tours assez commun est de mettre un 
certain nombre de petites bandes de papier blanc dans un 
vAse d'étain de la forme d'un moule à sorbet, et de les en 
retirer teints de différentes couleurs, de mettre de l'eau dans 
ce même vase en y ajoulant un morceau de linge et de l'offrir 
aux spectateurs, changé en sorbet. Quelquefois le jongleur 
coupe un cliàle en deux ou le brûle par le milieu et le rac- 
commode immédiatement D'autres fois il se dépouille de tous 
ses vêtements, hormis de ses caleçons, et dit à deux personnes 
de lui lier les pieds et les mains et de le mettre dans uo sac; 
ceci fait, il demande une piastre ; quelqu'un lui répond qu'il 
l'aura s'il peut tirer une de ses mains pour la recevoir; aus-^ 
sitôt il tire une main hors du sac, la rentre, et sort ensuite 
tout entier, lié comme auparavant ; puis il est remis dans le 
sac et en sort immédiatement dégagé de tous les liens, et 
portant un petit plateau entouré de chandelles allumées (si 



LES JONGLEURS. 377 

c'est le soir que l'exercice a lieu) et garni de cinq ou six 
petites assiettées de mets variés qui sont offerts aux specla* 
leurs. 

Il y a au Caire une autre espèce de jongleurs appelés 
Skyems. Dans la plupart de leurs exercices, les Skyems ont 
aussi un compère. Ce dernier, par exemple, place vingt- 
neuf petites pierres k terre, s'assied auprès et les arrange 
devant lui. Ensuite, il demande a quelqu'un de cacher une 
pièce de monnaie sous l'une d'elles. Ceci fait, il rappelle le 
Skyem, qui s'est tenu a dislance pendant cet arrangement, 
et, l'informant qu'on a caché une pièce sous une des pierres, 
il lui demande d'indiquer sous laquelle, ce que le Skycm ne 
manque pas de faire sur-le-champ. Ce tour est fort simple; 
les vingt-neuf pierres représentent l'alphabet arabe, -et le 
compère a soin de commencer sa demande par la lettre re- 
présentée par la pierre sous laquelle est cachée la pièce de 
monnaie. 

L'art de la bonne aventure est souvent pratiqué en Egypte, 
et la plupart du temps par des bohémiens analogues aux 
nôtres. On les appelle Guayaris. En général, ils prétendent 
descendre des Barmécides , comme les Ghawazys , mais 
d'une branche différente. 

La plupart des femmes sont diseuses de bonne aventure ; 
on les voit souvent dans les rues du Caire vêtues comme 
presque toutes les femmes de la plus basse cîasse, avec le 
toba et le tarbouch , mais toujours la face découverte. La 
Guayari porte ordinairement avec elle un sac de cuir conte- 
nant le matériel de sa profession, et elle parcourt les rues 
en criant: « Je suis la devineresse! j'explique le présent, 
j'explique l'avenir I » 

La plupart des Guayaris tirent leurs horoscopes au moyen 
d'un certain nombre de coquillages, de morceaux de verre 
de couleur, de pièces d'argent, etc., qu'elles jettent pêle- 
mêle, et c'est d'après l'ordre dans lequel le hasard les dis- 
pose qu'elles forment leurs inductions. Le plus grand coquil- 
lage représente la personne dont elles doivent découvrir le 
sort; d'autres coquillages figurent les biens, les maux, etc., 
et c'est par leur position relative qu'elles jugent si les uns 
ou les autres arriveront ou n'arriveront pas à la personne 
en question. Quelaues - unes de ces bohémiennes crient 

32. 



37g APPENOI€E« 

aussi : Nidoukah oui mUchir! (oout UttouoD» «i ftirfxmeH 
sons!) 

Quelques bohémiens jouent aussi le rôle d'un bahlonaa^ 
nom donné en propre k des baladins, spadassins on cham- 
pions fameux, tous gens qui se faisaient un renom autrefois 
au Caire en y déployant leur force et leur dextérité. Mais 
les exercices des baMonahs modernes sont presque unique- 
ment restreints à la dause de corde, et tous ceu:^ qui pra* 
tiquent cet art sont bohémiens. Quelquefois leur corde est 
attachée au medéneh d'une mosquée, à une hauteur prodi* 
gieuse, et s'étend sur une longueur de plusieurs centaines 
de pieds, soutenue de place en place par des perches plan* 
tées dans le soi. 

Les femmes 9 les ûlles et les garçons suivent volontiem 
cette carrière; mais ces derniers font aussi d'autres exercices, 
tels que tours de force, sauts à travers des cercles, etc. 

Les skouradatis (cette désignation est tirée du nom singe) 
amusent les basses classes au Caire par divers tours exécutés 
par un singe, un àne, un chien et un clit^vreau. L'homme 
et le singe (ce dernier est ordinairement de l'espèce des 
cynocéphales) combattent les trois autres avec des bâtons. 
L'homme habille le singe d'une façon bizarre, comme une 
mariée ou une femme voilée; il le précède en battant du 
tambourin , et le fait parader ainsi 3ur le dos de Tànê dans 
le cercle des spectateurs. Le singe doit aussi exécuter plu- 
sieurs danses grotesques. On dit à l'àne de montrer la plus 
jolie fille , ce qu'il fait aussitôt en mettant ses naseaux sur 
le visage de la plus belle, k sa grande satisfaction , comme 
à celle de tous les assistants. On ordonne au chien d'imiter 
un voleur, et il se miel à ramper sur son ventre. Enfin , le 
meilleur de tous ces exercices est celui du chevreau. Il se 
tient sur une petite pièce de bois ayant à peu près la forme 
d'un cornet à dé , long d'environ quatre pouces sur un et 
demi de large ; en sorte que ses quatre pieds sont rassemblés 
sur cet étroit espace. Cette pièce de bois portant ainsi le che- 
vreau est soulevée ; on en glisse une toute semblable des-* 
sous, puis une troisième, une quatrième et une cinquième 
sont ajoutées sans que le chevreau quitte sa position. 

Les Égyptiens s'amusent souvent , à voir représenter des 
farces basses et ridicules qu'on appelle Mouabazi^is. Ces re* 



LES JOKGLEURS. 379. 

t^^nMon» oui souvent Iku dans les fêtes qui précèdent 
|es marines et les circoncisions chez lejs grands, et attirent 
Quelquefois de nombreux spectalejuirs sur les places publi* 
ques du Caire; mais elles sont rarement dignes d'être dé> 
criles, car c'est principalement par de vulgaires et iijdêcentes 
plaisanteries qu'elles obtiennent des applaudissements. 11 n'y 
a que des hommes pour jeteurs, les rôles de femmes étant 
toujours remplis par des bonjmes ou de jeunes garçons daas 
l'accoutrement féminin. 

