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University of Ottawa
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GÉRARD DE NERVAL
II
VOYAGE EN ORIENT
I
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLETES
DE
GÉRARD DE NERVAL
PnÉCÉDÉES
Dune NOTICE par THÉOPHILE GAUTIER
Format i;raiid iu-l8.
LES DEUX FAUST DE GCETHE (Traduction) 1 vol.
LES ILLUMINÉS. — LES FAUX SAULNIERS 1 —
POÉSIES COMPLÈTES 1 —
LE RÊVE ET LA VIE. — LES FILLES DU FEU. — LA
BOHÈME GALANTE 1 —
VOYAGE EN ORIENT 2 —
Collection Michel Lévy
LA BOHÈME GALANTE 1 —
LES FILLES DU FEU 1 —
LORELY. Scènes de la vie allemande 1 —
LB MARQUIS DE FAYOI.LES 1 —
Paris. — 1,110. N.-M. D'JVAL, 17, rue rie rEchiqiiief
^
VOYAGE
EN ORIENT
GERARD DE NERVAL
I
LES FEMMES DU CAIRE — DRUSES ET MARONITES
SEULE EDITION COMPLETS
'î^i^-4^
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
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^57
' 7
VOY/VGE EN ORIENT
INTRODUCTION
A UN AMI
I — L ARCHIPEL
Nous avions quitté Malte depuis deux jours, et aucune terre
nouvelle n'apparaissait à l'horizon. Des colombes — venues
peut-être du mont Eryx — avaient pris passage avec nous
pour Cythère ou pour Chypre, et reposaient, la nuit, sur les
vergues et dans les hunes.
Le temps était beau, la mer calme^ et l'on nous avait promis
qu'au matin du troisième jour, nous pourrions apercevoir les
côtes de Morée. Faut-il l'avouer? l'aspect de ces îles, réduites
à leurs seuls rochers, dépouillées par des vents terribles du
peu de terre sablonneuse qui leur restât depuis des siècles, ne
répond guère à l'idée que j'en avais encore hier en m'éveillant.
Pourtant, j'étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la
terre absente, épiant, à quelque bord de cette roue d'un bleu
sombre que tracent les eaux sous la coupole azurée du ciel,
{tendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition d'un
I 1
2 VOYAGE EN ORIENT.
dieu. L'horizon était oI)sfur encore ; mais l'étoile du matin
rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues
du navire chassaient l'écume éclatante, qui laissait bien loin
dcrrit're nous sa longue traînée de phosphore. « Au delà de
cette mer, disait Corinne en se tournant vers l'Adriatique, il y
a la Grèce... Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir? »
Et moi, plus heureux qu'elle, plus heureux que "Winckelmaim,
qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon, qui vou-
drait y mourir, — j'allais la voir enfin, lumineuse, sortir des
eaux avec le soleil !
Je l'ai vue ainsi, je l'ai vue . ma journée a commencé comme
un chant d'Homère! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de
rose qui m'ouvrait les portes de l'Orient ! Et ne parlons plus des
aurores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous
autres barbares appelons l'aube ou le point du jour, n'est
qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos cli-
mats déshérités. Voyez déjà, de cette ligne ardente qui s'élargit
sur le cercle des eaux, partir des rayons roses éjjanouis en
gerbe, et ravivant l'azur de l'air qui plus haut reste sombre
encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et ses bras
étendus soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelant d'é-
toiles? Elle vient, elle approche, elle glisse amoureusement
sur les flots divins qui ont donné le jour à Cythérée... Mais
que dis-je! devant nous, là-bas, à l'horizon, cette cote ver-
meille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c'est
lile même de Vénus, c'est l'antique Cythère aux rochei's de
porphyre : Ku'jr'p/] iropiiupotic-aa.... Aujoui'd'hui, cette ile s'ap-
pelle Cérigo, et appartient aux Anglais.
N'oilà mon rêve... et voici mon réveil! Le ciel et la mer sont
toujours là; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque
matin le saint baiser d'amour; mais la terre est morte, morte
sous la main de l'homme, et les dieux se sont envolés !
ce Je t'apprendrai la vérité sur les oracles de Delphes et de
Claros, disait ApoUon à son prêtre. Autrefois, il sortit du sein
de la terre et des bois une infinité d'oracles et des exhalaisons
1 N T R O D L' C T I O \ .
qui inspiraient des fureurs divines, ^iuh la terre, par les chan-
gements continuels que le temps amène, a repris et fait ren-
trer en elle fontaines, exhalaisons et oracles. » Voilà ce qu'a
rapporté Porph}Te, selon Eusèbe.
Ainsi les dieux s'éteignent eux-mém€s ou quittent la terre,
vers qui l'amour des honnnes ne les appelle plus ! Leurs boca-
ges ont été coupés, leuis sources taries, leurs sanctuaires pro-
fanés; par où leur serait-il possible de se miinifester encore?
O Vénus Uranie! leine de cette lie et de cette montagne, d'où
tes traits menaçaient le monde; Vénus Armée: qui régnas de-
puis au Capitole, où j"ai salué (dans le musée) ta statue encore
debout, pourquoi n'ai-je pas le coui-age de croire en toi et de
t'invoquer, déesse! comme l'ont fait si longtemps nos pères,
avec ferveur et simplicité? >'es-tu pas la source de tout
amour et de toute noble ambition, La seconde des mères saintes
qui trônent au centre du monde, gardant et protégeant les
tV'pes éternels des fennnes créées contre le double effort de la
mort qui les change, ou du néant qui les attire?... Mais vous
êtes là toutes encore, sur vos astres étincelants; l'homme est
forcé de vous reconnaître au ciel, et la science de vous nom-
mer. O vous, les trois grandes déesses, pardonnez-vous à la
terre ingrate d'avoir oublié vos autels?
Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a
conservé, de toutes ses beautés, que ses rocs de porphyre,
aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un ar-
bre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas ! pas
un coquillage le long de ce bord où les néréides avaient choisi
la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les bergères
de "Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des
rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d'amour
aux niimteaux de satin changeant... Je n'ai aperçu qu'un gen-
tleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats
écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l'horizon les
brouillards de leur patrie.
rsous nous arrêtâmes bientôt au port San-Mcolo, à la pointe
4 VOYAGE EN ORIENT.
orientale de lile, \is-à-vis du cap Saint-Ange, qu'on aperce-
vait à quatre lieues en mer. Le peu de durée de notre séjour
n'a permis à personne de visiter Capsali, la capitale de l'île;
mais on aperce^ait au midi le rocher qui domine la ville, et
d'où Ton peut découvrir toute la surface de Cérigo, ainsi
qu'une partie de la Morée, et les côtes mêmes de Candie quand
le temps est pur. C'est sur cette hauteur, couronnée aujour-
d'hui d'un château militaire, que s'élevait le temple de Vénus
Céleste. La déesse était vêtue en guennère, armée d'un javelot,
et semblait dominer la mer et garder les deslins de l'archipel
grec comme ces figures cabalistiques des contes arabes, qu'il
faut abattre pour détruire le charme attaché à leur présence.
Les Romains, issus de Vénus par leur aïeul Enée, purent seuls
enlever de ce rocher superbe sa statue de bois de myrte, dont
les contours puissants, drapés de voiles symboliques, rappe-
laient l'art primitif des Pélasges. C'était bien la grande déesse
génératrice, Aphrodite ^Méla^nia ou la >~oire, portant sur la tête
le polos hiératique, ayant les fers aux pieds, comme enchaînée
par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa chère
Troie... Les Romains la transportèi'ent au Capitole, et bientôt
la Grèce, étrange retour des destinées ! appartint aux descen-
dants régénérés des vaincus d'Ilion.
Qui cependant reconnaîtrait, dans la statue cosmogonique
(pie nous venons de décrire, la Vénus frivole des poètes, la
mère des Amours, répt)use légère du boiteux Vulcain?
On l'appelait la prévoyante, la victorieuse, la dominatrice
des mers, — Enplœa, Pontia; _ Apostrophia, qui détourne
des passions criminelles ; et encore, l'aînée des Parques, som-
bre idéalisation. Aux deux côtés de l'idole peinte et dorée, se
tenaient les deux amours Eros et Antéros, consacrant à leur
mère des pavots et des grenades. Le symbole qui la distinguait
des autres déesses était le croissant surmonté d'une étoile à
huit rayons; ce signe, brodé sur la pourpre, règne encore sur
rOrient, mais c'est bien chez ceux qui l'arborent que Vénus a
toujours le voile sur la tête et les rhaînos aux pieds.
I N 1 R o i) 1 1; r i(j N . 5
Voilà quelle était l'austère dcesse adorée à Sparte, à Co-
rintlie et dans une partie de Cythère aux âpres rochers; celle-
là était bien la fille des mères fécondées par le sang divin d'U-
ranus, et se dégageant froide encore des flancs engourdis de la
nature et du chaos.
L'autre Vénus — car beaucoup de poètes et de pliilosojihes,
particulièrement Platon, reconnaissaient deux Vénus diffé-
rentes — était la fille de Jupiter et de Dionée; on rajipelait
Vénus Populaire, et elle avait, dans une autre paitie de l'ile de
Cythère, des autels et des sectateurs tout différents de ceux de
Vénus Uranie. Les poètes ont pu s'occuper librement de celle-
là, qui n'était point, comme l'autre, protégée par les lois d'une
théogonie sévère, et ils lui prêtèrent toutes leurs fantaisies ga-
lantes, qui nous ont transmis une Irès-fausse image du culte
sérieux des païens. Que dirait-on dans l'avenir des mystères
du catholicisme, si l'on était réduit à les juger au travers des
interprétations ironic[ues de Voltaire ou de Parny? Lucien,
Ovide, Apulée, appartiennent à des cpocjues non moins scepti-
ques , et ont seuls influé sur nos esprits superficiels , peu
curieux d'étudier les vieux poèmes cosmogoniques dérivés des
sources chaldéennes ou syriaques.
II - LA MESSE DE VÉXUS
"L' Hypncrotoniachic nous donne C[uelc[ues détails curieux sur le
culte de la Vénus Céleste dans File de Cythère, et, sans admettre
comme une autorité ce livre où Timagination a coloré bien des
pages, on peut y rencontrer souvent le résultat d'études ou
d'impressions fidèles.
Deux amants, Polyphile et Polia, se préparent au pèlerinage
de Cythère.
Ils se rendent sur la rive de la mer, au temple somptueux
de Vénus Physisoé? Là, des prêtresses, dirigées par une
plieuse mitrée, adressent d'abord pour eux des oraisons aux
dieux Foricule, T.imentin, et à la déesse Cardina. Les reli-
6 VOYAGE EN ORIENT.
gieuses étaient vêtues d'écarlate, et portaient, en outre, des
surplis de coton clair un peu plus courts; leurs cheveux pen-
daient sur leurs épaules, La première tenait le livre des céré-
monies; la seconde, une aumusse de fine soie; les autres, une
châsse d'or, le ccccspiie ou couteau du sacrifice, et le préléricule,
ou vase de libation; la septième portait une mitre d'or avec
ses pendants; une plus petite tenait un cierge de cire vierge;
toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que portait la
prieuse s'attachait devant le front à un fermoir d'or incrusté
d'une ananchite, pierre lalismanique par laquelle on évoquait
les figures des dieux.
La prieuse fit approcher les amants d'une citerne située au
milieu du temple, et en ouvrit le couvercle avec une clef d'or;
puis, en lisant dans le saint livre <à la clarté du cierge, elle
bénit l'huile sacrée, et la répandit dans la citerne; ensuite elle
prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l'ouverture,
disant à Polia : « Ma fille, que demandez-vous ? — Madame,
dit-elle, je demande grâce pour celui qui est avec moi, et désire
que nous puissions aller ensemble au royaume de la grande
Mère divine pour boire en sa sainte fontaine. 3> Sur quoi, la
prieuse, se tournant vers Pol3'phile, lui fit une demande pareille,
et l'engagea à plonger tout à fait le flambeau dans la citerne.
Ensuite elle attacha avec une cordelle le vase nommé lépaste,
qu'elle fit descendre jusqu'à l'eau sainte, et en puisa pour la
faire boire à Polia. Enfin, elle referma la citerne, et adjura la
déesse d'être favorable aux deux amants.
Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une
sorte de sacristie ronde, oîi l'on apporta deux cygnes blancs et
un vase plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles attachées
sur une corbeille garnie de coquilles et de roses, qu'on posa
sur la table des sacrifices; les jeunes filles s'agenouillèrent au-
tour de l'autel, et invoquèrent les très-saintes Grâces, Aglaïa,
Thalia et Eiiphrosine, ministres de Cythérée, les priant de
quitter la fontaine Acidale, qui est à Orchomène, en Béotie, et
oij elles font résidence, et, comme Grâces divines, de venir
I K T n O D L" c ; I O N . 7
accepter la profession religieuse laite à leur maîtresse eu
leur nom .
Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert
d'aromates et de parfums, y mit le feu elle-même, et alimenta
la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser
dessus les deux tourterelles, frappées du couteau cécespite, et
plumées sur la table d'anclabre, le sang étant mis à part dans
un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, entonné par
une chanlresse, à laquelle les autres répondaient; deux jeunes
religieuses placées devant la prieuse accompagnaient l'office
avec des flûtes lydiennes en ton lydien natuiel.
Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et,
chantant d'accord avec les flûtes, elles dansaient autour de
l'autel pendant que le sacrifice se consumait.
Je viens de résumer, à l'intention des artistes, les principaux
détails de cette sorte de messe de Vénus.
Nous verrons quelles autres cérémonies se faisaient à Cythère
même, dans ce royaume de la maîti'esse du monde, — Ku-^rota
Ku6r|7r£ioJv xai savOou xcamou, — aujourd'hui possédé par cette
autre dominatrice charmante, la reine Victoria.
m LE SO^GE DE POLYPHILE
Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité
scientifique; Polyphile, c'est-à-dire Francesco Colonna, a beau-
coup cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps;
mais cela n'empêcjie pas qu'il n'ait puisé cei'taines parties de
son livre aux bonnes' sources grecques et latines, et je pouvais
faire de même, mais j'ai mieux aimé le citer.
Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour, me par-
donnent de toucher à leur mémoire! le hasard — s'il est un
hasard — a remis en mes mains leur histoire mystique, et j'i-
gnorais à cette heure-là même qu'un savant j)lus poète, un
poète plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages le
dernier éclat du génie que recelait son front {">enché. Il fut
8 V O ^ A r, IL E N O R I E N T .
comme eux un des plus liileles iipùties de l'amour pur... et,
parmi nous, l'un des derniers.
Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon
Xodier, belle âme diviwe, qui les immortalisais en mourant*'.
Comme toi, je croyais en eux, et comme eux à l'amour céleste,
dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile reconstrui-
sait en idée le palais splendide sur les rocbers cjthéréens.
A ous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux, esprits
doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens par le
cœur!
Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que Francesco
a décrite sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas! le fils
d'un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de toucher pour
croire, et de rêver le passé... sur ses débris? Il ne m'a pas suffi
de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour
bien m'assurer que c'est nous, vivants, qui marchons dans un
monde de fantômes.
Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l'avoir
point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé
l'image mortelle. C'est une histoire touchante qu'il faut lire
dans ce dernier livre de Nodier, quand on n'a pas été à même de
la deviner sous les poétiques allégories du Songe de Polyphile.
Francesco Colonna, l'auteur de cet ouvrage, était un pauvre
peintre du xv® siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour la prin-
cesse Lucrélia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo
Bellini, père du peintre plus illustre que nous connaissons, il
n'osait lever les yeux sur l'héritière d'une des plus grandes
maisons de l'Italie. Ce fut elle-même qui, profitant des libertés
d'une nuit de carnaval, l'encouragea à tout lui dire et se montra
touchée de sa peine. C'est une noble figure que Lucrétia Polia,
sœur poétique de Juliette, de Léonore et de Bianca Capello. La
distance des conditions rendait le mariage impossible; l'autel
du Christ... du Dieu de l'égalité!... leur était interdit; ils
I. Franciscus Columna, dernière nouvelle de Charles >'odicr.
I NTHOD LMTIO^i.
rêveront celui de dieux plus iiuhil^ciits, ils invoquèrent l'an-
tique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent
frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.
Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus
Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour
être unis après la mort, et, chose hizarre, ce fut sous les formes
de la foi chrétienne qu'ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-
ils voir dans la Vierge et son fils l'antique symhole de la grande
Mère divine et de l'enfant céleste qui emhrasent les cœurs?
Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèhres mystiques jusciu'à la
primitive Isis, au voile éternel, au masque changeant, tenant
d'une main la croix ansée, et sur ses genoux l'enfant Horus
sauveur du monde'...
Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande
mode en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence triom-
phait du vieil Aristote, et la théologie féodale s'ouvrait connue
une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philo-
sophique c[ui florissait de toutes parts. Francesco devint un
moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur
la belle et pure image de l'autie, passant les jours dans l'étude
des philosophies et des religions antiques, et les nuits à rêver
son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui
révélaient les vieux écrivains de la Grèce. O double existence
heureuse et bénie, si l'on en croit le livre de leurs amours!
quelquef(jis les fêtes piuupeuses du clergé italien les rappro-
chaient dans une même église, le long des rues, sur les places
où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l'insu
de la foule, ils se saluaient d'un doux et mélancolique regard :
« Frère, il faut mourir! — Sœur, il f;uit mourir! » c'est-à-dire
nous n'avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne...
Ce sourire échangé ne disait que cela.
Cependant Polyphile écrivait et léguait à l'admiration des
amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines,
de ces délices. Il peignait les luiits enchantées où, s' échappant
de notre monde plein de la loi d'un Dieu sévère, il rejoignait
1.
10 VOYAGE EN OUIENT.
en esprit la douce Polla aux saintes demeures de Cytbérée.
L'âme fidèle ne se faisait pas attendre, et tout Tempire mytho-
logique s'ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros d'un
poëme plus moderne et non moins sublime', ils franchissaient
dans leur douijle rêve Timmensité de l'espace et des temps; la
mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l'esprit du monde
,incien s'éteignit aux champs de Pharsale ! Les fontaines com-
mençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient
fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois
sacrés; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et
partout s'entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles
reconstruisant pour eux le fantôme d'un univers. L'étoile de
Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des
rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs moits allaient
repeupler; le faune s'éveillait dans son antre, la naïade dans sa
fontaine, et des bocages reverdis s'échappaient les hamadryades.
Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures l'endait pour un
instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de
son antique fécondité.
Cest alors qu'avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèle-
rinage, qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la
Grèce, conduisait nos deux amants à tous les temples renommés
de Vénus Céleste et les faisait arriver enfin au principal sanc-
tuaire de la déesse, à l'île de Cythère, où s'accomplissait l'union
spirituelle des deux religieux, Polyphile et Polia.
Le frèie Francesco mourut le premier, ayant terminé son
pèlerinage et son livre; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui,
grande dame et puissante comme elle était, ne craignit point de
le faire imprimer par Aide Alanuce, et le fit illustrer de dessins,
fort beaux la plupart, représentant les principales scènes du
songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures et
symboles de la grande Mère divine, déesse de Cythère. Ce livre
d'amour platonique fut long?cjîins l'évangile des cœurs amou-
I. Faust, secoade partie.
INTRODUCTION. 11
renx dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas toujours à
la Vénus Céleste des hommages si épurés.
Pouvais-je faire mieux que de relire, avant de toucher à
Cythère, le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nodier l'a
fait remarquer, présente une singularité charmante ; l'auteur
a signé son nom et son amour en employant en tête de chaque
chapitre un certain nombre de lettres choisies pour former la
légende suivante : Polinm frater Franciscus Colunina peramn-
vit^ . Que sont les amours d'Abailard et d'Héloïse auprès de
■cela ?
IV SAN-NICOLO
En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n'ai pu songer
^ans peine que cette île, dans les premières années de notre
siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions
de Venise, notre patrie s'est vue dépouillée à son tour par
l'Angleterre, qui, là, comme à Malte, annonce en latin aux
passants sur une tablette de marbre, que «l'accord de l'Europe
et V aniou?- àe ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souve-
raineté. » — Amour ! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui
as ratifié cette prétention?
Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à
San-]NicoIo, j'avais aperçu un petit monument, vaguement dé-
coupé sur l'azur du ciel, et qui, du haut d'un rocher, semblait
la statue encore debout de quelque divinité protectrice...
IMais, en approchant davantage, nous avons distingué claire-
ment l'objet qui signalait cette côte à l'attention des voyageurs.
C'était un gibet, xui gibet à trois branches, dont une seule était
garnie. Le premier gibet réel que j'aie vu encore, c'est sur le
sol de Cythère, possession anglaise, qu'il m'a été donné de
l'apercevoir !
Je n'irai pas à Capsali ; je sais qu'il n'existe plus rien du
lemple que Paris fit élever à Vénus Dionéc, loisque le mauvais
.1. « Le frère Frut cc-ico Oolonna .1 aimé tendiLincnt Poli.i. »
12 VOYAGE EN ORIENT.
temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène
qu'il enlevait à son éjDOiix. On montre encore, il est vrai, la
fontaine qui fournit de l'eau à l'équipage, le bassin où la plus
belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son
amant; mais une église a été construite sur les débris du tem-
ple, et se voit au milieu du port. Rien n'est l'esté non plus sur
la montagne du temple de Vénus Uranie, qu'a remplacé le fort
Vénitien, aujourd'hui gardé par une compagnie écossaise.
Ainsi la Vénus Céleste et la Vénus populaire, révérées, l'une
sur les hauteurs et l'autre dans les vallées, n'ont point laissé
de traces dans la capitale de l'île, et l'on s'est occupé à peine
de fouiller les ruines de l'ancienne ville de Scandie, près du
port d'Avlémona, profondément cachées dans le sein de la
terre; là, peut-être, on retrouverait quelques monuments de
la troisième Vénus, l'aînée des Parques, l'antique reine du
mystérieux Hadès.
Car, il faut bien le remarquer, — pour sortir du dédale où
nous ont égarés les derniers poètes latins et les mythologues
modernes, — chacun des grands dieux avait trois corps et était
adoré sous les trois formes : du ciel, de la terre et des enfers;
cette triplicité ne peut avoir, d'ailleurs, rien de bizarre au juge-
ment des esprits chrétiens, qui admettent trois personnes en
Dieu.
Le port de San-Nicolo n'offrait à nos yeux que quelques
masures le long d'une baie sablonneuse où coulait un ruisseati
et où l'on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs; d'au-
tres épanouissaient à l'horizon leurs voiles latines sur la ligne
sombre que traçait la mer au delà du cap Spati, dernière pointe
de l'île, et du cap Malée, qu'on apercevait clairement du côté
de la Grèce. Personne ne vint, au moment où nous débar-
quions, nous demander nos papiers; les îles anglaises n'a-
busent pas des lois de police, et, si leur législation aboutit en-
core à un fouet par en bas, et par en haut à un gibet, les étran-
gers du moins n'ont rien à craindre de ces modes de répression.
J'étais avide de goûter les vins de la Grèce, au lieu de l'é-
I N 1 lî o D u c r r o >■ .
pais et sombre vin de ^lalle qu'on nous servait depuis dou\-
jours à bord du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas
d'entrer dans riuunldc taveine qui, à d'autres lieures, servait
de rendez-vous connnun aux garde-côtes anglais et aux mari-
niers grecs. La devanture peinte étalait, comme à Malle, des
noms de bières et de liqueurs anglaises insci-its en or. Me
voyant vêtu d'un makintosh acheté à Livourne, l'Iiote se hâta
de m'aller chercher un verre de w iskey ; je tâchai, quant à
moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin,
et je le prononçai si bien, qu'on ne me comprit nullement. —
A quoi donc me sert - il d'avoir été reçu bachelier par
MM. Villemain, Cousin et Guizot réunis, et d'avoir dérobé à la
France vingt minutes de leur existence pour faire constater
tout mon savoir? Le collège a fait de moi un si grand hellé-
niste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du
vin, et aussitôt, remportant le wiskey refusé, l'hôte vient
servir un pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots
d'italien, et, comme personne ne m'a jamais appris cette lan-
gue, je réussis facilement à me faire apporter une bouteille
empaillée du liquide cythéréen.
C'était un bon petit vin rouge, sentant un peu l'outre où il
avait séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et
rappelant assez le goût du vin asciuto d'Italie; — ô généreux
sang de la grappe!... comme t'appelle George Sand, à peine
es-tu en moi, que je ne suis plus le même ; n'es-tu pas vraiment
le sang d'un dieu? et peut-être, comme le disait l'évéque de
Cloyne, le sang des esprits rebelles qui luttèrent aux anciens
temps sur la terre, et qui, vaincus, anéantis sous leur forme
première, i-eviennent, dans le vin, nous agiter de leurs pas-
sions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions!...
Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette ile, de la
terre porphjreuse et longtemps bénie où régnait la Vénus Cé-
leste, ne peut inspiier que de bonnes et douces pensées. Aussi
n'ai-je plus songé dès lois qu'à rechercher pieusement les tra-
ces des temples ruinés de la déesse de Cythère; j'ai gravi les
14 VOYAGE EN ORIENT.
rochers du cap Spati, où Achille en fit b'itir un, à son départ
poui" Troie; jai cherché des yeuxCranaé, située de l'autre côté
du golfe et qui fut le lieu de l'enlèvement d'Hélène ; mais l'île
de Cranaé se confondait au loin a\ec les côtes de la Laconie, et
le temple n'a pas laissé même une pierre sur les rocs, du haut
desquels on ne découvre, en se tournant vers l'île, que des
moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette
dans la baie de San-]Niicolo.
En descendant, j'ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs
qui formaient le projet d'aller jusqu'à une petite ville située à
deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous
avons monté sur des mulets, et, sous la conduite d'un Italien
qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre
les montagnes. On ne croirait jamais, à voir de la mer les
abords hérissés des rocs de Cérigo, que l'intérieur contienne
encore tant de plaines fertiles ; c'est, après tout, une terre qui
a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont
couvertes de cotonniers, d'oliviei's et de mûriers semés parmi
les vignes. L'huile et la soie sont les principales productions
qui fassent vivre les habitants, et les Cythéréennes — je n'aime
pas à dire Cérigotes — trouvent, à préparer cette dernière, un
travail assez doux pour leurs belles mains ; la culture du coton
a été frappée, au contraire, par la possession anglaise...
Mais n'admii'ez-vous pas tout ce beau détail fait en style iti-
néraire ? C'est que la Cythère moderne, n'étant pas sur le pas-
sage habituel des voyageurs, n'a jamais été longuement dé-
•?rite, et j'aurai du moins le mérite d'en avoir dit morne plus
que les touristes anglais.
Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo,
petite ville à l'aspect italien, mais pauvre et délabrée ; le mien
était la colline d'^^jlunori, située à peu de distance et où l'on
m'avait dit que je pourrais rencontrer les restes d'un temple.
Mécontent de ma course du cap Spati, j'espérais me dédom-
mager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Delille,
remplir mes poches de débris mythologiques. O bonheur ! je
INTRODUCTION. 15
rencontre, en approchant d'Aplunori, un petit bois de mûriers
et d'oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là
leurs sombres pax'asols ; l'aloès et le cactus se hérissaient parmi
les broussailles, et sur la gauche s'ouvrait de nouveau le grand
œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de
wte. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et, sur
un marbre, débris d'une ancienne arcade qui surmontait une
porte carrée, je pus distinguer ces mots : KAPAIQN ©EPAIIIA
(guérison des cœurs).
Cette légende m'a fait soupirer.
V APLUNORI
La colline d'Aplunori ne présente que peu de ruines, mais
elle a gardé les restes plus rares de la végétation sacrée qui
jadis parait le front des montagnes ; des cyprès toujours verts
et quelques oliviers antiques dont le tronc crevassé est le re-
fuge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénération
traditionnelle qui s'attache à ces lieux célèbres. Les restes
d'une enceinte de pierre protègent, seulement du côté de la
mer, ce petit bois qui est l'héritage d'une famille ; la porte a
été surmontée d'une pierre voûtée, provenant des ruines et
dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au delà de l'enceinte est
une petite maison entourée d'oliviers, habitation de pauvres
paysans grecs, qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les
drapeaux vénitiens, français et anglais sur les tours du fort
qui protège San-Mcolo, et qu'on aperçoit à l'autre extrémité
de la baie. Le souvenir de la république française et du général
Bonaparte, qui les avait affranchis en les incorporant à la répu-
blique des Sept-Iles, est encore présent à l'esprit dès vieillards.
L'Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis i8i5, et les
habitants de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs
frères de la 3Iorée. L'Angleterre ne fait pas des Anglais des
peuples qu'elle conquiert, je veux dire qu'elle acquiert . elle en
fait des iloles, queUiuefois des domestiques; tel est le sort des
IG VOYAGE EN OKIE^T.
Maltais, tel serait celui des Grers de Céiùgo, si l'aristocratie
anglaise ne dédaignait comme séjour cette lie poudreuse et sté-
rile. Cependant il est une sorte de licliesse dont nos voisins
ont encore pu dépouiller l'antique Cvtlière : je veux parler de
quelques bas-reliefs et statues cjui indiquaient encore les lieux
dignes de souvenir. Ils ont enlevé d'Aplunori une frise de mar-
bre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelcjues abréviations,
ces mots, qui furent recueillis en 1798 par des connnissaires de
la république française: Naô; ^AtppoôiTr,!;, ôeSç /.upiaç Ku6ripttov,
xai TravTÔç xoau.ou (temple de Vénus, déesse maîtresse des Cv-
théréens et du monde entier).
Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des
ruines; mais, en outre, un bas-relief enlevé aussi par les An-
glais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois
d'Aplunori. On y distinguait les images de deux amants ve-
nant offrir des colombes à la déesse , et s' avançant au delà
de l'autel, près duquel était déposé le vase des libations. La
jeune fille, vêtue d'une longue tunique, présentait les oiseaux
sacrés, tandis que le jeuse liomme, appuyé d'une main sur son
bouclier, semblait de l'autre aider sa compagne à déposer son
présent aux pieds de la statue; Vénus était vêtue à peu près
comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, lui
descendaient en boucles sur le cou.
Il est évident que le temple situé sur cette colline n'était pas
consacré à Vénus Uranie, ou Céleste, adorée dans d'autres
quartiers de l'île, mais à cette seconde Vénus, Populaire ou
Terrestre, qui présidait aux mariages. La première, apportée
par des habitants de la ville d'Ascalon en Syrie, divinité sé-
vère, au symbole complexe, au sexe douteux, avait tous les
caractères des images primitives surchargées d'attributs et
d'hiéroglyphes, telles que la Diane d'E])hèse ou la Cybèle de
Phrygie ; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les premiers,
avaient colonisé l'île ; la seconde, plus riante, plus humaine,
et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut le
sujet de guerres civiles entre les habitants, avait une statue re-
INTRODUCTION. 17
noniniéo dans toute la Grèce comme une mciveille de l'art,
elle était nue et tenait à sa main droite une coquille marine ;
ses (ils F.ios et Antéros l'accompagnaient, et devant elle était
■ m groupe de trois Grâces dont deux la regardaient, et dont la
troisième était tournée du côté opposé. Dans la partie orien-
tale du temple, on remarquait la statue d'Hélène; ce qui est
cause probablement que les habitants du pays donnent à ces
ruines le nom de palais d'Hélène.
Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines
de l'ancienne ville de Cythère, dont Fentassement poudreux
s'apercevait le long de la mer entre la colline d'Aplunori et le
port de San-INicolo; je les avais donc dépassées en me rendant
à Potamo par l'intérieur des terres; mais la route n'était prati-
cable qu'à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. Je
quittai à regret ce peu d'ombrage plus riche eu souvenirs que
les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédaignés par
les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du bois, trois
colonnes tronquées snbsistaient debout encore au milieu d'un
champ cultivé; d'autres débris ont servi à la construction
d'une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé
de la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre ga-
rantit la solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus
à former une sorte de terrasse qui retient la terre végétale né-
cessaire aux cultures et si rare dans l'ile depuis la destruction
des forêts sacrées.
On trouve encore sur ce point une excavation provenant de
fouilles; une statue de marbre blanc drapée à l'antique, et
très-mutilée, en avait été retirée ; mais il a été impossible d'en
déterminer les caractères spéciaux. En descendant à travers
les rochers poudreux, variés parfois d'oliviers et de vignes,
nous avons traversé un ruisseau qui descend vers la mer en
formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques, des
lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle grecque s'est élevée
sur les bords de cette eau bienfaisante, et parait avoir succédé
à un monument plus ancien.
18 VOYAGE EX OniENT.
VI P A L .E O C A S T R O
Nous suivons dès lors le bord de la nier en marchant sur
les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les
flots vont s'engouffrer dans les temps dorage; les cailles de
Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur
les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cen-
drées. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu embrasser
du regard toute la colline de Palaeocastro couverte de débris,
et que domi tient encore les tours et les murs ruinés de l'antique
ville de Cythère. L'enceinte en est marquée sur le penchant
tourné vers la mei-, et les restes des bâtiments sont cachés en
partie sous le sable marin qu'amoncelle l'embouchure d'une
petite rivière. Il semble que la plus grande partie de la ville
ait disparu peu à peu sous l'effort de la mer croissante, à moins
qu'un tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les
traces, n'ait changé l'assiette dn terrain. Selon les habitants,
lorsque les eaux sont très-claires, on distingue au fond de la
mer les restes de constructions considérables.
En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes ca-
tacombes pratiquées dans un rocher qui domine les mines de
la ville et où l'on monte par un sentier taille dans la pierre. La
catastrophe qui apparaît dans certains détails de cette plage
désolée a fendu dans toute sa hauteur cette roche funéraire et
ouvert au grand jour les hypogées qu'elle renferme. On dis-
tingue par l'ouverture les cotés correspondants de chaf[ue salle
séparés comme par prodige; c'est après avoir gravi le rocher
cju'on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent
avoir été habitées récemment par des pâti'es ; peut-être ont-
tlles servi de refuge pendant les guerres, ou à l'époque de la
tlomination des Turcs.
Le sommet même du rocher c^t une plate-forme oblongue,
bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une con-
struction beaucoup plus élevée ; sans doute, c'était un temple
INTRODUCTION. l9
dominant les sépulcres et sous labri duquel reposaient des
tendres pieuses. Dans la première chambre que l'on rencontre
ensuite, on remarque deux sarcophages tailles dans la pierre
et couverts d'une arcade cintrée; les dalles f[ui les fermaient et
dont on ne voit plus c[ue les débris étaient seules d'un autre
morceau ; aux deux cotés, des niches ont été pratiquées dans le
mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires,
soit encore pour contenir des urnes funéraires Mais, s'il y avait
ici des urnes, à quoi bon plus loin des cercueils? Il est certain
que l'usage des anciens n'a pas toujours été de bi'ùler les corps,
puisque, par exemple, l'un des Ajax fut enseveli dans la terre;
mais, si la coutume a pu varier selon les temps, comment l'un
et l'autre mode aurait-il été indiqués dans le même monu-
ment? Se pourrait-il encore que ce qui nous semble des tom-
beaux ne fût que des cuves d'eau lustrale multipliées pour le
service des temples? Le doute est ici permis. L'ornement de
ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture;
aucune sculpture , aucune colonne n'en vient varier l'uniforme
construction; les murs sont taillés cari'ément, le plafond est
plat ; seulement, l'on s'aperçoit que primitivement les parois
ont été revêtues d'un mastic où apparaissent des traces d'an-
ciennes peintures exécutées en rouge et en noir à la manière
des Etrusques.
Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus consi-
dérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est
vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par
des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux,
soit des chapelles; car, selon bien des gens, cette excava-
tion immense serait la place d'un temple consacré aux divi-
nités souterraines.
VII LES TROIS VÉNUS
Il est difficile de dire si c'est sur ce rocher qu'était bâtî le
temple de Vénus Céleste, indiqué par Pausanias comme domi-
20 VOYAGE EX ORIENT.
nant Cvtlicre, ou si ce monument s'élevait sur la colline en-
core couverte des l'uines de cette cité, que certains auteurs
appellent aussi la Ville de Ménélas. Toujours est-il que la dis-
position singulière de ce rocher m'a rappelé celle d'un autre
temple d'Uranie que l'auteur grec décrit ailleurs comme étant
placé sur une colline hors des murs de Sjiarte. Pausanias lui-
même, Grec de la décadence, païen d'une époque où l'on avait
perdu le sens des vieux symboles, s'étonne de la construction
toute primitive des deux temples superposés consacrés à la
déesse. Dans l'un, celui d'en bas, on la voit couverte d'armures,
telle que Minerve (ainsi qne la peint une épigramme d'Ausone);
dans l'autre, elle est représentée couverte entièrement d'un
voile, avec des chaînes aux pieds. Cette dernière statue , taillée
en bois de cèdre, avait-été , dit-on, érigée par Tyndare et s'ap-
pelait iTio/yj/^o, autre surnom de Vénus. Est-ce la Vénus souter-
raine, celle que les Latins appelaient Lihiti/ia, celle qu'on re-
présentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphonè,
et qui, encore sous le surnom d'aînée des Parques, se confond
parfois avec la belle et pâle Némésis?
On a souri des préoccupations de ce poétique voyageur « qui
s'inquiétait tant de la blancheur des marbres; » peut-être s'é-
tonnera-t-on dans ce temps-ci de me voir dépenser tant de re-
cherches à constater la triple personnalité de la déesse de
Cythère. Certes, il n'était pas difficile de trouver, dans ses trois
cents surnoms et attributs, la preuve qu'elle appartenait à la
classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les
forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et
des lieux souterrains. Mais j'ai voulu surtout montrer que le
culte des Grecs s'adressait principalement à la Vénus austère,
idéale et mysticjue, que les néoplatoniciens d'Alexandrie pu-
rent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Cette der-
nière, plus humaine, plus facile à comprendre pour tous, a
\aincu désormais la philosophique Uranie. Aujourd'hui, la
Panagia grecque a succédé, sur ces mêmes rivages, aux hon-
neurs de l'antique Aphi'odite ; l'église ou la chapelle .se rebâtitdes
i.N mon L CTioN. 21
ruines du temple et s'applique à en cciivrir les fondements; les
mêmes superstitions sattaclient pies{[iie partout à des altiihuts
tout semblables; la Panagia, (|ui lient à la main un éj)Ci'on de
navire, a pris la plaec de Vénus Ponlia ; une autre reçoit,
comme la Vénus Calva, un tribut de elievelures que les jeunes
(illes suspendent aux murs de sa eliapelle. Ailleurs s'élevait la
Vénus des flammes, (ju la Vénus des abîmes; la Vénus Apo-
stropliia, qui détournait des pensées impures, ou la Vénus Pé-
ristéria, qui avait la douceur et l'innocence des colombes : la
Panagia suffit encore ù réaliser tous ces emblèmes. ]\e de-
mandez pas d'autres croyances aux descendants des Achéens:
le cbristianisme ne les a pas vaincus, ils Font plié à leurs idées;
le principe féminin, et, comme dit Gœtlie, le féminin céleste
l'égnera toujours sur ce rivage. La Diane sombre et cruelle du
Bospliore, la Minerve prudente d'Athènes, la Vénus Armée de
Sparte, telles étaient leurs plus sincères religions : la Gièce
d'aujouid'hui remplace par une seule vierge tous ces types de
vierges saintes, et compte pour bien peu de chose la trinité
masculine et tous les saints de la légende, à l'exception de
saint Georges, le jeune et brillant cavalier
En quittant ce rocher bizarre, tout percé de salles funèbres,
et dont la mer ronge assidûment la base, nous sommes arrivés
à une grotte que les stalactites ont décorée de piliers et de
franges merveilleuses; des bergers y avaient abrité leurs chè-
vres contre les ardeurs du jour; niais le soleil commença
bientôt à décliner vers l'horizon en jetant sa pourpre au rochei'
lointain de Cérigotto, vieille retraite des pirates; la grotte était
sombre et mal éclairée à cette heure, et je ne fus pas tenté d'y
pénétier avec des flambeaux; cependant tout y révèle encore
l'antiquité de cette terre aimée des cieux. Des pétrifications,
des fossiles, des amas même d'ossements antédiluviens ont été
extraits de cette grotte, ainsi que de plusieurs autres points de
l'île. Ainsi ce n'est pas sans raison que les Pélasgps avaient
placé là le berceau de la fille d'Uranus, de cette Vénus si dif-
férente de celle des peintres et des poètes, qu'Orphée invoquait
VOYAGE E.N ORIENT.
eu ces termes : « Vénérable déesse, qui aime les ténèbre.-...,
visible et invisible... dont toutes choses émanent, car tu donnes
des lois au monde entier, et tu commandes même aux Parques,
souveraine de la nuit ! »
VIII LES CYCLADES
Cérîgo et Cérigotto montraient encore à l'horizon leurs con-
tours anguleux; bientôt nous tournâmes la pointe du cap
Malée, passant si près de la >,!orée, que nous distinguions tous
les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos re-
gards ; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant d'une
sorte de grotte précédée d'un petit jardin. Les matelots nous
dirent que c'était la demeure d'un ermite, qui depuis longtemps
vivait et piiait sur ce promontoire isolé. C'est un lieu magni-
fique, en effet, pour rêver au bruit des flots comme un moine
romantique de Byron! Les vaisseaux qui passent envoient
quelquefois une barque porter des aumônes à ce solitaire, qui
probai)lement est en proie à la curiosité des Anglais. Il ne se
montra pas pour nous : peut-être est-il mort.
A deux lieures du matin, le bruit de la chaîne laissant tomber
l'ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre deux rêves
que, ce jour-là même, nous foulerions le sol de la Grèce véri-
table et régénérée. La vaste rade de Syra nous entourait comme
un croissant.
Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je vou-
drais m'arrêter tout à fait chez ce bon peuple hellène, au mi-
lieu de ces îles aux noms sonores, et d'où s'exhale comme un
parfum du Jardin des Racines grecques. Ah! que je remercie à
présent mes bons professeurs, tant de fois maudits, de m'avoir
aj^pris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l'enseigne dun bar-
bier, d'un cordonnier ou d'un tailleur. Eh quoi! voici bien les
uK-ines lettres rondes et les mêmes majuscules... que je savais
si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir d'épeler
tout haut dans la rue.
iNTUoni c II ON. 23
— Ko(},t[xÉpo( (bonjour), nie dit le iiuurliaud d'un air aU'ablo.
en me faisant l'iionnear de ne jias nio croire Parisien.
— Ilocra (combien)? dis- je en cboisis.sant (|nelqiie bagatelle.
— As'xa of.otY[xat (dix dracbnies), nie rcj)ond-ii d'un ton clas-
sique.
Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et
ne se doute pas qu'il parle en ce moment comme un person-
nage de Lucien.
Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me
crie comme Caron à Ménippe :
— "Ar.ûoo,, to x.a-[àpaTc, Ta TropOfxeTa ! (paye-moi, grediu, le
prix du passage ! )
Il nest pas satisfait d'un demi-franc que je lui ai donné; il
veut une draclmie (quatre-vingt-dix centimes) : il n'aura pas
même une obole. Je lui réponds vaillamiflient avec quelques
phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grominelant des
jurons d'Ai'istopbane.
Tl me semble que je marche au milieu d'une comédie. Le
moyen de croire à ce ]ieuple en veste l^rodée, en jupon plissé à
gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l'épais
flocon de soie retombe sur l'épaule, avec des ceintures héris-
sées d'armes éclatantes, des jambières et des babouches! C'est
encore le costume exact de Vile des Pirates ou du 5 W^e de Mis-
soloiiglii. Chacun passe pourtant sans se douter qu'il a l'air d'un
comparse, et c'est mon hideux vêtement de Paris qui piovoque
seul, parfois, un juste accès d hilarité.
Oui, mes amis! c'est moi qui suis un barbare, un grossier
lils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme
le Scythe Anacharsis.. . Oh! pardon, je voudrais bien me tirei'
de ce parallèle ennuyeux.
Mais c'est bien le soleil d'Orient et non le pâle soleil du
lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect
produit l'effet d'une décoration impossible. Je marche en pleine
couleur locale, unique spectateur d'une scène étrange, où le
j)assé renaît sous l'enveloppe du présent.
24 VOYAGE EN ORIENT.
Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe eu
portant sur l'épaule le corps difforme d'un chevreau noir...
Dieux puissants! c'est une outre de vin, une outre homérique,
ruisselante et velue. Le garçon sourit de mon étonnement, et
m'offre gracieusement de délier l'une des pattes de sa bête, alin
de lemplir ma coupe d'un vin de Samos emmiellé.
■ — O jeune Grec ! dans quoi me verseras-tu ce nectar? car je
ne possède point de coupe, je te l'avouerai.
— n(6i i^bois)? me dit-il en tirant de sa ceinture une corne
tronquée garnie de cuivi'e et faisant jaillir de la patte de l'outre
un flot du liquide écumeux.
J'ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect
pour le sol de l'antique Scyros que foulèrent les pieds d'Achille
enfant !
Je puis dire aujourd'hui que cela sentait affreusement le
cuir, la mélasse et la colophane; mais assurément c'est bien là
le même vin qui se buvait aux noces de Pelée, et je bénis les
dieux qui m'ont fait l'estomac d'un Lapithe sur les jambes d'un
Centaure.
Ces dernières ne m'ont pas été inutiles non plus dans cette
ville bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités, l'une
bordant la mer (la neuve), et l'autre (la cité vieille) couronnant
la pointe d'une montagne en pain de sucre, qu'il faut gravir
aux deux tiers avant d'y arriver.
Me préservent les chastes Piérides de médire aujourd'hui
des monts rocailleux de la Grèce ! ce sont les os puissants de
cette vieille mère (la notie à tous) que nous foulons d'un pied
débile. Ce gazon raie où fleurit la triste anémone rencontre à
peine assez de terre pour étendre sur elle un reste de manteau
jauni. O Muses! ôCybèle!... Quoi! pas même une broussailie,
une touffe d'herbe plus haute indiquant la source voisine!...
Hélas! j'oubliais que, dans la ville neuve où je viens de passer,
l'eau pure se vend au verre, et que je n'ai rencontré qu'un por-
teur de vin.
^le voici donc enfin dans la rani])agiie, entre les deux villes.
INTRODUCTION. 25
L'une, au bord de la mer, étalant sou lii\c de favorite des
iiiarcliands et des matelots, son bazar à demi turc-, ses chantiers
de navires, ses magasins et ses fabriques neu\es, sa grande
rue bordée de merciers, de tailleurs et de libraires; et, sur la
gauche, tout un quartier de négociants, de banquiers et d'arma-
teurs, dont les maisons, déjà splendiJes, gravissent et couvrent
peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue et
profonde. L'autre, qui, vue du port, semblait former la pointe
d'une construction pyramidale, se montre maintenant détachée
de sa base apparente par un large pli de terrain, qu'il faut tra-
verser avant d'atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarre-
ment le sommet.
Oui ne se souvient de la ville de Lajjuta du bon Swift, suspen-
due dans les airs par une force magi([ue et venant de temps à
autre se poser quelque part sur notre terre pour y faire jirovi-
sion de ce qui lui manque. Voilà exactement le portrait de Svi'a
la vieille, moins la faculté de locomotion. C'est bien elle encore
qui « d'étage en étage escalade la nue, » avec vingt rangées de
petites maisons à toits plats, qui diminuent régulièrement jus-
qu'à l'église de Saint-Georges, dernière assise de cette pointe
pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes élèvent der-
rière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache de loin
cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup
d'œil tout particulier.
IX SAINT-GEORGES
On monte assez longtemps encore à travers les cultures ; de
petits murs en pierres sèches indiquent la borne des champs;
puis la montée devient plus rapide et l'on marche sur le rocher
nu; enfin l'on touche aux premières maisons; la rue éti'oite
s'avance en spirale vers le sommet de la montagne ; des bou-
tiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes
causent ou filent, des bandes d'enfants à la voi.x rauque, aux
traits charmants, courant cà et là ou jouant sur le seuil des
I 2
v'G VOYAGE EN ORIEM.
masures, des jeunes filles se voilant à la hâte, tout effarées de
voir dans la rue quelque chose d'aussi rare qu'un passant; des
cochons de lait et des volailles troublés, dans la paisible pos-
session de la voie publique, refluant vers les intérieury ; çà et là
d'énormes matrones rappelant ou cachant leurs enfants pour
les garder du mauvais œil : tel est le spectacle assez vulgaire
qui frappe partout l'étranger.
Étranger ! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du
passe ? Oh ! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué
mon costume, dont tout à l'heure j'avais honte.
KaôoÀtxôç ! Tel est le mot que des enfants répètent autour de
moi.
Et Ion me guide à grands cris vers l'église de Saint-Georges,
qui domine la ville et la montagne. Catholique! Vous êtes bien
bons, mes amis ; catholique, vraiment je l'avais oublié. Je tâ-
chais de penser aux dieux immortels, qui ont inspiré tant de
nobles génies, tant de hautes vertus ! J'évoquais de la mer dé-
serte et du sol aride les fantômes riants que rêvaient vos pères,
et je m'étais dit, en voyant si triste et si nu tout cet archipel
des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhospitalières,
que la malédiction de Neptune avait frappé la Grèce oublieuse. . .
La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des
bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces
divines animations de la matière se sont retirées peu à peu
comme la vie d'un corps glacé. Oh ! n'a-t-on pas compris ce
dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navi-
gateurs s'en vinrent raconter qu'en passant, la nuit, près des
côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui
criait : « Pan est mort! » Mort, eh quoi! lui, le compagnon,
des esprits suiiples et joveux, le dieu qui bénissait l'hymen fé-
cond de l'honuxie et de la terre! il est mort, lui par qui tout
avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied de l'Olympe
profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute
d'encens et d'hommages, et frappé au cœur comme un père
par l'ingratitude et l'oubli! Et maintenant... arrêtez-vous, en-
INTRODUCTION. 27
fants, que je contemple encore celte pierre ignorée qui iaj'>-
pelle son culte et qu'on a scellée par hasard clans le mur de la
terrasse qui soutient votre église; laissez-moi toucher ces at-
tributs sculptés représentant un cistre, des cimbales, et, aTi
milieu, une coupe com'onnée de lierre ; c'est le débris de son
autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec hrveur, en des
temps où la nature souriait au travail, où Syra s'appelait
Syros...
Ici, je ferme une période un peu longue pour ouvrir une pa-
renthèse utile. J'ai confondu plus haut Sjros avec Scyros. Faute
d'un r, cette île aimable perdra beaucoup dans mon estiuie ;
car c'est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé
parmi les filles de Lycomède, et, si j'en crois mon it'nérairc,
Syra ne peut se glorifier que d'avoir donné le jour à Phéré-
cyde, le maître de Pythagore et l'inventeur de la boussole...
Que les itinéraires sont savants !
On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l'église ; et je
m'assieds, en attendant, sur le rebord de la terrasse, au miJjeu
d'une ti'oupe d'enfants bruns et blonds comme partout, mais
beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que
le marbre ne peut rendre et dont la peintm-e ne peut fixer
l'éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sul-
tanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés
en fiJles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue che-
velure tordue sur les épaules, voilà ce que Syia produit tou-
jours à défaut de fleurs et d'arbustes; cette ieunesse sourit
encore sur le sol dépouillé... N'ont-ils pas dans leur langue
aussi quelque chanson naïve correspondant à cette ronde de
nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers
coupés? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux
et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses
marins!... N'as-tu pas été aussi le grand nid des pirates,
ô vertueux rocher! deux fois catholique, latin sur la mon-
tagne et grec sur le rivage : et n'es-tu pas toujours celui des
usuriers?
28 VOYAGE EN OUÏE NT.
Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants
de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de Tindé-
jiendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous
pavillon turc, s'emparaient de ceux que l'Europe avait en-
voyés porter des secours d'argent et d'armes à la Grèce ; puis,
sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les pro-
visions à leurs frères de IMorée ou de Cliio ; quant à l'argent, *
ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne ga- *
rantie à la cause de Findépendance, et conciliaient ainsi leurs
habitudes d'usuriers et de pirates avec leurs devoirs d'Hel-
lènes. Il faut dire aussi qu'en général la ville haute tenait pour
les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général
Fabvier, passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs
orthodoxes, y faillit être assassiné... Peut-être eût-on voulu
pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illus-
tre du gueirier.
Quoi! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux che-
veux d'or et d'ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter
ce livre, plus ou moins vérldique, en attendant le bedeau?
Non! j'aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu'on re-
proche à votre race doit être attribué à ce ramas d'étrangers
sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur
le port de Syra, ce carrefour de l'Archipel. Et, d'ailleurs, le
calme de vos rues désertes, cet ordre et cette jjauvreté... Voici
le bedeau portant les clefs de l'église Saint-Georges. Entrons :
non... je vois ce que c'est.
Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde,
quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur
fond d'or, terrassant celui qui se relève toujours... cela vaut-
il la chance d'un refroidissement sous ces voûtes humides,
entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d'un temple
des dieux abolis? !Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je
ne veux pas braver la colère d'Apollon ! Je n'exposerai pas à
l'ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont sur-
vécu à sa gloire. Arrière, souffle du tombeau !
INTRODUCTION. 29
D'autant plus qu'il y a dans ce livre que je tiens un passage
qui ma luitement (Vappé : « Avant (l'arriver à Delphes, ou
trouve, sur la route de Li\adic, plusieurs tombeaux antiques.
L'un d'eux, dont l'entrée a la forme d'une porte colossale, a
été fendu par un tremblement de terre, et de la fente sort le
tronc d'un laurier sauvage. Dodvvel nous apprend cpi'il règne
dans le pays une tradition rapportant qu'à l'instant de la moit
de Jésus-Cliribt, un prêtre d'Apollon oii'rait un sacrifice dans ce
lieu même, quand, s'arrètant tout à coup, il s'écria qu'un
nouveau dieu venait de naître, dont la puissance égalerait
celle d'Apollon, mais ciui finirait pourtant par lui céder. A
peine eut-il prononcé ce blasplième, que le rocher se fendit,
et il tomba mort, frappé par une n)ain invisible. »
Et moi, fils d'un siècle douteur, n'ai-je pas bien fait d'hési-
ter à franchir le seuil, et de m'arréter plutôt encore sur la ter-
rasse à contempler Tina prochaine, et Naxos, et Paros, et
Mycone, éparses sur les eaux, et plus loin cette cote basse et
déserte, visible encore au bord du ciel, qui fut Délos, l'ile
d'Apollon ! . . .
X LES MOULINS DE SYKA
Je n'ai plus à parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul
mot. J'ai entraîné le lecteur avec moi sur le sommet de cette
montagne en pain de sucre couronnée de maisons, que je com-
parais à la ville suspendue en l'air de Laputa ; — il faut bien
l'en faire redescendre; autrement, son esprit resterait perché
pour toujours sur la terrasse de l'église du grand Saint-
Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne connais
rien de plus triste qu'un voyage inachevé. — J'ai souffert plus
que personne de la mort du pauvre Jacquemonl, qui m'a laissé
un pied en l'air sur je ne sais quelle cime de l'Iliinalaya, et
cela me contrarie fortement toutes les fois que je pense à l'Inde.
Le bon Yorick lui-même n'a pas craint de nous condamner
volontaiie.neiit à l'tlernelle et douloureuse curiosité de savoir
30 VOYAGE EN ORIENT.
-•e qui s'est passé entre le révérend et la dame piémontaise
latis cette fameuse chambre à deux lits que l'on sait. Cela est
au nombre des petites misères si gi'osses de la vie humaine :
— il semble que l'on ait affaire à ces enchanteurs malencon-
treux qui vous prennent dans une conjuration magique dont
ils ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés
«— en quoi? — en point d'interrogation.
Ce qui m'arrêtait, il faut bien le dire, c'était le désir de ra-
conter — et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement
une certaine aventure qui m'est arrivée en descendant la mon-
tagne — dans un de ces moulins à six ailes qui décorent si
bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.
Un moulin à vent à six ailes qui battent joyeusement l'air,
comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gAte
beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Pi-
cardie; pourtant cela ne fait qu'une figure médiocre auprès des
ruines solennelles de l'antiquité. N'est-il pas triste de songer
que la côte de Délos en est couverte? Les moulins sont le
seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois
sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle,
bâtie au bord de la mer sur les ruines de l'antique Hermo-
polis, il a bien fallu me reposer à Tombre de ces moulins, dont
le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des
tables devant la porte, et Ton vous sert, dans des bouteilles
empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent le goudron et le
cuir. Une vieille femme s'approche de la table où j'étais assis
et me dit :
— Kox.dv[T^a! X7X\!...
On sait déjà que le grec moderne s'éloigne beaucoup moins
qu'on ne le croit de l'ancien. Ceci est vrai à ce point que les
journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant
compris de tout le monde... Je ne me donne pas pour un hel-
léniste de première force ; mais je voyais bien, par le second
mot, qu'il s'agissait de quelque chose de beau. Quant au sub-
stantif KoxôviTÇa, j'en cherchais en vain la racine dans ma
INTRODUCTION. 31
mémoire, meublée seulement des dizains classiques de Lan-
celot.
— Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un
étranger; elle veut peut-être me montrer quelque ruine, me
faire voir quelque curiosité. Peut-être est-elle chargée d'un
galant message, car nous sommes dans le Levant, pays d'aven-
tures.
Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle
me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n'était plus un
cabaret : une sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles
mal vêtus, remplissait l'intérieur de la salle basse. Les uns
dormaient, d'autres jouaient aux osselets. Ce tableau d'inté-
rieur n'avait rien de gracieux. La vieille m'offrit d'entrer.
Comprenant à peu près la destination de l'établissement, je
fis mine de vouloir retourner à l'honnête taverne où la vieille
m'avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de
nouveau :
— KoxdviT^a ! Koxo'vtT^a !
Et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me
fit signe de rester seulement à l'endroit où j'étais.
Elle s'éloigna de quelques pas et se mit comme à raffut der-
rière une haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la
ville. Des filles de la campagne passaient de temps en temps,
portant de grands vases de cuivre sur la hanche quand ils
étaient vides, sur la tcte quand il étaient pleins. Elles allaient
à une fontaine située près de là, ou en revenaient. J'ai su de-
puis que c'était l'unique fontaine de l'île. Tout à coup la vieille
se mit à siffler, l'une des paysannes s'arrêta et passa précipi-
tamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout de
suite la signification dumot KoxoviT^a ! Il s'agissait d'une sorte
de chasse dM^ jeunes filles. La vieille sifflait... le même air sans
doute que siffla le vieux serpent sous l'arbre du mal... et une
pauvre paysanne venait de se faire prendre à l'appeau.
Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont
voilées comme si l'on était en pays turc. J'avouerai que je
32 VOYAGE EN ORIENT.
n'étais pas fâché, pour un jDiir que je passais en Grèce, devoir
au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simj)le cu-
riosité de voyageur n'était-ellc pas déjà une sorte d'adhésion
au manège de l'afTreuse vieille? la jeune femme paraissait
tremhlante et incertaine; peut être était-ce la première fois
qu'elle cédait à la tentation embusquée derrière celte haie fa-
tale ! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je vis
une figure pale, régulière, avec des yeux assez sauvages;
deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tète comme
un turban. Il n'y avait rien là du charme dangereux de l'an-
tique hétaïre ; de plus, la paysanne se tournait à chaque in-
stant avec inquiétude du côté de la campagne en disant :
— '£i àvoço; y.ou ! to à/ocô; y.cu ! (!Mon mari ! mon mari!)
La misère, plus que l'amour, apparaissait dans toute son
attitude. J'avoue que j'eus peu de mérite à lésister à la séduc-
tion. Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes,
et je lui fis signe qu'elle pouvait redescendre dans le sentier.
Elle parut hésiter un instant ; puis, portant la main à ses
cheveux, elle tira d'entre les nrittes tordues autour de sa tète,
une de ces anmlcttes que portent toutes les femmes des pays
orientaux, et me la donna en disant un mot ([ue je ne pus
compiendre.
C'était un petit fiagment de vase ou de lamjie antique,
qu'elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé
dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j'ai cru distin-
guer une petite figure de génie monté sur un cliar ailé entre
deux serpents. Au reste, le relief est tellement fruste, qu'on
peut y voir tout ce que l'on veut... Espérons que cela me por-
tera bonheur dans mon voyage.
Triste spectacle, en somme, que celui de cette corinption des
pays orientaux où un faux esprit de morale a supprimé la
courtisane joyeuse et insouciante des poètes et des philosophes.
— Ici, c'est la passion de Corydon qui succède à celle d'Alci-
biade ; — là, c'est le sexe entier qu'on déprave pour éviter
un moindre mal peut-être; la tache s'élargit sans s'effacer; la
INTRODUCTION. 33
misère réalise un g.iiii fiirtilqiii la corrompt sans l'enrichir.
Ce n'est plus même la pâle image de l'amour, ce n'en est que
le spectre fatal et douloureux. — On va voir jusqu'où s'étend
le préjugé social si maladroit et si im]>uissant à la fois. Les
Grecs aiment le théâtre comme jadis; on trouve des salles de
spectacle dans les plus petites villes. Seulement, tous les rôles
de femmes sont joués par des hommes.
En redescendant au port, j'ai vu des affiches qui portaient
le titre d'une tragédie de Marco Bodjarl, par Aleko Soudzo,
suivie d'un ballet, le tout imprimé en italien pour la commo-
dité des étrangers. Après avoir dîné à l'hôtel à^ Angleterre,
dans une grande salle ornée d'un papier peint à personnages,
je me suis fait conduire au Casinn, où avait lieu la représenta-
tion. On déposait, avant d'entrer, les longues chibouques de ce-
risier à une sorte de bureau des pipes : les gens du pavs ne fu-
ment plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes
anglais qui louent les plus belles loges II n'y avait guère que
des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité.
J'attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de
la déclamation. La pièce a commencé par une scène d'exposi-
tion entre Bodjarl et un Palikare, son confident. Leur débit
emphatique et guttural m'eût dérobé le sens des vers, quand
même j'aurais été assez savant pour les comprendre ; de plus,
les Grecs prononcent l'éta comme un /, le thêta comme un th.
anglais, le bêta comme un r, l'upsilon comme nnj, ainsi de
suite. Il est probable que c'était là la prononciation antique,
mais l'Université nous enseigne autrement.
Au secoiid acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des
femmes de son sérail, lesquelles n'étaient que des hommes
vêtus en odalisques; on sait qu'en Grèce, on ne permet pas aux
femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! Moustaï-
Pacha était flanqué d'un confident comme le héros grec ; — il
paraissait aussi Turc que le farouche Aconnat représenté par
Son Altesse. En suivant la pièce, j'ai fini par comprendre peu à
peu que Marco-Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant.
34 VOYAGE E\ ORIENT.
avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents Spar-
tiates. On applaudissait vivement ce drame liellcnique, qui,
après s'être développé selon les règles classiques, se terminait
par des coups de fusil.
En retournant au bateau à vapeur, j'ai joui du spectacle
imique de cette ville pyramidale éclairée jusqu'à ses plus hautes
maisons. C'était vraiment babjlonian, comme dirait un An-
glais.
J'ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m' embarquer
sur le Léonidas, vaisseau français qui part pour Alexandrie .
c'est une traversée de trois jours.
L'Egypte est un vaste tombeau; c'est l'impression qu'elle
m'a faite en abordant sur cette plage d'Alexandrie, qui, avec
ses ruines et ses monticules, offre aux yeux des tombeaux épars
SUT une terre de cendres.
Des ombres drapées de linceuls bleuâtres circulent parmi
ces débris. Je suis allé voir la colonne de Pompée et les bains
de Cléopâtre. La promenade du Mahmoudieh et ses palmiers
toujours verts rappellent seuls la nature vivante...
Je ne parle pas dune grande place tout européenne for-
mée par les palais des consuls et par les maisons des banquiers,
ni des églises byzantines ruinées, ni des constructions modernes
du pacha d'Egypte, accompagnées de jardins qui semblent des
serres. J'aurais mieux aimé les souvenirs de l'antiquité grecque;
mais tout cela est détruit, rasé, méconnaissable.
Je m'embarque ce soir sur le canal d'Alexandrie à l'Atfé ;
ensuite je prendrai une cange à voile pour remonter jusqu'au
Caire : c'est un voyage de cinquante lieues que l'on fait en
six jours.
LES FEMMES DU CAIRE
I
LES MARIAGES COPHTES
I LE MASQUE ET LE VOILE
Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le
plus hermétiquement voilées. A Constantinople, à Smyrne, une
gaze blanche ou noire laisse quelquefois deviner les traits des
belles musulmanes, et les édits les plus rigoureux parviennent
rarement à leur faire épaissir ce frêle tissu. Ce sont des nonnes
gracieuses et coquettes qui, se consacrant à un seul époux, ne
sont pas fâchées toutefois de donner des regrets au monde.
Mais l'Egypte, grave et pieuse, est toujours le pays des énigme»
et des mystères; la beauté s'y entouie, comme autrefois, de
voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage ai-
sément l'Européen frivole. Il abandonne le Caire après huit
jours, et se hâte d'aller vers les cataractes du Nil chercher
d'autres déceptions que lui réserve la science, et dont il ne con-
viendra jamais.
La patience était la plus grande vertu des initiés antiques.
Pourquoi passer si vite? Arrêtons-nous, et cherchons à soulever
un coin du voile austère de la déesse de Sais. D'ailleurs, ii'est-il
pas encourageant de voir qu'en des pays où les femuies passent
36 VOYAGE E>' ORIENT.
pour être piisonnicies, les bazars, les jues et les jardins nous
les présentent par milliers, niai'chant seules à l'aventure, ou
deux ensemble, ou accompagnées d'un enfant? Réellement, les
Européennes n'ont pas autant de liberté : les fenunes de dis-
tinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et dans une
position inaccessible; mais, chez nous, les femmes du même
rang ne sortent guère qu'en voiture. Reste le voile... qui,
peut-être, n'établit pas une barrière aussi farouche cjue l'on
croit.
Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme
épargne, l'habit mystérieux des femmes dimne à la foule qui
remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal masqué; la teinte des
dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames
voilent leur taille sous le habharah de taffetas léger, tandis que
les fenmies du peuple se drapent gracieusement dans une simple
tunique bleue de laine ou de coton [A/iamiss), comme des sta-
tues antiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito
des visages féminins, qui ne s'étend pas à tous leurs charmes.
De belles mains ornées de bagues talismaniques et de brace-
lets d'aigent, quelquefois des bras de marbre pâle s'échappant
tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de
l'épaule, des pieds nus chargés d'anneaux que la babouche
abandonne à chaque pas, et dont les chevilles résonnent d'un
bruit argentin, voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner,
de surprendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la fennne
elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants du
voile (jiiadrillé de blanc et de bleu cjui couvre la tête et les
éj)aules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se manifeste
enti'e ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle borgliot
laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tor-
tillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopa-
tre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue
des grappes de secpiins d'or ou quelque plaque ou\rag('e de
turquoises et de filigrane d'argent. Alors, on sent le besoin
d'interroger les yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus
LES FEMMES DU CAIRE. 37
dangereux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir
étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui est
percée de deux trous comme la cagoule d'un pénitent; quel-
ques annelets brillants sont enfilés dans l'intervalle qui joint
le front à la l)arl)e du nias([ue, et c'est derrière ce rein|)arl ((ue
des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séduc-
tions qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de
l'œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la
teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de
sa personne qu'une femme a le Iroit de faire voir ici.
Je n'avais pas compris tout d'aboid ce qu'a d'attrayant ce
mystère dont s'envelojipe la plus intéressante moitié du peuple
d'Orient; mais quelques jours ont suffi pour m'aj)preudre
qu'une femme qui se sent remarquée trouve généralement le
moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont
pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l'on ne peut leur
en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et des illusions! La
laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours en-
trevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et
beauté.
La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que
peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les
plus charmants. Le soir de mon arrivée au Caire, j'étais mor-
tellement triste et découragé. En quelques heures de prome-
nade sur un âne et avec la conq)agnie d'un droguian, j'étais
parvenu à me démontrer que j'allais passer là les six mois les
plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé
d'avance pour que je n'y pusse rester un jour de moins.
— Quoi! c'est là, me disals-je, la ville des Mille et une
Nuits, la caj)itale des califes fatimites et des soudans?...
Et je me plongeais dans l'inextricable réseau des rues étroites
et poudreuses, à travers la foule en haillons, l'encombrement
des chiens, des chameaux et des ânes, aux approches du soir
dont l'ombre descend vite, grâce à la poussière qui ternit !e
ciel et à la hauteur des maisons.
I. 3
38 VOYAGE EN onitNT.
Qu'espirer de ce labyrintlie confus, grand peut-être comme
Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l'on
compte par milliers? Tout cela a été splendide et merveilleux
sans doute, mais trente générations y ont passé; partout la
pierre croule, et le bois pourrit. Il semble que l'on voyage en
rêve dans une cité du passé, habitée seulement par des fantô-
mes, qui la peuplent sans l'animer. Chaque quartier, entouré
de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au
moyen âge, conserve encore la physionomie qu'il avait sans
doute à l'époque de Saladin ; de longs passages voûtés condui-
sent çà et là d'une rue à l'autre; plus souvent on s'engage dans
une voie sans issue, il faut revenir. Peu à peu tout se ferme;
les cafés seuls sont éclairés encore, et les fumeurs assis sur des
cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses nageant dans
l'huile, écoutent quelque longue histoire débitée d'un ton na-
sillard. Cependant les mnucliarahjs s'éclairent : ce sont des
grilles de bois, curieusement travaillées et découpées, qui
s'avancent sur la rue et font office de fenêtres; la lumière qui
les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant; d'au-
tant plus que bientôt arrive l'heure du couvre-feu ; chacun se
munit d'une lanterne, et l'on ne rencontre guère dehors que
des Européens ou des soldats faisant la ronde.
Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j'aurais fait dans
les rues passé cette heure, c'est-à^îre dix heures du soir, et
je m'étais couche fort tristement, me disant qu'il en serait
sans doute ainsi tous les jours, et désespérant des plaisirs de
cette capitale déchue... Mon premier sommeil se croisait d'une
manière inexplicable avec les sons vagues d'une cornemuse et
d'une viole enrouée, qui agaçaient sensiblement mes nerfs.
Celte musique obstinée répétait toujours sur divers tons la
même phrase mélodicjue, qui réveillait en moi Tidée d'un
vieux noél bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au
songe ou à la vie? îMon esprit hésita quelque temps avant de
i>'éveiller tout à fait. Il me semblait c[u\)n me portait en teri'e
d'une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres
LES FEMMLS DU CAIRE. 39
de paroisse et des buveurs courDiinés de pampre; une sorte de
gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses
impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants
d'église formaient la base d'un air bouffon propre à marquer
les pas d'une danse de corvbantes Le bruit se rapprochant et
grandissant de plus en plus, je m'étais levé tout engourdi en-
core, et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieiir
de ma fenêtre, m'apprit enfin qu'il s'agissait d'un spectacle
tout matériel. Cependant ce que j'avais cru rêver se réalisait
en pai'tie : des hommes presque nus, couronnés comme des
lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des
épées et des boucliers ; mais ils se bornaient à frapper le cui-
vre avec l'acier en suivant le rhvthme de la musique, et, se
remettant en route, recommençaient plus loin le môme simu-
lacre de lutte. De nombreuses torches et des pyramides de
bougies portées par des enfants éclairaient brillamment la rue
et guidaient un long cortège d'hommes et de femmes, dont je
ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un
fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lente-
ment entre deux matrones au maintien grave, et un groupe con-
fus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en poussant
à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.
C'était un maHage, il n'y avait plus à s'y tromper. J'a-
vais vTi à Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas,
un tableau complet de ces cérémonies ; mais ce que je venais
dapercevoir à travers les dentelures de la fenêtre ne suffisait
pas à éteindre ma curiosité, et je voulus, quoi qu'il arrivât,
poursuivre le cortège et l'observer plus à loisir. Mon drogman
Abdallah, à qui je communiquai cette idée, fit semblant de
frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les rues au
milieu de la nuit, et me parla du danger d'être assassiné ou
battu. Heureusement, j'avais acheté un de ces manteaux de
poil de chameau nommés nmcfdah qui couvrent un homme
des ipaules aux pieds; avec ma barbe déjà longue et un mou-
choir tordu autour de la tête, le déguisement était complet.
40 VOYAGE EN ORIENT.
II UNE NOCE AUX FLAMBEAUX
La (JilCculté fut de rattraper le cortège, qui s'était perdu
dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le drogman avait
allumé une lanterne de papier, et nous courions au hasard,
guidés ou trompes de temps en temps par quelques sons loin-
tains de cornemuse ou par des éclats de lumière reflétés aux
angles des carrefours. Enfin nous atteignons la porte d'un
quartier diiiéreut du notre ; les maisons s'éclairent, les chiens
hurlent, et nous voila dans une longue rue toute flamboyante
et reteatissaiite, garnie de monde jusque sur les maisons.
Le collège aN aurait fort lentement, au scm mélancolique
d'instruments imitant le bruit obstiné dnne porte qui grince
ou dun chariot qui essaye des roues neu\es. Les coupables
de ce vacarme marchaient au nombre d une vingtaine, entou-
rés d'honnnes qui portaient des lances à feu. hnsuite venaient
des enfants chargés d'énormes candélabres dont les bougies
jetaient partuul une vive clarté. Les lutteurs continuaient à
s'escrimer pendant les nombreuses haltes du cortège ; quel-
ques-uns, numtcs sur des échasses et coiffes de plumes, s'atta-
quaient a\ec de longs bâtons ; plus loin, des jeunes gens por-
taient ces drapeau.v et des hampes surmontés d'emblèmes et
d'attributs dorés, comme on en voit dans les triomphes ro-
mains; d'autres promenaient de petits arbres décorés de guir-
landes et de couionnes, resplendissant en outre de bougies
allumées et de lames de clinquant, comme des arbres de Noël.
De larges plaques de cuivre doré, élevées sur des perches et
couvertes d'ornen)ents repoussés et d'inscriptions, reflétaient
cà et là l'éclat des lumicres. Ensuite marc, aient les chan-
teuses (^oiuilciiis) et les danseuses {i^/ifitccuti-A) , vêtues de
robes de soie rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et
leurs longues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes
avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient leur vi-
sage fardé de rouge et de hlci, tandis que d'autres, quoique
LES FKMMES DT CAIRE. 41
chaulant en dansant, restaient soigneusement voilées. Elles
s'accompagnaient en général de cymbales, de castagnettes et
de tambours de basque. Deux longues files d'esclaves venaient
ensuite, portant des coffres et des corbeilles où brillaient les
présents faits à la mariée par son époux et par sa famille;
puis le cortège des invités, les femmes au milieu, soigneusement
drapées de leurs longues mantilles noires et voilées de masques
blancs, comme des personnes de qualité, les hommes richement
vêtus; car, ce jour-là, me disait le drogman,les simples fellahs
eux-mêmes savent se procurer des vêtements convenables.
Enfin, au milieu d'une éblouissante clarté de torches, de can-
délabres et de pots à feu, s'avançait lentement le fantôme
rouge que j'avais entrevu déj'i, c'est-à-dire la nouvelle épouse
{el aroiiss), entièrement voilée d'un long cachemire dont les
palmes tombaient à ses pieds, et dont l'étoffe assez légère per-
mettait sans doute qu'elle pût voir sans être vue. Rien n'est
étrange comme cette longue figure qui s'avance sous son voile
à plis droits, grandie encore par une sorte de diadème pvra-
midal éclatant de pierreries. Deux matrones vêtues de noir
la contiennent sous les coudes, de façon qu'elle a l'air de glis-
ser lentement sur le sol ; quatre esclaves tendent sur sa tète
un dais de pourpre, et d'auties accompagnent sa marche avec
le biuit des cymbales et des tympanons.
Cependi'.nt une halte nouvelle s'est faite au moment où j'ad-
mirais cet appareil, et des enfants ont distribué des sièges
pour que l'épouse et ses parents puissent se reposer. Les oua-
lenis^ revenant sur leurs pas, ont fait entendre des improvisa-
tions et des chœurs accompagnes de musique et de danses, et
tous les assistants répétaient quelques passages de leurs chants.
Quant à mol, qui dans ce moment-là me trouvais en vue,
j'ouvrais la bouche comme les autres, imitant autant que pos-
sible les eleyson ou les amen qui servent de rcpnns aux cou-
plets les plus profanes; mais un danger plus grand menaçait
mon incognito. Je n'avais pas fait attention que, depuis quel-
ques moments, des esclaves parcouraient la foule en versant
■i2 VOYAGE EN ORIENT.
un liquide clair dans de petites tasses qu'ils distribuaient à
mesure. Un grand Egyptien vêtu de rouge, et c[ui probable-
ment faisait partie de Li famille, présidait à la distribution et
recevait les remercînients des buveurs. ïl n'ét.ut plus qu à
deux pas de moi, et je navais nulle idée du salut quil fallait
lui faire. Heureusement, j'eus le temps d'observer tous les
mouvements de mes voisins, et, quand ce fut mon tour, je pris
la tasse de la main gauche et m'inclinai en portant ma mam
di'oite sur le cœur, sur le front, et enfin sur la bouche. Ces
mouvements sont faciles, et cependant il faut prendre garde
d'en intervertir l'ordre ou de ne point les reproduire avec ai-
sance. J'avais dès ce moment le droit d'avaler le contenu de la
tasse; mais, là, ma surprise fut grande. C'était de l'eau-de-
vie, ou plutôt une sorte d'anisette. Comment comprendre que
des mahométans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs
noces? Je ne m'étais, dans le fait, attendu qu'à une limonade
ou à un sorbet. Il était cependant facile de voir que les aimées,
les musiciens et baladins du cortège avaient plus d'une fois
pris jiart à ces distributions.
Enfin la mariée se leva et reprit sa marche; les femmes
fellahs, vêtues de bleu, se remirent en foule à sa suite avec leurs
gloussements sauvages, et le cortège continua sa promenade
noct'jrne jusqu'à la maison des nouveaux époux.
Satisfait d'avoir figuré comme un véritable habitant du Caire
et de m'ètre assez bien comporté à cette cérémonie, je fis un
signe pour appeler mon drngman, qui était allé un peu plus
loin se remettre sur le passage des distributeui'S d'eau-de-vie;
mais il n'était pas pressé de rentrer et prenait goût à la fête.
— Suivons-les dans la maison, me dit-il tout bas.
— Mais que répondiai-je, si l'on me parle?
— Vous direz seulement : Tajeb! c'est une réponse à
tout. .. Et, d'ailleurs, je suis là pour détourner la conversation.
Je savais déjà qu'en Egypte tujeb était le fond de la
langue. C'est un mot qui, selon l'intonation qu'on y ap-
porte, signifie toute sorte de clioses; on ne peut toutefois
LES FEMMES DU CAIRE. 43
le oompnrer au eothlaiu des Anglais, à ruoins que ce ne soit
])onr niaïqiior la ditlerence qu'il y a entre un |)eu[)Ie certaine-
ment f(»t poli et une nation tout au plus policée. Le mot
lajeh veut dire tour à tour : Très-bien, ou voilà qui va bien,
ou cela est parfait, ou à votre service, le ton et surt(jut le
geste y ajoutant des nuances infinies. Ce moyen me paraissait
beaucoup plus sur, au reste, que celui dont parle un voyageur
célèbre, Belzoni, je crois. Il était entré dans une mosquée, dé-
guisé admirablement et répétant tous les gestes qu'il voyait
faire à ses voisins; mais, comme il ne pouvait répondre aune
•question qu'on lui adressait, son drogman dit aux curieux :
-a II ne comprend pas : c'est un Turc anglais ! »
Nous étions entrés, par une pî)rte ornée de fleurs et de feuil-
lages, dans ime fort belle cour tout illuminée de lanternes de
couleur. Les moucharabys découpaient leur frêle menuiserie
^ur le fond orange des appartements éclairés et pleins de
inonde. Il fallut s'arrêter et prendre place sous les galeries
intérieures. Les femmes seules montaient dans la maison, oîi
■elles quittaient leurs voiles, et l'on n'apercevait plus que la
forme vague, les couleurs et le rayonnement de leurs costumes
et de leurs bijoux, à travers les treillis de bois tourné.
Pendant que les dames se voyaient accueillies et fêtées à
l'intérieur par la nouvelle épouse et par les femmes des deux
familles, le mari était descendu de son âne; vêtu d'un habit
rouge et or, il recevait les compliments des hommes et les
invitait à prendre place aux tables basses dressées en grand
ïiombre dans les salles du rez-de-chaussée et chargées de
])lats disposés en pyramides. Il suffisait de se croiser les
jambes à terre, de tirer à soi une assiette ou xme tasse et de
manger proprement avec ses doigts. Chacun, du reste, était le
bienvenu. Je n'osai me risquer à prendi-e part au festin, dans
la crainte de manquer d^usnoe. b'ailleui-s, la partie la plus
brillante de la fote se passait dans la cour, où les danses se
démenaient à grand bruit. Une troupe de danseurs nubiens
«xécutaient des pas étranges au centre d'un vaste cercle formé
44 VOYAGE EN ORIENT.
par les assistants; ils allaient et venaient, guidés jar une
feiiinie voilée et vêtue d'un manteau à larges laies, qui, tenant
à la main un sabi'e recourbé, semblait tour à tour menacer les
danseurs et les fuir. Pendant ce tenijis, les oualems ou aimées
accompagnaient la danse de leurs chants en frappant avec les
doigts sur des tambours de terre cuite {larabouki) qu'un de
leurs bras tenait suspendus à la hauteur de l'oreille. L'or-
chestre, composé dune foule d'instruments bizarres, ne man-
quait pas de fiii.'e sa partie dans cet ensemble, et les assis-
tants s'y joignaient, en outre, en battant la mesure avec les
mains Dans les intervalles des danses, 0"~ faisait circuler des
rafraîchissements, parmi lesquels il y en eut un que je n'avais
pas prévu. Des esclaves noires, tenant en main de petits fla-
cons d'argent, les secouaient çà et là sur la foule C'était de
l'eau parfumée, dont je ne reconnus la suave odeur de rose
qu'en sentant ruisseler sur mes joues et sur ma barbe les
gouttes lancées au hasard.
Cependant un des personnages les plus apparents de la noce
s'était avancé vers moi et me dit quelques mots d'un air fort
civil; je répondis par le victorieux tareb, qui parut le satis-
faire jileinement ; il s'adressa à mes voisins, et je pus deman-
der au drogman ce que cela voulait dire.
— Il vous invite, me dit ce dernier, à monter dans sa mt^ieon
pour voir l'épousée.
Sans nul doute, ma réponse avait été un assentiment ; mais,
comme, après tout, il ne s'agissait que d'une promenade de
femmes hermétiquement voilées autour des salles remplies
d'invités, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin l'a-
venture. Il est vrai que la mariée et ses amies se montrent
alors avec les brillants costumes que dissinmlait le voile noir
qu'elles ont porté dans les rues; mais je n'étais pas encore
assez sûr de la prononciation du mot tayt-b pour me hasarder
dans le sein des familles. iNous parvînmes, le drogman et moi,
à regagner la porte extérieure, qui donnait sur la place de
l'Esbekielî.
LES FEMMES DU CAIRE. 45
— C'est dommage, me dit le drogmaii, vous auriez vu en-
suite le spectacle.
— Comment ?
— Oui, la comédie.
.Te pensai tout de suite à l'illustre Coragueiiz, mais ce n'é-
tait pas cela. Caragueuz ne se produit que dans les fêtes reli-
gieuses; c'est un mythe, c'est un syml)ole de la plus haute
gravité; le spectacle en question devait se composer simple-
ment de petites scènes comiques jouées par des hommes, et
que l'on peut comparer à nos proverbes de société. Ceci est
pour faire passer agréablement le reste de la nuit aux invités,
pendant que les époux se retirent avec leurs parents dans la
partie de la maison réservée aux femmes.
Il paraît que les fêtes de cette noce duraient déjà depuis
huit jours. Le drogman m'apprit qu'il y avait eu, le jour
du contrat, un sacrilice de moutons sur le seuil de la porte
'avant le passage de l'épousée; il parla aussi d'une autre
cérc-monie dans laquelle on brise une boule de sucrerie où
sont enfermés deux pigeons ; on tire un augure du vol de ces
oiseaux. Tous ces usages se rattachent probablement aux tra-
ditions de l'antiquité.
Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne. Voilà, ce
me semble, un peuple p(jur qui le mariage est LMie grande
chose, et, bien que les détails de celui-là indiquassent quelque
aisance chez les époux, il est certain que les pauvres gens
eux-mêmes se marient avec presque autant d'éclat et de bruit.
Ils n'ont pas à payer les musiciens, les boulfons et les dan-
seui'S, qui sont leurs amis, ou qui font des quêtes dans la
foule. Les costumes, on les leur prête; chaque assistant tient
à la main sa bougie ou son flambeau, et le diadème de l'épouse
n'est pas moins chargé de diamants et de rubis que celui de
fille d'un pacha. Où chercher ailleurs une égalité plus ré-
elle? Cette jeune Egyptienne, qui n'est peut-êlre ni belle sous
son voile ni riche sous ses diamants, a son jour de gloire où
elle s'avance radieuse à travers la ^ille qui l'admire et lui fait
3.
46 VOYAGE EN ORIENT.
cortège, étalant la pourpre et les jo3'aux d'une reine, mais
inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme l'antique
déesse du Tsil. Un seul homme aura le secret de cette beauté
ou de cette grâce ignorée ; un seul peut tout le jour pour-
suivre en paix son idéal et se croire le favori d'une sultane ou
d'une fée; le désappointement même laisse à couvert son
amour-propre; et, d'ailleurs, tout homme n'a-t-il pas le droit,
dans cet heureux pays, de renouveler plus d'une fois cette
journée de triomphe et d'illusion ?
III LE DKOGMAN ABDALLAH
Mon drogman est un homme précieux; mais j'ai peur qu'il
ne soit un trop noble serviteur pour un aussi petit seignem*
que moi. C'est à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur
le Léonidas^ qu'il m'était apparu dans toute sa gloire. 11 avait
accosté le navire avec une barque à ses ordres, ay;mt un petit*
noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune
pour faire cortège. Une longue tunique blanche couvrait ses
habits et faisait ressortir le ton de sa figure, où le sang nubien
colorait un masque emprunté aux tètes de sphinx, de l'Egypte :
c'était sans doute le produit de deux races mélangées ; de
larges anneaux d'or pesaient à ses oreilles, et sa marche indo-
lente dans ses longs vêtements achevait d'en faire pour moi
le portrait idéal d'un affranchi du Bas-Empire.
Il n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers ; notre homme,
un peu contrarié, s'attache à moi faute de mieux. Nous débar-
quons ; il loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi,
et me conduit tout droit à l'hôtel à! Angleterre , où l'on veut
bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour ; quant
à lui-même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette
somme, sur laquelle il se chargeait d'entretenir le second
drogman et le petit noir.
Aj)rès avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je
m'avisai de l'inutilité du second drogman, et même du petit
LES FEMMES DU CAIRE. 47
garçon. Abdallah (c'est ainsi que s'appelait le personnage) ne
vit aucune dilGcultc à i-emercier son jeune collègue ; quant au
petit noir, il le gardait à ses frais, en réduisant d'aillecx'S le
total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, en-
viron cinq francs.
Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à Thùtel
anglais de la place de l'Esbekieh; j'arrête cette belle ardeur
en apprenant que le séjour en était aux mêmes conditions qu'à
celui d'Alexandrie.
— Vous préférez donc aller à Thotel Waghorn^ dans le
quartier franc ? me dit l'honnête Abdallah.
— Je préférerais un hôtel qui ne lût pas anglais.
— Eh bi^i, vous avez l'hôtel français de Domergue.
— Allons-y.
— Pardon, je veux bien vous y accompagner ; mais je n'y
«esterai pas.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est un lu)tel qui ne coûte par jour que qua-
rante piastres ; je ne puis aller là.
— Mais j'irai très-bien, moi.
— Vous êtes inconnu; moi, je suis de la ville; je sers ordi-
nairement yCS\. les Anglais; j'ai mon rang à garder.
Je trouvais jiourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore
dans un pays où tout est en^iron six fois moins cher qu'en
France, et où la journée d'un homme se paye une })iastre, ou
<ùnq sous de notre monnaie.
— Il y a, reprit Abdallah, un moyen d'arranger les choses.
Vous logerez deux ou trois jours ù l'hôtel Domergue^ où j'irai
vous voir comme ami ; pendant ce temps-là, je vous louerai
une maison dans la ville, et je pourrai ensuite y rester à votre
service sans dilficulté.
Il parait qu'en etfet beaucoup d'Européens louent des mai-
sons au Caire, pour peu qu'ils y séjournent, et, informé de
•cette circonstance, je donnai tout pouvoir à Abdallah.
L'hôtel Domergue est situé au fond dune impasse qui donne
48 VOYAGE EN ORIENT.
dans la principale rue du quaitier franc , c'est, après tout, un
liotel fort convenable et fort bien tenu. Les bâtiments entourent
à iinlû'ieur une cour carrée peinte à la cbaux, couverte d'un
léger treillage où s'entrelace la vigne ; un peintre français,
très-aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique
très-fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d'une galerie
supérieure. Il y amène de temps en tenijis des marcbandes d'o-
ranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui ser-
vir de inndclcs. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier
les formes des principales races de l'Egypte; mais la plupart
tiennent à conserver leur figure voilée ; c'est là le dernier re-
fuge de la pudeur orientale.
L'bc)tel français possède, en outre, un jardin assez agréable;
sa table d'hote lutte avec bonlieur contre la difficulté de varier
les mets européens dans une ville où manquent le bœuf et !e
veau. C'est cette circonstance qui explique surtout la cherté des
hôtels anglais, dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves
de viandes et de légumes, comme sur les vaisseaux. L'Anglais,
en quelque pays qu'il soit, ne change jamais son ordinaire de
rosbif, de pommes de terre, et de porter ou d'ale.
Je rencontrai à la table d'hote un colonel, un évèque in
fia/tibiis, des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens
de Bombay, dont l'un servait de gouverneur à l'autre. Il pa-
rait que la cuisine toute méridionale de Ihote leur semblait
fade, car ils tirèrent de leur poche des flacons d'argent conte-
nant un poivre et une moutarde à leur usage dont ils saupou-
draient tous leurs mets. Ils m'en ont offert. La sensation qu'on
doit éprouver à mâcher de la braise allumée donnerait une
idée exacte du haut goût de ces condiments.
On ])eut compléter le tableau du séjour de l'hôtel français
en se leprésentant un piano au piemier étage et un billard au
rez-de-chaussée, et se dire qu'autant vaudrait n'être point parti
de ^larseille. J'aime mieux, poui' moi, essayer de la vie orien-
tale tout à fait. On a une fort belle maison de plusieurs étages,
avec cours et jardins, pour trois cents piastres (soixante-
LES FEMMES D L' CAIRE. 49
quinze francs environ) par aiiiirc Alidallali m'en a tait voir
plusieurs dans le quaitier coplile et dans letiiiartier grec. CV-
taient des salles inagniliqueii;cnt décoi'ées avec des pavés de
marbre el des fontaines, des galeries et des escaliers comme
dans les palais de Gènes ou de Venise, des cours entourées de
colonnes et des jardins ombrag( s d'arbres précieux; il y avait
de quoi mener l'existence d'un prince, sous la condition de
peupler de \alets et d'escla\es ces superbes intérieurs. Et dans
tout (ela, du reste, pas une cliambre habitable, à moins de
frais énormes, pas mie vitre à ces fenêtres si curieusement dé-
coupées, ouvertes au vent du soir et à l'humidité des nuits.
Hommes et feunnes vivent ainsi au Caire; mais l'ophtlialmie les
punit souvent de leur imprudence, qu'explicjue le besoin d'air
et de fraîcheur. Après tout, j'étais peu sensible au plaisir de
vivre campé, pour ainsi dire, dans un coin d un palais im-
mense ; il tant dire encore que beaucoup de ces bâtiments,
ancien séjour d'une aristocratie éteinte, remontent au règne
des sultans mamelouks et menacent sérieusement ruine.
Abdallah linit ])ar me trou\er une maison beaucoup moins
vaste, mais plus sûre et mieux fermée. Un Anglais, qui l'avait
récemment habitée, y avait fait {)oser des fenêtres vitrées, et
cela passait pour une curiosité. Il fallut aller chercher le cheik.
du quartier pour traiter avec une veuve cophte, qui était la
propriétaire. Cette femme possédait plus de vingt maisons, mais
par procuration et pour des étrangers, ces derniers ne pouvant
être légalement propriétaires en Egypte. Au fond, la maison
appartenait à un chancelier du consulat anglais.
On rédigea l'acte en arabe ; il fallut le payer, faire des pré-
sents au cheik, à l'homme de loi et au chef du corps de garde
le plus voisin, puis donner des batcliis (pourboires) aux scribes
et aux serviteurs ; après quoi, le cheik me remit la clef. Cet in-
strument ne ressemble pas aux nôtres et se compose d'un simple
morceau de bois pareil aux tailles des boulangers, au bout
duquel cinq ou six clous sont plantés comme au hasard ; mais il
n'y a point de hasard : on introduit cette clef singulière dans
50 VOYAGE E?< ORIENT.
Tine échancrure de la porte, et les clous se ti-ouvent répondre
à de petits trous intérieurs et invislljles au delà desquels on ac-
croche un \errou de bols qui se déplace et livre passage.
Il ne suffit jws d'avoir la clef de bois de sa maison... qu'il
serait impossible de mettre dans sa poche, mais que l'on peut
se passer dans la ceinture : il faut encore un mobilier corres-
pondant au luxe de l'intérieur; mais ce détail est, pour toutes
les maisons du Caire, de la plus grande simplicité. Abdallah
m'a conduit à un bazar où nous avons fait peser quelques ocques
de coton ; avec cela et de la toUe de Perse, des cardem-s établis
chez vous exécutent en quelques heures des coussins de divan,
qui deviennent, la nuit, des matelas. Le corps du meuble se com-
pose dune cage longue qu'un vannier construit s'ms vos veux
avec des bâtons de palmier ; c'est léger, élastique et plus solide
qu'on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de
longues pipes ou des narghilés, à moins que Ton ne veuille em-
prunter tout cela au café voisin, et l'on jieut recevoir la meil-
leure société de la ville. Le pacha seul possède un mobilier
complet, des lampes, des pendules; mais cela ne lui sert en
réalité qu'à se montrer ami da commerce et des progrès euro-
péens.
Il faut encore des nattes, des tapis, et même des rideaux
pour qui veut afficher le luxe. J'ai rencontré dans les bazai's un
juif qui s'est entrerais fort obligeamment entre Abdallah et les
mai'chands ]X)ur me prouver que j'étais volé des deux parts.
Le juif a profité de l'installation du mobilier pom* s'établir en
ami sur l'un des divans; il a fallu lui donner une pipe et lui
fau'e servir du café. Il s'appelle Yousef, et se livre à l'élève des
vers à soie pendant ti'ois mois de l'année. Le reste du temps,
me dit-il, il n'a d'autre occupation que d'aller voir si les
feuilles des mûriers poussent et si la récolte sera bonne. Il
semble, du reste, parfaitement désintéressé, et ne recherche la
compagnie des étrangers que pour se former le goût et se for-
tifier dans la langue française.
Ma maison est située dans une rue du quartier cophte qui
LES FEMMES DU CAIRE, 51
conduit à la porte de la ville correspondant aux allées de
Schoubrah. Il y a un café en face, un peu plus loin une station
d'âiiiers, qui louent leurs bétes à raison d'une piastre Dieure;
plus loin* encore, une petite mosquée accompagnée d'un mi-
naret. Le premier soir que j'entendis la voix lente et sereine
du muezzin, au coucber du soleil, je me sentis pris d'une indi-
cible mélancolie.
— Qu'est-ce qu'il dit? demandai-je au drogman.
— La Alla ila Allah!... Il n"y a d'autre Dieu que Dieu !
— Je connais cette formule ; mais ensuite?
— « O vous qui allez dormir, recommandez vos âmes à Celui
qui ne dort jamais ! »
Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut
tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires
des Mille et une Nuits me repassent par la tête, et je vois eu
rêve tous les dives et les géants déchaînés depuis Salomon. On
rit beaucoup en France des démons qu'enfante le sommeil, et
Ton n'y reconnaît que le produit de l'imagination exaltée; mais
cela en existe-t-il moins relativement à nous, et n'éprouvons-
nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle? Le
sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud
que celui d'Eg}^te, et le pacha, dit -on, a toujours un serviteur
debout à son chevet pour l'éveiller chacpie fois que ses mouve-
ments ou son visage trahissent un sonuneil agité. Mais ne suffit-il
pas de se recommander simplement, avec feneur et con-"
fiance... à Celui qui ne dort jamais!
IV ir^CONVÉNIENTS DU CÉLIBAT
J'ai raconté plus haut l'histoire de ma première nuit, et l'on
comprend que j'aie ensuite dû me réveiller un peu plus tard.
Abdallah m'annonce la visite du cheik de mon quaitier, lequel
était venu déjà une fois dans la matinée. Ce bon vieillard à
barbe blanche attendait mou réveil au café d'en face avec son
secrétaire et le nègre portant sa pipe. Je ne m'étonnai pas de
52 VOYAGE EN ORIENT.
sa patience; tout !ùir()])('eu qui nest ni industriel ni marchand
est un personnage en Egypte. Le clieik s'assit sur un des di-
vans; on l)ourra sa pipe et on lui servit du café. Alors, il com-
nicnra son discours, qu'Abdallah nie traduisit à mesure ;
— Il vient vous rapporter l'argent que vous avez donné pour
louer la maison.
— Et pourquoi? Quelle raison donne-t-il ?
— 11 dit que Ton ne sait pas votre manière de vivre, qu'on
ne connaît pas vos mœurs.
— A-t-il observé qu" elles fussent mauvaises?
— Ce n'est pas cela qu'il entend; il ne sait rien là-dessus.
— [Mais, alors, il n'en a donc pas une bonne opinion?
— Il dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la maison avec
une femme.
— INlais je ne suis pas marié.
— Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non; mais
il dit que vos voisins ont des femmes, et qu'ils seront inquiets
si vous n'en avez pas. D'ailleurs, c'est l'usage ici.
— Que veut-il donc que je fasse ?
— Que vous quittiez la maison, ou que vous choisissiez une
femme pour y demeurer avec vous.
— Dites-lui que, dans mon pays, il n'est pas convenable de
vivre avec une femme sans être marié,
La réponse du vieillard à cette observation morale était ac-
compagnée d'une expression toute paternelle que les paroles
traduites ne peuvent rendre qu'imparfaitement.
— 11 vous donne un conseil, me dit Abdallah : il dit qu'un
monsieur (un effendi) connue vous ne doit pas vivre seul, et
qu'il est toujours honorable de nourrir une femme et de lui
faire quelque bien. Il est encore mieux, ajoute-t-il, d'en nour-
rir plusieurs, quand la religion que l'on suit le permet.
Le raisonnement de ce Turc me toucha; cependant ma con-
science européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne
compris la justesse qu'en étudiant davantage la situation des
femmes dans ce pays. Je lis répondre au cheik pour le prier
LES FEMMES DU CAinE. 53
d'attendre que je me fusse infdinir auprès de mes amis de ce
qu'il conviendrait de faire.
J'avais loué la maison pour six mois, je l'avais meublée, je
m'y trouvais fort bien, et je voulais seulement m'informer des
moyens de résister aux prétentions du cbeik à rompre notre
traité et à me donner congé pour cause de célibat. Après bien
des liésitations, je me décidai à prendre conseil du peintre de
riiotel Donieigue, cpii avait bien voulu déjà m'introdiiire dans
son atelier et m'initier aux merveilles de son daguerréotvpe.
Ce peintre avait l'oreille dure à ce point cju'une conversation
par interprète eût été amusante et facile au prix de la sienne.
Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de
l'Esbekieh, lorsqu'à l'angle d'une rue qui tourne vers le quar-
tier franc, j'entends des exclamations de joie parties d'une
vaste cour où Ion promenait dans ce moment-là de fort beaux
chevaux. L'un des promeneurs de chevaux sélance à mon cou
et me serre dans ses bras; c'était un gros garçon vêtu d'une
save bleue. coiiTé d'un tuiban de laine jaunâtre, et que je me
souvins d'avoii' remai-qué sur le bateau à vapeur, à cause de
sa figure, qui rappelait beaucoup les grosses tètes peinte? cia'on
voit sur les couvercles de momies.
— Tajeb! tajehl (fort bien! fort bien!) dis -je à ce mortel
expansif en me débarrassant de ses étreintes et en chcichant
derrière moi mon drogman Abdallah.
Mais ce dernier s'était perdu dans la foule, ne se souciant
pas sans doute d'être vu faisant cortège à l'ami d'un simple
palefrenier. Ce musulman gâté j)ar les touristes d'Angleterre
ne se souvenait pas que Mahomet avait été conducteur de cha-
meaux.
Cependant TÉgyptien me tirait par la manche et m'entraî-
nait dans la cour, qui était celle des haras du pacha d'Egypte,
et, là, au fond d'une galerie, à demi couché sur un divan de
bois, je reconnais un autre de mes compagnons de voyage, un
peu plus avouable dans la société, Soliman-Aga , dont j'ai
parlé déjà, et que j'avais rencontré sur le bateau autrichien, le
54 VOYAGE E\ ORIENT.
Franciscn-Primo . Soliman-Aga me reronriaît aussi, et, quoique
plus sobre en démonstrations que son subordonné, il me fait
asseoir près de lui, m'offre «ne pipe et demande du café...
Ajoutons, comme trait de mœurs, que le sinij^le palefrenier, se
jugeant digne momentanément de notre compagnie, s'assit en
croisant les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe
et une de ces petites tasses pleines d'un moka brûlant que l'on
tient dans une sorte de coquetier doré pour ne pas se brûler les
doigts. Un cercle ne tarda pas à se former autour de nous.
Abdallab, voyant la reconnaissance prendre une tournure
})lus convenable, s'était montré enfin, et daignait favoriser
notre conversation. Je savais déjà Soliman-Aga un convive
fort aimable, et, bien que nous n'eussions eu, pendant notre
commune traversée, que des relations de pantomime, notre
connaissance était assez avancée pour que je pusse, sans in-
discrétion, l'entretenir de mes affaires et lui demander con-
seil.
— Machallah l s'écria-t-il tout d'abord , le cheik a bien
raison; un jeune homme de votre âge devrait s'être déjà marié
plusieurs fois!
— Vous savez, observai-je timidement, que, dans ma reli-
gion, l'on ne peut épouser qu'une femme, et il faut ensuite la
garder toujours, de sorte qu'ordinairement l'on prend le temps
de réfléchir, on veut choisir le mieux possible.
— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de
vos femmes roum'is (européennes) ; elles sont à tout le monde
et non à vous ; ces pauvres folles créatures montrent leur vi-
sage entièrement nu, non-seulement à qui veut le voir, mais à
qui ne le voudrait pas... Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouf-
fant de rire et se tournant vers d'autres Turcs qui écoutaient,
que toutes, dans les rues, me regardaient avec les yeux de la
passion, et quelques-unes même poussaient l'impudeur jusqu'à
vouloir m'embrasser.
Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus
devoir leur dire, pour l'honneur des Européennes, que Soli-
LES FEMMES DIT CAIRE. 55
nian-Aga confondait sans dou'e lempressenient intéressé de
tertaines femmes avec la curiosité honnête du plus grand
nombre.
— Encore, ajoutait Soliman-Aga, sans répondre à mon ob-
servation, qui parut seulement dictée par l'amour-propre na-
tional, si ces belles méritaient qu'un croyant leur permit de
baiser sa main ! mais ce sont des plantes d'hiver, sans couleur
et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente,
car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes
mains. Quant à les épouser, c'est autre chose ; elles ont été
élevées si mal, que ce seraient la guerre et le malheur dans la
maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes
ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité.
— Mais ne vivez-vous pas, dis-je , au milieu de vos femmes
dans vos harems ?
— Dieu puissant ! s'écria-t-il, qui n'aurait la tète cassée de
leur babil ? Ne voyez-vous pas qu'ici les hommes qui n'ont rien
à faire passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à
la mosquée, ou dans les audiences, ou dans les visites qu on se
fait les uns aux autres? IN'est-il pas plus agréable de causer avec
des amis, d'écouter des histoires et des pcëmes, ou de fumer
en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts
grossiers, de toilette ou de médisance ?
— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où
vous prenez vos repas avec elles.
— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur
choix, et nous mangeons tout seuls, ou avec nos parents et nos
amis. Ce n'est pas qu'un petit nombre de fidèles n'agissent autre-
ment, mais ils sont mal aus et mènent une vie lâche et inutile.
La compagnie des femmes rend l'homme avide, égoïste et cruel;
elle détruit la fraternité, et la charité entre nous; elle cause
les querelles, les injustices et la tyrannie. Que chacun vive avee
ses semblables! c'est assez que le maître, à l'heure de la sieste,
ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le rece-
voir des visages souriants, d'aimables formes richement pa-
56 VOYAGE EN OUIEXT.
rccs,... et, si des aliiKCs (ju'on fait venir dansent et chantent
devant lui, alors il peut rêver le paradis d'avance et se croire
au tioisiènie ciel, où sont les véritables beautés pures et sans
tache, celles qui seront seules dignes d'être les épouses éter-
nelles des vrais croyants.
Est-ce là l'ojiinion de tous les musulmans ou d'un certain
nombre d'entre eux? On doit y voir peut-être moins le mépris
de la fen)ine qu'un ccitain reste du platonisme antique, qui
élève l'amour pur au-dessus des objets périssables. La femme
adorée n'est elle-même que le fant(')me abstrait, t[ue l'image
incomplète d'une femme divine, fiancce au croyant de toute
éternité Ce sont ces idées qui ont fait penser (jue les Orien-
taux niaient l'âme des femmes; mais on sait aujourd'hui que
les musulmanes vraiment pieuses ont l'espérance elles-mêmes
de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. L'histoire religieuse
des Arabes a ses saintes et ses prophétesses, et la (ille de IMa-
homet, l'illustre Fatime, est la reine de ce paradis féminin
Seyd Aga avait fini par n)e conseiller d'en)biasser le maho-
mélisme ; je le remerciai en souriant et lui promis d'}' réflé-
chir. Me voilà, cette fois, plus embarrassé que jamais. Il me
restait pourtant encore à aller consulter le peintre sourd de
l'hôtel Dumcrgue, comme j'en avais eu primitivement l'idée.
V LE MOUSKY
Lorsqu'on a tourné la rue en laissant à gauche le bâtiment
des haras, on conmience à sentir l'animation de la grande
ville. La chaussée qui fait le tour de la place de l'Esbekieh n'a
qu'ime maigre allée d'arbres pour vous protéger du soleil;
mais déjà de giandes et hautes maisons de pierre découpent
en zigzags les rayons poudreux qu'il projette sur un seul côté
de la rue. Le lieu est d'ordinaire très-frayé, très-bruyant,
très-encombré de marchandes d'oranges, de bananes et de can-
nes à sucre encore vertes, dont le peuple mâche avec délices
la pulpe sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des
LES FEMMES DU CAIRE. 57
psylles qui ont de gros serpents rouU's autour du cou; là enfin
se produit un spectacle qui réalise certaines images des songes
drolatiques de Rabelais. Un vieillard jovial fait danser avec le
genou de petites figures dont le corps est traversé d'une ficelle
comme celles que montrent nos Savoyards, mais qui se livrent
à des pantomimes beaucoup moins décentes. Ce n'est pourtant
pas là l'illustre Caragueuz, qui ne se produit d'ordinaire ([ue
sous forme d'oiul)re chinoise. Un cercle émerveillé de femmes,
d'enfants et de militaires applaudit naïvement ces marionnettes
éhontées. Ailleurs, c'est un montreur de singes qui a dressé un
énorme cynocéphale à répondre avec un bâton aux attaques
des chiens errants de la ville, que les enfants excitent contre
lui. Plus loin, la voie se rétrécit et s'assombrit par l'élévation
des édifices. Voici à gauche le couvent des derviches tourneurs,
lesquels donnent public[uement une séance tous les mardis;
puis une vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire
un grand crocodile empaillé, signale la maison d'où partent les
voitures qui traversent le désert du Caire à Suez. Ce sont des
voitures très-légères, doat la forme rappelle celle du prosaï-
c[ue coucou; les ouvertures, largement découpées, livrent tout
passage au vent et à la poussière, c'est une nécessité sans
doute; les roues de fer présentent un double système de
rayons, partant de chaque extrémité du moyeu pour aller se
rejoindre sur le cercle étroit qui remplace les jantes. Ces roues
singulières coupent le sol plutôt qu'elles ne s'y posent.
Mais passons. Voici à droite un cabaret chiétien, c'est-à-dire
un vaste cellier où l'on donne à boire sur des tonneaux. De-
vant la porte se ient habituellement un mortel à face enlu-
minée et à longues moustaches, qui représente avec majesté
le Franc autochthone, la race, pour mieux dire, qui appar-
tient à rOrient Qui sait s'il est jMaltais, Italien, Espagnol ou
Marseillais d'origine? Ce qui est sur, c'est que son dédain pour
les costumes du pays et la conscience qu'il a de la supériorité
des modes européennes l'ont induit en des raffinements qui
donnent une certaine oiiginalito à sa garde-robe délabrée. Sur
58 VOYAGE EN OiilENT.
une redingute bleue dont les anglaises effrangées ont depuis
longtemps lait divorce avec leurs boutons, il a eu l'idée d'atta-
cher des torsades de ficelles qui se croisent comme des bran-
debourgs. Son pantalon rouge s'emboîte dans un reste de
bottes fortes armées d'éperons. Un vaste col de chemise et un
chapeau blanc bossue à retroussis verts adoucissent ce que ce
costume aurait de trop martial et lui restituent sou caractère
civil. Quant au nerf de bœuf qu'il tient à la main, c'est
encore un privilège des Francs et des Turcs , qui s'exerce
trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et [>atient
feUah.
Pi-esque en face du cabaret, la vue plonge dans une impasse
étroite où rampe un mendiant aux pieds et aux mains coupés;
ce pauvre diable implore la charité des Anglais, qui passent à
chaque instant, car l'hôtel fVaghorn est situé dans cette ruelle
obscure qui, de plus, conduit au théâtre du Caire et au cabi-
net de lectuie de M. Bonhouune, annoncé par un vaste écri-
teau peint en lettres françaises. Tous les plaisirs de la civilisa-
tion se résument là, et ce n'est pas de quoi causer grande
envie aux Arabes. En poui'suivant notre route, nous rencontrons
à gauche une maison à face architecturale, sculptée et brodée
d'arabesques peintes, unique réconfort jusqu'ici de l'artiste et
du poète. Ensuite la rue forme un coude, et il faut lutter pen-
dant vingt pas contre un encombrement perpétuel d'ânes, de
chiens, de chameaux, de inai'chands de concombres, et de
femines vendant du pain. Les ânes galopent, les chameaux mu-
gissent, les chiens se maintieiment obstinément rangés en es-
paliers le long des portes de trois bouchers. Ce petit coin ne
manquerait pas de physionomie arabe, si l'on n'apercevait
en face de soi l'écriteau d'une trattoria remplie d'Italiens et de
.Ai allais.
C est qu'en face de nous voici dans tout son luxe la grande
rue commerçante du quartier franc, vulgairement nommée le
Mous/.y . La première partie, à moitié couverte de toiles et de
planches, présente deux rangées de boutiques bien garnies, où
LES FEMMES DU CAIRE, 59
toutes les nations européennes exposent leurs produits les plus
usuels. L'Angleterre domine j)()nr les étoiles et la vaisselle;
l'Allemagne, pour les draps; la France, pour les modes; Mar-
seille, pour les épiceries, les a iandos liunées et les menus objets
d'assorliment. Je ne cite point 31a<seille a\ec la France, car,
dans le Levant, on ne tarde |)as à s'apercevoir que les Mar-
seillais forment une nation à part; ceci soit dit dans le sens le
plus favorable d'ailleurs.
Parmi les boutiques où l'industrie européenne attire de son
mieux les plus riches habitants du Caiie , les Turcs ré-
formistes, ainsi que les Cophtes et les Grecs, plus facilement
accessibles à nos habitudes, il y a une brasserie anglaise où
l'on peut aller contrarier, à l'aide du madère, du porter ou de
l'aie, l'action parfois éniolliente des eaux du î\il. Ln autre
lieu de refuge contre la vie oiientale est la phiuinacie Cas-
tagnol , où très-souvent les brjs, les muchirs et les nazirs
originaires de Paris viennent s'entietenir avec les voyagem's
et retrouver ini souvenir de la patrie. On n'est pas étonné de
voir les chaises de l'officine, et même les bancs extérieurs, se
garnir d'Orientaux douteux, à la poitrine chargi-e d'étoiles en
brillants, qui causent en français et lisent les journaux,
tandis que des sais tiennent tout prêts à leur disposition des
chevaux fringants, aux selles brodées d'or. Cette affluence
s'explique aussi par le voisinage de la poste frauque, située
dans l'impasse qui aboutit à Thotel Domergue. On vient at-
tendre tous les jours la correspondance et les nf)uvelles, qui
arrivent de loin en loin, selon 1 état des routes ou la diligence
des messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le ISil
qu'une fois par mois.
Je touche au bout de mon itinéraire, cai- je rencontre à la
pharmacie Castagnol mon peintre de l'hôtel français, qui fait
préparer du chlorure d'or pour son daguerréotype. Il me
propose de venir avec lui prendre v\n point de vue dans la
Nille; je donne donc congé au drogman, qui se hâte d'allei-
s'installer dans la brasserie anglaise, ayant pris, je le crains
60 VOYAGE EN ORIENT.
bien, du contact de ses précédents maîtres, un goût immodéré
pour la bière forte et le wiske}'.
En acceptant la promenade proposée, je complotais une idée
plus belle encore : c'était de me faire conduire au point le
plus embrouillé de la ville, d'abandonner le peintre à ses tra-
vaux, et puis d'errer à l'aventure, sans interprète et sans
compagnon. Voilà ce que je n'avais pu obtenir jusque-là, le
drogman se prétendant indispensable, et tous les Européens
que j'avais recontrés me proposant de me faire voir « les beau-
tés de la ville. » Il faut avoir un peu parcouru le Midi pour
connaître toute la portée de cette hypocrite proposition. Vous
croyez que l'aimable lésident se fait guide par bonté d'âme.
Détrompez-vous; il n'a rien à faire, il s'ennuie horriblement,
il a besoin de vous pour l'amuser, pour le distraire, pour
a. lui faire la conversation ; » mais il ne vous montrera rien
que vous n'eussiez trouvé du premier coup : même il ne con-
naît point la ville, il n'a pas d'idée de ce qui s'y passe; il
cherche un but de promenade et un moyen de vous ennuyer
de ses remarques et de s'amuser des vôtres. D'ailleurs, qu'est-
ce qu'une belle perspective, un monument, un détail curieux,
sans le hasard, sans l'imprévu?
Un préjugé des Européens du Caire, c'est de ne pouvoir
faire dix pas sans monter sur un âne escorté d'un ànier. Les
ânes sont fort beaux, j'en conviens, trottent et galopent à
merveille ; l'ânier vous sert de cavasse et fait écarter la foule
en criant : Ha ! lia ! iniglac ! sinalac ! ce qui veut dire : « A
droite ! à gauche ! » Les feunnes ayant l'oreille ou la tète plus
dure que les autres passants, l'ânier crie à tout moment : la
brnt ! (hé! femme 1) 1 nn ton impérieux qui fait bien sentir
la supériorité du sexe masculin.
VI USE aventure au BESESTAIN
Nous chevauchions ainsi, le ])einlrc et moi, suivis d'un âne
<|ui portait le daguerréotype, machine compliquée et fragile
LES FEMMES DV CAIRE. 61
qu'il s'agissait d'établir quelque })art de manière à nous faire
honneur. Après la rue que j'ai décrile, on rencontre un pas-
sage couvert en planches, où le commerce européen étale ses
produits les plus brillants. C'est une sorte de bazar où se ter-
mine le quartier franc. Nous tournons à droite, puis à gauche,
au milieu d'une foule toujours croissante; nous suivons une
longue rue très-régulière, qui offre à la curiosité, de loin en
loin, des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches, et
tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine anglaise. Puis,
après mille détours, la voie devient plus silencieuse, plus pou-
dreuse, plus déserte ; les mosquées tombent en ruine, les mai-
sons s'écroulent çà et là, le bruit et le tunmlte ne se repro-
duisent plus que sous la forme d'une bande de chiens criai'ds,
acharnés après nos ânes, et poursuivant surtout nos affreux
vêtements noirs d'Europe. Heureusement, nous passons sous
une porte, nous changeons de quartier, et ces animaux s'ar-
rêtent en grognant aux limites extrêmes de leurs possessions.
Toute la \ille est partagée en cinquante-trois quartiers entou-
rés de murailles, dont plusieurs appartiennent aux nations
cophte, grecque, turque, juive et française. Les chiens eux-
mêmes, qui pullulent en paix dans la ville sans appartenir à
personne, reconnaissent ces divisions, et ne se hasarderaient
pas au delà sans danger. Une nouvelle escorte canine remplace
bientôt celle qui nous a quittés, et nous conduit jusqu'aux ca-
sins situés sur le bord d'un canal qui traverse le Caire, et
qu'on appelle le Calish.
Nous voici dans une espèce de faubourg séparé par le canal
des principaux quartiers de la ville; des cafés ou casinos nom-
breux bordent la rive intérieure, tandis que l'autre présente
un assez large boulevard égayé de quelques palmiers poudreux.
L'eau du canal est verte ei quelque peu stagnante; mais une
longue suite de berceaux et de treillages festonnés de vignes et
de lianes, servant d'arrière-salle aux cafés, présente un coup
d'œil des plus riants, tandis que l'eau plate qui les cerne reflète
avec amour les costumes bigarrés des fumeurs. Les flacons
I. ^
02 VOYAGE EN ORIENT.
d'huile des lustres s'allimient aux seuls feux tlu jour, les nar-
ghilés de cristal jettent des éclairs, et la liqueur ambrée nage
dans les tasses légères que des noirs distribuent avec leurs co-
quetiers de filigrane doré.
Après une courte station à Tun de ces cafés, nous nous
transportons sur l'autre rive du Calish, et nous installons sur
des piquets l'appareil où le dieu du jour s'exerce si agréable-
ment au métier de paysagiste. Une mosquée en ruine au mi-
naret curieusement sculpté, un palmier svelte sélançant d'une
touffe de lentisques, c'est, avec tout le reste, de quoi composer
un tableau digne de 31arilhat. Mon compagnon est dans le ra-
vissement, et, pendant que le soleil travaille sur ses plaques
fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conversation
instructive en lui faisant au crayon des demandes auxquelles
son infirmité ne T empêche pas de répondre de vive voix.
— >'e vous mariez pas, s'écrie-t-il, et surtout ne prenez
point le turban. Que vous demande-t-on ? D'avoir une femme
chez vous. La belle affaire ! J'en fais venir tant que je veux.
Ces marchandes d'oranges en tmiique bleue, avec leurs bra-
celets et leurs colliers d'argent, sont fort belles. Elles ont exac-
tement la forme des statues égyptiennes, la poitrine développée,
les éj)aules et les bias superbes, la hanche peu saillante, la
jambe fine et sèche. C'est de l'archéologie ; il ne leur manque
qunne coiffure à tête d'épervier, des bandelettes autcjur du
corps, et une croix ansée à la main, pour représenter Isis ou
Athur.
— ^lais vous oubliez, dis-je, que je ne suis point artiste ;
et, d'ailleurs, ces femmes ont des maris ou des familles. Elles
sont voilées : comment deviner si elles sont belles?... Je ne
sais encore qu'un seul mot arabe. Comment les persuader?
— La galanterie est sévèrement défendue au Caire ; mais
l'amour n'est interdit nulle part. Vous rencontrez une femme
dont la démarche, dont la taille, dont la griice à draper ses
vêtements, dont quelque chose qui se dérange dans le voile ou
dans la coiffure indique la jeunesse ou 1" envie de paraître ai-
LES FEMMES DU CAIUK. 63
mable. Suivez-la seulement, et, si elle vous regarde en faro au
uaoïuent où elle ne se croira pas remarquée de la foule, prenez
\e chemin de votive maison ; elle vous suivra. En fait de femmes,
il ne faut se fier qu'à soi-même. Les drogmans vous adresse-
raient mal. Il faut payer de votre personne, c'est plus sur.
— Mais, au fait, me disais-je en quittant le peintre et le
laissant à son œuvre, entouré d'une foule respectueuse qui le
croyait occupé d'opérations magiques, pourquoi donc aurais-je
renoncé à plaire? Les femmes sont voilées; mais je ne le suis
pas. Mon teint d'Européen peut avoir quelque charme dans le
pays. Je passerais en France pour un cavalier ordinaire ; mais
au Caire je deviens un aimable enfant du Nord. Ce costume
franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d'être remarqué;
c'est beaucoup.
En effet, j'étais rentré dans les rues populeuses, et je fendais
la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans guide dans la
partie arabe de la ville. Je m'arrêtais aux portes des boutiques
et des ateliers, examinant tout d'un air de flânerie inoffensive
qui ne m'attirait que des sourires. On se disait : « Il a perdu
son drogman, il manque peut-être d'argent pour prendre un
âne...; » on plaignait l'étranger fourvoyé dans l'immense cohue
des bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m'étais arrêté
à regarder trois forgerons au travail qui semblaient des hommes
de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe dont le rhythme les
guidait dans les coups successifs qu'ils donnaient à des pièces
de métal qu'un enfant apportait tour à tour sur l'enclume. Je
frémissais en songeant que, si l'un d'eux eût manqué la mesure
d'un demi-temps, l'enfant aurait eu la main broyée. Deux
femmes s'étaient arrêtées derrière moi et riaient de ma curio-
sité. Je me retourne, et je vois bien, à leur mantille de taffetas
noir, à leur pardessus de levantine verte, qu'elles n'apparte-
naient pas à la classe des marchandes d'oranges du Mousky. Je
m'élance au-devant d'elles, mais elles baissent leur voile et s'é-
chappent. Je les suis, et j'arrive bientôt dans une longue rue,
enti-ecoupée de riches bazars, qui traverse toute la ville. Nous
64 VOYAGE EN ORIENT.
nods engageons sous une voûte à Taspect grandiose, formée
de charpentes sculptées d'un style antique, où le vernis et la
dorure rehaussent mille détails d'arabesques splendides C'est
là peut-être le bescstain des Circassiens où s'est passée l'his-
toire racontée par le marchand cophte au sultan de Kachgar.
Me voilà en pleines Mille et une Nuits. Que ne suis-je un des
jeunes marchands auxquels les deux dames font déployer leurs
étofTes, ainsi que faisait la fille de l'émir devant la boutique
de Bedreddin ! Je leur dirais comme le jeune homme de Bag-
dad : a Laissez-moi voir votre visage pour prix de cette étoffe
à fleurs d'or, et je me trouverai payé avec usure ! » Mais elles
dédaignent les soieries de Beyrouth, les étoffes brochées de
Damas, les mandillcs de Bï'ousse, que chaque vendeui' étale à
l'envi... Il n'y a point là de boutiques : ce sont de simples
étalages dont les rayons s'élèvent jusqu'à la voûte, surmontés
d'une enseigne couverte de lettres et d'attributs dorés Le mar-
chand, les jambes croisées, fume sa longue pipe ou son nar-
ghilé sur une estrade étroite, et les femmes vont ainsi de mar-
chand en marchand, se contentant, après avoir tout fait
déployer chez l'un, de passer à l'autre, en saluant d'un regard
dédaigneux.
Mes belles rieuses veulent absolument des étoffes deConstan-
tinople. Constantinople donne la mode au Caire, On leur fait
voir d'affreuses mousselines imprimées, en criant : Istambnldan
(c'est de Stamboul) ! Elles poussent des cris d'admiration. Les
femmes sont les mêmes partout.
Je m'approche d'un air de connaisseur ; je soulève le coin
d'une étoffe jaune à ramages lie de vin, et je m'écrie : Tajeh
(cela est beau) ! IMon observation paraît plaire ; c'est à ce choix
qu'on s'arrête. Le marchand aune avec une sorte de demi-
mètre qui s'appelle un /»/c, et l'on charge un petit garçon de
porter l'étoffe roulée.
Pour le coup, il me semble bien que l'une des jeunes dames
m'a regardé en face; d'ailleurs, leur marche incertaine, les
rires qu'elles étouffent en se retournant et me voyant les suivre,
LES FEMMES DU CAIRE. 65
la mantille noire (Iiabbarah) soulevée de temps en temps jiour
laisser voir un masque blanc, signe d'une classe supérieure,
enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de rO])éra
un domino qui veut vous séduire, semblent m'indiquer cpi'on
n'a pas envers moi des sentiments bien faroucbes l.e niimieut
paraît donc venu de passer devant et de prendre le cbemin de
mon logis ; mais le moyen de le retrouver? Au Caire, les rues
n'ont pas d'écriteau, les maisons pas de numéro, et cb;ique
quartier, ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe des
plus complets. Il v a dix impasses pour une rue qui al)outit.
Dans le doute, je suivais toujours Xous quittons les bazars
pleins de tumulte et de linniére, où tout reluit et papillote, où
le luxe des étalages fait contraste au grand caractèie d'archi-
tecture et de splendeur des principales mosquées, j)cintes de
bandes horizontales jaunes et rouges ; voici luaintenarit des
passages voûtés, des ruelles étroites et sombres, où surj)l:)nibent
les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues du
moyen âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est
un refuge contre les ardeurs du soleil d'Egypte, et donne à la
population beaucoup des avantages dune latitude tempérée.
Cela explique la blancheur mate qu'un grand nombre de fem-
mes conservent sous leur voile, car beaucoup d'entre elles
n'ont jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les
ombrages de Schoubrah.
Mais que penser de tant de toui-s et détours qu'on me fait
faire? Me fuit-on en realité, ou se gnide-t-on, tout en me pré-
cédant, sur ma marche aventureuse? Nous entrons pourtant
dan-i une rue que j'ai traversée la veille, et que je reconnais
surtout à l'odeur charmante que répandent les fleuis jaunes
d'un arbousier. Cet arbre aimé du soleil projette au-dessus du
mur ses branches revêtues de houppes parfumées. Une fon-
taine basse forme encoignure, fondation pieuse destinée à dés-
altérer les animaux errants. Voici une maison de belle appa-
rence, décorée d'ornements sculptés dans le plâtre; l'une des
dames introduit dans la porte une de ces clefs rustiques dont
66 VOYAGE EN ORIENT.
j'ai déjà l'expérience. Je m'élance à leur suite dans le couloir
sombre^ sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une
cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par
les mille dentelures des moucharabys.
VII UNE MAISON DANGEREUSE
Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre
de rentrée; je me retourne avec l'intention sérieuse de rega-
gner la porte-, un esclave abyssinien, grand et robuste, est en
train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre
que je me suis trompé de maison, que je croyais rentrer chez
moi ; mais le mot tajeb, si universel qu'il soit, ne me paraît
pas suffisant à exprimer tOTites ces choses. Pendant ce temps,
un grand bruit se fait entendre dans le fond de la maison, des
sais étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se mon-
trent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus ma-
jestueux s'avance du fond de la galerie principale.
Dans ces moments-là, le pis est de rester court. Je songe
que beaucoup de musulmans entendent la langue franque, la-
quelle, au fend, n'est qu'un mélange de toute sorte de mots
des patois méridionaux, qu'on emploie au hasard jusqu'à ce
qu'on se soit fait comprendre; c'est la langue des Turcs de
Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d'italien,
d'espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le
tout un discours fort captieux.
— Au demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures;
l'une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur.
J'épouse, je prends le turban; aussi bien il y a des choses
qu'on ne [)eut éviter. Je crois au destin.
D'ailleurs, ce Turc avait l'air d'un bon diable, et sa figure
bien nourrie n'annonçait pas la cruauté. Il cligna de l'œil avec
quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus
baroques qui eussent jamais retenti dans les échelles duLevant,
et me dit, tendant vers moi une main potelée chargée de bagues :
LES FEMMES DU CAIUE. 67
— Mon clier monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici;
nous causerons plus commodément.
O surprise ! ce brave Turc était un Français comme moi!
Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres se
découpaient sur des jardins; nous prenons place sur un riche
divan. On apporte du café et des pipes. Nous causons. J'ex-
plique de mon mieux comment j'étais entré chez lui, croyant
m'engager dans un des nombreux passages qui traversent an
Caire les principaux massifs de maisons; mais je comprends à
son sourire que mes belles inconnues avaient eu le temps de
me trahir. Cela n'empêcha pas notre conversation de prendre
en peu de temps un caractère d'intimité. En pays turc, la con-
naissance se fait vile entre compatriotes. Mon hôte voulut bien
m'inviter à sa table, et, quand 1 heure fut arrivée, je vis entrer
deux fort belles personnes, dont lune était sa femme, et l'autre
la sœur de sa femme. C étaient mes inconnues du bazar des
Circassiens, et toutes deux Françaises... Voilà ce c[u'il y avait
de plus humiliant! On me fit la guerre sur ma prétention à
parcourir la ville sans drogman et sans ânier; on s'égaya tou-
chant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évi-
demment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher des
vieilles ou des négresses. Ces dames ne me savaient pas le
moindre gré d'un choix aussi hasardeux, où aucun de leurs
charmes n'était intéressé, car il faut avouer que le habbarah
noir, moins attrayant que le voile des simples filles fellahs,
fait de toute femme un paquet sans forme, et, quand le vent
s'y engouffre, lui donne l'aspect d'un ballon à demi gonflé.
Après le dîner, servi entièrement à la française, on me fit
entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux murs revêtus de
porcelaines peintes, aux corniclies de cèdre sculptées Une fon-
taine de marbre lançait dans le milieu ses minces filets d'eau;
des tapis et des glaces de Venise complétaient l'idéal du luxe
arabe; mais la surprise qui m'attendait là concentra bientôt
toute mon attention. C'étaient huit jeunes filles placées autour
d'une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles se le-
08 VOYAGEENOraCNT.
vèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes vinrent me
baiser la main, cérémonie à laquelle je savais qu'on ne pouvait
se refuser au Caire. Ce qui m'étonnait le plus dans cette appa-
rition séduisante, c'est que le teint de ces jeunes personnes,
vêtues à l'orientale, variait du bistre à rolivâtre, et arrivait,
chez la dernière, au chocolat le plus foncé. Il eût été incon-
venant peut-être de citer devant la plus blanche le vers de
Gœthe :
Connais-tu la contrée où les citrons mûrissent...
Cependant elles pouvaient passer toutes pour des beautés
de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur avaient
pris place sur le divan en riant aux éclats de mon admiration.
Les deux petites filles nous apportèrent des liqueurs et du
café.
Je savais un gré infini à mon hôte de m'avoir introduit dans
son harem; mais je me disais en moi-même qu'un Français ne
ferait jamais un bon Turc, et que l'amour-propre de montrer
ses maîtresses ou ses épouses devait dominer toujours la
crainte de les exposer aux séductions. Je me trompais encore
sur ce point. Ces charmantes fleurs aux couleurs variées
étaient non pas les femmes, mais les filles de la maison. Mon
bote appartenait à cette génération militaire qui voua son exis-
tence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître
sujets de la Restauration, beaucou[)de ces braves allèrent offrir
leurs services aux souverains de l'Orient. L'Inde et l'Egypte
en accueillirent un grand nombre; il y avait dans ces deux pays
de beaux souvenirs de la gloire française. Quelques-uns adop-
tèrent la religion et les mœurs des peuples qui leur donnaient
asile. Le moyen de les blâmer? La plupart, nés pendant la
Révolution, n'avaient guère connu de culte que celui des théo-
philanthropes ou des loges maçonniques. Le mahométisme, vu
dans les pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l'es-
prit le ])Ius sceptique. Mon hôte s'était livré jeune encore à
ces séductions d'une patrie nouvelle. Il avait obtenu le grade
LES FK^mr.S DV CAIRK. 69
de bey par ses talents, par ses services; son séi'ail s'rlait re-
crute en partie tle^ beaiitrs ilii Sennaar, de rAhyssiiiie, de
l'Aral)ie nirnie, car il a\aii concoin'u à d- licier des \illes
saintes dn joug des sectaires uiiisnliuans. Pins tard, j)lus avancé
en âge, les iiiées d»' rKiirope lui éwiient reveinics : il s'était
marié à nne ainiahle (ille de consul, et, comme e giand Soli-
man épousant Uoxelane, il avait congédié tout son sérail, mais
les enfants lui étaient restés. C'étaient les iilles que je voyais
là; les garçons étudiaient dans les écoles militaires.
Au milieu de tant de iilles à marier, je sentis c|ue riiospita-
lité ((u'on me donnait dans cette maison présentait certaines
cliances dangereuses, et je n'osai trop exposer ma situation
réelle avant de plus amples informations.
On me fit reconduire chez moi le soir, et j'ai emporté
de toute cette aventure le plus gracieux souvenir... Mais, en
vérité, ce ne serait pas la peine d'aller au Caire pour me marier
dans une famille française.
Le lendemain, Abdallah vint me demander la ])ermission
d'accompagner des Anglais jusqu'à Suez. C'était l'aflaiie d'une
semaine, et je ne voulus pas le priver de cette course lucrative.
Je le soupçonnai de n'être pas très satisfait de ma conduite de
la veille. Un voyageur qui se pa.sse de drogman toute une
journée, qui rôde à pied dans les rues du Caire, et dîne en-
suite on ne sait oîi, risque de passer pour un être bien falla-
cieux. Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place, un
barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le barbarin (c'est ici le
nom des domestiques ordinaires) ne sait qu'un peu de patois
maltais.
VIII LE WÉRIL
Le juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, venait
tous les jours s'asseoir sur mon divan et se perfectionner dans
la conversation
— J'ai appris, me dit-il, qu'il vous fallait une femme, et ie
vous ai trouvé un wékil.
70 VOYAGE ExV OniENT.
— Un wékil?
— Oui, cela veut dire envoyé, ambassadeur; mais, dans le
cas présent, c'est un honnête homme chargé de s'entendre
avec les parents des filles à marier. Il vous en amènera, ou
vous conduira chez elles.
— Oh ! oh I mais quelles sont donc ces ûlles-là?
—— Ce sont des personnes trè.s-honnètes, et il n'y en a que
de celles-là au Caire, depuis que Son Altesse a relégué les au-
tres à Esné, lin peu au-dessous de la première cataracte.
— Je veux le croire. Eh bien, nous verrons; araenez-moi ce
wékil.
— Je l'ai amené ; il est en bas.
Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand et ro-
buste, guidait de l'air le plus modeste. Nous montons à âne
tous les quatre, et je riais beaucoup intérieurement en compa-
rant l'aveugle à TAmour, et son fils au dieu de l'hyménée. Le
juif, insoucieux de ces emblèmes mytliologiques, m'instruisait
chemin faisant.
— Vous pouvez, me disait-il, vous mai-ier ici de quatre ma-
nières. La première, c'est d'épouser une fille cophte devant le
Turc.
— Qu'est-ce que le Tui'c ?
— C'est un brave santon à qui vous donnez quelque argent,
qui dit une prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les
fonctions d'un prêtre : ces hommes-là sont saints dans le pays,
et tout ce qu'ils font est bien fait. Ils ne s'inquiètent pas de
votre religion, si vous ne songez pas à la leur; mais ce mariage-
là n'est pas celui des filles très-honnètes.
— Bon! passons à un auti'e.
— Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et
les Cophtes le sont aussi ; il y a des ])rétres cophtes qui vous
marieront, quoique schismatique, sous la condition de consi-
gner un douaire à la femme, pour le cas où vous divorceriez
plus tard.
— C'est très-raisonnable; mais quel est le douaire?...
LES FEMMES DU CAIRE. 71
— Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner
au moins deux cents piastres.
— Cinquante francs ! niafoi, jeineniarie, et ce n'est pas cher.
— Il y a encore nne autre sorte de mariage pour les per-
sonnes très-scrupuleuses; ce sont les bonnes familles. Vous
êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous marie selon gon
rite, et ensuite vous ne pouvez plus divorcer.
— Oh ! mais cela est très-grave : un instant !
— Pardon; il faut aussi, auparavant, constituer un douaire,
pour le cas où vous quitteriez le pays.
— Alors, la femme devient donc libre?
— Certainement, et vous aussi ; mais, tant que vous restez
dans le pays, vous êtes lié.
— Au fond, c'est encore assez juste; mais quelle est la qua-
trième sorte de mariage?
— Celle-là, je ne vous conseille pas d'y penser. On vous
marie deux fois : ù l'église cophte et au couvent des Francis-
cains.
— C'est un mai'iage mixte?
— Un mariage très-solide : si vous partez, il vous faut em-
mener la femme ; elle peut vous suivre partout et vous mettre
les enfants sur les bras.
— Alors, c'est fini, on est marié sans rémission?
— Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans
l'acte... i\lais surtout gardez-vous d'une chose, c'est de vous
laisser conduire devant le consul !
— Mais, cela, c'est le mariage européen.
— Tout à fait. Vous n'avez qu'une seule ressource alors; si
vous connaissez quelqu'un au consulat, c est d'obtenir que les
bans ne soient pas publiés dans votre pays.
Les connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la question
des mariages me confondaient, mais il m'apprit qu'on ra\ait
souvent employé dans ces sortes d'affaires. Il servait de tru-
chement au wékil, qui ne savait que l'arabe. Tous ces détaib,
du reste, m'intéressaient au dernier point.
72 VOYA.GE EN OUIENT.
Nous étions arrivés presque à l'extrémité de la ville, dans la
partie du quartier cophte qui fait retour sur la place de l'Esbe-
kieh du coté de Boulacj Une maison d'assez pauvre apparence
au bout d'mie rue encombrée de marchands dherbes et de fri-
tures, voilà le lieu où la présentation devait se faire. On m'a-
vertit que ce n'était point la maison des jmrents, mais un ter-
rain neutre.
— Vous allez en voir deux, me dit le juif, et, si vous n'êtes
pas content, on en fera venir d'autres.
— Ccst parfait; mais, si elles restent voilées, je vous pré-
\iens que je n'épouse pas.
— Oh ! soyez tranquille, ce n'est pas ici comme chez les
Turcs.
— Les Turcs ont l'avanUige de pouvoir se rattraper sur le
nombre.
— C'est, en effet, tout différent.
La salle basse de la maison était occupée par trois ou quatre
houuues en sarrau bleu, qui semblaient dormir; pourtant,
grâce au voisinage de la porte de la ville et d'un coips de garde
situe auprès, cela n'avait rien d'inquiétant. ]Nous montâmes par
un escalier de pierre sur une terrasse intérieure. La chambre
où l'on entrait ensuite donnait sur la rue, et la large fenêtre,
avec tout son grillage de menuiserie, s'avançait, selon l'usage,
d'un demi- mètre en dehois de la maison. Une fois assis dans
lette espèce de garde-manger, le regard plonge sur les deux
extrémités de la rue ; on voit les passants à travers les dente-
lures latérales. C'est d'ordinaire hi place des femmes, d'où,
comme sous le voile, elles ob^erNcnt tout sans être vues. On
m"v lit asseoii', tandis que le vvékil, son (ils et le juif prenaient
place sur les divans. Bientôt arriva une fenune cophte voilée,
cjui, après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de sa
tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, composait une sorte
de coilfure Israélite. C'était la Uiaibé, ou wékil^ des femmes.
Elle me dit que les jeunes personnes achevaient de s'habiller.
Pendant ce temps, on avait apporté des pipes et du café à tout
LES FEMMES DU CAIHE. 73
le monde. Un homme à haibe blanrhe, en turban noir, avait
aussi augmente notre compagnie. C'était le prêtre coplite.
Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient debout ù
la porte.
La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je l'avoue,
mêlée de quelque anxiété. Enfin, deux jeunes filles entrèrent,
et successivement vinrent me baiser la main. Je les engageai
par signes à piendre place près de moi.
— Laissez-les debout, me dit le juif, ce sont vos servantes.
Mais j'étais encore trop Français pour ne pas insister. Le juil
parla et fit comprendre sans doute que c'était une coutume bi -
zarre des Européens de faire asseoir les femmes devant eux.
Elles prirent enfin jjlace à mes côtés.
Elles étaient vêtues d'habits de taffetas à fleurs et de mous-
seline brodée. C'était fort printanier. La coiffure, composée
du tarbouch rouge entortillé de gazillons, laissait échapper un
fouillis de rubans et de tresses de soie ; des grappes de petites
pièces d'or et d'argent, probablement fausses, cachaient entiè-
rement les cheveux. Pourtant il était aisé de reconnaître que
l'une était brune et l'autre blonde ; on avait prévu toute ob-
jection. La première « était svelte comme un palmier et avait
l'œil noir d'une gazelle, » avec un teint légèrement bisiié;
l'autre, plus délicate, plus riche de contours, et d'une blan-
cheur qui m'étonnait en raison de la latitude, avait la mine et
le port d'une jeune reine éclose au pays du matin.
Cette dernière me séduisait particulièrement, et je lui faisais
dire toute sorte de douceurs, sans cependant négliger entièie-
ment sa compagne. Toutefois le temps se passait sans que
j'abordasse la question principale ; alors, la khatbé les fit lever
et leur découvrit les épaules, qu'elle frappa de la main pour en
montrer la fermeté. Un instant, je craignis que 1 cxhiiiition
n'allât trop loin, et j'étais moi-même un peu einban.issé de-
vant ces pauvres filles, dont les mains recouviaient de gaze
leurs charmes à demi trahis. Enfin le juif me dit :
— Quelle est votre pensée?
74 V O V A G E EN ORIENT.
— Il Y en a une cpn me plaît beaucoup, mais je voudrais
réfléchir : on ne s'enflamme pas tout d'un coup. Nous les re-
viendrons voir.
Les assistants auraient certainement voulu quelque réponse
plus précise. La khatbé et le prêtre cophte me firent presser
de prendre une décision. Je finis par me lever en promettant
de revenir ; mais je sentais qu'on n'avait pas grande confiance.
Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette négocia-
tion. Quand je traversai la terrasse pour gagner l'escalier, celle
que j'avais remarquée particulièrement semblait occupée à
arranger des arbustes. Elle se releva en souriant, et, faisant
tomber son tarbouch, elle secoua sur ses épaules de magnifiques
tresses dorées, auxquelles le soleil donnait un vif reflet rou-
geâtre. Ce dernier effort d'une coquetterie, d'ailleurs bien lé-
gitime, triompha presque de ma pru.îence, et je fis dire à la
famille que j'enverrais certainement des présents
— Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j'épou-
serais bien cel'e-là devant le Turc.
— La mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre cophte.
C'est une famille d'écrivains : le père est mort; la jeune fille
que vous avez préférée n'a encore été mariée qu'une fois, et
pourtant elle a seize ans.
— Comment ! elle est veuve?
— Tson, divorcée.
— Oh ! mais cela change la question!
J'envoyai toujours ime petite pièce d'étoffe comme présent.
L'aveugle et son fils se remirent en quête et me trouvèrent
d'autres fiancées. C'étaient toujours à peu près les mêmes cé-
rémonies, mais je prenais goût à celte revue du beau sexe
î-ophte, et, moyennant quelques étoffes et menus bijoux, on ne
se formalisait pas trop de mes incertitudes. Il y eut une mère
qui amena sa fille dans mon logis : je crois bien que celle-là
aurait volontiers célébré l'hymen devant le Turc ; mais, tout
bien considéré, cette fille était d'âge à avoir été déjà épousée
plus que de raison.
LES FEMMES DU CAIRE. 75
LE JARDIN DE ROSETTF,
Le barbarin qu'Abdallah avait mis ù sa place, un peu jaloux
peut-être de l'assiduité du juif et de son wékil, m'amena un
jeune honuné fort bien vêtu, parlant italien et nommé Maho-
met, qui avait à me proposer un mariage tout à fait relevé.
— Pour celui-là, me dit-il, c'est devant le consul. Ce sont
des gens riches, et la fille n'a que douze ans.
— Elle est un peu jeune ptuir moi; mais il paraît qu'ici c'est
le seul âge où l'on ne risque pas de les trouver veuves ou di-
vorcées.
— Signor, è vero l ils sont très-impatients de vous voir, car
vous occupez une maison où il y a eu des Anglais; on a donc
une bonne opinion de votre rang. J'ai dit que vous étiez un
général.
— Mais je ne suis pas général.
— Allons donc ! vous n'êtes pas un ouvrier, ni un négociant.
Vous ne faites rien?
— Pas grand'chose.
— Eh bien, cela représente ici au moins le grade d'un myr-
Ih'a (général).
Je savais déjà qu'en effet au Caire, comme en Russie, on
classait toutes les positions d'après les grades militaires. Il est à
Paris des écrivains pour qui c'eût été une mince distinction que
dètre assimilés à un général égyptien; moi, je ne pouvais voir
là qu'une amplification orientale. Nous montons sur des ânes et
nous nous dirigeons vers le Moubky. Mahomet frappe à une
maison d'assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte
et pousse des cris de joie ; une autre esclave noire se penche
avec curiosité sur la balustrade de l'escalier, frappe des mains
en riant très-haut, et j'entends retentir des conversations où je
devinais seulement qu'il éuiit quesiion du mjrlh'a annoncé.
Au premier étage, je trouve un pei sonnage proprement vêtu,
ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir et me pré-
76 VOYAGE EN ORIENT.
sente un grand jeune lioniine comme son fils. C'était le père.
Dans le même instant entre une femme d'une trentaine d'an-
nées encore jolie ; on apporte du café et des pipes, et j'apprends
par l'interprète qu'ils étaient de la Haute Egypte, ce qui don-
nait au père le droit d'avoir un turban blanc. Un instant après,
la jeune fille arrive suivie des négresses qui se tiennent en de-
hors de la porte; elle leur prend des mains un plateau, et nous
sert des confitures dans un pot de cristal où l'on puise avec des
cuillers de vermeil. Elle était si petite et si mignonne, que je
ne pouvais concevoir qu'on songeât à la marier. Ses traits
n'étaient pas encore bien formés; mais elle ressemblait tellement
à sa mère, qu'on pouvait se rendx'e compte, d'après la figure
de cette dernière, du caractère futur de sa beauté. On l'en-
voyait aux écoles du quartier franc, et elle savait déjà quelques
mots d'italien. Toute cette famille me semblait si respectable,
que je regrettais de m'y être présenté sans intentions tout à fait
sérieuses. Ils me firent mille honnêtetés, et je les quittai en pro-
mettant une réponse prompte. Il y avait de quoi mûrement
réfléchir.
Le surlendemain était le jour de la Pâque juive, qui corres-
pond à notre dimanche des Rameaux. Au lieu de buis, comme
en Europe, tous les chiétiens portaient le rameau biblir|ue, et
les rues étaient pleines d'enfants qui se partageaient la dépouille
des palmiers. Je traversais, pour me rendre au quartier franc,
le jardin de Rosette, qui est la plus charmante promenade du
Caire. C'est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses,
sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux maisons
de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent un côté de
cette retraite; les maisons franques qui boident l'impasse Wag-
horn s'étendent à l'autre extrémité ; l'intervalle est assez consi-
dérable pour présenter à l'œil un horizon touffu de dattiers,
d'orangers et de sycomores.
11 n'est pas facile de trouver le chemin de cet Éden mysté-
rieux, qui n'a point de porte publique. On traverse la maison
du consul de Sardaigne en dormant à ses gens quelques p;iras.
LES FEMMES DU CAinE. 77
et l'on se trouve au milieu de vergers et de parterres dépen-
dant des maisons voisines. Un sentier qui les divise alîoutit à
une sorte de petite ferme entourée de grillages où se promè-
nent plusieurs girafes que le docteur Clot-Bey fait élever par des
Nubiens. Un bois d'orangers fort épais s'étend plus loin à gau-
che de la route; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels
on cultive du mais. Ensuite le chemin tourne, et le vaste es-
pace qu'on aperçoit de ce côté se termine par un rideau de
palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues feuilles
d'un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu par de hauts
piliers, qui recouvre un bassin carré autour duquel des com-
pagnies de femmes viennent souvent se reposer et chercher la
fraîcheur. Le vendredi, ce sont des musulmanes, toujours voi-
lées le plus possible; le samedi, des juives; le dimanche, des
chrétiennes. Ces deux derniers jours, les voiles sont un peu
moins discrets; beaucoup de femmes font étendre des tapis
près du bassin par leurs esclaves, et se font servir des fruits et
des pâtisseries. Le passant peut s'asseoir dans le pavillon même
sans qu'une retraite farouche l'avertisse de son indiscrétion, ce
qui arrive quelquefois le vendredi, jour des Turques.
Je passais près de là, lorsqu'un garçon de bonne mine vient
à moi d'un air joyeux; je reconnais le frère de ma dernière
prétendue. J'étais seul. Il me fait quelques signes que je ne
comprends pas, et finit par m'engager, au moyen d'une panto-
mime plus claire, à l'attendre dans le pavillon. Dix minutes
après, la porte de l'un des petits jardins bordant les maisons
s'ouvre et donne passage à deux femmes que le jeune homme
amène, et qui viennent prendre place près du bassin en levant
leurs voiles. C'étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait
sur la promenade du coté opposé à celui où j'y étais entré
l'avant-veille. Après les premiers saluls affectueux, nous voilà
à nous regarder et à prononcer des mois au hasard en souriant
de notre mutuelle ignorance. La petite lille ne disait rien, sans
doute par réserve; mais, me souvenant qu'elle apprenait l'ita-
lien, j'essaye quelques mots de cette langue, auxquels elle
7o VOYAGi: t;> OliiK.NT,
répond avec l'accent guttural des Arabes, ce qui rend l'entre-
tien fort peu clair.
Je tâchais d'exprimer ce qu'il y avait de singulier dans la
ressemblance des deux femmes. L'une était la miniature de
l'autre. Les traits vagues encore de l'enfant se dessinaient mieux
chez la mère; on pouvait jiiévoir entre ces deux âges une sai-
son charmante qu'il serait doux de voir fleurir. Il y avait près
de nous un tronc de palmier renversé depuis peu de jours par
le vent, et dont les rameaux trempaient dans l'extrémité du
bassin. Je le montrai du doigt en disant :
— Oggi è il giorno elclle palme.
Or, les iétes cophtes, se réglant sur le calendrier pi'imitif de
l'Église, ne tombent pas en même temps qne les nôtres. Tou-
tefois la petite fi-le alla cueillir un rameau qu'elle garda à la
main, et dit :
— lo coil sono Rotimi, (Moi, comme cela, je suis Romaine!)
Au point de vue dej Egyptiens, tous les Francs sont des
Romains. Je pouvais donc piendre cela pour un compliment et
pour une allusion au futur mariage... 0 Hymen, Hyménée! je
t'ai vu ce jour-là de bien près ! Tu ne dois être sans doute,
selon nos idées européennes, qu'un frèi'e puîné de l'Amour,
Pourtant ne serait il pas charmant de voir grandir et se déve-
lopper près de soi l'épouse que Ton s'est choisie, de remplacer
quelque temps le père avant d'être l'amant!... Mais pour le
mari quel danger!
En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes
amis du Caire. J'allai voir Soliman-Ag.i.
— Mariez-vous donc de par Dieu i me dit-il, comme Panta-
gruel à Panurge.
J'allai de là chez le peintre de l'hôtel Domergue, qui me cria
de toute sa voix de sourd :
— Si c'est devant le consul.... ne vous mariez pas !
Il y a, quoi qu'on fasse, un certain préjugé religieux qui
domine l'Européen en Orient, du moins dans les circonstances
graves. Faire un mariage à la coplite, comme on dit au Caire, ce
LES FEMMIiS 1) L (:\inE. 79
n'est rien que de fort simple; mais le faire avec une toute
jeune enfant, qu'on vous livre pour ainsi dire, et qui contracte
un lien illusoire pour vous-même, c'est une grave responsabilité
morale assurément.
Comme je m'abandonnais à ces sentiments délicats, je vis
arriver Abdallah revenu de Suez; j'exposai ma situation.
— Je m'étais bien douté, s'écria-t-il, qu'on profiterait de
mon absence pour vous faire faire des sottises. Je connais la
famille. Vous ètes-vous inquiété de la dot?
— Oh! peu m'importe; je sais qu'ici ce doit être peu de
chose.
— On parle de vingt mille piastres (cinq mille francs).
— Eh bien, c'est toujours cela.
— Comment donc ! mais c'est vous qui devez les payer.
— Ah! c'est bien différent... Ainsi, il faut que j'apporte
une dot, au lieu d'en recevoir une ?
— Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici?
— Comme on me parlait d'un mariage à l'européenne...
— Le mariage, oui ; mais la somme se paye toujours. C'est
un petit dédommagement pour la famille.
Je comprenais dès lors l'empressement des parents dans ce
pays à marier les petites filles. Rien n'est plus juste d'ailleurs,
à mon avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de
braves gens se sont donnée de mettre au monde et d'élever
pour vous une jeune enfant gracieuse et bien faite. Il paraît
que la dot, ou pour mieux dire le douaire, dont j'ai indiqué
plus haut le minimum, croît en raison de la beauté de l'épouse
et de la position des parents. Ajoutez à cela les frais de la noce,
et vous verrez qu'un mariage à la coplite devient encore une
formalité assez coûteuse. J'ai regretté que le dernier qui m'était
proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du
reste, l'opinion d'Abdallah était que, pour le même piix, on
pouvait acquérir tout un sérail au bazar des esclaves.
II
LES ESCLAVES
UN LEVKR DE SOLEIL
Que noire vie est quelque chose d'étrange ! Chaque matin,
dans ce derai-somnieil où la raison triomphe peu à peu des
folles images du rêve, je sens qu'il est naturel, logique et con-
forme à mon origine parisienne de m'éveiller aux clartés d'un
ciel gris, au bruit des roues broyant les pavés, dans quelque
chambre d'un aspect triste, garnie de meubles anguleux, où
l'imagination se heurte aux vitres comme un insecte empri-
sonné, et c'est avec un élonnement toujours vif que je me re-
trouve à mille lieues de ma patrie, et que j'ouvre mes sens peu
à peu aux vagues impressions d'un monde qui est la parfaite
antithèse du nôtre. La voix du Turc qui chante au minaret
voisin, la clochette et le trot lourd du chameau qui passe, et
quelcjuefois son hurlement bizarre, les bruissements et les
sifflements indistincts qui font vivre l'air, le bois et la muraille,
l'aube hâtive dessinant au plafond les mille découpures des
fenêtres, une brise matinale chargée de senteurs pénétrantes,
qui soulève le rideau de ma porte et me fait apercevoir au-
dessus des murs de la cour les têtes flottantes des palmiers;
tout cela me surprend, me ravit... ou m'attriste, selon les
jours; car je ne veux pas dire qu'un éternel été fasse
une vie toujours joyeuse. Le soleil noir de la mélancolie, qui
verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rêveur d'Albert
Durer, se lève aussi parfois aux |)Iaines lumineuses du Nil,
LES FEMMES DU CAIRE. 81
comme sur les bords du Rliin, dans un froid paysage d'Alle-
magne. J'avouerai mc'me qu'à défaut de brouillard, la pous-
sière est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient.
Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j'habite
dans le quartier cophie, pour voir les premiers rayons qui em-
brasent au loin la plaine d'IIéliopoliset les versants du Mokat-
tam où sV^tend la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée.
C'est d'ordinaire un beau spectacle, quand l'aube colore peu
à peu les coupoles et les arceaux grêles des tombeaux consa-
crés aux trois dynasties de califes, de soudans et de sultans qui,
depuis l'an 1000, ont gouverné FÉgyple. L'un des obélisques
de l'ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette
plaine, comme une sentinelle oubliée; il se dresse au milieu
d'un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, et reçoit tou-
jours le premier regard du dieu que l'on adorait jadis à ses pieds.
L'aurore, en Egypte, n'a pas ces belles teintes vermeilles
qu'on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie; le
soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement
d'une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine
à soulever les longs plis d'un linceid grisâtre, et nous apparaît
pâle et privé de rayons, comme l'Osiris souterrain; s^n em-
preinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble
alors, à s'y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais
qui, loin d'amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette
poudre épaisse qui charge l'horizon ne se découpe jamais en
frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au j)lus
haut point de sa force, parvient-il à percer l'atmosphère cen-
dreuse sous la forme d'un disque rouge, qu'on croirait sorti des
forges libyques du dieu Phtlia. On comprend alors cette mélan-
colie profonde de la vieille Egypte, cette préoccupation fré-
quente de la souffrance et des tombeaux que les monuments
nous transmet tent. C'est Typhon qui triomphe pour un temps
des divinités bienfaisantes; il iriite les yeux, dessèche les pou-
mons, et jette des nuées d'insectes sur les champs et sur les
vergers
5
82 VOYAGE EN ORIENT.
Je les ai vus passer comme des messagers de mort et de
famine, l'atmosj^lière en était chargée, et, l'egardant au-dessus
de ma tête, faute de point de compaicison, je les prenais
d'abord pour des nuées d'oiseaux. Abdallah, qui était monté
en même temps que moi sur la terrasse, fit un cercle dans l'air
avec le long tuyau de son chibouque, et il en tomba deux ou
trois sur le plancher. Il secoua la tète en regardant ces énormes
cigales vertes et roses, et me dit :
— Vous n'en avez jamais mangé?
Je ne pus m'empêcher de faire un geste d'éloignement pour
une telle nourriture, et cependant, si on leur ote les ailes et
les pattes, elles doivent ressembler beaucoup aux crevettes de
l'Océan.
— C'est une grande ressource dans le désert, me dit Abdallah;
on les fume, on les sale, et elles ont, à peu de choses près, le
goût du hareng saur; avec de la pâte de dourah, cela forme un
mets excellent.
— Mais, à ce jiropos, dis-je, ne serait-il pas possible de me
faire ici un peu de cuisine égyptienne ? Je trouve ennuyeux
d'aller deux fois par jour prendre mes repas à l'hôtel.
— Vous avez raison, dit Abdallah ; il faudra prendre à votre
service un cuisinier.
— Eh bien, est-ce que le barbarin ne sait rien faire?
— Oh ! rien. Il est ici pour ouvrir la porte et tenir la maison
propre, voilà tout.
— Et vous-même , ne seriez - vous pas capal^le de mettre
au feu un morceau de viande, de préparer quelque chose
enfin?
— C'est de moi que vous parlez? s'écria Abdallah d'un ton
profondément blessé Non, monsieur, je ne sais rien de sem-
blable.
— C'est fâcheux, rcpris-je en ayant l'air de continuer une
plaisanterie; nous aurions pu, en outre, déjeuner avec des sau-
terelles ce matin; mais, sérieusement, je voudrais prendre mes
repas ici. Il y a des bouchers dans la ville, des marchands de
I
LliS F!£MMES DU CAIRE. 83
fruits et de poisson... Je ne vois pas ([ue ma prétention soit si
oxlraoïilinaire.
— Rien n'est plus simple, en effet : prenez un cuisinier.
Seulement, un cuisinier européen vous coûtera un talari par
jour. Encore les beys, les pachas et les hôteliers eux-mêmes
ont-ils de la peine à s'en procurer.
— J'en veux un qui soit de ce pays-ci, et qui me prépare
les mets que tout le monde mange.
— Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean.
C'est un de vos compatriotes qui tient un cabaret dans le quar-
tier cophte, et chez lequel se réunissent les gens sans place.
M. Jean est un débris glorieux de notre armée d'Egypte. Il
a été l'un des trente-trois Français qui prirent du service dans
les mamelouks après la retraite de l'expédition. Pendant quel-
ques années, il a eu comme les autres un palais, des femmes,
des chevaux, des esclaves : à l'époque de la destruction de
cette puissante milice, il fut épargné comme Fiançais; mais,
l'entré dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de
temps. Il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors
nouvelle en Egypte, où les chrétiens et les juifs ne s'enivraient
que d'eau-de-vie, d'arack, et d'une certaine bière nommée
bouza. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l'Ar-
chipel firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du
Caire ne parurent pas s'offenser de cette innovation.
M. Jean admira la résolution que j'avais prise d'échapper à
la vie des hôtels,
— Mais, me dit-il, vous aurez de la peine à vous monter
une maison. Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs
qu'on a de besoins différents. Chacun d'eux met son amour-
propre à ne faire qu'une seule chose; et, d'ailleurs, ils sont
si paresseux, qu'en peut douter que ce soit un calcul. Tout
détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous aban-
8Î- VOYAGE EN ORIENT.
donnent même, pour la plupart, dès qu'ils ont gagné de quoi
passer quelques jours sans rien faire.
— I\Iais comment font les gens du pnys?
— Oli ! ils les laissent s'en donner à leur aise, et prennent
deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas,
un efTendi h toujours avec lui son secrétaire {khatibessir), son
trésorier {kliazimlar), son ]3orte-pipe [tcliiboidji), le selikdar
pour porter ses armes, le seradjbaclii pour tenir son cheval, le
hahwcdji-hachi j)our faire son café partout où il s'arrête, sans
compter \t% yamahs poui' aider tout ce monde. A l'intérieur,
il en faut bien d'autres; car le portier ne consentirait pas à
prendre soin des appartements, ni le cuisinier à faire le café;
il faut avoir jusqu'à un certain porteur d'eau à ses gages. Il
est vrai qu'en leur distribuant une piastre ou une piastre et
demie, c'est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes par jour,
on est regardé par chacun de ces fainéants comme un patron
très-magnifique.
— Eh bien, dis-je, tout ceci est encoie loin des soixante
piastres qu'il faut payer journellement dans les hôtels.
— Mais c'est un tracas auquel nul Européen ne ];cut
résister.
— J'essayerai, cela m'instruira.
— Ils vous feront une nourriture abouiinable.
— Je ferai connaissance avec les mets du pays.
— 11 faudra tenir un livre de comptes et discuter les prix
de tout.
— Cela m'apprendra la langue.
— Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les |)lus
honnêtes, vous choisirez.
— Est-ce qu'ils sont très voleurs?
— Cnrotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, par un
ressouvenir du langage militaire. Voleurs! des Égyptiens?...
Ils n'ont pas assez de courage.
Je trouve qu'en général ce pauvre peuple d'Egypte est trop
méprisé par les Européens. Le Frarc du Caire, qui partage
LtS l'E.MiMLS UL tiAlKK.
lUiji.iud Inii les privilèges de la race turque, en prend ainsi les
picjui^és. Ces gtn.s sont pauvres, ignurants sans nul doute, et
la longue habitude de l'esclavage les maintient dans une sor;e
dabjeclion. Ils sont plus rêveurs qu'actifs, et plus intelligenls
qu'industrieux ; mais je les crois bons et d'un caractère ana-
logue à celui des Hindous, ce c|ui peut-êlre tient aussi à leur
nourriture pres{[ue exclusivement végétale. Nous autres car-
nassiers, nous respectons foit le laitare et le Bédouin, nos
pareils, et nous connues portés à abuser de notre énergie à
l'égard des populations moutonnières.
Après avoir quitte .M. Jean, je traversai la place de l'Esbe-
kieli, pour me lendre à riiùtel Doniergue. C'est, comme on
sait, un vaste champ situé entre l'enceinte de la ville et la
piemière ligne des maisons du quartier cophte et du quartier
franc. Il y a là beaucoup de palais tt d'hôtels splendides. On
distingue surtout la maison où lut assassine RIcLer, et celle où
se tenaient les séances de l'Institiit d'Egypte. Un petit bois de
sycomores et de figuier:» de Pharaon se rattache au souvenir de
Bonaparte, qui les fit planter. A l'époque de l'inondation, toute
cette place est couverte d'eau et sillonnée par des canges et des
djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des
maisons voisines. Cette transformation annuelle d'une place
publique en lac d'agrément n'euqjèche pas qu'on n'y trace des
jardins et qu'on n'y creuse des canaux dans les temps ordi-
naires. Je vis là un grand nombie de fellahs qui travaillaient
à une tranchée; les hommes piochaient la terre, et les femmes
en emportaient de lourdes charges dans des couffes de paille
de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs jeunes filles,
les unes en chemisé bleue, et celles de moins de huit ans en-
tièrement nues, comme on les volt du reste dans les villages
aux bords du INil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient
le travail, et frappaient de temps en temps les moins actifs.
Le tout était sous la direction d'une sorte de militaire coiffé
d'un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à éperons, liaî-
nant un sabre de cavalerie, et tenant à la main un fouet en
86 VOYAGE EN ORIENT.
peau d'hippopotame roulée. Cela s'adressait aux nobles épaules
des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à l'omoplate
des fellahs.
Le surveillant, me voyant arrêté à regarder les pauvres
jeunes filles qui pliaient sous les sacs de terre, m'adressa la
parole en français. C'était encore un compatriote. Je n'eus pas
trop l'idée de m'attendrir sur les coups de bâton distribués aux
hommes, assez mollement du reste; l'Afrique a d'autres idées
que nous sur ce point.
— Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces
enfants?
— Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l'inspecteur français;
ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire
travailler sous leurs yeux que de les laisser dans la ville. On
les i)aye depuis vingt paras jusqu'à une piastre, selon leur
force. Une piastre (vingt-cinq centimes) est généralement le
prix de la journée d'un homme.
— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaî-
nés? Sont-ce des forçats?
— Ce sont des fainéants; ils aiment mieux passer leur temps
à dormir ou à écouter des histoires dans les cafés que de se
rendre utiles.
— Comment vivent-ils dans ce cas-là ?
— On vit de si peu de chose ici! Au besoin, ne trouvent-ils
pas toujours des fruits ou des légumes à voler dans les champs ?
Le gouvernement a bien de la peine à faire exécuter les tra-
vaux les plus nécessaires; mais, quand il le faut absolument,
on fait cerner un quartier ou bari'er une rue par des troujjes,
on arrête les gens cpii passent, on les attache et on nous les
amène; voilà tout.
— Quoi! tout le monde sans exception?
— Oh! tout le monde; cependant, une fois arrêtés, chacun
s'explique. Les Turcs et les Francs se font reconnaître. Parmi
les autres, ceux qui ont de l'argent se rachètent de la corvée;
plusieurs se recommandent de leurs maîtres ou patrons. Le
LES FEMMES DU CAIRE. 87
reste est emorigadé et travaille pendant quelques semaines ou
quelques mois, selon l'importance des choses à exécuter.
Que dire de tout cela? L'Egypte en est encore au moyen âge.
Ces corvées se faisaient jadis au profit des beys mamelouks.
Le pacha est aujourd'hui le seul suzerain ; la chute des mame-
louks a supprimé le servage individuel, voilà tout.
III LES KHOWALS
Après avoir déjeuné à l'hôtel, je suis allé m'asseoir dans le
plus beau café du Mousky. J'y ai vu pour la première fois
danser des aimées en public. Je voudrais bien mettre un peu
la chose en scène; mais véritablement la décoration ne com-
porte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni
œufs d'autruche suspendus. Ce n'est qu'à Paris que l'on ren-
contre des cafés si orientaux. Il faut plutôt imaginer une
humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute
arabesque se répète plusieurs fois l'image peinte d'une pendule
posée au milieu d'une prairie entre deux cyprès Le reste
de l'ornementation se compose de miroirs également peints,
et qui sont censés se renvoyer l'éclat d'un bâton de paliiiier
chargé de flacons d'huile où nagent des veilleuses, ce qui est,
le soir, d'un assez bon effet.
Des divans d'un bois très -dur, qui régnent autour de la
pièce, sont bordés de cages en palmier, servant de tabourets
pour les pieds des fumeurs, auxquels on distribue de temps en
temps les élégantes petites tasses (fines-Janex) dont j'ai déjà
parlé. C'est là que le fellah en blouse bleue, le Coplite au tur-
ban noir, ou le Bédouin au manteau rayé, prennent place le
long du mur, et voient sans surprise et sans ombrage le Franc
s'asseoir à leurs côtés. Pour ce dernier, le kahwedji sait bien
qu'il faut sucrer la tasse , et la compagnie sourit de celte
bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins d(; la
boutique et en est d'ordinaire l'ornement le plus précieux.
L'encoignure qui le surmonte, garnie de faïence peinte, se dé-
88 VOYAGE EN ORIENT.
coupe en festons et en rocailles, et a quelque chose de l'aspect
des poêles allemands. Le foyer est toujours garni d'une mul-
fitiide de petites cafetières de cuivre rouge, car il faut faire
houillir une cafetière pour chacune de ces fines-janes grandes
comme des coquetiers.