Voici, comme spécimen de leurs pièces, un aperçu de 
l'une de celles qui furent jouées devant Méhémet-Ali h Voc- 
casion de la circoncision de l'un de ses fils, où, selon l'usage, 
plusieurs enfants des grands étaient également circoncis. 

Les personnages du drame étaient un nazir ou gouver- 
neur de district, un çheik-el-beled , ou cbef de village, un 
servUeur de ce dernier, un clerc çopbte, un pauvre diable 
endetté envers le gouvernement, sa femme et cinq autres 
personnages qui faisaient leur entrée, deux en jouant du 
tambour, un troisième du hautbois et les deux autres en 
dansant. Après qu'ils ont un peu dansé et joué de leurs in- 
struments, le nazir et les autres personnages font leur entrée 
et se mettent en cercle. 

Le nazir demanda : Combien doit Owad, le fils de Regeb ? 
Les musiciens et les danseurs, qui jouent alors le rôle de 
simples feUahs , répondent ; Dites au clerc de consulter le 
registre^ Ce (çlerc est vêtu comme ua cophte, il a m turban 
noir et porte h sa ceinture tout ce qu'il faut pour écrire. Le 
cheik lui dit ; -^ Pour combien est ooté Owad , le jQls de 
Hegeb ? -^ L^ clerc répond : Pour mille piastres. Combien 
a-t'il déjk payé ? ajoute le cbeijii:. Ou lui répond : Cinq pias- 
tres. Alors il 4it au débiteur : Homme, pourquoi n'as-tu pas 
apporté d'argent ? L'homme répond : Je n*en ai pas. -r- Tu 
p'en as pasj t^'^cri^ le «heik. Qu'on couche cet homme èk 
terre , ajoute-l-il. On apporte une espèce de nerf de bœuf 
dont on frappe le pauvre hère^ Alors il crie au nazir : bey ! 
par l'honneur de la queue de tou cheval, 6 bey! par l'hon- 
Deur du bandeau de la tête, 6 bey! 

Après une vingtaine d'appels aussi absurdes faits à la gé^ 
i^rosité du nazir par le patient, il cesse d'être battu, on 
J'emmène et on le met en prison. Autr^ scène ; la femi»^ 4*4 



380 APPENDICE. 

prisonnier vient le voir et lui demande comment il se trouve ; 
il lui répond : Fais-moi le plaisir, ma femme, de prendre 
quelques œufs et quelques pâtisseries, et porle-les k la mai- 
son du Cophle en le priant d'obtenir ma liberté. La femme 
rassemble les objets demandés et les porte dans trois pa- 
niers chez le Cophle ; elle demande s'il est là ; on lui dit 
que oui; elle se présente et dit : Mahlem-Uannah! fais- 
moi la grâce d'accepter ceci , et d'obtenir la libération dé- 
mon mari. — Quel est-il Ion mari ? — C'est le fellah qui doit 
mille piastres. — Apportes-en deux ou trois cents comme tri- 
but au cheik-el-beled. La femme va chercher de l'argent et 
délivre sou mari. 

On voit par Ik que la comédie sert, pour le peuple, k 
donner des avertissements aux grands et k obtenir des amé- 
liorations et des réformes; c'était souvent le sens et le but 
de l'art dramatique du moyen âge. Les Égyptiens en sont 
encore là. 



VI 



LES MAISONS DU CAIRE. 



La métropole moderne de l'Egypte se nomme en arabe 
AUKahiray d'où les Européens ont formé le nom de le Caire, 
Le peuple l'appelle Masr ou Mirs^ ce qui est aussi le nom 
de toute l'Egypte. La ville est située k l'entrée de la vallée de 
la haute' Egypte, entre le Nil et la chaîne orientale des mon- 
tagnes du Mokatam; elle est séparée de la rivière par une 
langue de terre presque entièrement cultivée, et qui, du côté 
du nord , où se trouve le port de Boulaky a plus d'un quart 
de lieue de large, tandis que sa largeur n'en atteint pas la 
moitié du côté du midi. 

Un étranger qui ne ferait que parcourir les rues du Caire 
croirait que cette ville est resserrée et n'offre que peu d'es- 
pace ; mais celui qui voit l'ensemble du haut d'une maison 
élevée ou du minaret d'une mosquée s'apercevra bientôt du 
contraire. Les rues les plus fréquentées ont généralement une 
rangée de boutiques de chaque côté. La plupart des mes 



LES MAISONS DU CAIRE. 381 

écartées sont munies de portes en bois placées à chacune des 
extrémités; ces portes sont fermées la nuit et gardées par un 
portier, chargé d'ouvrir k tous ceux qui veulent y passer. Ce 
qu'on appelle quartier est un assemblage de quelques ruelles 
étroites avec une seule entrée commune. 

Les maisons particulières méritent d'être décrites spécia- 
lement. Les murs des fondations, jusqu'à la hauteur du pre- 
mier étage, sont recouverts k l'extérieur et souvent k l'inté- 
rieur de pierres calcaires molles, extraites de la montagne 
voisine. Cette pierre, lorsqu'elle est nouvellement taillée, 
présente une surface d'une légère teinte jaune, mais bientôt 
elle brunit k l'air. Les différents compartiments de la façade 
sont quelquefois, au moyen d'ocre rouge et de blanc de 
chaux, alternativement peints en rouge et blanc ; ceci est sur- 
tout en usage pour les grandes maisons et les mosquées. Les 
constructions supérieures dont, ordinairement, la façade 
avance en saillie d'environ deux pieds, sont supportées par 
des consoles ou des piles; ces constructions se font en briques 
et sont souvent couvertes d'une couche de plâtre. Les briques 
sont cuites, leur couleur est d'un rouge sombre. Les couver- 
tures des m.aisons sont plates et enduites d'une couche de 
plâtre. Les fenêtres en saillie des étages supérieurs qui se 
trouvent opposées dans les rues se touchent presque, et in- 
terceptent ainsi presque entièrement les rayons du soleil dans 
les rues, d'où il résulte une agréable fraîcheur pendant Tété. 
Les portes des maisons sont ordinairement arrondies du 
haut et ornées d'arabesques. Au milieu se trouve un com- 
partiment dans lequel on place souvent une inscription ; cette 
inscription est : « Il (Dieu) est le créateur excellent, l'é 
ternel. » Ce compartiment et les autres de même forme, 
mais plus petits, qui se trouvent sur les portes, sont peints en 
rouge avec une bordure blanche; le reste de la surface de la 
•lorte est peint en vert; le choix de ces couleurs se rattache k 
des idées superstitieuses. Les portes sont munies d'un mar- 
teau en fer, et d'une serrure en bois, et presque partout on 
trouve k côté des portes une borne formée de deux marches, 
pour qu'on puisse en sortant monter k âne ou k cheval. 

Les appartements du rez-de-chaussée qui avoisinent la 
rue ont de petites fenêtres grillées en bois, mais percées as- 
sez haut pour qu'un passant ne puisse regarder dans l'inté* 



SSS APPENUIGE. 

rieur» Les croisées des i^ppartements font saillie d'un pie^ 4^ 
demi environ; ces fenêtres sont généralement garnies ^'\a$. 
Ireillaje en boi& tourné, qui est si serré qu'il empêche lalu^ 
inière du soleil de pénétrer , tout en laissant circuler Tair, 
tes treillages ^nt rarement peints. Ceux qu'on a voulu em^ 
bellir sont peints en rouge et en yert. On appelle ces fenêtres 
moucharabys. Ce dernier mot signifie endroit pour boire» et 
dans quelques maisons on place dans les embrasures de ces 
croisées des vases de terre poreuse qui rafraîchissent Teau 
par Tévaporation que cause le courant d'air. Immédiatement 
au-dessus de la croisée en saillie on en trouve une autre 
plaie avec un treillage ou un grillage en bois, ou avec des 
verres de couleur. Ces fenêtres supérieures, lorsqu'elles sont 
munies d'un treillage , représentent ordinairement quelques 
dessins de fantaisie, soit un bassin et une aiguière superp(w 
ses au-dessus de cette fenêtre, ou bien la ligure d'un lion, ou 
le nom de Allah^ ou bien les mots : « Dieu est n)on es- 
poir, » etc. Quelques-unes des fenêtres en saillie sont cons- 
truites entièrement en bois, et quelques-unes ont ies car- 
reaux de c6té^ 

En général les maisons sont élevées de deux ou trois éta- 
fesy et chaque maison renferme une grande cour non pavée, 
appelée hoschy dans laquelle on entre par un passage construit 
de manière à ce qu'il s'y trouve un ou deux coudes, afin d'em- 
pêcher les passants de voir à l'intérieur. On trouve dans ce 
passage une sorte de banc, adossé au mur dans toute sa 
longueur, nommé mastabah, et qui est destiné au portier et 
aux domestiques. La cour renferme d'ordinaire un puits 
d'eau saumàtre, qui s'infiltre du Nil à travers le sol. Le côté 
de ce puits^ qui est le plus à l'ombre, est presque toujours 
pourvu de deux jarres que l'on remplit chaque jour avec de 
l'eau du Nil qu'on y transporte de la rivière dans des outres. 
Les principaux appartements donnent sur les cours j, quelque- 
fois les maisons ont deux cours, dont I4 seconde dépend du 
harem ; chacune de ces cours est ornée de petites niches en 
forme d'arches, où l'on cultive des arbustes et de& fleurs. Les 
inurailles intérieures des maisons formant le carré des cours 
^ont en briques et blanchies à la chaux. Les CQUrs ont plu- 
sieurs portes de communication avec rinlérieur, dont Tune 

^t nommée M el harem (porte du Imrem) j c'est far Ik 



Les maîsons t)t tAtiiË. S8Jt 

é[v^6ti attrîTe ^ Teîicaiier x^\\ icnnduil anX appart<»nleri:s (tc- 
clasivemenl destinés aux femmes, aux tnattres et li leurs en- 
fants. 

Le reï de-chaussée possède aussi un apt)artemenl généra- 
lement connu sous le nom de mandarah, où les hommes sont 
reçus; cel appartement a une large fenêlfetivec une ou deux 
autres petites fenêtres, taillées sur le môme modèle. Le parquet 
de ces appartements descend en pente de six à sept pouces; 
cette partie inférieure est appelée àurkàh. 

Dans les maisons des riches, le durkah est pavé en ïozan- 
ges de marbre blaftc et noir, et tous les interstices sont mo- 
saïques de mon^eàiix de tuiles d^un rouge vîf, qui représen* 
tent une incrustation élégante et ftinlastiqtie. — L'on trouve 
au milieu dans la cour une fontaine qu'on appelle fatfkej/héy . 
et dont les jets retombent en cascade dans un bassin pavé de 
marbres colorés. — Les fontaines, dont les eaux s'élèyent 21 
une assez grande hauteur, font ordinairement face à une ta- 
blette en matt>re, ou bien en pierres ordinaires d'environ 
quatre pieds de hauteur, nommée suffeh. Cette tablette e* 
supportée par deux ou plusieurs arcades, et même quelque^ 
fois par une arcade unique, sous laquelle on place les usten- 
siles dont on se sert journellement , e'est-à-dire, des vases 
contenant des parfums, ou des vases d^ablution dont on fait 
usage, avant et après les repas, afin de se préparer à là 
prière. 

La partie la plus élevée des appartements est nommée di- 
van, corruption du mot palais. En entrant dans cette partie 
de rhabilalion, chacun Ole ses chaussures avant de pouvoit 
pénétrer dans le divan. Cette pièce qui, dans le fait, n'est 
qu'une antichambre, est pavée de pierres communes. L'été on 
recouvre le sol d'une natte, et en hiver d'un tapis. De trois 
côtés on y voit des matelas et des oreillers. Chaque matelas 
est ordinairement de trois pouces d'épaisseur ; sa largeur est 
d'environ trois pieds. Les lits sont faits, soit à terre, soit su^ 
des lits de sangle, et les oreillers, qui ont presque toujours en 
longueur la largeur du lit lui-même, sur la moitié de cette 
largeur en épaisseur, reposent contre le mur. Matelas et oreil- 
lers sont rembourrés de coton renfermé dans des taies de 
calicot imprimé, de drap, ou de diverses étoffes de prix. Les 
murs des maisons sont enduits de plâtre et blanchis et l'inl^^ 



384 APPENDICE. 

rieur. On trouve presque partout dans les murailles deux -ou 
trois armoires peu profondes, dont les portes sonl faites ea 
panneaux fort petits. Cette habitude est motivée par la sé~ 
cberesse et la chaleur du climat, qui déjette les grandes 
pièces de bois, au point que Ton pourrait croire qu'elles ont 
passé au four. Les portes des appartements sont, par la 
même raison, composées de pièces rapportées. La distribution 
variée des panneaux que l'on volt dans toutes les boiseries 
offre une image curieuse et riche d'imagination et de combi- 
naison. 