Et maintenant voici les aimées qui nous apparaissent dans
un nuage de poussière et de fumée de tabac. Elles me frappè-
rent au premier abord par l'éclat des calottes d'or qui surmon-
taient leur chevelure tressée. Leurs talons qui frappaient le
sol, pendant que les bi-as levés en répétaient la rude secousse,
faisaient résonner des clochettes et des anneaux; les hanches
frémissaient d'un mouvement voluptueux ; la taille apparaissait
nue sous la mousseline dans l'intervalle de la veste et de la
riche ceinture relâchée et tombant irès-bas, comme le ceston
de Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pou-
vait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, dont
les doigts agitaient de petites cymbales, grandes comme des
castagnettes, et qui se démenaient vaillamment aux sons pri-
mitifs de la flûte et du tambourin. Il y en avait deux fort belles,
à la mine fière, aux yeux arabes avivés par \eco/iel, aux joues
pleines et délicates légèrement fardées; mais la troisième, il
faut bion !e dire, trahissait un sexe moins tendre avec une
barbe de huit jours : de sorte qu'à bien examiner les choses,
et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer
mieux les traits d<:s deux autres, je ne tardai pBS à me convain-
cre que nous n'avions affaire là qu'à des aimées... mâles.
O vie orientale, voilà de les surprises! et moi, j'allais m'en-
flammer imprudemment pour ces êtres douteux, je me dispo-
sais à leur coller sur le front quelques pièces d'or, selon les
traditions les plus pures du Levant... On va me croire prodigue;
je me hâte de faire remarquer qu'il y a des pièces d'or nom-
mées ghazis, depuis cinquante centimes jusqu'à cinq francs.
C'est naturellement avec les plus peiiles que l'on fait des mas-
ques d'or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles
viennent incliner leur front hun)ide devant chacun des specta-
LES FEMMES 1)U CAIRE. 89
teins; niais, pour île simples danseurs vêtus en femmes, on j)eut
bien se priver de cette cérémonie en leur jetant quelques |)aras.
Sérieusement, la morale égy[)tienne est quehjue chose de
bien particulier. Il y a peu d'années, les danseuses parcouraient
librement la ville, animaient les fêtes publiques et faisaient les
délices des casinos et des cafés Aujourd'hui, elles ne peuvent
plus se montrer que dans les maistms et aux fêtes particulières,
et les gens scrupuleux trouvent beaucoup plus convenables ces
danses d'hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux,
dont les bras, la taille et le col nu parodient si déplorablemcnt
les attraits demi-voilés des danseuses.
J'ai parlé de ces dernières sous le nom à' aimées en cédant,
pour être plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s'ap-
pellent ghaicasics ; les aimées sont des chanteuses ; le pluriel
de ce mot se prononce oualcms. Quant aux danseurs autorisés
par la morale musulmane, ils s'appellent khovonls.
En sortant du café, je traversai de nouveau l'étroite rue qui
conduit au bazar franc pour entrer dans l'impasse Waghorn et
gagner le jardin de Rosette. Des marchands d'habits m'entou-
rèrent, étalant sous mes yeux les plus riches costumes brodés,
des ceintures de drap d'or, des armes incrustées d'argent, des
tarbouchs garnis d'un flot soyeux à la mode de Constantinopje,
choses fort séduisantes qui excitent chez l'homme un sentiment
de coquetterie tout féminin. Si j'avais pu me regarder dans les
miroirs dû café, qui n'existaient, hélas! qu'en peinture, j'au-
rais pris plaisir à essayer quelques-uns de ces costumes ; mais
assurément je ne veux pas tarder à prendre l'habit oriental.
Avant tout, il faut songer encore à constituer mon intérieur.
IV LE RHAXOU:^
Je rentrai chez moi plein de ces réflexions, ayant depuis
longtemps renvoyé le drogman pour qu'il m'y attendit, car
je commence à ne plus me perdre dans les rues ; je trouvai la
maison pleine de monde. Il y avait d'abord des cuisiniers en-
90 V<»YAGE EN ORIENT.
voyés par INI. Jean, qui fumaient tranquillement •'•ous le vesti-
bule, où ils s'étaient fait servir du cale; puis le juif Yoiisef,
au premier étage, se livrant aux délices du narghilé, et d'au-
tres gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je réveillai
le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dans la chambre du
fond. Il s'écria comme un homme au désespoir ;
— Je vous l'avais bien dit, ce matin !
— Mais quoi ?
— Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse,
— Vous m'avez dit cju'il était bon de n'y monter que la nuit,
pour ne pas inquiéter les voisins.
— Et vous y êtes l'esté jusqu'après le soleil levé.
— Eh bien ?
— Eh bien, il y a là-haut des ouvriers qui travaillent à vos
frais et que le cheik du quartier a envoyés depuis une heure.
Je trouvai, en effet, des treillageurs qui travaillaient à bou-
cher la vue de tout un côté de la terrasse.
— De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d'une hhanoun
(dame principale d'une maison) qui s'est plainte de ce que
vous avez regardé chez elle.
— Mais je ne l'ai pas vue... malheureusement.
— Elle vous a vu, elle, cela suffit.
— Et quel âge a-t-elle, cette dame?
— Oh ! c'est une veuve; elle a bien cinquante ans.
Cela me parut si ridicule, que j'enlevai et jetai au dehors
les claies dont on commerçait à entourer la terrasse ; les ou-
vriers, surpris, se retirèrent sans rien dire, car personne au
Caire, à moins d'êti'e de race turque, n'oserait résister à un
Franc. Le drogman et le juif secouèrent la tête sans trop se
prononcer. Je fis monter les cuisiniers, et je retins celui d'entre
eux qui me parut le plus intelligent. C'était un Arabe, à l'œil
noir, qui s'appelait Musiafa ; il parut très-satisfait d'une piastre
et demie par journée que je lui fis promettre. Un des autres
^s'offrit à l'aider pour une piastre seulement; je ne jugeai pas à
propos d'augmenter à ce point mon train de maison.
LES FEMMES DU CAIRE. 91
Je commençais à causer avfc le juif, qui me développait ses
idées sur la culture des mûriers et l'élève des vers à soie,
lorsqu'on frappa à la porte. C'était le vieux clieik qui ramenait
ses ouvriers. Il me fit dire que je le compromettais dans sa
place, que je reconnaissais mal sa complaisance de m'avoir
loué sa maison. Il ajouta que la khanoun était furieuse surtout
de ce que j'avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma
terrasse, et qu'elle pourrait bien se plaindre au radi.
J'entrevis une série de désagréments , et je tâchai de
m' excuser sur mon ignorance des usages, l'assurant que je
n'avais rien vu ni pu voir chez cette dame, ayant la vue très-
basse...
— Vous comprenez, me dit-il encore, combien l'on craint
ici qu'un œil indiscret ne pénètre dans l'intérieur des jardins
et des cours, puisque l'on choisit toujours des vieillards aveu-
gles pour annoncer la prière du haut des minarets.
— Je savais cela, lui dis-je.
— Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît une vi-
site à la khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir,
une bagatelle.
— Mais vous savez, repris-je embarrassé, que, jusqu'ici...
— Machallah ! s'écria-t-il en se frappant la tète, je n'y Son-
geais plus I Ah ! quelle fatalité d'avoir des frenguis dans ce
quartier! Je vous avais donné huit jours pour suivre la loi.
Fussicz-vous musulman, un homme qui n'a pas de femme ne
peut habiter qu'à Vokel (khan ou cai'avansérail); vous ne pou-
vez rester ici.
Je le calmai de mon mieux; je lui représentai que j'avais
encore deux jours sur ceux qu'il m'avait accordés; au fond,
je voulais gagner du temps et m'assurer s'il n'y avait pas dans
tout cela quelque supercherie tendante à obtenir une somme en
sus de mon loyer payé à l'avance. Aussi pris-je, après le dé-
part du cheik, la résolution d'aller trouver le consul de France.
92 VOYAGE EN OniENT.
V VISITE AU CONSUL DE FRANCE
Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres de
recommandation. Du jour où l'on est connu dans une ville, il
n'est plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en
Orient, ne consentiraient pas à se montrer hors de certains en-
droits reconnus convenables, ni à causer publiciuement avec
des personnes d'une classe inférieure, ni à se promener en né-
gligé à certaines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentle-
men toujours coiffés, bridés, gantés, qui n'osent se mêler au
peuple pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie,
qui craindraient dètre vus dans un café, dans une taverne, de
suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expan-
sif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe,
ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu'il vous
voie anêté par la curiosité ou par la fatigue. Les Anglais sur-
tout sont parfaits, et je n'en vois jamais passer sans m'amuser
de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un Ane,
avec ses longues jambes qui traînent presque à terre. Son cha-
peau rond est garni d'un épais revêtement de coton blanc
piqué. C'est une invention contre l'ardeur des rayons du so-
leil, qui s'absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas,
moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de
coques de noix en treillis d'acier bleu, pour briser la réverbé-
ration lumineuse du sol et des murailles; il porte par-dessus
tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son pa-
letot de caoutchouc est recouvert encore d'un surtout de toile
cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des pas-
sants. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de
lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à
droite et à gauche de son groom et de son drogman.
On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles
caricatures, l'Anglais ne j^arlatit jamais à qui ne lui est pîs
présenté; mais nous avons bien des compatriotes qui vivent
LES FEMMES DU CAIHE. 93
jusciu'à un certain point à la manière anglaise, et, du momept
que l'on a rencontré un de ces aimables voyageurs, on est
perdu, la société vous envahit.
Quoi qu'il en soit, j'ai (ini par me décider à retrouvei' au
fond de ma malle une lettre de recommandadon pour notre
consul général, qui habitait momentanément le Caire. Le soir
même, je dînai chez lui sans accompagnement de gentlemen
anglais ou autres. Il y avait là seulement le docteur Clot-Bey,
dont la maison était voisine, et M. Lubbert, l'ancien directeur
de l'Opéra, devenu Iiixtoriographe du pacha d'Égvpte.
Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis,
c'est le titre de tout personnage distingué dans la science, dans
les lettres ou dans les fonctions civiles, portaient avec aisance
le costume oriental. La plaque étincelante du nirhan décorait
leur poitrine, et il eût été dilTicile de les distinguer des mu-
sulmans ordinaires. Les cheveux rasés, la barbe et ce hâle
léger de la peau qu'on acquiert dans les pays chauds, transfor-
ment bien vite l'Européen en un Turc très-passable.
Je parcourus avec empressement les journaux français étalés
sur le divan du consul. Faiblesse humaine! lire les journaux
dans le pays du papyrus et des hiéroglyphes ! ne pouvoir ou-
blier, comme madame de Staël aux bords du Léman, le ruis-
seau de la rue du Bac !
L'Égv])te ne possédait encore que deux journaux à elle, une
sorte de Moniteur arabe, qui s'imprime \\ Boulaq, et If Phare
d'Alexandrie. A l'époque de sa lutte contre la Porte, le pacha
fit venir à grands frais un rédacteur français, qui lutta j)endant
quelques mois contre les journaux de Constantiuople et de
Smyrne. Le journal était une machine de guerre comme une
autre; sur ce point-là aussi, l'Egypte a désarmé; ce qui ne
l'empêche pas de recevoir encore souvent les bordées des
feuilles p^ibliques du Bosphore.
On s'entretint pendîint le dîner d'une affaire cpii était jugée
très-grave et faisait grand bruit dans la socitté franque. Un
pauvre diable de Français, un domestique, avait résolu de se
94 VOYAGE EN ORIENT,
faire musulman, et ce qu il y avait de plus singulier, c'est que
sa femme aussi voulait embrasser l'islamisme. On s'occupait
des moyens d'empêcher ce scandale : le clergé franc avait pris
à cœur la chose, mais le clergé musulman mettait de lamour-
])ropre à triompher de son côté. Les uns offraient au couple
infidèle de l'argent, une bonne place et différents avantages; •
les autres disaient au mari : « Tu auras beau faire, en re tant
chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie est clouée- là;
on n'a jamais vu en Europe un domestique devenir seigneur.
Chez nous, le dernier des "valets, un esclave, un marmiton,
devient émir, pacha, minisire; il épouse la fille du sultan :
l'âge n'y fait rien; l'espérance du premier rang ne nous quitte
qu'à la mort. » Le pauvre diable, qui peut-èti e avait de l'am-
bition, se laissait aller à ces espérances. Pour sa femme aussi,
la perspective n'était pas moins brillante ; elle devenait tout
de suite ime cadine, l'égale des grandes dames, avec le droit
de mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le
habbarah noir et les babouches jaunes; elle pouvait divorcer,
chose peut-être plus séduisante encore, épouser un grand per-
sonnage, hériter, posséder la terre, ce qui est défendu aux
yavours^ sans compter les chances de devenir favorite d une
princesse ou d'une sultane mère gouvernant l'empire du fond
d'un sérail.
Voilà la double perspective qu'on ouvrait à de pauvres gens,
et il faut avouer que cette possibilité des personnages de bas
étage d'arriver, grâce au hasard ou à leur intelligence natu-
relle, aux plus hautes positions, sans que leur passé, leur édu-
cation ou leur condition première y puissent faire obstacle,
réalise assez bien ce principe d'égalité qui , chez nous, n'est
écrit que dans les codes. En Orient, le criminel lui-même, s'il •
a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune carrière fermée : le
préjugé moral disparaît devant lui.
— Eh bien, il faut le dire, malgré toutes ces séductions de
la loi turque, les apostasies sont très-rares. L'importance qu'on
attachait à l'affaire dont je parle en est une preuve. Le consul
LES FEMMES DU CAIllE. 95
avait l'idée de faire enlever l'homme et la femme pendant la
nuit, et de les faire embarquer sur un vaisseau français ; mais
le moyen de les transporter du Caire à Alexandrie? Il faut cinq
jours pour descendre le Nil. En les mettant dans une barque
fermée, on risquait que leurs cris fussent entendus snr la route.
En pays turc, le changement de religion est la seule circon-
stance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux.
— Mais pour quoi faire enlever ces pauvres gens? dis-je au
consul ; en auriez-vous le droit au point de vue de la loi fran-
çaise ?
— Parfaitement; dans un port de mer, je n'y verrais aucune
difficulté.
— Mais si l'on suppose chez eux une conviction religieuse?
— Allons donc, est-ce qu'on se fait Turc?
— Vous avez quelques Européens qui ont pris le turban,
— Sans doute ; de hauts employés du pacha, qui autrement
n'auraient pas pu parvenir aux grades qu'on leur a conférés,
ou qui n'auraient pu se faire obéir des musulmans.
— J'aime à croire que, chez la plupart, il y a un changement
sincère; autrement, je ne verrais là que des motifs d'intérêt.
— Je pense comme vous; mais voici pourquoi, dans les cas
ordinaires, nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce
qu'un sujet français quitte sa religion. Chez nous, la religion
est isolée de la loi civile ; chez les musulmans, ces deux prin-
cipes sont confondus. Celui qui embrasse le mahométisme
devient sujet turc en tout point, et perd sa nationalité. Nous
ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière; il appaitient
au bâton et au sabre ; et, s'il retourne au christianisme, la loi
turque le condanane à mort. En se faisant musulman, on ne
perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa
pati'ie; on n'est plus le même homme, on est un Turc; c'es't
foit grave, comme vous voyez.
Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assorti-
ment de vins de Grèce et de Chypre dont je n'appréciais que
difficilement les diverses nuances, à cause d'une saveui' pio-
96 ■VOYAGE EIS OniE^T.
noncée de goudron, qui, selon lui, en prouvait l'authenticité.
Il faut quelque temps pour se faire à ce raffinement hellénique,
nécessaire sans doute à la conservation du véritable malvoisie,
du vin de commanderie ou du vin de Ténédos.
Je trouvai dans le cours de Fentretien un moment pour
exposer ma situation domestique } je racontai l'histoire de mes
mariages manques, de mes aventures modestes.
— Je n'ai aucunement l'idée , ajoutai-je , de faire ici le sé-
ducteur. Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville,
pour en interroger les souvenirs, et voilà qu'il est impossible
d'y vivre à moins de soixante piastres par jour ; ce qui, je
lavoue, dérange mes prévisions.
— Vous comprenez, me dit le consul, que, dans une ville
où les étrangers ne passent qu'à de certains mois de Tannée,
sur la route des Indes, où se croisent les lords et les nababs,
les trois ou quatre hôtels qui existent s'entendent facilement
pour élever les prix et éteindre toute concurrence.
— Sans doute; aussi ai-je loué une maison pour quelques
mois.
— C'est le plus sage.
— Eh bien, maintenant on veut me mettre dehors, sous pré-
texte que je n'ai pas de femme.
— On en a le droit : M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans
son livre M. William Lane, le consul anglais, raconte dans le
sien qu'il a été soumis lui-même à cette nécessité. Bien plus,
lisez l'ouvrage de Maillet, le consul général de Louis XIV, vous
verrez qu'il en était de même de son temps; il faut vous marier.
— J'y ai renoncé. La dernière femme qu'on m'a proposée
m'a gâté les autres, et, malheureusement, je n'avais pas assez
en mariage pour elle.
— C'est différent.
— iMais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses : mon
drogman m'a conseillé d'en acheter une, et de l'établir dans
taon domicile.
•^ C'est une bonne idée.
LES FEMMES DU CAIRE. 97
— Serai-je ainsi dans les termes de la loi ?
— Parfaitement.
La conversation se prolongea sur ce sujet. Je m'étonnais un
peu de cette facilité donnée aux chrétiens d'acquérir des escla-
ves en pays turc : on mVxpIiqna que cela ne concernait que
les femmes plus ou moins coloiées; mais on peut avoir des
Abyssiniennes presque blanches. La plupart des négociants
établis au Caire en possèdent. M. Clot-Bey en élève plusieurs
pour l'emploi de sages-femmes. Une preuve encore qu'on me
donna que ce droit n'était pas contesté, c'est qu'une esclave
noire, s'étant échappée récemment de la maison de M. Lub-
bert, lui avait été ramenée par la police.
J'étais encore tout rempli des préjugés de l'Europe, et je
n'apprenais pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre
un peu en Orient pour s'apercevoir que l'esclavage n'est là en
principe qu'une sorte d'adoption. La conclusion de l'esclave y
est certainement meilleure que celle du fellah et du rayali
libres. Je comprenais déjà en outre, d'après ce que j'avais
appris sur les mariages, qu'il n'y avait pas grande différence
entre l'Egyptienne vendue par ses parents et l'Abyssinienne
exposée au bazar.
Les consuls du Levant diffèrent d'opinion touchant le droit
des Européens sur les e>claves. Le code diplomatique ne con-
tient rien de formel là-dessus. Notre consul m'affirma, du reste,
qu'ih tenait beaucoup à ce que la situation actuelle ne changeât
pas à cet égard, et voici pourquoi. Les Européens ne peuvent
pas être propriétaires fonciers en Egypte ; mais, à l'aide de
fictions légales, ils exploitent cependant des propriétés, des
fabiiques; ou!re la difliculté de faire travailler les gens du
pays, c[ui, dès qu'ils ont gagné la moindre somme, s'en vont
vivre au soleil jusqu'à ce qu'elle soit épuisée, ils ont souvent
contre eux le mauvais vouloir des cheiks ou de personnages
puissants, leurs rivaux en industrie, qui peuvent tout d'un coup
leur enlever tous leurs travailleurs sous prétexte d'utilité pu-
blique. Avec des esclaves, du moins, ils peuvent obtenir un
I 6
93 VOYAGE EX ORIENT.
travail régulier et suivi, si toutefois ces derniers y consentent,
car l'escljve mécontent d'un maître peut toujours le contraindre
à le faire levendreaii bazar. Ce détail est un de ceux qui expli-
quent le mieux la douceur de T esclavage en Orient.
VI LES DERVICHES
Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée;
ic barbarin m'attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui
«ivait jugé à propos de se coucher; il n'y avait rien à dire :
quand on a beaucoup de valets, ils se partagent la besogne, c'est
Daturel... Au reste, Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans
cette dernière catégorie ! Un drogman est à ses propres yeux
un homme instruit, un philologue, qui consent à mettre sa
science au service du voyageur ; il veut bien encore remplir le
rôle de cicérone, il ne repousserait pas même au besoin les aima-
bles attributions du seigneur Pandarus de Troie; mais là sarréte
sa spécialité; vous en avez pour vos vingt piastres par jour!
Au moins faudrait-il qu'il fût toujours là pour vous expli-
quer toute chose obscure. Ainsi j'aurp.is voulu savoir le motif
d'un certain mouvement dans les rues, qui m'étonnait à cette
heure de la nuit. Les cafés étaient ouverts et remplis de
monde; les mosquées, illuminées, retentissaient de chants so-
lennels, et leurs minarets élancés portaient des bagues de
lumière ; des tentes étaient dressées sur la place de l'Esbekieh,
et l'on entendait partout les sons du tambour et de la flûte de
roseau. Après avoir quitté la j)lace et nous être engagés dans
les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le
long des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées
chacune par des centaines de bougies, et parées de festons
et de guirlandes en papier d'or et de couleur. Devant une
petite mosquée située au milieu de la rue, il y avait un
immense candélabre portant une multitude de petites lampes
de verre en pyramide, et, à l'entour, des grappes suspendues
de lanternes. Une trentaine de clia-iteurs, assis en ovale autour
LES FriM.MES i>V CAIRE. 9<>
du caiiclclabre, semblaient former le chœur d'un chant dont
quatre autres, debout au milieu d'eux, entonnaient successi-
vement les strophes ; il y avait de la douceur et une sorle
d'expression amoureuse dans cet hymne nocturne qui s'éle\ait
au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré chez les
Orientaux à la joie comme à la tristesse.
Je m'arrêtais à l'écouter, malgré les instances du barbarin,
qui voulait m'entraîner hors de la foule, et, d'ailleurs, je remar-
quais que la majorité des auditeurs se composait de Cophtcs,
reconnalssables à leur turban noir; il était donc clair que les
Turcs admettaient volontiers la présence des chrétiens à cette
solennité.
Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean
n'était pas loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre
au barbarin que je voulais y être conduit. Nous trouvâmes
l'ancien mamelouk fort éveillé et dans le plein exercice de son
commerce de liquides. Une tonnelle, au fond de l'arrière-cour,
réunissait des Co[)htes et dés Grecs, qui venaient se rafraîchir
et se reposer de temps en temps des émotions de la fête.
M. Jean m'apprit que je venais d'assister à une cérémonie
de chant, ou ziÂr, en l'honneur d*an saint derviche enterré
dans la mosquée voisine. Cette mosquée étant située dans le
quartier coplite, c'étaient des personne"s riches de cette religion
qui faisaient chaque année les frais de la solennité ; ainsi s'ex-
pliquait le mélange des turbans noirs avec ceux des autres
couleurs. D'ailleuis, le bas peuple chrétien fête volontiers cer-
tains derviches, ou santons religieux dont les pratiques bizarres
n'appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent
peut-être aux superstitions de l'antiquité.
En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, oii
M. Jean voulut bien m'accompagner, je trouvai que la scène
avait pris un caractère plus extraordinaire encore. Les trente
derviches se tenaient par la main avec une sorte de mouve-
ment de tangage, tandis que les quatre coi-yphées ou zikkers
entraient peu à peu dans une frénésie poétique moitié tendre.
100 VOYAGE EN ORIENT.
moitié sauvage ; leur chevelure aux longues boucles, conservée
contre l'usage arabe, flottait au balancement de leur tète,
coiffée non du tarbouch, mais d'un bonnet de forme antique,
pareil au pétase romain; leur psalmodie bourdonnante prenait
par instants un accent dramatique ; les vers se répondaient
évidemment, et la pantomime s'adressait avec tendresse et
plainte à je ne sais quel objet d'amour inconnu. Peut-être
était-ce ainsi que les anciens prêtres de l'Egypte célébraient les
mvstères d'Osiris retrouvé ou perdu ; telles sans doute étaient
les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur étrange
de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait
peut-être encore à cette vieille tradition de ravissements et
d'extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis
les oasis d'Amraon jusqu'à la froide Samothrace. A les entendre
seulement, je sentais mes yeux pleins de larmes, et l'enthou-
siasme gagnait peu à peu tous les assistants.
M. Jean, vieux sceptique de l'armée républicaine, ne par-
tageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridicule, et
m'assura que les musulmans eux-mêmes prenaient ces der-
viches en pitié.
— C'est le bas peuple qui les encourage, me disait-il ; autre-
ment, rien n'est moins conforme au mahométisme véritable,
et même, dans toute supposition, ce qu'ils chantent n'a pas de
sens.
Je le priai néanmoins de m'en donner l'explication.
— Ce n'est rien, me dit-il ; ce sont des chansons amoureuses
qu'ils débitent on ne sait à quel propos ; j'en connais plusieurs
en voici une qu'ils ont chantée :
a Mon cœur est ti'oublé par l'amour; — ma jiaupière ne se ferme
plus! — Mes veux reverront-ils jamais le liien-aimé?
» Dans l'épuisement des tristes nuits, l'absence fait mourir l'espoir;
— mes larmes roulent comme des perles, — et mon cœur est em-
brasé !
î O colombe, dis-moi — jjourquoi tu te lamejiles ainsi; — l'absence
te fait-elle aussi gémir — ou tts ailes manquent-elles d'espace?
LES FEMMES DU CAinE. 101
» Elle répond : Nos chagrins sont pareils; — je suis coiisuince par
rameur; — hélas! c'est ce mal aussi, — l'absence de mon hien-aimé,
qui me fait gémir. )
Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces cou-
plets est toujours le même : « Il n'y a de Dieu que Dieu ! »
— Il me semble, dis-je, que celte chanson peut bien s'adres-
ser en effet à la Divinité ; c'est de l'amour divin qu'il est ques-
tion sans doute.
— Kullement ; on les entend, dans d'autres couplets, com-
parer leur bien-aimée à la gazelle de l'Yémen, lui dire qu'elle a
la peau fraîche et qu'elle a passé à peine le temps de boire le
lait... C'est, ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons
grivoises.
Je n'étais pas convaincu ; je trouvais bien plutôt aux autres
vers qu'il me cita une certaine ressemblance avec le Cantique
des cantiques.
— Du reste, ajouta M. Jean, vous les verrez encore faii e
bien d'autres folies après-demain, pendant la fête de IMaho-
met; seulement, je vous conseille alors de prendre un costume
arabe, car la fête coïncide citte année avec le retour des pèle-
rins de la Mecque, et, parmi ces derniers, il y a beaucoup de
moghrabins (musulmans de l'Ouest) qui n'aiment pas les habits
francs, surtout depuis la conquête d'Alger.
Je me promis de suivre ce conseil, et je repris en compagnie
du barbarin le chemin de mon domicile. La fête devait encore
se continuer toute la nuit.
^S
VII — CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES
Le lendemain au matin, j'appelai Abdallah pour comman-
der mon déjeuner au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit
qu'il fallait d'abord acquérir les ustensiles nécessaiies.
Rien n'était plus juste, et je dois dire encore que l'assor-
timent n'en fut pas compliqué. Quant aux nrovisions, les fem-
6.
102 VOYAGE EK OHIENT.
mes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages
pleines de poules, de pigeons et de canards ; on vend même au
Doisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du
pays , des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyè: e
et des cailles, dont ils tiennent les pattes serrées entre leuri
doigts, ce qui forme une couronne autour de la main. Tout
cela, sans compter les poissons du ]N"il, les légumes et les fruits
énormes de cette vieille terre d'Egypte, se vend à des prix
fabuleusement modérés.
En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et
les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d'échapper
longtemps au régime des hôtels; malheureusement, il était im-
possible d'avoir des volailles grasses : c'étaient de petits sque-
lettes emplumés. Les fellahs trouvent plus d'avantage à les i
vendre ainsi qu'à les nourrir longtemps de maïs. Abdallah me
conseilla d'en acheter un certain nombre de cages, afin de
pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules j
dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant
remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa,
sur ma demande, à préparer un couscoussou.
Je n'oublierai jamais le spectacle qu'offrit cet Arabe fai'ouche,
tirant de sa ceinture son yatagan destiné au meurtre d'un rrh-:vl-
neureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y
avait peu de chose sous son plumage, éclatant comme celui
d'un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris en -
roués qui me fendirent l'âme. Mustafa lui coupa entièrement
la tête, et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la
terrasse, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât, roidît ses pattes, et tombât
dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m'oter l'ap-
pétit. J'aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire... el
je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du
petit coq que s'il avait péri dans les mains d'un hôtelier. Vous
trouverez ce raisonnement lâche ; mais que voulez-vous ! je ne
pouvais réussir à m'arracher aux souvenirs classiques de
l'Égyote, et dans certains moments je me serais fait scrupule
LES FEMMES DU CAIRE. 103
(le plonger moi-même le couteau dans le corps d'un légume,
de crainte d'offenser un ancien dieu.
Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut
s'attacher au meurtre d'un coq maigre que de lintérét qu'in-
spire légitimement l'homme forcé de s'en nourrir : il y a beau-
coup d'autres provisions dans la grande ville du Caire, et les
dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeu-
ner convenable; mais je n'ai pas éié longtemps sans recon-
naître la justesse des observations de M. Jean. Les bouchei s de
la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y
ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les
immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des bouti-
ques. Pour le chameau, l'on ne doute jamais de son identité j
mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon
drogman était de prétendre que c'était très-souvent du chien.
Je déclare que je ne m'y serais pas laissé tromper. Seulement,
je n'ai jamais pu comprendre le système de pesage et de prépa-
ration qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix
piastres; il faut y joindre, il est vrai, l'assaisonnement obligé
de meloukia ou de bamie^ légumes savoureux dont l'un rem-
place à peu près l'épinard, et dont l'autre n'a point d'analogie
avec nos végétaux d'Europe.
Revenons à des idées générales. Il m'a semblé qu'en Orient
les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s'enten-
daient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà
qu'à moins de beaucoup de résolution et d'imagination même,
il faut une fortune énorme pour pouvoir y faire quelque séjour.
]M. de Cliateaibriand avoue qu'il s'y est ruiné; M. de Lamar-
tine y a fait des dépenses folles; parmi les autres voyageurs, la
plupart n'ont pas quitté les ports de mer, ou n'ont fait que
traveiser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet
que je crois meilleur. J'achèterai une esclave, puisque aussi
bien il me faut une femme, et j'arriverai peu à peu à rem[)Iacer
par elle !e drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes
comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais
104 VOYAGE EN OUIENT.
d'un long séjour au Caire et de celui que je puis faire encore
dans d'autres villes, il est clair que j'atteins un but d'économie.
En me mariant, j'eusse fait le contraire. Décidé [-ar ces ré-
flexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar des
esclaves.
VIII — l'okel des jellad
Nous traversâmes toute la ville jusqu'au quartier des grands
bazars, et, là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait
angle avec la principale, nous fîmes notre entrée dans une cour
irrégulière sans être obligés de descendre de nos ânes. Il y
avait au milieu un puits ombragé d'un sycomore. A droite, le
long du mur, une douzaine de noirs étaient rangés debout,
ayant l'air plutôt inquiets que tristes, vêtus pour la plupart du
sayon bleu des gens du peuple, et offiant toutes les nuances
possibles de couleur et de forme. Nous nous tournâmes vers la
gauche, où régnait une série de petites chambres dont le par-
quet s'avançait sur la cour comme une estrade, à environ deux
pieds de terre. Plusieurs marchands basanés nous entouraient
déjà en nous disant :
— Essouad ? Abcscli? (Des noirs ou des Abyssiniennes?)
Nous nous avançâmes vers la première chambre.
Là, cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes,
fumaient pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux
éclats. Elles n'étaient guère vêtues que de haillons bleus, et
l'on ne pouvait reprocher aux vendeurs de parer la marchan-
dise. Leurs cheveux, partagés en des centaines de petites
tresses serrées, étaient généralement maintenus par un ruban
rouge qui les partageait en deux touffes volumineuses; la raie
de chair était teinte de cinabre; elles port lient des anneaux
d'étain aux bras et aux jamljes, des colliers de verroterie, et,
chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux
oreilles complétaient une sorte d'aju.stement barbare dont cer-
tains tatouages et coloiiages de la ])eau rehaussaient encore le
caractère. C'étaient des négresses du Sennaar, l'espèce la plus
LES FEMMES DU CAIRE. 105
éloignée, certes, du type de la beauté convenue parmi nous.
La proéminence de la mâchoire, le front déprimé, la lèvre
épaisse, classent ces pauvres créatures dans une catégorie
presque bestiale, et cependant, à part ce masque étrange dont
la nature les a dotées, le corps est d'une perfection rare, des
formes virginales et pures se dessinent sous leurs tuniques, et
leur voix sort douce et vibrante d'une bouche éclatante de
fraîcheur.
Eh bien, je ne m'enflammerai pas pour ces jolis monstres;
mais sans doute les belles dames du Caire doivent aimer à s'en-
tourer de chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppo-
sitions charmantes de couleur et de forme ; ces Nubiennes ne
sont point laides dans le sens absolu du mot, mais forment un
contraste parfait avec la beauté telle que nous la comprenons.
Une femme blanche doit ressortir admirablement au milieu de
ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent destiner
à tresser les cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons et
les vases, comme dans les fresques antiques.
Si j'étais en état de mener largement la vie orientale, je ne
me priverais pas de ces pittoresques créatures ; mais, ne vou-
lant acquérir qu'une esclave, jai demandé à en voir d'autres
chez lesquelles l'angle facial fût plus ouvert et la teinte noire
moins prononcée.
— Cela dépend du prix que vous voulez mettre , me dit
Abdallah; celles que vous voyez là ne coûtent guère que deux
bourses (deux cent cinquante francs); on les garantit pour
huit jours : vous pouvez les rendre au bout de ce temps, si elles
ont quelque défaut ou quelque infirmité.
— Mais, observai-je, je mettrais volontiers quelque cliose
de plus; une femme un peu jolie ne coûte pas plus à nourrir
qu'une autre.
Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion.
Nous pasiàmcs aux autres chambres ; c'étaient encore des
filles du Sennaar. Il y en avait de plus jeunes et de plus belles,
mais le type facial dominait avec une singulière uniformité.
106 VOTAGE E.\ ORIENT.
Les marchands offraient de les faire déshabiller, ils leur
ouvraient les lèvres pour que l'on vît les dents, ils les faisaient
marcher, et faisaient valoir surtout l'élasticité de leur poitrine.
Ces pauvres filles se laissaient faire avec assez d'insouciance;
la plupart éclataient de rire presque continuellement, ce qui
rendait la scène moins pénible. On comprenait, d'ailleurs, que
toute condition était pour elles préférable au séjour de Vohel^
et [jeut être même à leur existence précédente dans leur
pays.
Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai au
drogman si l'on n'y voyait pas d'Abyssiniennes.
— Oh! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement; il
faut monter dans la maison, et que le marchand soit bien con-
vaincu que vous ne venez pas ici par cuiiosité, comme la plu-
part des voyageurs. Du reste, elles sont beaucoup plus chères^
et vous pourriez peut-être trouver quelque femme qui vous
conviendrait parmi les esclaves du Dongola, Il y a d'autres
okels que nous pouvons voir encore. Outre celui des Jellab,
où nous sommes, il y a encoie l'okel Ivoucliouk et le than
Ghafar.
Un marchand s'approcha de nous et me fit dire qu'il venait
d'arriver des Etliicpiennes qu'on avait installées hors de la
ville, afin de ne pas payer les droits d'entrée. Elles étaient
dans la campagne, au delà de la porte Bab-el-Madbah. Je
voulus d'abord voir celles-là.
Kous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et^
après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes dans la
plaine, c'est-à-dire au milieu des tombeaux, car ils entourent
tout ce coté de la ville. Les monuments des califes étaient
restés à notre gauche; nous passions entre des collines pou-
dreuses, couvertes de moulins et formées de débris d'anciens
édifices. On ariêta les ânes à la porte d'uns petite enceinte de
murs, restes probablement d'une moscjuée en ruine. Trois ou
quatre Arabes, vêtus d'un costume étranger au Caire, nous
firent entrer, et je me vis au milieu d'une sorte de tribu dont
LES FEMMES DU CAIIIE. 107
les tontes étaient dressées dans ce clos feiuué de toutes paris.
Les écla(s de rire d'un certain nombre de négresses m'accueil-
lirent comme à l'okel ; ces natures naïves manifestent claire-
ment toutes leurs impressions, et je ne sais pourcjuoi l'habit
européen leur parait si ridicule. Toutes ces filles s'occupaient
à divers travaux de ménage, et il y en avait une trè^-grande
et très-belle dans le milieu qui surveillait avec attention le con-
tenu d'un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant
Farracher à cette préoccupationj je me fis mcmtrer les autres,
qui se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-
mêmes leurs beautés. Ce n'était pas la moindre de leurs co-
cjuetteries qu'une chevelure toute en nattes d'un volume extra-
ordinaire, comme j'en ai vu déjà, mais entièrement imprégnée
de beurre, ruisselant de là sur leurs épaules et leur poitrine.
Je pensai que c'était pour rendi'e moins vive l'action du soleil
sur leur tète; mais Abdallah m'assura que c'était une affaire de
mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur figure lui-
sante.
— Seulement, me dit-il, une fois qu'on les a achetées, on se
hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette che-
velure en cordelettes, qui n'est de mise que du cote des mon-
tagnes de la Lune.
L'examen ne fut pas long; ces pauvres créatures avaient des
airs sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisants au
point de vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées
par une foule de tatouage-, d'incisions grotesques, d'étoiles et
de soleils bleus qui ti-anchaient sur le noir un peu grisâtre de
leur épidémie. A voir ces formes malheureuses, qu'il faut bien
s'avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d'a-
voir pu quelquefois manquer d'égards pour le singe, ce parent
méconnu que notre orgueil de race s'obstine à lepousser. Les
gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement,
et je remarquai même que leur pied, allongé et développé
.sans doute par l'habitude de monter aux arbres, se rattachait
sensiblement à la famille des quadrunanes.
108 VOYAGE E> ORIENT.
Elles me criaient de tous côtés : Bakchiil hakchis ! et je
tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant
que les maîtres n'en profitassent exclusivement; mais ces der-
niers, pour me rassurer, s'offrirent à leur distribuer des dattes,
des pastèques, du tabac, et même de l'eau-de-vie; alors, ce
furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à
danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et
ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.
La grande et belle fille chargée de la cuisine se détournait à
peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse
bouillie de dourah. Je m'approchai; elle me regarda d un air
dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants
noirs. Alors, elle croisa les bras et poussa des cris d'admira-
tion. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure
blanche? voilà ce qui dépassait sa compréhension. J'augmentai
cette surprise en étant un de mes gants, et, alors, elle se mit à
crier :
— Bismillah ! enté ejfrit? enté Seythan? (Dieu me préserve!
es-tu un esprit ? es-tu le diable?)
Les autres ne témoignaient pas moins d'étonnement, et l'on
ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frap-
paient ces âraes ingénues. Il est clair que, dans leur pays, j'au-
rais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de
ces beautés nubiennes, elle ne larda pas à reprendre son occu-
pation première avec cette inconstance des singes que tout
distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d'un instant.
J'eus la fantaisie de demander ce qu'elle coûtait; mais le
diogman m'ajipril que c'était justement la favorite du marchand
d'esclaves, et qu'il ne voulait pas la vendre, espérant qu'elle le
rendrait père . . ou bien qu'alors ce serait plus cher.
Je n'insistai point sur ce détail.
— Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces
teintes trop foncées ; passons à d'autres nuances. L'Abyssi-
rienne est donc bien rare sur le marché?
— Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah;
LES FEMMES DU CAIRE. 109
mais voici la grande caravane de la Mecque qui arrive. Elle
s'est arrêtée à Birket-el-Hadji, pour faire son entrée demain
au point du jour, et nous aurons alors de quoi choisir; car
beaucoup de pèlerins, manquant d'argent pour finir leur
voyage, se défont de quelqu'une de leurs femmes, et il y a
toujours aussi des marchands qui en ramènent de l'Hed-
jaz.
Nous sortîmes de cet okel sans qu'on s'étonnât le moins du
monde de ne m'avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire
avait conclu cependant une affaire pendant ma visite et repre-
nait le chemin de Bab-el-Madbah avec deux jeunes négresses
fort bien découplées. Elles marchaient devant lui, rêvant l'in-
connu, se demandant sans doute si elles allaient devenir favo-
rites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes, ruisselait
sur leur sein découvert aux rayons d'un soleil ardent.
IX LE THÉÂTRE DU CAIRE
Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous con-
duisit à celle qui sépare le quartier franc du quartier juif, et
qui longe le Calish, traversé de loin en loin de ponts vénitiens
d'une seule arche. Il existe là un fort beau café dont l'ar-
rière-salle donne sur le canal, et où l'on prend des sorbets et
des limonades. Ce ne sont pas, au reste, les rafraîchissements
qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes étalent ça
et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de fruits
sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la
rue turque pour traverser le passage qui conduit au IMousky,
je vis sur le mur des affiches lit'iographiées qui annonçaient
un spectacle pour le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus
pas fâché de retrouver ce souvenir de la civilisation : je con-
gédiai Abdallah et j'allai dîner chez Domergue, où l'on map-
prit que c'étaient des amateurs de la ville qui donnaient la re-
présentation au profit des aveugles pauvres, fort nombreux au
Caire, malheureusement. Quant à la saison musicale italienne,
I. 7
110 VOYAGE EN ORIENT.
elle ne devait pas taider à s'ouvrir ; mais on n'allait assister
j)Our le moment qu'à une simple soirée de vaud-eville.
Vers eept heures, la rue étroite dans laquelle s'ouvre l'im-
passe W;ighorn était encombrée de monde, et les Arabes s'é-
nierveillaienl de voir entrer toute celte foule dans une seule
maison. C'était grande fête pour les mendiants et pour les
ânicrs, qui s'époumonnaient à crier bakchis! de tous côtés.
L'entrée, fort obscure, donne dans un passage couvert qui
s'ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l'intérieur rappelle
nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli
d'Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand
bruit; quelques officiers du pacha se montraient à l'orchestre,
et les loges étaient assez garnies de femmes, la plupart en
costume levantin.
On distinguait les Grecques au tatihox de drap rouge fes-
tonné d'or qu'elles portent inchné sur l'oreille ; les Armé-
niennes, aux châles et aux gazillons qu'elles entremêlent pour
se faire d'énormes coiffures Les juives mariées, ne pouvant,
selon les prescriptions rabbiniques, laisser voir leur chevelure,
ont, à la place, des plumes de coq roulées qui garnissent les
tempes et figurent des touffes de cheveux. C'est la coiffure seule
qui distingue les races ; le costume est à peu près le même
pour toutes dans les autres parties. Elles ont la veste turque
cchancrée sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les
reins, la ceinture, le caleçon {chejtian), qui donne à toute
femme débarrassée du voile la démarche d'un jeune garçon ;
les bras sont toujours couverts, mais laissent pendre, à partir
du coude, les manches variées des gilets, dont les poètes arabes
comparent les boutons serrés à des fleurs de camomille. Ajoutez
à cela des aigrettes, des fleurs et des papillons de diamants re-
levant le costume des plus riches, et vous comprendrez que
r humble tcatro ciel Cairo doit encore un certain éclat à ces toi-
lettes levantines. Pour moi, j'étais ravi, après tant de figures
noires que j'avais vues dans la journée, de reposer mes yeux
sur des beautés simplenrent jaunâtres. Avec moins de bien-
LES FEMMES DU CAIRE. 111
veillance, j'eusse reproché à leurs paupières d'abuser des res-
sources de la teinture , à leurs joues d'en être encore au fard
et aux mouches du siècle passé, à leurs mains d'emprunter sans
trop d'avantage la teinte orange du henné; mais il fallait, dans
tous les cas, admirer les contrastes charmants de tant de beau-
tés diverses, la variété des étoffes, l'éclat des diamants, dont
les femmes de ce pays sont si iières, qu'elles portent \olontiers
sur elles la fortune de leurs maris ; enfin je me refaisais un peu
dans cette soirée d'un long jeûne de frais visages qui commen-
çait à me peser. Du reste, pas une femme n'était voilée ; et jias
une femme réellement musulmane n'assistait, par conséquent, à
la représentation. On leva le rideau ; je reconnus les premières
scènes de la Mansarde des artistes.
O gloire du vaudeville, où t'arrêteras-tu? Des jeunes gens
marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune première
était représentée par madame Bonhomme, la maîtresse du cabi-
net de lecture français. J'arrêtai mes regards avec surprise
et ravissement sur une tète parfaitement blanche et blonde; il y
avait deux jours que je rêvais les nuages de ma patrie et les
beautés pâles du Nord ; je devais cette préoccupation au pre-
mier souffle du khamsin et à l'abus des visages de négresse,
lesquels décidément prêtent fort peu à l'idéal.
A. la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées
avaient revêtu l'uniforme habbarah de taffetas noir, couvert
leurs ti-aits du borghot blanc, et remontaient sur des ânes,
comme de bonnes musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus
par les sais.
X LA BOUTIQUE DU BARBIER
Le lendemain, songeant aux fêtes qui se préparaient pour
l'arrivée des pèlerins, je me décidai, pour les voir à mon aise,
à prendre le costume du pays.
Je possédais déjà la pièce la plus importante du vêtement
arabe, le machlah, manteau patriarcal, qui peut indifférera-
112 VOYAGEKN ORIENT.
ment se porter sur les épaules, ou se draper sur la tête, sans
cesser d'envelopper tout le corps. Dans ce dernier cas seule-
ment, on a les jambes découvertes, et Ton est coiffé comme un
sphinx, ce qui ne manque pas de caractère. Je me bornai pour
le moment à gagner le quartier franc, où je voulais opérer ma
transformation complète, d'après les conseils du peintre de
l'hôtel Domergue.
L'impasse qui aboutit à l'hôtel se prolonge en croisant la rue
principale du quartier franc, et décrit plusieurs zigzags jusqu'à
ce qu'elle aille se perdre sous les voûtes de longs passages
qui correspondent au quartier juif. C'est dans cette rue capri-
cieuse, tantôt étroite et garnie de boutiques d'Arméniens et de
Grecs, tantôt plus large, bordée de longs murs et de hautes
maisons, que réside l'aristocratie commerciale de la nation
franque ; là sont les banquiers, les courtiers, les entrepositaires
des produits de l'Egypte et des Indes. A gauche, dans la partie
la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au dehors n'annonce
la destination, contient à la fois la principale église catholique
et le couvent des Dominicains. Le couvent se compose d'une
foule de petites cellules donnant dans une longue galerie ;
l'église est une vaste salle au premier étage, décorée de colonnes
de marbre et d'un goût italien assez élégant. Les femmes sont à
part dans des tribunes grillées, et ne quittent pas leurs man-
tilles noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce ne
fut pas à l'église que nous nous arrêtâmes, du reste, puisqu'il
s'agissait de perdre tout au moins l'apparence chrétienne, aiin
de pouvoir assister à des fêtes mahométanes. Le peintre me
conduisit plus loin encore, à un point où la rue se resserre
et s'obscurcit, dans une boutique de barbier, qui est une mer-
veille d'ornementation. On peut admirer en elle l'un des der-
niers monuments du style arabe ancien, qui cède partout la
place, en décoration comme en architecture, au goût turc de
Conslantinople, triste et froid pastiche à demi tartare, à demi
européen.
C'est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres, gra-
LES FEMMES DU CAIRE. 113
neiisement ckcoupées, donnent sur le Calisli ou canal du Caire,
que je perdis ma chevelure européenne. Le barbier y promena
le rasoir avec beaucoup de dextérité, et, sur ma demande
expresse, me laissa une seule mèche au sommet de la tête
comme celle que portent les Chinois et les musulmans. On
est partagé sur les motifs de cette coutume : les uns prétendent
que c'est pour offrir de la prise aux mains de l'ange de la
mort ; les autres y croient voir une cause matérielle. Le Turc
prévoit toujours le cas où Ton pourrait lui trancher la tète, et,
comme alois il est d'usage de la montrer au peuple, il ne veut
pas qu'elle soit soulevée par le nez ou par la bouche, ce qui
serait très-ignominieux. Les barbiers turcs font aux chrétiens
la malice de tout laser ; quant à moi, je suis suffisamment scep-
tique pour ne repousser aucune superstition.
La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton une
cuvette d'étain, et je sentis bientôt une colonne d'eau ruisseler
sur mon cou et sur mes oreilles. Il était monté sur le banc près
de moi, et vidait un grand coquemar d'eau froide dans une
poche de cuir suspendue au-dessus de mon front. Quand la
surprise fut passée, il fallut encore soutenir un lessivage à fond
d'eau savonneuse ; après c[uoi, l'on me tailla la barbe selon la
dernière mode de Stamboul.
Ensuite on s'occupa de me coiffer, ce qui n'était pas diffi-
cile ; la rue était pleine de marchands de tarbouchs et de
femmes fellahs dont l'industrie est de confectionner les petits
bonnets blancs dits ta/>iès, cjue l'on pose immédiatement sur la
peau ;'on en voit de très-délicatement piqués en fil ou en soie;
quelques-uns même sont bordés d'une dentelure faite pour
dépasser le bord du bonnet rouge. Quant à ces derniers, ils
sont généralement de fabrication française; c'est, je crois, notre
ville de Tours qui a le privilège de coiffer tout l'Orient.
Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et la
barbe taillée, j'eus peine à me reconnaître dans l'élégant miroir
incrusté d'ècaille que me présentait le barbier. Je complétai la
transformation en achetant aux revendeurs une vaste culotte
114 V O Y A G E t N O i; I E rs T.
de colon bleu et un yilet rou^^e garni dune broderie d'argent
assez propre : sur quoi, le peintre voulut Jjicn me dire que je
pouvais passer ainsi pour un montagnard syrien venu de Saïde
ou de Taraboulous. Les assistants m'accordèrent le titre de
tchélëby, qui est le nom des élégants dans le pays.
XI LA CAIIAVANE DE LA MECQUE
Je sortis enfln de chez le barbier, transfiguré, ravi, fier de
ne plus souiller une ville pittoresque de l'asjject d'un paletot-
sac et d'un chapeau rond. Ce dernier ajustement paraît si ridi-
cule aux Orientaux, que, dans les écoles, on conserve toujours
un chapeau de France pour en coifTcr les enfants ignorants ou
indociles : c'est le bonnet d';Hie de l'écolier turc.
Il s'agissait pour le moment d'aller voir l'entrée des pèlerins,
qui s'opérait depuis le commencement du jour, mais qui devait
durer jusqu'au soir. Ce n'est pas peu de chose que trente mille
personnes environ venant tout à coup enfler la jiopulation du
Caire ; aussi les rues des quartiers musulmans étaient-elles en-
combrées. Nous parvînmes à gagner Bab-el-Fotouh, c'est-à-dii e
la porte de la Victoire. Toute la longue rue qui y mène était
garnie de spectateurs que les troupes faisaient ranger. Le son
des trompettes, des. cymbales et des tambours réglait la marche
du cortège, où les diverses nations et sectes se distinguaient
par des trophées et des drapeaux. Pour moi, j'étais en proie à
la préoccupation d'un vieil opéi'abien célèbre au temps de l'Em-
pire ; je fredonnais la Marclie des chameaux^ et je m'attendais
toujours à voir paraître le brillant Saint-Phar. Les longues files
de dromadaires attachés les unes derrière les autres, et montés
par des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant avec
cjuelque monotonie, et ce ne fut que dans la campagne que nous
pûmes saisir l'ensemble d'un spectacle unique au monde.
C'était comme une nation en marche qui venait se fondre
dans un peuple immense, garnissant à droite les mamelons voi-
sins du Mokalam, à gauche les milliers d'édifices ordinairement
I. ES IKAIMJS 1)!, CVir, !£. 115
déserts de la Ville des Morts ; le laite crénelé des mnrs et des
tours de Saladin, rayés de bandes jaunes et rouges, fouiniillait
aussi de spectateurs ; il n'y avait plus là de quoi penser à
rOpéra ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir
et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me .'■emblait que
les siècles remontaient encore en arrière, et que j'assistais à
une scène du temps des croisades. Des escadrons de la garde
du vice-roi espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étince-
lantes et leurs casques chevaleresques, complétaient cette illu-
sion. Plus loin encore, dans la plaine où serpente le Calish, on
voyait des milliers de tentes bariolées, où les pèlerins s'arrê-
taient pour se rafraîchir ; les danseurs et les clianteurs ne man-
quaient pas non ])lus à la fête, et tous les musiciens du Caiie
rivalisaient de bruit av^ec les sonneurs de trompe et les timba-
liers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des cha-
meaux.
On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissé et de
plus farouche que l'immense cohue des Moghrabins, composée
des gens de Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos compa-
triotes d'Alger. L'entrée des Cosaques à Paris en 1814 n'en
donnerait qu'une faille idée. C'étiut aussi parmi eux que se
distinguaient les plus nombreuses confréries de santons et de
derviches, qui hurlaient toujours avec enthousiasme leurs can-
tiques d'amour entremêlés du nom d'Allah. Les drapeaux de
mille couleurs, les hampes chargées d'attributs et d'armures,
et çà et là les émirs et les cheLks en habits somptueux, aux
chevaux caparaçonnés, ruisselants d'or et de pierreries, ajou-
taient à cette marche un peu désordonnée tout l'éclat que l'on
peut imaginer. C'était aussi une chose fort pittoresque que les
nombreux palanquins des femmes, appareils singuliers, figu-
rant un lit surmonté d'une tente et posé en travers sur le dos
d'un chameau. Des ménages entiers semblaient groupés à Taise
avec enfants et mobilier dans ces pavillons, garnis de tentures
brillantes pour la plupart.
Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la
116 VOYAGE EN ORIENT.
citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le
Mahmil^ espèce d'arche sainte qui renferme la robe de drap
d'or de Mahomet, était arrivé en vue de la ville. La plus belle
partie de la caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les
santons les plus enthousiastes, l'aristocratie du turban, si-
gnalée par la couleur verte, entourait ce palladium de l'islam.
Sept ou huit dromadaires venaient à la file, ayant la tète si ri-
chement ornée et empanachée, couverts de harnais et de tapis
si éclatants, que, sous ces ajustements qui déguisaient leurs
formes, ils avaient l'air des salamandres ou des dragons qui
servent de monture aux fées. Les premiers portaient de jeunes
timbaliers aux bras nus, qui levaient et laissaient tomber leurs
baguettes d'or du milieu d'une gerbe de drapeaux flqltants
disposés autour de la selle. Ensuite venait un vieillard symbo-
lique à longue barbe blanche, couronné de feuillages, assis sur
une espèce de char doré, toujours à dos de chameau, puis le
Mahmil, se composant d'un riche pavillon en forme de tente
carrée, couvert d'inscriptions brodées, surmonté au sommet et
à ses quatre angles d'énormes boules d'argent.
De temps en temps, le Mahmil s'arrêtait, et loute la foule se
prosternait dans la poussière, en courbant le front sur les
mains. Une escorte de cavasses avait grand'peine à repousser
les nègres, qui, plus fanatiques que les autres musulmans,
aspiraient à se faire écraser par les chameaux; de larges vo-
lées de coups de bâton leur conféraient du moins une certaine
portion de martyre. Quant aux santons, espèces de saints plus
enthousiastes encore que les derviches et d'une orthodoxie
moins reconnue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les
joues avec de longues pointes et marchaient ainsi couverts de
sang; d'autres dévoraient des serpents vivants, et d'autres en-
core se remphssaient la bouche de charbons allumés. Les
femmes ne prenaient que peu de part à ces piatiques, et l'on
distinguait seulement, dans la foule des pèlerins, des troupes
d'aimées attachées à la caravane qui chantaient à l'unisson leurs
longues complaintes guttiiiales, et ne craignaient pas de mon-
LES FEMMES DU CAIRE. 117
trer sans voile leur visage tatoué cîe bleu et de rouge el leur
nez percé de lourds anneaux.
Nous nous mêlânies, le peintre et moi, à la foule variée qui sui-
vait le Mahmil, criant : « Allah ! » comme les autres aux diverses
stations des chameaux sacrés, lesquels, balançant majestueu-
sement leur tète parée, semblaient ainsi bénir la foule avec
leur long col recourbé et leurs hennissements étranges. A
rentrée de la ville, les salves de canon recommencèrent, et l'on
prit le chemin de la citadelle à travers les rues, pendant que la
caravane continuait d'emplir le Caire de ses trente mille fidèles,
qui avaient le droit désormais de prendre le titre d.'/iodjis.
On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette im-
mense lue Salahieh, où les mosquées d'El-Hazar, d'El-Moyed et
du Moristan étalent leurs merveilles d'architecture etlancent au
ciel des gerbes de minaret.- entremêlés île coupoles. A mesure
que l'on passait devant chaque mosquée, le cortège s'amoin-
drissait d'une partie des pèlerins, et des montagnes de ba-
bouches se formaient aux portes, chacun n'entrant que les
pieds nus. Cependant le IMahmil ne s'arrêtait pas; il s'engagea
dans les rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par
la porte du Xord, au milieu des troupes rassemblées et aux
acclamations du peuple réuni sur la place de Roumelieh. ]\e
pouvant pénétrer dans l'enceinte du palais de Méhémet-Ali,
palais neuf, bâti à la turque et d'un assez médiocre effet, je
me rendis sur la terrasse, d'où l'on domine tout le Caire. On ne
peut rendre que faiblement l'effet de cette perspective, l'une
des plus belles du monde; ce qui surtout saisit l'œil sur le pre-
mier plan, c'est l'immense développement de la mosquée du
sultan Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve en-
core les traces de la mitraille française depuis la fameuse ré-
volte du Caire. La ville occupe devant vous tout l'horizon, qui
se termine aux verts ombrages de Choubrah ; à droite, c'est
toujours la longue cité des tombeaux musulmans, la campagne
d'Héliopolis et la vaste plaine du désert arabique, interrompue
par la chaîne du ^lokatam ; à gauche, le cours du ?yil aux
7,
118 VOYAGE E:S oui EXT.
eaux rougeâtres, avec sa maigre bordure de dattiers et de sy-
comores; Boulaq au bord du fleuve, servant de port au Caire,
qui en est éloigné d'une demi-lieue ; l'île de Roddali, verte
et fleurie, cultivée en jardin anglais et terminée par le bâti-
ment du Kilomètre, en face des riantes maisons de campagne
deGizèh; au delà, enfin, les ])yramides, posées sur les der-
niers versants de la chaîne libyque, et, vers le sud encore, à
Saccarah, d'autres pyramides entremêlées d'hypogées; plus
loin, la forêt de palmiers qui couvre les ruines de Memphis, et,
sur la rive opposée du fleuve, en revenant vers la ville, le
vieux Caire, bâti par Amrou à la place de l'ancienne Baby-
lone d'Egypte, à moitié caché par les arches d'un immense
aqueduc, au pied duquel s'ouvre le Calish, qui côtoie la plaine
des to:i, beaux de Karafeh.
Y(!ilà l'immense panorama qu'animait l'aspect d'un peuple
en fête fouruiillant sur les places et parmi les campagnes voi-
sines. Mais déjà la nuit était proche, et le soleil avait plongé
son front dans les sables de ce long ravin du désert d'Ammon
que les Arabes appellent mer sans eau ; on ne distinguait plus
au loin que le cours du Nil, où des milliers de canges traçaient
des réseaux argentés comme aux fêtes des Ptolémées. Il faut
redescendre, il faut détourner ses regards de cette antiquité
muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables, garde
les secrets éternels ; voyons si les splendeurs et les croyances
de l'islam repeupleront suffisamment la double solitude du dé-
sert et des tombes, ou s'il faut pleurer encore sur un poétique
passé qui s'en va. Ce moyen âge arabe, en retard de trois
siècles, est-il prêt à crouler à son tour, comme a fait l'anti-
quité grecque, au pied insoucieux des monuments de Pharaon?
Hélas! en me retournant , j'apercevais au-dessus de ma tête
les dernières colonnes rouges du vieux palais de Saladin. Sur
les débris de cette architecture éblouissante de hardiesse et de
grâce, mais frêle et passagère, comme celle des génies, on a
bâii récemment une construction carrée, toute de marbre et
d'albâtre^ du reste sans élégance et sans caractère, qui a l'air
LES FEM.MES DU CAIRE. 119
d'un marché aux grains, et qu'on prélerid devoir être une
mosquée. Ce sera une mosquée en effet, comme la Madeleine
est une église : les architectes modernes ont toujours la pré-
caution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à
autre chose quand on ne croira plus en lui.
Cependant le gouvernement paraissait avoir célébré l'ar-
rivée du Mahmil à la satisfaction générale; le pacha et sa fa-
mille avaient reçu respectueusement la robe du prophète rap-
portée de la Mecque, l'eau sacrée du puits de Zcmzem et
autres ingrédients du pèlerinage; on avaii montré la robe au
jjeuple à la porte d'une petite mosquée située derrière le pa-
lais, et déjà rillumination de la ville produisait un effet ma-
gnifique du haut de la plate-forme. Les grands édifices lavi-
vaient au loin, }):ir des illuminations, leurs lignes d'architecture
perdues dans l'ombre; des chapelets de lumières ceignaient
les dômes des mosquées, et les minarets revêtaient de nouveau
ces colliers lumir;eux que j'avais remarqués déjà; des versets
du Coran brillaient sur le front des édifices, tracés partout en
verres de couleur. Je me hâtai, après avoir admiré ce spec-
tacle, de gagner la place de l'Esbekieh, où se passait la pius
belle partie de la fête.
Les quartiers voisins resplendissaient de l'éclat des boutiques;
les pâtissiers, les frituriers et les marchands de fruits avaient
envahi tous les rez de-chaussée; les confiseurs étalaient des
merveilles de sucrerie sous forme d'édifices, d'animaux et
autres fantaisies. Les pyramides et les girandoles de lumières
éclairaient tout comme en plein jour ; de plus, on promenait
sui des cordes tendues de distance en distance de petits vais-
seaux illuminés, souvenir peut-être des fêtes Isiaques, con-
servé comme tant d'autres par le bon peuple égyptien. Les
pèlerins, vêtus de blanc pour la plupart et plus hàlcs cjue les
gens du Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle.
. C est au midi de la [jlace, dans la partie qui touche au quar-
tier franc, qu'avaient lieu les principales réjouissances ; des
tentes étaient élevées partout, non-seulement pour les cafés,
120 VOYAGE EN ORIENT.
mais aussi pour les zihr ou l'éunions de chanteurs dévots; de
grands mâts pavoises et supportant des lustres servaient aux
exercices des derviches tourneurs, qu'il ne faut pas confondre
avec les hurleurs, chacun ayant sa manière d'arriver à cet e'tat
d'enthousiasme qui leur procure des visions et des extases : c'est
autour des mâts que les premiers tournaient sur eux-mêmes
en criant seulement d'un ton étouffé : Allah z/^e/^ / c'est-à-dire :
« Dieu vivant! » Ces mâts, dressés au nombre de quatre sur la
même ligne, s'appellent sârys. Ailleurs, la foule se pressait
pour voir des jongleurs, des danseurs de corde, ou pour écouter
les l'apsodes {sehayërs) qui récitent des portions du roman
à'Abou-Zeyd. Ces narrations se poursuivent chaque soir dans
les cafés de la ville, et sont toujours, comme nos feuilletons
de journaux, interrompues à l'endroit le plus saillant, afin de
ramener le lendemain au même café des habitués avides de pé-
ripéties nouvelles.
Les balançoires, les jeux d'adresse, les cai-agheuz les plus
variés sous forme de marionnettes ou d'ombres chinoises,
achevaient d'animer cette fête foraine, qui devait se renouveler
deux jours encore pour l'anniversaire de la naissance de Maho-
met que l'on a|)|)elle El-Moulcd-cn-Ncby.
Le lendemain, des le point du jour, je partais avec Abdallah
pour le bazar d esclaves situé dans le quartier Soukel-E/zi.
J'avais choisi un fort bel âne rayé comme un zèbre, et arrangé
mon nouveau costume avec quelque cocpietterie. Parce qu'on
va acheter des fen.mes, ce n'est point une raison de leur faire
peur. Les rires dédaigneux des négresses m'avaient donné cette
leçon.
XII A B D - E L - K K R IM
Nous arrivâmes à une maison foit belle, ancienne demeure
sans doute d'un hnclicf ou. d'un bey mamelouk, et dont le ves-
tibule se prolongeait en galerie avec colonnade sur un des
côtés de la cour. Il y avait au fond un divan de bois garni de
coussins, où siégeait un musulman de bonne mine, vêtu avec
1.1.5 FI:MMES du CAIRF.. 1-21
(;ii('l(|iie )T(l;erclic. qui c'i^ienait noiulialainnier.t son cluipelct
lie l)uis tl'aloùs. Un négrillon était en train de ralluniei le char-
bon lia narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses jjieds, ser-
vait sans doute de secrétaire.
— Voici, me dit Abdallah, le seigneur Ab-el-Kériin, le plus
illustre des marchands d'esclaves : il peut vous procurer des
femmes fort belles, s'il le veut; mais il est riche et les garde
souvent pour lui.
Ab-el-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la
main sur sa poitrine, et me dit : Saba-el-kher . Je répondis à ce
salut par une formule arabe analogue, mais avec un accent
qui lui apprit mon origine. Il m'inviia toutefois à prendre place
auprès de lui et fit apporter un narghilé et du café.
— Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui donne
bonne opinion de vous, Je vais lui dire cjue vous venez vous
fixer dans le pays, et que vous êtes disposé à monter richement
votre maison.
Les paroles d'Abdallah parurent faire une impression favo-
rable sur Abd-el-Kérim, qui m'adressa quelques mots de po-
litesse en mauvais italien.
La figure fine et distinguée, l'œil pénétrant et les manières
gracieuses d'Ab-el-Rérim faisaient trouver naturel qu'il fit les
honneurs de son palais, où pourtant il se livrait à un si triste
commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l'affabi-
lité d'un prince et de la résolution impitoyable d'un forban. Il
devait dompter les esclaves par l'expression fixe de son œil
mélancolique, et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le
regret de ne plus l'avoir pour maître.
— Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me
sera vendue ici aura été éprise d'Abd-el-Kérim.
N'importe ; il y avait une fascination telle dans son regard,
que je compris qu'il n'était guère possible de ne pas faire affaire
avec lui.
La cour carrée, où se promenait un grand nombre de Nubiens
et d'Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries
ilî voYACr. TN ORIENT.
supérieures d'une architecture élégante; de vastes mnuchara-
bys en menuiserie tournée surplombaient un vestibule d'esca-
lier décoré d'arcades moresques, par lequel on montait à l'ap-
partement des plus belles esclaves.
Beaucoup d'acheteurs étaient entrés déjà et examinaient les
noirs plus ou moins foncés réunis dans la corn-; on les faisait
marcher, on leur frappait le dos et la poitrine, on leui- fai-
sait tirer la langue. Un seul de ces jeunes gens, vêtu d'un ma-
chlah rayé de jaune et de bleu, avec les cheveux tressés et
tombant à plat comme une coiffure du moyen âge, portait au
bras une lourde chaîne qu'il faisait résonner en marchant d'un
pas fier; c'était un Abyssinien de la nation des Gallas, pris
sans doute à la guerre.
Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées
par des négresses, comme j'en avais vu déjà, insoucieuses et
folles la ])lupart, riant à tout propos; une autre femme cepen-
dant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant
son visage contre une colonne du vestibule. La morne sérénité
du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du
soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain
contre cet éloquent désespoir ; je m'en sentais le cœur navré.
Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée,
je vis que cette femme était presque blanche ; un petit enfant
se pressait contre elle, à demi enveloppé dans le manteau.
Quoi qu'on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent
Français... et sensible dans de pareils moments. J'eus un
instant l'idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la
liberté.
— Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah; cette
femme est l'esclave favorite d'un effendi qui, pour la punir d'une
faute, l'envoie au marché, où l'on fait semblant de vouloir la
vendre avec son enfant. Quand elle aura passé quelques heures,
son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute.
Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de
perdre son maître ; les autres ne paraissaient s'inquiéter que de
LES rtjniF.s £>U CXir.E. 125
la crainte do rester trop loni,'tt'nij,s sans en trouver. Voilà qui
parle, certes, en faveur du caractère des musulmans. Comparez
h cela le sort des esclaves dans les pays américains ! Il est vrai
qu'en Egypte, c'est le fellah seul qui travaille à la terre. On mé-
nage les forces de Tesclave, qui coûte cher, et on ne l'occupe
guère qu'à des services domestiques. Voilà Fimmense diffé-
rence qui existe entre l'esclave des pays turcs et celui des pays
chrétiens. Et, d'ailleurs, qui empêcherait les esclaves trop mal-
traités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie? Au con-
traire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien
gardés aux frontières. Quel droit avons-nous donc, au nom de
nos idées religieuses ou philosophiques, de flétrir l'esclavage
musulman 1
XIII LA JAVANAISE
Ab-el-Kérim nous avait quittés un instant pour répondre aux
acheteurs turcs ; il revint à moi, et me dit qu'on était en train
de faire habiller les Abyssiniennes qu'il voulait montrer.
— Elles sont, dit-il, dans mon harem et traitées tout à fait
comme les personnes de ma famille ; mes femmes les font man-
ger avec elles . En attendant, si vous voulez en voir de très-jeunes,
on va en amener.
On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cui-
vrées se précipitèrent dans la cour comme des enfants en ré-
création. On les laissa jouer sous la cage de l'escalier avec les
canards et les pintades, qui se baignaient dans la vasque d'une
fontaine sculptée, reste de la splendeur évanouie de Tokel.
Je contemplais ces jeunes filles aux yeux si grands et si noirs,
vêtues comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs
mères pour satisfaire la débauche des riches habitants de la
ville, .\bdallah me dit que plusieurs d'entre elles n'apparte-
naient pas au marchand, et étaient mises en vente pour le
compte de leurs parents, qui faisaient exprès le voyage du Caire,
et croyaient préparer ainsi à leurs enfants la condition la plus
heureuse.
124 VOYAGE EN OUIENT.
— Sachez, du reste, ajouta t-il, qu'elles sont plus chères que
les femmes nuhiles.
— Qucste fane iullc sono cucite^ ! dit Ahd-el-Kérim dans son
italien corrompu.
— Oh ! l'on peut être tranquille et acheter avec confiance,
observa Abdallah d'un ton de connaisseur, les parents ont tout
prévu.
— Eh bien, me disais-je en moi-même, je laisserai ces en-
fants à d'autres; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute
conscience répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites âmesj
mais, moi, si j'achète une esclave, c'est avec la pensée qu'elle
sera libre, même de me quitter.
Ad-el-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans la
maison. Abdallah resta discrètement au pied de l'escalier.
Dans une grande salle aux lambris sculptés qu'enrichissaient
encore des restes d'arabesques peintes et dorées, je vis rangées
contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait
l'éclat du bronze de Florence; leur figure était régulièi'e,
ieur nez droit, leur l)ouche petite ; l'ovale parfait de leur tète,
l'emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur phy-
sionomie leur donnaient l'air de ces madones peintes d'Italie
dont la couleur a jauni par le temps. C'étaient des Abyssiniennes
catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean ou delà
reine Candace.
Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes, comme
il arrive dans ces races primitives. Abd-el-Kérim, me voyant
indécis et croyant qu'elles ne me plaisaient pas, en fit entrer
une autre qui, d'un pas indolent, alla prendre place près du
mur.
Je poussai un cri d'enthousiasme; je venais de reconnaître
l'œil en amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j'ai
vu des peintures en Hollande; comme carnation, cette femme
appartenait évidemment à la race jaune. Je ne sais quel goût
I. 11 est difficile de rendre ou de traduire le sens de cette observation.
LES FKMMES DU CAIRE. 125
de l'étrange et de rimpié\u, dont je ne pus me défendre, nie
dérida en sa faveur. Elle était fort belle, du reste, et d'une so-
lidité de formes qu'on ne craignait pas de laisser admirer; l'é-
clat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la dis-
tinction des mains et la longueur des cheveux d'un ton d'acajou
sonibre, qu'on me fit voir en otant son tarbouch, ne laissaient
rien à objecter aux éloges qu'Abd-el-Kérim exprimait en s'é-
c riant :
— Bono ! bono !
Nous redescendîmes et nous causâmes, avec l'aide d'Abdallah.
Cette femme était arrivée la veille à la suite de la caravane, et
n'était chez Abd-el-Kérim quç depuis ce temps. Elle avait été
prise toute jeune dans l'archipel indien par des corsaires de
l'imande INIascate.
— Mais, dis-je à Abdallah, si Abd-el-Rérim l'a mise hier
avec ses femmes...
— Eh bien? répondit le drognian en ouvrant des yeux
étonnés.
Je vis que mon observation paiaissait médiocre.
— Croyez-vous, dit x\bdallah entrant enfm dans mon idée,
que ses femmes légitimes le laisseraient faiie la cour à
d'autres?... Et puis un marchand, songez-y donc! Si cela se
savait, il perdrait toute sa clientèle.
C'était une bonne raison, Abdallah me jura de plus qu'Abd-
el-Kérim, comme bon nmsulman, avait dû passer la nuit en
prières à la mosquée, vu la solennité de la fête de Mahomet.
Il ne restait plus qu'à parler du prix. On demanda cinq
bourses (six cent vingt-cinq francs); j'eus l'idée d'offrir seule-
ment quatre bourses; mais, en songeant que c'était marchan-
der une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, Abdallah
me fit observer qu'un marchand turc n'avait jamais deux
prix.
Je demandai son nom... J'achetais le nom aussi, naturelle-
ment.
— Z' rt' b' ! dit Abd-el-Rérim.
126 VOYAGE EN ORIENT.
— Z' ti b\ répéta Abdallah avec un i^iuiid effort cîc con-
traction nasale.
Je ne pouvais pas comprendre que l'éternunient de trois
consonnes représentât un nom II me fallut quelque temps
pour deviner que cela pouvait se prononcer Zeynab.
NousquitLâmesAbd-el-Kérim, aprèsavoir donné des arrhes,
pour aller chercher la somme, qui reposait à mon compte chez
un banquier du quartier franc.
En traversant la place de l'Esbekieh, nous assistâmes à un
spectacle extraordinaire. Une grande foule était rassemblée
pour voir la cérémonie de la doliza. Le cheik ou l'émir de la
caravane devait passer à cheval sur le corps des derviches tour-
neurs et hurleurs qui s'exerçaient depuis la veille autour des
mâts et sous des tentes. Ces malheureux s'étaient étendus à
plat ventre sur le chemin de la maison du cheik El-Bekry,
chef de tous les derviches, située à l'extrémité sud de la place,
et formaient une chaussée humaine d'une soixantaine de corps.
Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à
convaincre les infidèles; aussi laisse-t-on volontiers les Francs
se mettre aux premières places. Un miracle public est devenu
une chose asse^ rare, depuis que l'homme s'est avisé, comme
dit Henri Heine, de regarder dans les manches du bon Dieu...
Mais celui-là, si c'en est un, est incontestable. J'ai vu de mes
yeux le vieux cheik des derviches, couvert d'un benicli blanc,
avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de soixante
croyants pressés sans le moindre intervalle, ayant les bras
croisés sous leur tète. Le cheval était fei'ré. Ils se relevèrent
tous sur une ligne en chantant Allah !
Les esprits forts du (juartier franc prétendent que c'est un
phénomène analogue l\. celui qui faisait jadis supporter aux
convulsionnaires des coups de chenet dans l'estomac. L'exal-
tation où se mettent ces gens dévelopj)e une puissance ner-
veuse qui supprime le sentiment et la douleur, et comnmnique
aux organes une force de résistance extraordinaire.
Les musulmans n'admettent pas cette explication, et disent
LES FEMMliS DU CAIRE. 127
qu'on a fait passer le clie\al sur des verres et des bouteilles
sans qu'il pût rien casser.
Voilà ce que j'aurais voulu voir.
Il n'avait pas fallu moins qu'un tel spectacle pour me faire
perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je
ramenais triomphalement l'esclave voilée à ma maison du
quartier cophte. Il était temps, car c'était le dernier jour du
délai que m'avait accordé le cheik du quartier. Un domestique
de l'okel la suivait avec un âne chargé d'une grande caisse
verte ,
Abd-el-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le
coffre deux costumes complets.
— Cest à elle, me fit-il dire ; cela lui vient d'un cheik de la
Mecque auquel elle a appartenu, et maintenant c'est à vous.
On ne peut pas voir cerlainement fie procédé plus délicat.
III
LE HAREM
I LK PASSÉ ET l'aVEXIR
Je ne regrettais pas de m' être fixé pour quelque temps au
Caire et de m' être fait sous tous les rapports un citoyen de
cette \ille, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la com-
prendre et de l'aimer; les voyageurs ne se donnent pas le
temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en pénétrer
les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C'est
pourtant la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les
couches bien distinctes de plusieurs âges historiques, xsi Bag-
dad, ni Damas, ni Constantinople n'ont gardé de tels sujets
d'études et de réflexions. Dans les deux premières, l'étranger
ne rencontre que des constructions fmgiles de briques et de
terre sèche; les intérieurs offrent seuls une décoration splen-
dide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art
sérieux et de dm-ée ; Constantinople, avec ses maisons de bois
peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la
physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses
minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du
jMokatam, ainsi qu'à la sérénité constante de son clnnat, l'exis-
tence de monuments innombrables ; l'époque des califes, celle
des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent na-
turellement à des systèmes variés d'architecture dont l'Es-
pagne et la Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves
ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de
LES FEMMES DU CAIUE. 129
Cordoue se retracent à cliaque pas au souvenii-, dans les lues
du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret,
une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloi-
gnée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient riiistoire en-
tière de l'Egypte musulmane, car chacjue prince en a fait bâtir
au moins une, voulant transmetre à jamais le souvenir de son
époque et de sa gloire; c'est Amrou, c'est Hakeni, c'est Tou-
loun, Saladin, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conser-
vent ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus
anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs crou-
lants et des enceintes dévastées.
La mosquée d' Amrou, construite la première après la con-
quête de l'Egypte, occupe un emplacement aujourd'hui désert
entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus
contre la profanation ce lieu si révéré jadis. J'ai parcouru la
forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique; j'ai pu
monter dans la chaire sculptée de l'iman, élevée l'an 94 de
l'hégire, et dont on disait qu'il n'y en avait pas une plus belle
ni une plus noble ajjrès celle du prophète; j'ai parcouru les
galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trou-
vait dressée la tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut
l'idée de fonder le vieux Caire.
Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon; Am-
rou, vainqueur de l'Egypte grecque, et qui venait de saccager
Alexandrie, ne vouhit pas qu'on dérangeât le pauvre oiseau;
cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel,- et il fit
construire d'abord une mosquée autour de sa tente, puis au-
tour de la mosquée une ville (jui prit le nom de Fostat, c'est-à-
dire la te/ite. Aujourd'hui, cet emplacement n'est plus même
contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme les chro-
niques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardi-
nages et des palmeraies.
J'ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre
extrémité du Caire et dans l'enceinte des murs, près de Bab-
el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus
130 VOYAGE EN ORIENT.
tard, mais qui se rattache au souvenir de lun des héros les
plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux
orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas
d'être le troisième des califes africains, l'héritier par la con-
quête des trésors d'Haroun-al-Raschid, le maître absolu de
l'Egypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des ri-
chesses en fit une sorte de Kéron ou plutôt d'Héliogabale.
Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de
caprice; comme le second, il se proclama dieu et traça les
règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de son
peuple, et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier
révélateur, ou, si l'on veut, le dernier dieu qui se soit produit
au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins
nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire
racontent sm' lui mille aventures, et l'on m'a montré, sur une
des cimes du Mokatam, l'observatoire où il allait consulter les
astres; car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du
moins comme un puissant astronome.
Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. Les
murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux an-
gles offrent seuls des formes d'architecture qu'on peut recon-
naître; c'est de l'époque qui correspond aux plus anciens mo-
numents d'Espagne. Aujourd'hui, l'enceinte de la mosquée,
toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cor-
diers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le
rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. jMais
l'édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de
Hakem l'hérétique, abhorré des vrais musulmans ? La vieille
Égyjite, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa pous-
sière bien d'autres prophètes et bien d'autres dieux!
Aussi l'étranger n'a-t il à redouter dans ce pays ni le fana-
tisme de l'eligion, ni l'intolérance de lace des autres parties
de l'Orient; la conquête arabe n'a jamais pu transformer à ce
point le caractère des habitants : nest-ce pas toujours, d'ail-
leurs, la terre antique et maternelle où notre Eui-ope, à travers
LES FEMMES DU CAIRE. 131
le monde grec et romain, sent remonter ses origines? Religion,
morale, industrie, tout partait de ce centre à lu fois mysté-
rieux et accessilDle, où les génies des premiers temps ont puisé
pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces
sanctuaires étranges où s'élaborait l'avenir des hommes, et
ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour
révéler à leui's peuples des traditions antérieures au déluge et
remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi
Moïse, ainsi ce législateur bien connu de nous, que les Indiens
appellent Rama, emportaient un même fonds d'enseignement
et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les ra-
ces, mais qui partout constituait des civilisations durables. Ce
qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est justement
cette pensée d'universalité et même de prosélytisme que Rome
n'a imitée depuis que dans l'intérêt de sa puissance et de sa
gloire. Un peuple qui fondait des monuments indestructibles
pour y graver tous les procédés de Fart et de l'industrie, et qui
parlait à la postérité dans une langue que la postérité commence
à comprendre, mérite certainement la reconnaissance de tous
les hommes.
Quand cette grande Alexandrie fut tombée, et sous les Sar-
razins eux-mêmes, c'était encore l'Egypte principalement qui
conservait et perfectionnait les sciences où puisa le monde chré-
tien ; la domination des mamelouks a éteint ses dernières clartés,
et il faut remarquer que cette sorte d'obscurantisme où l'Orient
est tombé depuis trois siècles, n'est pas le résultat du principe
mahométan, mais spécialement de 1 influence turque. Le génie
arabe, qui avait couvert le monde de merveilles, a été étouffé
sous ces dominatem's stupides; les anges de lislam ont perdu
leurs ailes, les génies des Mille et une Nuits ont vu briser leurs
talismans; une sorte de protestantisme aride et sombre s'est
étendu sur tous les peuples du Levant. Le Coran est devenu,
par l'interprétation turque, ce qu'était la Bible pour les pu-
ritains d'Angleterre, un moyen de tout niveler. Les arts, les
lettres et les sciences ont disparu depuis ce temps j la poésie des
132 VOYAGE EX ORIENT.
mœurs et des croyances primitives n'a laissé çà et là que de lé-
gères traces, et c'est TÉgypte encore qui a conservé les plus
profondes.
Aujourd'hui, ce peuple, opprimé si longtemps, ne vit que des
idées étrangères; il a besoin qu'on lui reporte les lumières
éparses dont il fut longtemps le foyer ; mais avec quelle recon-
naissance, avec quelle application studieuse il s'empreint déjà
et se fortifie de tout ce qui vient d'Europe ? Les cliefs-d'œiî\re
de nos sciences et de nos littératures sont traduits en arabe et
multipliés aussitôt par l'impression; Ses milliers de jeunes
gens, élevés pour la guerre, emploient à cette œuvre les loisirs
de la paix. Faut-il désespérer de cette race forte avec laquelle
Méhémet- Ali avait dans ces derniers temps renouvelé et recon-
quis l'ancien empire des califes, et qui, sans l'intervention euro-
péenne, aurait en quelques jours renversé le trône d'Othman ?
On peut prévoir déjà qu'à défaut de cette gloire militaire, qui
n'a laissé à l'Egypte que l'épuisement d'un grand effort trahi;
la civilisation et l'industrie occuperont les forces et les intel-
ligences, sollicitées à l'action dans un but différent. A Constan-
tinople, les institutions récentes sont stériles ; au Caire, elles
donneront de gran'.ls résultats lorsque plusieurs années de
paix auront développé la prospérité naturelle.
II LA VIE INTIME A l' ÉPOQUE DU KUAMSIN
J'ai mis à profit, en étudiant et en lisant le plus possible, les
longuesjournées d'inaction que m'imposait l'époque du khamsin.
Depuis le matin, l'air était brûlant et chargé de poussière.
Pendant cinquante jours, chaque fois que le vent du midi souffle,
il est impossible de sortir avant trois heures du soir, moment
où se lève la brise qui vient de la mer.