Les plafonds sont en bois; les poutres transversales sont 
sculptées; on les peint quelquefois en couleur et d'autres 
fois on les dore. Le plafond du durkaah dans les principales 
maisons est d'une richesse extrême, avec des lozanges super- 
posés, formant des dessins bizarres, mais réguliers, dont l'effet 
ornemental est du meilleur goût. 

Au milieu du carré formé par ces pièces, l'on suspend un 
lustre. La manière toute particulière dont les plafonds sont 
peints, la bizarrerie des dessins qu'ils représentent et qui sem- 
blent se croiser très irrégulièrement, tandis que toutes ces in- 
tersections sont des parties on ne peut plus régulières, forment 
un ensemble qui éblouit l'œil. 

A l'intérieur de quelques maisons, on voit une pièce appelée 
makady qui est consacrée au même usage que le mandarah; 
son plafond est supporté par une ou deux colonnes et des ar- 
ches, dont la base est munie d'une grille. Le rez-de-chaussée 
a aussi sa pièce de réception, qui s'appelle taktahosch. Elle 
est généralement carrée ; sa façade sur la cour est ouverte, et 
du centre s'élève un pilier destiné à supporter les murs cons- 
truits au-dessus ; elle est dallée, et un long sopba eu bois 
règne de trois côtés de la muraille. Celle pièce, qui peut être 
assimilée èi une cour, est fréquemment arrosée, ce qui com- 
munique aux appartements voisins, du moins k ceux du rez- 
de-chaussée, une fraîcheur fort précieuse dans ces climats. 

Dans les appartements supérieurs, qui sont ceux du ha- 
rem , il y en a un, nommé le kaahy dont l'élévation est pro- 
digieuse. On y trouve deux divansy longeant chacun des 
côlés de la pièce; l'un est plus large que l'autre, et le plus 
large est celui qu'on offre de préférence à ceux qu'on désire 
honorer. Une partie du loil de ce salon, celle qui partage les 



lEs MAISONS m: gairë. 385 

deux divans, est plus élevée que le reste. Au milieu. Ton 
pend une lanterne , appelée memràk, dont les faces sont or- 
nées de treillages, comme ceux des croisées, et qui supporte 
une petite coupole. Il est rare que le durkah ait une petite 
fontaine, mais il est souvent pavé de la même manière que 
le mandarah. 

On trouve dans beaucoup de pièces d'étroites planches, 
surchargées de toutes sortes de vases en porcelaine de Chine, 
qui ne servent que pour Torneraent de l'endroit ; ces plan* 
ches, placées k plus de sept pieds au*-dessus du sol, régnent 
tout autour de la pièce, sauf les solutions de continuité for- 
mées par les embrasures des fenêtres et des portes. Les piè- 
ces sont presque toutes fort élevées; leur hauteur est d'au 
moins quatorze pieds. On en trouve beaucoup qui ont davan- 
tage; le kaah est pourtant toujours ce qu'il y a de plus spa- 
cieux et de plus élevé, et, dans les principales maisons, c'est 
le plus beau salou. 

Dans quelques étages supérieurs des maisons des riches, 
l'on Yoit, outre les fenêtres en treillage , de petites croisées 
en verres de couleur, représentant des corbeilles de fleurs 
et d'autres sujets gais et frivoles, ou seulement quelques 
dessins fantastiques d'un effet charmant. Ces fenêtres en 
verres de couleur, appelées kamasyés^ sont presque toutes de 
deux ou trois pieds de hauteur et d'environ deux pieds de 
largeur ; on les place k plat sur la partie supérieure des croi- 
sées en saillie, ou dans quelque partie supérieure des ouver- 
tures de la muraille, d*où elles projettent une lumière douce 
et magique, dont les reflets sont on ne peut plus charmants. 
Ces fenêtres se composent de petits morceaux de verre de di- 
verses couleurs, fixés dans des bordures de plâtre fin, et ren- 
fermés dans un cadre de bois. On voit sur les murs en stuc de 
quelques appartements des peintures grossières, représentant 
le temple de la Mecque ou le tombeau du prophète, ou bien 
des fleurs et d'autres objets de fantaisie. On y trouve aussi 
des maximes arabes et des sentences religieuses. La plupart 
de ces sentences ou maximes sont transcrites sur de beau 
papier enjolivé de quelque chef-d'œuvre calligraphique et 
encadré sous verre. Les chambres k coucher ne sont point 
meublées comme lertes, car le jour on ramasse le lit, qu*on 
roule et qu'on pose dans un coin de la pièce ou dans un ca^ 

33 



886 APPENDICE* 

fbtnet qui «M âe^lofloirtpeDdant riiiver. L'éti^, la ptuparC des 

-habitants coucîhenl <sur les terrasses des maisons. Un paillas- 
son ou un tapis étendu survies pierres dont est pavée la pièce, 
et un divan, forment Tameublement complet d'une chambre à 
coucher, et en général de presque toutes les chambres. 

Les repas sont servis sur des plateaux ronds que l'on place 
sur un tabouret peu élevé. Les convives s'asseyent à terre 

•tout autour. L'usage des cheminées y est inconnu, et les ap- 
partements «ont chauffés en hiver au moyen de braise placée 

•dans un réchaud; on ne connaît les cheminées que dans les 
cuisines. 

■ 

^Beaucoupde maisons ont sur le toit des hangars dont l'ou- 
'vertufe est tournée vers'.le nord ou lesud^ouest, et destinés à 
rafraîchir les chambres supérieures. 

Chaque porte a sa serrure en bois ; elle s'appelle dabbe : 
pliKieurs pointes en fer correspondent. aux trous qui se trou- 
vent dans le pêne. 

Presque loutesies maisons dut Caire pèchent par le naanque 
'de régularité. Les chambres y «ont ordinairement de plusieurs 
^hauteurs à compter du sol, ce qui fait qa>il faut sans cesse 
^monter ou descendre quelques pas pour passer d'une cham- 
br^à une autre. Le but principal de Tarchitecte est de«rendre 
la 'maison aussi retirée que possible, surtout dans la partie 
:^destinée à l'habitation des femmes, et d'éviter que l'on ne 
puisse , des fenêtres, voir dans les appartemwits, ou être vu 
des maisons voisines. 

^Dans les maisons des personnes riche» ou d'un certain rang, 
l'architecte a soin de ménager une porte secrète (bab sirs), nom 
que l'on donne aussi quelquefois aux portes des harems, 
pour faciliter une évasion en cas de danger d'arrestation, ou 
d'assassinat, ou bien pour donner accès à quelque maîtresse 
quipeut ainsi être introduite et reconduite en secret; les mai- 
llons des riches contiennent aussi des cachettes' pour. les tré- 
'flors; cet endroit est nommé makMM, On trouveencore dans 
les harems des grandes maisons des salles de bains, qui sont 
•ebauliées de la même manière que les établissements de 
bains publics* 

^L<orsque'le bas d'une maison est occupé par des domesti^ 

t^uep, les étages supérieurs sont divisés en i<^emenls di^- 

UadSi et cette partie do la maison est nommée f«6a; ceslo- 



CÉRÉMONIES* OBS PfJNÉRAILLES. 30^ 

gements sont entièrement séparés. l'un: de l'autre, aiaai qœ 
cias boutiques ail-dessous , et en; les loué à des families qui 
ii*ooi pas les moyens de payer le loyer d'une maison entièm. 
Cliacua des logemenits d'un raba est composé d'une ou de 
d«iix salles, d'une chambre à coucher, et ordinairement 
d*uiie cuisine et de ses dépendances. U est rare de trouver de. 
seaiblabtes logements ayaoi à la rue ^ii« eobrée pacticulièee. 



VII 



CÉRÉMONIES DES FUNÉBAULI^. 

Les cérémonies observées à l'ooeasion du décès et de l'eiH 
tcrrement d'un homme ou d'une femme sont k peu près 
semblables. Lorsque le râle ou d'autres symiptômçs indi- 
quent la mort prochaine d'un homme, une des personnes 
présentes le tourne de iaçott à ce qu'il ait la face dans la 
direction de la Mecque, et lui ferme Les yeux. Mém<e avant 
qu'il ait rendu Tàme, ou un moment après, les hommes qui 
se trouvent là s'écrient : « Allah ! Il n'y a de force ni de 
puissance qu'en Dieu ! Nous appartenons h Dieu , et nous 
devons retourner vers lui! Dieu^, fail^^Lui miséricorde! » 
Pendant ce temps, les lémmes de la famille poussent les cris 
de lainentalion appelés Wilwol ^ puis des cris plus perçants 
en prononçant le nom du défunt. L^ exclamations les plus 
usitées et qui s'échappent des lèvres, de sa femme ou de ses 
femmes et de ses enfants sont : « mon maître! mon cha-- 
meau! (ce qui signifie : toi qui apportais mes provisions 
et qui as porté mes fardeaux ! ) mon lion ! chameau de 
la maison! ma gloire! ma ressource! m^n pèce! D 
malheur! )» 

Aussitôt après la mort, le défunt est dépouillé des habits 
qu'il portait et recouvert 4'atttres habits ; puis on le place 
sur son lit ou son matelas^ et on étend sur lui un drap de 
Ut. Les femmes continuent kurs lamentatioos, et beaucoup, 
de voisins viennent se joindre k elles. 

En général, la famille envoie chercher deux ou plusieurs 
n^dMihs (plei^çi^ses pabU<}4es). Chacun apporta m \^- 



388 APPENDICE. 

bourin qui n'a point les plaques de métal résonnanl dont 
sont pourvus les cerceaux des tambourins ordinaires. Ces 
femmes frappent sur cet instrument en s'écriant : MMas pour 
lui ! et en louant le turban du défunt, la beauté de sa per- 
sonne, etc., taudis que les femmes de la famille, les ser- 
vantes et les amies du défunt, les cheveux épars et quelque- 
fois les babits déchirés, crient aussi : Hélas pour lui ! en se 
frappant le visage. 

Bientôt arrive le muggassil (laveur des morts) avec un 
banc, sur lequel il place le cadavre, et une bière. Si la per- 
sonne morte est d'un rang respectable, les fakirs qui doivent 
faire partie du convoi funèbre sont alors introduits dans la 
maison mortuaire. Durant la cérémonie du lavement du 
corps , ceux-*ci sont placés dans une pièce voisine , ou bien 
en dehors, k la porte de l'appartement; quelques-uns d'entre 
eux récitent, ou plutôt psalmodient le Sourat-el-Anam (le 
6' chap. du Coran), tandis que d'autres psalmodient une 
partie du Burdeh, célèbre poème k la louange du prophète. 
Le laveur ôte les babils du défunt qui sont pour lui un reve- 
nant bon; il lui attache la mâchoire et lui ferme les yeux. 
L'ablution ordinaire qui prépare h la prière ayant été faite 
sur le cadavre, k l'exception de la bouche et du nez, le mort 
est bien lavé de la tête aux pieds avec de l'eau chaude et 
du savon, et avec des fibres de palmier, ou encore avec de 
Peau dans laquelle on a fait bouillir des feuilles d'alizier. 
Les narines, les oreilles, etc., sont bourrées de colon, et le 
corps est aspergé d'un mélange d'eau, de camphre pilé, de 
feuilles d'alizier séchées et également pilées , et d'eau de 
roses. Les chevilles sont attachées ensemble et les mains 
placées sur la poitrine. 

Le kiferiy vêtement de tombeau du pauvre, se compose 
d*un ou deux morceaux de coton tout simplement disposés 
en forme de sac ; mais le corps d'un homme opulent est 
ordinairement enveloppé, d'abord dans de la mousseline, 
ensuite dans un drap de coton plus épais, puis dans une 
pièce d'étoffe de soie et colon rayée, et enfin dans un châle 
de cachemire. Les couleurs choisies de préférence pour ces 
objets sont le blanc et le vert, quoiqu'on puisse faire usage 
de toute autre couleur, excepté du bleu ou de tout ce qui 
approche de cette couleur. Lorsque le corps a été ainsi pré" 



CÉRÉMONIES DBS FUNÉRAILLES. 389 

paré pour Tiiihumation, on le place dans la bière, qui est 
ordinairement recouverte d'un chàle de cachemire rouge oa 
d'une autre couleur. Les personnes devant former le convoi 
funèbre se placent alors dans Tordre usité, et qui pour les 
convois ordinaires est le suivant : 

D'abord six pauvres ou davantage; ces hommes, appelés 
Yiniéniyeh^ sont ordinairement choisis parmi les aveugles. 