On se tient dans les chambres intérieures, revêtues de faïence
ou de marbre et rafraîchies par des jets d'eau ; on peut encore
passer sa journée dans les bains, au milieu de ce brouillard
tiède qui remplit de vastes enceintes dont la coupole percée
LES FEMMES DU CAIKE. 133
de trous ressemhle à un ciel étoile. Ces bains sont la j)liii);ii t de
véritables monuments qui serviraient très-bien de niosquces ou
d'églises; l'arcbitecture en est byzantine, et les bains giecs en
ont probablement fourni les premiers modèles; il y a entre les
colonnes sur lesquelles s'appuie la voûte circulaire de petits
cabinets de marbre, où des fontaines élégantes sont consacrées
aux ablutions froides. Vous pouvez tour à tour vous isoler ou
vous mêler à la foule, qui n'a rien de l'aspect maladif de nos
réunions de baigneurs, et se compose généralement d'hommes
sains et de belle race, drapés, à la manière antique, d'une
longue étoffe de lin. Les formes se dessinent vaguement à tra-
vers la brume laiteuse que traversent les blancs rayons de la
voûte, et l'on peut se croire dans un paradis peuplé d'ombres
heureuses. Seulement, le purgatoire vous attend dans les salles
voisines. Là sont les bassins d'eau bouillante où le baigneur
subit diverses sortes de cuisson ; là se précipitent sur vous ces
terribles estafiers aux mains armées de gants de crin, qui dé-
tachent de votre peau de longs rouleaux moléculaires dont l'é-
paisseur vous effraye et vous fait craindre d'être usé graduel-
lement comme une vaisselle trop écurée. On peut, d'ailleurs, se
soustraire à ces cérémonies et se contenter du bien-être que
procure l'atmosplière humide de la grande salle du bain. Par
un efi'et singulier, cette chaleur artificielle délasse de l'autre;
le feu terrestre de Phtha combat les ardeurs trop vives du cé-
leste Horus. Faut il parler encore des délices du massage et du
repos charmant que l'on goûte sur ces lits disposés autour
d'une haute galerie à balustre qui domine la salle d'entrée des
bains? Le café, les sorbets, le narghilé, interrompent là ou
préparent ce léger sommeil de la méridienne si cher aux peu-
ples du Levant.
Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement
pendant l'époque du khamsin; il s'interrompt souvent des se-
maines entières, et vous laisse littéralement respirer. Alors, la
ville reprend son aspect animé, la foule se répand sur les places
et dans les jardins; l'allée de Choubrah se remplit de prome-
1. 8
134 TOYAGEEXORIE?iT.
neurs; les musulmanes voilées vont s'asseoir dans les kiosques,
au bord des fontaines et sur les tombes entrcmèléesdoaibrages,
où elles rêvent tout le jour entourées d'enfants joyeux, et se
fjp.tnième apporter leurs repas. Les femmes d'Orient ont deux
grands moyens d'échapper ù la solitude des harems : c'est le
cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à ]>leurer, et
!e bain public, où la coutume oblige leurs maris de les laisser
aller une fois par semaine au moins.
Ce détail, que j'ignorais, a été pour moi la source de quel-
ques chagrins domestiques contre lesquels il faut bien que je
prévienne l'Européen qui serait tenté de suivre mon exemple.
Je n'eus pas plus tôt ramené du bazar l'esclave javanaise, que
je me vis assailli d'une foule de réflexions qui ne s'étaient pas
encore présentées à mon esprit. La crainte de la laisser un jour
de plus parmi les femmes d'Abd-el-Kérim avait préci|)ité ma
résolution, et, le dirai-je? le premier regard jeté sur elle avait
été tout-puissant.
Il y a quelque chose de très-séduisant dans une femme d'un
pays lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont
le costume et les habitudes frappent déjà par l'étrangeté seule,
et qui enfin n'a rien de ces vulgarités de détail que l'habitude
nous révèle chez les femmes de notre patrie. Je subis quelque
temps cette fascination de couleur locale, je l'écoutais habiller,
je la voyais étaler la bigarrure de ses vêtements : c'était comme
un oiseau splendide que je possédais en cage ; mais cette im-
pression pouvait-elle toujours durer ?
On m'avait prévenu que, si le marchand m'avait trompé sur
les mérites de l'esclave, s'il existait un vice rédhibitoire quel-
conque, j'avais huit jours pour résilier le marché. Je ne son-
geais guère qu'il fût possible à un Européen d'avoir recours à
cette indigne clause, eût-il même été trompé. Seulement, je vis
avec peine que cette pauvre fille avait sous le bandeau rouge
qui ceignait son front une place brûlée grande comme un écu
de six livres à partir des premieis cheveux. On voyait sur sa
ixùtrine une autre brûlure de même forme, et, sur ces deux
i.>: s 1 r. M M r. s d i: t. a 1 1! i: . 1 3 >
marques, un tatoii.iye qui i cpirstMitait une snite de soleil. Le
menton était aussi tatoué en Ici- de lance, et la narine gauche
percée de manière à recevoir un anneau. Quant aux cheveux,
ils étaient rongés par devant à partir des tempes et autour du
front, et, sauf la partie brûlée, ils tombaient ainsi jns([ii'aux
sourcils, qu'une ligne noire prolongeait et réunissait selon la
coutume. Quant aux bras et aux pieds teints de couleur
orange, je savais que c'était l'effet d'une préparation do
henné qui ne laissait aucune marque au bout de quelques
jours.
Que faire maintenant? Habiller une femme jaune à l'euro-
péenne, c'eût été la chose la plus ridicule du monde. Je me
bornai à lui faire signe qu'il fallait laisser repousser les che-
veux coupés en rond sur le devant, ce qui parut l'étonner
beaucoup ; quant à la brûlure du front et à celle de la poi-
trine, qui résultait probablement d'un usage de son pays, car
on ne voit rien de pareil en Egypte, cela pouvait se cacher au
moyen d'un bijou ou d'un ornement quelconque; il n'y avait
dcuic pas ti-op de quoi se plaindre, tout examen fait.
III SOIIS'S DU MÉAAGE
La pauvre enfant s'était endormie pendant que j'examinais
sa chevelure avec cette sollicitude de propriétaire qui s'inquiète
de ce qu'on a fait de coupes dans le bien (ju'il vient d'ac-
quérir. J'entendis Ibrahim crier au dehors : Ta, sidr ! (eh!
monsieur!) })uis d'autres mots où je compris que quelqu'un
me l'endait visite. Je sortis de la chambre et je trouvai dans la
galerie le juif Yousef qui voulait me parler. Il s'aperçut que ie
ne tenais pas à ce qu'il entrât dans la chambre, et nous nous
promenâmes en fumant.
— J'ai appris, me dit-il, qu'on vous avait lait acheter une
esclave; j'en suis bien contrarié.
— Et pourquoi?
— Parce qu'on vous aura trompé ou volé de beaucoup :
136 VOYAGE EN ORIENT.
les drogmans s'entendent toujours avec le marchand d'es-
claves.
— Cela me paraît probable.
— Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui.
— Qu'y faire ?
— Vous n'êtes pas au bout. Vous serez très-embarrassé de
cette fenmie quand vous voudrez partir, et il vous offrira de
vous la racheter pour peu de chose. Voilà ce qu'il est habitué
à faire, et c'est pour cela qu'il vous a détourné de conclure un
mariage à la cophte; ce qui était beaucoup plus simple et
moins coûteux.
— Mais vous savez bien qu'après tout, j'avais quelque scru-
pule à faire un de ces mariages qui veulent toujours une sorte
de consécration religieuse.
— Eh bien, que ne m'avez-vons dit cela? je vous aurais
ti'ouvé un domestique arabe qui se serait marié pour vous au-
tant de fois que vous auriez voulu !
La singularité de cette proposition me fit partir d'un éclat
de rire ; mais, quand on est au Caire, on apprend vite à ne
s'étonner de lùen. Les détails que me donna Yousef m'appri-
rent qu'il se rencontrait des gens assez misérables pour faire
ce marché. La facilité qu'ont les Orientaux de prendre femme
et de divorcer à leur gré rend cet arrangement possible, et la
plainte de la femme pourrait seule le révéler ; mais, évidem-
ment, ce n'est qu'un moyen d'éluder la sévérité du pacha à
l'égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit jjas
seule ou dans sa famille doit avoir un mari légalement re-
connu, dût-elle divorcer au bout de huit jours, à moins que,
comme esclave, elle n'ait un maître.
Je témoignai au juif Yousef combien une telle convention
m'aurait révolté.
— Bon! me dit-il, qu'importe?... avec des Arabes!
— Vous poinriez dire aussi avec des chrétiens.
— C'est un usage, ajouta-t-il, cpront introduit les Anglais,
ils ont tant d'argent !
LES FEMMES DL CAIRE. 137
— • Alors, cela coûte cher?
— C'était cher autrefois; mais, maintenant, la concurrence
s'y est mise, et c'est à la portée de tous.
Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales tentées
ici. On déprave toute une population pour éviter un mal cei'-
tainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, le Caire avait des
bayadères publiques comme llnde, et des courtisanes comme
l'antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut longtemps sans
succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez consi-
dérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le
plus grand nombre résidaient hors de la ville, à Matarée. En-
fin les dévots du Caire offrirent de payer l'impôt en question ;
ce fut aloi's que l'on exila toutes ces femmes à Esné, dans la
haute Egypte, Aujourd'hui, cette ville de l'ancienne Ttiébaïde
est pour les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Ca-
poue. Il y a là des Laïs et des Aspasies qui mènent une grande
existence, et qui se sont enrichies particulièrement aux dépens
de l'Angleterre. Elles ont des palais, des esclaves, et pour-
raient se faire construire des pyramides comme la fameuse
Rhodope, si c'était encore la mode aujourd'hui d'entasser des
pierres sur son corps pour prouver sa gloire ; elles aiment
mieux les diamants.
Je comprenais bien cjue le juif Yousef ne cultivait pas ma
connaissance sans quelque motif j l'incertitude que j'avais là-
dessus m'avait empêché déjà de l'avertir de mes visites aux
bazars d'esclaves. L'étranger se trouve toujours en Orient dans
la position de l'amoureux naïf ou du fils de famille des co-
médies de Molière. Il faut louvoyer entre le Mascarille et le
, r-. Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je me plai-
gnis de ce que le prix de l'esclave avait presque épuisé ma
bourse.
— Quel malheur! s'écria le juif; je voulais vous mettre de
moitié dans une affttire magnifique qui, en quelques jours,
vous aurait rendu dix fois votre argent. Aous sommes plu-
sieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de mûrier
•!?8 VOYAGE E.\ OlUENT.
aux environs du Caire, et nous la levcndrons en détail, le
prix que nous voudrons, aux éleveurs de vers à soie; mais il
faut ini peu d'argent comptant; c'est ce qu'il y a de plus rare
dans ce pays : le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec
des spéculations raisonnables, l'argent se multiplie.,. Enfin n'en
parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne
savez pas l'arabe; n'employez pas le drogman pour parler avec
votre esclave; il lui communiquerait de mauvaises idées sans
que vous vous en doutiez, et elle s'enfuirait quelque jour ; cela
s'est vu.
Ces paroles me donnèrent à réfléchir.
Si la garde d'une femme est difficile pour un mari, que ne
sera-ce pas pour un maître ! C'est la jiosition d'Arnolpbe ou
de Georges Dandin. Que faire? L'eunuque et la duègne n'ont
rien de sûr pour un étranger; accorder tout de suite à une
esclave l'indépendance des femmes françaises, ce serait ab-
surde dans un pays où les femmes, comme on sait, n'ont aucun
principe contre la plus vulgaire séduction. Comment sortir de
chez moi seul ? et connuent sortir avec elle dans un pays où
jamais fenmie ne s'est montrée au bras d'un homme? Com-
prend-on que je n'eusse pas prévu tout cela?
Je fis dire par le juif à Mustafa de me préparer à diner; je
ne pouvais pas évidemment mener l'esclave à la table dhôte
de l'hôtel Domergue. Quant au drogman, il était allé attendre
l'arrivée de la voiture de Suez; car je ne l'occupais pas assez
pour qu'il ne cherchât point à promener de temps en temps
quelque Anglais dans la ville. Je lui dis à son retour que je ne
voulais plus l'employer que pour certains jours, que je ne
garderais pas tout ce monde qui m'entourait, et qu'ayant une
esclave, j'apprendrais très-vite à échanger quelques mots avec
elle, ce qui me suffisait. Comme il s'était cru plus indis-
pensable que jamais, cette déclaration l' étonna un peu. Cepen-
dant il finit par bien prendie la chose, et me dit que je le
rouverais à l'hôtel fVaghorn chaque fois que j'aurais besoin.
de lui.
LES FEMMi:S DU CAIRE. 13*
Il s'altendait sans doute à me servii' de truchenieii!, j)our
faire du moins connaissance avec l'esclave ; mais la jalousie eit
une chose si bien comprise en Orient, la réserve est si natu-
relle dans tout ce qui a rapport aux femmes, qu'il ne m'en
parla même pas.
J'étais rentré dans la chambre où j'avais laissé l'esclave en-
dormie. Elle était réveillée et assise sur l'apjjui de la fenêtre,
regardant à droite et à gauche dans la rue, par les grilles laté-
rales du moucharaby. Il y avait, deux maisons plus loin, des
jeunes gens en costume turc de la réforme, officiers sans doute
de quelque personnage, et qui fumaient nonchalamment de-
vant la porte. Je compris qu'il existait un danger de ce côté.
Je cherchais en vain dans ma tète un mot qui pût lui faire
comprendre qu'il n'était pas bien de regarder les militaires
dans la rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très-
bien), interjection optimiste bien digne de caractériser l'esprit
du peuple le plus doux de la terre, mais tout à fait insuffi-
sante dans la situation.
O femmes! avec vous tout change. J'étais heureux, content
de tout Je disais tayeb à tout propos, et l'Egypte me souriait.
Aujourd'hui, il me faut chercher des mots qui ne sont peut-
être pas dans la langue de ces nations bienveillantes. Il est vrai
que j'avais sinpris chez quelques naturels un mot et un geste
négatifs. Si une chose ne leur plaît pas, ce qui est rare, ils
vous disent : Lah I en levant la main négligemment à la hau-
teur du front. Mais comment dire d'un ton rude, et toutefois
avec un mouvement de main languissant : Lah! Ce fut ce-
pendant à quoi je m'arrêtai faute de mieux ; après cela, je ra-
menai l'esclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait
qu'il était plus convenable de se tenir là qu'à la fenêtre. Du
reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions pas à
dîner.
La question maintenan": était de savoir si je la laisserais dé-
couvrir sa figure devant le cuisinier ; cela me parut contraire
aux usages. Personne, jusque-là, n'avait cherché à la voir.
140 VOYAGE EX ORIENT.
Le drognian lui-niéiue n'était pas monté avec moi lorsque
Abd-el-Kérim m'avait fait voir ses fennnes ; il était donc clair
que je me ferais mépriser en agissant autrement f[ue les gens
du pays.
Quand le dîner fut prêt, Mustapha ci'ia du dehors :
— Sidi!
Je sorlis de la chambre ; il me montra la casserole de terre
contenant une poule découpée dans du v\i,
— Bono! honol lui dis-je.
Et je rentrai pour engager l'esclave à remettre son masque,
ce qu'elle fit.
Mustapha ])laca la table, posa dessus une nappe de drap vert;
puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide de pilau, il ap-
porta encore ]>lusieurs verdures siu' de petites assiettes, et "no-
tamment des koulkas découpés dans du vinaigre, ainsi que des
tranches de gros oignons nageant dans une sauce à la mou-
tarde ; cet ambigu n'avait pas mauvaise mine. Ensuite il se
retira discrètement.
IV PREMIÈRES LEÇONS d'aRABE
Je fis signe à l'esclave de prendre une chaise (j'avais eu la
faiblesse d'acheter des chaises) ; elle secoua la tète, et je com-
pris que mon idée était lidicule à cause du peu de hauteur de
la table. Je mis donc des coussins à terre, et je pris place en
l'invitant à s'asseoir de l'autre côté; mais lien ne put la dé-
cider. Elle détournait la tète et mettait la main sur sa bouche.
— Mon enfant, lui dis-je, est-ce que vous voulez vous laisser
mourir de faim?
Je sentais qu'il valait mieux parler, même avec la certitude
de ne pas être compris, que de se livrer à une pantomime ri-
dicule. Elle répondit quelques mots qui signifiaient probable-
ment qu'elle ne comprenait pas, et auxquels je répliquai ;
Tayeh. C'était toujours un commencement de dialogue.
Lord Byron disait par expérience que le meilleur moyen
LES FEMMES DU CAIRE. 141
d'apprendre une langue était de vivre seul pendant quelque
temps avec une femme; mais encore faudrait-il y joindre quel-
ques livres élémentaires; autrement, on n'ajjprcnd que des
substantifs, le verbe manque; ensuite il est bien difficile de re-
tenir des mots sans les écrire, et l'arabe ne s'écrit pas avec nos
lettres, ou du moins ces dernières ne donnent qu'une idée im-
parfaite de la prononciation. Quant à apprendre l'écriture
arabe, c'est une afiiiire si compliquée à cause des élisions, que
le savant Volney avait trouvé plus simple d'inventer un alpha-
bet mixte, dont malheureusement les autres savants n'encou-
ragèrent pas l'emploi. La science aime les difficultés, et ne
tient jamais à vulgariser beaucoup l'étude : si l'on apprenait
par soi-même, que deviendraient les professeurs?
— Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java, suit
peut-être la religion hindoue; elle ne se nourrit sans doute
que de fruits et d'herbages.
Je fis un signe d'adoration, en prononçant d'un air interro-
gatif le nom de Brahma; elle ne parut pas comprendre. Dans
tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans doute.
J'énimiérai encore tout ce que je savais de noms se rattachant
à cette même cosmogonie ; c'était comme si j'eusse parlé fran-
çais. Je commençais à regretter d'avoir remercié le drogman;
j'en voulais surtout au marchand d'esclaves de m'avoir vendu
ce bel oiseau doré sans me dire ce qu'il fallait lui donner pour
nourriture.
Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur c[u'on
fît au quartier franc; elle dit d'un ton mélancolique : Mafisch!
mot inconnu dont l'expression m'attrista beaucoup. Je son-
joeai alors à de pauvres bayarlères amenées à Paris il y a quel-
ques années, et qu'on m'avait fait voir dans une maison des
Champs-El3sées. Ces Indiennes ne prenaient que des aliments
qu'elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases neufs. Ce
souvenir me rassura un peu, et je résolus de sortir, après mon
repas, avec l'esclave pour éclalrcir ce point.
La défiance que m'avait inspirée le juif pour mon drogman
142 VOYAGE EN ORIENT.
avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-
même; voilà ce qui m'avait conduit à cette position fâcheuse.
Il s'agissait donc de prendre pour interprète quelqu'un de sûr,
afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je
songeai un instant à M. Jean, le mamelouk, homme d'un âge
respectable ; mais le moyen de conduire cette femme dans un
cabaret? D'un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans
la maison avec le cuisinier et le barbarin pour aller chercher
M. Jean. Et, eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasar-
deux, était-il prudent de lai^ser une esclave seule dans un
loiris fermé d'une serrure de bois ?
Un son de petites clochettes retentit dans la rue ; je vis à
travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quel-
ques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l'es-
clave, qui me dit en souriant : Jioua ! ce que je traduisis par
oui.
J'appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé,
aux yeux énormes, ayant, du reste, le gros nez et la lèvre
épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il
entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans
Tin vase de faïence neuve que je fis voir à l'esclave avant qu'il
s'en servit. Celle-ci répéta aioiia, et, du haut de la galerie, elle
regarda, bien que voilée , le manège du chevrier.
Tout cela é\ait simple comme lidylle, et je trouvai très-na-
turel qu'elle lui adressât ces deux mots : Talé boiicAra; je com-
pris qu'elle l'engageait sans doute à revenir le lendemain.
Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d'un air sau-
nage en criant :
— Jt foulmiz!
J'avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait
dire : « Donne de l'argent. » Quand je l'eus payé, il cria en-
core : Bahchis ! Aulve expression favoiite de iKgvptien, qui ré-
clame à tout propos le pourboire. Jeluirépondis : Taléhouch-a!
comme avait dit Tesclave. Il s'éloigna satisfait. Voilà comme
on apprend les langues peu à peu.
LES FEMMES DU CAIRE 143
Elle se contenla de boire son lait sans y vouloir mettre de
pain; toutefois, ce léger repas me rassura un peu; je craignais
q.u'elle ne fût de cette race javanaise qui se nourrit d'une sorte
de terre grasse qu'on n'aurait peut-être pas pu se procurer au
Caire. Ensuite j'envoyai chercher des ânes et je fis signe à
l'esclave de prendre son vêtement de dessus [milayeh). Elle re-
garda avec un certain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui
est pourtant fort bien porté au Caire, et me dit ;
— An^ aou.ss habharaJt !
Comme on s'instruit! Je compris qu'elle espérait porter de
la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes dames au lieu
de celui des simples bourgeoises, et je lui dis : Lah! lali ! en
secouant la tête à la manière des Égyi)tiens.
v I — l'aimable interprète
Je n'avais envie ni d'aller acheter un habbarah, ni de faire
une simple promenade ; il m'était venu à l'idée qu'en prenant
un abonnement au cabinet de lecture français, la gracieuse
madame Bonhomme voudrait bien me servir de truchement
pour une première explication avec ma jeune captive. Je n'a-
vais vu encore madame Bonhomme que dans la fameuse re-
présentation d'amateurs qui avait inauguré la saison au teatro
del Cairo; mais le vaudeville qu'elle avait joué lui prêtait à
mes yeux les qualités d'une excellente et obligeante personne.
Le théâtre a cela de particulier, qu'il vous donne l'illusion de
connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes pas-
sions qu'inspirent les actrices, tandis qu'on ne s'épiend guère,
n général, des femmes qu'on n'a fait que voir de loin.
Si l'actrice a ce privilège d'exposer à tous un idéal que l'i-
magination de chacun interprète et realise à son gré, pourquoi
ne pas reconnaître chez une jolie et, si vous voulez même,
une vertueuse marchande, cette fonction généralement bien-
veillante, et pour ainsi dire initiatrice, qui ouvre à l'etrangei
des relations utiles et charniaiites.''
144 VOYAGE EN OniE NT.
On sait à que! puint le bon Yorick, inconnu, inquiet, perdu
dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut ravi de trouver
accueil chez une aimable et complaisante gantière; mais com-.
bien une telle rencontre n'est-elle pas plus utile encore dans
une ville d'Orient 1
Madame Bonlioniiiie accepta avec toute la grâce et toute la
patience possibles le rôle d'interprète entre l'esclave et mol. Il
y avait du monde dans la salle de lecture, de sorte qu'elle nous
fit entrer dans un magasin d'articles de toilette et d'assortiment,
qui était joint à la librairie. Au c[uartier franc, tout commer-
çant vend de tout. Pendant que l'esclave, étonnée, examinait
avec ravissement les merveilles du luxe européen, j'expliquais
ma position à madame Bonhomme, qui, du reste, avait elle-
même une esclave noire à laquelle, de temps en temps, je
l'entendais donner des ordi'es en arabe.
Mon récit l'intéressa; je la priai de demander à l'esclave si
elle était contente de m 'appartenir.
— Aioua! répondit celle-ci.
A cette réponse affirmative, elle ajouta qu'elle serait bien
contente d'être vêtue comme une Européenne. Cette prétention
fit sourire madame Bonhomme, qui alla chercher un bonnet
de tulle à rubans et le lui ajusta sur la tète. Je dois avouer que
cela ne lui allait pas très-bien; la blancheur du bonnet lui don-
nait l'air malade.
— Mon enfant, lui dit madame Bonhomme, il faut rester
comme tu es; le tarbouch te sied beaucoup mieux.
Et, comme l'esclave renonçait au bonnet avec peine, elle lui
alla chercher un tatikos de fennne grecque festonné d'or, qui,
cette fois, était du meilleur effet. Je vis bien qu'il y avait là une
légère intention de pousser à la vente ; mais le prix était mo-
déré, malgré l'exquise délicatesse du iravail.
Certain désormais d'une double bienveillance, je me fis ra-
conter en détail les aventures de cette pauvre fille. Cela res-
semblait à toutes les histoires d'esclaves possibles, à l'Andrienne
de Térence, à mademoiselle Aïssé... Il est bien entendu que je
LES FEMMES DU CAIRE. J45
ne me flattais pus d'obtenir la vérilé complète. Issue de nobles
parents, enlevée toute petite au liord de la mer, chose qui se-
rait; invraisemblable aujourd'hui dans la jMcditerrance, mais
qui reste probable au point de vue des mers du Sud. Et, d'ail-
leurs, d'oîi serait-elle venue? Il n'y avait pas à douter de son
origine malaise. Les sujets de l'empire ottoman ne peuvent
être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n'est pas blanc
ou noir, en fait d'esclaves, ne peut donc appaitenir qu'à l'A-
byssinie ou à l'archipel indien.
Elle avait été vendue à un cheik très-vieux du territoire de
la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane
l'avaient emmenée et exposée en vente au Caire.
Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croii'e, en
effet, qu'elle n'avait ])as eu d'autre possesseur avant moi que ce
vénérable cheik glacé par l'âge.
— Elle a bien dix-huit ans, me dit madame Bonhounne ; mais
elle est tiès-forte, et vous l'auriez payée plus cher, si elle n'é-
tait pas d'une race qu'on voit rarement ici. Les Turcs sont gens
d'habitude, il leur faut des Abyssiniennes ou des noires ; soyez
sûr qu'on l'a promenée de ville en ville sans pouvoir s'en défaire.
— Eh bien, dis -je, c'est donc que le sort voulait que je pas-
sasse par là. Il m'était réservé d'influer sur sa bonne ou sa
u)auvais(; fortune.
Cttte manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale,
fut transmise à l'esclave, et me valut son assentiment.
Je lui lis demander pourquoi elle n'avait pas voulu mangei' le
matin et si elle était de la religion hindoue.
— Non, elle est musulmane, me dit madame Bonhomme
après lui avoir parlé; elle n'a pas mangé aujourd'hui, parce
que c'est jour de jeûne jusqu'au coucher du soleil.
Je regrettai qu'elle n'appartînt ])as au culte brahmanique,
pour lequel j'ai toujours eu un faible; quant au langage, elle
s'exprimait dans l'arabe le plus pur, et n'avait conservé de sa
langue primitive que le souvenir de quelques chansons ou pan-
touns, que je me promis de lui faire répéter.
I.
14 6 VOYAGE L.N OUIKÎST.
— Maintenant, nie dit madame Bonhomme, comment ferez-
vous pour vous entretenir avec elle?
— Mi'daaie, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel on se
montre content de tout; indiquez-m'en seuleuTînt un autre qui
exprime le contraire. Mon intelligence suppléera au reste, en
attendant que je m'instruise mieux.
— Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus ? me
dii-elle.
— J'ai de l'expérience, répondis-je, il faut tout prévoir.
— Hélas! me dit tout bas madame Bonhomme, ce teiribie
mot, le voilà : Maftsch! Cela comprend toutes les négations
possibles.
Alors, je me souvins que l'esclave l'avait déjà prononcé
avec moi.
VI l'île de RODDAn
Le consul général m'avait invité à faire une excursion dans
les environs du Caire. Ce n'était pas une offre à négliger, les
consuls jouissant de privilèges et de facilités sans nombre pour
tout visiter commodément. J'avais, en outre, l'avantage, dans
cette promenade, de pouvoir disposer d'une voiture européenne,
chose raie dans le Levant. Lne voiture au Caire est un luxe
d'autant plus beau, qu'il est impossible de s'en servir pour
circuler dans la ville ; les souverains et leurs représentants au-
raient seuls le droit d'écraser les hommes et les chiens dans
les rues, si l'étixtitesse et la forme tortueuse de ces dernières
leur permettaient d'en profiter. Mais le pacha lui-même est
obligé de tenir ses remises près des jiortes, et ne peut se faire
voiturer qu'a ses diverses maisons de campagne; alors, rien
n'est plus curieux que de voir un coupé ou une calèche du der-
nier goût de Paris ou de Londres portant sur le siège un cocher
à turban, qui tient d'une main son fouet et de l'autre sa longue
pipe de cerisier.
Je reçus donc un jour la visite d'un janissaire du consulat,
cjui frappa de grands coups à la porte avec sa grosse canne à
LES FEMMLS DU CAIRE. 147
pomme d'argent, pour me faire honneur dans le quartier. Il
me dit que j'étais attendu au consulat pour l'excursion conve-
nue. Nous devions partir le lendemain an point du jour ; mais
le consul ne savait pas que, depuis sa première invitation, mou
logis de garçon était devenu un ménage, et je me demandais
ce que je ferais de mon aimable compagne pendant une absence
d'ini jour entier. La mener avec rnoi eût été indiscret ; la laisser
seule avec le cuisinier et le portier était manquer à la pru-
dence la plus v^dgaire. Cela m'embarrassa beaucoup. Enfin je
songeai qu'il fallait ou se résoudre à acheter des eunuques, ou
>e confier à qiielqu'un. Je la fis monter sur un àne, et nous nous
arrêtâmes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai
à l'ancien mamelouk s'il ne connaissait p.*ts quelque famille
honnête à laquelle je pusse confier l'esclave pour un jour.
M. Jean, homme de ressoui-ces, m'indiqua un vieux Cophle,^
nommé Mansour, qui, ayant servi plusieurs années dans l'ar-
mée française, était digne de confiance sous tous les rapports.
Mansour avait été mamelouk comme M. Jean, mais des ma-
melouks de l'armée française. Ces derniers, coaime il me l'ap-
prit:, se composaient principalement de Cophtes qui, lors de la
retraite de l'expédition d'Egypte, avaient suivi nos soldats. Le
pauvre Mansoiir, avec plusieurs de ses camarades, fut jeté à
l'eau à Marseille par la populace pour avoir soutenu le parti
de l'empereur au retour des Bourbons ; mais, en véritable en-
fant du ]Sil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner un au-
tre point de la côte.
Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec
sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée . les pla-
fonds faisaient ventre et menaçaient la tète des habitants ; la
menuiserie découpée des fenêtres s'ouvrait par places comme
une guipure déchirée. Des restes de meubles et des haillons
paraient seuls l'antique demeure, où la poussière et le soleil
causaient une impression aussi morne que peuvent le faire la
pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos
villes. Jeus le cœur serré en songeant que la plus grande partie
i48 VOYAGE EN ORIENT.
de la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats
avaient abandonnées déjà, comme peu sûres. Je n'eus pas un
instant l'idée d'y laisser l'esclave, mais je priai le vieux Cophte
et sa femme de venir chez moi. Je leur promettais de les pren-
dre à mon service, quitte à renvoyer l'un ou l'autre de mes
serviteurs actuels. Du resie, à une piastre et deuiie, ou qua-
rante centimes par tête et par jour, il n'y avait pas encore de
prodigalité.
Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé,
comme les tvrans habiles, une nalion fidèle à deux peuples
douteux qui auraient pu s'entendre contre moi, je ne vis au-
cune difficulté à me rendre chez le consul. Sa voiture attendait
à la porte, bourrée de comestibles, avec deux janissaires à
cheval pour nous accompagner. Il y avait avec nous, outre le
secrétaire de légation, un grave personnage en costume oriental,
nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait invité pour
nous donner des explications; il parlait facilement l'italien, et
passait pour un poëte des plus élégants et des plus instruits
dans la littérature arabe.
— C'est tout à fait, me dit le consul, un homme du temps
passé. La r-é forme lui est odieuse, et pourtant il est difficile de
voir un esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération
d'Arabes philosophes, vnltaijiens même pour ainsi dire, toute
particulière à l'Egypte, et qui ne fut pas hostile à la domination
française.
Je demandai au cheik s'il y avait, outre lui, beaucoup de
poètes au Caire.
— Hélas! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour
une belle pièce de vers, le souverain ordonnait qu'on remplît
de sequins la bouche du poète, tant qu'elle en pouvait tenir.
Aujourd'hui, nous sommes seulement des bouches inutiles. A
quoi servirait la poésie, sinon pour amuser le bas peuple dans
les cai're fours?
— Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même
un souverain généreux?
LES Fl.MJlliS 1) L CAIRE. 149
— Il est trop pauvre, répondit le cheik, et, d'ailleurs, son
iij'norance est devenue telle, qu'il n'appréeie plus que les ro-
mans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il
suffit d'amuser les habitués d'un café par des aventures san-
glantes ou graveleuses. Puis, à l'endroit le plus intéressant, le
narrateur s'arrête, et dit qu'il ne conliiiuera pas l'Iiistoire qu'on
ne lui ait donné telle sonnne; mais il rejette toujours le dénoû-
raent au lendemain, et cela dure des semaines entières.
— Eh! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous'
— Quant aux illustres poèmes dAntar ou d'Abou-Zeyd,
continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes
religieuses et par habitude. Est-il même sur que beaucoup en
comprennent les beautés? Les gens de notre temps savent ù
peine lire. Qui croirait que les plus savants, entre ceu.x cjui
connaissent l'arabe littéraire, sont aujourd'hui deux Français?
— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de
M. Fresnel, consul de Djcddah. Vous avez pourtant, ajouta-t-il
en se tournant vci's le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe
blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des
mosquées?
— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie,
en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mômes
livres, sous prétexte que rien n'est plus beau et que la doctrine
en est supérieure à toutes choses? Autant vaut renoncer à notre
passé glorieux et ouviir nos esprits à la science des Francs.,.,
qui cependant ont tout appris de nous!
Nous avions quitté l'enceinte de la ville, laisf.é à droite Bou-
laq et les riantes villas c[ui l'entourent, et nous roulions dans
une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures,
qui traverse un vaste terrain cultivé, appartenant à Ibrahim,
C'est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers
de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujouidhui
|l semble un jardin. De grands bâtiments servant de fabriques oc-
cupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les
dépassant et tournant à dioite, nous nous trouvâmes devant
150 VOYAGE EX OniENT.
une arcade par où l'on descend au fleuve pour se rendre à l'île
de Pvoddali.
Le liras du Isil semble en cet endroit une petite rivière qui
coule parmi les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus
bordent la rive, et la tradition indique ce point comme étant
celui où la fille du pharaon ti'ouva le berceau de ^loïse. En se
tournant \ers le sud, on aperçoit à droite le port du vieux
Caire, à gauche les bâtiments du Mekkias ou Kilomètre, en-
tremêlés de minarets et de coupoles, qui forment la pointe de
l'île.
Cette dernière n'est pas seulement une délicieuse résidence
princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins d Ibrahim, le
Jardin des plantes du Caire. On peut penser que c'est justement
l'inverse du nôtre; au lieu de concentrer la chaleur par des
serres, il faudrait créer là des pluies, des froids et des brouil-
lards artificiels pour conserver les plantes de notre Europe. Le
fait est que, de tous nos arbres, on n'a pu élever encore qu'un
pauvre petit chêne, qui ne donne pas même de glands. Ibrahim
a été plus heureux dans la culture des plantes de l'Inde. C'est
une tout autre végttation que celle de l'Égvpte, et qui se montre
frileuse déjà dans cette latitude. Nous nous promenihues avec
ravissement sous l'ombrage vies tamaiins et des baobabs; des
cocotiers à la tige élancée secouaient cà et là leur feuillage dé-
coupé comme la fougère; mais, à travers mille végétations
étranges, j'ai distingué, comme infiniment gracieuses, des allées
de bambous formant rideau comme nos peupliers ; une petite
ri\ ière seipentait parmi les gazons, où des paons et des flamants
roses brillaient au milieu d'une foule d'oiseaux privés. De
temps en temps, nous nous reposions à l'ombie dune espèce
de saule pleureur, dont le tronc élevé, droit comme un mât,
répand autour de lui des niippes de feuillage fort épaisses; on
croit être ainsi dans ime tente de soie verte, inondée d'une douce
lumière.
iNous nous arrachâmes avec peine à cet liorizon magique, à
cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes dune autre partie
T>ES FEM.MES DL CAIUE. 151
tl'.i monde, où il semWait que nous fussions transportés par
miracle ; mais, en marchant au nord de l'ilc, nous ne tardâmes
])as à rencontrer toute une nature différente, destinée sans
<I:mte à compléter la gamme des végétations tropicales. Au mi--
lieu d'un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent des
bouquets gigantesques, par des chemins étroits, cachés sous
des voûtes de lianes, on arrive à une sorte de la!:)yrinthe qui
gravit dcn rochers factices, surmontés d'un belvédère. Entre
Us pierres, au boi'd des sentiers, sur votre tète, à vos pieds, se
tordent, s'enlacent, se hérissent et grimacent les plus étranges
reptiles du moniie végétal. On n'est pas sans inquiétude en
metiant le pied dans ces repaires de serpents et d'hydres endor-
mis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quelcpirs-uns
parodient les membres huiDains et rappellent la monsti ueuse
conformation des dieux polypes de Tlnde,
Ari'ivé au sommet, je fus frappé d'admiration en apercevant
dans tout leur développement, au-dfssus de Gizèh, qui borde
l'autre côté du fleuve, les trois pyramides nettement découpées
dans l'azur du ciel. Je ne les avais jamais si bien vues, et la
transparence de l'air permettait, quoiqu'à une distance de trois
lieues, d'en distinguer tous les détails.
Je ne suis pas de l'avis de Voltaire, qui prétend cpe lès
pyramides de l'Egypte sont loin de valoir ses fours à poulets ;
il ne m'était pas indifférent non plus d'être contemplé par qua-
rante siècles ; mais c'est au point de vue des souvenirs du Caire
et des idées arabes qu'un tel spet lacle m'intéressait dans ce
raonient-là, et je me hâtai de demander au cheik, notre com-
pagnon, ce qu'il pensait des quatre mille ans attribués à ces
monuments par la science européenne.
Le vieillard prit place sur le liivan de bois du kiosque, et
nous dit :
— Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été bâties
par le roi préndam/ te Gian-ben-Gian ; mais, à en croire une
tradition plus répandue chez Udus, il existait, trois cents ans
avant le déluge, un rui nommé Saiaid, fils de Salahoc, qui
152 \OYAr;i. ln oniiîNT.
songea une riuil que tout se icnvcisait sur la terre, leshomnies
tombant sur leur visaye et les maisons sur les hommes ; les
astres s'entre-choquaienl dans le c!el, et leurs débris cou-
vraient le sol à une grande hauteur. Le roi s'éveilla tout épou-
vanté, entra dans le temple du Soleil, et resta longtemps à bai-
gner ses joues et à pleurer, ensuite il convoqua les prêtres et
les devins. Le prêtre Akliman, le plus savant d'entre eux, lui
déclara qu'il avait fait lui-nnême un rêve semblable. « J'ai
songé, dit il, que j'étais avec vous sur une rr.onlagne, et que
je voyais le ciel abaissé au point qu'il approchait ilu sommet
de nos tètes, et que le peuple courait à vous en foule comme à
son refuge i qu'alors vous éle\iez les mains au-dessus de vous
el tâchiez de repousser le ciel ]iour lempècher de s'abaisser
davantage, et que, moi, vous voyant agir, je faisais aussi de
même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui nous dit :
« Le ciel retournera en sa place ordinaire lorsque j'aurai f.iit
9 trois cents tours. » Le prêtre ayant parlé ainsi, le roi Saurid
Çi\. prt'iicbe les hauteurs des astres et rechercher quel accident ils
promettaient. On calcula qu'il devait y avoir d'abord un déluge
d'eau et plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit
construire les pyramides dans celte forme angulaire proj re à
soutenir même le choc des astres, et poser ces pierres énormes,
reliées par des pivots de fer et taillées avec une précision telle,
que ni le feu du ciel ni le déluge ne pouvaient certes les péné-
trer. Là devaient se réfugier, au besoin, le roi et les grands du
royaume, avec les livres et images des sciences, les talismans
cl tout ce qu'il iaq)ortdit de conserver pour l'avenir de la race
humaine.
J écoutais cette légende avec grande attention, et je dis au
consul qu'elle me semblait beaucoup plus satisfaisante que la
supposition acceptée en Europe, que ces monstrueuses con-
structions auraient été seulement des tombeaux.
— Mais, dis~je, comment les gens réfugiés dans les salles
des pyramides auraient-ils pu respirer?
— On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des ca-
LES l'I'AniES [)U CAIRE. 153
naiix qui se perdent soii.-i la lerre. Cti tains d'entre eux coinimi-
niqiiaient avec les eaux du Nil, d'autifs correspondaient à de
vastes i,M'ottcs souterraines ; les eaux entraient par des con-
duits étroits, puis ressoi-taier-t plus loin, formant d'immenses
cataractes, et remuant l'air continuellement avec un bruit
effroj'ahle.
Le consul, homme positif, n'accueillait ces traditions qu'avec
un sourire; il avait profité de notre halte dans le kiosque pour
faire disposer sur une table les provisions apportées dans sa
voiture, et les bostanrjix d'Ibrahim-Pacha venaient nous olfrir,
en outre, des fleurs et des fruits rares, propres à compléter nos
sensations asiatiques.
En Afrique, on rêve l'Inde comme en Europe on rêve l'A-
frique ; l'idéal rayonne toujours au delà de notre horizon ac-
tuel. Pour moi, je questionnais encore avec avidité notre bon
cheik, et je lui faisais raconter tous les récits fabuleux de ses
pères. Je croyais avec lui au roi Saurid plus fermement qu'au
Chéops des Grecs, à leur Chéphren et à leur jMycérinus.
— Et qu'a-t-on trouvé, lui disais-je, dans les pyramides
lorsqu'on les ouvrit la première fois sous les sultans arabes?
— On trouva, dit-il, les statues et les talismans que le roi
Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le garde de la
pyramide orientale était une idole d'écaillé noire et blanche,
assise sur un trône d'or, et tenant une lance qu'on ne pou-
vait regarder sans mourir. L'esprit attaché à celte idole était
une femme belle et rieuse, qui apparaît encore de notre temps
et fait p<r(h'e l'esprit à ceux cpii la rencontrent. Le garde de
la pyriimide occidentale élail une idole de pierre rouge, armée
aussi d'une lance, ayant sur la îête un serpent entortillé; l'es-
prit qui le servait avait la forme d'un vieillard nubien, portant
un panier sur sa tète et dans ses mains un encensoir. Quant à
la troisième pyranàde, elle avait pour garde une petite idole de
basalte, avec le socle de mr'nie, qui attirait à elle tous ceux
qui la regardaient sans qu'ils pussent s'en détacher. L'esprit
apparaît encore sous la forme d'un jeune homme sans barbe et
9.
154 VOYAGE EN ORIENT.
nu. Quant aux autres pyramides de Saccarali, chacune aussi a
son spectre : Fun est un vieillard basané et noirâtre,, avec la
barbe courte; l'autre est une jeune femme noire, avec un en-
fant noir, qui, lorsqu'on la regarde, montre de longues dents
blanches et des yeux blancs ; un autre a la tète d'un lion avec
des cornes ; un autre a l'air d'un berger vêtu de noir, tenant un
bâton; un autre enlin apparaît sous la forme d'un religieux
qui sort de la mer et qui se mire dans ses eaux. Il est dange-
reux de rencontrer ces fantômes à l'heure de midi.
— Ainsi, dis-je, l'Orient a les spectres du jour, comme nous
avons ceux de la nuit?
— C'est c[u'en effet, observa le consul, tout le monde doit
dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik nous fait des
contes propres à appeler le sommeil.
— Mais, m'écriai-je, tout cela csl-11 plus extraordinaire que
tant de choses naturelles qu'il nous est Impossible d'expliquer?
Puisque nous croyons bien à b< création, aux anges, au déluge,
et que nous ne pouvons douter de la marche des astres,
pourcpioi n'admeti rions-nous pas qu'à ces astres sont atta-
chés des esprits , et que les premiers hommes ont pu se
mettre en rapport avec eux par le culte et par les monu-
ments ?
— Tel était, en effet, le but de la magie primitive, dit le cheik ;
ces talismans et ces figures ne pi^enaient force que de leur con-
sécration à chacune des planètes et des signes combinés avec
leur lever et leur déclin. Le prince des prêtres s'appelait Kater,
c'est-à-dire maître des influences. Au-dessous de lui, chaque
prctic avait un astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne),
RhaoKïs (Jupiter) et les autres. Aussi, chaque malin, le Kater
disait-il à un prêtre : « Où est à présent l'astre que tu sers ? »
Celui-ci répondait:» Il est en tel signe, tel degré, telle minute; b
et, d'après un calcul préparé, on éciivait ce qu'il était à propos
de faire ce jour-là. La première p3raiiiide avait donc été ré-
servée aux princes et à leur famille ; la seconde dut renfermer
les idoles des astres et les tabernacles des corps célestes, ainsi
LES FEM.^IES DU CAIRE. 155
que les livres d'astrologie, d'histoire et de science; là aussi,
les prêtres devaient trouver refuge. Quant à la troisième, elle
n'était destinée qu'à la conservation des cercueils de rois
et de prêtres, et, comme elle se trouva bientôt insuffisante,
on fit construire les pyramides de Saccarah et de Das-
chour. Le but de la solidité employée dans les construcv
tions était d'empêcher la destruction des corps embaumés qui,
selon les idées du temps, devaient renaître au bout d'une
certaine révolution des astres dont on ne précise pas au juste
l'époque.
— En admettant cette donnée, dit le consul, il y a des
momies qui seront bien étonnées, un jour, de se réveiller .=ous
un vitrage de musée ou dans le cabinet de curiosilés d'un
anglais.
— Au fond, observai-je, ce sont de vraies clirysalidcs liu-
maines dont le papillon n'est pas encore sorti. Qui nous dit
qu'il n'éclora pas quelque jour? J'ai toujours regardé comme
impies la mise à nu et la dissection des momies de ces pauvres
Égyptiens. Comment cette foi consolante et invincible de tant
de générations accumulées n'a-t-elle pas désarmé la sotte cu-
riosité européenne? Nous respectons les morts d'bier; mais les
morts ont-ils un âge?
— C'étaient des infidèles, dit le cheik.
— Hélas I dis-je, à cette époque, ni Mahomet ni Jésus n'étaient
nés.
Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je m'éton-
nais de voir un musulman imiter l'intolérance catholique. Pour-
quoi les enfants d'Ismaël maudiraient-ils l'antique Egypte, qui
n'a réduit en esclavage que la race d'isaac ? A M'ai diie, pour-
tant, les musulmans respectent en général les tombeaux et les
monuments sacrés des divers peuples, et l'espo'r seul de trou-
ver d'immenses trésors engagea un calife à fiiire ouvrir les py-
ramides. Leurs chroniques lappr.rtent qu'on trouva, darjs la
salle dite du Roi, une statue dhomme de pierre noire et une
statue de femme de pierre blanche debout sur une table, l'an
156 VOYAGE EN ORIENT.
tenant une lance et raiitre un .nrc. Au niilieu de la table était
un vase hermétiquement fermé, qui, lorsqu'on l'ouvrit, se
trouva plein de sang encore frais. Il y avait aussi un coq d'or
rouge émaillé d'hyacinthes qui fit un cri et battit des ailes lors-
qu'on entra. Tout cela rentre un peu dans les Mille et une
ISuils; mais qui empêche de croire que ces chambres ait nt con-
tenu des talismans et des figures cabalistiques! Ce qui est cer-
tain, c'est que les nioderueà n'y ont pas trouvé d'autres osse-
ments que ceux d'un bœuf. Le prétendu sarcophage de la
chambre du Roi était sans doute une cuve jjour l'eau lustrale.
D'ailleurs, n'est-il pas plus absurde, comme l'a remarqué
Volney,. de supposer qu'on ait entassé tant de pierres pour y
loger un cadavre de cinq pieds?
VII LE IIAIiEM DU VICE-ROI
Nous reprimes bientôt notre promenade, et nous allâmes
visiter un charmant palais orné de rocailles où les femmes du
vice-roi viennent hal)iter quelquefois l'été. Des parterres à la
turque, représentant les dessins d'un ta{)is, entourent cette ré-
sidence, où Ion nous laissa pénétrer sans difficulté. Les oi-
seaux manquaient à la cage, et il n'y avait de vivant dans les
salles cjue des pendules à musique, qui annonçaient chaque
quart d heure par un petit air de serinette tiré des opéras
français. La distribution d'un harem est la même dans tous les
palais turcs, et j'en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de
petits cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des
divans partout, et, pour tous meubles, de petites tables incrus-
tées d'écaillé ; des enfoncements découpés en ogives çà et là
dans la boiserie servent à serrer les narghilés, vases de fleurs
et tasses à café. Trois ou cjuatre chambres seulement, décorées
à l'européenne, contiennent quelques meubles de pacotille qui
feraient l'orgueil d'une loge de portier ; mais ce sont des sacri-
fices au progrès, des caprices de favorite peut-être, et aucune
de ces clioses n'est pour elles d'un usage sérieux.
LES FEM^IES DU CAIP. E. 157
Mais ce qui niaiu]iie en {général aux liaicins les plus prin-
ciers, ce soDt (les liis.
— Oïl couchent donc, disais-je aucheik, ces fcninips et leurs
esclaves?
— Sui- les divans.
— Et n ont-elles pas de couvertures?
— Elles dorment lout habilK'es. Cependant il y a des cou-
vertures de laine ou de soie pour 1 hiver.
— Je ne vois pas dans tout cela c[uelle est la place du
mari ?
— Eli bien, mais le mari couche dans sa chambre, les feuuncs
dans les leurs, et les esclaves {ndaleuf,) sur les divans des
grandes salles. Si les divans et les coussins ne semblent pas
commodfs pour dormir, on fait disposer des matelas dans le
milieu de la chambre, et l'on dort ainsi.
— TouthîdMllé?
— Toujours, mais en ne conservant que les vêlements les
plus simples, le panlalon, une veste, une robe. I.a loi défend
aux hommes, ainsi qu'aux femmes, de se découvrir les uns de-
vant les autres à partir de la gorge. Le privilège du mari est de
voir librement la ligure de ses épouses; si sa curiosité l'en-
traîne plus loin, ses yeux sont maudits : c'est un texte formel.
— Je comprends alors, dis-je, «jue le mari ne tienne pas
absolument à passer la nuit dans une chambre remplie de
femmes habillées, et qu'il aime autant dormir dans la sienne;
mais, s'il ennnène avec lui deux ou trois de ces dames...
— Deux ou trois! s'écria le cheik avec indignation; quels
chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient ainsi? Dieu
vivant! est-il une seule femme, même infidèle, c[ui ccmsenti-
rait à partager avec une autie l'honneur de d(jrmir pi es de
son mari? Est-ce ainsi que l'on fait en Europe?
— En Europe? répondis-je. Non, certainement; mais les
chrétiens nont qu'une femme, et ils supposent que les Turcs, en
ayant plusieurs, vivent avec elles comme avec une seule.
— S'il y avait, me dit le cheik, dès musulmans assez dépravés
158 VOYAGE EN ORIENT.
pour agir comme le supposent les chrétiens, leurs épouses lé-
gitimes demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-
mêmes auraient le droit de les quitter.
— Voyez, dis-je au consul quelle est encore l'erreur de l'Eu-
rope touchant les coutumes de ces peuples. La vie des Turcs
est pour nous l'idéal de la puissance et du plaisir, et je vois
qu'ils ne sont pas seulement maîtres chez eux.
— Presque tous, me répondit le consul, ne vivent, en réa-
lité, qu'avec une seule femme. Les filles de bonne maison en
font presque toujours une condition de leur alliance. L'homme
assez riche pour nourrir et entretenir convenablement plusieurs
femmes, c'est-à-dire donner à chacune un logonent à part, une
servante et deux vêtements complets par année, ainsi que feus
les mois une somme fixée pour son entretien, peut, il est vrai,
prendre jusqu'à quatre épouses; mais la loi l'oblige à consa-
crer à chacune un jour de la semaine, ce qui n'est pas toujours
fort agréable. Songez aussi que les intrigues de quatre femmes,
à peu près égales en droits, lui feraient l'existence la plus mal-
heureuse, si ce n'était un homme très-riche et très-haut placé.
Chez ces derniers, le nombre des femmes est un luxe comme
celui des chevaux; mais ils aiment mieux, en général, se borner
à une épouse légitime et avoir de belles esclaves, aveclesqnelles
encore ils n'ont pas toujours les relations les plus faciles, sur-
tout si leurs femmes sont d'une grande famille.
— Pauvres Turcs ! m'éc:riai-]e, comme on les calomnie !
Mais, s'il s'agit simplement d'avoir cà et là des maîtresses,
tout homme riche en Europe a les mêmes facilités.
— Ils en ont de plus grandes, me dit le consul. En Europe,
les institutions sont farouches sur ces points-là; mais les mœurs
prennent bien leur revanche. Ici, la religion, qui règle tout,
domine à la fois l'ordre social et l'ordre moral, et, comme elle
ne commande rien d'impossible, on se fait un point d'honneur
de l'observer. Ce n'est pas qu'il n'y ait des exceptions; cepen-
dant elles sont rares, et n'ont guère pu se produire que depuis
la réforme. Les dévots de Constantinople furent indignés contre
LES FEMMES DU CAIRE. 159
Malinioud, parce qu'on apprit qu'il avait fait constriiwe une
salle de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de
ses fennnes ; mais la chose est très-peu probable, et ce n'est sans
doute qu'une invention des Européens.
Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de cail-
loux ovales formant des dessins blancs et noirs et ceints d'une
haute bordure de buis taillé; je voyais en idée les blanches ca-
dines se disperser dans les allées, traîner leurs babouches sur
le pavé de mosaïque, et s'assembler dans les cabinets de ver-
dure où de grands ifs se découpaient en balustres et en ar-
cades; des colombes s'y posaient parfois comme les ftmes plain-
tives de cette solitude, et je songeais qu'un Turc, au milieu de
tout cela, ne pouvait poursuivre que le fantôme du plaisir.
L'Orient n'a plus de grands amoureux ni de grands volup-
tueux même; l'amour idéal de Medjnoun ou d'Antar est oublié
des musulmans modernes, et rinconstante ardeur de don Juan
leur est inconnue. Ils ont de beaux palais sans aimer l'art; de
beaux jardins sans aimer la nature ; de belles femmes sans
com])rendre l'amour. .Te ne dis pas cela pour Méhémet-Ali ,
Macédonien d'origine, et qui, en mainteoccasion, a montré l'âme
d'Alexandre; mais je regrette que son fils et lui n'aient pu ré-
tablirenOrientlaprééminence delà race arabe, si intelligente, si
chevaleresque autrefois. L'esprit turc les gagne d'un côté, l'esprit
européen de l'autre ; c'est un médiocre résultat de tant d'efforts!
Nous retournâmes au Caire après avoir visité le bâtiment du
Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement consacré à Sé-
rapis, plonge dans un bassin profond et sert à constater la hau-
teur des inondations de chaque année. Le consul voulut nous
mener encore au cimetière de la famille du pacha. Voir le ci-
metière après le harem, c'était une triste comparaison à faire;
mais, en effet, la critique de Itt polygamie est là. Ce cimetière,
consacré aux seuls enfants de celte famille, a l'air d'être celui
d'une ville. Il y a là plus de soixante tombes, grandes et pe-
tites, neuves pour la pbqiart, et composées (!e cippes de marbre
blanc. Chacun de ces cippes est surmonté soit d'un turban, soit
ICO VOYAGE i:n oi. ient.
d'une coiffure de femme, ce qui donne à toutes les tournes turques
«n caractère de réalité funèbre ; il semble que l'on marche à tra-
vers une foule pétrifiée. Les plus importants de ces tombeaux
sont drapés de riches étoffes et portent des tuibans de soie et
de cachcniirc : là, l'illusion est plus poignante encore.
Il est consolant de penser que, malgié toutes ces pertes, la
famille du pacha est encore assez nombreuse Du reste, la mor-
talité des enfants turcs en Egypte paraît un fait aussi ancien
qu'incontestable. Ces fameux, mamelouks, qui dominèrent le
pays si longtemps, et qui y faisaient venir les plus belles femmes
du monde, n'ont pas laissé un seul rejeton.
VIII LES MYSTKRES DU HAKEU
Je méditais sur ce que j'avais entendu.
Voilà donc une illusion qu'il faut perdre encore : les délices
du harem, la toute-puissance du mari ou du maître, des
femmes charmantes s'unissant pour faire le bonheur d'un seul!
la religion ou les coutumes tempèienl singulièrement cet idéal,
qui a séduit tant d'Européens. Tous ceux qui, sur la foi de nos
préjugés, avaient compris ainsi la vie orientale, se sont vus
découragés en bien peu de temps. La plupart des Francs en-
trés jadis au service du pacha, qui, par une raison d'intérêt
ou de plaisir, ont embrassé l'islamisme, sont rentrés aujourd'hui
sinon dans le giron de l'Eglise, au moins dans les douceurs de
la monogamie chrétienne.
Pénétrons-nous bien de celte idée, que la femme mariée,
dans tout l'empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous,
et qu'elle peut même empêcher son mari de prendre une se-
conde femme, en faisant de ce point une clause de son contrat
de mariage. Et, si elle consent à habiter la même maison
qu'une autre femme, elle a le droit de vivre à part, et ne con-
court nullement, comme on le croit, à former des tableaux
gracieux avec les esclaves sous l'œil d'un maître et d'un époux.
Gardons-nous de penser que ces belles dames consentent même
LES FEMMES DU CAIRE. IGt
à chanter ou à danser pour divertir leur seigneur. Ce sont des
talents qui leur ])araissent indignes d'une femme honnête;
mais chacun a le droit de faire venir dans son harem des ai-
mées et des ghawasies, et d'en donner le divertissement à ses
femmes. Il faut aussi que le maître d'un sérail se garde bien
de se préoccuper des esclaves qu'il a données à ses épouses,
car elles sont devenues leur propriété personnelle ; et, s'il lui
plaisait d'en acquérir pour son usage, il ferait sagement de les
établir dans une autre maison, bien que rien ne l'empêche
d'user de ce moyen d'augmenter sa postérité.
Maintenant, il faut qu'on sache aussi que, chaque maison
étant divisée en deux parties tout à fait séparées, l'une con-
sacrée aux hommes et l'autre aux femmes, il y a bien un
maître d'un côté, mais de l'autre une maîtresse. Cette dernière
est la mère ou la belle-mère, ou l'épouse la plus ancienne ou
celle qui a donné le jour à l'aîné des enfants. La première
femme s'appelle la grande dame, et la seconde le perrofjuct
{ilurrah). Dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui
n'existe que pour les grands, le harem est une sorte de couvent
où domine une règle austère. On s'y occupe principalement
d'élever les enfants, de faire quelques broderies et de diriger
les esclaves dans les travaux du ménage. La visite du mari se
fait en cérémonie, ainsi que celle des proches parents, et,
comme il ne mange pas avec ses femmes, tout ce qu'il peut
faire pour passer le temps est de fumer gravement son nar-
ghilé et de prendre du café ou des sorbets. Il est d'usage qu'il
se fasse annoncer quelque temps à l'avance. De plus, s'il trouve
des pantoufles à la porte du harem, il se garde bien d'entrer,
car c'est signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite
de leurs amies, et leurs amies restent souvent un ou deux
jours.
Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des visites,
on ne peut guère la contester à une femme de naissance libre.
Le droit du mari se borne à la faire accompagner par des
esclaves ; mais cela est insignifiant comme précaution, à cause
162 VOYAGE EN ORIEM'.
de la Hscilité qu'elles aiiraicnt de les gaLir.cr ou de sortir sous
un déguisement, soit du bain, soit de la maison d'une de leurs
amies, tandis que les surveillanis attendraient à la porte. Le
masque et l'unirorniité (!es vêtements leur donn< laient , en
réalité, plus de lib'=j-té qu'aux Européenne'^, si elles < taient
disposées aux intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans
les cafés roulent souvent sur des aventures d'amants qui &e dé-
guisent en femmes pour pénétrer dans un liarem. RiiMi nest
plus aisé, en effet; seulement, il faut dire que ceci appartient
plus à l'imagination arabe qu'aux mœurs turques, qui domi-
nent dans tout l'Orient depuis deux siècles. Ajoutons encore
qtie le musulmr>n n'est pint porté à l'adultère, et trouverait
révoltant de posséder une femiiîe qiti ne serait pas entièrement
à lui. - .
Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sor.t rai'cs.
Autrefois, il y avait un double danger de mort; aujourd'hui, la
femme seule peut risquer sa vie, mais seulement au cas de fla-
grant délit dans la maison conjugale. Autrement, le cas d'adul-
tère n'est qu'une cause de divorce et de punition quelconque.
La loi musulmane n'a donc rien qui réduise, comme on l'a
cru, les femmes à im état d'esclavage et d'abjection. Elles hé-
ritent, elles possèdent personnellement, comme partout, et en
dehors même de l'autorité du mari. Elles ont le droit do pro-
voquer le divorce pour des motifs réglés par la loi. Le privi-
lège du mari est, sur ce point, de pouvoir divorcer sans
donner de raisons. Il lui suffit de dire à sa femme devant trois
témoins : « Tu es divorcée; » et elle ne peut dès l"rs réclamer
que le douaire stipulé dans son contrat de mariage. Tout le
monde sait que, s'il voulait la reprendre ensuite, il ne le pour-
rait que SI elle s'était remariée dans l'intervalle et fût devenue
libre depuis. L'histoire du Imita, qu'on appelle en Egypte miis-
thilla, et qui joue le rôle d'épouseur intermédiaire, se renou -
velle quelquefois pour les gens riches seulement. Les pauvres,
se mariant sans contrat écrit, se quittent et se reprennent sans
difficulté. F^nfin, quoique ce soient surtout les grands persoii-
LES FEMMES DU CAIKE. 163
■•ngesqui, par ostentation ou par goût, usent de la polygamie,
; y a au Caire de pauvres diables qui cpouscnt plus'curs
cninies afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi
lois ou quatre ménages dans la ville, qui s'ignorent parfaite-
n.cnt l'un Tautre. La découverte de ces mystères amène ordi-
: airemen.' -fies dismites comiques et l'expulsion du paresseux
lellah des divers toyers de sts épouses; car^ si la loi lui permet
])lusieurs femmes, elle lui impose, d'un autre côté, l'obligation
de les nourrir.
IX —• LA LEÇON DE FIIA?>-ÇAI3
J'ai roiroiivé mon logis dans l'état où je l'avais laissé : le
vieux Cophte et sa femme s'occnpant à tout mettre en ordre,
l'esclave dormant sur un divan, les coqs et les poules, dans la
cour, becquetant du maïs, et le barbarin, qui fumait au café
d'en face, m'attendant fort exactement. Par exemjile , il fut
impossible de retrouver le cuisinier ; l'arrivée du Cophte lui
avait fait croire sans doute qu'il allait être remplacé, et il était
parti tout à coup sans rien dire; c'est un procédé très-fréquent
des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-ils
soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à leur
fantaisie.
Je ne vis pas d'inconvénient à remplacer Mustapha par ^lan-
sonr; et sa femme, qui venait l'aider dans la journée, me pa-
raissait une excellente gardienne pour la moralité de mon in-
térieur. Seulement, ce couple respectable ignorait parfaitement
les éléments de la cuisine, même égyptienne. Leur nourriture à
eux se composait de maïs bouilli et de légumes découpés dans
du vinaigre, et cela ne les avait conduits ni à l'art du saucier ni
à celui du rôtisseur. Ce qu'ils essayèrent dans ce sens fit jeter
les hauts cris à l'esclave, qui se mit à les accabler d'injures. Ce
trait de caractère me déplut fort.
Je chargeai Mansour de lui dire que c'était maintenant à son
our de faire la cuisine, et que, voulant l'emmener dans mes
164 Voyage en ouient.
voyages, i] était bon qu'elle s'y pic'paràt. Je ne puis rendre
loute l'expression d'orgueil blessé, ou plutôt de dignité offensée,
dont elle ncus foudroya tous.
— Dites au sidi, répondit elle à ^lansour, que je suis une
cadinc (dame) et non une oditlcuh (servante), et que j'écrirai au
pacha, s'il ne me dunne pas la position qui convient.
— Au pacha? m'écriai-je. 3Iais cjue fera le pacha dans cette
affaire? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir, et,
si je n'ai pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut
très-bien m'arriver, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas
le ménage, comme font les femmes dans tous les pays.
— Elle répond, dit Mansour, qu'en s'adressant au pacha,
toute esclave a le droit de se faire revendre et de changer ainsi
de maître ; qu'elle est de religion musulmane, et ne se résignera
jamais à des fonctions viles.
J'estime la fierté dans les caractères, ^ct, puisqu'elle avait ce
droit, chose dont Mansoui' me confirma la vérité, je me bornai
à dire que j'avais plaisanté; c|uc, seulement, il fallait qu'elle
s'excusât envers ce vieillard de l'emportement qu'elle avait
montré; mais Mansour lui traduisit cela de telle manière, que
l'excuse, je crois bien, vint de son coté.
Il était clair désormais que j'avais fait une folie en achetant
cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m' être
pour le reste de ma route qu'un sujet de dépense, au moins
fallait-il qu'elle pût me servir d'interprète. Je lui déclarai que,
puisqu'elle était une personne si distinguée, il était bon qu'elle
appi'ît le français pendant que j'apprendrais l'arabe. Elle ne
repoussa pas cette idée.
Je lui donnai donc une leçon de langage et d'écriture; je lui
fis faire des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui
appris quelques mots. Cela l'amusait assez, et la prononciation
du français lui faisait perdre l'mtonation gutturale, si peu gra-
cieuse dans la bouche des femmes arabes. Je m'amusais beau-
coup à lui faire prononcer des phrases tout entières qu'elle ne
comprenait pas, par exemple celle-ci ; « Je suis une petite sau-
LES FEMIMES DU CAIRE. 165
vage, D qu'elle pronuiiç.iit : Zc sonis oiic hctit sovaze. Me
voyant rire , elle crut que je lui faisais dire quelque chose
d'inconvenant, et appela Maiisour pour lui traduire la phrase.
jS'y trouvant j)as grand mal, elle répéta avec beaucoup de grâce :
— Alla (moi), hétit soK'aze?... Mafisch (pas du tout) !
Son sourire était charmant.
Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l'es-
clave me lit comprendre qu'elle voulait écrire [h^tab) selon sou
idée. Je pensai qu'elle savait écrire en arabe et je lui donnai
une page blanche. Lientôt je vis naître sous ses doigts une
série bizarre d'hiéroglyphes, qui n'appartenaient évidemment
à la calligraphie d'aucun peuple. Quand la page fut pleine, je
lui fis demander parMansour ce qu'elle avait voulu faire.
— Je vous ai écrit; lise::! dit-elle.
— Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C'est
seulement ce que pourrait tracer la griffe d'un chat trempée
dans l'encre.
Cela l'étonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les fois
qu'on pensait à une chose en promenant au hasard la plume
sur le ])apier, l'idée dcNait ainsi se traduire clairement pour
l'œil du lecteur. Je la détrompai, et je lui fis dire d'énoncer ce
qu'elle avait voulu écrire, attendu qu'il fallait pour s'instruire
beaucouj) ])lus de temps qu'elle ne supposait.
Sa suj)plique naïve se composait de plusieurs articles. Le
premier renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un
habbarah de tatfetas noir, comme les dames du Caire, afin de
n'être plus confondue avec les simples femmes fellahs ; le se-
cond indiquait le désir d'une robe [yalch) en soie verte, et le
troisième concluait à l'achat de b .ttines jaunes, qu'on ne pou-
vait, en qualité de musulmane, lui refuser le droit de porter.
Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux
femmes un certain air de palmipèdes fort peu séduisant, et le
reste les fait i-essembler à d'énormes ballots; mais, dans les
bottines jaunes particulièrement, il y a une grave question de
prééminence sociale. Je promis de réfléchir sur tout cela.
166 VOYAGE EN OUIENT.
CUOUBr.* H
Ma. réponse lui paraissant favorable, l'esclave se leva en
frapjiant les mains et répétant à plusieurs reprises :
— El fi/! elfill
— Qu'est-ce que cela? dis-je à Mansour.
— La aiti (dame), me dit-il après l'avoir interrogée, voudrait
aller voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se
trouve au palais de Méhémet-Ali, à ChouLrah.
Il était juste de récompenser son application à l'étude, et je
fis appeler les âniers. La porte de la ville, du côté de Choubrah,
n'était qu'à cent pas de notre maison. C'est encore une porte
armée de grosses tours qui datent du temps des croisades. On
passe ensuite sur le pont d'un canal qui se répand à gauche,
en formant un petit lac entouré dune fraîche végétation. Des
casins, cafés et jardins publics profitent de cette fraîcheur et de
cette ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de
Grecques, d'Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles
ne quittent leurs voiles qu'à lintérieur des jardins, et là, encore,
on peut étudier les races si curieusement contrastées du
Levant. Plus loin, les cavalcades se perdent sous Tombrage de
l'allée de Choubrah, la plus belle qu'il y ait au monde assuré-
ment. Les sycojuores et les ébéniers, qui l'ombragent sur une
étendue d'une lieue, sont tous d'une grosseur énox'me, et la
voûte que forment leurs branches est tellement touffue, qu'il
règne sur tout le chemin une sorte d'obscurité, relevée au loin
par la lisière ardente du désert, qui brille à droite, au delà des
terres cultivées. A gauche, c'est le Nil, qui côtoie de vastes
jardins pendant une demi-lieue, jusqu'à ce qu'il vienne border
l'allée elle-même et l'éclaircir du reflet pourpré de ses eaux. Il
y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à moitié
chemin de Choubrah, et très- fréquenté des promeneui'S. Des
champs de maïs et de cannes à sucre , et çà et là quel-
ques maisons de plaisance , continuent à droite , jusc^u'à ce
LES l-'EMMILS DU CAIRE. 1G7
qu'on arrive à de grands bâtiments qui appartiennent au
pacha.
C'était là qu'on faisait voir un éléphant blanc donné à Son
Altesse par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée
de joie, ne pouvait se lasser dadniirer cet animal, qui lui
rappelait son pays, et qui, même en Egvpte, est une curiosité.
Ses défenses étaient ornées d'anneaux d'argent, et le cornac lui
fit faire plusieurs exocices devant nous. Il ari'iva même à lui
donner des attitudes qui me parurent d'une décence contes-
table, et, comme je faisais signe à l'esclave, voilée, mais non
pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du paclia
me dit avec gravité :
— Aspettutel... E per ricreare le donne . (Attendez!... C'est
pour divertir les femmes.)
Il y en avait là plusieurs qui n'étaient, en effet, nullement
scandalisées, et qui riaient aux éclats.
C'est une déhcieuse résidence que Choubrah. Le palais du
j)acha d'Egypte, assez sitnple et de construction ancienne,
donne sur le Ml, en face de la plaine d'Enibabeh, si fameuse
par la déroute des mamelouks. Du côté des jardins, on a
cou.struit un kins.|uc dont les galeriesi, peintes et doi-ées, sont
de l'aspect le plus brillant. Là, véritablement, est le triomphe
du goùl oriental.
On peut visiter l'intérieur, où se trouvent des volières d'oi-
seaux rares, des salles de réception, des bains, des billards, et,
en pénétrant plus loin, dans le palais même, on retrouve ces
salles uniformes décorées à la turque, meublées à l'européenne,
cjui constituent partout le luxe des demeures princières. Des
])aysages sans perspective peints à l'œuf, sur les panneaux et
au-dessus des portes, tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune
ciéature animée, donnent une médiocre idée de l'art égyptien.
Toutefois les artistes se permettent quelques animaux fabuleux,
comme daupliins, hippogriffes et sphinx. En fait de batailles,
ils ne jjeuvent représenter que les sièges et combats maritimes;
des vaisseaux dont on ne voit oas les marins luttent contre des
iG8 VOYAGE EN ORIENT.
forteresses où la garnison se défend sans se montrer; les feux
croisés et les bombes semblent partir deux-raémes, le bois
veut conquérir les pierres, Ihomme est absent. Cest pourt;mt
les eul moyen qu'on ait eu de représenter les principales scènes
de la campagne de Grèce dlbrahim.
Au-dessus de la salle uù le pacba rend la justice, on lit cette
belle maxime : « Un quait d'heure de clémence vaut mieux
que soixante et dix heures de prière. »
ISous sommes redescendus dans les jardins. Que de rose^^,
grand Dieu' Les roses de Chouhrah, c'est tout dire en Egypte;
celles du Fayoum ne servent que pour Ihuile et les confitures.
Les bostangis venaient nous en offrir de tous côtés. Il y a
encore un autre luxe chez le pacha : c'est qu'on ne cueille ni les
citrons ni les oranges, pour que ces pommes d"or réjouissent le
plus longtemps possible les yeux du promeneur. Chacun peut,
du reste, les ramasser après leur chute. 3Iais je n'ai rien dif
encore du jardin. On peut critiquer le goût des Orientaux dans
les intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des
vergers, des berceaux et des cabinets d'ifs taillés qui rappellent
le-style de la renaissance; c'est le paysage du Décaméion. Il
est probable que les premiers modèles ont été créés par des
jardiniers italiens. On n'y voit point de statues, mais les fon-
taines sont d'un goût ravissant.
Un pavillon vitré qui couronne une suite de terrasses étagées
en ])yramide, se découpe sur l'horizon avec un aspect tout
féerique. Le calife Haroun n'en eut jamais sans doute de plus
beau; mais ce n'est l'ien encore. On redescend après avoir
admiré le luxe de la salle intérieure et les draperies de soie
cjui voltigent en plein air parmi les guirlandes et les festons de
verdure; on suit de longues allées bordées de citronniers
taillés en quenouille, on traverse des bois de bananiers dont la
feuille transparente rayonne comme l'émeraude, et l'on arrive
à l'autre bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse
et trop connue pour être ici longuement décrite. C'est un
immense bassin de marbre blanc, entouré de galeiies soutenues
LES FEMMES DU CAIRE. 169
par des colonnes d'un goût byzantin, avec une haute fontaine
dans le milieu, d'où l'eau s'échappe par des gueules de cro-
codile. Toute l'enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits
d'été, le pacha se fait promemer sur le bassin dans une cange
dorée dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces
belles dames s'y baignent aussi sous les yeux, de leur maître,
mais avec des peignoirs en crêpe de soie..., le Coran, comme
nous savons, ne permettant pas les nudités.
XI LES AFRITES
Il ne m'a pas semblé indifférent d'étudier dans une seule
femme d'Orient le caractère probable de beaucoup d'autres,
mais je craindrais d'attacher trop d'importance à des minuties.
Cependant qu'on imagine ma surprise, lorsqu'en entrant un
matn dans la chambre de l'esclave, je trouvai une guirlande
d'oignons suspendue en travers de la porte, et d'autres oignons
disposés avec symétrie au-dessus de la place où elle dormait.
Croyant que c'était un simple enfantillage, je détachai ces
ornements peu propres à parer la chambre, et je les envoyai
négligemment dans la cour; mais voilà l'esclave qui se lève
furieuse et désolée, s'en va ramasser les oignons en pleurant
et les remet à leur place avec de grands signes d'adoration. Il
fallut, pour s'expliquer, attendre l'arrivée de Mansour. Provi-
soisement je recevais un déluge d'imprécations dont la plus
claire était le mot pharaon! je ne savais trop si je devais me
fâcher ou la plaindre. Enfin ^Mansour arriva, et j'appris que
j'avais renversé un sort, que j'étais cause des malheurs les plus
terribles qui fondraient sur elle et sur moi.
— Après tout, dis-je à Mansour, nous sommes dans un pays
où les oignons ont été des dieux ; si je les ai offensés, je ne
demande pas mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir
quelque moyen d'apaiser le ressentiment d'un oignon d'Egypte !
Mais l'esclave ne voulait )ien entendre et répétait en se tour-
nant vers moi ; Pharaon! Mansour m'apprit que cela voulait
I. 10
170 VOYAGE EN OUIE^T.
dire « un être impie et lyranniqae; » je fus afTecté de ce re-
proche, mais bien aise d'apj-rendre que le nom dos anciens rois
(le ce pays était devenu une injure. Il n'y avait pas de quoi
s'en fâcher pourtant; on m'apprit que cette cérémonie des
oignons élait générale dans les maisons du Caire à un certain
jour de Tannée ; cela sert à conjurer les maladies épidémiques.
Les craintes de la pauvre fdie se vérifièrent, en raison pro-
bablement de son imagination frappée. Elle tomba malade
assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle ne voulut
suivre aucune prescription de médecin. Pendant mon absence,
elle avait appelé deux femmes de la maison voisine en leur
parlant d'une terrasse à l'autre, et je les trouvai installées près
d'elle, qui récitaient des prières, et faisaient, comme me l'ap-
prit Mansonr, des conjurations contre les afrites ou mauvais
espiits. Il paraît que la profanation des oignons avait révolté
ces derniers, et qu'il y en avait deux spécialement hostiles à
chacun de nous, dont l'un s'appelait le Vert, et l'autre le Doré.
Vovant que le mal était smtoiit dans Timagination, je laissai
faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin une autre très-
vieille. C'était une santone renommée. Elle apportait un ré-
chaud qu'elle posa au milieu de la chambre, et où elle fit
brûkr une pierre qui me sembla être de l'alun. Cette cuisine'
avait pour objet de contrarier beanconp les afrites, que les
femmes voyaient clairement dans la fumée, et qui demandaient
grâce. Mais il fallait extirper tout à fait le mal; on fit lever
l'esclave, et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une
toux très-forte ; pendant ce temps, la vieille lui frappait le
dos, et toutes chantaient d'une voix traînante des prières et des
imprécations arabes
Mansour, en qualité de chrétien cophte, était choqué de
toutes ces pratiques; mais, si la maladie provenait d'une cause
morale, quel mal y avait-il à laisser agir un traitement ana-
logue? Le fait est que, dès le lendemain, il y eut un mieux
évident, et la guérison s'ensuivit.
L'esclave ne voulut plus se séparei' des deux voisines qu'elle
LES FE.MJIES DU CAIUE. 171
avait appelées, et continuait à se faire servir par elles. l.'(ine
s'appelait Cartoum, et l'autre Zabetta. Je ne voyais pas la né-
cessité d'avoir lant de monde dans la maison, et je me gardais
bien de leur olfrir des images; mais elle leur faisait des présents
de ses propres effets; et, comme c'étaient ceux qu'Abd-el-Kérim
i!ui avait laissés, il n'y avait rien à dire; toutefois, il fallut bien
les i-em placer pai' d'autres, et en venir à l'acquisition tant sou-
haitée du habbarali et du yalek.
La vie orientale nous joue de ces tours; tout semble d'abord
simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de né-
cessités, d'usages, de fantaisies, et l'on se voit entraîné à une
existence pac/m^esque, qui, jointe au désordre et à l'infidélité
des comptes , épuise les bourses les mieux garnies. J'avais
voulu m'initier quelque temps à la vie intime de l'Egypte ;
mais peu à peu je voyais tarir les ressources futures de mon
voyage.
— iiMa pauvre enfant, dis-je à l'esclave en lui faisant expli-
quer la situation, si tu veux rester au Caire, lu es libre.
Je m'attendais à une explosion de reconnaissance.
— Libre! dit-elle; et que voulez-vous que je ûisse? Libre I
mais oùirai-je? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim !
— Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme ;
recevoir un tel argent, ce serait honteux.
— Eh bien, dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner
ma vie, moi? est-ce que je sais faire quelque chose?
— iiNe peux-tu pas te mettre au service d'une dame de ta
religion ?
— Moi, servante? Jamais. Revendez-moi : je serai achetée
par un //.uslim, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis
devenir une grande dame! Vous voukz me quitter?... iMencz-
moi au bazar.
Voilà un singulier pays où ks esclaves ne veulent pas de la
Uberté!
Je sent. is bien, dn re>te, qu'elle avait raison, et j'en savais
assez déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour
17 2 VOYAGE EN ORIENT.
ne pas douter que sa condition d'esclave ne fût très-supérieure
à celle des pauvres Egyptiennes employées aux travaux les
plus rudes, et malheureuses avec des maris misérables. Lui
donner la liberté, c'était la vouer à la condition la plus triste,
peut-être à l'opprobre, et je me reconnaissais moralement res-
ponsable de sa destinée,
— Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il
faut me suivre dans d'autres pays,
— Ana enté sava-sava (moi et toi, nous irons ensemble) ! me
dit-elle.
Je fus heureux de cette résolution, et j'allai au |)oit de Bou-
laq retenir une cange qui devait nous porter jur la branche
du ISil qui conduit du Caire à Dauiictle.
IV
LES PYRAMIDZS
L ASr.K.\SION
Avant de partir, j'avais rcsnlu de visi'er les pyramides, et
j'allai revoir le consul général pour lui demandei des avis sur
cette excursion. Tl voulut absolument faire encore celte |)ro-
menade avec moi, et nous nous dirigeâmes vers le vieux Caire.
Il me j)arut triste pendant le chemin, et toussait i^eaucoup d'une
toux sèche, lorsque nous traversâmes la plaine de Karafeh.
Je le savais malade depuis longtemps, et il m'avait dit lui-
même qu'il voulait du moins voir les pyramides avant de
mourir. Je croyais qu'il s'exagérait sa position; mais, lorsque
nous fûmes arrivés au bord du ]Nil, il me dit :
— Je me sens déjà fatigué...; je préfère l'ester ici. Prenez
la cange que j'ai fait préparer; je vous suivrai des yeux, et je
croirai être avec vous. Je vous prie seulement de compter le
nombre exact des marches de la grande pyramide, sur lequel
les savants sont en désaccord, et, si vous allez jusqu'aux autres
pyramides de Saccarah, je vous serai obligé de me rapporter
u.'.e momie d'ibis... Je voudrais comparer l'ancien ibis égyp-
tien avec cette race dégénérée des courlis que l'on rencontre
encore sur les rives du Nil.
Je dus alors m'embarquer seul à la pointe de l'île de Roddah,
pensant avec tristesse à cette confiance des malades qui peu-
vent rêver à des collections de momies, sur le bord de leur
propre tombe,
10.
174 VOYAGE EN ORIENT.
La branche du Nil entre Roddah et Gizèh a une telle lar-
geur, qu'il faut une demi-heure environ pour la passer.
Quand on a traversé Gizèh, sans trop s'occuper de son école
de cavalerie et de ses fours à poulets, sans analyser ses dé-
combres, dont les gros murs sont construits par un art parti-
culier avec des vases de terre superposés et pris dans la maçon-
nerie, bâtisse plus légère et plus aérée que solide, on a encore
devant soi deux lieues de plaines cultivées à parcourir avant
d'atteindre les plateaux stériles où sont posées les grandes
pyramides, sur la lisière du désert de Libye.
Plus on approche, plus ces colosses diminuent. C'est un effet
de perspective qui tient sans doute à ce que leur largeur égale
leur élévation. Pourtant, lorsqu'on arrive au pied, dans l'ombre
même de ces montagnes faites de main d'homme, on admire et
l'on s'épouvante. Ce qu'il faut gravir pour atteindre au faite de
la première pyramide, c'est un escalier dont chaque marche a
environ un mètre de haut. En s' élevant, ces marches diminuent
nn peu, — d'un tiers tout au plus pour les dernières.
Une tribu d'Arabes s'est chargée de protéger les voyageurs
et de les guider dans leur ascension sur la principale pyramide.
Dès que ces gens aperçoivent un curieux qui s'achemine vers
leur domaine, ils accourent à sa rencontre au grand galop de
leurs chevaux, faisant une fantasia toute pacifique et tirant en
l'air des coups de pistolet pour indiquer qu'ils sont à son ser-
TÎce, tout prêts à le défendre contre les attaques de certains
Bédouins pillards qui pourraient par hasard se présenter.
Aujourd'hui, cette supposition fait sourire les voyageurs,
rassurés d'avance à cet égard ; mais, au siècle dernier, ils se
trouvaient réellement mis à contribution par une bande de faux
brigands, qui, après les avoir effrayés et dépouillés, rendaient
les armes à la tribu protectrice , laquelle touchait ensuite une
forte récompense pour les périls et les blessures d'un simulacre
de combat.
La police du roi d'Egypte a surveillé ces fourberies. Au-
înurd'hui, l'on peut se fier complètement aux Arabes gardiens
LES FEMMES DU CAIOE. 175
de la seule merveille du monde que le temjis nous ait con-
seivce.
On m'a donné quatre hommes, pour me guider et me sou-
tenir pendant mon ascension. Je ne comprenais pas trop d'a-
bord comment il était possible de gi'avir des marches dont la
première seule m'arrivait à la hauteur de la poitrine. Mais, en
un clin dœil, deux des Arabes s'étaient élancés sur cette assise
gigantesque, et m'avaient saisi chacun un bras. Les deux autres
me poussaient sous les épaules, et tous les quatre, à chaque
mouvement de cette manœuvre chantaient, à Funisson le verset
arabe terminé pai' ce refrain aniique ; Eleyson l
Je comptai ainsi deux cent sept marches, et il ne fallut guère
plus d'un quart d'heure pour atteindre la plate-forme. Si l'on
s'arrête un instant pour reprendre haleine, on voit venir devant
soi des petites fdles, à peine couveites d'une chemise de toile
bleue, qui, de la marche supérieui'e à celle que vou» gravissez,
tendent, à la hauteur de votre bouche, des gargoulettes de terre
de Thèbes, dont l'eau glacée vous raùaichit pour un instant.
Rien n'est plus fantasque que ces jeunes Bédouines grim-
pant comme des singes avec leurs petits pieds nus, qui con-
naissent toutes les anfractuosités des énormes pierres super-
posées. Arrivé à la plate-forme, on leur donne un bakchis, on
les embrasse, puis l'on se sent soulevé par les bras de quatre
Arabes qui vous portent en triomjjhe aux quatre points de l'ho-
rizon. La surface de cette pyramide est de cent mètres carrés
environ. Des blocs irréguliers indiquent qu'elle ne ne s'est for-
mée que par la destruction d'une pointe, semblable sans doute
à celle de la seconde pyramide, qui s'est conservée intacte et que
l'on admire à peu de distance avec son revi tement de granit.
Les trois pyramides de Chéops, de Chéphren et de Mycérinus,
étaient également parées de cette enveloppe rougeàtre, qu'on
voyait encore au temps d'Hérodote. Elles ont été dégarnies peu
à peu, lorsqu'on a eu besoin au Caire de construire les palais
des califes et des soudans.
La vue est fort belle, comme on peut le penser, du haut
176 VOYAGE E\ or. lE.NT.
de celle plaie forme. Le Nil s'c'tcnd à l'orienl depuis la pointe
du Délia jusqu'au delà de Saccarah, où Ton dislingue onze
pyramides plus petites que celles de Gizèh. A Toccident, la
chaîne des montagnes libyques se développe en marquant les
ondulations d'un horizon poudreux. La forêt de palmiers qui
occupe la place de l'ancienne Memphis, s'étend du côté du midi
comme une ombre verdâtre. Le Caire, adossé à la chaîne aride
du ^îokatam, élève ses dômes et ses minarets à l'entrée du désert
de Syrie. Tout cela est trop connu pour prêter longtemps à la
description. Mais, en faisant trêve à l'admiration et en parcou-
rant des yeux les pierres de la plate-forme, on y trouve de
quoi compenser les excès de l'enthousiasme. Tous les Anglais
qui ont risqué cette ascension ont naturellement inscrit leurs
noms sur les pierres. Des spéculateurs ont eu l'idée de donner
leur adresse au public, et un marchand de cirage de Piccadilly
a même fait graver avec soin sur un bloc entier les mérites de
sa découverte garantie par \ improvecl patent de London. Il est
inutile de dire qu'on rencontre là le Crèdeville voleur^ si passé
de mode aujourd'hui, la charge de Bouginier, et autres excen-
tricités transplantéi s par nos artistes voyageurs comme un
contraste à la monotonie des grands souvenirs.
II LA P L A T E - F G R M E
•Te demande pardon au lecteur de lentrelenir d'une chose
aussi connue que les pvramidcs. Du reste, le peu que je lui en
apj)rends a échappé à l'observation de la plupart des savants
illustres qui, depuis Maillet, consul de Louis XIV, ont gravi cette
échelle héroïque, dont le sommet m'a servi un instant de pié-
destal.
J"ai peur de devoir admettre que Napoléon lui-même n'a vu
les pyramides que de la plaine. Il n'aurait pas, certes, com-
promis sa dignité jusqu'à se hiisser enlever dans les bras de
quatre Arabes, comme un simple ballot qui passe de mains en
mains, et il se sera borné à répondre d'en bas, par un salut, aux
LES FEMMES UU CAIRE. 177
rjttnrantc siècles qui, d'après son calcul, le coiucmplaieiit à la
Icte de notre glorieuse armée.
Après avoir parcouru des yenx tout le pan')r,inia environnant,
et lu attentivement ces inscriptions modernes qui prépareront
des tortures aux savants de Favenir, je me préparais à redes-
cendre, lorsqu'un monsieur blond, d'une belle taille, haut en
couleur et parfaitement ganté, iVancliit, connue je l'avais fait
peu de temps avant lui, la dernière marche du quadruple esca-
lier, et m'adressa un salut fort compassé, que je méritais en
qualité de premier occupant. Je le pris pour un gentleman
anglais. Quant à lui, il me reconnut pour F"rançais tout de suite.
Je me repentis aussitôt de l'avoir jugé légèrement. Un Anglais
ne m'aurait pas salué, attendu qu'il ne se trouvait sur la plate-
forme de la pyramide de Chéops personne qui pût nous pré-
senter l'un à l'autre.
— Monsieur, me dit l'inconnu avec un accent légèrement
germanique, je suis heureux de trouver ici quelqu'un de civilisé.
Je suis simplement un officier aux gardes de Sa Majesté le roi
de Prusse J'ai obtenu un congé pour aller rejoindre l'expé-
dition de M. Lepsius, et, comme elle a passé ici depuis quelcpies
semaines, je suis obligé de me mettre au courant... en visitant
ce qu'elle a dû voir.
Ayant terminé ce discours, il me remit sa carte, en m'invilant
à l'aller voir, si jamais je passais à Postdam.
— Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à redescendre,
vous savez que l'usage est de faire ici une collation Ces braves
gens cpii nous entourent s'attendent à partager nos modestes
provisions... et, si vous avez appétit, je vous offrirai votre
part d'un pâté dont un de mes Arabes s'est chargé.
En voyage, on fait vite connaissance, et, en Egvpte surtout,
au sommet de la grande pyramide, tout Européen devient,
pour un autre, un Frank, c'est-à-dire un compatriote; la carte
géographique de notre petite Europe perd, de si loin, ses
nuances tranchées... Je fais toujours une exceplion pour les
Anglais, qui séjournent dans une île à part.
178 VOYAGE Eis' oI<:E^r.
La conversation du Prussien me jilut beaucoup pendant le
rej)as. 11 avait sur lui des lettres donnant les nouvelles les plus
fraîches de l'expédition de M. Lepsius, qui, dans ce moment-là,
explorait les environs du lac jMœris et les cités souterraines de
l'ancien labyrinthe. Les savants berlinois avaient découvert des
villes entières cachées sous les sables et bâties de briques; des
Pompéi et des Ilerculanum souterraines qui n'avaient jamais vu
la luiiiièie, et qui remontaient peut-être à l'époque des Troglo-
dvtes. Je ne pus m'empècher de reconnaître que c'était pour
les éi udits prussiens mie noble ambition que d'avoir voulu
marcher sur les traces de notre Institut d'Egypte, dont ils ne
pourront, du reste, que compléter les admirables travaux.
Le repas tur la pyramide de Chéops est, en effet, forcé pour
les toiiristts, comme celui qui se fait d'oidinaire sur le chapi-
teau de la colonne de Pompée à Alexandrie. J'étais heureux
de rencontrer un compaj^non instiuit et aimable qui me l'eût
rappelé. Les petites Bédouir.es avaient conservé assez d'eau,
dans leuis cruches de terre poreuse, pour nous permettre de
nous rafraicbir, et ensuite de faiie des grogs au moyen d'un
flacon d'eau-de-vie qu'un des Arabes portait à la suite du
Prussien.
Cejjendant, le soleil était devenu troj> ardent pour que nous
pussions rester longtemps sm- la plate-loriue. L'air pur et vi-
vifiant que l'on resjiire à cette hauteur, nous avait permis quel-
que teuips de ne point trop nous en apercevoir.
Il s'agissait de tpiiller la plate-forme et de pénétrer dans la
pyramide, dont l'entrée se trouve à un tiers environ de sa hau-
teur. On nous fit descendre cent trente marches par un procédé
inverse à celui qui nous les avait fait gravir. Deux des quatre
Arabes nous suspendaient par les épaules du haut de chaque
assise, et nous livraient aux bras étendus de leurs compagnons.
Il y a quelque chose d'assez dangereux dans cette descente, et
plus d'un voyageur s'y est rompu Je crâne ou les membres.
Cependant, nous arrivâmes sans accident à l'entrée de la py-
ramide.
LES FiiMMES DU CAIRE. 179
C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à la voûte
triangnlaire, surmontée d'une large pierre qui constate, au
nioven d'une insciiption française, l'ancienne arrivée de nos
soldats dans ce monument : c'est la carte de visite de l'armée
d'Egypte, sculptée sur un bloc de marbi-e de seize pieds de lar-
geur. Pendant que je lisais avec respect, Tofficier prussien me
lit observer une autre légende marquée plus bas en biérogly-
phes, et, chose étrange, tout fraîchement gravée.
— On a eu tort, lui dis-je de nettoyer et de rafraîchir cette
inscription...
— Mais vous ne comprenez donc pas? répondit-il.
— J'ai fait vceu de ne pas comprendre les liiérrjgiyphes...
J'en ai trop lu d'explications . J'ai commencé par Sanclioniathon ;
j'ai continué par VOEdipus /Egyptincus du père Kircher, et
j'ai fmi par la grammaire de Champollion, après avoir lu les
observations de Warlurtau et du baron de Pauw. Ce qui m'a
désenchanté de ces opinions, c'est une brochure de l'abbé Affre
— lequel n'éiait pas encore archevêque de Paris, — et qui a
prétendu, après avoir discuté le sens de riusci-iptioa de Ro-
sette, que les savants deFEurope s'étaient entendus pour une
explication fictive des hiéroglyphes, afin de pouvoir établir
dans toute l'Europe des chaires de langue hiéroglyp'.iique ro-
tribuabh^s d'ordinaire par un traitement de six mille francs.
— Ou dfr quinze et?Trts thalers, ajouta judicieusement l'offi-
cier prussien...; c'est à peu près la somme correspondante
chez nous. Mais ne plaisantons pas là-dessus : vous avez la
grammaire; nous avons, nous, l'alphabet, et je vais vous lire
cette inscription aussi facilement qu'un écolier lit le grec cfuand
il en connaît les lettres, sauf à hésiter davantage devant le sens
des mots.
L'oflicier savait vraiment le sens de ces hiéroglyphes mo-
dernes inscrits d'après le système de la gi-au^maire de Cham-
pollion; il se mit à lire, en suivit à mesure h.'s syllabes sjr
son carnet et me dit :
— Cela signifie que l'expédition scientifique eavoyés fvav
180 VOYAGE EN ORIENT.
le roi (le Prusse et dirigée par Lepsius, a visité les pyramides
de Gi/èh, et espère résoudre avec le même bonheur les autres
diillcultés de sa n)ission.
Je me repentis aussitôt de mon scepticisme hiéroglyphique,
en pensant aux fatigues et aux dangers que bravaient ces sa-
vants qui exploraient, à ce moment-là même, les ruines du
Labyrinthe.
Nous avions franchi l'entrée de la grotte : une vingtaine
d'Arabes barbus, aux ceintures hérissées de pistolets et de poi-
gnards, se dressèrent du sol où ils venaient de faire leur sieste.
Un de nos conducteurs, qui semblait diriger les autres, nous
dit :
— Voyez comme ils sont terribles!,.. Regardez leurs pisto-
lets et leui s fusils !
— Est-ce qu'ils veulent nous voler?
— Au contraire ! Ils sont ici pour vous défendre, dans le cas
où vous seriez attaqués par les hordes du désert.
— On disait qu'il n'en existait plus depuis l'administration
de Mohamed-Ali !
— Oh 1 il y a encore bien des méchantes gens, là-bas, der-
rière les montagnes... Cependant, au moyen d'une colnnnate^
vous obtiendrez des braves que vous voyez là d'être défendus
contre toute altacjue extérieure.
l.'ddiiier prussien fu l'inspection des armes, et ne parut pas
éàifié touchant leur puissance destructive. Il ne s'agissait au
fond, pour moi, que de cinq francs cinquante centimes, ou d'un
thalcr et demi pour le Prussien. Nous acceptâmes le marché,
en part;igeant les frais et en faisant observer que nous n'étions
pas dujies de la siqiposition.
— Il arrive souvent, dit le guide, que des tribus ennemies
font invasion sur ce point, surtout quand elles y soupçonnent la
présence de riches étrangers.
— Allons, lui dis-je, ceci est proverbial et accepté de
tous ! Je me rappelai alors que Napoléon lui-même, visitant l'in-
térieur des pyramides, en con)pagnie de la femme d'un de ses
LES FEMMES DU CAIRE. 181
colonels, s'était exposé au péi'il (|ue sup|iosait le guide. Les
Bédouins, survenus à l'iuipioviste, avaient, dit-on, dissipé son
escorte et bouché avec de grosses pierres l'entrée de la pyra-
mide, qui n'a guère qu'un mètre et demi en hauteur et en lar-
geur. Un escadron de chasseurs survenu par hasard le tira
du danger.
Il est certain que la chose n'est pas impossible et que ce se-
rait une triste situation que de se voir pris et enfermé dans
l'intérieur de la grande pyramide. La colonnaie (piastre d'Es-
pagne) donnée aux gardiens nous assurait du moins qu'en
conscience ils ne pourraient nous faire cette trop facile plai-
santerie.
Mais quelle apparence que ces braves gens y eussent son^é
même un instant? L'activité de leurs préjiaralifs, huit torches
allumées en un clin dœil, l'attention charmante de nous faire
précéder de nouveau par les petites filles hfdrnphores dont j'ai
parlé, tout cela, sans doute, était bien rassurant.
Il s'agissait de courber la tète et le dos, et de poser les pieds
adroitement sur deux rainures de marbre qui régnent des deux
côtés de cette descente. Entre les deux rainures, il y a une
sorte dabime aussi large que iécartement des jambes, et où il
s'agit de ne point se laisser tomber. On avance donc pas à pas,
jetant les pieds de son mieux à droite et à gauche, soutenu un
peu, il est vrai, par les mains des porteurs de torches, et l'on
descend ainsi, toujours courbé en deux, pendant environ cent
cinquante jjas.
A partir de là, le danger de tomber dans l'énorme fissure
qu'on se voyait entre les pieds cesse tout à coup et se trouve
remplacé par l'inconvénient de passer à plat ventre sous une
voûte obstruée en partie par les sables et les cendres. Les
Arabes ne nettoient ce passage que moyennant une autre colon-
imte, accordée d'ordinaire par les gens riches et corpulents.
Quand on a rampé quelque temps sous cette voûte basse, en
s'aidant des mains et des genoux, on se relève, à l'entrée d'une
nouvelle galerie, qui n'est guère plus haute que la précédente.
I. . 11
182 VOYAGE EN ORIENT.
Au bout de deux cents pas que l'on fait encore en montant, on
trouve une sorte de carrefour dont le centre est un vaste puits
profond et sombre, autour duquel il faut tourner pour gagner
Tescalier qui conduit à la cbambre du Roi.
En arrivant là, les Arabes tirent des coups de pistolet et al-
lument des feux de branchages pour effrayer, à ce qu'ils di-
sent, les chauves-souris et les serpents. — Les serpents se
garderaient bien d'habiter des demeures si reculées. Quant aux
chauves-souris, elles existent, et se font reconnaître en poussant
des cris et en voltigeant autour des feux. La salle où l'on est,
voûtée en dos d'âne, a dix-sept pieds de longueur et seize de
largeur. Il est difficile de comprendre que ce peu d'espace, des-
tiné, soit à des tombeaux, soit à quelque chapelle ou temple,
se trouve être la principale retraite ménagée dans l'immense
ruine de pierre qui l'entoure.
Deux ou trois autres chambres pareilles ont été découvertes
depmis. Leurs murs de granit sont noircis par la fumée des
torches. On ne voit dans tout cela aucune trace de tombeaux,
— sauf une cuve de porphyre de huit pieds de longueur qui
pourrait bien avoir servi à enfermer les restes d'un pharaon.
Cependant, la tradition des fouilles les plus anciennes ne si-
gnale, dans les pyramides, que la découverte des ossements
d'un bœuf.
Ce qui étonne le voyageur, au milieu de ces demeures fu-
nèbres, c'est que l'on n'y l'espire qu'un air chaud et imprégné
d'odeurs bitumineuses. Du reste, on ne voit rien que des gale-
ries et des murs ; — pas d'iiiéroglyphes ni de sculptures ; —
des parois enfumées, des voûtes et des décombres.
i\'ous étions revenus à l'entrée, fort désenchantés de ce
voyage pénible, et nous nous demandions ce que pouvait re-
présenter cet immense bâtiment.
— Il est évident, me dit lofGcier prussien, que ce ne sont
point là des tombeaux. Où était la nécessité de bâtir d'aussi
énormes constructions pour préserver peut-être un cercueil de
roi. Il est évident qu'une telle masse de pierres, apportées de
LES FEMMES DU CAIRE. 183
la haute EgA'ple, n'a pu être réunie et mise en œuvre pendant
la vie d'un seul homme. Que signifierait, ensuite, pour un
souverain, ce désir d'être mis à part dans un tombeau de sept
cents pieds de hauteur, — quand nous voyons presque toutes
les dynasties des rois égyptiens classées modestement dans des
hypogées et dans des temples souterrains?
Il vaut mieux nous en rapporter à l'opinion des anciens
Grecs, qui, plus rapprochés que nous des prêtres et des insti-
tutions de l'Egypte, n'ont vu dans les pyramides que des mo-
numents religieux consacrés aux initiations.
En revenant de notre exploration , assez peu satisfaisante,
nous dûmes nous reposer à l'entrée de la grotte de marbre ; —
et nous nous demandions ce que pouvait signifier cette galerie
bizarre que nous venions de remonter, aveivces deux rails de
marbre séparés par un abime, aboutissant plus loin à un car-
refour au milieu duquel se trouve le puits mystérieux, dont
nous n'avions pu voir le fond.
L'officier prussien, en consultant ses souvenirs, me soumit
une explication assez logique de la destination d'un tel monu-
ment. Nul n'est plus fort qu'un Allemand sur les mystères de
l'antiquité. Voici, selon sa version, à quoi servait la galerie
basse ornée de rails que nous avions descendue et remontée si
péniblement : on asseyait dans un chariot l'homme qui se pré-
sentait pour subir les épreuves de l'initiation ; le chariot des-
cendait par la forte inclinaison du chemin. Arrivé au centre de
la pyramide, l'initié était reçu par des prêtres inférieurs qui
lui montraient le puits en l'engageant à s'y précipiter.
Le néophyte hésitait naturellement, ce qui était regardé
comme une marque de prudence. Alors, on lui apportait une
sorte de casque surmonté d'une lampe allumée; et, muni de
cet appareil, il devait descendre avec précaution dans le puits,
où il rencontrait çà et là des branches de fer sur lesquelles il
pouvait poser les pieds.
L'initié descendait longtemps , éclairé quelque peu par la
ampe qu'il portait sur la tète ; puis , à cent pieds envii'on de
184 VOYAGE EN ORIENT.
profondeur, il rencontrait l'entrée d'une galerie fermée par
une grille, qui s'ouvrait aussitôt devant lui. Trois hommes pa-
raissaient aussitôt, portant des masques «le bronze à l'imitation
delà face d"Anubis, le dieu chien H fallait ne point s'elfrayer
de leurs menaces et marcher en avant en les jetant à terre. On
faisait ensuite une lieue environ, et l'on airivait dans un es-
pace considérable qui produi-ait l'elfet d'une forêt sombre et
touffue.
Dès (|ue l'on mettait le pied dans l'allée principale, tout s'il-
luminait à l'instant, et produi>ait l'efftt d'un vaste incendie.
IMais ce n'était rien que des pièces d'artifice et des substances
bitumineuses entrelacées dans des rameaux de fer. l.enéojjhyte
devait traverser la forêt, au prix de quelques brûlures, et y
parvenait généralement.
Au delà se trouvait une rivière qu'il fallait traverser à la
nage A peine en avait-il atteint le milieu, qu'une immense
agitation des eaux, déterminée par le mouvement de deux
roues gigantesques, l'arrêtait et le repoussait. Au moment oii
ses forces allaltnt s'épuiser, il voyait paraître devant lui une
échelle de fer qui semblait devoir le tirer du danger de périr
dans l'ea I, Ceci était la troisième épreuve. A mesure que
l'initié posait un pied sur chaque échelon, celui qu'il venait de
quitter se détachait et tombait dans le fleuve. Cette situation
])énible se compliquait d'un vent épouvantable qui faisait trem-
bler l'échelle et le patient à la fois. Au moment où il allait
perdre toutes ses forces, il devait avoir la présence d'esprit de
saisir deux anneaux d'acier qui descendaient vers lui et aux-
quels il lui fallait rester suspendu par les bras jusqu'à ce
qu'il vit s'ouvrir une porte, à laquelle il arrivait par un effort
violent.
C'était la fin des quatre épreuves élémentaires. L'initié arri-
vait alors dans le temple, tournait autour de la statue d'lsis,et
se voyait reçu et félicité par les prêtres.
LES FEMMES DU CAIRE. 185
III LES EPREUVES
Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeupler cette
solitude i tu posante Entourés des Arabes qui s'étaient leniis à
di>rniir, eu attendant, pour quitter la grotte de marbre, (]iie la
brise du soir eût rafraîchi Fair, nous ajoutions les hypothèses
les plus diver>es aux faits réellement constaiés par la tradition
antique. Ces bizarres cérémonies des initiations tant de fois
décrites par les auteurs L;recs, qui ont pu encore les voir s'ac-
coni|ilir, prenaient pour nous un grand intérêt, les récits se
trouvant parfaitement en rapjjort avec la disposition des lieux.
— Qu'il serait beau, dis je à l'Allemand, d exécuter et de
représenter ici la Flûte (ncliantét\ de iMozartl Comment un
liomme riche n'a-t-il pas eu la fantaisie de se donner un tel
spectacle? Avec fort ])ej d'argent, on arriverait à déblayer
tous ces conduits, et il suffirait ensuite d'amener en costumes
exacts toute la troupe italienne du théâtre du Caire. Imaginez-
vous la voix tonnante de Zarastro résonnant du fond de la salle
des pharaons, ou la Reine de la nuit apparaissant sur le seuil
de la chaud^re dite de la Reine et lançant à la voûte sombre ses
trilles éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte magique à
travers ces longs corridors, et les grimaces et l'effroi de Pa-
pojeno, forcé, sur les pas de l'initié son maître, d'affronter le
triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis ce sombre canal
agité par des roues de fer, puis encore cette échelle étrange
dont chaque marche se détache à mesure qu'on monte et fait
retentir l'eau d'un tlapotemeiit sinistre...
— Il serait difficile, dit l'officier, d'exécuter tout cela dans
l'intérieur même des pyramides... Nous avons dit que l'initié
suivait, à partir du puits, une galerie d'environ une lieue. Cette
voie souterraine le conduisait jusqu'à un temple situé aux
portes de IMemphis, dont vous avez vu l'emplacement du haut
de la plate-forme. Lorsque, ses épreuves terminées, il revoyait
la lumière du jour, la statue d'Isis restait encore voilée pour
i8r> voYAc;r. kn orient.
lui : c'est qu'il lui i'alhiit subir une dernière épreuve toute mo-
rale, dont rien ne l'avertissait et dont !e but lui restait caché.
Les prêtres l'avaient porté en tiionijihe, comme devenu l'un
d'entre eux ; les chœurs et les instruments avaient célébré sa
victoire. Il lui fallait encore se pnrilier par un jeûne de qua-
rante et un jours, avant de pouvoir contempler la grande
déesse, veuve d'0?iris'. Ce jeûne cessait chaque jour au cou-
cher du soleil, où on lui permettait de réparer ses forces avec
quelques onces de pain et une coupe d'eau du Nil. Pendant
cette longue pénitence, 1 iniiié pouvait converser, à de cer-
taines heures, avec les prêtres et les pyrêtresses, dont toute la
vie s'écoulait dans les cités souterraines. Il avait le droit de
questionner chacun et d'observer les mœurs de ce peuple
mvsticiue qui avait renoncé au monde extérieur, et dont le
nombre immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lors-
qu'en faisant jeter les fondations de la Bab3lone d'Egypte (le
vieux Caire), elle vit s'effondrer les voûtes d'une de ces nécro-
pt)les habitées par des vivants.
— Et après les quarante et un jours, que devenait l'initié ?
— Il avait encore à subir dix-huit jours de retraite où il de-
vait garder un silence complet. Il lui était permis seulement de
lire et d'écrire. Ensuite <m lui faisait subir un examen où
toutes les actions de sa vie étaient analysées et critiquées.
Gela durait encore douze jours; puis on le faisait coucher neuf
jours encore derrière la statue d'Isis, après avoir supplié la
déesse de lui apparaître dans ses songes et de lui inspirer la
sagesse. Enfin, au bout de trois mois environ, les épreuves
étaient terminées. L'aspiration du néophyte vers la Divinité,
aidée des lectures, des instructions et du jeûne, l'amenait à un
tel degré d'enthousiasme, qu'il était digne enfin de voir tomber
devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son étonnement
était au comble en voyant s'animer cette froide statue dont les
traits avaient pris tout h coup la ressemblance de la femme
4. Lacfcmce, Meursius, le père Laffîtteau, l'abbé Terrasson, etc.
LES fe.m:^ii:s m i; Air. li. 187
(ju'il aimait le plus ou de l'itlLul (ju'il s'était formé de la beauté
la plus parfaite.
» Au moment où il tendait les bras pour la saisir, elle s'éva-
nouissait dans un nuage de | parfums. Les prêtres entraient en
grande pompe et l'initié était proclamé pareil aux dieux. Pre-
nant place ensuite au banquet des Sages, il lui était permis de
goûter aux mets les plus délicats et de s'enivrer-de l'ambroisie
terrestre, qui ne uKin piait pas à ces fêtes. Un seul i-egret !ui
était resté, c'était d.; n'avoir admiré qu'un instant la divine
apparition qui avait daigné lui sourire... Ses rêves allaient la
lui rendre. Un lon^,' sommeil, dû sans doute au suc du lotus
exprimé dans sa co.ij.e pendant le festin, permettait aux prê-
tres de le transporter à quelques lieues de Memphis, au bord
da lac célèbre qni porte encoie !e nom deKaroun (Caron). Une
cange le recevait, toujours endormi, et le transportait dans
cette province du Faycmm, oasis délicieuse, qui, aujourd'hui
encore, est le pays des roses. Il exisîait là une vallée profonde,
entourée de montagnes en partie, en partie aussi séparée du
reste du pays par des abîmes creusés de main d homme, où les
prêtres avaient su réunir les richesses dispersées de la nature
entière. Les arbres de l'Inde et de l'Yémen y mariaient leurs
feuillages touffus et leurs fleurs étranges aux plus riches végé-
tations de la terre d'Egypte.
» Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette mer-
veilleuse décoration, et linilié, déposé là tout endormi sur le
gazon, se trouvait à son réveil dans un monde qui semblait la
perfection même de la nature créée. Il se levait, respirant
l'air pur du matin, renaissant aux feux du soleil qu'il n'avait
pas vus depuis longtemps; il écoutait le chant cadencé des oi-
seaux, admirait les fleurs embaumées, la surface calme des
eaux bordées de papyrus et constellées de lotus rouges, où le
flamant rose et l'ibis traçaient leurs courbes gracieuses. Mais
quelque chose manquait encore pour animer la solitude. Une
femme, une vierge innocente, si jeune, qu'elle semblait elle-
même sortir d'un rêve matinal et pur, si belle, qu'en la regar-
188 VOYAGE EIS ORIENT.
fiant de plus près on pouvait reconnaître en elle les traits ad-
inimMcs d'Isis entrevus à travers un nuage : telle élalt la
créature divine qui devenait la compagne et la récompense de
l'initié triomphant.
Ici, je crus devoir interrompre le récit imagé du savant
Berlinois :
— Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là l'his-
toire d'Adam et d'Eve.
— A peu près, rcpondit-il.
En effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si impré-
vue, de l'initiation égyptienne était la même que Moïse a
racontée au chapiire de la Genèse. Dans ce jardin merveilleux
existait un certain arbre dont les fruits étaient défendus au
néophyte admis dans le paradis. Il est telleuient ceitain que
cette donière victoire sur soi-même était la clause de l'initia-
tion, qu'on a trouNé dans la haute Egypte des bas reliefs de
qcaire mille ans, leprési ntant un homme et une femme, sous
un arbre % dont cette dernière offre le fruit à son comp.ignon
de solitude. Autour de l'arbre est enlacé un serpent, lepré-
scntatlon de Typhon, le dieu du mal. En effet, il arrivait géné-
ralement que l'initié qui avait vaincu tous les périls matériels
se laissait ])rendie à cette séduction, dont le dénoûment était
son exclusion du paradis terrestre. Sa punilion devait être
alors d'errer dans le monde, et de répandre chez les nations
étrangères les instructions qu'il avait reçues des prêtres.
S'il lésistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la der-
nière tentation, il devenait l'égal d'un roi. On le promenait en
triomphe dans les rues de Memphis, et sa personne était sacrée.
C'est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut privé
des honneurs qu'il attentlait. Blessé de ce résultat, il se mit en
guerre ouverte avec Its pièlrts égypliens, lilta contre eux de
science et de prodiges, et linit par délivrer son peuple au
moyen d'un complot dont on saii le résidtat.
I ^■..l^ VHistoire des Relii^ioiis <lc l'ubljé Banier, et lc3 Dieux de Moise
tic -M. Lacour.
LES FEMMES DU CAIRE. 189
Le Prussien qui nie racontait tout cela était évidemment un
fils (le Voltaire... Cet lionime en était encore au scepticisme
religieux de Frédéric II. Je ne pus m'empècher de lui en faire
l'observa lion.
— Vous vous trompez, me dit-il : nous autres prolestants,
nous analysons tout; mais nous n'en sommes pas moins reli-
gieux. S'il parait démontré que l'idée du païadis terrestre, de
la pomme et du serpent, a été connue des anciens Égyptiens,
cela ne prouve nullement que la tradition n'en soit jias divine.
Je suis même disposé à croire que cette dernière épreuve des
mystères n'était qu'une représentation mystique de la scène
qui a (lu se pa>ser aux premiers jours du monde. Que iMoïse
ait appris cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primi-
tive, ou qu'il se soit servi, en écrivant la Genèse^ des imjjres-
sions qu'il avait lui-même connues, cela n'infirme pas la véiité
première. Triptolème, Orphée et Pytbagore subirent aussi les
mêmes épreuves. L'un a fondé les mystères d'Eleusis, l'autre
ceux des Cahires de Samothrace, le troisième les associations
mystiques du Liban.
» Orphée eut encore moins de succès que Moïse; il manqua
la quatrième épreuve, dans laquelle il fallait avoir la présence
d'esprit de saisir les anneaux suspendus au-dessus de soi,
quand les échelons de fer commençaient à manquer sous les
pieds... Il retomba dans le canal, d'où on le tira avec peine,
et, au lieu de parvenir au temple, il lui fallut retourner en
arriére et remonter jusqu'à la sortie des pyramides. Pendant
l'épreuve, sa femme lui avait été enlevée par un de ces acci-
dents naturels dont les prêtres créaient aisément raj)parence.
Il obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recommencer
les épreuves, et les manqua une seconde fois. C'est ainsi
qu'Eurydice fut perdue à jamais pour lui, et qu'il se vit réduit
à la pleurer dans l'exil.
— Avec ce système, dis-je, il est possible d'expliquer maté-
riellement toutes les religions. Mais quy gagnerons-nous?
— - Rien. Nous venons seulement de passer deux heures
11.
190 VOYAGE EX ORIENT.
en causant d'origines et dliistoire. Maintenant, le soir vient ;
regagnons la plaine et allons visiter le s])hinx de Gizèh.
Le sphinx a été trop souvent décrit pour que je parle ici
d'autre chose que de Fadmirable conservation de sa figure —
haute de dix-huit jneds. Il est évident c[ue ce rocher de granit
fut sculpté dans une époque où lart élait très-avancé. Son nez
brisé lui donne de loin un air d'Éthiopien; mais le reste du
visage appartient à quelqu'une des races les plus belles de
l'Asi*;, — Nous nous contentâmes d'admirer ensuite les deux
autres pyramides, qui ont conservé une partie de leur revête-
ment. La seconde a été ouverte; mais on y a trouvé seule-
ment deux ou trois tables pareilles à celles que nous av^ions
visiices dans la preuiière; la troisic:i:e, la plus petite, que les
Arabes appellent la pyramide la Fille, — en souvenir sans
doute de la courtisane Rhodupe, qu'on suppose Tavoir fait
bâtir, — est vierge de toute exploration. Autour du plateau
sablonneux des trois pyramides, sont des restes de temples et
d'hypogées. Quelques sarcojdiages brisés gisent çà et là, ainsi
qu'une multitude de figurines on pâte verte, parmi lesquelles
on en rencontre rarement d'entières. Les Arabes voulaient
nous en vendre quelques-unes; mais il nons parut probable
qu'ils ne les avaient pas ramassées sur le lieu même. Il doit en
exister des fabriques au Caire, comme pour les vases étrus-
ques que l'on vend à IVaplcs.
Nous passâmes la nuit dans une locanda italienne, située
près de là, et, le lendemain, on nous conduisit sur l'enqîlace-
ment de Memphis, situé à près de deux lieues vers le midi.
Les ruines y sont méconnaissables; et, d'ailleurs, le tout est
recouvert jiar une forêt de palmiers, au milieu de laquelle on
rencontre l'immense statue de Sésostris, haute de soixante
pieds, mais couchée à plat ventre dans le sable. Parlerai-je
encore de Saccarah, où l'on arrive ensuite; de ses pyramides,
plus petites que celles de Gizèh, parmi lesquelles on distingue
la grande pyramide de briques construite par les Hébreux?
Un spectacle plus curieux est l'intérieur des tombeaux d'ani-
LES FE INI MUS DU CAIUi;. ï^l
maux qui se renconlrent dans la j)!iiii)c en grand nombre. Il y
en a pour les chats, pour les croLOiliies et pour les ibis. Ou y
pénètre fort difficilement, en respirant la cendre et la pous-
sière, ou se traînant parfois dans des conduits où l'on ne peut
passer qu'à genoux. Puis on se trouve au milieu de vastes
souterrains où sont entassés par millions et symétriquement
rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se donnaient
la peine d'embaumer et d'ensevelir ainsi que des hommes.
Chaque momie de chat est entortillée de plusieurs aunes de
bandelettes, sur lesquelles, d'un bout à l'autre, sont inscrites,
en hiéroglyphes, probablement la vie et les vertus de l'ani-
mal*. Il en est de même des crocodiles... Quant aux ibis,
leurs restes sont enfermés dans des vases en terre de Thèbes,
rangés également sur une étendue Incalculable, comme des
pots de confitures dans une office de campagne.
Je jnis remplir facilement la commission que m'avait donnée
le consul; ])uis je me séparai de TofQcier prussien, qui conti-
nuait sa route vers la haute Egypte, et je revins au Caire, en
descendant le JNil dans une cange.
Je me hâtai d'aller porter au consulat l'ibis obtenu au prix
de tant de fatigues; mais on m'apprit que, pendant les trois
jours consacrés à mon exploration, notre pauvre consul avait
senti s'aggraver son mal et s'était embarqué pour Alexandrie.
J'ai appris depuis qu'il était mort en Espagne.
i . Lorsque l'armée d'Egypte visita les sépulcres de Saccarali, elle s'étonna
surtout de la quantité de cliats que plusieurs d'entre eux contenaient. Quelques
soldats eurent l'idée de mettre le feu dans uu de ces souterrains pour en con-
naître la profondeur. Les momies des chats, imprégnées de Intume, brûlèrent
pendant huit jom-s, puis le feu s'étouffa de lui-même. Lorsque l'on crut ia
fumée dissij)ée, on redescendit dans le souterrain. Au delà de l'espace immense
que le feu avait découverf, au delà des matières cliarbonuées qu'il fallait ex-
traire, on trouva encore de nouvelles rangées de chats, qui semblaient délier
la destruction d'arriver au bout de son œuvre.
192 VOYAGE EN ORIENT.
Je quitte avec regret cftte vieille cité du Caire, où j'ai
retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n'a pas
menti aux idées que je m'en étais formées d'après les récits et
les traditi(jns de l'Orient. Je l'avais vue tant de fois dans les
rêves de la jeunesse, qu'il me semblait y avoir séjf)urné dans
je ne sais quel temps; je reconstruisais mon Caire d'autrefois
au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes!
Il me semblait que j'imprimais les pieds dans la trace de mes
pas anciens; j'allais, je me disais : « En détournant ce mur,
en passant cette porte, je verrai telle cbose!... » et la cliose
était là, ruinée mais réelle.
N'y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la pous-
sière ; l'esprit et les progrès modernes en ont tiiomplié comme
la mort. Encore quelques mois, cl des rues européennes auront
coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette qui
croule en paix sur les pauvres fellabs. Ce qui reluit, ce qui
brille, ce qui s'accroît, c'est le quartier des Francs, la ville
des Italiens, des Provençaux et des Maltais, l'entrepôt futur
de l'Inde anglaise. L'Orient d'autrefois achève d'user ses vieux
costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans
son dernier jour; il peut dire coniuie un de ses sultans : a Le
sort a décoché sa flèche : c'est fait de moi, je suis passé! »
Ce que le désert protège encore, en l'enfouissant peu à peu
dans SCS sables, c'e^t, hors des murs du Caire, la ville des
tombeaux, la vallée des califes, qui semble, comme Hercula-
num, avoir abrité des générations disparues, et dont les pa-
lais, les arcades et les colonnes, les marbres précieux, les
intérieurs peints et dorés, les enceintes, les dômes et les mina-
rets, multipliés avec folie, n'ont jamais servi qu'à recouvrir
des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel du carac-
tère de l'Egypte ; il sert du moins à protéger et à transmettre
au monde l'éblouissante histoire de son passé.
V
LA GANGE
t PRÉPARATIFS DE NAVIGATION
La cango qui ni'emjiortalt vers Daiiiiette rcmtcnait tout
le ménage que j'avais amassé au Caire pendant ]uiit mois de
séjour, savoir : l'esclave au teint doré vendue par Abd-el-
Kérim; le codre vert qui renfermait les effets que ce dernier
lui avait laissis; un autre coffre garni de ceux que j'v avais
ajoutés luoi-méme ; un autre encore contenant mes habits de
Franc, dernier en cas de mauvaise fortune, comme ce vête-
ment de pâtre qu'un empereur avait conservé pour se rappeler
sa condition jjiemière; puis tous les ustensiles et objets mobi-
liers dont il avait fallu garnir mon domicile du quartier
cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et bardaques
propres à rafraîchir l'eau, pipes et narghilés, matelas de coton
et cages [rafas) en bâtons de palmier servant tour à tour de
divan, de lit et de table, et qui avaient de plus poiu' le voyage
l'avantage de pouvoir contenir les volatiles divers de la basse-
cour et du colombier.
Avant de partir, j'étais allé prendre congé de madame Bon-
homme, cette blonde et charmante providence du voyageur.
— Hélas ! disais-je, je ne verrai plus de longtemps que des
\isages de couleur ; je vais braver la peste qui règne dans le
delta d'Egypte, les orages du golfe de Syrie qu'il faudra tra-
verser sur de frêles barques ; sa vue sera pour moi le dernier
sourire de la patrie!
194 VOYAGE EN ORIENT.
jMadanie Bonhomme apjKirtient à ce type de beauté blonde
du^Iidi que Gozzi célébi-ait dans les Vénitiennes, que Pétrarque
a chanté à l'honneur des femmes de notre Provence. Il semble
que ces gracieuses anomalies Joivent au voisinage des pays
alpins l'or crespelé de leurs cheveux, et que leur œil noir se
soit embrasé seul aux ardeurs des grèves de la ÎMéditerranée.
La carnation, fine et claire comme le satin rosé des Fla-
mandes, se colore, aux j)laccs que le soleil a louchtes, d'une
vague teinte ambrée qui fait penser aux treilles d'automne, où
le raisin blanc se voile à demi sous les pampres vermeils. O fi-
gures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce aux bords du
Nil que vous deviez me laisser un regret et un souvenir? Cepen-
dant j'avais près de moi une autre femme aux cheveux Jioirs
comme l'ébène, au masque ferme qui semblait taillé dans le
marbre porter, beauté sévère et grave comme les idoles de
l'antique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et sau-
vage, rappelait parfois, si l'on peut unir ces deux mots, la
sérieuse gaieté de lanimal captif.
Madame Bonhomme m'avait conduit dans son magasin, en-
combré d'articles de voyage, et je l' écoutais, en l'admirant,
détailler les mérites de tous ces charmants ustensiles qui, pour
les Anglais, reproduisent au besoin, dans le désert, tout le
confort de la vie fashionable. Elle m'expliquait avec son léger
accent provençal comment on pouvait élablir, au pied d'un
palmier ou d'un obélisque, des appartements complets de
maîtres et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout trans-
porté à dos de chameau ; donner des dîners européens où rien
ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, grâce aux boites de
conserves qui, il faut l'avouer, sont souvent de grande ressource.
— Hélas ! lui dis-je, je suis devenu tout à fait un Bédaouï
(Arabe nomade) ; je mange très-bien du dourah cuit sur une
plaque de tôle, des dattes fricassées dans le beurre, de la pâte
d'abricot, des sauterelles fumées...; et je sais un moyen
d'obtenir une poule bouillie dans le désert, sans même se
donner le soin de la plumer.
LES FEM.-MES DU CAIRE. 195
— J'ignorais ce raffinement, dil madame Bonhomme,
— Voici, répondis-je, la recette qui m'a été donnée par un
renégat très-industrieux, lequel Ta vu pratiquer dans l'Hedjaz,
On prend une poule...
— Il faut une poule? dit madame Bonhomme.
— Absolument comme un lièvre pour le civet.
— Et ensuite ?
— Ensuite on allume du feu entre deux pieries; on se
procure de l'eau...
— Voilà déjà bien des choses!
— La nature les fournit. On n'aurait même que de l'eau de
mer, ce serait la même chose, et cela épargnerait le sel.
— Et dans quoi mettrez-vous la poule?
— Ah! voilà le plus ingénieux. Nous versons de l'eau dans
le sable fin du désert..., autre ingrédient donné par hi nature.
Cela produit une argile fine et propre, exti'êmement utile à la
préparation.
— Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable?
— Je réclame une dernière minute d'attention. Nous for-
mons une boule épaisse de cette argile en ayant soin d'y insérer
cette même volaille ou toute autre.
• — Ceci devient intéressant.
— Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous la
retournons de temps en temps. Quand la croûte s'est suffisam-
ment durcie et a pris partout une bonne couleur, il faut la
retirer du feu : la volaille est cuite.
— Et c'est tout?
— Pas encore : on casse la boule passée à l'état de terre
cuite, et les plumes de l'oiseau, prises dans l'argile, se détachent
à mesure qu'on le débarrasse des fragments de cette marmite
improvisée.
— Mais c'est un régal de sauvage!
— Non, c'est de la poule à l'étuvée simplement.
IMadame Bonhomme vit bien qu'il n'y avait rien à faire avec
un voyageur si consommé ; elle remit en place toutes les cui-
196 VOYAGE EN ORIENT.
sines de fei'-blanc et les tentes, coussins ou lits de caoutchouc
estampillés de Y improvcd patent anglaise.
— Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez vous
quelque chose qui me soit utile.
— Tenez, dit madame Bonhonnne, je suis sûre que vous
avez oublié d'acheter un drapeau. Il vous faut un drapeau.
— Mais je ne pars pas pour la guerre 1
— Vous allez descendre le iS'il... Vous avez besoin d'un
pavillon tricolore à l'arrière de votre barque, pour vous faire
respecter des fellahs.
Et elle me montrait, le long des niurs du magasin, une série
de pavillons de toutes les marines.
Je tirais déjà vers moi la hampe à pointe dorée d'où se
déroulaient nos couleurs, lorsque madame Bonhomme m'arrêta
le bras.
— Vous pouvez choisir ; on n'est pas obligé d'indiquer sa
nation. Tous ces messieurs prennent orilinairement un pavillon
anglais ; de celte manière, on a plus de sécurité.
— Oh ! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ces messieurs-là.
— Je l'avais bien pensé, me dit-elle avec un sourire.
J'aime à croire que ce ne seraient pas des gens du monde
de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises sur ce vieux
Nil, où s'est reflété le drapeau de la République. Les légitimistes
en pèlerinage vers Jérusalem choisissent, il est vrai, le pavil-
lon de Sardaigne. Cela, par exemple, n'a pas d'inconvénient.
II UNE FÊTE DE FAMILLE
Nous partons du port de Roulaq ; le palais d'un bey ma-
melouk, devenu aujourd'hui l'École polytechnique, la mosquée
blanche qui l'avoisine, les étalages des poticis qui exposent sur
la grève ces baidaques de terre poreuse fabriquées à Thèbes
qu'apporte la navigation du haut ]Ni!, les chantiers de construc-
tion qui bordent encore assez loin la rive droite du fleuve, tout
cela disparait en quelques minutes. Nous courons une bordée
TES FEMMES DU CAIRE 197
vers une île d'alluvion située entre Boulaq et Embabeh, dont la
rive sablonneuse reçoit bientôt le rlioc de notre proue ; les
deux voiles latines de la cange frissonnent sans prendre le veut.
— Baitnl ! Baltdl! s'écrie le reïs.
C est-à-dire : » ^Mauvais ! mauvais ! »
H s'agissait probahlenient du vent. En effet, la vague rou-
geâtre, fiisée par un souffle contraire, nous jetait au visage son
écume, et le remous premiit des teintes ardoisées en peignant
les reflets du ciel.
Les boinmes descendent à terre pour dégager la cange et la
retourner. Alors commence un de ces cliants dont les matelots
égyptiens accompagnent toutes leurs manœuvres et qui ont
invariablement j)our refrain élej.so/i ! Pendant que cinq ou six
gaillards, dépouillés eu un instant de leur tunique bleue et qui
semblent des statues de bronze florentin, s'évertuent à ce tra-
vail, les jambes plongées dans la vase, le reïs, assis connue un
pacba sur l'avant, fume son nargbilé d'un air inditlerent. Un
quart d'heure après, nous revenons vers Boulaq, à demi penchés
sur la lame avec la pointe des vergues trempant dans l'eau.
iNous avions gagné à peine deux cents pas sur le cours du
fleuve : il fallut retourner la barque, prise cette fois dans les
roseaux, pour aller toucher de nouveau à l'île de sable.
— Battdll Baital .'disait toujours le reïs de temps en temps.
Je reconnaissais à ma droite les jardins des villas riantes qui
bordent l'allée de Choubrah ; les sycomores monstrueux qui
la forment retentissaient de l'aigre caquetage des corneilles,
qu'entrecoupaient parf(_)is le cri sinistre des milans.
Du reste, aucun lotus, aucun ibis, pas un trait de la couleur
locale d'autrefois ; seulement, çà et là, de grands buffles plon-
gés dans l'eau et des coqs de pharaon, sorte de petits faisans
aux plumes dorées, voltigeant au-dessus des bois d'orangers
et de bananiers des jardins.
J'oubliais l'obélisque d'Héliopolis, qui marque de son doigt
de pierre la limite voisine du désert de Syrie et que je regret-
tais de n'avoir encore vu que de loin. Ce monument ne devait
198 VOYAGE EN ORIENT.
pas quitter notre horizon de la journée, car la navigation de la
cange continuait à s'opérer en zigzag.
Le soir était venu, le disque du soleil descendait derrière la
ligne peu mouvementée des montagnes libyques, et tout à coup
la nature passait de l'ombre violette du crépuscule à l'obscu-
rité bleuâtre de la nuit. T'aperçus de loin les lumières d'un
café, nageant dans leurs flaques d'huile transparente ; l'accord
strident du naz et du rebab accompagnait cette mélodie égyp-
tienne si connue : Ya teyly l {O nuits!)
D'autres voix formaient les répons du premier vers : « 0
nuits de joie ! » On chantait le bonheur des amis qui se res-
semblent, l'amour et le désir, flammes divines, émanations
radieuses de la clarté pure qui n'est qu'au ciel ; on invoquait
Ahmad, l'élu, chef des apôtres, et des voix d'enfants repre-
naient en chœur l'antistrophe de cette délicieuse et sensuelle
effusion qui appelle la bénédiction du Seigneur sur les joies
nocturnes de la terre.
Je vis bien qu'il s'agissait d'une solennité de famille. L'é-
trange gloussement des femmes fellahs succédait au chœm' des
enfants, et cela poiivait célébrer une mort aussi bien qu'un
mariage ; car, dans toutes les cérémonies des Égyptiens, on
reconnaît ce mélange d'une joie plaintive ou d'une plainte
entrecou])pe de transports joyeux qui déjà, dans le monde an-
cien, présidaient à tous les actes de leur vie.
Le reis avait fait amarrer notre barque à un pieu planté dans
le sable, et se préparait à descendre. Je lui demandai si nous
ne faisions que nous arrêter dans le village qui était devant
nous ; il répondit que nous devions y passer la nuit et y rester
même le lendemain jusqu'à trois heures, moment où se lève le
vent du sud-ouest (nous étions à l'époque des moussons).
— J'avais cru, lui dis-je, qu'on fei'ait marcher la barque
à la corde quand le vent ne serait pas bon.
— Ceci n'est pas, répondit-il, sur notre traité.
En effet, avant de partir, nous avions fait un écrit devant le
cadi ; mais ces gens y avaient mis évidemment tout ce qu'ils
LES FEAIMES DU CAIRE. 199
avaient voulu. Du reste, je ne suis jamais pressé d'arriver, et
cette circonstance, qui aurait fait bondir d'indignation un
voyageur anglais, me fournissait seulement l'occasion de mieux
étudier l'anlique branche, si peu frayée, par où le Nil descend
du Caire à Damiette.
Le reïs, qui s'attendait à des réclamations violentes, admira
ma sérénité. Le halage des barques est relativement assez coû-
teux; car, outre un nombre plus grand de matelots sur la
barque, il exige l'assistance de quelques hommes de relais
échelonnés de village en village.
Une cange contient deux chambres, élégamment peintes et
dorées à l'intérieur, avec des fenêtres grillées donnant sur le
fleuve, et encadrant agréablement le double paysage des rives ;
des corbeilles de fleurs, des arabesques compliquées décorent
les panneaux ; deux coffres de bois bordent chaque chambre,
et permettent, le jour, de s'asseoir les jambes croisées, la nuit,
de s'étendre sur des nattes ou sur des coussins. Ordinairement,
la première chambre sert de divan, la seconde de harem. Le
tout se ferme et se cadenasse hermétiquement, sauf le privilège
des rats du Nil, dont il faut, quoi qu'on fasse, accepter la so-
ciété. Les moustiques et auti^es insectes sont des compagnons
moins agréables encore ; mais on évite la nuit leurs baisers
perfides au moyen de vastes chemises dont on noue l'ouverture
après y être entré comme dans un sac, et qui entourent la tète
d'un double voile de gaze sous lequel on respire parfaitement.
Il semblait que nous dussions passer la nuit sur la barque, et
je m'y préparais déjà, lorsque le reïs, qui était descendu à
terre, vint me trouver avec cérémonie et m'invita à l'accom-
pagner. J'avais quelque scrupule à laisser l'esclave dans la
cabine ; mais il me dit lui-même qu'il valait mieux l'emmener
avec nous.
m LE MUTAHIR
En descendant sur la berge, je m'aperçus que nous venions
de débarquer simplement à Choubrah. Les jardins du pacha,
200 VOYAGE EN ORIENT.
avec les berceaux de mvrte qui en décorent l'entrée, étaient
devant nous; un amas de pauvres maisons bâties en briques
de terre crue s'étendait à notre gauche des deux côtés de
l'avenue ; le café que j'avais remarqué bordait le fleuve, et la
maison voisine était celle du rcïs, qui nous pria d'y entrer.
— C'était bien la peine, me disais-je, de passer toute la
journée sur le JNi! ; nous voilà seulement à une lieue du Caire!
J'avais envie de retournei passer la soirée et lire les journaux
chez madame Bonhonuiie ; mais le reïs nous avait déjà conduits
devant sa maison, et il était clair qu'on y célébrait une fête où
il convenait d'assister.
En elfet, les chants que nous avions entendus partaient de
là; une foule de gens basanés, mélanges de nègres purs, parais-
saient se livrer à la joie. Le reïs, dont je n'entendais qu'im-
parfaitement le dialecte franc assaisonné d'arabe, doit par me
faire comprendre que c'était une fête de famille en l'Iionneur
de la circoncision de son fils. Je compris surtout alors pourquoi
nous avions fait si peu de chemin.
La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et nous
étions seulement au second jour des réjouissances. Les fêtes de
famille des plus pauvres Egvptiens sont des fêtes publiques, et
l'avenue était pleine de monde: une trentaine d'enfants, cama-
rades d'école du jeune circoncis [itiutahir), remplissaient une
salle basse; les femmes, parentes ou amies de l'épouse du reïs,
faisaient cercle dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes
près de cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de
sa femme à l'esclave qui me suivait, et celle ci alla sans hésiter
s'asseoir sur le ta})is de la khanoun (dame), aj)rès avoir fait
les salutations d'usage.
On se mit à distribuer du café et des j)ipes, et les Nubiennes
commencèrent à danser au son des tarcihouks (tambours de
terre cuite), que plusieurs femuies soutenaient d'une main et
frappaient de l'autre. La famille du reïs était trop pauvre sans
doute pour avoir des aimées blanches; mais les Nubiens dansent
pour leur plaisir. Le loli ou coryphée faisait les bouffonneries
LES FEMMES DU CAIRE. 201
habituelles en guidant les pas de quatre femmes ({ui se livraient
à Cftle saltarelle éperdue que j'ai déjà décrite, el qui ne varie
guère qu'en raison du pinson moins de l'eu des exécutants.
Pendant un des intervalles de la nuisique et de la danse, le
reis m'avait fait piei.dre place près d'un vieillard qu'il me dit
être son père. Ce bonhonnne, en ajiprenant quel était mon
pays, m'accueillit avec un juron essentiellement français, que
sa prononciation transformait d'une façon comique. C'était tout
ce (lu'il avait retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui
répondis en criant :
— Napoléon !
Il ne parut pas comprendre. Cela m'étonna; mais je songeai
bientôt que ce nom datait seulement de 1 Empire.
— Avez-vous connu Bonaparte? lui dis-je en arabe.
Il pencha la tète en arrière avec une sorte de rêverie solen-
nelle, et se mit à chanter à pleine gorge :
Ya salam^ Bounabarteli !
(Salut à toi, ô Bonap;irte!)
Je ne pus m'empècher de fondre en larmes en écoutant ce
vieillard repéter le vieux chant des Egyptiens en l'honneur de
celui qu'ils ap|)elaient le sulian Kébir. Je le pressai de le
chanter tout entier ; mais sa mémoire n'en avait retenu que peu
de vers.
« Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le
café avec du sucre! ô général charmant dont les joues sont si agréa-
bles, toi dont le glaive a frappé les Turcs ! salut à toi !
» O toi dont la chevelure est si belle! depuis le jour où tu entras
au Caire, cette ville a brillé d'une lueur semblable a celle d'une lampe
de cristal ; salut à toi ! »
Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du
côte des enfants, et l'on semblait préparer tout pour une céré-
monie nouvelle.
En etl'et, les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur
deux lignes, et les autres personnes réunies dans la maison se
202 VOYAGE EN OniENT.
levèrent; car il s'agissait de [)romener dans le village l'enfant
qui, la veille déjà, avait été promené au Caire. On amena un
cheval richement harnaché, et le petit bonhomme, qui pouvait
avoir sept ans, couvert d'habits et d'ornements de femmes
(le tout emprunté probablement), fut hissé sur la selle, où deux
de ses parents le maintenaient de chaque côté. Il était fier
comme un empereur, et tenait, selon l'usage, un mouchoir sur
sa bouche. Je n'osais le regai'der trop attentivement, sachant
que les Orientaux craignent en ce cas le nuiuvais œil; mais je
pris garde à tous les détails du cortège, que je n'avais jamais
pu si bien distinguer au Caire, où ces processions des mutahirs
différent à peine de celles des mariages.
Il n'y avait pas à celle-là de bouffons nus, simulant des com-
bats avec des lances et des boucliers ; mais quelques Nubiens,
montés sur des échasses, se poursuivaient avec de longs
bâtons : ceci était pour attirer la foule; ensuite les musiciens
ouvraient la marche; puis les enfants, vêtus de leurs plus beaux
costumes et guidés par cinq ou six faquirs ou santons, qui
chantaient des moals religieux; puis l'enfant à cheval, entouré
de ses parents, et enfin les femmes de la famille, au milieu des-
quelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à chaque
halte, recommençaient leurs trépignements voluptueux. On
n'avait oublié ni les porteurs de cassolettes parfumées, ni les
enfants qui secouent les /atmkum, flacons d'eau de rose don' on
asperge les spectateurs; mais le personnage le plus important
du cortège était sans nul doute le barbier, tenant en main
l'instrument mystérieux (dont le pauvre enfant devait plus tard
faire l'épreuve), tandis que son aide agitait au bout d'une lance
une sorte d'enseigne chargée des attributs de son métier.
Devant le mutahir était un de ses camarades, poîtant, attachée
à son col, la tablette à écrire, décorée par le maître d école de
chefs-d'œuvre calligraphicpies. Derrière le cheval, une femme
jetait continuellement du sel pour conjurer les mauvais esprits.
La marche était fermée par les fenmies gagées, qui servent
de pleureuses aux enterrements et qui accompagnent les céré-
LES FEMMES DU CAIRE. 203
inonies de mariage et de circoncision avec le même oLmloulou:
dont la tradition se perd dans la plus haute antiquité.
Pendant que le cortège parcourait les rues peu nombreuses
du petit village de Choubrah, j'étais resté avec le grand-père
du mulahir, ayant eu toutes les peines du monde à empêcher
l'esclave de suivre les autres femmes. Il avait fallu employer le
mafisch, tout-puissant chez les Egyptiens, pour lui interdire ce
qu'elle regardait comme un devoir de politesse et de religion.
Les nègres préparaient des tables et décoraient la salle de
feuillages. Pendant ce temps, je cherchais à tirer du vieillard
quelques éclairs de souvenirs en faisant résonner à ses' oreilles,
avec le peu que je savais d'arabe, les noms glorieux de Kléber
et de Menou. Il ne se souvenait cfue du colonel Barthélémy,
l'ancien chef de la police du Caire, qui a laissé de grands
souvenirs dans le peuple, à cause de sa grande taille et du
magnifique costume qu'il portait. Barthélémy a inspiré des
chants d'amour dont les femmes n'ont pas seules gardé la
mémoire :
ce Mon bicn-aimé est coiffé d'un chapeau brodé; — des nœuds et
des rosettes ornent sa ceinture.
» J'ai voulu l'embrasser, il m'a dit : Aspelta (attends) ! Oh ! qu'il
est doux, son langage italien! — Dieu garde celui dont les yeux sont
des A eux de gazelle !
:) Que tu es donc beau, Fart-el-Roumy (Barthélémy), quand tu
p oclames la paix publique avec un fîrman à la main! t
IV LE SIRAFEH
A l'entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s'asseoir
quatre par quatre autour des tables rondes où le maître d'école,
le barbier et les santons occupèrent les places d'honneur Les
autres grandes personnes attendirent la fin du repas pour y
prendre part à leur tour. Les Nubiens s'assirent devant la
porte et reçurent le reste des plats, dont ils distribuèrent encore
les derniers reliefs à de pauvres gens attirés par le bruit de la
204 VOYAGE E>J ORIENT.
fête. Ce n'est qu'après avoir passé par deux ou trois séries
d'invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier cercle
composé de chiens errants attirés par l'odeur des viandes. Rien
ne se perd dans ces festins de patriarche, où, si pauvre que
soit lamphitryon, toute créature vivante j)eiit réclamer sa part
de fête. Il est vrai que les gens aisés ont l'usage de payer leur
écot par de j)etits présents, ce qui adoucit un peu la charge
que s'imposent, dans ces occasions, les familles du peuple.
Cependant arrivait, pour le mutahir, l'instant douloureux
qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau les enfants, et
ils entrèrent seuls dans la salle où se tenaient les femmes. On
chantait : « O toi, sa tante paternelle! ô foi, sa tante mater-
nelle! viens préparer son aiiafeh! y> A partir de ce moment,
les détails m'ont été donnés par l'esclave présente à la céré-
monie du slrafeh.
Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre
d'entre eux tinrent les coins La tablette à écrire fut placée au
milieu, et le ])rincipal élève de l'école (<•"'/) se mit à psalmo-
dier un chant dont chaque verset était ensuite répété en chœur
par les enfants et par les femmes. On j)riait le Dieu qui sait
tout, i qui connaît le pas de la fourmi noire et son travail
dans les ténèbres, » d'accorder sa bénédiction à cet enfant,
qui déjà savait lire et pouvait comprendre le Coran. On remer-
ciait en son nom le père, qui avait payé les leçons du maître,
et la mère, qui, dès le berceau, lui avait enseigné la parole.
a Dieu m'accorde, disait l'enfant à sa mère, de te voir assise au
paradis et saluée par Moryani ^Marie), par Zeynab, fille d'Ali, et par
Fatime, lille du prophète ! a
Le reste des versets était à la louange des faqulrs et dii
maître d'école, comme ayant expliqué et fait apprendre à l'en-
fant les divers chapitres du Coran.
D'autres chants moins graves succédaient à ces litanies.
ff O vous, jeunes filles qni nous entourez, disait Tarif, je vous re-
commande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et que
vous vous regardez au miroir!
LES FEMMES DU CAIRE. 205
B Et vous femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du cha-
IJ'tre 37 : la Féconcfité, soyez l)éiiies! — Mais, s'il est ici des femmes
qui aient vieilli dans le célibat , qu'elles soient, à coups de savate,
chassées dehors! s
Pendant cette cérémonie, les i,Mi çons promenaient autour de
la salle le sirafeh, et cliac[ue (emn)e déposait sur la tablette
des cadeaux de petite monnaie ; api es quoi, on versait les
pièces dans un mouchoir dont les enfants devaient faire don
aux faquirs.
En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir fut
placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se tinrent de-
bout des deux côtés avec leurs instruments. On plaça devant
l'enfant un bassin de cuivre où chacun dut venir déposer son
offrande ; après quoi, il fut amené par le barbier dans une pièce
séparée où l'opération s'acconq)lil sous les yeux de deux de
ses parents, pendant que les cymbales résonnaient pour cou-
vrir ses plaintes.
L'assemblée, sans se |)ré(;ccuper davantage de cet incident,
passa encore la plus grande partie de la nuit à boire des sor-
bets, du café et une sorte de bière épaisse [bmiza), boisson
enivrante, dont les noirs j^rincipalement faisaient usage, et qui
est sans doute la même qu'Hérodote désigne sous le nom de
vin d'orge.
V LA FORÊT DE PIERRE
Je ne savais trop que faire le lendemain matin pour attendre
l'heure où le vent devait se lever. Le reis et tout son monde se
livraient au sommeil avec celte insouciance profonde du grand
jour (ju'ont peine à concevoir les gens du Nord. J'eus l'idée de
laisser l'esclave pour toute la journée dans la cange, et d'aller
me promener vers Héliopolis, éloigné d'à peine une lieue.
Tout à coup je me souvins d'une promesse que j'avais faite
à un brave commissaire de marine qui m'avait prêté sa cara-
bine pendant la traversée de Syra à Alexandrie.
— Je ne vous demande qu'une chose, m'avait-il dit, lors-
I 12
206 VOYAGE EN ORIENT.
qu'à l'arrivée je lui fis mes remerciments , c'est de ramasser
jioiir moi quelques fragments de la forêt pétiiliéc qui se trouve
dans le désert, à peu de distance du Caire. Vous les remettrez,
en j)assant à Smyrne, chez madame Carton, rue des Roses.
Ces sortes de commissions sont sacrées entre voyageurs ; la
honte d'avoir oublié celle-là me fit résoudre immédiatement
cette expédition facile. Du reste, je tenais aussi à voir cette
foret dont je ne m'expliquais pas la structure. Je réveillai l'es-
clave, qui était de très-mauvaise humeur, et qui demanda à
rester avec la femme du reis. J'avais l'idée dès lors d'emmener
le reïs ; une simple réflexion et l'expérience acquise des mœurs
du pays me prouvèrent que, dans cette fan^illc honorable, lin-
nocence de la pauvre Zeynab ne courait aucun d;inger.
Ayant pris les dispositions nécessaii*cs et averti le reïs, qui
me fit venir un ànier intelligent, je me dirigeai vers Hoiio-
polis, laissant à gauche le cana! d'Adrien, creusé jadis du Kil à
la mer Rouge, et dont le lit desséché devait plus tard tracer
notre route au milieu des dunes de sable.
Tous les environs de Choubrah sont admirablement cultivés.
Après un bois de sycomores qui s'étend autour des luiias. on
laisse à gauche ime foule de jardins où lorangtr est cultivé
dans l'intervalle des dattiers placés en quin.oncesj puis, en
traversant une branche du Kalisch ou canal Au Caire, on gagne
en peu de ten)ps la lisière du désert, qui commence sur la li-
mite des inondations du TS'il. Là s'arrête le damier fertile des
plaines, si soigneusement arrosées par les rigoles qui coulent
des saquiès ou jmits à roue; là commence, avec l'impression
de la tristesse et de la moi t qui ont vaincu la nature elle-même,
cet étrange faubourg de constructicms sépulcrales qui ne s'ar-
rête qu'au ^lokatam, et q'i'on appelle de ce côté la vallée des
Califes. C'est là que Toulouu et Bibar», Salad n et Malek-Adel,
et mille autres héros de lislaui, reposent non dans de simples
tombes, mais dans de vastes palais briilauls encore d'arabes-
ques et de dorures, entremèiéi de vastes mosquées. Il semble
que les spectres, habitants de ces vastes demeures, aient \oulu
LES l'EMlMLS DU CAIRE. 207
encore des lieux de prière et d'assemblée, (jui, si l'on en croit
la tradition, se peuplent à certains jours d'une sorte de fanlas-
magr.rie historique.
En nous éloignant de cette triste cité dont l'aspect extérieur
produit l'effet d'un brillant cjuartier du Caire, nous avions
gagné la levée d'Iléliopolis, construite jadis pour mettre cette
ville à l'abri des plus bautes inondations. Toute la j)laine qu'on
aperçoit au delà est bosselée de petites collines formées d'amas
de décombres. Ce sont principalement les mines d'un village
qui recouvrent là les restes perdus des constructions primi-
tives. Rien n'est resté debout; pas une pierre antique ne
s'élève au-dessus du sol, excepté l'obélisque, autour duc[uel on
a planté un vaste jardin.
L'obélisque forme le centre de quatre allées d'ébéniers qui
divisent l'enclos; des abeilles sauvages ont établi leurs alvéoles
dans les anfractuosités de l'une des faces cjui, comme on sait,
est dégradée. Le jardinier, habitué aux visites des voyageurs,
m'offrit des fleurs et des fruits. Je pus m'asseoir et songer un
instant aux splendeurs décrites par Strabou, aux trois autres
obélisques du tenijjle du Soleil, dont deux sont à Rome et dont
l'autre a été détniit ; à ces avenues de sphinx en marbre jaune
du nombre desquels un seul se voyait encore au siècle dernier;
à cette ville enfin, berceau des sciences, où Hérodote et Pla-
ton vinrent se faire initier aux mystères. Héliopolis a d'autres
souvenirs encore au point de vue biblique. Ce fut là que Jo-
seph doima ce bel exemple de chasteté que notre époque n'ap-
précie plus qu'avec un sourire ironique. Aux yeux des Arabes,
cette légende a un tout autre caractère : Joseph et Zidcika sont
les types consacrés de l'amour pur, des sens vaincus par le
devoir, et triompliant d'une double tentation; car le maître de
Joseph était un des eunuques du pharaon. Dans la légende
originale souvent traitée parles poètes de l'Orient, la tendre
Zuleïka n'est point sacrifiée comme dans celle que nous con-
naissons. 3Ial jugée d'abord par les femmes de Memphis, elle
fut de toutes parts excusée dès que Joseph, sorti de sa prison,
208 VOYAGE EN ORIENT.
eut fait admirer à la cour du pharaon tout le charme de sa
beauté.
Le sentiment d'amour platonique dont les poètes arabes
supposent que Joseph fut animé pour Zuleïka, et qui rend
certes son sacrifice d'autant plus beau, n'empêcha pas ce pa-
triarche de s'unir plus tard à la fille d'un prêtre dHéliopolis,
nommée Azima. Ce fut un peu plus loin, vers le nord, qu'il
établit sa famille à un endroit nommé Gessen, où l'on a cru de
nos jours letrouver les restes d'un temple juif bâti par Onias.
Je n'ai pas eu le temps de visiter ce berceau de la postérité
de Jacob; mais je ne laisserai pas échapper l'occasion de laver
tout un peuple, dont nous avons accepté les traditions patriar-
cales, d'un acte peu loyal que les philosophes lui ont durement
reproché. Je discutais, sur la fuite d'Egypte du peuple de Dieu,
avec cet humnriste de Berlin qui faisait partie comme savant
de l'expédition de M. Lepsius:
— Croyez-vous donc, me dit-il, que tant d'honnêtes Hé-
breux auraient eu l'indélicatesse di' emprunter ainsi la vaisselle
de gens qui, quoique Égyptiens, avaient été évidemment leurs
voisins ou leurs amis?
— Cependant , observai-je , il faut croire cela, ou nier
l'Ecriture.
— Il peut y avoir erreur dans la version ou interpolation
dans le texte ; mais faites attention à ce que je vais vous dire :
les Hébreux ont eu, de tout temps, le génie de la banque et de
l'escompte. Dans cette époque encore naïve, on ne devait
guère prêter que sur gages .. et persuadez-vous bien que telle
était déjà leur industrie principale.
— Mais les historiens les peignent occupés à mouler des
briques pour les pyramides (lesquelles, il est vrai, sont en
pierre), et la rétribution de ces travaux se faisait en oignons
et autres légumes,
— Eh bien, s'ils ont pu amasser quelques oignons, croyez
fermement qu'ils ont su les faire valoir et que cela leur en a
rapporté beancoiq) dauties.
LES FEMMES DU CAIRE. 209
— Que faudrait-il en conclure?
— Rien autre chose, sinon que l'argenterie qu'ils ont em-
portée formait probablement le gage exact des prêts qu'ils
avaient pu faire dans Memphis. L'Egyptien est négligent; il
avait sans doute laissé s'accumuler les intérêts et les frais, et 1;:
rente au taux légal...
— De sorte qu'il n'y avait pas même à réclamer un boni?
— J'en suis sûr. Les Hébreux n'ont emporté que ce qui
leur était acquis selon toutes les lois de l'équité naturelle et
commerciale. Par cet acte, assurément légitime, ils ont fondé
dès lors les vrais principes du crédit. Du reste, le Talmud dit
en termes précis : « Ils ont pris seulement ce qui était ù
eux. y>
Je donne pour ce qu'il vaut ce paradoxe berlinois. Il me
tarde de retrouver à quelques pas d'Héliopolis des souvenirs
plus grands de l'histoire biblique. Le jardinier qui veille à la
conservation du dernier monument de cette cité illustre,
appelée primitivement Jinschems ou l'OEil -du -Soleil, m'a
donné un de ses fellahs pour me conduire à Matarée. Après
quelques minutes de marche dans la poussière, j'ai retrouvé
une oasis nouvelle, c'est-à-diie un bois tout entier de syco-
mores et d'orangers; une source coule à l'entrée de l'enclos,
et c'est, dit-on, la seule source d'eau douce que laisse filtrer
le terrain nitreux de l'Egypte. Les habitants attribuent cette
qualité à une bénédiction divine. Pendant le séjour que la
sainte famille fit à Matarée, c'est là, dit-on, que la Vierge ve-
nait blanchi)' le linge de l'Enfant Dieu. On suppose, en outre,
que cette eau guérit la lèpre. De pauvres femmes qui se tien-
.'t nent près de la source vous en offrent une tasse moyennant un
léger bakchis.
Il reste à voir encore, dans le bois, le sycomore touffu sous
lequel se réfugia la sainle famille, poursuivie par la bande
d'un brigand nommé Disma. Celui ci qui, plus tard, devint le
bon larron, finit par découvrir les fugitif.-.; mais tout à coup la
foi toucha son cœur, au point qu'il oll'rit l'hospitalité â Joseph
12.
210 VOYAGE EN ORIENT.
et à Marie, dans une de ses maisons située sur l'emplacement
du vieux Caire, qu'on appelait alors Bahylone d'Eij^jpte. Ce
Disnia, dont les occupations ])aiaissaient lucratives, avait des
propriétés partout. On m'avait fait voir déjà, au vieux Caire,
dans un couvent cophte, un vieux caveau, voûté en brique,
qui passe pour être un reste de riiosj:)italière maison de Disma
et l'endroit même où couchait la sainte famille.
Ceci appartient à la tradition cophte ; mais l'arbre merveil-
leux de Matarée reçoit les honnnayes de toutes les commu-
nions chrétiennes. Sans penser que ce sycomore remonte à la
haute antiquité qu'on suppose, on peut admettre qu'il est le
produit des rejetons de l'arbre ancien, et personne ne le visite
depuis des siècles sans emporter un fragment du bois ou de
l'écorce. Cependant il a toujours des dimensions énormes et
semble un baobab de l'Inde; l'immense développement de ses
branches et de ses surgeons disparait sous les ex-voto^ les
chapelets, les légendes, les images saintes, qu'on y vient sus-
pendre ou clouer de toutes parts.
Kn quittant 3Iatarée, nous ne tardâmes pas à reirouver la
trace du canal d'Adrien, (jui sert de chemin quelque temps,
et où les roues de fer des voitures de Suez laissent des ornières
profondes. Le désert est beaucoup moins aride que l'on ne
croit; des ioufl'es de plantes balsamiques, des mousses, des
lichens et des cactus revêtent presque partout le sol, et de
gi'ands rochers garais de broussailles se dessinent à l'hori-
zon.
La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud; le défilé,
en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon
guide m'indiqua du doigt la composition singulière des roches
qui dominaient notre chemin : c'étaient des blocs d'huîtres et
de coquillages de toute sorte. La mer du déluge, ou peut-être
seulement la Méditerranée qui, selon les savants, couvrait |
autrefois toute cette vallée du Nil, a laissé ces marques incon-
testables. Que faut-il supposer de plus errange maintenant?
La vallée s'ouvre; un immense horizon s'étend à perte de
LES FEMMES DU CAIRE. 2il
vue. Plus de traces, plus do clieniins; le sol est rayé pai-tout
de longues colonnes rugueuses et giisatres. O prodige! ceci
est la forêt pétrifiée.
Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même
instant ces troncs de palmier gigantesques? Pourquoi tous du
même coté, avec leurs branches et leurs racines, et pourquoi
la végétation s'est-elle glacée et durcie en laissant distincts les
fibres du bois et les conduits de la sève? Chaque vertèbre s'est
brisée par une sorte de décollement; mais toutes sont restées
bout à bout comme les anneaux d'un reptile. Rien n'est plus
étonnant au monde. Ce n'est pas une pétrification produite par
Taction chimique de la terre ; tout est couché à fleur de sol .
C'est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compa-
gnons de Phinée. Serait-ce un terrain c[uitté par la mer?
Mais rien de pareil ne signale l'action ordinaire des eaux.
Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge?
Mais comment, dans ce cas, les arbres n'auraient-ils pas sur-
nagé? L'esprit s'y perd; il vaut mieux n'y plus songer!
J'ai quitté enlin cette vallée étrange, et j'ai regagné rapide-
ment Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rocher
cpi' habitent les hyènes, et les ossements blanchis de droma-
daires qu'a semés abondamment le passage des caravanes;
j'emportais dans ma pensée une impression plus grande en-
core que celle dont on est frappé au premier aspect des pyra-
ramides : leurs quarante siècles sont bien petits devant les
témoins irrécusables d'un monde primitif soudainement dé-
truit 1^
VI UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE
Nous voilà de nouveau sur le IN il. Jusqu'à Batn-el-Bakarah,
le ventre de la vac/ic, où commence l'angle inférieur du Delta,
je ne faisais que retrouver des rives connues. Les pointes des
trois pyramides, teintes de rose le matin et le soir, et que l'on
admire si longtemps avant d'arriver au Caire, si longtemps
encore après avoir quitté Boulaq, disparurent enfin tout à fait
212 VOYAGE EN ORIENT.
de riiorizon. Nous voguions désormais sur la branche orien-
tale du INil, c'est-à-dire sur le véritable lit du fleuve; car
la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs d'Eu-
rope, nest qu'une large saignée qui se perd à l'occident.
C'est de la branche de Daniiette que partent les principaux
canaux deltaïques; c'est elle aussi qui présente le paysage le
plus riche et le plus varié. Ce n'est plus cette rive monotone
des auties branches, bordée de quelques palmiers grêles, avec
des villages bâtis en briques crues, et, çà et là, des tombeaux
de santons égayés de minarets, des colombiers ornés de renfle-
ments bizarres, minces silhouettes panoramiques toujours dé-
coupées sur un horizon qui n'a pas de second plan; la branche,
ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne des villes
considérables, et traverse partout des campagnes fécondes;
les palmiers sont plus beaux et plus touffus; les figuiers, les
grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infi-
nies de verdure. Les boids du fleuve, aux affluents des nom-
breux canaux d'irrigation, sont revêtus d'une végétation toute
primitive ; du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papy-
rus et des nénufars variés , parmi lesquels peut - être on
retrouverait le lotus pourpré des anciens, on voit s'élancer
des milliers d'oiseaux et d'insectes. Tout papillote, étincelle
et bruit, sans tenir compte de l'homme, car il ne passe pas là
dix Européens par année; ce qui veut dire que les coups de
fusil viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le
cygne sauvage, le pélican, le flamant rose, le héron blanc et
la sarcelle se jouent autour des djermes et des canges; mais
des vols de colombes, plus facilement effrayées, s'égrènent çà
et là en longs chapelets dans l'azur du ciel.
Nous avions laissé à droite Charakhanieh, situé sur l'em-
placement de l'antique Cercasoruin ; Dagoueli, vieille retraite
des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les barques à la
nage en cachant leur tête dans la cavité d'une courge creusée;
Atrib, qui couvre les ruines d'Atribis, et Methram, ville mo-
derne fort peuplée, dont la mosquée, surmontée d'une tour
LES FEMMES DU CAIRE. 213
carrée, fut dit-on, une église chrétienne avant la conquête
arabe.
Sur la rive gauche, on retrouve remplacement de Busiris
sous le nom de Bouzir, mais aucune ruine ne sort de terre;
de l'autre côté du fleuve, Semenhoud, autrefois Sebennitus,
fait jaillir du sein de la verdure ses dômes et ses minarets.
Les débris d'un temple immense, qui paraît être celui d'isis,
se rencontrent à deux lieues de là. Des tètes de fenunes ser-
vaient de chapiteau à chaque colonne ; la plupart de ces
dernières ont servi aux Arabes à fabriquer des meules de
rnoulin.
Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus visiter
les fours à poulets célèbres de cette ville, ni la maison de Ben-
Lockinan, oii vécut saint Louis prisonnier. Une mauvaise nou-
velle m'attendait à mon réveil : le drapeau jaune de la peste
était arboré sur Mansourah, et nous attendait encore à Da-
miette, de sorte qu'il était impossible de songer à faire des pro-
visions autres que d'animaux vivants. C'était de quoi gâter assu-
rément le plus beau paysage du monde ; malheureusement aussi,
les rives devenaient moins fertiles ; l'aspect des rizières inon-
dées, l'odeur malsaine des marécages, dominaient décidément,
au delà de Pharesconr, rinq^ression des dernières beautés de
la nature égjqitienne. Il fallut attendre jusqu'au soir pour ren-
contrer enfin le magique spectacle du Nil élargi comme un
golfe, des bois de palmiers plus touffus que jamais, de Da-
miette, enfin, bordant les deux rives de ses maisons italiennes
et de ses terrasses de verdure ; spectacle qu'on ne peut com-
parer qu'à celui qu'offre l'entrée du grand canal de Venise, et
où, de plus, les mille aiguilles des mosquées se découpaient
dans la brume colorée du soir.
On amarra la cange au quai principal, devant un vaste bâ-
timent décoré du pavillon de France ; mais il fallait attendre le
lendemain pour nous faire reconnaître et obtenir le droit de
pénétrer avec notre belle santé dans le sein d'une ville malade.
Le drapeau jaune flottait sinistrement sur le bâtiment de la
Sli VOYAGE EN ORIENT.
jnarine, et la consigne étnit ton le dans notre intérêt. Cepen-
dant nos provisions étaient épuisées, et cela ne nous annonçait
qu'un triste déjeuner pf)nr le lenden^^in.
Au point (lu jour toutefois, notre pavillon avait été signalé,
ce qui prouvait l'utilité du conseil de madame Bonhomme, et
le janissaire du consulat fr.mrais venait nous offrir ses services.
J'avais une lellre pour le consnl, et je demandai à le voir lui-
même. Après ètie allé lavcilir, le janissaire vint me prendie
et me dit de faire grande attention, afm de ne toucher per-
sonne et de ne point être touché jiendant la route. Il marchait
devant moi avec sa canne à pomme d'argent, et faisait écarter
les curieux. Nous montons enfin dans un vaste bâtiment d;?
pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la physionomie
d'un okel ou caravansérail. C'était pourtant la demeure du
consul ou j)lutôt de l'agent consulaire de France, qui .est en
morne temps l'un des plus riches négociants en riz de Da-
mielte.
J'entre dans la chancellerie; le janissaire m'indique son
maître, et j'allais bonnement lui remettre ma lettre dans la
main.
— Jspettal me dit-il d'un air moins gracieux que celui du
colonel Barthélcmv cpiand on voulait l'embrasser.
Et il m'écarte avec un bâton blanc qu'il tenait à la main. Je
comprends l'intention, et je pressente simplement la lettre. Le
consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une
paire de pincettes; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous
son ])ied , déchire très-adroitement l'enveloppe avec le bout
des |)inces, et déploie ensuite la feuille, qu'il tient à distance
devant ses yeux en s'aidant du même instrument.
Alors, sa physionomie se déride un peu, il appelle son chan-
celier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner,
mais en me prévenant que ce sera en (luarantaine . Je ne savais
trop ce que pouvait valoir une telle invitation ; mais je pensai
d'abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que
ia ville pouvait leur fournir.
LES FEMMES DU CAIRE. 215
Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir
peur eux du pain, du vin et des poules, seuls objets de con-
sommation qui soient supposés ne pouvoir transmettre la peste.
La pauvre esclave se désolait dans la cabine ; je l'en fis sortir
poiu- la présenter au consul.
En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil.
— Est-ce cpie vous voulez emmener cette femme en France r
me dit le cliancelier.
— Peut-être, si elle y consent et si je le puis ; en atlendant,
nous partons pour Beyrouth.
— Vous savez qu'une fois en France, elle est libre?
— Je la regarde comme libre dès à présent.
— Savez-vous aussi que, si elle s'ennuie en France, voi;-.
serez obligé de la faire revenir en Egypte à vos frais?
— Mais j'ignorais cela !
— Vous ferez bien d'y songer. Il vaudrait mieux la re-
vendre ici.
— Dans une ville où est la peste ? Ce serait peu généreux !
— Enfin, c'est votre affaire, dit le chancelier.
H expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui
voulut présenter Tesclave à sa femme. En attendant, on nous
fit passer dans la salle à manger, dont le centre était occupé
par une grande table ronde. Ici commença une cérémonie
nouvelle.
Le consul m'indiqua un bout de la table où je devais m'as-
seoir; il prit place à l'autre bout avec son chancelier et un
petit garçon, son fils sans doute, qu'il alla chercher dans la
chambre des femmes. Le janissaire se tenait debout à droite de
\a table pour bien marquer la séparation.