Ces pauvres sont suivis de parents et d'amis du défunt, 
et, en bien des occasions, plusieurs derviches ou autres re- 
ligieux, portant les bannières de leur ordre, se joignent au 
cortège ; ensuite viennent trois ou quatre écoliers, dont l'un 
porte un mushaf (ou copie du Coran) , ou bien un volumt» 
contenant une des trente sections du Coran. Ce livre est 
placé sur une espèce de pupitre fait de baguettes de palmier, 
et qui est ordinairement recouvert d'un mouchoir brodé. 
Ces garçons chantent, d*une voix plus haute et plus animée 
que celles des Yiméniyeh, quelques stances d'un poème 
nommé Hauhrigeh, et qui décrit les événements du dernier 
jour du jugement. 

Les jeunes écoliers précèdent immédiatement le cercueil 
que l'on porte la tête en avant; il est d'usage que trois ou 
quatre amis du défunt le portent quelque temps; d'autres 
les relèvent successivement. Souvent des passants partiel* 
peut à ce service, ce qui est considéré comme grandement 
méritoire. 

Les femmes suivent le cercueil au nombre quelquefois 
d'une vingtaine; leurs cheveux épars sont ordinairement 
cachés par leurs voiles. 

Les femmes, parentes ou domestiques de la maison, sont 
distinguées chacune par une bande de toile, d'étoffe de coton 
ou de mousseline, ordinairement bleue, attachée autour de 
la tête par un seul nœud, laissant pendre par derrière les 
deux bouts ^. Chacune d'elles porte aussi un mouchoir^ ordi-> 
nairement teint en bleu, qu'elles mettent sur leurs épaules, 
et quelques-unes tordent quelquefois ce mouchoir des deux 
mains au-dessus de leur tête ou devant leur visage. 

^ On voit souvent sur les murs des tombeaux des anciens Égyptiens; 
où sont représentées des scènes funèbres» des femmes portant une 
bande i'emblable autour de la tête. 

33. 



En quelques occasions , le convoi est terminé par a» baffle 
éestiné k être sacrifié devant le toml^eao } sa viande est êUmUe 
distribuée aux pauvres. 

. Les cercueils en usage pour les fermes et le» jeimes (gar- 
çons sont différents de ceux des liommes. Il est vrai que, 
oonime ceux des liommes , ils ont on couvercle de bois sur 
lequel est étendu nn ohàle; mais ces cercueil» ont k la tête' 
un morceau de bois droit, nommé ihahid. Ce shahid est cou- 
vert d'un chàle , et la partie supérieure ( lorsque le cercttoil 
renferme une femme de la classe moyenne ou une femme 
d'un haut rang ) est parée de divers ornements appartenant 
à la coiffure féminine. Le haut en étant pHit ou circulaire 
sert souvent k y placer un kun (ornement ^end en or ou en 
argent^ enrichi de diamants ou d'or ciselé en relief « qui est 
porté par leé femmes sur le sommet de la tête); par derrière 
on suspend le «o/Ss ( un certain nombre de tresses en soie 
noire avec des ornements en or, que les dames ajoutent à 
leurs cheveux nattés « retombant le long de leUr dos). On 
dislingue le cercueil d'un garçon par un turban « ordinaire* 
ment en cachemire rouge, et placé en haut du êKtMd, et, 
lorsque le garçon est très -jeune, on y ajoute le kurg et le 
M/b. S'il s'agit d'un enfant en bas âge, un homme le Irans* 
porte dans ses bras au eimetière ; son corps n'est recouvert 
que d'un chàle } quelquefois aussi on le met dans un très- 
pelit cercueil , qu'un homme porte sur la tête. 
. Nous allons maintenant passer à la description des rites et 
cérémonies dans l'intérieur de la mosquée et du tombeau. 

Entré dans la mosquée , le cercueil est placé k terre y ïn^ 
l'endroit habitdel de la prière , ayant le côté droit vers la 
Mecque. L'iman est debout du côté gauche du cercueil ^ la 
face tournée vers celui-ci» et dans la direction de la Megque, 
tandis qu'un des officiers subalternes , chargé de répéter les 
paroles de l'iman, se place aux pieds du défunt. Ceux qui as- 
sistent aux funérailles se rangent derrière l'iman» les femmes 
à part derrière les hommes ; car il est rare que l'entrée de la 
mosquée leur soit interdite lors de ces cérémonies. La con« 
grégation ainsi disposée, l'iman commence la prière des morts 
et débute par ces paroles : « Je propose de réciter la prière 
des quatre tekbires (prière funèbre qui consiste dans l'excia- 
inatioQ répétée de AUah Akbc^r /eu Dieu est infiniment grand !) 



CÉRÉMONIES d£S FtNÉKAILLES. ^01 

astf le mahoniélaa défunt ici présienk. » Apfè» eeUe espèce de 
préface, ii élève les deux mains ^u'il lienl oouverles, tou^ 
chaut avec rextrémité des pouces le. tube de ses oreilles, ei 
s'écrie : « Dieu esl iufiuiiDeiii graod I » Le servant (mtdxdligh) 
répèle cette exclamation^ et chacun des individus placés der- 
rière i'iman en fait autant. Ayant dit la prière Fathah, Tim^n 
s'écrie une deuxième fois : « Dieu est infiniment grand ! » 
Après quoi il ajoute : « Dieu ! favorise notre seigneur Mah(H 
met 9 le prophète illustre , ainsi que sa famille et ses comiM-^ 
gnons, et conserve-le! » Une troisième fois, l'iman crie» 
« Dieu est infiniment grand l » puis il invoque la miséricorde 
de Dieu en^aveur du défunt, et, s'adressant aux personnes 
présentes , il leur dit : « Donnez votre témoignage à sont 
égard -, 9 et ils répondent : « U fut vertueux. » Ensuite ou 
enlève le cereuejl, et si la cérémonie a lieu dans la mosquée 
de quelque saint célèbre, on le place devant le Maksourah^ 
ou grillage qui entoure le cénotaphe du saint. Quelques fa- 
kirs et les assistants récitent ici d'autres prières funèbres , et 
le convoi se remet en marche dans Tordre précédent jusqu'au 
cimetière. Ceux du Caire sont pour la plupart hors de la ville, 
dans les contrées désertes situées au nord, à l'est et au sud 
de son enceinte ; les cimetières dans la ville sont en petit 
nombre et de peu d'étendue, 

, Nous allons maintenant donner une description succincte 
d'un mausolée. Il se cpmpose d'un caveau oblong, ayant un 
toit voûté; il est généralemient construit en briques enduites 
de plâtre. Le caveau est profond afin que ceux qui y sont 
inhumés puissent à Taise se mettre sur leur séant, lorsqu'il 
sont visités et examinés par les deux anges Munkar et Nékir. 
Un des cÀtés du mausolée fait face à la direction de la 
Mecque, c'est-à-dire au sud-est; Tentrée est au nord-est. 
Devant cette entrée se trouve une petite cave carrée, recou- 
verte en pierres la traversant d'un côté à Tautre , afin d'em- 
pêcher la terre de pénétrer dans le caveau. Cette cavité ainsi 
maçonnée est à son tour recouverte de terre. On construit 
au-dessus du caveau un monument oblong, nommé Tarki-^ 
heh, qui est ordinairement en pierres ou en briques; sur c^ 
monument sont placées perpendiculairement deux pierres. 
Tune à la tète , Tautre au pied. £n général ces pierres sont 
fl'une grande simplicité; cependant on en voit d'omécs^ et 



392 APPENDICE. 

souvent celle du c6té de la léie porte pour iuscription un 
verset du Coran , et le nom du défunt avec la date de soa 
décès. Cette pierre est quelquefois surmontée d'une sculp- 
ture représentant un turban , un bonnet ou qjaelque autre 
coiffure, qui indique le rang ou la classe des personnes 
placées dans le tombeau. Sur le monument d'un cheik émi- 
nent, ou d'une personne de haut rang, Ton érige ordinaire- 
ment un petit bâtiment surmonté d'une coupole. Beaucoup 
des tombeaux érigés en l'honneur des notabilités turques ou 
mameloukes portent des tarkibehs en marbre, couverts d'un 
dais en forme de coupole, reposant sur quatre colonnes de 
marbre ; alors la pierre perpendiculairement placée du côlé 
de la tête porte des inscriptions en lettres d'or, sur un fond 
d'azur. Dans le grand cimetière au midi du Caire, on en voit 
un grand nombre construits de celte manière. La plupart des 
tombeaux des sultans sont d'élégantes mosquées. 

Le tombeau ayant été ouvert avant l'arrivée du corps, l'en- 
terrement n'éprouve aucun retard. Aussitôt le fossoyeur et 
ses deux assistants tirent le corps du cercueil et le déposent 
dans le caveau; les bandages dont on l'a entouré sont déliés; 
on le pose sur le c^té droite ou bien on l'incline k droite, de 
manière k ce que la face soit tournée vers la Mecque : on 
l'assujettit dans cette position au moyen de quelques bri* 
ques crues. Si l'enveloppe extérieure est un châle de cache^ 
mire, on le déchire, de peur que sa valeur ne soit un appât 
pour la violation du tombeau par quelque profane. Quelques- 
uns des assistants placent doucement un peu de terre auprès 
et sur le corps; puis on referme l'entrée du caveau, au moyen 
des pierres de clôture placées sur la petite cavité qui la pré-- 
cède et de la terre qu'on avait déblayée. On procède alors à 
une cérémonie qui a lieu pour tous, excepté pour les en- 
fants en bas âge, ceux-ci n'étant pas considérés comme reiy- 
ponsables de leurs aelions. Un fakir y remplit l'office de Mul- 
iakin ( instructeur des morlsj et, assis devant le mausolée, il 
dit : « serviteur de Dieu! lils d'une servante de Dieu! 
Sache qu'à présent descendront deux anges expédiés vers toi 
et tes semblables. — Lorsqu'ils te demanderont : Qui est ton 
seigneur ? réponds-leur : Dieu est mon seigneur, en vérité. 
— Et quand ils te questionneront eoncernant ton prophète, 
ou 1-homme qui a ^té envoyé vers toi , dis-leur : Vraimenli 



POPULATION DE L'ÉGYPTE. 393 

Mahomet est l'apôtre de Dieu; — et lorsqu'ils te questionne- 
ront sur ta religion, dis-leur : L'islamisme est ma religion; 
et quand ils te demanderont le livre qui est ta règle de con- 
duite, tu leur diras : Le Coran est le livre qui règle ma con- 
duite, et les musulmans sont mes frères; — et lorsqu'ils le 
questionneront sur ta foi, tu leur répondras : J'ai vécu et je 
suis mort dans la persuasion qu'il n'y a de dieu que Dieu « 
et que Mahomet est l'apôtre de Dieu. Alors les anges te di- 
ront : Repose, ô serviteur de Dieu ! sous la protection de Dieu ! » 

Les Égyptiens croient que l'àme reste avec le corps pen- 
dant la première nuit qui suit l'inhumation, et que cette nuit- 
\h elle est visitée et examinée par les deux anges indiqués 
ci-dessus, qui peuvent torturer le corps. 

La nuit qui suit l'inhumation est nommée Leylet-el-Waho- 
heh (nuit de désolation), la place du défunt restant aban* 
donnée. 

Dès le coucher du soleil, on conduit deux ou trois fakirs k 
la maison mortuaire, où ils soupent de pain et de lait, k la 
place où le défunt est mort; ils récitent après le Sourat-el- 
mùlk (67« chapitre du Coran). Comme ou croit que durant 
la première nuit après l'inhumation l'àme reste avec le corps, 
pour se rendre ensuite, soit au séjour désigné aux âmes ver- 
tueuses jusqu'au jour du dernier jugement, soit dans la pri* 
son où les méchants doivent attendre leur arrêt définitif, 
cette nuit est aussi nommée Leylet-el-Wahed (nuit de la so* 
litude). 

vni 

POPULATION DE L'ÉGYPTE. 

Il est difficile de constater la population d'un pays où Ton 
n'inscrit ni les naissances ni les décès. Il y a quelques années 
qu'on a voulu établir un calcul k cet égard, en prenant pour 
base le nombre de maisons qui couvrent l'Egypte, et la sup- 
position que dans la capitale chaque maison contient huit 
personnes, et qu'ailleurs, dans les provinces, elle n'en con- 
tient que six. Ce calcul peut approcher assez bien de la vé- 
rité ; cependant le résultat des observations faites ne donne 



394 * APPENDICE. 

pour les villes telles qw-Alexasidrie,. Rouiak, elMasv-ai^ëtoM^ 
rah qu'une moyenne d'au moins cinq, personnes ;. Ragh^ffid 
(Rosette) est à moitié déseite. 