Je pensais qu'on inviterait aussi la pauvre Zeynab; mais elle
s'était assise, ks jambes croisées, sur une natte, avec la plus
parfaite indilférence, comme si elle se trouvait encore au bazar.
Elle croyait peut-être au fond que je lavais amenée là pour la
revendre.
Le chancelier prit la parole et me dit c[ac notre consul était
216 VOYAGE EN ORIENT.
un négociant catliolique natif de Syrie, et que l'usage n'étant
pas, morne chez les chrétiens, dadaiettre les femmes ù table,
on allait faire paraître la khanoun seulement pour me faire
honneur.
En effet, la porte s'ouvrit; une femme d'une trentaine d'an-
nées et d'un embonpoint marqué savafiça majestueusement
dans la salle, et prit place en face du janissaire sur une chaise
haute, avec escabeau adossé au ni'ir. Elle portait sur la tète
une immense coill'ure conique, drapée dun cachemire jaune
avec des ornements d'or. Ses cheveux nattés et sa poitrine
étincelaient de diamants Elle avait Tair d'une madone, et son
teint de lis j)àle faisait ressortir l'éclat sombre de ses yeux, dont
les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.
Des domestiques, placés de chaque côte de la salle, nous
servaient des mets pareils dans des plats différents, et l'on
m'expliqua que ceux de mon côté n'étaient pas en quarantaine,
et qu'il n'y avait rien à craindre, si par hasard ils touchaient
mes vètrmcnls. Je comprenais difficilement comment, dans une
ville pestiférée, il y avait des gens tout à lait isolés de la con-
tagion. J'étais cej,endant moi-même un exem{)le de cette sin-
gularité.
Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés silen-
cieusement sans prendre place à notre tahle, avertie par son
mari de la piésence de l'esclave amenée par moi, lui adressa la
parole, lui fit des quesiions et ordonna qu'on lui servît à
manger. On a])porta une p» tite table ronde |)areille à celles du
pays, et le service en quarantaine s elléctua j)our elle comme
pour moi.
Le chancelier voulut bien ensuite maccompagner ])our me
faire voir la ville. La magniiique rangée des maison- qui bor-
dent le Nil n'est pour ainsi dire qu'une décoration de tliéàtre;
tout le reste est j)oudreux et triste; la lièvre et la peste sem-
blent transpirer des murailles. Le janissaire marchait devant
nous en faisant écarter une foule livide vèiue de haillons bleus.
Je ne vis de remarquable que le tombeau d'un santon célèbre,
LES FEMMES DU CAIRE. 217
honoré par les marins turcs, une vieille église batie par les
croisés dans le style byzantin, et une colline aux portes de la
ville entièrement formée, dit on, des ossements de l'armée de
saint Louis.
Je craignais d'être obligé de passer plusieurs jours dans cette
ville désolée. Heureusement, le janissaire m'apjirit le soir même
que la bombarde la Santa-Bdtbara allait appareiller au point
du jour pour les cotes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir
mon passage et celui de l'esclave ; le soir même, nous quittions
Damiette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment, commandé
par un capitaine grc".
i;^
VI
LA SANTA-BARBARA
I UN COMPAGNON
8 Istamboldan ! ah! yélir firman!
Yélir, yélir, Istamboldan! s
C'était une voix grave et douce, une voix de jeune homme
blond ou de jeune fille brune, d'un timbre frais et jx-nétrant,
résonnant comme un chant de cigale altérée à travei's la brume
poudreuse d'une matinée d'Egypte. J'avais entrouvert, pour
l'entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage
doré se découpait, hélas ! sur une côte aride ; nous étions loin
déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui en-
tourent Damiette. Partis de cette ville à l'entrée de la nuit,
nous avions atteint en peu de temps le rivage d'Esbeh, qui est
l'échelle maritime et l'emplacement primitif de la ville des
croisades. Je m'éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé
par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalles
comme venant d'une personne assise sur la grève, mais cachée
par r élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une
douceur mélancolique :
c Kaïkélir! Islamholdan !...
Yélir, yélir, Istamboldan ! »
Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans
un langage nouveau pour moi, qui n'avait plus les rauques cou-
LES FEMMES DU CAIRE.. 219'
sonnances de l'arabe ou du tprec, dont mon oreille était fati-
guée. Cette voix, c'était rannonce lointaine de nouvelles popu-
lations, de nouveaux ri\ayes; j'entrevoyais déjà, comme en un
mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa
sombie verdure, et, l'avouerai-je? ce contraste avec la nature
monotone et bnîlée de rEg\"pte m'attirait invinciblement. Quitte
à pleurer les boi^s du Kil, plus tard, sous les verts cyprès de
Péra, j'appelais, au secours de mes sens amollis par l'été, l'air
vivifiant de l'Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau,
du janissaire que noti-e consul avait chargé de m' accompagner
m'assurait d'un départ prochain.
On attendait l'heure favorable pour passer le bogliaz^ c'est-
à-dire la barre formée par les eattx de la mer luttant contre le
cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait
au consril, devait nous transporter à bord de la Santa- Barbara,
arrêtée à une lieue en mer.
Cependant la voix reprenait :
« Ah ! ail ! ah ! drommatina !
Dpomniatiiia dieljédélim!... »
— Qu'est-ce que cela jjeut signifier? me disais-je. Cela doit
être du turc.
Et je demandai au janissaire s'il comprenait.
— C'est un dialecte des provinces, répondit-il ; je ne com-
prends que le tui^ de Constantinople ; quant à la personne qui
chante, ce n'est pas grand'chose de bon : un pauvre diable sans
asile, un haninnî
J'ai toujoui-s remarqué avec peine le mépris constant de
l'homme qui remplit des fonctions serviles à l'égard du pauvre
qui cherche fortune ou qui vit dans l'indépendance. Nous
ctions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j'apercevais
un jeune homme nonchalamment couché au milieu d'une touffe
de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu
à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson.
•2-20 VOYAGE EN ORIENT.
dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de nom-
breux refrains :
« Déyouldoumou ! bourouldoumou I
Ali-Osman yadjéuanidah ! s
Il y a dans certaines langues méridionales un charme sylla-
bique, une grâce d'intonation qui convient aux voix des
femmes et des jeunes gens, et qu'on écouterait volontiers des
heures entières sans comprendre. Et puis ce chant langoureux,
ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chan-
sons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du
contraste et de l'inattendu ; quelque chose de pastoral et
d'amoureusement rè\eur jaillissait pour moi de ces mots riches
en voyelles et cadencés comme des chants d'oiseau.
— C'est peut-être, me disais-je, quelque chant d'un pasteur
de Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des
colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs; cela doit se
chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent
de reflets d'argent les sombres rameaux du mélèze, où les roses
fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres se suspendent
aux rochers verdoyants comme dans une idylle de Théocrite.
Cependant je m'étais i approché du jeune homme, qui
m'apejçut enfin, et, se levant, me salua en disant :
— Bonjour, monsieur.
C'était un beau garçon aux traits circassiens, à l'œil noir,
avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais
non pas rasés selon l'usage des Arabes. Une longue robe de
soie rayée, puis un pardessus de drap gris, composaient son
ajustement, et un simple tarbouch de feutre rouge lui servait de
coiffure; seulement, la forme plus ample et la houppe mieux
fournie de soie bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient
le sujet immédiat d'Abdul-lNIedjid. Sa ceinture, faite d'un aunage
de cachemire à bas prix, portait, au lieu des collections de
pistolets et de poignards dont tout homme libre ou tout servi-
teur gagé se hérisse en génr'ial !a poitrine, une écritoire de
LES FEMMES DU CAIBE. 221
cuivre criin deiui-pic»! de loni;iieur Le nianche de cet instru-
ment oriental contient l'encre, et le fourreau contient les
roseaux qui servent de plumes [calam). De loin, cela peut
passer pour un poignard; mais c'est l'insigne pacifique du
simple lettre.
Je me sentis tout d'un cou|) plein de bienveillance pour ce
confrère, et j'av.iis qi:elque honte de l'attiiail guerrier qui, au
contraire, dissimulait ma profession.
— Est-ce que vous habite?, dans ce pays? dis-je à l'in-
connu.
— Non, monsieur ; je suis venu avec vous de Daniiette.
— Conuuent, avec moi?
— Oui, les batelieis m'ont reçu dans la cange et m'ont
amené jusqu'ici. Jaurais voulu me présenter à vous; mais vous
étiez couihé.
— C'est très-bien, dis-je; et oii allez-vous comme cela?
— Je vais vous demander la permission de passer aussi
sur la djermc, pour gagner le vaisseau où vous allez vous
embarquer.
— Je n'y vois pas d'inconvénient, dis-jc en me tournant du
côté du janissaire.
Mais ce dernier me prit à pai t.
— Je ne vous conseille pas, me dit- il, d'emmener ce garçon.
Vous serez obligé de payer son passage, car il n'a rien que son
écritoire; c'est un de ces vagabonds qui éoivcnt des vers et
autres sottises. Il s'est présenté au consul, qui n'en a pas pu
tirer autre chose.
— Mon cher, dis-je à l'inconnu, je serais chariué de vous
rendre service, mais j'ai à peine ce qu'il me faut pour arriver à
Beyrouth et y attendre de l'argent.
— C'est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez
les fellahs. J'attendrai qu'il passe un Anglais.
Ce mot me laissa un remords. Je m'étais éloigné avec le
janissaire, (jui me guidait à tiavers les terres inondées en me
faisant suivre un chemin tracé cà et là sur les dunes de sable
VOYAGE EN ORIENT.
pour gagner les boi'ds du lac Menzaleh. Le temps qu'il fallait
pour charger la djerme des sacs de riz apportés par diverses
barques nous laissait tout le loisir nécessaire pour cette expé-
<lition.
LE LAC MENZALEH
Nous avions dépassé à droite le village d'Esbeh, bâti en
briques crues, et où l'on distingue les restes d'une antique
mosquée et aussi quelques débris d'arches et de toui-s appar-
tenant à l'ancienne Damiette, détruite parles Arabes à l'époque
de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer
baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant
éloignée d'une lieue. C'est à peu près l'espace que gagne la
terre d'Egypte tons les six cents ans. Les caravanes qui tra-
versent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers
points des lignes régulières où se voient, de distance en
dislance, des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont
le vent du désert se plait quelquefois à faire revivre les con-
/ours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur
linceul poudreux effrayent l'imagination des Arabes, qui attri-
buent leur construction aux génies. Les savants de l'Europe
retrouvent, en suivant ces traces, une série de cités bâties au
bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou
de conquérants thébains. C'est par le calcul de cette retraite
des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses
couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut
compter les marques en formant des excavations, qu'on est
parvenu à faire remonter à quarante mille ans l'antiquité du
sol de l'Egypte. Ceci s'an-ange mal peut-être avec la Genèse;
cependant ces longs siècles consacrés à l'action mutuelle de la
terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle
« matière sans forme, » l'organisation des êtres étant le seul
principe véritable de la créalion.
Nous avions atteint le* bord oriental de la langue de terre où
est bâtie Damiette; le sable où nous marchions luisait par
LES FEMMES DU CAIRE, 223
places, et il me semblait voir des flaques (ioau congelées dont
nos pieds écrasaient la surface vitreuse ; c'étaient des couches
de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui
fournissaient autrefois le papyrus , nous cachait encore les
bords du lac; nous arrivâmes enfin à un port établi pour les
barques des pécheurs, et, de là, je crus voir la mer elle-même
dans un jour de calme. Seulement, des îles lointaines, teintes de
rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de
minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voi-
les latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.
C'était le lac ]\Ienzaleh, l'ancien Maréotis^ où Tanis ruinée
occupe encore l'île principale, et dont Péluse bornait l'extré-
mité voisine de la Syrie, Péluse, l'ancienne porte de l'Egypte,
où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce
dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.
Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé
dans les eaux du lac et assister à quekpi'une de ces pèches ma-
gnifiques qui fournissent des poissons à l'Egypte entière. Des
oiseaux d'espèces variées planent sur cette mer intérieure, na-
gent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des syco-
mores, des cassiers et des tamarins; les ruisseaux et les canaux
d'iriigation qui traversent partout les rizières offrent des va-
riétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs. Je
nénufar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l'eau
verdâtre et bruissent du vol d'une quantité d'insectes que pour-
suivent les oiseaux. Ainsi s'accomplit cet éternel mouvement de
la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.
Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur
la jetée, j'entendis de nouveau la voix du jeune homme qui
m'avait parlé ; il continuait à répéter :
<t Yélir, yélir, Istamboldan! a
Je craignais d'avoir eu tort de refuser sa demande, et je
voulus rentrer en conversation avec lui en l'interrogeant sur le
sens de ce qu'il chantait.
224. VOYAGE EN ORIENT,
— C'est, me dit il, une chanson qu'on a faite à l'époque du
massacre des janissaires. J'ai été bercé avec cette chanson.
— Comment! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet
air langoureux renferment des idées de mort et de carnage ! Ceci
nous éloigne un peu de l'églogue.
La chanson voulait dire, à peu près :
« II vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la destruc-
tion des janissaires^ ! — Un vaisseau l'apporte, — Ali-Osman l'attend;
— un vaissean arrive, — mais le Crman ne vient pas; — tout le
peuple est dans l'incertitude. — Un second vaisseau arrive; voilà enfla
celui qu'attendait Ali-Osman. — Tous les musulmans revêtent leurs
habits brodés — et s'en vont se divertir dans la campagne, — c.-ir L
est certainement arrivé cette fois, le firman ! »
A quoi bon vouloir tout approfondir? J'aurais mieux aimé
ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d'un chant de
pâtre, ou du rêve d'un voyageur qui pense à Stamboul, je
n'avais plus dans la mémoire qu'une sotte chanson politique.
— Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme,
que de vous laisser entrer dans la djerme; mais votre chanson
aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu'il ait eu l'air de
ne pas la comprendre...
— Lui, un janissaire? me dit-il. Il n'y en a plus dans tout
l'empire; les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à
leurs cavas ; mais lui n'est qu'un Albanais, comme, moi, je suis
un Arménien. Il m'en veut, parce que, étant à Damiette, je me
suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville; à pré-
sent, je vais à Beyrouth.
Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment deve-
nait sans motif.
— Demandez-lui, me dit-il. s'il a de quoi payer son passage
sur le vaisseau,
— Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l'Arménien.
Le janissaire secoua la tète, mais il ne fit plus aucune obser-
vation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit
paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout
LES FEMMES DU CAIRE. 225
mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourde-
ment chargée. L'esclave javanaise, que le plaisir de changer de
lieu rendait indifférente au souvenir de l'Egypte, frappait ses
mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et
veillait à reniménagenient des cages de poules et de pigeons.
La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces
âmes naïves. L'état sanitaire de Damiette ne nous avait pas
permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant
pas, du reste, nous étions voués pour toute la traversée au
régime du pilau.
III LA BOMBARDi:
Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore ;
les rives plates et sablonneuses s'élargissaient à perte de vue,
et le boghaz qui empêche les vaisseaux d'arriver jusqu'à Da-
miette ne présentait plus à cette heure-là qu'une barre presque
insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie
au moyen âge , mais presque toujours fatale aux vaisseaux.
Ces voyages sur mer sont aujourd'hui, grâce à la vapeur,
tellement dépourvus de danger, que ce n'est pas sans quelque
inquiétude qu'on se hasarde sur un bateau à voiles. Là renaît la
chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la vora-
cité humaine, ou tout au moins la perspective d'errer dix ans
sur des côtes inhospitalières, comme les héros de VOdjssée et
de VÉnéidc. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces
fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c'est la bom-
barde baptisée du nom de Santa- Barbara qui en réalise l'idéal
le plus pur. Du plus loin que j'aperçus cette sombre carcasse,
pareille à un bateau de charbon, élevant sur un niât unique la
longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je
compris que j'étais mal tombé, et j'eus l'idée un instant de
refuser ce moyen de transport. Cependant comment faire? Re-
tourner dans une ville en proie à la peste pour attendre le pas-
sage d'un brick européen (car les bateaux à vapeur ne desser-
vent pas cette ligne), ce n'était guère moins chanceux. Je
13
226 VOYAGE EN ORIENT.
regardai mes compagaons, qui n'avaient l'air ni mécontents ni
surpris; le janissaire paraissait convaincu d'avoir arrangé les
choses pour le mieux; nulle idée railleuse ne perçait sous le
masque bronzé des ramem's de la djerme ; il semblait donc que
ce navire n'avait rien de ridicule et d'impossible dans les liabi-
tudes du pays. Toutefois, cet aspect de galéasse difforme, de
sabot gigantesque enfoncé dans l'eau, jusqu'au bord par le poids
des sacs de riz, ne promettait pas une travei'sée rapide. Pour
peu que les vents nous fussent contraires, nous risquions d'aller
faire connaissance avec la patrie inliospitalière des Lestrigons
ou les rochers pnrphyreux des antiques Phéaciens. O Ulysse !
Télémaque ! Énée ! étais-je destiné à vérifier par moi-même
votre itinéraire fallacieux?
Cependant la djerme accoste le naviie, on nous jette une
échelle de corde traversée de bâtons, et nous voilà liissés sur le
bordage et initiés aux joies de l'intérieur.
— Kalimèra (bonjour), dit le capitaine, velu comme ses
matelots, mais se faisant reconnaître par ce salut gi'ec.
Et il se hâte de s'occuper de l'embarquement des marchan-
dises, bien autrement important que le nôti-e. Les sacs de riz
fonnaient une montagne sur l'arrière, au delà de laquelle une
petite portion de la dunette était réservée au timonier et au
capitaine; il était donc impossible de se promener autrement
que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé par lu cha-
loupe et les deux côtés encombrés de cages de poules; un seul
espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins
d'un jeune mousse fort éveillé.
Aussitôt que ce dernier vit l'esclave, il s'écria •
— Koknnal kalil kaUl (Une femme! belle! belle!)
Ceci s'écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que
l'on paraisse remarquer soit une femme, soit mî enfant. Le ja-
nissaire était monté avec nous et sm'veillait le clxargement des
marchandises qui appartenaient au consul.
— Ah çà ! lui dis-je, où va-t-on nous loger ? Vous m'aviez
dit qu'on nous donnerait la chambre du capitaine.
LES FEMMES DU CAIRE. 227
— Soyez tranc[uille, répondit-il, on rangera tous ces sacs, et
ensuite vous serez très-bien.
Sur quoi, il nous fit ses adieux et descendit dans la djerme,
qui ne tarda pas à s'éloi^er.
Nous voilà donc, Dieu sait pour combien de temps, sur un
de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête bnse à la côte
cotunie des coques de noix. Il fallut attendre le vent d'ouest de
trois heures poui- mettre à la voile. Dans l'intervalle, on s'était
occu}>é du déjeuner. Le capitaine Nicolas avait donné ses or-
dres, et son pilau cuisait sur l'unique fourneau de la cuisine ;
noti'e tour ne devait arriver que plus tai"d.
Je cherchais cependant où ]X)uvait être cette fameuse
chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je char-
geai l'Arménien de s'en informer auprès de son ami, lequel ne
paraissait nullement l'avoir reconnu jusque là. Le capitaine se
ieva froidement et nous conduisit vers une espèce de soute
^ituée sous le tillac de l'avant, oii l'on ne pouvait entrer qne
])lié en deux, et dont les parois étaient littéralement couvertes
de ces grillons rouges, longs comme le doigt, que Ton appelle
cana-elacs, et qu'avait attirés sans doute un chargement précé-
dent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi et fis
mine de me fâcher.
— C'est là ma chambi-e, me fit dire le capitaine; je ne vous
conseille pas de l'habiter, à moins qu'il ne vienne à pleuvoir ;
mais je vais vous faire voir un endroit beaucoup plus frais et
beaucoup plus convenable.
Alors, il me conduisit près de la grande chaloupe, maintenue
par des cordes enti'e le mât et l'avant, et me fit regarder dans
l'intérieur.
— Voilà, dit-il, où vous serez très-bien couché; vous avez
des matelas de coton que vous étendrez d'un bout à l'autre, et
je vais faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une
tente; maintenant, vous voilà logé commodément et grande-
ment, n'est-ce pas?
J'aurais eu mauvaise grâce à n'en pas convenir; le bâti-
228 VOYAGE EN ORIENT.
ment élant donné, c'était assurément le local le plus agréable,
par une température d'Afrique, et le plus isolé qu'on y pût
choisir.
IV A>ri)ARE SUL MAEE
Notis partons : nous voyons s'amincir, descendre et dispa-
raître enfin sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable
qui encadre si tristement les splendeurs de la vieille Egypte ;
le flamboiement poudreux du désert reste seul à l'horizon ; les
oiseaux du Nil nous accompagnent quelque temps, puis nous
quittent les uns après les autres, comme pour aller rejoindre le
soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant
gravit peu à peu l'arc du ciel et jette sur les eaux des reflets
enflammés. C'est l'étoile du soir, c'est Astarté, l'antique déesse
de Syrie ; elle brille d'un éclat incomparable sur ces mers sa-
crées qui la reconnaissent toujours.
Sois-nous propice, o divinité! qui n'as pas la teinte blafarde
de la lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses
des rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit !
Après tout, une fois la première impression surmontée,
l'aspect intérieur de la Santa-Barbara ne manquait pas de pit-
toresque. Dès le lendemain, nous nous étions acclimatés par-
faitement, et les heures coulaient pour nous comme pour l'é-
quipage dans la plus parfaite indifférence de l'avenir. Je crois
bien que le bâtiment marchait à la manière de ceux des an-
ciens, toute la journée d'après le soleil, et la nuit d'après les
étoiles. Le capitaine me lit voir une boussole, mais elle était
toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la
fois douce et résolue, empreinte, en outre, d'une naïveté sin-
gulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu'en
son navire. Toutefois, il m'avoua qu'il avait été quelque peu
forban, mais seulement à l'éjioque de l'indépendance hellé-
nique; c'était après m'avoir invité à prendre part à son dîner,
qui se composait d'un pilau en pyramide où chacun plongeait
à son tour une petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès
LES ï'I:MMES du CAIRE. 229
sur la façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de
leurs doigts.
Une bouteille de terre, remplie de \in de Chypre, de celui
qu'on appelle vin de Commanderie, défraya notre après-dînée,
et le capitaine, devenu plus expansif, voulut bien, toujours par
l'intermédiaire du jeune Arménien, me mettre au courant de
ses affaires. M'ayant demandé si je savais lire le latin, il tira
d'un étui une grande pancarte de parchemin qui contenait les
titres les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il vou-
lait savoir en quels termes était conçu ce document.
Je me mis à lire, et j'appris que « les Pères secrétaires de
la terre sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des
saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine Alexis,
Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait
toujours rempli ses devoirs religieux. »
— On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c'est
Nicolas qu'on aurait dû mettre ; ils se sont trompés en écrivant.
Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que,
s'il n'avait pas de patente plus officielle, il ferait bien d'éviter
les parages européens. Les Turcs se contentent de peu : le ca-
chet rouge et la croix de Jérusalem apposés à ce billet de con-
fession devaient suffire, moyennant bakchis, à satisfaire aux
besoins de la légalité musulmane.
Rien n'est plus gai qu'une après-dînée en mer par un beau
temps : la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile
dont l'ombre fugitive nous oblige à changer de place de temps
en temps ; cette ombre nous quitte enfin, et projette sur la
mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il bon de tendre une
simple toile pour protéger la dunette , mais personne n'y
songe : le soleil dore nos fronts comme des fruits mûrs. C'est
là que triomphait surtout la beauté de l'esclave javanaise. Je
n'avais pas songé un instant à lui faire garder son voile, par ce
sentiment tout naturel qu'un Franc possédant une femme n'a-
vait pas droit de la cacher. L'Arménien s'était assis près
d'elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine
230 VOYAGE EN ORIENT.
jouer aux échecs avec le pilote, et il lai dit jjlusieurs fois avec
un fausset enfantin :
— Ked ya, si fi !
Ce qui, je pense, signifiait : a Eh bien donc, madame! »
Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui
respirait dans son maintien habituel ; puis elle finit par se
tom'ner vers le jeune homme, et la conversation s'engagea.
De ce moment, je compris combien j'avais perdu à ne pas
prononcer couramment l'arabe. Son front s'éclaircit, ses lèvres
sourirent, et elle s'abandonna bientôt à ce caquetage ineffable
qui, dans tous les pays, est, à ce qu'il semble, un besoin pour
la plus belle portion de Ihumanité. J'étais heureux, du reste,
de lui avoir procuré ce plaisir. L'Arménien paraissait très-
respectueux, et, se tournant de temps en temps vei's moi, lui
racontait sans doute comment je l'avais rencontré et accueilli.
11 ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient,
et croire qu'entre homme et femme une conversation devienne
tout de suite... criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup
plus de simplicité que chez nous; j'étais persuadé qu'il ne s'a-
gissait là que d'un bavardage dénué de sens. L'expression des
physionomies et l'intelligence de quelques mots çà et là m'indi-
quaient suffisamment l'innocence de ce dialogue, aussi restai -je
connue absorbé dans l'observation du jeu d'échecs (et quels
échecs !) du capitaine et de son pilote. Je ine comparais men-
talement à ces époux aimables qui, dans une soirée, s'asseyent
aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inquiétude les
femmes et les jeunes gens.
Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'un pauvre diable d'Arménien qu'on
a ramassé dans les roseaux aux bords du Nil, auprès d'un Franc
qui vient du Caire et qui y a mené l'existence d'un miilica (géné-
ral), d'après l'estime des drogmans et de tout un quartier? Si,
pour une nonne, un jardinier est un honnne, comme on disait en
France au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier
venu soit quelque chose pour une cadine musulmane. Il y a
dans les femmes élevées naturellement, comme dans les oiseaux
LES FKMiMES DU CAIRE. -231
miigHifiques, un certain orteil qui les défend tout d'abord
contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu'en
l'abandonnant à sa propre dignité, je m'assurais la confiance et
le dévouement de cette pauvre esclave, qu'au fond, ainsi que
je l'ai déjà dit, je considérais comme libre du moment qu'elle
avait quitté la terre d'Egypte et rais le pied sur un bâtiment
chrétien.
Chrétien! est-ce le terme ja'ste? La Santa-Barbara n'avait
pour équijiage que des matelots tm-cs; le capitaine et son mousse
représentaient l'Eglise romaine, l'Arménieni une hérésie quel-
conque, et moi-même... Mais qui sait ce que peut représenter
en Orient un Paiisien nourri d'idées philosophiques, un lils de
Voltaire, un impie, selon l'opinion de ces braves gens? Chaque
matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque soir,
à l'instant où son disque, envahi par la ligne sombre des eaux,
s'éclipsait en une minute, laissant à l'horizon cette teinte rosée
gui se fond délicieusement dans l'azur, les matelots se réunis-
saient sur un seul rang, tournés vers la Mecque lointaine, et
l'un d'eux entonnait l'hymne de la prière, comme aurait pu faire
le grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher
l'esclave de se joindre à cette religieuse effusion si touchante
et si solennelle ; dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi
pai'tagés en communions diverses. Le capitaine, de son côté,
faisait des oraisons de temps en temps à ime certaine image
clouée au mât, qui pouvait bien être la patronne du navire ,
santa Barbara ^ l'Ai'ménien, en se levant, après s'être lavé la
tête et les pieds avec son savon, mâchonnait des litanies à voix
basse ; moi seul^ incapable de feinte, je n'exécutais aucune gé-
nuflexion régulière, et j'avais pourtant quelque honte à paraître
moins religieux que ces gens. Il y a chez les Orientaux une tolé-
rance mutuelle pour les religions diverses, chacun se classant
simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie spirituelle,
mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur, être
dignes de lui servir d'escabeau ; le simple pliilosophe dérange
cette combinaison : où le placer ? Le Coran lui-même, qui
232 VOYAGE EN ORIENT.
maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n'a
pas prévu le scepticisme de notre temps.
Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû
apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la matinée, nous
changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois
heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après
retomber le long du mât. Cela paraissait inquiéter peu le capi-
taine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d'échecs et
une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours
le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le repète
sans se lasser du matin au soir, jusqu'à ce qu'il en sache un
autre plus nouveau. L'esclave aussi avait appris au Caire je ne
sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours
sur une mélopée traînante et soporifique. C'étaient, je m'en
souviens, les deux vers suivants ;
a Ya kabibé ! sakel nô!...
Ya makmouby ! ya sidi ! »
J'en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé
manquait à mon vocabulaire. J'en demandai le sens à l'Armé-
nien, qui me répondit :
— Cela veut dire un pciil drôle.
Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l'explication,
ainsi qu'il convient quand on veut s'in^.lruire.
Le soir, l'Arménien me dit qu'il était fAcheux que le vent ne
fût pas meilleur, et que cela l'inquiétait un peu.
— Pourquoi ? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux
jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très-bien
sur ce vaisseau,
— Ce n'est pas cela, me dit-il, mais c'est que nous pourrions
bien manquer d'eau.
— Manquer d'eau ?
LES FEMMi:S DU CAIRE. 233
— Sans doute , vous n'avez pas d'idée de l'insouciance de
ces gens-là. Pour avoir de l'eau, il aurait fallu envoyer une
baïqne jusqu'à Daniiette, car l'eau de l'eniboucliure du Nil est
salée ; et, comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les
formalités!... du moins, c'est là ce qu'ils disent ; mais, au fond,
ils n'y auront pas pensé.
— C'est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre
situation était des plus simples.
Et j'allai avec l'Arménien l'interroger sur ce sujet.
Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau enrière-
ment vides, sauf l'une d'elles qui pouvait encore contenir cinq
ou six bouteilles d'eau ; puis il s'en alla se rasseoir sur la
dunette, et, reprenant sa guitare, il recommença son éternelle
chanson en berçant sa tète en arrière contre le bordage.
Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je
montai sur le gaillard d'avant avec la pensée qu'il était possible
d'apercevoir les côtts de la Palestine ; mais j'eus beau nettoyer
mon binocle, la ligne extrême de la mer éiait aussi ncite que la
lame courbe d'un damas. Il est même probable que nous n'a-
vions guère changé de place de))uis la veille. Je redescendis,
et me dirigeai vers l'arriére. Tout le monde dormait avec séré-
nité ; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toilette en
se lavant abondamment le visage et les mains avec de l'eau
qu'il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.
Je ne pus m'empècher de manifester mon indignation. Je lui
dis ou je crus lui faire comprendre que l'eau de la mer était
assez bonne pour la toilette d'un petit drôle de son espèce, et,
voulant forumlcr cette dernière expression, je me servis du
terme de ya kahihé, que j'avais noté. Le petit garçon me re-
garda en souriant, et parut peu touché de la réprimande. Je
crus avoir mal prononcé, et je n'y pensai plus.
Quelques heures après, dans ce moment de l'après-dînée où
le capitaine Nicolas faisait d'ordinaire apporter par le mousse
une énorme cruche de vin de Chypre, à laquelle seuls nous
étions invités à prendre part, l'Ai ménien et moi, en qualité de
234. VOYAGE E^ ORIENT.
cnrétîens, les matelots, par un respect mal compris pour la loi
de Mahomet, ne buvant que de l'eau-de-vie d'anis, le capitaine,
dis je, se mit à parler bas à l'oreille de l'Arménien.
— Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.
— Qu'il parle.
— Il dit que c'est délicat, et espère que vous ne lui en vou-
drez pas si cela vous déplaît.
— Pas du tout.
— Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l'échange
de votre esclave contre le ra oiiled (le petit garçon) qui lui
appartient aussi.
Je fus au moment de partir d'un éclat de rire; mais le sérieux
parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au
fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne
se permettent guère que dans les situations où un Franc pour-
rait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l'Arménien,
qui me répondit avec étonnement :
— Mais non, c'est bien sérieusement qu'il parle ; le petit
garçon est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec
un air d'appréciation consciencieuse, je vous conseille d'y ré-
fléchir, le petit garçon vaut bien la femme.
Je ne suis pas habitué à m'étonner facilement : du reste, ce
serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre
que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je mon-
trais quelque humeur, le capitaine dit à l'Arménien qu'il était
fâché de son indiscrétion, mais qu'il avait cru me faire plaisir.
Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte
d'ironie percer dans sa conversation ; je le fis donc presser par
l'Arménien de s'expliquer nettement sur ce point.
— Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce
matin, fait des compliments au jrt ouled; c'est, du moins, ce
que celui-ci a rapporté.
— Moi ? m'écriai-je. Je l'ai appelé petit drôle parce qu'il se
lavait les mains avec notre eau à boire ; j'étais furieux contre
lui, au contraire.
LES FEMMES DU CAIRE. 235
L'étonnement de l'Arménien me fit apercevoir qu'il y avait
dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques
si communs entre les personnes qui savent médiocrement les
langues. Le mot kabibé, si singulièrement traduit la veille par
l'Arménien, avait, au contraire, la signification la plus char-
mante et la plus amoureuse du monde. Je ne sais pourquoi le
mot de petit drôle lui avait paru rendre parfaitement cette idée
en français.
TSous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du
refrain chanté par l'esclave, et qui, décidément, signifiait à peu
près :
(T O mon petit chéri, mon hien-aimé, mon frère, mon maître ! a
C'est ainsi que commencent presque toutes les chansons
d'amour arabes, susceptibles des interprétations les plus di-
verses, et qui rappellent aux commençants l'équivoque clas-
sique de l'églogue de Corydon.
VI JOURNAL DE BORD
L'humble vérité n'a pas les ressources immenses des combi-
naisons dramatiques ou romanesques. Je recueille un à un des
événements qui n'ont de mérite c[ue par leur simplicité même,
et je sais qu'il serait aisé pourtant, fût-ce dans la relation d'une
traversée aussi vulgaire que celle du golfe de Syrie, de faire
naître des péripéties vraiment dignes d'attention ; mais la réalité
grimace à coté du mensonge, et il vaut mieux, ce me semble,
dire naïvement, comme les anciens navigateurs : « Tel jour,
nous n'avons rien vu en mer cpi'un morceau de bois qui flottait
à l'aventure; tel autre, qu'un goéland aux ailes grises;... » jus-
qu'au moment trop rare o\x l'action se réchauffe et se complique
d'un canot de sauvages qui viennent apporter des ignames et
des cochons de lait rôtis.
Cependant, à défaut de la tempête obligée, un calme plat tout
à fait digne de l'océan Pacifique, et le manque d'eau douce sur
236 VOYAGE EN ORIENT.
un navire composé comme l'était le notre, pouvaient amener
des scènes dignes d'une Odyssée moderne. Le destin m'a ôté
cette chance d'intérêt en envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr
de l'ouest qui nous fit mai cher assez vite.
Jetais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais
répéter j>ar le capitaine l'assurance que, le lendemain matin,
nous pourrions apercevoir à rhori?on les cimes bleuâtres du
Carmel. Tout à coup des cris d'épouvante partent de la du-
nette.
— Faif/lia cl halir! far(jlin el halir !
— Qu'est-ce donc?
— Une poule à la mer!
I.a circonstance me paraissait peu grave; cej)e. dant l'un des
matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la
manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient
très-sérieusement. On le retenait pour l'empêcher de se jeter à
l'eau, et la poule, déjà éloignée, faisait des signes de détresse
dont on suivait les phases avec émotion. F.nOn, le capitaine,
après un moment de doute, donna Tordre qu'on arrêtât le
vaisseau.
Pour le coup, je trouvai un j)eu fort qu'après avoir perdu
deux jours, on .s'arrêtât par un bon vent pour une poule noyée.
Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c'était là tout
le joint de l'affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup
moins. Sa figure s'adoucit, mais il calcula sans doute Inuiié-
diatemcnt qu'il aurait un double avantage à ravoir la poule, et
en un clin d œil il se débarrassa de .ses vêtements et se jeta à
la mer.
La distance jusqu'où il nagea était prodigieuse. Il fallut at-
tendre une demi-heure avec l'Inquiétude de sa situation et de
la nuit qui venait; notre homme nous rejoignit enfin exténué,
et on dut le retirer de l'eau, car il n'avait plus la force de grim-
per le long du borda ge.
Une fois en sûreté, cet homme s'occupait plus de sa poule
que de lui-même; il la réchauffait, l'épongeait, et ne fu^
LES FEMMES DU CAIRE. 237
content qu'en la voyant respirer à Tciise et sautiller sur le
pont.
Le bâtiment s'était remis en route.
— Le diable soit de la poule ! dis-je à l'Arménien ; nous
avons perdu une heure.
— Eh quoi! vouliez-vous donc qu'il la laissât se noyer?
— Mais j'en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné
plusieurs pour celle-là 1
— Ce n'est pas la même chose.
— Comment donc! mais je sacrifierais toutes les poules de
la terre pour qu'on ne perdît pas une heure de bon vent, dans
un bâtiment où nous ilsquons demain de mourir de soif.
— Voyez-vous, dit l'Arménien, la poule s'est envolée à sa
gauche, au moment où il s'apprêtait à lui couper le cou.
— J'admettrais volontiers, répondis-je, qu'il se fût dévoué
comme musulman pour sauver une créature vivante; mais je
sais que le respect des vrais croyants pour les animaux ne va
point jusque-là, puisqu'ils les tuent pour leur nourriture.
— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en
prononçant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couj^er la
gorge qu'avec un couteau dont le manche soit percé de trois
clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l'heure la poule
s'était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d ici à
trois jours.
— ^\;'est bien différent, dis-je à l'Arménien.
Ainsi, pour les Orientaux, c'est toujours une chose grave
que de tuer un animal. Il n'est permis de le faire que pour sa
nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent
l'antique institution des sacrifices. On sait qu'il y a quelque
chose de pareil chez les Israélites : les bouchers sont obliges
d'eniployer des sacrificateurs (sc/ioc/,et) qui appartiennent à
l'ordre religieux, et ne tuent chaque béte qu'en employant des
fornudes consacrées. Ce préjugé se trouve avec des nuances
diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse
même n'est lolérée que contre le.> bêtes féroces et en punition
238 VOYAGE EN ORIENT.
des dégâts causés par elles. La chasse au faucon était pourtant,
à l'époque des califes, le divertissement des grands, mais par
une sorte d'interprétation qui rejetait sur l'oiseau de proie la
responsabilité du sang versé. Au fond, sans adopter les idées
de l'Inde, on peut convenir qu'il y a quelque chose de grand
dans cette pensée de ne tuer aucun animal sans nécessité. Les
formules recommandées pour le cas où on leur ôte la vie, par
le besoin de s'en faire une nourriture, ont pour but sans doute
d'empêcher que la souffrance De se prolonge plus d'un instant,
ce que les habitudes de la chasse rendent mallieureusement im-
possible.
L'Arménien me raconta à ce sujet que, du temps de Mah-
moud, Constantinople était tellement remplie de chiens, que
les voitures avaient peine à ciiculer dans les rues : ne pouvant
les détruire, ni comme animaux féroces, ni comme propres à la
nourriture, on imagina de Jes exposer dans des îlots déserts de
l'entrée du Bosphore. Il fallut les embarquer par milliers dans
des caïques; et, au moment où, ignorants de leur sort, ils pri-
rent possession de lem's nouveaux domaines, un iman leur fit
un discours, exposant que l'on avait cédé à une nécessité abso-
lue, et que leurs âmes, à 1 heui'e de la mort, ne devaient pas
en vouloir aux fidèles croyants ; que, du reste, si la volonté du
ciel était qu'ils fussent sauvés, cela arriverait assurément II y
avait beaucoup de lapins dans ces îles, et les chiens ne récla-
mèrent pas tout d'abord contre ce raisonnement jésuitique ;
mais, quelques jours plus tard, tourmentés par la faim, ils
poussèrent de tels .gémissements, qu'on les entendait de Con-
stantinople. Les dévots, émus de celte lamentable protestation,
adressèrent de graves remontrances au sultan, déjà trop suspect
de tendances européennes, de sorte qu'il fallut donner l'ordre
de faire revenir les chiens, qui furent, en triomphe, réintégrés
dans tous lem's dioits civi's.
LES FEMMES DU CA.1RE. 239
LE MATELOT HADJI.
L'Arménien m'était de quelque ressource dans les ennuis
d'une telle traversée; mais je voyais avec plaisii- aussi que sa
gaieté, son intarissable bavaidage, ses narrations, ses remar-
ques, donnaient à la pauvre Zeynab l'occasion, si cKèi'e aux
femmes de ces ^lays, d'exprimer ses idées -avec cette volubilité
de consonnes nitsales et gutturales où il m'était si difficile de
saisir non pas seulement le sens, mais le son même des pa-
roles.
Avec la magnanimité d'un Européen, je souffrais même sans
difficulté que l'un ou Vautre des matelots qui pouvait se trouver
assis près de nous, sar les sac5 de riz, lui adressât quelques
mots de conversation. En Orient, les gens du peuple sont
généralement familière, dabord parce que le sentiment de
l'égalité y est établi plus sincèreuient que parmi nous, et puis
parce qu'une sorte de politesse innée existe dans toutes les
classes. Quant à l'éducation, elle est partout la même, très-
sommaire, mais universelle. C'est ce qui fait que l'homme
d'un lobuuible état devient sans transition le favori d'un grand,
et monte aux premiers rangs sans y paraître jamais déplacé.
Il y avait parmi nos matelots un certain Turc d'Anatolie,
très-basané, à la barbe grisonnante, et qui causait avec l'es-
clave plus souvent et plus longuement que les autres; je
l'avais remarqué, et je demandai à l'Arménien ce qu'il pouvait
dire; il fit attention à quelques paroles, et me dit :
^- Us parlent ensemble de religion.
Cela me parut fort respectable, d'autant que c'était cet
homme qui faisait pour les autres, en qualité de hciilji ou pèle-
rin revenu de la Meccjue, la prière du matin et du soir. Je
11 avais pas songé un instant à gêner dans ses pratiques habi-
tuelles cette pauvre femme, dont une fantaisie, hélas ! bien peu
coûteuse, avait mis le sort dans mes mains. Seulemenf, au
Caire, dans un moment où elle était un peu malade, j'avais
240 VOYAGE EN ORIENT.
essayé de la faire renoncer à l'habitude de tremper dans l'eau
froide ses mains et ses pieds, tous les matins et tous les soirs,
en faisant ses prières; mais elle faisait peu de cas de mes
préceptes d'hygiène, et n'avait consenti qu'à s'abstenir de la
teinture de henné, qui, ne durant que cinq ou six jours envi-
ron, oblige les femmes d'Orient à renouveler souvent une pré-
paration fort disgracieuse pour qui la voit de près. Je ne suis
pas ennemi de la teinture des sourcils et des paupières ; j'ad-
mets encore le carmin appliqué aux joues et aux lèvres; mais
à quoi bon colorer en jaune des mains déjà cuivrées, qui, dès
lors, passent au safran? Je m'étais montré inflexible sur ce
point.
Ses cheveux avaient repoussé sur le front ; ils allaient re-
joindre des deux côtés les longues tresses mêlées de cordonnets
de soie et frémissantes de sequins percés (de faux sequins,
hélas!) qui flottent du col aux talons, selon la mode levantine.
Le tatikds festonné d'or s'inclinait avec grâce sur son oreille
gauche, et ses bias portaient enfilés de lourds anneaux de
cuivre argenté , grossièrement émaillés de rouge et de bleu,
parure tout égyptienne. D'autres encore résonnaient à ses
chevilles, malgré la défense du Coran, qui ne veut pas qu'une
feaane fasse retentir les bijoux qui ornent ses pieds.
Je l'admirais ainsi, gracieuse dans sa robe à rayui-es de soie
et drapée du milayeh bleu, avec ces airs de statue antique que
les femmes d'Orient possèdent, sans le moins du monde s'en
douter. L'animation de son geste, une expression inaccou-
tumée de ses traits, me frappaient par moments, sans m'în-
spirer d'inquiétude; le matelot qui causait avec elle aurait pu
être son grand-père, et il ne semblait pas craindre que ses
paroles fus.-ent entendues.
— Savez-vous ce (|u'il y a? me dit l'Arménien, qui, un peu
plus tard, s'était approché des matelots causant ntre eux .
Ces gens-là disent que la femme qui est avec vous ne vous
apparlient pas.
— Ils se trompent, lui dis-je; vous pouvez leur apprendre
LES FEMMES DU CAIRE. 241
qu'elle m'a été vendue au Caire par Abd-el-Kérini, moyennant
cinq bourses. J'ai le reçu dans mon portefeuille. Et, d'ailleurs,
cela ne les regarde pas.
•— Ils disent (jue le marchand n'avait pas le droit de vendre
une femme musulmane à un chrétien.
— Leur opinion m'est indifférente, et, au Caire, on en sait
plus qu'eux là- dessus. Tous les Francs y ont des esclaves, soit
chrétiens, soit musulmans.
— Mais ce ne sont que des nègres ou des Abyssiniens; ils
ne peuvent avoir d'esclaves de la race blanche.
— Trouvez- vous que cette femme soit blanche?
L'Arménien secoua la télé d'un air de doute.
— Ecoutez, lui dis je; quant à mon droit, je ne puis en
douter, ayant pris d'avance les informations nécessaires. Dites
maintenant au capitaine qu'il ne convient pas que ses matelots
causent avec elle.
— Le capitaine, me dit-il après avoir parlé à ce dernier,
répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout
d'abord.
— Je ne voulais pas, rcpliquai-je, la priver du plaisir de
parler sa langue, ni l'empêcher de se joindre aux prières ;
(^'ailleurs, la conformation du bâtiment obligeant tout le monde
d'être ensemble, il était difficile d'empêcher l'échange de quel-
ques paroles.
Le capitaine Nicolas n'avait pas l'air très-bien disposé, ce
que j'atliibuais quelque peu au ressentiment d'avoir vu sa
proposition d'échange repoussée. Cependant il fit venir le ma-
telot hadji, que j'avais désigné surtout comme malveillant, et
lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l'esclave,
pour ne pas me donner le rôle odieux d'un maître exigeant.
Le matelot parut répondre d'un air très-fier au capitaine,
qui me fit dire par l' Arménien de ne plus me préoccuper de
cela; que c'était un homme exalté, une espèce de saint que
ses camarades respectaient à cause de sa piété; que ce qu'il
disait n'avait nulle imjiortance d'ailleurs.
1. ïk
242 VOYAGE liN ORIENT.
Cet homme, en effet, ne .parla plus à l'esclave; mais il cau-
sait très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais
bien qu'il s'agissait de la muslini (musulman*) et du Roiimr
(Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen
d'éviter ce système d'insinuation. Je me décidai à faire venir
l'esclave près de nous, et, avec l'aide de l'Arménien, nous
eûmes à peu près la conversation suivante :
— Qu'est-ce que t'ont dit ces hommes tout à l'heure?
— Que j'avais tort, étant croyante, de rester avec un in-
fidèle.
— Mais ne savent-ils pas que je t'ai achetée?
— Us disent qu'on n'avait pas le droit de me vendre à toi.
— Et penses-tu que cela soit vrai?
— Dieu le sait !
— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.
— Ce sera ainsi.
Je priai l'Arménien de la distraire un peu et de lui contej
des histoires. Ce garçon m'était, après tout, devenu fort utile;
il lui parlait toujours de ce ton flûte et gracieux qu'on emploie
pour égayer les enfants, et recommençait invariablement par
Red \a^ siti?...
— Eh l)ien, donc, madame!... qu'est-ce donc? nous ne rions
pas? Voulez-vous savoir les aventures de la Tète cuite au four?
Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople,^
où un tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer,
emporte chez lui la tète d'un aga qui lui a été remise par
erreur, si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite
de ce triste dépôt, il l'envoie au four, dans un vase de terre,^
chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc,
en la substituant furtivement à sa tète à perruque ; le Franc la
coiffe; ])uis, s'ajjercevant de sa méprise, la porte "ailleurs;
enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins
comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut
goût.
La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour
LES FEMMES DU CAIUE. -243
ne scandaliser personne, j'allai me promener sur le tillac de
lavant, épiant le lever des étoiles, et faisant aussi, moi, ma
prière, qui est celle des rêveui's et des poètes, c'est-à-dire
J'admiration de la nature et l'enthousiasme des souvenirs. Oui,
je les admirais dans cet air d'Orient si pur qu'il rapproche les
cieux de l'homme, ces astres dieux, formes diverses et sacrées
que la Divinité a rejetées tour à tour comme les masques de
l'éternelle Isis.... Uranie, Astarté, Saturne, Jupiter, vous me
représentez encore les transformations des humbles croyances
de nos aïeux. Ceux qui, par millions, ont sillonné ces mers,
prenaient sans doute le rayonnement pour la flamme et le
trône pour le dieu; mais qui n'adorerait dans les astres du
ciel les preuves mêmes de l'éternelle puissance, et dans leur
marche régulière l'action vigilante d'un esprit caché?
VIII LA MENACE
En retoui'naot vers le capitaine, je vis, dans une encoi-
gnure au pied de la chaloupe, l'esclave et le vieux matelot
hadji qui avaient repris leur entretien religieux malgré ma
défense.
Pour cette fois, i' n'y avait plus rien à ménager ; je tirai
violemment l'esclave par le bras, et elle alla tomber, fort molle-
ment il est vrai, sur un sac Je riz.
— Giaour! s'écria-t-elle.
J'entendis parfaitement le mot. Il n'y avait pas cà faiblir.
— Enté giaour! répliquai-je sans trop savoir si ce dernier
mot se disait ainsi au féminin. C'est toi qui es une infidèle;
et lui, ajoutai-je en montrant le hadji, est un chien [kelb).
3e ne sais si la colère qui m'agitait était plutôt de me voir
mépriser comme chrétien, ou de songer à l'ingratitude de cette
femme, que j'avais toujours traitée comme une égale. Le hadji,
s' entendant traiter de chien, avait fait un signe de menace,
mais s'était retourné vers ses compagnons avec la lâcheté
habituelle des Arabes de basse classe, qui, après tout, n'ose-
244 VOYAGE EN ORIENT.
raient seuls attaquer un Franc. Deux ou trois d'entre eux
s'a\ancèrent en proférant des injuies, et, machinalement,
j'avais saisi un des pistolets de ma ceinture sans songer que
ces armes à la crosse étincelante, achetées au Caire pour com-
pléter mon costume, ne sont fatales d'ordinaire qu'à la main
qui veut s'en ser>ir. .T'avouerai, de plus, qu'elles n'étaient point
chargées.
— Y songez-vous? me dit l'Arménien en m'arrêtant le bras.
C'est un fou, et, pour ces gens-là, c'est un saint; laissez-les
crier, le capitaine va leur parler.
L'esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait
beaucoup de mal, et ne voulait pas bouger de la place où elle
était. Le capitaine arriva, et dit awc son air indifférent ;
— Que voulez-vous! ce sont des sauvages!
El il leur adiessa quelques paroles assez mollement.
— Ajoutez , dis-jc à l'Arménien, qu'airivé à terre, j'irai
trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton.
Je crois bien que l'Arménien leur traduisit cela par quelque
compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien,
mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop
douteuse. Je me souvins fort à propos d'une lettre de recom-
mandation que j'avais dans mon portefeuille pour le j)acha
d'Acre, et qui m'avait été donnée par mon ami Alphonse Rover,
qui a été quelque temps membre du divan à Constantincple. Je
tirai mon ])ortefenille de ma veste, ce qui excita une inquiétude
générale. Le pisolet n'aurait servi qu'à me faire assommer...
surtout étant de fabricpie arabe ; mais les gens du peuple en
Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens
et caj):ibles de tirer de leur poche, à un moment donné, de
quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je
n'avais extrait du portefeuille qu'une lettre, du reste fort pro-
prement écrite en arabe et adre>sée à Son Excellence lAIéhmed-
R***, pacha d'Acre, qui, précédemment, avait longtemps sé-
journé en France.
Ce qu'il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma
LES FEMMES DU CAinE. 245
situation, c'est que nous nous trouvions justement à la hauteur
de Sainl-Jean-d'Acre, où il fallait relàclier pour prendre de
Teau. La ville n'était pas encore en vue, mais nous ne pouvions
manquer, si le vent continuait, d'y arriver le lendemain. Quant
à Méhmed-Paclia , par un autre hasard di'^mi de s'ajipeler
providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l'avais
rencontré à Paris dans plusieurs soirées. Il m'avait donné du
tabac turc et fait beaucoup d'honnêtetés. la lettre dont je
m'étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps
et ses nouvelles grandeurs ne m'eussent efTacé de sa mémoire;
mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j'étais un
personnage trts-puissamment recommandé,
La lecture de ce document produisit l'effet du rjuas ego de
Neptune. L'Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tète en
signe de respect, avait ùté l'enveloppe, qui, comme il est
d'usage pour les recommandations, n'était point fermée, et
montrait le texte au capitaine à mesure qu'il le lisait. Dès lors
les coups de bâton promis n'étaient plus une illusion pour le
hadji et ses camarades. Ces garnements baissèrent la tète, et le
capitaine m'expliqua sa propre conduite par la crainte de
heurter leurs idées rehgieuses, n'étant lui-même qu'un pauvre
s ijet grec du sultan (raia), qui n'avait d'autorité qu'en raison
du service.
— Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l'ami de ÎMélinied-
Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter contre la faveur
des grands?
L'esclave n'avait pas bougé; cependant elle avait fort bien
entendu ce qui s'était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur
sa position momentanée ; car, en pays turc, une protection
vaut mieux qu'un droit; pourtant, désormais je tenais à con-
stater le mien aux yeux de tous.
— N'es -tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n'appar-
tient pas au sultan des Turcs?
— Cela est vrai, répondit-elle; je suis Hindi (Indienne).
— Dès lors, lu peux être au service d'un Fianc comme les
Ik.
246 VOYAGE EN ORIENT.
Abyssiniennes {Habesch), qui sont, ainsi que toi, couleur de
cuivre, et qui te valent bien.
— Aioua (oui)! dit- elle comme convaincue, ana memlouk
enté (je suis ton esclave) .
— Mais, ajoutai-je, te souviens-tu qu'avant de quitter le
Caire, je t'ai offert d'y rester libre? Tu m'as dit que tu ne
saurais où aller.
— C'est vrai, il valait mieux me revendre.
— Tu m'as donc suivi seulement pour changer de pays, et
me quitter ensuite? Eh bien, puisque tu es si ingrate, tu
demeureras esclave toujours, et tu ne seras pas une cadine, tu
seras une servante. Dès à présent, tu garderas ton voUe et tu
resteras dans la chambre du capitaine... avec les grillons. Tu
ne parleras plus à personne ici.
Elle prit son voile sans répondre, et s'en alla s'asseoir dans
la petite chambre de l'avant.
J'avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l'effet sui'
ces gens tom* à tour insolents ou serviles, toujours à la merci
d'impressions vives et passagères, et qu'il faut conna tre pour
comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement nor-
mal de rOrient. Le voyageur le plus modeste se voit amené
très- vite, si une manière de vivre somptueuse ne lui concilie
]Das tout d'abord le respect, à poser théâtralement et à dé-
ployer, dans une foule de cas, des résolutions énergiques, qui,
dès lors, se manifestent sans danger. L'Arabe, c'est le chien
qui mord si l'on recule, et qui vient lécher la main levée sur
lui. En recevant un coup de bâton, il ignore si, au fond, vous
n'avez pas le droit de le lui donner. Votre position lui a paru
tout d'abord médiocre ; mais faites le fier, et vous devenez tout
de suite un grand personnage qui affecte la simplicité. L'Orient
ne doute jamais de rien; tout y est possible : le simple calender
peut fort bien être un fils de loi, comme dans les Mille et une
ISuits. D'ailleurs, n'y voit-on pas les princes d'Europe voyager
en ù'ac noir et en chapeau rond?
LES FEMMES DU CAIRE. 247
IX COTES DE PALESTINE
J'ai salué avec enivrement l'apparition tant souhaitée de la
côte d'Asie. Il y avait si longtemps que je n'avais vu des mon-
tagnes! La fraîcheur brumeuse du paysage, l'éclat si vif des
maisons peintes et des kiosques turcs se mirant dans l'eau bleue,
les zones diverses des plateaux qui s'étagent si hardiaient entre
la mer et le ciel, le pic écrasé du Cai-mel, l'enceinte carrée et
la haute coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de
cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la fraîche
Aurore des chants d'Homère; au pied de ces monts, Kaïffa,
déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d'Aere, située à l'autre
extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s'était
arrêté : c'était un spectacle à la fois plein de grandeur et de
grâce. La mer, à peine onduleuse, s' étalant comme l'huile vers
la grève où moussait la mince frange de la vague, et luttant de
teinte azurée avec l'éther qui vibrait déjà des feux du soleil
encore invisible..., voilà ce que l'Egypte n'offre jamais avec
ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière. Le soleil
parut enfin; il découpa nettement devant nous la ville d'Acre
s' avançant dans la mer sur son promontoire de sable, avec ses
blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasse, et la tour
carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du
terrible Djezzar- Pacha, contre lequel lutta Napoléon.
Nous avions jeté l'imcre à peu de distance du j ivage. Il fal-
lait attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent
venir nous approvisionner d'eau fraîche et de fruits. Quant à
débarquer, cela nous était interdit, à moins de vouloir nous
arrêter dans la ville et y faire quarantaine.
Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que
nous étions malades, comme arrivant de la côte d'Egypte, il
fut permis aux barquettes du port de nous apporter les rafraî-
chissements attendus, et de recevoir notre aigent avec les pré-
cautions usitées. Aussi, contre les tonnes d'euu, les melons, les
248 VOYAGE EN ORIENT.
pastèques et les grenades qu'un nous faisait passeï', il fallait
\erser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins
d'eau \inaigr«e qu'on plaçait à notre portée.
Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures.
Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à
m'arrcter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d'envoyer au
pacha ma lettre, qui, du reste , pouvait encore ni'étre une
recommandation sur tout autre point de l'antique cote de Phé-
nicie soumise au pachalick d'Acre. Cette ville, que les anciens
appelaient Ako, ou Vétroite, que les Arabes nomment Akka,
s'est appelée Ptolémaïs jusqu'à l'époque des croisades.
Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une
fête ; nous rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la
Celé syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme
un lac la gracieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au
Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d'Acre apparaît
Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d'Alexandre, unissant à la
rive l'îlot où fut bâtie la ville antique qu'il lui fallut assiéger si
longtemps.
Six lieues plus loin, c'est Saida, l'ancienne Sidon, qui presse
comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des
montagnes habitées par les Druses. Ces bords célèbres n'ont
que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phé-
nicie ; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusive-
ment le commerce? Leur splendeur a passé comme l'ombre et
comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s'est
entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes,
comme tout ce que nie la sagesse des nations!
Cependant, au moment d'atteindre le but, on se lasse de
tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici
enfin le promontoire dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, do-
minées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La côte est
aride; les moindres détails des rochers tapissés de mousses
rougeatres apparaissent sous les rayons d'un soleil ardent. Nous
rasons la côte, nous tournons vers le golfe j aussitôt tout change.
LES FEMiMi:S 1)1' CAir, K. 24'9
lai paysage plein de fiaiclicnr, d'ombre et de silence, nne vue
des Alpes prise du sein d'un lae de Suisse, voilà Isevroutli par
un temps calme. C'est l'Furope et l'Asie se fond.nit en molles
caresses; c'est, punv tout pèlerui un peu lassrdu soleil et de la
poussière, une oasis maritime où Ton retrouve avec transport,
au front des montagnes, cette chose si triste au Nord, si gra
cieuse et si désirée au Midi, des nuages!
0 nuages bénis! nuages de ma patrie! j'avais oublié vos
bienfaits ! Et le soleil d'Orient vous ajoute encore t;int de
charmes! Le matin, vous vous colorez si doucement, à demi
roses, à demi bleuâtres, comme des nuages mythologiques, du
sein desquels on s'attend toujours à voir surgir de riantes di
vinités; le soir, ce sont des embrasements merveilleux, des
voûtes pourprées qui s'éeioulent et se dégiadent bientôt en flo-
cons violets, tandis que le ciel passe des teintes du saphir à
celles de l'émeraude, phénomène si rare dans les pays du
Nord.
A mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de
nuances, et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait
encore à la fraîcheur du paysage. La ville, au fond du golfe,
semblait noyée dans les feuillages, et, au lieu de cet amas fati-
gant de maisons peintes à la chaux qui constitue la plupart des
cités arabes, je croyais voir une réunion de villas charmantes
semées our un espace de deux lieues. Les constructions s'ag-
gloméraient, il est vrai, sur un point marqué d'où s'élançaient
des tours rondes et carrées; mais cela ne paraissait être qu'un
quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes
couleurs.
Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais,
de l'étroite rade encombrée de petits navires, nous coupâmes
en biais le golfe et nous allâmes débarquer sur un îlot entouré
de rochers, où quelques bâtisses légères et un drapeau jaune
reprt sentaient le séjour de la quarantaine, qui, pour le mo-
ment, nous était seul permis.
250 VOYAGE EN OKlE^T.
X LA QUABANTAIXE
Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très-
airnables et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur
quarantaine à bord; mais une barque, envoyée par la Santé,
vint pour transporter les passagers dans Tilot, qui, à le voir de
près, était plutôt une presqu'île. Une anse étroite parmi les
rochers, ombragée d'arbres séculaires, aboutissait à l'escalier
d'une sorte de cloître «lont les voûtes eu ogive rei>osaient sur
des piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme
dans les couvents romains. La mer se bi'isait tout alentour sur
les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là qu'un chœur de
moines et la tempête pour rappeler le premier acte du Berlram
de Maturin.
Il fallut attendxe là quelque temps la visite du nazir, ou di-
recteur turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouis-
sances de son domaine. Des bâtunents de forme claustrale suc-
cédaient encore au jiremier, qui, seul ouvert de tous côtés,
servait à l'assainissement des marchandises suspectes. Au bout
du promontoire, un pavillon isolé, dominant la mer, nous fut
indiqué pour demeure ; c'était le local affecté d'ordinaire aux
Européens. Lesgideries que nous avions laissées à notre droite,
contenaient les familles arabes campées pom- ainsi dire dans de
vastes salles qui servaient indifféremment d'étables et de loge-
ments. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires
passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue; plus
loin, des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se
retournaient d'un air farouche en nous voyant passer près des
portes. Du reste, nous avions le droit de nous promener sur en-
vii'on deux aipents de terrain semé d'orge et planté de mû-
riers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveil-
lance d'un gardien.
Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j'en
trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, de l'ombre
LES FEMMES DU CAIRE. 251
et une variété d'aspects à défrayer la plus sublime rêverie.
D'un côté, les montagnes sombres du Liban, avec leurs croupes
de teintes diverses, émaillées cà et ià de blanc par les nom-
breux villages maronites et druses et les couvents étages sur un
borizon de buit lieues; de l'autre, en retour de cette cbaîne au
front neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout lanipbi-
théatre de Beyrouth, couronné d'un bois de sapins planté par
l'émir Fakard'm pour arrêter Finvasion des sables du désert.
Des toni-s crénelées, des châteaux, des manoirs percés d'ogi-
ves, construits en pierre roogeâtre, donnent à ce pays un as-
pect féodal et en même temps européen tpii rappelle les minia-
tures des manuscrits chevaleresques du moyen âge. Les
vaisseaux francs à l'ancre dans la rade, et que ne peut con-
tenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.
Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable,
et nos jours se passaient soit à rêver sous les épais ombrages
des sycomores et des figuiers, soit à grimper sur un rocher
fort pittoresque qui entourait un bassin naturel où la mer ve-
nait briser ses flots adoucis. Ce lieu me faisait penser aux
grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions tout le
milieu du jour, isolés des autres habitants de la quarantaine,
couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la
vague écunieiîse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon,
où les moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs
moins doux. Les tuniques fermées à masque de gaz dont j'ai
déjà parlé étaient alors d'un grand secours. Quant à la cuisine,
elle consistait simplement en pain et fromage salé, fournis par
la cantine; il faut y ajouter des œufs et des poules apportes
par les paysans de la montagne ; en outre, tous les matins, on
venait tuer devant la porte des moutons dont la viande nous
était vendue à une piastre {-2o centimes) la livre. De plus, le
vin de Chypre, à une demi-piastre environ la bouteille, nous
faisait un régal digne des grandes tables européennes; j'a-
vouerai pourtant qu'on se lasse de ce vin liquoreux à le boire
comme ordinaire, et je préférais le fin dor du Liban, qui a
252 VOYAGE EN OBIfeNT.
quelque rapport avec le madère par son goût sec et par sa
force.
Un jour, le capitaine INicolas vint nous rendre visite avec
deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus
très-bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra la
main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne
me plaignisse de lui une t'ois libre et rendu à Beyrouth. Je fus,
de mon roté, plein de cordialité. Nous dînâmes ensemble, et le
capitaine m'in\ita à venir demeurer chez lui, si j'allais à Ta-
raboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le ri-
vage- il iv.e prit à part, et me fit tourner les yeux vers l'esclave
et l'Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous
au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec
me firent comprendre son idée, et je la repoussai avec une in-
crédulité marquée. Il secoua la tète, et, peu de temps après, re-
monta dans sa chaloupe, prenant afTectueusement congé de
moi.
— Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur
mon refus d'échanger l'esclave contre son mousse.
Cependant le soupçon me resta dans l'esprit, attaquant tou
au moins ma vanité.
On comprend bien qu'il était résulté de la scène violente qui
s'était passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l'es-
clave et moi. Il s'était dit entre nous un de ces mots irrépara-
Llcs dont a parlé l'auteur à^ Adolphe ] l'épilhète de ^iaoïir
m'avait blesse profondément.
— Ainsi, me disais-je, on n'a pas eu de peine à lui per-
suader que je n'avais pas de droit sur elle; de plus, soit con-
seil, soit réfiexion, elle se sent humiliée d'appartenir à un
homme d'une race inféiieure selon les idées des musulmans.
La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient
rejaillit au fond sur l'Européen lui-même ; on le redoute sur
les côtes à cause de cet appareil de puissance que constate le
passage des vaisseaux ; mais, dans les pays du centie où cette
femiue a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.
I
LES FEMMES DU CAIRE. 253
Pourtant j'avais peine à admettre la dissimulation dans cette
àme naïve ; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait
même défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d'un autre
côté, me dissimuler les avantages de l'Arménien. Tout jeune
encore, et beau de cette beauté asiatique, aux traits fermes et
purs, des races nées au berceau du monde, il donnait l'idée
d'une fille charmante qui aurait eu la fantaisie d'un déguise-
ment d'homme; son costume même, à l'exception de la coif-
fure, n'ôtait qu'à demi cette illusion.
Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec
la conscience d'être doublement ridicule ; car je suis, de plus,
im maître. J'ai la chance d'être à la fois trompé et volé, et je
me répète, comme un jaloux de comédie :
— Que la garde d'une femme est un pesant fardeau ! . . . — Du
reste, me disais-je presque aussitôt, cela n'a rien d'étonnant;
il la distrait et l'amuse par ses contes, il lui dit mille gentil-
lesses, tandis que, moi, lorsque j'essaye de parler dans sa
langue, je dois produire un effet risible, comme un Anglais,
un homme du Nord, froid et lourd, relativement à une femme
de mon pays. Il y a chez les Levantins ime expansion chaleu-
reuse qui doit être séduisante en effet !
De ce moment, l'avouerai-je? il me sembla remarquer des
serrements de mains, des paroles tendres, que ne gênait même
pas ma présence. J'y réfléchis quelque temps ; puis je crus de-
voir prendre une forte résolution.
— Mon cher, dis-je à l'Arménien, qu'est-ce que vous faisiez
en Egypte?
— J'étais secrétaire de Toussoun-Bey ; je traduisais pour
lui des journaux et des livres français; j'écrivais ses lettres
aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout d'un coup, et l'on
m'a congédié, voilà ma position.
— Et maintenant, que comptez-vous faire ?
— J'espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je
connais son trésorier, qui est de ma nation.
— Et ne songez-vous pas à vous marier?
I. 5
254 VOYAGE EN ORIENT.
— Je n'ai pas d'argent à donner en douaire, et aucune fa-
mille ne m'accordera de femme autrement.
— Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-
nous magnanime, faisons deux heureux.
Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j'aurais délivré
une esclave et créé un mariage honnête. J'étais donc à la fois
bienfaiteur et père !
Je pris les mains de l'Arménien, et je lui dis :
— Elle vous plaît : épousez-la, elle est à vous 1
J'aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette
scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l'Arménien étonné,
confus de cette magnanimité ; l'esclave assise près de nous, en-
core ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu'il
me semblait, déjà inquiète et rêveuse...
L'Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma pro-
position.
— Comment! lui dis-je, malheureux, tu hésites!... Tu sé-
duis une femme qui est à im autre, tu la détournes de ses
devoirs, et ensuite tu ne veux pas t'en charger quand on te
la donne ?
Mais l'Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son
étonnement s'exprima par une série de protestations énergi-
ques. Jamais il n'avait eu la moindre idée des choses que je
pensais. Il était si malheureux même d'une telle supposition,
qu'il se hâta d'en instruire l'esclave et de lui faire donner té-
moignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que
J'avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition
qu'elle eût pu faire attention à un simple raya, serviteur tantôt
des Turcs, tantôt des Francs, une sorte de yaoudi.
Ainsi le capitaine Kicolas m'avait induit en toute sorte de
suppositions ridicules... On reconnaît bien là l'esprit astucieux
des Gi'ecsl
VI
LA MONTAGNE
LE PERE FLANCHET
Quand nous sortîmes de la quarantaine, je louai pour un
mois un logement dans une maison de chrétiens maronites, à
une denii-lieue de la ville. La plupart de ces demeures, situées
au Uiilieu des jardins, étagées sur toute la côte le long des
terrasses plantées de mûriers, ont Tair de petits manoirs féo-
daux bâtis solidement en pierre brune, avec des ogives et des
arceaux. Des escaliers extérieurs conduisent aux différents
étages dont chacun a sa terrasse jusqu'à celle qui domine tout
l'édifice, et où les familles se révmissent le soir pour jouir de la
vue du golfe. Nos yeux rencontraient partout une verdure
épaisse et lustrée, où les haies régulières des nopals marquent
seules les divisions. Je m'abandonnai, les premiers jours, aux
délices de cette fraîcheur et de cette ombre. Paitout la vie et
l'aisance autour de nous ; les femmes bien vêtues, belles et
sans voiles, allant et venant, presque toujours avec de lourdes
cruches qu'elles vont remplir aux citernes et portent gracieu-
sement sur l'épaule. Notre hôtesse, coiffée d'une sorte de cône
drapé en cachemire, qui, avec les tresses garnies de sequins de
ses longs cheveux, lui donnait l'air d'une reine d'Assyrie, était
tout simplement la femme d'un tailleur qui avait sa boutique
au bazar de Beyrouth. Ses deux filles et les petits enfants se
tenaient au premier étage; nous occupions le second.
L'esclave s'était vite familiarisée avec cette famille, et, non-
256 VOYAGE EN ORIENT.
chalamment assise sur les nattes, elle se regardait comme en-
tource d'infériem's et se faisait servir, quoi que je pusse faire
pour en empêcher ces pauvres gens. Toutefois, je trouvais com-
mode de pouvoir la laisser en sûreté dans cette maison lorsque
j'allais à la ville. J'attendais des lettres qui n'arrivaient pas, le
service de la poste française se faisant si mal dans ces parages,
que les journaux et les paquets sont toujours en arrière de
deux mois. Ces circonstances m'attristaient beaucoup et me
faisaient faire des rêves sombres. Un matin, je m'éveillai assez
tard, encore à moitié plongé dans les illusions du songe. Je vis
à mon chevet un prêtre assis, qui me regardait avec une sorte
de compassion.
— Comment vous sentez-vous, monsieur? me dit-il d'un ton
mélancolique.
— Mais assez bien... Pardon, je m'éveille, et...
— Ne bougez pas ! soyez calme. Recueillez-vous ; songez que
le moment est proche.
— Quel moment?
— Cette heure suprême, si terrible pour qui n'est pas en
paix avec Dieu !
— Oh ! oh ! qu'est-ce qu'il y a donc ?
— Vous me voyez prêt à recueillir vos volontés dernières.
— Ah! pour le coup, m'écriai-je, cela est trop fort! Et qui
êtes-vous ?
— Je m'appelle le père Planchet.
— Le père Planchet?
— De la Compagnie de Jésus.
— Je ne connais pas ces gens-là !
— On est venu me dire au couvent qu'un jeune Américain
en péril de mort m'attendait pour faire quelques legs à la com-
munauté.
— Mais je ne suis pas Américain ! il y a erreur ! Et, de plus,
je ne suis pas au lit de mort; vous le voyez bien!
Et je me levai brusquement... un peu avec le besoin de mt
convaincre moi-même de ma ]iarfaite santé. Le père Planchet
LES FEMMES DU CAIRE. 257
comprit enfin qu'on l'avait mal renseigne. Il s'informa dans la
maison, et apprit que l'Américain demeurait un peu plus loin.
Il me salua en riant de sa méprise, et me promit de venir me
voir en repassant, enchanté qu'il était d'avoir fait ma connais-
sance, grâce à ce hasard singulier.
Quand il revint, l'esclave était dans la chambre, et je lui
appris son histoire.
— Comment, me dit-il, vous êtes-vous mis ce poids sur la
conscience!... Vous avez dérangé la vie de cette femme, et dé-
sormais vous êtes responsable de tout ce qui peut lui arriver.
Puisque vous ne pouvez l'emmener en France et que vous ne
voulez pas sans doute l'épouser, que deviendra-t-elle?
— Je lui donnerai la liberté ; c'est le bien le plus grand que
puisse réclamer une créature raisonn;ihIe.
— Il valait mieux la laisser où elle était: elle aurait peut-
être trouvé un bon maître, un mari... Maintenant, savez-vous
dans quel abîme d'inconduite elle peut tomber, une fois laissée
à elle-même? Elle ne sait rien faire, elle ne veut pas servir...
Pensez donc à tout cela.
Je n'y avais jamais, en effet, songé sérieusement. Je deman-
dai conseil au père Planchet, qui me dit :
— 11 n'est pas impossible que je lui trouve une condition et
un avenir. Il y a, ajouta-t-il, des dames très-pieuses dans la
ville qui se chargeraient de son sort.
Je le prévins de l'extrême dévotion qu'elle avait pour la
foi musulmane. Il secoua la tête et se mit à lui parler très-
longtemps.
Au fond, cette femme avait le sentiment religieux développé
plutôt par nature et d'une manière générale que dans le sens
d'une croyance spéciale. De plus, l'aspect des populations ma-
ronites parmi lesquelles nous vivions, et des couvents dont on
entendait sonner les cloches dans la montagne, le passage fré-
quent des émirs chrétiens et druses, qui venaient à Beyrouth
magnifiquement montés et pourvus d'armes brillantes, avec des
, suites nombreuses de cavaliers et des noirs portant derrière
-238 VOYAGE EN ORIENT.
eux leurs étendards roulés autour des lances : tout cet appareil
féodal, qui m' étonnait moi même comme un tableau des croi-
sades, apprenait à la pauvre esclave quil y avait, même en
pays turc, de la pompe et de la puissance en dehors du prin-
cipe musulman.
L'effet extérieur séduit partout les femmes, surtout les
femmes ignorantes et simples, et devient souvent la principale
raison de leurs sympathies ou de leurs convictions. Lorsque
nous nous rendions à Beyrouth , et qu elle traversait la foule
composée de femmes sans voiles, qui portaient sur la tète le
tantour, corne d'argent ciselée et dorée qui balance un voile de
gaze derrière leur tète, autre mode conservée du moyen âge,
d'hommes fiers et richement armés, dont pourtant le turban
rouge ou bariolé indiquait des croyances en dehors de l'isla-
misme, elle s'écriait :
— Que de giaours ! . . .
Et cela adoucissait un peu mon ressentiment d'avoir été in-
jurié avec ce mot.
Il s'agissait pourtant de prendre un parti. Les Maronites,
nos hôtes, qui aimaient peu ses manières, et qui la jugeaient,
du reste, au point de vue de l'intolérance catholique, me di-
saient :
— Vendez-la.
Ils me proposaient même d'amener un Turc qui ferait l'af-
fciire. On comprend c[uel cas je faisais de ce conseil peu évan-
gélique.
J'allai voir le père Plai chet à son couvent, situé presque
aux portes de Beyrouth. Il y avait là des classes denfants chré-
tiens dont il dirigeait l'éducation. Nous causâmes longtemps
de M. de Lamartine, quil avait connu et dont il admirait
beaucoup les poésies. H se plaignit de la peine qu'il avait à
obtenir du gouvernement turc lautoiisation d'agrandir le cou-
vent. Cependant les constructions interrompues révélaient un
plan grandiose, et un escalier magnifique en marbre de Cinpre
conduisait à des étages encore inachevés. Les couvents catho-
LES F £>J MES DU CAIRE. 2 59
ilqucs sont très-libres dans la montagne; mais, aux portes de
Eevroiitli, on ne leur permet pas des constructions trop im-
portantes, et il était même défendu aux jésuites d'avoir une
cloche. Ils y a\aient suppléé par un énorme grelot, qui, mo-
difié de temps en temps, prenait des airs de cloche peu à peu.
Les bâtiments aussi s'agrandissaient prescpie insensiblement
^',ous l'œil peu vigilant des Turcs.
— Il faut un peu louvoyer, me disait le père Planchet; avec
de la patience, nous arriverons.
Il me reparla de l'esclave avec une sincère bienveillance.
Pourtant je luttais avec mes propres incertitudes. Les lettres
que j'attendais pouvaient arriver dun jour à l'autre et chan-
ger mes résolutions. Je craignais que le père Planchet, se fai-
sant illusion par pitié, n'eût en vue principalement l'honneur
pour son couvent d'une conversion musulmane, et qu'après
tout le sort de la pauvre fille ne devînt fort triste plus tard.
Un matin, elle entra dans ma chambre en frappant des mains,
et s' écriant tout effrayée :
— Diuzi ! Duj-zi! bandouguilhilil (LcsDruses! les Di'uses!
des coups de fu'-il !)
En efl'et, la fusillade retentissait au loin ; mais c'était seule-
ment une fantasia d'Albanais qui allaient partir pour la mon-
tagne. Je m'informai, et j'appris que les Druses avaient brûlé
un village appelé Bethmérie, situé à quatre lieues environ. On
envoyait des troupes turcjues, non pas contre eux, mais pour
surveiller les mouvements des deux partis luttant encore sur
ce point.
J'étais allé à Beyrouth, où j'avais aj)pris ces nouvelles. Je
revins très-tard, et l'on me dit qu'un émir ou prince chrétien
d'un district du Liban était venu loger dans hi u.aison. Appre-
nant qu'il s'y trouvait aussi un Franc d'Europe, il avait désiré
me voir et m'avait attendu longtemps dans ma chambre, où il
avait laissé ses armes comme signe de confiance et de frater-
nité. Le lendemain, le bruit que faisait sa suite m'éveilla de
bonne heure; il y avait avec lui six hommes bien armés et de
260 VOYAGE EN ORIENT.
magnifiques chevaux. 3.t)us no tardâmes pas à faire connais-
sance, et le prince me proposa d'aller habiter quelques jours
chez lui dans la montagne. J'accej)tai bien vite une occasion si
belle d'étudier les scènes qui s'y passaient et les moeurs de ces
populations singulières.
Il fallait, pendant ce temps, placer convenablement l'esclave,
que je ne pouvais songer à emmener. On m'indiqua dans
Beyrouth une école de jeunes filles dirigée par une dame de
Marseille, nommée madame Cariés. C'était la seule où Ton en-
seignât le français. Madame Caillés était une très-bonne femme,
qui ne me demanda que trois piastres turques par jour pour
l'entretien, la nourriture et l'instruction de l'esclave. Je devais
partir pour la montagne trois jours après l'avoir placée dans
cette maison ; déjà elle s'y était fort bien habituée et était
charmée de causer avec les petites filles, que ses idées et ses
récits amusaient beaucoup.
Madame Cariés me prit à part et me dit qu'elle ne désespérait
pas d'amener sa conversoin.
— Tenez, ajoutait-elle avec son accent provençal, voilà,
moi, comment je m'y prends. Je lui dis : « Vois-tu, ma fille,
tous les bons dieux de chaque pays, c'est toujoiu's le bon Dieu.
Mahomet est un homme qui avait bien du mérite,., mais Jésus-
Christ est bien bon aussi ! »
Cette façon tolérante et douce d'opérer une conversion me
parut fort acceptable.
— Il ne faut la forcer en rien, lui dis-je.
— Soyez tranquille, reprit madame Cariés ; elle m'a déjà pro-
mis d'elle-même de venir à la messe avec moi dimanche pro-
chain.
On comprend que je ne pouvais la laisser en de meilleures
mains pour apprendre les principes de la religion chrétienne
et le français... de Marseille.
LES FEMMES DU CAIRE. 261
II LE KIEF
Beyrouth, à ne considérer que lespace compris dans ses
remparts et sa population intérieure, répondrait mal à Tidée
que s'en fait l'Europe, qui reconnaît en elle la capitale du
Liban. Il faut tenir compte aussi des quelques centaines de
maisons entourées de jardins qui occupent le vaste amphi-
théâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé que sur-
veille une haute construction carrée, garnie de sentinelles
turques, et qu'on appelle la tour de Fakardin. Je demeurais
dans une de ces maisons, éparses sur la côte comme les bastides
qui entourent ïMarseille, et, prêt à partir pour visiter la mon-
tagne, je n'avais que le temps de me rendre à Beyrouth pour
trouver un cheval, un mulet, ou même un chameau. J'aurais
encore accepté un de ces beaux "Tmes à la haute encolure, au
pelage zébré, qu'on préfère aux chevaux en Egvpte, et qui
galopent dans la poussière avec une ardeur infatigable; mais,
en Syrie, cet animal n'est pas assez robuste pour gravir les che-
mins pierreux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas
être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au pro-
phète Balaam et au Messie ?
Je réfléchissais là-dessus en me rendant pédestrement à
Beyrouth vers ce moment de la journée où, selon l'expression
des Italiens, on ne voit guère vaguer en plein soleil que gli
cani e gli Francesi, Or, ce dicton m'a toujours paru faux à l'é-
gard des chiens, qui, aux heures de la sieste, savent très-bien
s'étendre lâchement à l'ombre et ne sont guère pressés de gagner
des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de le re-
tenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout qu'il ait
en tête une affaire, un désir, ou même une simi)le curiosité ! Le
démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n'est
pas pour lui que l'informe Smarra l'oule ses prunelles jaunâtres
dans sa grosse tête de nain.
Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les
15.
262 VOYAGE. EN ORIENT.
Méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au hlef. Un
homme qui erre ainsi, quand tout le monde dort, court grand
risque, en Orient, d'exciter les soupçons qu'on aurait chez nous
d'un vagabond nocturne; pointant les sentinelles de la tour de
Fakardin n'eurent pour moi que cette attention compatissante
que le soldat qui veille accorde au passant attardé. A partir de
cette tour, une plaine assez vaste permet d'embrasser d'un
coup d'œil tout le profil oriental de la ville, dont l'enceinte et
les tours crénelées se développent jusqu'à la mer. C'est encore
la physionomie d'une ville arabe de l'époque des croisades j
seulement, l'influence européenne se trahit par les mâts nom-
breux des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de
fête, se pavoisent de drapeaux.
Quant à la domination turque, elle a, comme partout, ap-
pliqué là son cachet personnel et bizarre. Le pacha a eu l'idée
de faire démolir une portion des murs de la ville où s'adosse
le palais de Fakardin, pour }' construire un de ces kiosques en
bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent
aux |)lus somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on
savoir, d'ailleurs, pourquoi les Turcs n'habitent que des maisons
de bois ? pourquoi les palais mêmes du sultan, bien qu'ornés
de colonnes de marbre, n'ont que des murailles de sapin? C'est
que, d'après un préjugé particulier à la race d'Othman, la mai-
son qu'un Turc se fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-
même ; c'est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri
momentané, où l'homme ne doit pas tenter de lutter contre le
destin en éternisant sa race, en essayant ce difficile hymen de
la terre et de la famille où tendent les peuples chrétiens.
Le palais forme un angle en retour duquel s'ouvre la porte
de la ville, avec son passage obscur et frais où l'on se refait un
peu de l'ardeur du soleil réverbéré par le sable de la plaine
qu'on vient de traverser. Une belle fontaine de pierre om-
bragée pai" un sycomore magnifique, les dômes gris d'une mos-
quée et ses minarets gracieux, une maison de bains toute neuve
et tie consti uction moresque, voilà ce qui s'offre aux regards
LES FEMMES DU CAIRE. 263
en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d'un séjour
paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s'élèvent
et prennent une physionomie sombre et claustrale.
Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces heures de
chaleur intense et morne que je passerais tristement à parcou-
rir les rues désertes ? J'y pensais, cfuand l'aspect d'un rideau
bleu tendu devant la porte m'apjîi'it que c'était l'heure où l'on
ne recevait dans le bain que des femmes. Les hommes n'ont
pour eux que le matin et le soir... et malheur sans doute à qui
<:'' oublierait sous une estrade ou sous un matelas à l'heure où
un sexe succède à l'autre ! Franchement un Européen seul
serait capable d'une telle idée, qui confondrait l'esprit d'un
musulman.
Je n'étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue,
et je m'y trouvais comme cet homme des Mille et une Nuits
pénétrant dans une ville des mages dont le peuple est changé
en pierre. Tout dormait encore profondément ; les sentinelles
sous la porte, sur la place les âniers qui attendaient les dames,
endormies aussi probablement dans les hautes galeries du bain ;
les marchands de dattes et de pastèques établis près de la fon-
taine, le kafcdji dans sa boutique avec tous ses consommateurs,
le hamal ou portefaix la tète appuyée sur son fardeau, le cha-
melier près de sa bète accroupie, et de grands diables d'Alba-
nais formant corps de garde devant le sérail du pacha : tout
cela dormait du sommeil de l'innocence, laissant la ville à l'a-
bandon.
C'est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable
que trois cents Druses s'emparèrent un jour de Damas. Il leur
avait suffi d'entrer séparément, de se mêler à la foule des cam-
pagnards qui, le matin, remplit les bazars et les places; puis ils
avaient feint de s'endormir comme les autres ; mais leurs
groupes, habilement distribués, s'emparèrent dans le même
instant des principaux postes, pendant que la troupe principale
pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les habitants, ré-
veillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et se
264 VOYAGE EN ORIENT.
barricadaient dans Icm^s maisons ; les soldats en faisaient autant
dans leurs casernes, si bien qu'au bout d'une heure, les trois
cents cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites
inattaquables du Liban.
Voilà ce qu'une ville risque à dormir en plein jour. Cepen-
dant, à Beyrouth, la colonie européenne ne se livre pas tout
entière aux douceurs de la sieste. En marchant vers la droite,
je distinguai bientôt un certain mouvement dans une rue
ouverte sur la place ; une odeur pénétrante de friture révélait
le voisinage d'une trattoria, et l'enseigne du célèbre Battista
ne tarda pas à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hotçls
destinés, en Orient, aux voyageurs d'Europe pour avoir songé
un instant à profiter de l'hospitalité du seigneur Battista,
l'unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté
partout ces établissements, plus modestes d'ordinaire dans
leur tenue que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là
qu'il n'y aurait pas d'inconvénient à profiter de la table d'hôte,
si l'on m'y voulait bien admettre. A tout hasard, je montai.
III ' LA TADLE d'iIOTE
Au premier étage, je me vis sur une terrasse encaissée dans
des bâtiments et dominée par les fenêtres intérieures. Un vaste
tciidido blanc et rcnige protégeait une longue table servie à
l'européenne, et dont presque toutes les chaises étaient ren-
versées, pour marquer des places encore inoccupées. Sur la
porte d'un cabinet situé au fond et de plain-pied avec la
terrasse, je lus ces mots : Qui si pnga scssenta piastre per
giorno. (Ici l'on paye soixante piastres par jour.)
Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette salle en
attendant le coup de cloche. Bientôt deux femmes descendirent,
et Ton se mit à table. Auprès de moi se trouvait un Anglais
d'apparence grave, qui se faisait servir par un jeune homme à
ligure cuivrée portant un costume de basin blanc et des
boucles d'oreilles d'argent. Je pensai que c'était quelque nabab
LES FEMMES DU CAIRE. 265
qui avait à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas
à m'adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les Anglais
ne parlant jamais qu'aux gens qui leur ont été présentés;
mais celui-ci était dans ime position particulière : c'était un
missionnaire de la Société évangélique de Londres, chargé de
faire en tout pays des conversions anglaises, et forcé de
dépouiller le cant en mainte occasion pour attirer les âmes
dans ses filets. Il arrivait justement de la montagne, et je fus
charmé de pouvoir tirer de lui quelques renseignements avant
d'y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nouvelles de
l'alerte qui venait d'émouvoir les environs de Beyrouth.
— Ce n'est rien, me dit-il, l'affaire est manquée.
— Quelle affaire?
— Cette lutte des Maronites et des Druses dans les villages
mixtes.
— Vous venez donc, lui dis-je, du pays où l'on se battait
ces jours-ci?
— Oh! oui. Je suis allé pacifier... pacifier tout dans le
canton de Bekfaya, parce que l'Angleterre a beaucoup d'amis
dans la montagne.
— Ce sont les Druses qui sont les amis de l'Angleterre?
— Oh! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux; on les
tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs
arbres, leurs moissons.
— Pardon ; mais nous nous figurons, en France, que ce sont
eux, au contraire, qui oppriment les chrétiens !
— Oh 1 Dieu! non, les pauvres gens! Ce sont de malheureux
cultivateurs qui ne pensent à rien de mal; mais vous avez vos
capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui allument la guerre,
qui excitent contre eux les ISIaronites, beaucoup plus nom-
breux ; les Druses se défendent comme ils peuvent, et, sans
l'Angleterre, ils seraient déjà écrases. L'Angleterre est toujours
pour le plus faible, pour celui qui souffre...
— Oui, dis-je, c'est une grande nation... Ainsi, vous êtes
parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces jours- ci?
266 VOYAGE EN ORIENT.
— Oh! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais;
nous avons dit aux Druses que l'Angleterre ne les abandonne-
rait pas, qu'on leur ferait rendre justice. Ils ont mis le feu au
village, et puis ils sont revenus chez eux tranquillement. Ils
ont accepté plus de trois cents Bibles, et nous avons converti
beaucoup de ces braves gens !
— Je ne comprends pas, fis-je observer au révérend, com-
ment on peut se convertir à la foi anglicane ; car enfin, pour
cela, il faudrait devenir Anglais.
— Oh! non... Vous appartenez à la Société évangélique,
vous êtes protégé par l'Angleterre ; quant à devenir Anglais,
vous ne pouvez pas.
— Et quel est le chef de la religion?
— Oh ! c'est Sa gracieuse Majesté, c'est notre reine d'An-
gleterre.
— Mais c'est une charmante papesse, et je vous jure qu'il y
aurait de quoi me décider moi-même.
— Oh! vous autres Fi'ançais, vous plaisantez toujours...
Vous n'êtes pas de bons amis de l'Angleterre.
— Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un
épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos mission-
naires qui, à Paris", avait entrepris de me convertir; ...j'ai
conservé même la Bible qu'il m'a donnée; mais j'en suis
encore à comprendre comment on peut faire d'un Français un
anglican.
— Pourtant il y en a ])eaiicoup jiarmi vous... et, si vous
avez reçu, étant enfant, la ])arole de vérité, alors elle pourra
bien mûrir en vous plus tard.
Je n'cbsayai pas de détromper le révérend, car on devient
fort tolérant en voyage, surtout lorsqu'on n'est guidé que par
la curiosité et le désir d'observer les mœurs; mais je compris
que la circonstance d'avoir connu autrefois un missionnaire
anglais me donnait quelque titre à la confiance de mon voisin
de table.
Les deux dames anglaises que j'avais remarquées se trou-
LES FEMMES DU CAIRE. 267
vaient placées à gauche de mon révérend, et j'appi is bientôt que
l'une était sa femme, et l'autre sa belle-sœur. Un missionnaire
anglais ne voyage jamais sans sa famille. Celui-ci paraissait
mener grand train et occupait l'appartement principal de
l'hôtel. Quand nous nous fûmes levés de table, il entra chez
lui un instant, et revint bientôt, tenant une sorte d'album qu'il
me fit voir avec triomphe.
— Tenez, me dit-il, voici le détail des abjurations que j'ai
obtenues dans ma dernière tournée en faveur de notre sainte
religion.
Une foule de déclarations, de signatures et de cachets arabes
couvraient, en effet, les pages du livre. Je remarquai que ce
registre était tenu en partie double; chaque verso donnait la
liste des présents et sommes reçus par les néophytes anglicans.
Quelques-uns n'avaient reçu qu'un fusil, un cachemire, ou des
parures pour leurs femmes. Je demandai au révérend si la
Société évangélique lui donnait une prime par chaque con-
version. Il ne fit aucune difficulté de me l'avouer; il lui sem-
blait naturel, ainsi qu'à moi du reste, que des voyages coûteux
et pleins de dangers fussent largement rétribués. Je compris
encore, dans les détails qu'il ajouta, quelle supériorité la
richesse des agents anglais leur donne en Orient sur ceux des
autres nations.
Kous avions pris place sur un divan dans le cabinet de con-
versation, et le domestique bronzé du révérend s'était agenouillé
devant lui pour allumer son narghilé. Je demandai si ce jeune
homme n'était pas un Indien; mais c'était un parsis des envi-
rons de Bagdad , une des plus éclatantes conversions du
révérend, qu'il ramenait en Angleterre comme échantillon de
ses travaux.
En attendant, le parsis lui servait de domestique autant
que de disciple; il brossait sans doute ses habits a\cc ferveur
et vernissait ses bottes avec componction. Je le jilaignais un
peu en nioi-nu-nie d'avoir abandonné le culte d'Oroiiiaze pour
le modeste emploi de jockey évangélique.
2 68 VOYAGi: tN ou lliNT.
J'espérais être présenté aux dames, qui s'étaient retirées
dans rappartement ; mais le révérend garda sur ce point seul
toute la réserve anglaise. Pendant que nous causions encore,
un bruit de musique militaire retentit fortement à nos oreilles.
— Il y a, me dit l'Anglais, une réception chez le pacha.
C'est une députation des cheiks maronites qui viennent lui
faire leurs doléances. Ce sont des gens qui se plaignent tou-
jours; mais le pacha a l'oreille dure.
— On peut bien reconnaître cela à sa musique, dis-je ; je
n'ai jamais entendu un pareil vacarme.
— C'est pourtant votre chant national qu'on exécute; c'est
la Marseillaise.
— Je ne m'en serais guère douté.
— Je le sais, moi, parce que j'entends cela tous les matins
et tous les soirs, et que l'on m'a appris qu'ils croyaient exé-
cuter cet air.
Avec plus d'attention, je parvins, en effet, à distinguer quel-
ques notes perdues dans une foule d'agréments particuliers à
la musique turque.
La ville paraissait décidément s'être réveillée, la brise mari-
time de trois heures agitait doucement les toiles tendues sur la
terrasse de l'hôtel. Je saluai le révérend en le remerciant des
façons polies qu'il avait montrées à mon égard, et qui ne sont
rares chez les Anglais qu'à cause du préjugé social qui les
met en garde contre tout inconnu. Il me semble qu'il y a là
sinon une preuve d'égoïsme, au moins im manque de géné-
rosité.
Je fus étonné de n'avoir à payer en sortant de l'hôtel que
dix piastres (deux francs cinquante centimes) ])our la table
d'hôte. Le signor Battista me prit à part et me lit un reproche
amical de n'être pas venu demeurer dans son hôtel. Je lui
montrai la j)ancarte annonçant qu'on n'y était admis que
moyennant soixante piastres par jour, ce qui portait la dépense
à dix-huit cents piastres par mois.
— Ah : corpo de me ! s'écria-t-il . Qiiesto c per gli Inglesi^
LES FEMMES DU CAIRE. 269
che hanno molto monda ^ e che sono tutti cretici! ... ma, per gU
Francesi, e altri Romani, è soltanto cinque francliil (Ceci est
poui' les Anglais, qui ont beaucoup d'argent et qui sont tous
hérétiques ; mais, pour les Français et les autres Romains, c'est
seulement cinq francs.)
— C'est bien différent! pensai-je.
Et je m'applaudis d'autant plus de ne pas appartenir à la
religion anglicane, puisqu'on rencontrait chez les hôteliers de
Syrie des sentiments si catholiques et si romains.
IV LE PALAIS DU PACHA
Le seigneur Battista mit le comble à ses bons procédés en
me promettant de me trouver un cheval pour le lendemain
matin. Tranquillisé de ce côté, je n'avais plus qu'à me pro-
mener dans la ville, et je commençai par traverser la place
pour aller voir ce qui se passait au château du pacha. Il y
avait là une grande foule au milieu de laquelle les cheiks ma-
ronites s'avançaient deux par deux comme un cortège sup-
pliant, dont la tête avait pénétré déjà dans la cour du palais.
Leurs amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et
leurs cafetans tramés d'or ou d'argent, leurs armes brillantes,
tout ce luxe d'extérieur qui, dans les autres pays d'Orient,
est le partage de la seule race turque, donnait à celte proces-
sion un aspect fort imposant du reste. Je parvins à m'intro-
duire à leur suite dans le palais, où la musique continuait à
transfigurer la Marseillaise à grand renfort de fifres, de trian-
gles et de cymbales.
La cour est formée par l'enceinte même du vieux palais de
Fakardin. On y distingue encore les traces du style de la re-
naissance, que ce prince druse affectionnait depuis son voyage
en Europe. Il ne faut pas s'étonner d'entendre citer partout
dans ce pays le nom de Fakardin, qui se prononce en arabe
Fakr-el-Din : c'est le héros du Liban; c'est aussi le premier
souverain d'Asie qui ait daigné visiter nos climats du Nord. Il
270 VOYAGE r.\ o:. ii:nt.
fut accueilli îi la cour des Médicis comme la révélation d'une
chose inouïe alors, c'est-à-dire qu'il existât au i)avs des Sar-
rasins un peuple dévoué à l'Europe, soit par religion, soit par
sympathie.
Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héritier
des sciences grecques du Bas-Eaipire, conservées à travers les
traductions arabes, qui ont sauvé tant de livi-es précieux et
nous ont transmis leurs bienfaits; en France, on voulut voir
en lui un descendant \lé quelques vieux croisés réfugiés dans
le Liban à l'époque de saint Louis; on chercha dans le nom
même du peuple druse un rapport d'allitération qui conduisît
à le faire descendre d'un certain comte de Dreux, Fakardin
accepta toutes ces suppositions avec le laisser aller priident et
rusé des Levantins; il avait besoin de l'Europe pour lutter
contre le sultan,
11 passa à Florence pour chrétien; il le devint peut-être,
comme nous avons vu faire de notre temps à l'émir Béchir,
dont la famille a succédé à celle de Fakardin dans la souve-
raineté du Liban; mais c'était un Druse toujours, c'est-à-dire
le représentant d'une religion singulière, qui, formée des
débris de toutes les croyances antérieures, permet à ses fidèles
d'accepter momentanément toutes les formes possibles de
culte, comme faisaient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la
religion druse n'est qu'une sorte de franc-maçonnerie, pour
parler selon les idées modernes.
Fakardin leprésenta quelque temps l'idéal que nous nous
formons d'Hirani, l'antique roi du Liban, l'ami de Saloraon,
le héros des associations mystiques. IMaître de toutes les côtes
de l'ancienne Phénicie et de la Palestine, il tenta de constituer
la Syrie entière en un royaume indépendant; l'appui qu'il
attendait des rois de l'Europe lui manqua pour réaliser ce
dessein. Rlainlenant, son souvenir est resté pour le Liban uir
idéal de gloire et de puissance ; les débris de ses constructions,
ruinées par la guerre ])his que jiar le temps, rivalisent avec
les antiques travaux des Romains. L'art italien, qu'il avait
LES FEMMES DU CAIRE. 271
;i|)pelé à la décoration de ses palais et do ses villes, a semé çà
tl là des ornements, des statues et des colonnades, que les
nmsnlmans, rentrés en Aainqueurs, se sonL hâtés de détruire,
étonnés d'avoir vu renaître tout à coup ces arts païens dont
leurs conquêtes avalent fait litière depuis longtemps.
C'est donc à la place même où ces frêles merveilles ont
existé trop peu d'années, où le souffle de la renaissance avait
de loin ressemé quelques germes de l'antiquité grecque et
romaine, que s'élève le kiosque de charpente qu'a fait con-
struire le pacha. Le cortège des Maronites s'était rangé sous
les fenêtres en atiendant le bon plaisir de ce gouverneur. Du
reste, on ne tarda jias à les introduire.
Lorsqu'on ouvrit le vestibule, j'aperçus, parmi les secré-
taires et officiers qui stationnaient dans la salle, l'Arménien
qui avait été mon com)>agnon de traversée sur la Santa-Bnr-
hara. Il était vêtu de neuf, portait à sa ceinture une écritoire
d'argent, et tenait à la main des parchemins et des brochures.
Il ne faut pas s'étonner, dans le pays des contes arabes, de re-
trouver un pauvre diable, qu'on avait perdu de vue, en bonne
position à la cour. Mon Arménien me reconnut tout d'abord,
et parut charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme
en qualité d'employé turc, et s'exprimait déjà avec une cer-
taine dignité.
— Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une situa ■
tion convenable ; vous me faites l'effet d'un homme en place,
et je regrette de n'avoir rien à solliciter.
— Mon Dieu, me dit-il, je n'ai pas encore beaucoup de
crédit, mais je suis entièrement à votre service.
Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pen-
dant que le cortège des cheiks se rendait à la salle d'audience
du pacha.
— Et que faites-vous la ? dis-je à rArménien.
— On m'emploie comme traducteur. Le pacha m'a demandé
hier une version turque de la brochure que voici.
Je.jetai un coup d'œil sur cette brochure, imprimée à Paris;
272 VOYAGE EN oniENT,
cétalt un rapport de M. Créniieux louchant l'affaire des juifs
de Damas. L'Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport
au meurtre du père Thomas, dont on avait accusé les juifs. Le
pacha sentait le besoin de s'éclairer sur cette affaire, terminée
depuis cinq ans. C'est là de la conscience, assurément.
L'Arménien était chargé, en outre, de traduire V Esprit des
Lois de Montesquieu et un Manuel de la garde nationale pari-
sienne. Il trouvait ce dernier ouvrage très-difficile, et me pria
de l'aider pour certaines expressions qu'il n'entendait pas.
L'idée du pacha était de créer une garde nationale à Beyrouth,
comme, du reste, il en existe une maintenant au Caire et dans
bien d'autres villes de l'Orient. Quant à V Esprit des Lois, je
pense qu'on avait choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-
être cju'il contenait des règlements de police applicables à tous
les pays. L'Arménien en avait déjà traduit une partie, et trou-
vait l'ouvi'age agréable et d'un style aisé, qui ne perdait que
bien peu sans doute à la traduction .
Je lui demandai s'il pouvait me faire voir la réception, chez le
pacha, des cheiks maronites ; mais personne n'y était admis
sans montrer un sauf-conduit qui avait été donné à chacun
d'eux, seulement à l'effet de se présenter au pacha, car on sait
que les cheiks maronites ou druses n'ont pas le droit de péné-
trer dans Beyrouth. Leurs vassaux y entrent sans difficultés;
mais il y a pour eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard,
on les rencontre dans l'intérieur de la ville. Les Turcs craignent
leur influence sur la population ou les rixes que pourrait
amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés,
accompagnés d'une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse
pour des questions de préséance. Il faut dire aussi que cette
loi n'est observée rigoureusement que dans les moments de
troubles.
Du reste, l'Arménien m'apprit que l'audience du pacha se
bornait à recevoir les cheiks, qu'il invitait à s'asseoir sur des
divans autour de la salle; que, là, des esclaves leur apportaient
à chacun un chibouck et leur servaient ensuite du café; après
LES FEMMES DU CAIRE. 273
quoi, le pacha écoutait leurs doléances, et leur répondait inva-
riablement que leurs adversaires étaient venus déjà lui faire
des plaintes identiques ; qu'il réfléchirait mûrement pour voir
de quel côté était la justice, et qu'on pouvait tout espérer du
gouvernement paternel de Sa Hautesse, devant qui tcjutes les
religions et toutes les races de l'empire auront toujours des
droits égaux. En fait de procédés diplomatiques, les Turcs sont
au niveau de l'Europe pour le moins.
Il faut reconnaître, d'ailleurs, c{ue le rôle des pachas n'est pas
facile dans ce pays. On sait c[uelle est la diversité des races qui
habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui domi-
nent de là comme d'un fort tout le reste de la Syrie. Les Maro-
nites reconnaissent l'autorité spirituelle du pape, ce qui les
met sous la protection de la France et de l'Autriche; les Grecs
unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu'ils se
trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus
par la Russie ; les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui
appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse
l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre un moyen d'ac-
tion que les autres puissances lui abandonnent trop généreu-
sement.
Ce sont les Anglais qui, en 1840, parvinrent à enlever au
gouvernement égyptien l'appui de ces populations énergiques.
Depuis, leur système a toujours tendu à diviser les races qu'un
sentiment général de nationalité pouvait, comme autrefois,
réunir sous les mêmes chefs. C'est dans cette pensée qu'ils ont
livré à la Turquie lémir Bechir, le dernier des princes du
Liban, l'héritier de cette puissance multiple et mystérieuse dans
sa source, cpii, depuis trois siècles, réunissait toutes les sympa-
thies, toutes les religions dans un même faisceau.
V LES BAZARS LE PORT
Je sortis de la cour du palais, traversant une foule compacte,
qui toutefois ne semblait attirée que ])ar la curiosité. En péné-
274 VOYAGE EN OP.IENT.
trant dans les rues sombres que forment les hautes maisons de
Beyrouth, bâties toutes comme des forteresses, et que relient
çà et l:i des passages voûtés, je retrouvai le mouvement, sus-
pendu pendant les heures de la sieste ; les montagnards en-
combraient l'immense bazar qui occupe les quaitieis du
centre, et qui se divise par ordre de denrées et de marchan-
dises. La présence des femmes dans quelques boutiques est une
particularité remarquable pour l'Orient, et qu'explique la ra-
reté, dans cette population, de la race musulmane.
Rien n'est plus amusant à parcourir que ces longues allées
d'étalages protégées par des tentures de diverses couleurs, qui
n'emjiéchent pas quelques rayons de soleil de se jouer sur les
fruits et sur la verdm-e aux teintes éclatantes, ou d'aller plus
loin faire scintiller les broderies des riclaes vêtements suspendus
aux portes des fripiers. J'avais grande envie d'ajouter à mon
costume un détail de parure spécialement syrienne, et qui con-
siste à se diaper le front et les tempes d'un mouchoir de soie
rayé d'or, qu'on appelle caffiéh, et qu'on fait tenir sur la tête
en l'entourant d'une corde de crin tordu ; l'utilité de cet ajus-
tement est de préserver les oreilles et le col des courants
d'air, si dangereux dans un pays de montagnes. On m'en
vendit un fort brillant pour quarante piastres, et, l'ayant
essayé chez un barbier, je me trouvai la mine d'un roi
d'Orient.
Ces mouchoirs se font à Damas ; quelques-uns viennent de
Brousse, quelques-uns aussi de I yon. De longs cordons de soie
avec des nœuds et des houppes se répandent avec grâce sur le
dos et sur les épaules, et satisfont cette coquetterie (^
l'homme, si naturelle dans les pays où l'on peut encore revêt ;
de beaux costumes. Ceci peut sembler puéril ; pourtant il me
tenible que la dignité de l'extérieur rejaillit sur les pensées et
sur les actes de la vie ; il s'y joint encore, en Orient, une cei-
taine assurance mâle, qui tient à l'usage de porter des armes à
la ceintm-e : on sent qu'on doit être en toute occasion respec-
table et respecté; aussi la brusquerie et les querelles sont-elLs
ms FEMMES DU CAIHE. 275
rares, parco (jue oliacuii sait hicii cjiià la inoindre insulte il
peut y avoir du sang de verse.
Jamais je n'ai vu d'aussi beaux enfants que ceux qui cou-
raient et jouaient dans la plus belle allée du bazar. Des jeunes
filles sveltes et rieuses se pressaient autour des élégantes fon-
taines de marbre ornées à la moresque, et s'en éloignaient
tour à tour en portant sur leur tête de gi^ands vases de forme
antique. On distingue dans ce pays beaucoup de chevelures
rousses, dont la teinte, plus foncée que chez nous, a quelque
chose de la pourpre ou du cramoisi. Cette couleur est telle-
ment une beauté en Syrie, que beaucoup de femmes teignent
leurs cheveux blonds ou noirs avec le henné, qui, partout ail-
leurs, ne sert qu'à rougir la plante des pieds, les ongles et la
paume des mains.
Il y avait encore, aux diverses places où se croisent les allées,
des vendeurs de glaces et de sorbets, composant à mesure ces
breuvages avec la neige recueillie au sommet du Sannin. Un
brillant café , fi'équenté principalement par les militaires,
fournit aussi, au point central du bazar, des boissons glacées et
parfumées. Je m'y arrêtai quelque temps, ne pouvant me lasser
du mouvement de cette foule active, qui réunissait sur un seul
point tous les costumes si variés de la montagne II y a, du
reste, quelque chose de comique à voir s'agiter dans les discus-
sions d'achat et de vente les cornes d'orfèvrerie (^tantour),
hautes de plus d'un pied, que les femmes druses et maronites
]i;)rtent sur la tète et qui balancent sur leur figure un long
\oile qu'elles y ramènent à volonté. La position de cet orne-
ment leur donne l'air de ces fabuleuses licornes qui servent de
support à l'écusson d'Angleterre. Leur costume extéiieur est
uniformément blanc ou noir.
La principale mosquée de la ville, qui donne sur l'une de-
rues du bazar, est une ancienne église des croisades où l'on
v.ùt encore le tombeau d'un chevalier breton. En sortant de ce
quartier pour se rendre vers le port, on descend une large rue,
consacrée au commerce franc. Là, Marseille lutte assez heu-
'276 VOYAGE EN ORIENT.
reusemenl avec le commerce de Londres. A droite est le quar-
tier des Grecs, rempli de cafés et de cabarets, où le goût de
cette nation pour les arts se manifeste par une multitude de
gravures en bois coloriées, qui égayent les murs avec les prin-
cipales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830.
Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille
de vin de Chypre, qu'on m'apporta bientôt à lendroit où
j'étais assis, en me recommandant de la tenir cachée à l'ombre
de la table. Il ne faut pas donner aux musulmans qui passent
le scandale de voir que l'on boit du vin. Toutefois, Vaqua vitœ,
qui est de l'anisette, se consomme ostensiblement.
Le quartier grec communique avec le port par une rue
qu'habitent les banquiers et les changeurs. De hautes murailles
de pierre, à peine percées de quelques fenêtres ou baies gril-
lées, entourent et cachent des cours et des intérieurs construits
dans le siyle vénitien ; c'est un reste de la splendeur que Bey-
routh a due pendant longtemps au gouvernement des émirs
druses et à ses relations de commerce avec l'Europe. Les con-
sulats sont pour la plupart établis dans ce quartier, que je tra-
versai rapidement. J'avais hâte d'arriver au port et de m'abau-
donner entièrement à l'impression du splendide spectacle qui
m'y attendait.
O nature! beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties
aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle
des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des
vaisseaux se croisant sur des flots d'azur, comment peindre
l'impression que vous causez à tout rêveur, et qui n'est pour-
tant que la réalité d'un sentiment prévu? On a déjà lu cela
dans les livres, on l'a admiré dans les tableaux, surtout dans
ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l'époque de
la Jouissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais ce qui
surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore si pareil à
l'idée qu'on s'en était formée. On coudoie avec surprise cette
foule bigarrée, qui semble dater de deux siècles , comme si
l'esprit lemontait les âges, comme si le passé sjîlendide des
LES FEMMES DU CAIRE. 277
temps écoulés s'était reformé pour un instant. Suis-je bien le
fils d'un pays grave, d'un siècle en habit noir et qui semble
porter le deuil de ceux qui l'ont précédé? Me voilà transformé
moi-même, observant et posant à la fois, Ggure découpée d'une
marine de Joseph Vernet.
J'ai pris place dans un café établi sur une estrade que sou-
tiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées
dans la grève. A travers les fentes des planches, on voit le flot
verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. Des matelots de tous
pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des
Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent
iuitour de moi; deux ou trois jeunes cafedjis servent et renou-
vellent çà et là les finejanes pleines d'un moka écumant, dans
leurs enveloppes de filigrane doré; le soleil, qui descend vei's
les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême des
flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui brillent en-
core sur les pauvres haillons ; il découpe, à droite du quai, l'om-
Ijre immense du château maritime qui protège le port, amas de
tours groupées sur des rocs, dont le bombardement anglais de
iS^àO a troué et déchiqueté les murailles. Ce n'est plus qu'un
débris qui se soutient par sa masse et qui atteste l'iniquité d'un
ravage inutile. A gauche, une jetée s'avance dans la mer,
soutenant les bâtiments blancs de la douane; comme le quai
même, elle est formée presque entièrement des débris de colon-
nes de l'ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia Félix.
Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l'ont
faite reine du Liban? Aujourd'hui, c'est sa situation au pied de
monts verdoyants, au milieu de jardins et de plaines fertiles,
au fond d'un golfe gracieux que l'Europe emplit continuelle-
ment de ses vaisseaux, c'est le commerce de Damas et le ren-
dez-vous central des populations industrieuses de la montagne,
([ui font encore la puissance et l'avenir de Beyrouth. Je ne
connais rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui
réalise mieux l'ancienne idée que se fait l'Eui'ope de ces
échelles du Levant, où se passaient des romans ou des comé-
I. 16
278 VOYAGE EN ORIEXT.
dies. Ne rève-t-on pas des aventures et des mystères à la vue
de ces liautes maisons, de ces fenêtres grillées où l'on voit s'al-
lumer sou\ent l'œil curieux des jeunes filles. Qui oserait péné-
trer dans ces forteresses du pouvoir marital et paternel, ou
plutôt qui n'aurait la tentation de l'oser? Mais, hélas ! les aven-
tures, ici, sont plus rares qu'au Caire ; la population est sérieuse
autant qu'affairée ; la tenue des femmes annonce le travail et
l'aisance. Quelque chose de biblique et d'austère résulte de
l'impression générale du tableau : cette mer encaissée dans les
hauts promontoires, ces grandes lignes de paysage qui se dé-
veloppent sur les divers plans des montagnes, ces tours à cré-
neaux, ces constructions ogivales, portent l'esprit à la médita-
tion, à la rêverie.
Pour voir s'agiandir encore ce beau spectacle, j'avais quitté
le calé et je me dirigeais vers la promenade du Raz-Beyrouth,
située à gauche de la ville. Les feux rougeâtres du couchant
teignaient de reflets charmants la chaîne de montagnes cpii des-
cend vers Sidon ; tout le bord de la mer forme à droite des dé-
coupures de rochers, et çà et là des bassins naturels qu'a rem-
plis le flot dans les jours d'orage; des femmes et des jeunes
filles y plongeaient leurs pieds en faisant baigner de petits
enfants. Il y a beaucoup de ces bassins qui semblent des reste--
de bains antiques dont le fond est pavé de marbre. A gauche,
près d'une petite mosquée qui domine un cimetière turc ,
on voit quelques énonnes colonnes de granit rouge cou-
chées à terre ; est-ce là, comme on le dit, que fut le cirque
d'IIérode Agrippa?
VI LE TOMBEAU DU SANTON
Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand
j'entendis des chants et des bruits d'instruments dans un ravin
qui borde les murailles de la ville. Il me sembla que c'était
I)cut-ètre un mariage, car le caractère des chants était joyeux;
mais je vis bientôt paraître un groupe de musulmans agitant
LES FEMMES DU CAIRE. 2'79
jes drapeaux, puis d'autres qui portaient sur leurs épaules un
corps couché sui' une sorte de litière; quelques lenimes sui-
vaient en poussant des cris, puis une foule d'hommes encore
avec des drapeaux et des branches d'arbre.
Ils s'arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre
le corps entièrement couvert de fleurs; le voisinage de la mer
donnait de la grandeur à cette scène et même à l'impression
des chants bizarres qu'ils. entonnaient d'une voix traînante. La
foule des promeneurs s'était réunie sur ce point et contemplait
avec respect cette cérémonie. Un négociant italien près duquel
je me trouvais me dit que ce n'était pas là un enterrement
ordinaire, et que le défunt était un santon qui vivait depuis
longtemps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme
un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence avait
été, dans les derniers temps , une grotte située sou: une ter-
rasse dans un des jardins de la ville; c'était là q l'il vivait:
tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu'on vena t le con-
sulter de toutes parts.
De temps en temps, il faisait une tournée dans la ville et pre-
nait tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des
marchands arabes. Dans ce cas, ces derniers sont plein > de re-
connaissance, et pensent que cela leur poitera bonheu. ; mais,
les Européens n'étant pas de cet avis, après quelques visites de
cette pratique singulière, ils s'étaient plaints au pacha et avaient
obtenu qu'on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les
Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s'étaient pas opposés à
cette mesure et se bornaient à entretenir le santon de provi-
sions et de présents. Maintenant, le personnage étant mort, le
peuple se livrait à la joie, attendu qu'on ne pleure pas un saint
tuix comme les mortels ordinaires. La certitude qu'après bien
des macérations, il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait
qu'on regarde cet événement comme heureux, et qu'on le cé-
lèbre au bruit des instruments ; autrefois, il y avait même,
en pareil cas, des danses, des chants d'ahnées et des banquets
publics.
280 VOYAGE EN ORIENT.
Cependant l'on avait ouvert la porte d'une petite construc-
tion carrée avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et
les derviches, placés au milieu de la foule, avaient repris le
corps sur leui's épaules. Au moment d'entrer, ils semblèrent
repoussés par une force inconnue, et tombèrent presque à la
renverse. Il y eut un cri de stupéfaction dans l'assemblée. Ils
se retournèrent vers la foule avec colère et prétendirent que
les pleureuses qui suivaient le corps et les chanteurs d'hymnes
avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. On
recommença avec plus d'ensemble ; mais, au moment de fran-
chir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards
élevèrent alors la voix.
— C'est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne
veut ]ias entrer les pieds en avant dans le tombeau.
On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau; autre
caprice, autre chute des derviches qui portaient le cercueil.
On se consulta.
— C'est peut-être, dirent quelques croyants, que le saint ne
trouve pas cette tombe digne de lui; il faudra lui en construire
une plus belle.
— Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus
obéir à toutes ses idées; le saint homme a toujours été d'une
humeur inégale. Tâchons de le faire entrer; une fois qu'il sera
dedans, peut-être s'y plaira-t-il ; autrement, il sera toujours
temps (le le mettre ailleurs.
— Comment faire? dirent les derviches.
— Eh bien, il faut tourner rapidement pour l'étourdir un
peu, et puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, vous
le pousserez dans l'ouverture.
Ce conseil réunit tous les suffrages ; les chants retentirent
avec une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil
par les deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes;
puis, par un mouvement subit, ils se précipitèrent vers la
porte, et cette fois avec un plein succès. Le peuple attendait
avec anxiété le résultat de cette manœuvre hardie ; on craignit
LKS FEMMES DU CAIRE. 281
un instant que les derviches ne fussent victimes de leur audace
et que les murs ne s'écroulassent sur eux ; mais ils ne tardè-
rent pas à sortir en triomphe, annonçant qu'après quelques
difficultés, le saint s'était tenu tranquille : sur quoi, la foule
poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campa-
gne, soit dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-
Beyrouth.
C'était le second miracle turc que j'eusse été admis à voir
(on se souvient de celui de la Dhossa, où le chérif de la Mecque
passe à cheval sur un chemin pavé par les corps des croyants);
mais ici le spectacle de ce mort capricieux, qui s'agitait dans
les bras des porteurs et refusait d'entrer dans son tombeau,
me remit en mémoire un passage de Lucien, qui attribue les
mêmes fantaisies à une statue de bronze de l'Apollon Syrien.
C'était dans un temple situé à l'est du Liban, et dont les prêtres,
une fois par année, allaient, selon l'usage, laver leurs idoles
dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours longtemps à
cette cérémonie... Il n'aimait pas l'eau, sans doute en qualité
de prince des feux célestes, et s'agitait visiblement sur les
épaules des porteurs, qu'il renversait à plusieurs rejjrises.
Selon Lucien , cette manœuvre tenait à une certaine habileté
gymnastique des prêtres ; mais faut-il avoir pleine confiance en
cette assertion du Voltaire de l'antiquité? Pour moi, j'ai tou-
jours été plus disposé à tout croire qu'à tout nier, et, la Bible
admettant les prodiges attriliués à rApolIon Syrien, lequel n'est
autre que Baal, je ne vois pas pourc{uoi cette puissance ac-
cordée aux génies rebelles et aux esprits de Python n'aurait pas
produit de tels effets; je ne vois pas non plus pourquoi l'âme
immortelle d'un pauvre santon n'exercerait pas une action ma-
gnétique sur les croyants convaincus de sa sainteté.
Et, d'ailleurs, qui oserait faire du scepticisme au pied du Li-
ban? Ce rivage n'est -il pas le berceau même de toutes les
croyances du monde ? Interrogez le premier montagnard qui
passe : il vous dira que c'est sur ce point de la terre qu'eurent
lieu les scènes primitives de la Bible ; il vous conduira à l'en-
1(3.
282 VOYAGE EN ORIENT.
droit où fumèrent les premiers sacrifices; iJ vous montrera le
roclier taché du sang d'Abel ; plus loin existait la ville d'Éno-
cliia, bâtie par les géants,, et dont on distingue encore les tra-
ces ; ailleurs, c'est le tombeau de Clianaan, fils de Cham. Placez-
vous au point de vue de l'antiquité grecque, et vuus verrez
aussi descendre de ces monts tout le riant cortège des divinités
dont la Grèce accepta et transforma le culte, projiagé par les
émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti
des cris de Vénus pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes
mystérieuses, où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des
orgies nocturnes, qu'on allait prier et pleurer sur l'image de
la victime, pâle idole de marbre ou d'ivoire aux blessujes sai-
gnantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les
cris plaintifs de la déesse. Les chrétiens de Syrie ont des solen-
nités pareilles dans la nuit du vendredi saint : une mère en
pleurs tient la place de l'amante, mais T imitation plastique n'est
pas moins saisissante ; on a conserve les formes de la fête dé-
crite si poétiquement dans lidylle de Théocrite.
Cioyez aussi que bien des traditions primitives n'ont fait que
se transformer ou se renouveler dans les cultes nouveaux. Je ne
sais trop si notre Eglise tient beaucoup à la légende de Siméon
Stylite, et je pense bien que Fou jieut, sans irrévérence, trouver
exagéré le système de mortification de ce saint; mais Lucien
nous apprend encore que certains dévots de l'antiquité se te-
naient debout plusieurs jours sur de hautes colonnes de pierre
que lîacchus avait élevées, à peu de distance de Beyrouth, en
l'honneur de Priape et de Junon.
Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques
cL de rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l'as-
j)ect des lieux et le mélange de ces populations, cpii résument
pêut-élre en elles toutes les croyances et toutes les supersti-
tions de la terre. ]Moise, Orj>lu'e, Zoroastie, Jésus, ÎNhdujmet,
et jusqu'au Bouddha indien, ont ici des disciples plus ou moins
nombreux... Ke croirait-on pas que tout cela doit aninier la
ville, l'emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte
LES FEMMES DU CAIRE. 283
d'Alexandrie de Tépoque romaine? Riais non, tout est calme et
morne aujourd'hui sous l'influence des idées modernes. C'est
dans la montagne, où leur pouvoir se fait moins sentir, que nous
retrouvei'ons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges
contrastes que tant d'auteurs ont indiqués, et que si peu ont
été à même d'observer.
DRUSES ET MARONITES
I
UN PRINCE DU LIBAN
LA MONTAGNE
J'avais accepté avec empressement l'invitation, faite par le
prince ou émir du Liban qui nv était venu visiter, d'aller passer
quelques jours dans sa demeure, située à peu de distance
d'Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le len-
demain matin, je n'avais plus que le temps de retourner à
l'hôtel de Baltista, où il s'agissait de s'entendre sur le prix de
la location du cheval qu'on m'avait piomis.
On me conduisit dans l'ecune, ou ii n'y avait que de grands
chevaux osseux, aux jambes fortes, à l'échiné aiguë comme
celle des poissons...; ceux-là n'appartenaient pas assurément
à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c'étaient les
meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des mon-
tagnes. Les élégants coursiers arabes ne brillent guère que sur
le turf sablonneux du désert. J'en indiquai un au hasard, et
l'on me promit qu'il serait à ma porte le lendemain, au point
du jour. On me proposa pour m'accompagner un jeune garçon
nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien ritalien. Je re-
merciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s'était chargé
28G VOYAGE EN OP.irNT.
de cette négociation, et chez lequel je prorriis de venir de-
me irer à mon retour.
La nuit était tombée, mais les nuits de Syrie ne sont qu'un
jour bleuâtre; tout le monde prenait le frais sur les terrasses,
et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les
collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune
découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment
de loin ces maisons qu'on a vues dans le jour si hautes et si
sombres, et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent
çà et là l'uniformité.
Au sortir de la ville, ce ne sont d'abord que végétaux dif-
formes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de
l'Inde, des milliers de tètes couronnées de fleurs rouges, et
dressant sur vos p"\s des épées et des dards assez redoutables ;
mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l'ombrage éclairci
des mûriers blancs, des lauriers et des limoniers aux feuilles
luisantes et métalliques. Des mouches lumineuses volent cà et
là, égayant l'obscurité des massifs. Les hautes demeures éclai-
rées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et, du fond
de ces manoirs d'un aspect sévère, on entend parfois le son des
guitares accompagnant des voix mélodieuses.
Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que
j'habite, il y a un cabaret établi dans le creux d'un arbre
énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui
restent à boire et à chanter d'ordinaire jusqu'à deux heures
du matin. L'accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante
d'un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris
des oreilles euro[)éennes qui peuvent s'ouvrir aux environs ;
j'avouerai pourtant que cette musique primitive et biblique ne
manque pas de charme quelquefois pour qui sait se mettre au-
dessus des préjuges du solfège.
En rentrant, je trouvai mon hôte maronite et toute sa famille
cfui m'attendaient sur la terrasse attenante à mon logement. Ces
braves gens croient vous faire honneur en amenant tous leurs
parents et leurs amis chez vous. Il fallut leur faire servir du
DRLSES ET MARONITES. 267
cafe et distribuer des pipes, ce dont, au reste, se chargeaient
la maîtresse et les filles de la maison, aux frais naturellement
du locataire. Quelcjucs phra>es mélangées d'italien, de grec et
d arabe, défrayaient assez péniblement la conversation. Je
n'osais pas dire que, n'ayant point dormi dans la journée et
devant partir à l'aube du jour suivant, j'aurais aimé à regagner
mon lit; mais, après tout, la douceur de la nuit, le ciel étoile,
la mer étalant à nos pieds ses nuances de bleu nocturne blan-
chies çà et là par le reflet des astres, me faisaient supporter
assez bien l'euBui de cette réception. Ces bonnes gens me
firent enfin leurs adieux, car je devais partir avant leur réveil,
et, en effet, j'eus à peine le temps de dormir trois heures d'un
sommeil interrompu par le chant des coqs.
En m'évcillant, je trouvai le jeune Moussa assis devant ma
porte, sur le rebord de la terrasse. Le cheval qu'il avait amené
stationnait au bas du perron, ayant un pied replié sous le
ventre au moyen d'une corde, ce qui est la manière arabe de
: lire tenir en place les chevaux. Il ne me resiait plus qu'àm'em-
boiter dans une de ces selles hautes à la mode turque, qui
NOUS pressent comme un étau et rendent la chute presque im-
j) issible. De larges étriers de cuivre, en forme de pelle à feu,
^ ,nt attachés si haut, qu'on a les jambes pliées en deux; les
coins tranchants servent à piquer le cheval. Le prince sourit
un peu de mon embarras à prendre les allures d'un cavalier
arabe, et me donna quelques conseils. C'était un jeune homme
dune physionomie franche et ouverte, dont l'accueil m'avait
-éduit tout d'abord ; il s'appelait Abou-Miran, et appartenait à
une branche de la famille des Hobeisch, la plus illustre du
Kesrouan. Sans être des |j1us riches, il avait autorité sur une
dizaine de villages composant un district, et en rendait les re-
d 'Nances au pacha de Tripoli.
Tout le monde étant prêt, nous descendîmes jusqu'à la route
fjui côtoie .le rivage, et qui, ailleurs qu'en Orient, passerait
pour un simple ravin. Au bout d'une lieue environ, on me
îuoutra la grotte d'oii sortit le fameux dragon qui était prêt à
288 VOYAGE EN ORIENT.
dévorer la fille du roi de Beyrouth, lorsque saint Georges le
perça de sa lance. Ce lieu est très-révéré par les Grecs et par
les Turcs eux-juèmes, qui ont construit une petite mosquée à
l'endroit même où eut lieu le combat.
Tous les chevaux syriens sont dressés à marcher à Tamble,
ce qui rend leur trot fort doux. J'admirais la sûreté de leur
pas à travers les pierres roulantes, les granits tranchants et les
roches polies que l'on rencontre à tous moments... Il fait déjà
grand jour, nous avons dépassé le piomontoire fertile de
Beyrouth, qui s'avance dans la mer d'environ deux lieues, avec
ses hauteurs coui'onnées de pins parasols et son escalier de ter-
rasses cultivées en jardins ; l'immense vallée qui sépare deux
chaînes de montagnes étend à perte de vue son double amphi-
théâtre, dont la teinte violette et constellée çà et là de points
crayeux, qui signalent un grand nombre de villages, de cou-
vents et de châteaux. C'est un des plus vastes panoramas du
monde, un de ces lieux où 1 âme s'éluigit, comme pour attein-
dre aux proportions d'un tel spectacle. Au fond de la vallée
coule le ]\ahr-Beyrouth, rivière l'été, torrent l'hiver, qui va se
jeter dans le golfe, et cfue nous traversâmes à Tombre des
arches d'un pont romain.
Les chevaux avaient de l'eau seulement jusqu'à mi-jambe ;
des tertres couverts d'épais buissons de lauriers-roses divisent
le courant et couvrent de leur ombre le lit ordinaire de la
rivière ; deux zones de sable, indiquant la ligne extrême des
inondations, détachent et font ressortir sur tout le fond de la
vallée ce long ruban de fleurs et de verdure. Au delà com-
mencent les premières pentes de la montagne ; des grès verdis
par les lichens et les mousses, des caroubiers tortus, des chênes
rabougris à la feuille teintée d'un vert sombre, des aloès et des
nopals, embusqués dans les pierres, comme des nains armés
menaçant l'homme à son passage, mais offrant un refuge à d'é-
normes lézards verts qui fuient par centaines sous les jjieds
des chevaux : voilà ce qu'on rencontre en gravissant les pre-
mières hauteurs. Cependant de longues places de sable aride
DRUSES ET MARONITES. 289
'léchlrent çù et là ce manteau de végétation sauvage. Un peu
plub loin, ces landes jauniUres se prêtent à la culture et pié-
sentent des lignes réj^ulières d oliviers.
Nous eûmes atteint l)ientôt le sonnnet de la première zone
des hauteurs, qui, d'en bas, semble se confondre avec le
massif du Sannin. Au delà s'ouvre une vallée qui forme un pli
parallèle à celle du Nalir-Beyrouth, et qu'il faut traverser pour
atteindre la seconde crête, d'où l'on en découvre une autie
encore. On s'aperçoit déjà que ces villages nombreux, qui de
loin semblaient s'abriter dans les flancs noirs d'une même
montagne, dominent au contraire et couronnent des chaînes de
hauteurs que séparent des vallées et des abunes; on comprend
aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, pré-
senteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles,
si les habitants voulaient, > omme autrefois, combattre réunis
pour les mêmes principes d'indépendance. Malheureusement,
trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions.
Nous nous arrêtâmes sur le second plateau, où s'clève une
église maronite, bâtie dans le style byzantin. On disait la messe,
et nous mîmes pied à terre devant la porte, afin d'en entenche
quelque chose. L'église était pleine de monde, car c'était
un dimanche, et nous ne pûmes trouver place qu'aux derniers
rangs.
Le clergé me sembla vêtu à peu près comme celui des
Grecs ; les costumes sont assez beaux, et la langue emplovée
est l'ancien syriaque, que les prêtres déclamaieut on chantaient
d'un ton nasillard qui leur est particulier Les femmes étaient
toutes dans une tribune élevée et protégées par un grillage. En
examinant les ornements de l'église, simples, mais fraîchement
réparés, je vis avec peine que l'aigle noire à double tète de
l'Autriche décorait chaque pilier, comme symbole d'une pro-
tection qui jadis appartenait à la France seule C'est depuis
nctre dernière révolution seuleuient que l'Autriche et la Sar-
daigue luttent avec nous dintlueuce dans Tesprit et dans les
affaires des catholiques .syriens.
i- 17
29) VOYAGE EN ORIENT,
Une messe, le matin, ne [eut point faire de mal, à moins
que l'on n'entre en sueur dans l'église et que l'on ne s'expose
à l'ombre humide qui descend des voûtes et des piliers; mais
cette maison de Dieu était si propre et si riante, les cloches
nous avaient appelés d'un si joli son de leur timbre argentin,
et puis nous nous étions tenus si près de l'entrée, que nous
sortîmes de là gaiement, bien disposés pour le reste du voyage.
TCos cavaliers repartirent au galop en s'interpellant avec des
cris joyeux; faisant mine de se poursuivre, ils jetaient devant
eux, comme des javelots, leurs lances ornées de cordons et de
houppes de soie, et les retiraient ensuite, sans s'arrêter, de la
tel re ou des troncs d'arbre où elles étaient allées se piquer
au Irin.
Ce jeu d'adresse dura peu, car la descente devenait difficile,
et le pied des chevaux se posait plus timidement sur les grès
polis ou brisés en éclats tranchants. Jusque-là, le jeune Moussa
m'avait suivi à pied, selon l'usage des mouÂres, bien que je lui
eusse offert de le prendre en croupe; mais je commençais à
envier son sort. Saisissant ma [x;nsce, 11 m'offrit de guider le
cheval, et je pus traverser le fond de la vallée en coupant au
court dans les taillis et dans les pierres. J'eus le t^emps de me
reposer sur l'antie versant et d'admirer l'adresse de nos com-
pagnons à chevaucher dans des ravins qu'on jugerait imprati-
cables en Europe.
Cependant nous montions à l'ombre d'une forêt de pins, et
le prince mit ])ied à teri-e comme moi. Un quart d'heure après,
nous nous trouvâmes au bord d'une vallée moins profonde que
l'autre, et formant comme un aniphilht'àtre de verdure. Des
troupeaux paissaient l'herbe autour d'un petit lac, et je remar-
quai là quelques-uns de ces moutons syriens dont la queue,
alourdie par la graisse, pèse jusqu'à vingt livres. Nous descen-
dîmes, pour faire rafraîchir les chevaux, jusqu'à une fontaine
couverte d'un vaste arceau de pierre et de construction antique,
à ce cju'il me sen.bla. Plusieurs femmes, gracieuseiuent draj)ées,
venaient remplir de grands vases, qu'elles posaient ensuite sur
DRUSES ET MARONITES. 291
leur tête; ceTles-là naturellemeEt ne p.irtaient pas la hante
coiflure des femmes mariées-, c'étaient des jeuriej filles ou des
servantes.
II UN VILLAGE MIXTE
En avançant de quelques pas encore au delà de la fontaine,
et toujours sous l'ombrage des pins, nous nous trouvâmes à
l'entrce du village de Bethmérie, situé sur un plateau, d'où la
vue s'étend, d'un côté, vers le golfe, et, de l'autre, sur une
vallée profonde, au delà de laquelle de nouvelles crêtes de
monts s'estompent dans un brouillard bleuâtre. Le contraste
de cette fiaîcheur tt de celte omlne silencieuse avec l'ardeur
des plaines et des grèves qu'on a quittées il y a peu d'heures,
est une sensation qu'on n'ap|:)recie bien que sous de tels cli-
mats. Une vingtaine de maisons étaient répandues sous les
ai'bres et présentaient à peu près le tableau d'un de nos villages
du Midi. Nous nous rendhnes à la demeure du cheik, qui était
absent, mais dont la femme nous fit servir du lait caillé et des
fruits.
Nous avions laissé sur notre gauche une grande maison,
dont le toit écroulé et les solives charbonnées indiquaient un
incendie récent. Le prince m'apprit que c'étaient les Druses
qui avaient mis le feu à ce tâliment, pendant <iue plusieurs
familles maronites s'y trouv;iient rassemblées pour une noce.
Heureusement, les convié- avaient pu fuir à temps; mais le plus
singulier, c'est que les coupables étaient des habitants de la
même localité. Bethmérie, comme village mixte, contient
environ cent cinquante chrétiens et une soixantaine de Dmses.
Les maisons de ces derniers sont séparées des autres par deux
cents pas à peine Par suite de cette hostilité, une lutte san-
glante avait eu lieu, et le pacha s'était hâté d'intervenir en
établissant entre les deux parties du village un petit camp
d'Albanais, qui vivait aux dépens des populations rivales.
]No«s venions de finir notre repas, lorscjue le cheik rentra
dans sa maison. Après les premières civilités, il entama une
292 VOYAGE EN OUIENT.
longue conversation avec le prince, et se plaignit vivement de
la présence des Albanais et du désarmement général qui avait
eu lieu dans son district. Il lui semblait que cette mesure n'au-
rait dû s'exercer qu'à l'égard des Druses, seuls coupables d'atta-
que nocturne et d'incendie. De temps en temps, les deux chefs
baissaient la voix, et, bien que je ne pusse saisir complètement
le sens de leur discussion, je pensai qu'il était convenable de
m'éloigner un peu sous prétexte de promenade.
Mon guide m'apprit en marchant que les chrétiens maronites
de la province d'El Garb, ou nous étions, avaient tenté précé-
demment d'expulser les Druses disséminés dans plusieurs
villages, et que ces derniers avaient appelé à leur secours
leurs coreligionnaires de iWniiliban. De là une de ces luttes
qui se renouvellent si souvent. La grande force des Maronites
est dans la province du Kesrouan, située derrière Djebaïl et
Tripoli, comme aussi lap!us forte population des Druses habite
les provinces situées de Beyrouth jusqu'à Saint- Jean-d' Acre.
Le cheik de Bcthmérie se plaignait sans doute au prince de ce
que, dans la circonstance récente dont j'ai parlé, les gens du
Kesrouan n'avaient pas bougé; mais ils n'en avaient pas eu le
temps, les Turcs ayant mis le holà avec un empressement peu
ordinaii-e de leur part. C'est que la querelle était survenue au
moment de payer le utiri. « Payez d'abord, disaient les Turcs,
ensuite vous vous battiez tant qu'il vous plaira. » Le moyen, en
effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et
s'égorgent au moment même de la récolte ?
Au bout de la ligne des maisons chrétiennes, je m'arrêtai
sous im bouquet d'arbres, d'où l'on voyait la mer, qui brisait
au loin ses flots argentés sur le sable. L'œil domine de là les
croupes étagées des monts que nous avions franchis, le cours
des petites rivières qui sillonnent les vallées, et le ruban jau-
nâtre que trace le long de la mer cette belle route d'Antonin.
où l'on voit sur les rochers des inscriptions romaines et des
bas-reliefs persans. Je m'étais assis à l'ombre, lorsqu'on vint
minviter à prendre du café chez un nioudhir ou. commandant
DUUSEb El' MAUOtSIÏES. 293
turc, qui, je suppose, exerçait une autorité momentanée par
suite de l'occupation du village par les Albanais.
Je fus conduit dans une maison nouvellement décorée, en
l'honneur sans doute de ce fonctionnaire, avec une belle natte
des Indes couvrant le sol, un divan de tapisserie et des rideaux
de soie. J'eus Tirrévérence d'entrer sans oter ma chaussure,
malgré les observations des valets turcs, cpie je ne compienais
pas. Le moudhir leur fit signe de se taire, et m'indiqua une
])lace sur le divan sans se lever iui-mèu;e. Il fit ap))orter du
café et des pipes, et m'adres-a quelques mots de politesse en
s'interrompant de temps en temps pour appliquer son cachet
sur des carrés de pajiier que lui passait son secrétaire, assis,
près de lui, sur un tabouret.
Ce moudhir était jeune et dune mine assez fiére. Il com-
mença par me questionner, en mauvais italien, avec toutes les
banalités d'usage, sur la vapeur, sur Napoléon et sur la dé-
couverte prochaine d'un moyen pour traverser les airs. Après
l'avoir satisfait là-dessus, je crus pouvoir lui deaiauiJer quel-
ques détails sur les jxipulations qui nous entouraient. Il parais-
sait très réservé à cet égard ; toutefois, il m'apprit que la que-
relle éiait venue, là comme sur plusieurs autres jjoints, de ce
que les Druses ne voulaient pas verser le tribut dans les
mains des cheiks maronites, r^esponsables envers le pacha. La
même pfsition existe d'une manière invei'se dans les villages
mixtes du pays des Druses. Je demandai au moiîdhir s'il y
avait quelque difficulté à visiter l'autre partie du village.
— Allez où vous voudrez, dit-il; tous ces gens là sont fort
paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autremeni, il au-
rait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour
la croix blanche ou pour la main blanche.
Ce sont les signes qui distinguent lesdrujjeaux des Maronites
et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d'ailleurs.
Je pris congé de ce Turc, et, comme je savais que mes
comjiagnoni resteraient encore à Bethmérie pendant la plus
grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des
2 9.4 \ O Y A G IL £ :■< O 11 I E .N T .
Druses, accompagné du seul Muusju. Le s :leil était tlans toute
sa force, et, après avoir marché dix minutes, nous rencon-
îr'ârues les deux premières maisons. Il y avait devant celle de
droite un jardin en terrasse où jouaient quelques enfants. Ils
accoururent pour nous voir passer et poussèrent de grands
cris c[ui firent sortir deux femmes de la maison. L'une d'elles
portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d'épouse ou
de veuve; l'autre parais-ait plus jeune, et avait la tète cou-
verte d'un simple voile, qu'elle ramenaii sur une p;u-tie de son
visage. Toutefois, on pouvait distinguer leur physionomie, qui
dans leurs mouvements apparaissait et se couvrait tour à tour
comme la lune dans les nuages.
L'examen rapide que je pouvais en faire se complétait par
les figures des enfants, toutes découvertes, et dont les traits,
parfaitement formés, se rapprochaient de ceux des deux
femmes. La plus jeune, me voy..ml arrêté, rentra dans la mai-
son et revint avec une gargoulette de terre poreuse dont elle
fit pencher le bec de mon côté à travers les grosses feuilles de
cactier qui bordaient la terrasse. Je m'approchai pour boire,
bien que je n'eusse pas soif, puisque je venais de prendre des
rafraîchissements chez le moudhir. L'autre femme, voyant que
je n'avais bu qu'une gorgée j me dit :
— Tuurid leben? (Est-ce du lait que tu veux?)
Je faisais un signe de refus, mais elle était déjà rentrée.
En entendant ce mot lehen^ je me rappelai qu'il veut dire en
allemand la fie. Le Liban tire aussi son nom de ce mol leben,
et le doit à la blancheur des neiges qui couvrent ses mon-
tagnes, et que les Arabes, au travers des sables enflammés du
désert, rêvent de loin comme le lait, — comme la viel La
bonne femme était accourue de nouveau avec une tasse de
lait écumant. Je ne pus refuser d'en boire, et j'allais tirer
quelques pièces de ma ceinture, lorsque, sur le mouvement
seul de ma main, ces deux personnes firent des signes de
refus ti ès-énergic|ues. Je savais déjà que l'hospitalité a dans le
Liban des hal>itudes plus qu'écossaises : je n'insistai pas.
URUSES ET MAKOXITES. 295
Autant que jeu ai pu juger par l'aspect compare de ces
femmes et de ces enfants, les traits de la population druse ont
quelque rapport avec ceux de la race persane. Ce hâle, qui
sépandait sa teinte ambrée sur les visages des petites filles,
n'altérait pas la blancheur mate des deux femmes à demi
voilées, de telle sorte qu'on pourrait croire que l'habitude de
se couvrir le visage est, avant tout, chez les Levantines, une
question de coquetterie. L'air vivifiant de la montagne et l'ha-
bitude du travail colorent fortement les lèvres et les joues.
!.e fard des Turques leur esl donc inutile; cependant, comme
chez ces dernières, la teinture ombre leurs paupières et pro-
longe l'arc de leurs sourcils.
J'allai plus loin : c'étaient toujours des maisons d'un étage
au plus bâties en pisé, les plus gran'es en pierre rougeâtre,
avec des toits plats soutenus par des arceaux intérieurs, des
escaliers en dehors montant jusqu'au toit, et dont tout le mo-
bilier, comme on pouvait le voir par les fenêtres grillées ou
les portes entr' ouvertes, consistait en lambris de cèdre sculp-
tés , en nattes et en divans , les enfants et les femmes ani-
mant tout cela sans trop s'étonner du passage d'un étranger,
ou m'adressant avec bienveillance le sal-kher (bonjour) accou-
tumé.
Arrivé au bout du village où finit le plateau de Bethmérie,
j'aperçus de l'autre côté de la vallée un couvent où Aloussa
voulait me conduire; mais la fatigue commençait à me gagner
<;t le soleil était devenu insupportable : je m'assis à l'ombre
d'un mur auquel je m'appuvai avec une sorte de somnolence
due au peu de tranquillité de ma nuit. Un vieillard sortit de
la maison, et m'engagea à venir me reposer chez lui. Je le
remerciai, craignant qu'il ne fût déjà tard et que mes compa-
gnons ne s'inquiétassent de mon absence. Voyant aussi que je
refusais tout rafraîchissement, il me dit que je ne devais pas
le quitter sans accepter quelque chose. Alors, il alla chercher
de petits abricots [niccli-inrcfi), et me les donna; puis il \oulut
encore m'accompagner jusqu'au bout de la me. Il parut con-
29G voYAcr. I:^ orient.
tiaiié en apprcliant par Moussa que j'avais déjeuné chez le
cheik chrétien.
— C'est moi qui suis le cheik véritable, dit-il, et fai le
droit de donner l'hospitalité aux étrangers.
Moussa me dit alors que ce vieillard avait été, er, effet, le
cheik ou seigneur du village du temps de l'émir Béchir; mais,
comme il avait pris parti j)our les Egyptiens, l'autorité turque
ne voulait plus le reconnaître, et l'élection s'était portée sur
un Maronite.
III LE MANOIR
Nous reniontàmes à cheval vers trois heures, et ns)us redes-
cendîmes dans la vallée au fond de laquelle coule une petite
livière. En suivant son cours, qui se dirige vers la mer, et
remontant ensuite au milieu des rochers et des pins, traversant
çà et là des vallées fertiles plantées toujours de mûriers, d'oli-
viers et de cotonniers, entre lesquels on a semé le blé et l'orge,
nous nous trouvâmes enfin sur le bord du Nahr-el Kelb, c'est-
à-dire le fleuve du Chien, l'ancien Lycus, qui répand une eau
rare entre les rochers rougeâtres et les buissons de lauriers.
Ce fleuve, qui, dans l'été, est à peine une rivière, prend sa
source aux cimes neigeuses du haut Liban, ainsi que tous les
autres cours d'eau qui sillonnent parallèlement celte côte
jusqu'à Antakich, et qui vont se jeter dans la mer de Syrie.
I,cs hautes terrasses du couvent d'Antoura s'élevaient à notre
gauche, et les bâtiments semblaient tout près, quoique nous
en fussions sépares par de profondes vallées. D'autres couvents
grecs, maronites, ou appartenant aux lazaristes européens,
apparaissaient, dominant de nombreux villages, et tout cela,
qui, comme description, peut se rapporter simplement à la
])hysionomie des Apennins ou dés basses Alpes, est d'un effet
de contraste prodigieux, quand on songe qu'on est en pays
musulman, à quelques lieues du désert de Damas et des ruines
j)oudieuses de Balbek. Ce qui fait aussi du Liban une petite
Europe industrieuse, libre, intelligente surtout, c'est que là
DRUSES V.T MARONITES. 297
cesse l'impression de ces grandes chaleurs qui énervent les
populations de TAsie. Les cheiks et les habitants aisés ont,
suivant les saisons, des résidences qui, plus haut ou plus bas
dans des vallées étagées entre les monls, leur permettent de
vivre au milieu d'un éternel printemps.
La zone où nous entrâmes au coucher du soleil, déjà très-
élevée, mais protégée par deux chaînes de sommets boisés, me
parut d'une température délicieuse. Là commençaient les pro-
priétés du prince, ainsi que Moussa me l'apprit. >»ous touchions
donc au but de notre course ; cependant ce ne fut qu'à la nuit
fermée et après avoir traversé un bois de sycomores, où il
était très-difficile de guider les chevaux, que nous aperçûmes
un groupe de bâtiments dominant un mamelon autour duquel
tournait un chemin escarpé. C'était entièrement l'apparence
d'un château gothique; quelques fenêtres éclairées découpaient
leurs ogives étroites, qui formaient, du reste, l'unique décoration
extérieure d'une cour carrée et d'une enceinte de grands murs.
Toutefois, après qu'on nous eut ouvert une porte basse à cintre
surbaissé, nous nous trouvâmes dans une vaste cour entourée
de galeries soutenues par des colonnes. Des valets nombreux et
des nègres s'empressaient autour des chevaux, et je fus intro-
duit dans la salle basse ou s(rdai\ vaste et décorée de divans,
où nous j)rînies place en attendant le souper. Le prince, après
avoir fait servir des rafraîchissements pour ses compagnons et
pour moi, s'excusa sur l'heure avancée qui ne permettait pas
de me présenter à sa famille, et entra dans cette partie de la
maison qui, chez les chrétiens comme chez les Turcs, est spé-
cialement consacrée aux femmes ; il avait bu seulement avec
nous un verre de vin cCor au moment où l'on apportait le
souper.
Le lendemain, je m'éveillai au bruit que faisaient dans la
cour les sais et les esclaves noirs occupés du soin des chevaux.
Il y avait aussi beaucoup de montagnards qui apportaient des
provisions, et quelques moines maronites en capuchon noir et
en robe bleue, regardant tout avec un souriie bienveillant. Le
17.
298 VOYAGE EX oniE.\r.
prince descendit bienlùt et me conduisit à un jardin en terrasse
abrité de deux côtés par les murailles du château, mais ayant
vue au dehors sur la vallée où le Nahr-el-Kelb roule profon-
dément encaissé. On cultivait dans ce petit espace des bana-
niers, des pahniers nains, des limoniers et autres arbres de la
plaine, qui, sur ce plateau élevé, devenaient une rareté et une
recherche de luxe. Je songeais un peu aux châtelaines dont les
fenêtres grillées donnaient probablement sur ce petit Éden;
mais il n'en fut pas question. Le prince me paj'la longtem{>s de
sa famille, des voyages cpie son grand-père avait faits en Eu-
rope et des honneurs qu'il y avait obtenus. Il s'exprimait fort
bien en italien , comme la plupart des émirs et des cheiks du
Liban, et paraissait disiX)sé à faire quelque jour un voyage en
France.
A 1 heure du dînei-, c est-à-dire vers midi, on me fit monter
à une galerie haute, ouverte sur la c(;ur, et dont le fond for-
mait une sorte dalcove garnie de divans avec un phuicher en
estrade ; deux femuies très-par<es étaient assises sur le divan,
les jambes croisées à la manière turque, et une petite fille qui
était près d'elles vint dès l'entrée me baiser la main, selon la
coutume. J'aurais volontiers rendu à mon tour cet hommage
aux deux dames, si je n'avais pensé que cela était contraire
aux usages. Je saluai seulement, et je pris place avec le prince
à une table de marqueterie qui sujiportait un large plateau
chargé de mets. Au moment où j'allais m'asseoir, la petite fille
m'apporta une serviette de soie longue et tramée d argent à
ses deux bouts. Les daines continuèrent, pendant le repas, à
poser sur l'estrade comme des idoles. Seulement, quand la
fable fut olée, nous allâmes nous asseoir en face d'elles, et ce
fut sur l'ordre de la plus âgée qu'on apporta des nai'ghilés.
Ces personnes étaient vêtues, par-dessus les gilets qui pres-
sent la poitrine et le cficytian (pautak)n) à longs plis, de lon-
gues robes de soie rayée; une lourde ceinture d'orfèvrerie,
des pai'ures de diamants et de rubis témoignaient d'un luxe
très-général d'iiilleurs en Syrie, même chez les femmes d'un
DRUSKS ET MARONITKS. 299
îiiaindre rang; quant à la corne que la maîtresse de la maison
balançait sur son front et qui lui faisait £aire les mouvements
d'un cygne, elle était de vermeil ciselé avec des incrustations
de turquoises; les tresses de cheveux, entremêlés de grappes de
sequias, ruisselaient sur les épaules, selon 1» mode générale du
Levant. Les pieds de ces dames, repliés sur le divan, igno-
raient lusage du bas; ce qui, dans ces pays, est général, et
ajoute à la beauté un moyen de sédnctiori bien éloigné de nos
idées. Des feiiuiies qui' marchent à peine, qui se livrent plu-
sieurs fois le jour à des ablutions parfumées, dont les chaus-
sures ne compriment pirint les doigts, arrÎYent, on le conçoit
bien, à rendre leurs pieds aussi charmants qae leurs mains ; la
teinture de henné, qui en rougit les «)ngles, et les anneaux des
<'hevilles, riclies comme des bracelets, complètent la grâce et
le charme de cette portion de la femme, un peu trop sacrifiée
<'hez nous à la gloire des cordonniers.
Les princesses me firent beaucoup de questions sur l'Eu-
rope et me parlèrent de plusiems voyageurs qu'elles avaient
vus déjà. C'étaient en général des légitimistes en jxMerin.ige
vei'S Jéiiisalem, et l'on conçoit combien d'idées contradictoires
se trouvent ainsi ré{wndues, sur l'état de la France, parmi les
chrétiens du Liban. On peut dire seulement que nos dissenti-
ments politiques n'ont que peu d'influence sur des peuples dcmt
la constitution sociale diffère beaucoup de la nôtre. Des catho-
liques obligés de reconnaître comme suzerain l'empereur des
Turcs n'ont pas d'opinion bien nette touchant notre état poli-
lique. CepencLint ils ne se considèrent à l'égard du sultan que
comme tributaires. Le véritable souverain est encore p!j>ur e.ix
l'émir Béchir, livré au sultan pur les Anglais après l'expédition
de 1840.
En très-peu de temps, je me trouvai tort à mon aise dans
cette fiimiUe, et je vis avec ])laisir disparaître la cérémonie et
l'étiquette du premier jour. Les princesses, yètues simplement
el comme les femmes ordinaires du pays, se mêlaient aux tra-
vaux de leurs gens, et la plus jeune descendait aux fontaines
300 VOYAGE EN ORIENT.
avec les filles du village, ainsi que la Rébecca de la Bible et la
Nausicaa d'Homère, On s'occupait beaucoup dans ce mo-
nicnt-là de la récolte de la soie, et l'on me fit voir les cabanes^
bâtiments d'une construction légère qui servent de magna-
nerie. Dans certaines salles, on nourrissait encore les vers sur
des cadres superposés; dans d'autres, le sol était jonché
d'épines coupées sur lesquelles les larves des vers avaient opéré
leur transformation. Les cocons étoilaient comme des olives
d'or les rameaux entassés et figurant d'épais buissons ; il fallait
ensuite les détacher et les exposer à des vapeurs soufrées pour
détruire la chrysalide, puis dévider ces fils presque imper-
ceptibles. Des centaines de femmes et d'enfants étaient em-
])loyées à ce travail, dont les princesses avaient aussi la sur-
veillance.
IV UNE CHASSE
Le lendemain de mon arrivée, qui était un jour de fête, on
vint me réveiller dès le point du jour pour une chasse qui de-
vait se faire avec éclat. J'allais m'excuser sur mon peu d'habi-
leté dans cet exercice, craignant de compi'omettre, vis-à-vis
de ces montagnards, la dignité européenne; mais il s'agissait
simplement d'une chasse au faucon. Le préjugé qui ne permet
aux Orientaux que la chasse des animaux nuisibles les a con-
duits , depuis des siècles, à se servir d'oiseaux de proie sur
lesquels retombe la faute du sang répandu. La nature a toute
la responsabilité de l'acte cruel commis par l'oiseau de proie.
C'est ce qui explique comment cette sorte de chasse a toujours
été particulière à l'Orient. A la suite des croisades, la mode
s'en répandit chez nous.
Je pensais que les princesses daigneraient nous accompagner,
ce qui aurait donné à ce divertissement un caractère tout che-
valeresque ; mais on ne les vit point paraître. Des valets, char-
gés du soin des oiseaux, allèrent chercher les faucons dans des
logettes situées à l'intérieur de la cour, et les remirent au
prince et à deux de ses cousins, qui étaient les personnages les
DRUSES EX MARONITES. 301
plus apparents de la troupe. Je |)i(' parais mon poing pour en
recevoir un, lorsqu'on m'apprit que les faucons ne pouvaient
être tenus que par des personnes connues deux. Il y en avait
trois tout blancs, chaperonnés fort élégamment, et, comme on
nie l'expliqua, de cette race particulière à la Syrie, dont les
yeux ont l'éclat de l'or.
Nous descendîmes dans la vallée, en suivant le cours du
Nahr-el-Ivelb, jusqu'à un point où l'horizon s'élargiî^sait, et où
de vastes prairies s'étendaient à l'ombre des noyers et des peu-
pliers. La rivière, en faisant un coude, laissait échapper dans
la plaine de vastes tlaques d'eau à demi cachées par les joncs
et les roseaux. On s'arrêta, et l'on attendit que les oiseaux,
effrayés d'abord par le bruit des pas de chevaux, eussent re-
pris leurs habitudes de mouvement ou de repos. Quand tout
fut rendu au silence, on distingua, parmi les oiseaux qui pour-
suivaient les insectes du marécage, deux hérons occupés pro-
bablement de pêche, et dont le vol traçait de temps en temps
des cercles au-dessus des herbes. Le moment était venu : on
lira quelques coups de fusil pour faire monter les hérons, puis
on décoiffa les faucons, et chacun des cavaliers qui les tenaient
les lança en les encourageant par des cris.
Ces oiseaux commencent par voler au busard, cherchant une
proie quelconque ; ils eurent bientôt aperçu les hérons, qui,
attaqués isolément, se défendirent à coups de bec. Un instant,
on craignit que l'un des faucons ne fût percé par le bec de
celui qu'il attaquait seul ; mais, averti probablement du danger
de la lutte, il alla se réunir à ses deux compagnons de per-
choir. L'un des hérons, débarrassé de son ennemi, disparut
dans l'épaisseur des arbres, tandis que l'autre s'élevait en
droite ligne vers le ciel. Alors commença l'intérêt réel de la
chasse. En vain le héron poursuivi s' éi ait-il perdu dans l'es-
pace, où nos yeux ne pouvaient plus le voir, les faucons le
voyaient pour nous, et, ne pouvant le suivre si haut, atten-
daient qu'il redescendit. C'était un spectacle plein d'émo-
tions que de voir planer ces trois combattants à peine visibles
302 VOYAGE EN ORIENT.
eux-mêmes , et dont la blancheur se fondait dans l'azur du
ciel.
Au bout de dix minutes, le héron, fatigué ou peut-être ne
pouvant plus respirer l'air trop raréfié de la zone qu'il |jarcou-
rait, reparut à peu de distance des faucons, qui fondirent sur
lui. Ce lut une lutte d'un instant, qui, se rapprochant de la
terre, nous permit d'entendre les cris et de voir un mélange
furieux d'ailes, de cols et de pattes enlacés. Tout à coup les
quatre oiseaux tombèrent comme une masse dans Iherbe, et
les piqueurs furent obliges de les chercher quelques moments.
Enfin ils ramassèrent le héron, qui vivait encore, et dont ils
coupèrent la gorge, alin qu il ne souffrît pas jiliis long'enip-;.
Ils jetèrent alors aux faucons un morceau de chair coupé diuis
l'estomac de la proie, et rapportèrent en triomphe les dé-
pouilles sanglantes du \aincu. Le prince me parla de chasses
qu'il faisait quelquefois dans la vallée de Becquâ, où l'on em-
ployait le faucon pour prendre des gazelles. INtalheureusenient,
il y a quelque chose de plus cruel dans cette chasse que l'em-
ploi même des armes; car les faucons sont dressés à s'aller
poser sur la tête des pauvres gazelles, dont ils crèvent les
yeux. Je n'étais nullement curieux d'assister à d'aussi tristes
amusements.
Il 3' eut ce soir-là un banquet splendide auquel beaucoup de
voisins avaient été conviés. On avait placé dans la cour beau-
coup de petites tables à la turque, multipliées et dispfjstes
<l'aj)rcs le rang des invités. Le héron, victime triomphale de
l'expédition, décorait avec son col dressé au moyen de fils de
fer et ses ailes en éventail le point cential de la table prinrière,
placée sur une estrade, et où je fus invité à m'assetJir aiq>rès
d'un des pères lazaristes du CvUivent d'Anîoura, qui se trou-
vait là à l'occasion de la fête. Des chanteurs et das musiciens
étaient placés sur le perron de la cour, et la galerie iniéricare
était pleine de gens assis à d'autres petites tables de cinq à six
personnes. Les plais, à peine entamés, passaient des premières
tables aux autres, et finissaient par circuler dans la cour, où
DR r SES ET MARONITES. 303
les montagnards, assis à terre, les recevaient à leur tour. On
nous avait donné de vieux verres de Bohême ; mais la plupart
des convives buvaient dans des tasses qui faisaient la ronde. De
longs cierges de cire éclairaient les tables principales. Le fond
de la cuisine se composait de mouton grillé, de pilau en py-
ramide, jauni de poudre de cannelle et de safran, puis de fri-
cassées, de poissons bouillis, de légumes farcis de viandes ha-
chées, de melon d'eau, de bananes et auti'es fruits du pays. A
la fin du repas, on porta des santés au bruit des instruments
et aux cris joyeux de l'assemblée; la moitié des gens assi^> à
table se levait et buvait à l'autre. Cela dura longtemps ainsi. Il
va sans dire que les dames, après avoir assisté au commence-
ment du repas, mais sans y prendre part, se retirèrent dans
l'intérieur de la maison.
La fête se prolongea fort avant dans la nuit. En général, on
ne peut rien distinguer dans la vie des émirs et clieiks maro-
nites, qui diffère beaucoup de celle des autres Orientaux, si ce
n'est ce mélange des coutumes arabes et de certains usages de
nos époques féodales. C'est la transition de la vie de tribu,
comme on la voit établie encore au pied de ces montagnes, à
cette ère de civilisation moderne qui gagne et transforme déjà
les cités industrieuses de la côte. 11 semble que l'on vive au
milieu du xïii' siècle français; mais, en même temps, on ne
peut s'emj>ècher de penser à Saladin et à son frère Malek-Adel,
que les ]\larnnites se vantent d'avoir vaincu entre Beyrouth et
Saïda. Le lazariste auprès duquel j'étais placé pendant le repas
(il se nommait le père Adam) me donna beaucoup de détails sur
le clergé maronite. J'avais cru jusque-là que ce n'étaient que
des catholiques mé;liocres, attendu la facult' qu'ils avaient de
se marier. Ce n'est là toutefois qu'une tolérance accordce spé-
cialement à l'Eglise syrienne. Les feuunes des curés sont appe-
lées prêtresses jwir honneur, mais n'exercent aucune fonction
sacerdotale. Le ])ape admet aussi Texistence d'un patriarche
maronite, nomnu par un conclave, et qui, au point de vue ca-
nonique, oorte le titre d'évêque d'Antioche; mais ni le pa-
304 VOYAGE EN ORIENT.
tiiarclie m ses douze évcqucs sufFragants ne peuvent être
mariés.
V LE KESROUAN
Nous allâmes le lendemain reconduire le père Adam à An-
toura. C'est un édifice assez vaste au-dessus d'une terrasse qui
domine tout le pays, et au bas de laquelle est un vaste jardin
planté d'orangers énormes. L'enclos est traversé d'un ruisseau
qui sort des montagnes et que reçoit un grand bassin. L'église
est bâtie hors du couvent, qui se compose à l'intérieur d'un
édifice assez vaste divisé en un double rang de cellules ; les
pères s'occupent, comme les autres moines de la montagne, de
la culture de l'olivier et des vignes. Ib ont des clas-es pour les
enfants du pays; leur bihiiotlièque contient beaucoup de livres
imprimés dans la montagne, car il y a aussi là des moines
imprimeurs, et j'y ai trouvé même la collection d'un journal-
revue intitulé t Ermite de la Montagne, dont la jniblication a
cessé 'depuis quelques années. Le père Adam m'apprit cjue la
première imprimerie avait été établie, il y a cent ans,
à Mar-Hama, par un religieux d'Alep, nommé Abdallah
Zeker, qui grava lui-même et fondit les caractères. Beaucoup
de livres de religion, d'histoire et même des recueils de contes
sont sortis de ces presses bénies. Il est assez curieux de voir
en passant au bas des murs d'un couvent des feuilles imprimées
qui sèchent au soleil. Du reste, les moines du Liban evertent
toute sorte d'états, et ce n'est pas à eux qu'on l'eprochera la
paresse.
Outre les couvents assez nombreux des lazaristes et des
jésuites européens, qui aujourd'hui luttent d'influence et ne
sont pas toujours amis, il y a dans le Kesronan environ
deux cents couvents de moines réguliers, sans compter un
grand nombre d'ermitages dans le pays de Mar-Elicha. On
rencontre aussi de nombieux couvents de femmes consacrés la
plupart à l'éducation. Tout cela ne forme-t-il pas un j)ersonnel
religieux bien considérable pour un pays de cent dix lieues
DUUSES ET MARONITES. 305
carrées, qui ne compte pas deux cent mille habitants? Il est
vrai que cette portion de l'ancienne Phénicie a toujours été
célèbre par l'ardeur de ses croyances. A quelques lieues du
point où nous étions coule le Nahr-Ibrahim, l'ancien Adonis,
qui se teint de rouge encore au printemps à l'époque où l'on
j)leurait jadis la mort du symbolique favori de Vénus. C'est
jirès de l'endroit où cette rivière se jette dans la mer qu'est
située Djébail, l'ancienne Byblos, où naquit Adonis, fils, comme
on sait, de Cynire — et de Myrrha, la propre fille de ce roi
phénicien. Ces souvenirs de la Fable, ces adorations, ces
honneurs divins rendus jadis à l'inceste et à l'adultère indignent
encore les bons religieux lazaristes. Quant aux moines maro-
nites, ils ont le bonheur de les ignorer profondément.
Le prince voulut bien m'accompagner et me guider dans
plusieurs excursions à travers cette province du Kesrouan, que
je n'aurais crue ni si vaste ni si peuplée. Gazir, la ville prin-
cipale, qui a cinq églises et une population de six mille âmes,
est la résidence de la famille Hobeïsch, l'une des trois plus
nobles de la nation maronite; les deux autres sont les Avaki
et les Khazen. Les descendants de ces trois maisons se comptent
par centaines, et la coutume du Liban, qui veut le partage
égal des biens entre les frères, a réduit beaucoup nécessaire-
ment l'apanage de chacun. Cela explique la plaisanterie locale
qui appelle certains de ces émirs p/inces d olive et de fromage ,
en faisant allusion à leurs maigres moyens d'existence.
Les plus vastes propriétés appartiennent à la famille Khazen,
qui réside à Zouk-^Mikel, ville plus peuplée encore que Gazir.
Louis XIV contribua beaucoup à l'éclat de celle famille, en
confiant à plusieurs de ses membres des fonctions consulaires.
11 y a en tout cinq districts dans la partie de la province dite
le Kesrouan Gazir, et trois dans le Kesrouan Bekfaya, situé du
côté de Balbek et de Damas. Chacun de ces districts comprend
un chef-lieu gouverné d'ordinaire par un émir, et une douzaine
de villages ou paroisses placés sous l'autorité des cheiks.
L'édifice féodal ainsi constitué aboutit à l'émir de la province,
306 VOYAGE EN ORIENT.
qui, liii-niême, tient ses pouvoirs du grand émir résidant à
Deir-Khamar. Ce dernier étant aujouid'hiii captif des TuiTS,
son autorité a été déléguée à deux kaimakams ou gouverneurs,
l'un IMaronite, l'autre Druse, forcés de soumettre aux pachas
toutes les questions d'ordre politique.