. Quant k la ville de Dimya {Damiette), elle est papuleuse et 
peut bien contenir six personnes par maison; si^Ton n'ad^ 
mettait pas ces calculs» on n'atteindrait guère au chiffre sup- 
posé du nombre des habitants du pays, et radc^tioa d*une 
ou de deux personnes par maison-, dans ebaouoe de ces 
villes, ne peut avoir une bien' grasde influence sui; 1» suppu- 
tation de toute la population égyptienne que Ton» a estifloiée 
à un peu plus de 2,500,000 âmes. BanS" ce nombre on compte 
1,200,000 mâles, dont un tiers ou 400,000 soat propres au 
service militaire. Les différentes classes dont se compose 
principalement cette populalioBpSont h peu près les suivantes: 
Égyptiens muslims (fellahs ou paysans, et habitants des 
villes), 1,750,000; Égyptiens chrétiens (Cophtes), 150,000; 
Osmanlis ou Turcs, 10,000; Syriens, 5,00a; Grecs, 5,090; 
Arméniens, 2,000 ; Juifs, 5,000. 

La classiûcation du reste, s'élevant k environ 70,000 âmes, 
et qui se compose d'Arabes occidentaux, de Nubiens, d*es- 
claves nègres, de Mamelucks (ou esclaves mâles), de femmes 
blanches esclaves, de Francs, etc., est très difficile. Nous ne 
comprenons pas ici dans le nombre de la population égyp- 
tienne les Arabes des déserts Yoisins. 

[ Les Égyptiens muslims, cophtes, syriens et jui£s d'Egypte, 
ne parlent, k peu d'exceptions près, que la langue arabe, 
qui est aussi celle que parlent ordinairement les étrangers 
établis dans le pays. 

Le Caire contient environ* 360,000 âmes. On serait bien 
trompé si l'on voulait juger de la population de cette ville 
par la foule qui se porle dâils les principales rues et les 
marchés, car les autres rues et quartiers sont beaucoup moins 
fré({uait黫 



FJN PV TOME PHEîHmR, 



TABLE DES MATIÈRES 



INTRODUCTION. 

VERS l'orient. Pag- 

I. — Route de Genève i 

IL — L^attadhé d^ambassade Ti 

III. - — Paysages suisses ,• • . x 

IV. — Le lac de Constance IV 

V. — Un jour à Munich m 

VI. — Les amours 4e Vieqne xxix 

VIL Vni, IX, X. — Suite du j.ourflal. xxxv 

XI. — L'Adriatique. LViu 

XII. — L'Archipel • •. •. M 

XIII. — La messe de Vémis. . , LXii 

XIV. .-T- .Le songe de Polyphile. • Lxiy 

iXV..-r- .SauwNicolo. ^ . ^ -. . . » ^ -i, » • • • .ijXVii 

XVI. .-r-.Aplunori. ..•.....-. .-.-.•.-.. . Lxix 

-XVn..-^.Palœoca8tro. Uxii 

•XVIII. -;- .Les ■ trois -Vénusv ».».... Lxxiv 

XIX..-«-.Les Gyclades. ...<,. Lxxvi 

XX. — Saint -Georjges. ,....,.... lxxix 

XXI. — Les moulins de Syra Lxxxii 

LES .FEMMES DU CAIRE. 

I; ■»— EES IftABIAOES COPHTBS. 

I. -^ lié masque et le voile •.. 8T 

IL -^ Une nocè^ui flambeaux 9t 

^ III. —^ Lé dro^ah Abdallah 99 

IV. -^ IncônVéhiënts du célibat. 105 

V. — Lé inousky. .' . .' ,. • . il 10 

VI. —- Une aventuré au Besestain 115 

VII. -^ Une maison dangereuse 120 

VIII. — Le wékil. 124. 

IX. — r- .Le jardin .de Rosette. iso 

II. ^- LES ESCLAVES. 

I. — Un lever de soleil .186 

. n. — Monsieur Jean ,. 189 

III. — Les khowals. 148 

rV. — La khanoun 146 

V. — Visite au consul de France 14» 

VI, — Les derviches. Ï5S 

, ,VII. — Contrariétés domestiqués 159 

yill. — L'okerdèsJe'llàb: . 162 

IX. — Lé châteiaiiî du Caire.' . .18 7 

X. — Là boutique du barbier , 170 

XI. -^ La caravane de la Mecque 172 

XII. — Abdel-K'érim. 180 

XIII. -^'La JaVaiiaise 188 

• IIÎ. —LE- HAREM. 

I. — Le passé et l'avenir 187 

II, — < lid yie intime & V^poque du Khamsin, . .,,,,,,,, U\ 



• 



396 TABLE DES MATIÈRES. Pag. 

III. — Soins du ménage 194 

IV. — Premières leçons d'arabe 199 

V. — L'aimable interprète îoa 

VI. — L'île de Roddah t05 

VIL — Le harem du vice-roi 116 

VIII. — Les mystères du harem sso 

IX. — La leçon de français 91s 

X. — Ghoubrah sse 

XI. — Les afrites ï80 

IV. — LB8 PT&iJnDBS. 

I. — L'ascension 9S4 

II. -~- La plate-forme. < S37 

III. — Les épreuves. 2*4 

y. — LA CANOË. 

I. — Préparatifs de navigation fSf 

II. — Une fête de famille. , . . » * s 56 

ni. — Le mutahir. . J59 

IV. — Le sirafeh , ses 

V. — La forêt de pierre. S6< 

VI. — Un déjeuner en quarastaine ^ 972 

VI. — LA 8ANTA-BASBABA. 

I. — Un compagnon 27* 

fin. — Le lac Menzaleh 283 

m. — La bombarde 236 

IV. — Andare sul mare 28« 

V. — Idylle. ..;..;:....... 294 

VI. — Journal de bord. • 297 

VII. — Catastrophe. . soi 

VIII. — La menace 8O6 

IX. — Côtes de Palestine 809 

X. .— La quarantaine s 10 

VII. — LA MONTAGNE. 

I. — Le pèrePlanchet . Sl9 

II. — Le kief 82 5 

III. — La table d'hôte 829 

IV. — Le palais du pacha 834 

V. -— Les bazars. — Le port 339 

VI. —^ Le tombeau du santon 344 

APPENDICE. 

MŒURS DES ÉGYPTIENS MODERNES. 

I. —- De la condition des femmes 34d 

11. — La vie intérieure au Caire 8 53 

m. — FiHcs particulières " 368 

l\ . — Les danseuses d'Egypte 871 

^. — Les jongleurs 875 

VI. — Les maisons du Caire 880 

VII. • — Cérémonies des funérailles 387 

VIII. — Population de l'Egypte 898 

FIN DE LA TABLE. 



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II 



41