Cette disposition a l'inconvénient d'entretenir entre les
deux peuples un antagonisme d'intérêts et d'influences qui
n'existait pas lorsqu'ils vivaient réunis sous un n>ême prince.
La grande pensée de l'émir Fakardin, qui avait été de mélanger
les populations et d'effacer les préjugés de race et de religion,
se trouve [)rise à contre-pied, et l'on tend a fomoer deux nations
ennemies là où il n'en existait qu'une seule, unie par des liens
de solidarité et de tolérance mutuelle.
On se demande quelquefois comment les souverains du
Liban parvenaient à s'assnrer la sympathie et la fidélité de
tant de peuples de religions diverses. A ce propos, le père
Adam me disait que l'émir Béchir était chrétien par son
baptême. Turc par sa vie et Druse par sa mort, ce dernier
peuple ayant le droit immémorial d'ensevelir les souverains de
la montagne. Il me racontait encore une anecdote locale ana-
logue. Un Druse et un Maronite qui faisaient route ensemble
s'étaient demandé :
— Mais quelle est donc la religion de notice souverain?
— Il est Druse, disait l'un.
— Il est chrétien, disait l'autre.
Un métuali (sectaire musulman) qui passait est choisi pour
arbiti'e, et n'hésite pas à répondie :
— Il est Turc.
Ces braves gens, plus irrésolus que jamais, conviennent
d'aller chez l'émir lui demander de les mettre d'accord. L'érair
Béchir les reçut fort bien, et, une fois au courant de leur
querelle, dit en se tournant vers son vizir :
— Voilà des gens bien curieux ! Qu'on leur tranche la tête à
tous les trois !
Sans ajouter une croyance exagérée à la sanglante affabu-
DRL'SES ET MARONITES. 307
! ;ti;in de cette histoire, on peut y reconnaître la politique
( iernelle des grands tniirs du Liban. Il est très-vrai que leur
liais contient une église, une mosc[uée et un khahuc (temple
uruse). Ce fut longtemps le triomphe de leur politique, et c'en
est peut-être devenu Técueil.
VI UN COllBAT
J'acceptais avec bonheur cette vie des montagnes, dans une
atmosphère tempérée, au milieu de nsœurs à peine différentes
de celles que nous voyons dans nos provinces du IMidi. C'était
un repos pour les longs mois passés sous les ardeurs du soleil
d'Egypte; et, quant aux personnes, c'était, ce dont l'âme a
besoin, cette sympathie qui n'est jamais entière de la part des
musulmans, ou qui, chez la plupart, est contrariée par les pré-
jugés de race. Je retrouvais dans la lecture, dans la conver-
sation, dans les idées, ces choses de l'Europe que nous fuyons
par ennui, par fatigue, mais que nous rêvons de nouveau
après un certain temps, comme nous avions rêvé l'inattendu,
l'étrange, pour ne pas dire l'inconnu Ce n'est pas avouer cjue
notre monde vaille mieux que celui-là, c'est seulement
retomber insensiblement dans les impressions d enfance, c'est
accepter le joug commun. On lit dans une pièce de vers de
Henri Heine l'apologue d'un sapin du Nord couvert de neige,
qui demande le sable aride et le ciel de feu du désert, tandis
qu'à la même heure un palmier bi-ûlé par l'atmosphère aride
des plaines d'Egypte demande à respirer dans les brumes du
Nord, à se baigner dans la neige fondue, à plonger ses racines
dans le sol glacé.
Par un tel esprit de contraste et d'inquiétude, je songeais
déjà à retourner dans la plaine, me disant, après tout, que je
n'étais pas venu en Orient pour passer mon temps dans un
paysage des Alpes; mais, un soir, j'entends tout le monde
causer avec inquiétude; des moines descendent des couvents
■voisins, tout effarés; on parle des Druses qui sont venus en
308 VOYAGE EN ORIENT.
nombre de leurs jirovinres et qni se sont jetés sur les cantons
mixtes, désarmés par ordre du pacha de Beyroutli. Le Kes-
rouan, qui fait partie du pacbalik de Tripoli, a conservé ses
armes; il faut donc aller soutenir des frères sans défense, il
faut passer le Nahr-el-Kelb, qui est la limite des deux pays,
véritable Rubicon, qui n'est franchi que dans des circonstances
graves. Les montagnards armés se pressaient impatiemment
autour du village et dans les prairies. Des cavaliers par-
couraient les localités voisines pn jetant le vieux cri de guerre :
« Zèle de Dieu! zèle des combats! »
Le prince me prit à part et me dit :
— Je ne sais ce que c'est; les rapports qu'on nous fait sont
exagérés peut-être, mais nous allons toujours nous tenir prêts
à secourir nos voisins. Le secouis des jtachas arrive toujours
quand le mal est fait... Vous feriez bien, quant à vous, de vous
rendre au couvent d'Antoura, ou de regagner Beyrouth par
la mer.
— Non, luidis-je; laissez moi vous accompagner. Avant eu
le maWieur de naître dans ime époque peu guerrière, je n'ai
encore vu de combats que dans l'intérieur de nos villes d'Eu-
rope, et de tristes combats, je vous jure! Nos montagnes, à
nous, étaient des groupes de maisons, et nos vallées des places
et des rues ! Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte un
jipu grandiose, à une guerre religieuse. Il serait si beau de
mourir pour la cause que vous défendez !
Je disais, je pensais ces choses; l'enthousiasme environnant
m'avait gagné; je passai la nuit suivante à rêver cTes exploits
qui nécessairement m'ouvraient les plus hautes destinées.
Au point du jour, quand le prince monta à cheval, dans la
cour, avec ses hommes, je me disposais à en faire autant ; mais
le jeune Moussa s'opposa résolument à ce que je me servisse du
cheval qui m'avait été loué à Beyrouth : il était chargé de le
ramener vivant, et craignait avec raison les chances d'une
expédition guerrière.
Je compris la justesse de sa réclamation, et j'acceptai un
DRUSES KT MARONITES. 309
des chevaux du prince. Nous passâmes enfin la rivière, étant
tout au plus une douzaine de cavaliers sur jieut-ètre trois cents
hommes.
Après quatre heures de marche, on s'arrêta près du couvent
de Mar Hama, où beaucoup de montagnards vinrent encore
nous rejoindre. Les moines basiliens nous donnèrent à déjeuner;
mais, selon eux, il fallait attendre : rien n'annonçait que les
Druses eussent envahi le disfrict. Cependant les nouveaux
arrivés exprimaient un avis contraire, et l'on résolut d'avancer
encore. Nous avions laissé les chevaux pour couper au court
à travers les bois, et, vers le soir, après quelques alertes, nouo
entendîmes des coups de fusil répercutés par les rochers.
Je m'étais séparé du prince en gravissant une côte pour
arriver à un village qu'on apercevait au-dessus des arbres, et
je me trouvai avec quelques hommes au bas d'un escalier de ter-
rasses cultivées; plusieurs d'entre eux semblèrent se toai.ert<'.r,
puis ils se mirent à attaquer la haie de cactus qui formait
clôture, et, pensant qu'il s'agissait de pénétrer jusqu'à des
ennemis cachés, j'en fis autant avec mon yatagan; les spatuLs
cpiueuses roulaient à terre comme des tètes coupées, et la
luèche ne tarda pas à nous donner passage. Là, mes com-
pagnons se répandirent dans l'enclos, et, ne trouvant personne,
se mirent à hacher les pieds de mûriers et d'oliviers avec une
rage extraordinaire. L'un d'eux, voyant que je ne faisais rien,
voulut me donner une cognée, je le repoussai; ce spectacle
de destruction me révoltait. Je venais de reconnaître que le
lieu où nous nous trouvions n'était autre que la partie druse du
village de Bethmérie où j'avais été si bien accueilli quelques
jours auparavant.
Heureusement, je vis de loin le gros de nos gens qui arrivait
sur le plateau, et je rejoignis le prince, qui paraissait dans une
i;rande irritation. Je m'approchai de lui pour lui demander si nous
n'avions d'ennemis à combattre que des > actus et des mûriers;
mais il déplorait déjà tout ce qui venait d'arriver, et s'occupait
à empêcher que l'on ne mît le feu aux maisons. Voyant
310 VOYAGE EN ORIENT,
quelques ilaronites (jui s'en approchaient avec des branches de
sapin allumées, il leur ordonna de revenir. Les Maronites
l'entourèrent en criant :
— Les Druses ont fait cela chez les chrétiens; aujourd hui,
nous sommes forts, il faut leur rendre la pareille!
Le prince hésitait à ces mots, parce que la loi du talion est
sacrée parmi les montagnards. Pour un meurtre, il en faut un
aulie, et de même pour les dégâts et ïes incendies. Je tentai de
lui faire remai quer qu'on avait déjà coupé beaucoup d'arbres,
et que cela jwuvait passer pour une compensation. Il trouva
une raison plus concluante à donner.
— Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que l'incendie serait
aperçu de Beyroutli? Les Albanais seraient envoyés de nou-
veau ici !
Cette considération finit par calmer les esprits. Cependant
on n'avait trouvé dans les maisons qu'un vieillard coiffé d'un
turban blanc, qu'on amena, et dans lequel je reconnus aussitôt
le bonhonin?e qui, lors de mon |)a5sage à Bethmérie, m'avait
offej't de me reposer chez lui. On le conduisit chez le cheik
chrétien, qui paraissait un peu embarrassé de tout ce tumulte,
et qui cherchait, ainsi que le prince, à réprimer l'agitation. Le
vieillard druse gardait un maintien fort ti'anquille, et dit en
regardant le prince :
— La paix soit avec toi, "iMiran; que viens-tu faire dans
notre pays?
— Où sont tes frères? dit le prince. Ils ont fui sans doute cr
nous apercevant de loin.
— Tu sais que ce n'est pas leur habitude, dit le vieillard ;
mais ils se trouvaient quelques-uns seulement conti-e tout ton
peuple; ils ont emmené loin d'ici les femmes et les enfants.
Moi, j'ai voulu rester.
— On nous a dit pourtant que vous aviez appelé les Druses
de l'autre montagne et qu'ils étaient en grand nombre.
— On vous a trompés. Vous avez écouté ne mauvaises gens,
des étrangers qui eussent été contents de nous faire égor-
DRUSES ET MARONITES. 311
ger, afin qu'ensuite nos frères vinssent ici nous venger sur
vous !
Le vieillard ('tait resté debout pendant cette explication. Le
cheik, chez lequel nous étions, parut frappé de ses paroles, et
lui dit :
— Te crois-tu prisonnier ici? Nous fûmes amis autrefois;
pourquoi ne t'assieds- tu pas avec nous?
— Parce que tu es dans ma maison, dit le vieillard,
— Allons, dit le cheik chrétien, oublions tout cela. Prends
place sur ce divan ; on va t'apporter du café et une pijie.
— Ne sais-tu pas, dit le vieillard, qu'un Druse n'accepte
jamais rien chez les Turcs ni chez leurs amis, de peur que ce
ne soit le produit des exactions et des impôts injustes?
— Un ami des Turc^? Je ne le suis pas!
— N'ont-ils pas fait de toi un cheik, tiindis que c'est moi qui
l'étais dans le village du temps d'Ibrahim, et alors ta race et la
mienne vivaient en paix? ]\'est-ce pas toi aussi qui es allé te
plaindre au pacha pour une affaire de tapageurs, une maison
brûlée, une querelle de bons voisins, que nous aurions vidée
facilement enlre nous?
Le cheik secoua la tète sans répondre; mais le pxince coupa
court à l'explication, et sortit de la maison en tenant le Druse
par la main-
— Tu prendras bien le café avec moi, qui n'ai rien accepté
des Turcs? lui dit-il.
Et il ordonna à son cafedji de lui en servir sous les arbres.
— J'étais un ami de ton père, dit le vieillard, et, dans ce
temps-là, Druses et Maronites vivaient en paix.
Et ils se mirent à causer longtemps de l'époque où les
<leux peuples étaient réunis sous le gouvernement de la
lamille Scbehab, et n'étaient pas abandonnés à l'arbitraire des
vainqueurs.
Il fut convenu que le prince remmènerait tout son monde,
(jue les Druses reviendraient dans le village sans appeler des
secours éloignés, et que l'on considérerait le dégât qui venait
312 VOYAGE E>' ORIENT.
d'être fait chez eux comme une compensation de l'incendie
précédent d'une maison clirétienne.
Ainsi se termina cette terrible expédition, où je m'étais
promis de recueillir tant de gloire; mais toutes les querelles
des villages mixtes ne trouvent pas des arbitres aussi conci-
liants que l'avait été le prince Abou-Miran. Cependant il faut
dire que, si l'on |:eut citer des assassinats isolés, les querelles
générales sont rarement sanglantes. C'est un peu alors comme
les combats des Espagnols, où l'on se poursuit dans ks monts
sans se rencontrer, parce que l'un des partis se rache toujours
quand l'autre est en force. On crie beaucoup, on brûle des
maisons, on coupe des arbres, et les bulletins, rédigés par des
intéressés, donnent seuls le compte des morts.
Au fond, ces peuples s'estiment entre eux plus qu'on ne
croit, et ne peuvent oublier les liens qui les unissaient jadis.
Tourmentés et excités soit par les missionnaires, soit par les
moines, dans l'intérêt des influences européennes, ils se
ménagent à la manière des condottieri d'autrefois, qui livraient
de grands combats sans effusion de sang. Les moines prêchent,
il faut bien courir aux armes; les missionnaires anglais
déclament et payent, il faut bien se montrer vaillants; mais il
V a au fond de tout cela doute et découragement. Chacun com-
prend déjà ce que veulent quelques puissances de l'Europe,
divisées de but et dintérêt et secondées par l'imprévoyance des
Turcs. En suscitant des querelles dans les villages mixtes, on
croit avoir prouvé la nécessité d'une entière séparation entre
les deux races autrefois unies et solidaires. Le travail qui se
fait en ce moment dans le Liban sous couleur de pacification
consiste à opérer l'échange des propriétés qu'ont les Druses
dans les cantons chrétiens contre celles qu'ont les chrétiens
dans les cantons druses. Alors, plus de ces luttes intestines tant
de fois exagérées; seulement, on aura deux peuples bien
distincts, dont l'un sera placé peut-être sous la protection de
l'Autriche, et l'autre sous celle de l'Angleterre. Il serait alors
difficile que la France recouviât l'influence qui, du temps de
DRUSES ET MARONITES. ij I 3
Louis XIV, s'étendait également sur la race druse et la race
maronite.
Il ne m'appartient pas de me prononcer sur d'aussi graves
intérêts. Je regretterai seulement de n'avoir point pris part
dans le Liban à des luttes plus homériques.
Je dus bientôt qiftter le prince pour nu cendre sur un autre
point de la montagne. Cependant la renommée de l'affaire de
Bethmérie grandissait sur mon p.issage; t^race à l'imagination
bouillante des moines italiens, ce combat contre des mûriers
avait pris peu à peu les proportions d'une croisade.
18
II
LE PRISONNIER
I LE MATl» ET LE SOin
Que dirons-nous de la jeunesse, ô mon ami ! Nous en avons
passé les plus vives ardeurs, il ne nous convient plus d'en
parler qu'avec modestie, et cependant à peine l'avons-nous
connue! à peine avons-nous compris qu'il fallait en arriver
bientôt à chanter pour nous-mêmes l'ode d Horace : Elieul
fugaces. Posthume... si peu de temps après l'avoir expliquée...
Ah! l'étude nous a pris nos plus beaux instants! Le grand
résultat de tant d'efforts perdus, que de pouvoir, par exemple,
comme je l'ai fait ce matin, comprendre le sens d'un chant
grec qui résonnait à mes oreilles sortant de la bouche avinte
d'un matelot levantin :
Ne kalimcra ! ne orà kali !
Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au
vent des mers, aux flots reientissanis qui battaient la grève :
« Ce n'est pas bonjour, ce n'est pas bonsoir! » Voilà le sens que
je trouvais à ces paroles, et, dans ce nue je pus saisir des
auires vers de ce chant populaire, il y avait, je crois, cetie
pensée :
Le matin n'est plus, le soir pas encore!
Pourtant de nos yeux l'éclair a pâli ;
et le refrain revenait toujours :
Ne kalimcra I ne orà hait !
DRUSES ET MAUONITES. 315
mais, ajoutait la chanson.
Mais le soir vermeil re^semlile à l'aurore!
Et la nuit, plus tard, amène l'oubli !
Triste consolation, que de songer à ces soirs vermeils de la vie
el à la nuit qui les suivra ! Nous arrivons bientôt à cette heure
solennelle qui n'est plus le matin, qui n'est pas le soir, et rien
au monde ne peut faire qu'il en soil autrement. Quel remèJe
y trouverais- tu?
J'en vois un pour moi : c'est de continuer à vivre sur ce
rivage d'Asie où le sort m'a jeté; il me semble, depuis peu de
mois, que j'ai remonté le cerde de mes jours ; je me sens plus
jeune, en efl'et je le suis, je n'ai que vingt ans!
J'ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite; nos plus
belles années se passent au collège, loin des femmes, et à peine
avons-nous eu le temps d'endosser la robe virile, que déjà nous
ne sommes plus des jeunes gens. La vierge des premières amours
nous accueille d'un ris moqueur, les belles dames plus usagées
rêvent auprès de nous peut-être les vagues soupirs de Ché-
rubin !
C'est un préjugé, n'en doutons pas, et suitout en Europe,
où les Chérubins sont si rares. Je ne connais rien de plus
gauche, de plus mal fait, de moins gracieux, en un mot, qu'un
Eui'opéen de seize ans. Nous reprochons aux très-jeunes filles
leurs mains rouges, leurs épaules maigres, leurs gestes angu-
leux, leur voix criarde ; mais que dira-t-on de l'éphèbe aux
contours chétifs qui fait chez nous le désespoir des conseils de
révision? Plus tard seulement, les membres se modèlent, le
galbe se prononce, les muscles et les chairs se jouent avec
puissance sur l'appareil osseux de la jeimesse; l'homme est
formé.
En Orient, les enfants sont moins jolis peut-être que chez
nous; ceux des riches sont bouffis, ceux des pauvres sont
maigres avec un ventre énorme, en Egypte surtout; uiais
généralement le second tâge est beau dans les deux sexes. Les
316 VOYAGE EN OItlENT.
jeunes hommes ont l'air de femmes, et ceux qu'on voit vêtus
de longs habits se distinguent à peine de leurs mères et de
leurs sœurs; mais, par cela même, Thomme n'est séduisant en
réalité que quand les années lui ont donné une apparence plus
mâle, un caractère de physionomie p'us marqué. Un amoureux
imberbe n'est point le fait des belles dames de l' Orient, de
sorte qu'il y a une foule de chances, pour celui à qui les ans
font une barbe majestueuse et bien fournie, d'être le point de
mire de tous les yeux ardents qui luisent à travers les trous du
yamack, ou dont le voile de gaze blanche estompe à peine la
noirceur.
Et, songes-y bien, après cette époque où les joues se
revêtent dune épaisse toison, il en arrive une autre où l'em-
bonpoint, faisant le corps plus beau sans doute, le rend sou-
verainement inélégant sous les vêtements étriqués de l'Europe,
avec lesquels TAntinoiis lui-même aurait l'air dun épais cam-
pagnard. C'est le moment où les robes flottantes, les vestes
brodées, les caleçons à vastes plis et les larges ceintures
hérissées d'armes des Levantins leur donnent justement l'aspect
le plus majestueux. Avançons d'un lustre encore : voici des
fils d'argent qui se mêlent à la barbe et qui envahissent la
chevelure; cette dernière même s'éclaircit, et dès lors l'homme
le plus actif, le plus fort, le plus capable encore d'émotions et
de tendresse, doit renoncer chez nous à tout espoir de devenir
jamais un héros de roman. En Oiient, c'est le bel instant de la
vie; sous le tarbouch ou le turban, peu importe que la chevelure
devienne rare ou grisonnante, le jeune homme lui-même n'a
jamais jiu prendre avantage de cette parure naturelle ; elle est
rasée; il ignore dès le berceau si la nature lui a fait les cheveux
plats ou bouclés. A^vec la barbe teinte au moyen d'une mixture
persane, l'œil animé d'une légère teinte de bitume, un homme
est, jusqu'à soixante ans, sûr de plaire, pour peu qu'il se sente
capable d'aimer.
Oui, soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons;
mais allons vieillir en Orient, le pays des hommes dignes de ce
DRUSLS El- MAnO?<lTES. 317
nom, la terre des patriarches! En Europe, où les institutions
ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop
forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persé-
vérance et de persuasion que le ciel lui a départie, la femme de
nos pays est socialement l'égale de 1 homme, c'est |)lus qu'il
n'en faut pour que ce derniei' soit toujours à coup sûr vaincu.
J'espère que tu ne m'opposeras pas le tableau du bonheur des
ménages parisiens pour me détourner d'un dessein où je fonde
mon avenir; j'ai eu trop de regret déjà d'avoir laissé échapper
nne occasion pareille au Caire. Il faut que je m'unisse à
quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première
patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de
l'humanité, d'où ont découlé la poésie et les croyances de nos
pères !
Tu ris de cet enthousiasme, qui, je l'avoue, depuis le com-
mencement de mon voyage, a déjà eu plusieurs objets ; mais
songe bien aussi qu'il s'agit d'une résolution grave et que
jamais hésitation ne fut plus naturelle. Tu le sais, et c'est ce
qui a peut-être donné quelque intérêt jusqu'ici à mes confi-
dences, j'aime à conduire ma vie couune un roman, et je me
jilace volontiers dans la situation d'un de ces héros actifs et
résolus qui veulent à tout prix créer autour d'eux le drame, le
nœud, l'intérêt, l'action en un mot. Le hasard, si puissant qu'il
soit, n'a jamais réuni les éléments d'un sujet passable, et tout
au plus en a-t-il disposé la mise en scène; aussi, laissons-le
faire, et tout avorte malgré les plus belles dispositions. Puis-
qu'il est convenu qu'il n'y a que deux sortes de dénoùments,
le uiariage ou la mort, visons du moins à l'un des deux... car,
jusqu'ici, mes aventures se sont presque toujours arrêtées à
l'exposition : à peine ai-je pu accomplir une pauvre péripétie,
en accolant à ma fortune l'aimable esclave que m'a vendue
Abd-el-Kerim. Cela n'était pas bien malaisé sans doute, mais
encore fallait-il en avoir l'idée et surtout en avoir l'argent. J'y
ai sacrifié tout l'espoir d'une tournée dans la Palestine qui était
marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncei'-
18.
318 VOYAGE EN ORIENT.
Pour les cinq bourses que m'a coûtées celte fille dorée de la
Malaisie, j'aurais pu visiter Jérusalem, Bethléem, ?*'azareth, et
la mer Morte et le Jourdain! Comme le prophète puni de
Dieu, je m'arrête aux confins de la terre promise, et à peine
puis-je, du haut de la montagne, y jeter un regard désolé. Les
gens graves diraient ici qu'on a toujours tort d'agir autrement
que tout le monde, et de vouloir faire le Turc quand on nest
qu'un simple Nazaréen d'Europe. Auraient-ils raison? qui le sait?
Sans doute je suis imprudent, sans doute je me suis attaché
une grosse pierre au cou, sans doute encore j'ai encouru une
grave responsabilité morale ; mais ne faut-il pas aussi croire à
la fatalité qui règle tout dans cette partie du monde ? C'est elle
qui a voulu que l'étoile de la pauvre Zeynab se rencontrât avec
la mienne, que je changeasse, peut-être favorablement, les con-
ditioiis de sa destinée ! Une imprudence ! vous voilà bien avec
vos préjugés d'Europe ! et qui sait si, prenant la route du
déseit, seul et plus riche de cinq bourses, je n'aurais pas été
attaqué, pillé, massacré par une horde de Bédouins flairant de
loin ma richesse ! Va, toute chose est bien qui pourrait être
pire, ainsi que l'a reconnu depuis longtemps la sagesse des
nations.
Peut-être penses-tu, d'après ces préparations, que j'ai pris
la résolution d'épouser l'esclave indienne et de me débarrasser,
par un moyen si vulgaire, de mes scrupules de conscience. Tu
me sais assez délicat pour ne pas avoir songé un seul instant à
la revendre ; je lui ai offert la liberté, elle n'en a pas voulu,
et cela, par une raison assez simple, c'est qu'elle ne saurait
qu'en faire; de plus, je n'y joignais pas l'assaisonnement obligé
d'un si beau sacrifice, à savoir une dotation propre à placer
pour toujours la personne affranchie au-dessus du besoin, car
on m'a expliqué que c'était l'usage en pareil cas. Pour te mettre
au courant des autres diOicultés de ma position, il faut que je
te dise ce qui m'est arrivé depuis mon retour de l'expédition
dans la montagne dont je t'ai envoyé le récit.
Je suis revenu pour quelques jouas m'établir à rh6;el de
DRLSES KT MARONITES. 319
Tajjtistc en attendant une occasion ])oin- passer par nier à
Saïda, l'ancienne Sidon. Le temps était devenu si mauvais,
qu'aucune barque n'osait sortir. Pourtaulà terre le soleil brille,
l'azur implacable du ciel n'est pas terni d'un seul nuage : on
ne se plaint guère que du vent qui soulève çà et là des colonnes
de poussière ; mais, sur la mer, tout remue et se balance, les
navires ivres entre-croisent leurs mâts et leurs cheminées. Rien
n'est plus étonnant à voir que ce désordre au milieu du calme,
— cette tempête à sec, cette mer perfide qui ouvre ses noirs
abimes sous de gais rayons de soleil. Il doit être doublement
triste de se voir noyé par un si beau temps.
J'ai retrouvé à la table d'hôte le missionnaire anglais dont
j'avais fait la connaissance quelque temps auparavant; la tem-
pête ne le contrariait pas moins que moi et l'arrêtait dans le
projet du même voyage. La prévision d'être bientôt compagnons
de route vint donner à nos relations quelque chose de plus
intime, et nous sortîmes ensemble après le déjeuner pour aller
voir le beau spectacle de la mer agitée.
En descendant au port, nous rencontrâmes le père Plancher,
qui s'arrèia et voulut bien causer quelque temps avec nous.
Ce n'est pas un des moindres sujets d'étonnementdans ce pays
de contrastes que de voir un jésuite et un missionnaire évau-
gélique s'entretenir avec affabilité. En effet, quelles que soient
leurs luttes intimes et détomnées, ces pieux adversaires se
rencontrent continuellement à la table des consuls et se font
bon visage à défaut de mieux. Du reste, à part l'influence occulte
qu'ils peuvent conquérir dans les luttes des montagnards, ils
ne risquent plus guère, en fait de conversion, de se rencontrer
sur le même terrain. Les agents catholiques ont renoncé depuis
longtemps à convertir les Druses, et ne s'attaquent guère
qu'aux Grecs schismatiques, dont les idées ont plus de rapport
avec les leurs. Les missionnaires anglais ont, au contraire, à
leur service toutes les nuances variées des diverses sectes pro-
testantes, et finissent par trouver des points de rapport extra-
ordinaires entre leur foi et celle des Druses. La question en fin
3 20 %'OY ACE EN ORIENT.
de compte étant d'instriie le plus de noms possible au livre
qui contient l'état de leurs travaux, ils parviennent à prouver
aux néophytes qu'au fond les Anglais sont un peu Druses. Cela
explique le provei'bede ces derniers : Ingliz, Dunl, sava-sava
(les Anglais, les Druses, c'est la même chose). Et peut-être,
de celte façon, sont-ce les missionnaires eux-mêmes qui ont
l'air de se convertir ?
II UNE VISITE A l'école FRANÇAISE
Je m'étais empressé, au retour de mon excursion dans la
montagne, d'aller à la peasion de madame Cariés, où j'avais
placé la pauvre Ze3nab, ne voulant pas l'emmener dans des
courses si dangereuses.
C'était dans une de ces hautes maisons d'architecture ita-
lienne, dont les bâtiments à galerie intérieure encadrent un
vaste espace, moitié terrasse, moitié cour, sur lequel flotte
l'ombre d'un tendido rayé. L'édifice avait servi autrefois de
consulat français, et l'on voyait encore, sur les frontons, des
écessons à fleurs de lis, anciennement dorés. Des orangers et
des grenadiers, plantés dans des trous ronds pratiqués entre les
dalles de la cour, égayaient un peu ce lieu fermé de toutes parts
à la nature extérieure. Un pan de ciel bleu dentelé par les
frises, que traversaient de temps à autre les colombes de la
mosquée voisine, tel ét;iit le seul horizon des pauvres écoliéres.
J'entendis dés l'entrée le bourdonnement des leçons récitées,
et, montant l'escalier du premit r étage, je me trouvai dans
l'une des galeries qui précédaient les appartements. J>à, sur
une nalte des Tndes, les petites filles formaient cercle, accrou-
pies à la manière turque autour d'un divan où siégeait ma-
dame Cariés. Les deux plus grandes étaient auprès d'elle, et
dans l'une des deux je reconnus l'esclave, qui vint à moi avec
de grands éclats de joie.
IMadame Cariés se hâta de nous faire passer dans sa chambre,
laissant sa place à l'autre grande, qui, par un premier mouve-
DnusES F.T >;Ano\iTcs. 321
nient naturel anx femmes du pays, s'était hatce, à ma vue, de
cacher sa figure avec son livre.
— Ce n'est donc pas, me disais-je, une cliréticnne, car ces
dernières se laissent voii- sans difficulté dans l'inférionr des
maisons.
De longues tresses de cheveux blonds entremêlées de cor-
donnets de soie, des mains blanches aux doigts effilés, avec
(OS ongles longs qui indiquent la race, étaient tout ce que je
j)ouvais saisir de cette gracieuse apparition. J'y pris à peine
garde, au reste; il me tardait d'apprendre comment l'es-
clave s'était trouvée dans sa position nouvelle. Pauvre fille ! elle
pleurait à chaudes larmes en me serrant la main contre son front.
J'étais très-ému, sans savoir encore si elle av; it quel |ue plainte
à me faire, ou si ma longue absence ('tait cause de cette effusion.
Je lui demandai si elle se fiouvait bien dans cette maison. Elle
se jeta au cou de sa maîtresse en disant que c'était sa mère.
— Elle est bien bonne, me dit madame Cariés avec son ac-
cent provençal, mais elle ne veut rien faire; elle apprend bien
quelques mots avec les jietites, c'est tout. Si l'on veut la faire
écrire ou lui aiprendre à coudre, elle ne veut pas. Moi, je lui
ai dit : a Je ne peux pas te punir; quand ton maître reviendra,
il verra ce qu'il voudra faire. »
Ce que m'apprenait là madame Caillés me contrariait vive-
meut; j'avais cru résoudre la question de l'avenir de cette fille
en lui faisant apprendre ce qu'il fallait pour qu'elle trouvât plus
tard à se placer tt à vivre par elle-même ; j'étais dans la posi-
tion d'un i)ère de famille qui voit ses proj< ts renversés par le
mauvais vouloir ou la paresse de son enfant. D'un autre c(")té,
peut-être mes droits n'étaient-ils pas aussi bien fon lés que
ceux d'un père. Je pris l'air le plus sévère que je pus, et j'eus
avec l'esclave l'entretien suivant, favorisé par l'intcriuédiaire
de la maîtresse ;
— Et pourquoi ne veux tu pas apprendre à coudre ?
■ — Parce que, dès qu'on me verr.iit tiavailler connue une
serval. te, on fer;iit de moi unes:rvante.
a22 VOYAGE EN OKI EN T.
— Les femmes des chrétiens, qui sont libres, travaillent sans
être des servavites.
— Eh bien, je n'épouserai pas un chrétien, dit l'esclave ;
chez nous, le mari doit donner une servante à sa femme.
J'allais lui répondre qu'étant esclave, elle était moins qu'une
servante ; mais je me rappelai la distinction qu'elle avait établie
déjà entre sa position de cadine et celle des odaleuk, des-
tinées aux travaux.
— Pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas non plus apprendre
à écrire? On le montrerait ensuite à chanter et à danser; ce
n'est plus là le travail d'une servante.
— Non; mais c'est toute la science dune aimée, d'une bala-
dine, et j'aime mieux rester ce que je suis.
On sait quelle est la force des préjugés sur l'esprit des femmes
de l'Europe; mais il faut dire que l'ignorance et l'habitude de
mœurs, appuyée sur une antique tradition les rendent indes-
tructibles chez les femmes de l'Orient Elles consentent encore
plus facilement à quitter leurs croyances qu'à abandonner des
idées où leur amour-propre est intéressé. Aussi madame Cariés
me dit-elle :
— Soyez tranquille; une fois qu'elle sera devenue chrétienne,
elle verra bien que les femmes de notre religion peuvent tra-
vailler sans manquer à leur dignité, et, alors, elle apprendra ce
que nous voudrons. Elle est venue plusieurs fois à la messe au
couvent des Capucins, et le supérieur a été très-édifié de sa
dévotion.
• — Mais cela ne prouve rien, dis-je ; j'ai vu au Caire des
santons et des derviches entrer dans les églises, soit par curio-
sité, soit pour entendre la musique, et marquer beaucoup de
respect et de recueillement.
Il y avait sur la table, auprès de nous, un Nouveau Testa-
ment en français; j'ouvris niacliinalement ce livre et je trouvai
en tète un portrait de Jésus-Christ, et, plus loin, un portrait de
Marie. Pendant que j'examinais ciîs gravures, l'esclave vint
près de moi et me dit, en mettant le doigt sur la première :
DKUSES ET MAUOMTES. 323
— Jïssé ! (Jésus ! )
Et sur la seconde :
— Myriaml (Marie!)
Je rapprochai, en souriant, le livre ouvert de ses lèvres ; mais
elle recula avec effroi en s' écriant :
— Mafisch !
— Pourquoi recules-tu? lui dis-je; n'honorez- vous pas,
dans votre relij^ion, Jïssé comme un prophète, et Myriam
comme l'une des trois femmes saintes?
— Oui, dit-elle; mais il a été écrit ; «Tu n'adoreras pas
les images. »
— Vous voyez, dis-je à madame Cariés, que la conversion
n'est pas bien avancée.
— Attendez, attendez, me dit madame Cariés.
III — l'akkalé
Je me levai en proie à une grande irrésolution. Je me com-
parais tout à l'heure à un père, et il est vrai que j'éprouvais
un sentiment d'une nature pour ainsi dire familiale à l'égard
de cette pauvre lille, qui n'avait que moi pour appui. Voilà
certainement !e seul beau côté de l'esclavage tel qu'il est coni-
]/ris en Orient. L'idée de la possession, qui attache si fort aux
objets matériels et aussi aux animaux, aurait-elle sur l'esprit
une influence moins noble et moins vive en se portant sur des
créatures pareilles à nous? Je ne voudrais pas appl!C[uer cette
idée aux malheureux esclaves noirs des pays chrétiens , et je
parle ici seulement des esclaves que possèdent les musuhnans,
et de qui la position est réglée par la religion et par les mœurs.
Je pris la main de la pauvre Zeynab , et je la regardai avec
tant d'attendrissement, que madame Cariés se trouipa sans
doute à ce témoignage.
— Voilà, dit-elle, ce que je lui fais comprendre : vois-tu
bien, ma fille, si tu veux devenir chrétienne, ton maître
t'épousera peut-être et il t'emmènera dans son pays.
3 -2-1 VOYAGE EN ORIENT.
— Oli ! niaciinie Carlos! nrù'riai-je, n'allez pas si \he dans
vo'.ie systùiue de conversion... Quelle idée vous avez là!
Je n'avais pas encore songé à celte solution... Oui, sans
doute, il est triste, au moment de (juitter l'Oiient |)our lEu-
rope, de ne savoir trop que faire d'une esclave qu'on a
achetée; mais l'épouser! ce serait beaucoup trop chrétien.
Madame Cariés, vous n'y songez pas! celte femme a dix- huit
ans déjà, ce qui, pour TOrieiit, est assez avancé, elle n"a plus
que dix ans à être belle; après cjuoi, je serai, moi, jeune en-
core, répoux d'une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur
le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la bouton-
n'èie d'un anneau qu'elle y a porté. Songez un peu qu'elle esi
(oit bien en coutume levantin , mais qu'elle est affreuse avec
les modes de l'Em-ope. Me voyez-vous entrer dans un salon
avcL une beauté qu'on pourrait >uspccter de goùih anthropo-
phages! Cela serait fo)t ridicule et pour elle et pour moi.
Non, la conscience n'exige pas cela de moi, et l'affection ne
m'en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m'est chère
sans doute, mais enfin elle a appartenu à d'autres maîtres.
L'édi. cation lui manque, et die n'a pas la volonté d'ajip-endre.
Comment faire son égale d'une fennne, non pas grossière ou
solte, mais ceriainement illettrée? Conq-rendra-t-elle j)'us
tard a nécessité de l'étude et du travail? De plus, le dirai-je?
jai peu)- qu'il ne soit impossible qu'une sympalhie très-grande
s'établisse entre deux êtres de races si différentes que les
nôtres.
Et pourtant je quitterai cette femme avec peine...
Ex|)liquc ([ui pouria ces sentiments irrésolus, ces idées con-
traires qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau.
Je m'étais levé, connue pressé par l'heure, pour éviter de
donner une réponse précise à madame Cariés, et nous passions
de sa chambie dans la galerie, oii les jeunes filles continuaient
à étudier sous la surveillance de la plus grande. L'esclave alla
se jeter au cou de cette dernière, et l'empêcha ainsi de se
cacher la fism'e, comme elle l'avait fait à mon arrivée.
DRUS ES ET MAHOMTES. 3 25
— Yn mnkb'tuba (c'est mou amie ! s"écria-t-elle.
Et la jeune fille, se laissant voir enlin, me permit d'ad-
mirer des traits où la blancheur européenne s'al'.iait au dessin
pur (Je ce type aquilin qui, eu Asie connue chez nous, a quel-
que chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, ré-
pandait sur son visage quelque chose d'intelligent, et son
sérieux habituel donnait du prix au sourire qu'elle m'adressa
lorsque je 1 eus saluée. Madame Cariés me dit :
— C'est une pauvre fille bien intéressanie, et dont le père
est l'un des cheiks de la montagne. Malheureusement, il s'est
laissé prendre dernièrement par les Turcs. Il a été assez im-
prudent pour se hasarder dans Beyrouth à l'époque des trou-
bles, et on l'a mis en prison parce qu'il n'avait pas payé l'impôt
depuis 1840. Il ne voulait pas reconnaître les pouvoirs actuels;
c'est pourquoi le séquestre a été mis sur ses biens. Se voyant
ainsi captif et abandonné de tous, il a fait venir sa fille, qui ne
peut l'aller voir qu'une fois par jour; le reste du temps, elle
demeure ici. Je lui apprends l'italien, et elle enseigne aux
petites filles l'arabe littéral... car c'est une savante. Dans sa
nation, les femmes d'une certaine naissance peuvent s'in-
struire et même s'occuper des arts; ce qui, chez les mu-
sulmanes, est regardé comuie la marque d'une condition infé-
rieure.
— Mais quelle est donc sa nation? dis -je.
— Elle appartient à la race des Druses, répondit madame
Cariés.
Je la regardai dès lors avec plus d'attention. Elle vit bien
que nous parlions d'elle, et cela parut l'embarrasser un peu.
L'esclave s'était à demi couchée à ses cotés sur le divan et
jouait avec les longues tresses de sa chevelure. Madame Cariés
me dit :
— Elles sont bien ensemble ; c'est comme le jour et la nuit.
Cela les amuse de causer toutes deux, parce que les autres
sont trop petites. Je dis quelquefois à la votre : « Si au moins
tu prenais modèle sur ton amie , tu apprendrais quelque
I. 19
326 VOYAGE EN ORIENT.
chose... » ]Mais elle n'est boune que pour jouer et pour chanter
des chansons toute la journée. Que voulez-vous! quand on les
prend si tard, on ne peut plus rien en faire.
Je donnais peu d'attention à ces plaintes de la bonne ma-
dame Cariés, accentuées toujours par sa prononciation proven-
çale. Toute au soin de me montrer qu'elle ne devait pas être
accusée du peu de progrès de l'esclave, elle ne voyait pas que
j'eusse tenu surtout, dans ce moment -là, à être informé de ce
qui concernait son autre pensionnaire. Néanmoins, je n'osais
marquer trop clairement ma curiosité^ je sentais qu'il ne fallait
pas abuser de la simplicité d'une bonne femme habituée à rece-
voir des pères de famille, des ecclésiastiques et autres personnes
graves... et qui ne voyait en moi qu'un client également sé-
rieux.
Appuyé sur la rampe de la galerie, l'air pensif et le front
baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méri-
dionale de l'excellente institutrice pour admirer le tableau char-
mant qui était devant mes yeux. L'esclave avait pris la main
de l'autre jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ;
dans sa gaieté imprévoyante, elle continuait cette pantomime
en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de sa
voisine, qui souriait d'un tel enfantillage. Il est clair qu'elle ne
crovait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu'une
occasion de jousr et de rire avec l'entraînement naïf des Orien-
taux; pourtant ce spectacle avait un charme dangereux pour
moi ; je ne tardai pas à l'éprouver.
— Mais,dis-je à madame Cariés avec l'air d'une simple cu-
riosité, comment se fait-il que cette pauvre fille druse se trouve
dans une école chrétienne?
— Il n'existe pas à Beyrouth d'institutions selon son culte ;
on n'y a jamais établi d'asiles publics pour les femmes; elle ne
pouvait donc séjourner honorablement que dans une maison
comme la mienne. Vous savez, du reste, que les Druses ont
beaucoup de croyances semblables aux nôtres : ils admettent la
Bible et les Évangiles, et prient sur les tombeaux de nos saints.
DRUSES ET MAROMTES. 327
Je ne voulus pas, pour cette fois, questionner plus longue-
ment madame Cariés. Je sentais que les leçons étaient suspen-
dues par ma visite, et les petites filles pai'aissaient causer
entre elles avec surprise. Il fallait rendre cet asile ;i sa tran-
quillité habituelle; il fallait aussi preudi'e le temps de réfléchir
sur tout on ftioade d'idées nouvelles qui venait de surgir en
moi.
Je pris congé de madame Cai'lès et lui promis de revenir la
voir le lendemain.
En lisant les pages de ce journal, tu souris^ n'est-ce pas?
de mon enthousiasme pour une petite fille arabe rencontrée par
hasard sur les bancs d'unje classe ; tu ne crois pas aux. passions
subites, tu me sais même assez éprouvé sur ce point pour n'en
concevoir pas si légèrement de nouvelles; tu fais la part sans
doute de l'entraînement, du climat, de la poésie des lieux, du
costume, de toute cette mise en scène des montagnes et de la
mer, de ces grandes impressions de souvenir et de localité qui
échauffent d'avance l'esprit pour une illusion passagère. Il te
semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l'être...
comme si ce n'était pas la même chose en résultat!
J'ai entendu des gens graves plaisanter sur l'amour que l'on
conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes
poètes, pour tout ce qui, selon eux, agite l'imagination plus
que le cœur, et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit
au déUre, à la mort, ou à des sacrifices inouïs. de temps, de
fortune ou d'intelligence. Ah! je crois être amoureux, ah! je
crois être malade, n'est-ce pas? Mais, si je crois l'être, je le
suis !
Je te fais grâce de mes émotions, lis toutes les histoires
d'amoureux possibles, depuis le recueil qu'en a fait Plutarque
jusqu'à Werther, et si, dans notre siècle, il se rencontre encore
de ceux-là, songe bien qu'ils n'en ont que plus de mérite pour
avoir triomphé de tous les moyens d'analyse que nous présen-
tent l'expérience et l'observation. Et, maintenant, échappons
aux généralités.
328 VOYAGE EN ORIENT.
En quittant la maison de niadanie Cariés, j'ai emporté mon
amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j'étais
lieureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque
chose à rêver, à tâcher d'atteindre ! Ce pays qui a ranimé
toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me de-
vait pas moins sans doute ; j'avais bien senti déjà qu'en mettant
le pied sur celte terre maternelle, en me replongeant aux
sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j'allais
arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce
berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse
éternelle.
Préoccupé de ces pensées, j'ai traversé la ville sans prendre
garde au mouvement habituel de la foule. Je cherchais la mon-
tagne et l'ombrage, je sentais que l'aiguille de ma destinée
avait changé de place tout à coup ; il fallait longuement réflé-
chir et chercher des moyens de la fixer. Au sortir des portes
fortifiées, par le coté opposé à la mer, on trouve des chemins
profonds, ombragés de halliers et bordés par les jardins touffus
des maisons de campagne ; plus haut, c'est le bois de pins-jxi-
rasols plantés, il y a deux siècles, pour empêcher l'invasion
des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les
troncs rougeâtres de celte plantation régulière, qui s'étend en
quinconce sur un espace de plusiein's lieues, semblent les co-
lonnes d'un temple élevé à l'universelle nature, et qui domine
d'un côté la mer, et de l'autre le désert, ces deux faces mornes
du monde. J'étais déjà venu rêver dans ce lieu sans but défini,
sans autre pensée que ces vagues problèmes philosophiques
qui s'agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en présence
de tels spectacles. Désormais j'y apportais une idée féconde ;
je n'étais plus seul ; mon avenir se dessinait sur le fond lumi-
ncxix de ce tableau la femme idéale que chacun poursuit dans
ses songes s'était réalisée pour moi ; tout le reste était oublié.
Je n'ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces
hautes réflexions pendant que je foulais d'un pied superbe .'e
sable rouge du sentier. Un énorme insecte le traversait, en
DnVSES ET MAnONITES. 3-29
poussant devant lui une biiule plus grosse que lui-niéiue :
c'était une sorte d'escarbot qui me rappela les scarabées égyp-
tiens, qui portent ie monde au-dessus de leur tète. Tu me
connais jour superstitieux, et tu penses bien que je tirai un
augure quelconque de cette intervention sjnjbolique tracée à
travers mon cbeniin. Je revins sur mes pas avec la pensée d'un
obstacle contre lequel il me faudrait lutter.
Je me suis bâté, dès le lendemain, de retourner cliez ma-
dame Cariés. Pour donner un prétexte à cette visite rapprochée,
j'étais allé acheter au bazar des ajustements de femme, une
mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en tor-
sades et en festons pour garnir une robe et des guirlandes
de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur
coiffure.
Lorsque j'apportai tout cela à l'esclave, que madame Cariés,
en me voyant arriver, avait fait entrer chez elle, celle-ci se
leva en poussant des cris de joie et s'en alla dans la galerie
faire voir ces richesses à son amie. Je l'avais suivie pour la
ramener, en m'excusant près de madame Cariés d'être cause
de cette folie; mais toute la classe s'unissait déjà dans le
même sentiment d'admiration, et la jeune fille druse avait jeté
sur moi un regard attentif et souriant qui m'allait jusqu'à l'âme.
— Que pense-t-elle?me disais-je ;elle croira sans doute que
je suis épris de mon esclave, et que ces ajustements sont des
marques d'affection. Peut-être aussi tout cela est-il un peu
brillant pour être porté dans une école ; j'aurais dû choisir des
choses plus utiles, par exemple des babouches ; celle de la
pauvre Zeynab ne sont plus d'une entière fraîcheur.
Je remarquai même qu'il eût mieux valu lui acheter une
robe neuve que des broderies à coudre aux siennes. Ce fut
aussi l'observation que fit madame Cariés , qui s'était unie
avec bonhomie au mouvement que cet épisode avait produit
dans sa classe.
— Il faudrait une bien belle robe pour des garnitures si
brillantes !
330 \0\AG\i EX OIIIENT.
— Vois-tu, dit-elle à l'esclave, si tu voulais apprendre à
coudre, le sidi (seigneur) irait acheter au bazar sept à huit
pics de taffetas, et tu pourrais te faire une robe de grande
dame.
Mais certainement lesclave eût préféré la robe toute faite.
Il me sembla que la jeune fille druse jetait un regard assez
triste sur ces ornements, qui n'étaient plus faits pour sa for-
tune, et qui ne l'étaient guère davantage pour celle que l'es-
clave pouvait tenir de moi ; je les avais achetés au hasard,
sans trop m'inquiéter des convenances et des possibilités. Il
est clair qu'une garniture de dentelle appelle une robe de ve-
lours ou de satin ; tel était à peu près l'embarras où je m'étais
jeté imprudemment. De plus, je semblais jouer le rôle difficile
d'un riche particulier, tout prêt à déployer ce que nous appe-
lons un luxe asiatique, et qui, en Asie, donne l'idée plutôt
d'un luxe européen.
Je crus m'apercevoir que cette supposition ne métait pas,
en général, défavorable. Les femmes sont, hélas! un peu les
mêmes dans tous les pays. Madame CarJès eut peut-être aussi
] lus de considération pour moi dès lors, et voulut bien ne voir
qu'une simple curiosité de voyageur dans les questions que je
lui fis sur la jeune fille druse. Je n'eus pas de peine non plus à
lui faii e comprendre que le peu qu'elle m'en avait dit le pre-
mier jour avait excité mon intérêt pour l'infortune du père.
— Il ne serait pas impossible, dk-je à l'institutrice, que je
fusse de quelque utilité à ces personnes ; je connais un des
employés du j>aclia ; de plus, vous savez qu'un Européen un
peu connu a de l'influence sur les c(msuls.
— Oh ! oui, faites cela si vous pouvez ! me dit madame
Cariés avec sa vivacité provençale ; elle le mérite bien, et son
père aussi sans doute. C'est ce qu'ils appellent \m a/,/,ai, un
homme saint, un savant; et sa fille, qu'il a instruite, a déjà le
même titre parmi les siens : uhkulé siti (dame spirituelle).
— Mais ce n'est que son surnom, dis-je; elle a un autre nom
encore?
DR i" si; s ir .1'. A i;OM TES. 33 1
— Elle s'appelle Salèma ; Tautre nom lui est commun avec
toutes les autres femmes cjui appartiennent à Tordre religieux.
La pauvre enfant, ajouta madame Cariés, j'ai fait ce que j'ai pu
pour l'amener à devenir chrétienne, mais elle dit que sa reli-
gion, c'est la même chose ; elle croit tout ce que nous croyons,
et elle vient à l'église comme les antres... Eh bien, que voulez-
vous que je vous dise? ces gens-là sont de même avec les
Turcs; votre esclave, qui est musulmane, me dit (lu' elle respecte
aussi leui-s croyances, de sorte que je finis par ne plus lui ea
parler. Et pourtant quand on croit à tout, on ne croit à rien!
Voilà ce que je dis.
IV LE CHEIK. DRUSE
Je me hâtai, en quittant la maison, d^aller au palais du
pacha, pressé que j'étais de me rendre utile à la jeune akkalé
siti. Je trouvai mon ami l'Annériien à sa yrlace ordinaire,
dans la salle d'attente, et je lui demandai ce qu'il savait sur la
détention d'un chef di'use emprisonné pour n'avoir pas payé
l'impôt,
— Oh ! s'il n'y avait que cela, me dit-il, je doute que l'af-
faire fût grave, car aucun des cheiks djuses n'a jjsyé le miri
depuis trois ans. Il faut qu'il s'y joigne quelque méfait parti-
culier.
Il alla prendre quelques informations près des autres em-
ployés, et revint bientôt m'apprendre qu'on accusait le cheik
Seïd-Eschérazy d'avoir fait parmi les siens des prédications
séditieuses. C'est un homme dangereux, dans le»^ temps de
troubles, ajouta l'Ai'ménien. Du l'este, le pacha de Beyrouth
ne peut pas le mettre en liberté ; cela dépend du pacha d'Acre.
— Du pacfia d'Acre ! ra'écriai-je ; mais c'est le même pour
lequel j'ai une lettre, et que j'ai connu persoimellemenl à Paris!
Et je montrai une telle joie de cette circonstance, que l'Ar-
ménien me crut fou. Il était loin, certes, d'en soupçonner le
motif.
332 VOYAGE EN ORIENT.
Rien n'ajoute de force à un rniour commençant comme ces
circonstances inattendues qui, ^1 peu importantes qu'elles
soient, semblent indiquer l'action de la destinée. Fatalité ou
providence, il semble que Ton voie paraître sous la trame uni-
forme de la vie certaine ligne tracée sur un patron invisible, et
qui indique une route à suivre sous peine de s'égarer. Aussitôt
je m'imagine qu'il était écrit de tout temps que je devais me
marier en Syrie ; que le sort avait tellement jirévu ce fait im-
mense, que, pour l'accomjjlir, .il n'avait pas fallu moin? de
mille circonstances encbaînées bizarrement dans mon existence,
et dont, sans doute, je m'exagérais les rapports.
Par les soins de l'Arménien, j'obtins facilement une per-
mission pour aller visiter la prison d'Etat, située dans un
groupe de tours qui fait partie de l'enceinte orientale de la
ville. Je m'y rendis avec lui, et, moyennant le bakcbis donné
aux gens de la maison, je pus faire demander au cheik druse
s'il lui convenait de me recevoir. La curiosité des Européens
est tellement connue et acceptée des gens de ce pays, que cela
ne fit aucune difllcuité. Je m'attendais à trouver un réduit lu-
gubre, d. s murailles suintantes, des cachots; mais il n'y avait
rien de semblable dans la partie des prisons qu'on me fit voir.
Cette demeure ressemblait parfaitement aux autres maisons de
Beyrouth, ce qui n'est pas faire absolument leur éloge; il n'y
avait de plus que des surveillants et des soldats.
Le clieik, maître d'un appartement complet, avait la faculté
de se promener sur les terrasses. Il nous reçut dans une salle
servant de parloir, et fit apporter du café et des pipes par un
esclave qui lui ap<partenait. Quant à lui-même, il s'abstenait de
fumer, selon l'usage des akkals. Lorsque nous eûmes pris
place et que je pus le considérer avec attention, je m'étonnai
de le trouver si jeune ; il me paraissait à peine plus âgé que
moi. Des traits nobles et mâles traduisaient dans un autre sexe
la physionomie de sa fille ; le timbre pénétrant de sa voix me
lraj)pa fortement par la même raison.
J'avais, sans trop de réflexion, désiré cette entrevue, et
DKUSES ET MARONITES. ?> 3 3
déjà je me sentais ému et embarrassé plus qu'il ne convenait à
un visiteur simplement curieux ; l'accueil simple et confiant du
cheik me rassura. J'étais au moment de lui dire à fond ma pen-
sée; mais les expressions que je cherchais pour cela ne fai-
saient que m'avertir de la singularité de ma démarche. Je me
bornai donc, pour cette fois, à une conversation de touriste. Il
avait vu déjà dans sa prison plusieurs Anglais, et était fait aux
interrogations sur sa race tt sur lui-même.
Sa position, du reste, le rendait fort patient et assez désireux
de conversation et de compagnie. La connaissance de l'histoire
de son pays me servait surtout à lui prouver que je n'étais
guidé que par un motif de science. Sachant combien on avait
de peine à faire donner aux Druses des détails sur leur religion ,
j'employais simplement la formule semi-interrogative : « Est-il
vrai que...?» et je développais toutes les assertions de Niebuhr,
de Volney et de Sacy. Le Druse secouait la tète avec la réserve
prudente des Orientaux, et me disait simplement: «Com-
ment! cela est-il ainsi? Les chrétiehs sont-ils aussi savants?...
De quelle manière a-t-on pu apprendre cela ? » et autres
phrases évasives.
Je vis bien qu'il n'y avait pas grand'chose de plus à en tirer
pour cette fois. Notre conversation s'était faite en italien , qu'il
parlait assez purement. Je lui demandai la permission de le
revenir voir pour lui soumettre quelques fragments d'une his-
toire du grand émir Fakardin , dont je lui dis que je m'occu-
pais. Je supposais que l'amour-propre national le conduirait à
rectifier les faits peu favorables à son peuple. Je ne me trom-
pais pas. Il comprit peut-être que, dans une époque où l'Eu-
rope a tant d'influence sur la situation des peuples orientaux,
il convenait d'abandonner un peu cette prétention à une
doctrine secrète qui n'a pu résister à la pénétration de nos
savants.
— Songez donc, lui dis-je, que nous possédons dans nos
bibliothèques une centaine de vos livres religieux, qui tous ont
été lus, traduits, commentés.
19.
3 34 VG Vagi: EN ()i;ix.int.
— Notre Seigneur est grand ! dit-il en soupirant.
Je crois bien qu'il me prit cette fois pour tin missionnaire;
mais il n'en marqua rien extérieurement, et m'engagea vive-
ment à le revenir voir, puisque j'y trouvais quelque plaisir.
Je ne puis te donner quun résumé des entretiens que j'eus
avec le cheik druse, et dans lesquels il voulut bien rectifier les
idées que je m'étais formées de sa religion d'après des frag-
ments de livres arabes, traduits au hasard et commentés pai'
les savants de l'Europe. Autrefois, ces choses étaient seci^ètes
pour les étrangers , et les Druses cachaient leui's livres avec
soin dans les lieux les plus retirés de leurs maisons et de leurs
temples.
C'est pendant les guerres qu'ils eurent à soutenir, soit
contre les Tares, soit contre les Maronites, qu'on parvint à
réunir un grand nombre de ces mannsciits et à se faire une
idée de l'ensemble du dogme; mais il était impossible qu'une
religion établie depuis huit siècles n'eût pas produit un fatras
de dissertadons contradictoires , œuvre des secles diverses et
des phases successives amenc'es par le temps. Certains éci'i-
vainsy ont donc vu un monument des plus compliqués de l'ex-
travagance humaine; d'autres ont exalté le rapport qui existe
entre la religion druse et la doctrine des initiations antiques.
Les Druses ont été comparés successivement aux pythagori-
ciens, aux esséniens, aux gnortiques. et il semble aussi que les
templiers , les rose-croix et les francs-maçons modernes leur
aient emprunté beaucoup d'idées. On ne peut douter que les
écrivains des croisades ne les aient confondus souvent avec les
ismaéliens , dont une secte a été cette fameuse association des
assassins qui fut un instant la tx^rreur de tous les souverains
du monde; mais ces derniers occupaient le Kuidislan, et leur
citcih-cl-djchcl , ou Vieux de la Montagne., n'a aucun rapport
avec le prifice de la montagne du Liban.
La religion des Druses a cela de particulier, qu'elle prétend
être la dernière révélée au monde. En effet, son Messie apparut
vcis Fin! lO'.H), près de (jualrc cents ans après Mahomet.
DliTJSES ET MAUO^'ITES. 335
Comme le nôtre, il s'incarna dans le corps d un homme; muis
il ne choisit pas mal son enveloppe et pouvait bien mener
l'existence d'un dieu, même sur la terre, puisqu'il n'était pas
moins que le commandeur des croyants, le calife d'Egypte et
de Svrie, près duquel tous les autres princes de la terre fai-
saient une bien pauvre ligure en ce glorieux an 1000. A l'épo-
que de sa naissance, toutes les planètes se trouvaient rénales
dans le signe du Gimeer, et l'étinceJant Pharouis (Saturne) pré-
sidait à l'heure où il entra dans le monde. En outre, la nature
lui avait tout donné p<3ur soutenir un tel rôle : il avait la face
d'un li»n, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l'oa ne
pouvait supporter l'éclat de son œil d'un bleu sombre.
Il semblerait difficile qu'un souverain doué de tous ces
avantages ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu'il
était dieu. Cependant ITakera ne trouva dans son propre peuple
qu'un petit nombre de sectateurs. En vain fit-il fermer les
mosquées, les églises et les synagogues; en vain établit-il des
maisons de conférences où des docteurs à ses gages démon-
traient sa divinité : la conscience populaire repoussait le dieu,
tout en respectant le prince. L'héritier puissant des Fatiniites
obtint moins de pouvoir sur les âmes que n'en eut à Jérusa-
lem le fils du charpentier, et à Médine le chamelier Maho-
met. L'avenir seulement lui gardait un peuple de croyants
fidèles, qui, si peu nombreux qu'il soit, se regarde, ainsi
qu'autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie
loi, de la règle éternelle, des arcanes de l'avenir. Dans un
temps rapproché, Ilakem doit reparaître sous une forme nou-
"velle et établir partout la supériorité de son peuple, qui suc-
cédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux chré-
tiens. L'époque fixée par les livres druses est celle où les
chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l'Orient.
Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui
s'était infatuée de leurs idées, avait, comme l'on sait, dans sa
cour un cheval tout préparé pour le Mcilidi, qui est ce même
personnage apocalyptique, et qu'elle espérait accompagner
336 VOYAGE EN ORIENT.
dans sort triomphe. On sait que ce vœu a été déçu. Cependant
le cheval futur du ^lahdi, qui porte sur le dos une selle natu-
relle formée par des replis de la peau, existe encore et a été
racheté par un des cheiks dru ses.
Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies? Au
fond, il n'y a pas une religion moderne qui ne présente des
conceptions semblahles. Disons plus, la croyance des Druses
n'est qu'un syncrétisme de toutes les religions et de toutes les
philosopbies antérieures.
Les Druses ne reconnaissent qu'un seul dieu, qui est Hakem;
seulement, ce dieu, comme le Bouddha des Indous, s'est mani-
festé au monde sous plusieurs formes différentes. Il s'est incarné
dix fois en différents lieux de la terre ; dans l'Inde d'abord , en
Perse plus tard, dans lYémen, à Tunis et ailleurs encore. C'est
ce qu'on appelle les stations.
Ilakem se nomme au ciel Jlhar.
Après lui \iennent cinq ministres, émanations directes de la
Divinité, dont les noms d'anges sont Gabriel, Michel, Israfil,
Azariel et Métatron ; on les appelle symboliquement l'Intelli-
gence, l'Allie^ la Parole, le Précédant et le Suivant. Trois autres
ministres d'un degré inférieur s'appellent, au figuré, l'Applica-
îion , l'Ouverture et le Fantôme; ils ont, en outre, des noms
d'homme qui s'appliquent à leurs incarnations diverses, car
eux aussi interviennent de temps ai temps dans le grand drame
de la vie humaine.
Ainsi, dans le catéchisme druse, le principal ministre,
nommé Hamza, cjui est le même que Gabriel, est regardé
comme ayant paru sept fois; il se nommait Schatnll à l'époque
d'Adam, plus tard Pythagore, David, Schoaïb ; du temps de
Jésus, il était le vrai Messie et se nommait Éléazar; du temps
de Mahomet, on l'appelait Salman-el-Farési, et enfin, sous le
nom d'IIamza, il fut le prophète de ïlakem, calife et dieu, et
fondateur réel de la religion druse.
Voilà, certes, une croyance où le ciel se préoccupe constam-
ment de l'humanité. Les époques où ces puissances inicr-
on us ES ET MAROINITES. 3 37
vieiintrit s'apjiellent révolutions. Chaque fois que la race
humaine se fourvoie et tombe trop pnifondénient dans l'oubli
de srs devoirs, l'Etre suprême et ses anges se font hommes,
et, par les seuls moyens humains, rétablissent l'ordre dans les
choses.
C'est toujours, au fond, l'idée chrétienne avec une inter-
vention plus fréquente de la Divinité, mais l'idée chrétienne
sans Jésus, car les Druses supposent que les apôtres ont livré
aux Juifs un faux Messie, qui s'est dévoué pour cacher l'autre;
le véritable (Hamza) se trouvait au nombre des disciples, sous
le nom d'Éléazar, et ne faisait que soufflei- sa pensée à Jésus,
fils de Joseph. Quant aux évangélistes, ils les appellent les
pieds de la sagesse, et ne font à leurs récits que cette seule
variante. Il est vrai qu'elle supprime l'adoration de la croix et
la pensée d'un Dieu immolé par les hommes.
Maintenant, par ce système de révélations religieuses qui se
succèdent d'époque en époque, les Druses admettent aussi l'idée
musulmane, mais sans Mahomet. C'est encore Ilamza qui, sous
le nom de Salman-el-Farési, a semé cette parole nouvelle. Plus
tard, la dernière incarnation de Hakem et d'Hamza est venue
coordonner les dogmes divers révélés au monde sept fois depuis
Adam, et qui se rapportent aux époques d'IIénoch, de Koé,
d'Abraham, de Moïse, de Pythagore, du Christ et de Mahomet.
On voit que toute cette doctrine repose au fond sur une
inteiprétation particulière de la Bible, car il n'est question
dans cette chronologie d'aucune divinité des idolâtres, et
Pythagore en est le seul personnag'e qui s'éloigne de la tradi-
tion mosaïque. On peut s'expliquer aussi comment cette série de
croyances a pu faire passer les Druses tantôt pour Turcs, tantôt
pour chrétiens.
Nous avons compté huit personnages célestes qui inter-
viennent dans la foule des hommes, les uns luttant comme
le Christ par la parole, les autres par l'épée comme les dieux
d'Homère. Il existe nécessairement aussi des anges de ténèbres
qui remplissent un rôle tout opposé. Aussi, dans l'histoire du
338 VOYAGE El-: ORIENT.
monde qu'écrivent les Druses, voit-on chacune des sept pé-
riodes oifrir l'intérêt d'une action grandiose, où ces éternels
ennemis se cherchent sous oe masque humain, et se recon-
naissent à leur supériorité ou à leur haine.
Ainsi l'esprit du mal sera tour à tour Eblis ou le serpent;
Méthouzel, le roi de la ville des géants, à l'époque du déluge;
Nemrod, du temps d'Abraham; Pharaon, du temps de Moïse;
plus tard, Antiochus, Hérode et autres monstrueux tyrans,
secondés d'acolytes sinistres, qui renaissent aux mêmes époques
pour contrarier le règne du Seigneur. Selon quelques sectes,
ce retour est soumis à un cycle millénaire que ramène l'influence
de certains astres; dans ce cas, on ne compte pas l'époque de
IVIahon^et comme grande révolution périodique; le drame
mystique qui renouvelle à chaque fois la face du monde est
tantôt le paradis perdu, tantôt le déluge, tantôt la fuite
d'Egypte, tantôt le règne de Salomon; la mission du Christ et
le règne de Hakem en forment les deux derniers tableaux. A
ce point de vue, le Mahdi ne pourrait maintenant reparaître
qu'en l'an 2000.
Dans toute cette doctrine, on ne trouve point trace du péché
originel ; il n'y a non plus ni paradis pour les justes, ni enfer
pour les méchants. La récompense et l'expiation ont lieu sur la
terre par le retour des âmes dans d'autres corps. La beauté,
la richesse, la puissance -sont données aux élus ; les in&dèles
sontles esclaves, le.> maladfîs, les souffrants. Une ^ie pure peut
cependant les replacer encore au rang dont ils sont déchus,
et faire tomber à leur place l'élu trop fier de sa pi'ospérité.
Quant à la transmigration, elle s'opère d'une manière fort
simple. I^ nombre des hommes est constamment le même sur
la tene. A chaque seconde, il en meurt un et il en naît un
autre ; l'âme qui fuit est appelée magnétiquement dans le rayon
du corps qui se forme, et l'influence des astres règle providen-
tiellement cet échange de destinées; mais les hommes n'ont
; as, comme les esprits célestes, la conscience de leurs migra-
tions. Les fidèles peuvent cependant, en s'élevant par les
DRUSES ET MARONITES. 339
neuf degrés de l'initiation, arriver peu à peu à la connaissance
de toutes choses et deux-mèmes. C'est là le bonheur réservé
aux akkals (spirituels), et tous les Druses peuvent s'élever à
ce rang par l'étude et par la vertu. Ceux, au contraire, qui ne
font que suivre la loi sans prétendre à la sagesse s'appellent
(Ijaltels, c'est-à dire ignorants.. Ils conservent toxijours la
chance de s'élever dans une autre vie et d'épurer leurs âmes
trop attachées à la matière.
Quant aux chrétiens, juifs, mahométans et idolâtres, on
comprend bien que leur position est fort inférieure. Cependant
il faut dire, à la louange de la religion druse, que c'est la seule
peut-être qui ne dévoue pas ses ennemis aux peines éternelles.
Lai'sque le- Messie aura reparu, les Druses seront établis dans
toutes les royautés, gouvernements et propriétés de la terre en
raison de leurs mérites, et les autres peuples passeront à l'état
de valets, d' esclaves et d'ouvriers; enfin ce sera la plèbe vul-
gaire. Le cheik m'assurait à ce propos que les chrétiens ne
seraient pas les plus maltraités. Espérons donc que les Druses
seront bons maîtres.
Ces flétails m'intéressaient tellement, que je voulus connaître
enfin la vie de cet illustre Hakem, que les historiens ont peint
comme un fou furieux, mi-paiti de Kéron et d Héliogabale. Je
omprenais bien qu'au point de vue des Druses, sa conduite
devait s'expliquer d'une tout autre manière.
Le bon cheik ne se plaignait pas trop de mes visites fré-
c[uentes; de plus, il savait que je pouvais lui être utile auprès
du pacha d'Acre. Il a donc bien voulu me raconter, avec toute
la pompe romanesque du génie arabe, celte histoire de Hakem,
que je transcris telle à peu près qu'il me l'a dite. En Orient,
tout devient conte. Il ne faut pas croire cependant que ceci
fasse suite aux Mille et une Nuits. Les faits principaux de cette
histoire sont fondes sur des traditions authentiques; et je n'ai
pas été fâché, après avoir observé et étudié le Caire moderne,
de retrouver les souvenirs du Caire ancien , conservés en
Syrie dans les familles exilées d'Egypte depuis huit cents ans.
III
HISTOIRE DU CALIFE HAKEM
I LE HACHICH
Sur la rive droite du 'SW, à quelque distance du port de
Fostat, où se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la
montagne du Mokattam, qui domine la ville nouvelle, il yavait,
quelque temps après l'an 1 000 des chrétiens, qui se rapporte
au iv^ siècle de l'hégire nmsulmane , un petit village habité
en grande partie par des gens de la secte des sabéens.
Des dernières maisons qui bordent le fleuve, on jouit d'une
vue charmante; le JNil enveloppe de ses flots caressants l'île de
Roddah, qu'il a l'air de soutenir comme une corbeille de fleurs
qu'un esclave porterait dans ses bras. Sur l'autre rive, on
aperçoit Gizèh, et, le soir, lorsque le soleil vient de disparaître,
les pvraniides déchirent de leurs triangles gigantesques la
bande de bruine violette du couchant. Les têtes des palmiers-
doums, des sycomores et des figuiers de pharaon se détachent
en noir sur ce fond clair. Des troupeaux de buffles que semble
garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un
chien en arrêt, descendent par longues files à l'abreuvoir, et
les lumières des pêcheurs piquent d'étoiles d'or l'ombre opaque
des bei"ges.
Au village des sabéens, l'endroit où l'on jouissait le mieux
de cette persjiective était un okel aux blanches murailles,
entouré de caroubiers, dont la terrasse avait le pied dans
l'eau, et où, toutes les nuits, les bateliers qui descendaient ou
D r. L s r. s £T M \ R O N 11 F. S . 3 '( 1
remontaient le Nil pouvaient voir trembloter les veilleuses
naiîeant dans des flaques d'huile.
A travers les baies des arcades, un curieux placé dans une
cange au milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l'in-
térieur de Tokel les voyageurs et les habitués assis devant de
petites tables sur des cages de bois de palmier ou des divans
recouverts de nattes, et se fût assurément étonné de leur aspect
étrange. Leurs gestes extravagants suivis d'une immobilité
stupide, les rires insensés, les cris inarticulés cjui s'échappaient
par instants de leur poitrine, lui eussent fait deviner une de ces
maisons où, bravant les défenses, les infidèles vont senivrer
de vin, de bouza (bière) ou de hachich.
Un soir, une barque dirigée avec la certitude que donne
la connaissance des lieux, vint aborder dans l'ombre de la
terrasse, au pied d'un escalier dont l'eau baisait les premières
marches, et il s'en élança un jeune homme de bonne mine,
qui semblait un pécheur, et qui, montant les degrés d'un pas
ferme et rapide, s'assit dans l'angle de la salle à une place qui
paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue;
c'était évidemment un habitué.
Au même moment, par la porte opposée, c'est-à-dire du
côté de terre, entrait un homme vêtu d'une tunique de laine
noire, portant, contre la coutume, de longs cheveux sous un
takieli (bonnet blanc).
Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s'assit
dans un coin à l'ombre, et, l'ivresse générale reprenant le
dessus, personne bientôt ne fit attention à lui. Quoique ses
vêtements fussent misérables, le nouveau venu ne portait pas
sur sa figure l'humilité inquiète de la misère. Ses traits, ferme-
ment dessinés, rappelaient les lignes sévères du masque léonin.
Ses yeux, d'un bleu sombre comme celui du saphir, avaient
une puissance indéfinissable; ils effrayaient et charmaient à
la fois.
Yousouf — c'était le nom du jeune homme amené par la
cange — se sentit t(mt de suite au cœur une sympathie secrète
342 VOYAGE EN OIIIENT,
pour rinconnu dont il avait remarqué la présence inaccoutumée,
rs'ayant pai encore pris part à l'orgie, il se rapprocha du divan
sur lequel s'était accroupi l'étranger.
— Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué ; sans doute tu viens
de loin. Veux-tu prendre quelque rafraîchissement?
— En effet, ma route a été longue, répondit l'étranger. Je
suis entré dans cet okel pour me reposer ; mais que pourrais-je
boire ici, où l'on ne sert que des breuvages défendus ?
— Vous autres musulmans, vous n'osez mouiller vos lèvres
que d'eau pure ; mais, nous qui sommes de la secte des sabéens,
nous pouvons, sans offenser notre loi, nous désaltérer du gé-
néreux sang de la vigne ou de la blonde liqueur de l'orge.
— Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée ^
— Oh ! il y a longtemps que j'ai dédaigné leur ivresse gros-
sière, dit Yousouf en faisant signe à un noir, qui posa sur la
tabie deux petites tasses de verre entourées de filigrane d'argent
et une boîte remplie d'une pâte verdâtre où trempait une spa-
tule d'ivoire. Cette boîte contient le paradis promis par ton
prophète à ses croyants, et, si tu n'étais pas si scrupuleux, je
te mettrais dans une heure aux bras des houris sans te faire
passer sur le pont d'Alsirat, continna en riant Y'ousouf.
— Mais cette pâte est du hachich, si je ne me trompe, ré-
pondit l'étranger en lepoussant la tasse dans laquelle Yousouf
avait déposé une portion de la fantastique mixture, et le hachich
est prohibé.
— Tout ce qui est agréable est défendu, dit Yousouf en ava-
lant une première cuillerée.
L'étranger fixa sur lui ses prunelles d'un azur sombre; la
peau de son front se contracia avec des plis si violents, que sa
chevelure en suivait les ondulations ;un moment on eût dit qu'il
voulait s'élancer sui" l'insouciant jeune homme et le mettre en
pièces ; mais il se contint, ses traits se detentirent, et, chan-
geant subitement d'avis, il allongea la main, prit la tasse, et se
mit à déguster lentement la pâte verte.
Au bout de quelques minutes, les effets du hachich commen-
I .
DUUSES ET MAiîON 1T: S. 34;î
çaient à se faire sentir sur Yousouf et siu' l'étranger ; une douce
langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sou-
rire voltigeait sur leure lèvres. Quoiqu'ils eussent à peine passé
une demi-heure l'un près de l'autre, il leur semblait se con-
naître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force
sur eux, ils commencèrent à rire, à s'agiter tt à parler avec
une volubilité extrême, l'étranger surtout, qui, strict obser-
vateur des défenses, n'avait jamais goûté de cette préparation
et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une
exaltation extraordinaire; des essaims de pensées nouvelles,
inouïes, inconcevables, ti'aversaient son âme en tourbillons de
feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par
le reflet d un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait
son maintien ; puis la vision s'éteignait, et il se laissait aller mol-
lement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.
— Eh bien, compagnon, dit Touiouf saisissant cette inter-
mittence dans l'ivresse de l'inconnu, que te semble de cette
honnête confiture aux pistaches? Anathémati seras-tu toujours
les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle
basse pour être heureux à leur manière ?
— Le hachich rend pareil à D'eu, répondit l'étranger d'une
voix lente et profonde.
— Oui, rcpliqn:! Yoi!so!:f avec enthousiasme; les buveurs
d'eau ne connaissent que l'apparence grossière et matérielle des
choses. L'ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux
de l'âme ; l'esprit, dégagé du coips, son pesant geôlier, s'enfuit
comme un prisonnier dont le gardien s'est endormi, laissant
la clef à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l'espace
et la lumière, causant familièrement avec les génies qu'il ren-
contre et qui l'éblouissent de révélations soudaines et char-
mantes. Il traverse d'un coup d'aile facile des atmosphères de
bonheur indicible, et cela, dans l'esiace d'une minute qui sem-
ble éternelle , tant ces sensations s'y succèdent avec rapidité.
Moi, j'ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours le même et
toujours varié : lorsque je me retire dans ma cange, chancelant
;', '. 4 VOYAGE EN oniKNT.
SOUS la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruis-
sellement perpétuel d'hyacinthes, d'escarboucles, d'émeraudes,
de rubis, qui forment le fond sur lequel le hachich dessine des
fantaisies merveilleuses..., comme au sein de l'infini, j'aperçois
une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes,
qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend
des cieux pour venir jusqu'à moi. Est-ce un ange, une péri?
Je ne sais. Elle s'assied à mes côtés dans la barque, dont le
bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur
une rivière d'argent, pouss'^e par une brise chargée de par-
fums.
— Heureuse et singulièi'e vision ! murmura l'étranger en ba-
lançant la tète.
— Ce n'est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j'avais
pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivres.se,
lorsque ma cange passait à la pointe de l'île de Roddah. Une
femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux
qui, pour être humains, n'en avaient pas moins un éclat cé-
leste ; son voile entr'ouvert laissait flam])oyer, aux rayons de
la lune une veste roide de pierreries. Jla main rencontra la
sienne; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un ])étale
de fleur, ses bagues, dont les ciselures m'effleurèrent, me con-
vainquirent de la réalité.
— Près de l'île de Roddah? se dit l'étranger d'un air mé-
ditatif.
— Je n'avais pas rêvé, poursuivit Yousouf sans prendre
garde à la remarque de son confident improvisé; le hachich
n'avait fait que développer un souvenir enfoui au plus jirofond
de mon âme, car ce visage divin m'clait connu. Par exemple,
où l'avais-je vu déjà, dans quel monde nous étions nous ren-
contrés, quelle existence antérieure nous avait mis en rapport,
c'est ce que je ne saurais dire; mais ce rappiochement si
étrange, cette aventure si bi/arre ne me causaient aucune sur-
prise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réa-
lisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange.
DUUSES ET MAUONITES. 343
au milieu du IS'il, comme si elle se fût élancée du calice d'une
de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui
demander aucune explication, je me jetai à ses pieds, et, comme
à la péri de mon rêve, je lui adressai tout ce que l'amour dans
son exaltation peut imagiv er de plus brûlant et de plus sublime;
il me venaitdes paroles d'une signification immense, des expres-
sions qui renfermaient des univers de pensées, des phrases
mystérieuses où vibrait l'écho des mondes disparus. Mon âme
se grandissait dans le passé et dans l'avenir; l'amour que j ex-
primais, j'avais la conviction de l'avoir ressenti de toute éternité.
A mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s'allumer et
lancer d( s effluves; ses mains transparentes s'étendaient vers
moi, s'cflilant en rayons de lumière. Je me sentais enveloppé
d'un réseau de flamme et je retombais malgré moi de la veille
dans le rêve Quand je pus secouer l'invincible et délicieuse
torpeur qui liait mes membres, j'étais sur la rive opposée à
Gizèh, adossé à un palmier, et mon noir dormait tranquifleinent
à côté de la cange qu'il avait tirée sur le sable. Une lueur rose
frangeait l'horizon ; le jour allait paraître.
— Voilà un amour qui ne ressemble guère aux amours ter-
restres, dit l'étranger sans faire la moindre objection aux im-
possiliilités du récit d'Yousouf, car le hachich rend facilement
crédule aux prodiges.
— Cette histoire incroyable, je ne l'ai jamais dite à personne ;
pourquoi te l'ai-je confiée, à toi que je n'ai jamais vu? Il me
paraît difficile de l'expliquer. Un attrait mystérieux m'entraîne
vers toi. Quand tu as pénétré dans cette salle, une voix a crié
dans mon âme : « Le voilà donc enfin ! » Ta venue a calmé une
inquiétude secrète qui ne me laissait aucun repos. Tu es celui
que j'attendais sans le savoir Mes pensées s'élancent au-devant
de toi, et j'ai dû te raconter tous les mystères de mon cœur.
— Ce que tu éprouves, répondit l'étranger, je le sens aussi, et
je vais te dire ce que je n'ai pas mémeosé m'avouer jusqu'ici. Tu
as une passion impossible ; moi, j'ai une passion monstrueuse !
aimes une péri; moi, j'aime... tu vas frémir... ma sœur! et
3i6 VOYAGE EN ORIENT.
cependant, chose iLiangç, je ne puis épromer aucun remords
de ce penchant illéjiitiine ;^ j'ai beau me condamner, je suis
absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon
amour n"a rien des impuretés terrestres. Ce n'est pas la volupté
qui me pousse vers ma sœur, bien qu'elle égale en beauté le
fantôme de mes visions; c'est un attrait indéfinissable, une affec-
tion profonde comme la mer, vaste comme le ciel, et telle que
pourrait l'éprouver un dieu. L'idée que ma sœur poui'rait s"u-
riir à un homme m'inspire le dégoût et l'horreur comme un
sacrilège ; il y a chez elle quelque chose de céleste que je devine
à travers les voiles de la chair. Malgré le nom dont la terre la
nomme, c'est l'épouse de mon âme divine, la vierge qui me fut
destinée dès les premiers, jours de la création; par instants, je
crois ressaisir, à travers les âges et les ténèbi'es, desappareuces
de notre filiation secrète. Des scènes qui se passaient avant
l'apparition des hommes sur la lei re me reviennent en mémoire,
et je me vois sous les rameaux d'or de l'Éden, assis auprès
d'elle et servi par les esprits obéissants. En m'unissant à une
autre femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l'âme du
monde qui palpite en moi. Par la concentration de nos sangs
divins, je voudrais obtenir une race immoi'telle, un dieu défi-
nitif, plus puissant que tous ceux qui se sont manifestés jusqu'à
présent sous divers noms et sous diverses apparences !
Pendant que Yousouf et l'étranger échangaient ces longues
confidences, les habitués de l'okel, agités par l'ivresse, se
livraient à des contorsions extravagantes, à des rires insensés,
à des pâmoisons extatiques, à des dan.ses convulsives ; mais peu
à peu, la force du chanvre s'étant dissipée, le calme leur était
revenu, et ils gisaient le long des divans dans l'état de prostra-
tion qui suit ordinairement ces excès.
Un homme à mine patriarcale, dont la barbe inondait la
robe traînante, entra dans l'okel et s'avança jusqu'au milieu
de la salle.
— Mes frères, levez-vous, dit-il d'une voix sonore; je viens
d'observer le ciel ; l'heure est favorable pour sacrifier devant le
DnUSES ET MARONITES. 3 47
sphinx un coq blanc en l'honneur dllermès et d'Agatho-
daenion.
Les sabéens se dressèrent sur leurs pieds et parurent se dis-
poser à suivre leur prêtre; mais l'étranger, en entendant cette
proposition, changea deux ou trois fois de couleur : le bleu de
ses yeux devint noir, des plis terribles sillonnèrent sa face, et
il s'échappa de sa poitrine un rugissement sourd c|ui fit tres-
saillir l'assemblée d'effroi, comme si un lion véritalile fût tombé
au milieu de l'okel.
— Impies ! blasphémateurs ! brutes immondes ! adorateurs
d'idoles! s'écria-t-il d'une voix retentls;uiute comme un ton-
nerre.
A cette explosion de colère succéda dans la foule un mouve-
ment de stupeur. L'inconnu avait un tel air d'autorité et soule-
vait les plis de son sayon par des gestes si fiers, que nul n'osa
répondre à ses injures.
Le vieillard s'approcha de lui et lui dit ;
— Quel mal trouves-tu, frère, à sacrifier un coq, suivant
les rites, aux bons génies Hermès et Agathodaemon ?
L'étranger grinça des dents rien qu'à entendre ces deux
noms.
— Si tu ne partages pas la croyance des sabéens, qu'es-tu
venu faire ici? es-tu sectateur de Jésus ou de Mahomet?
— Mahomet et Jésus sont des imposteurs, s'écria l'inconnu
avec une puissance de blasphème incroyable.
— Sans doute tu suis la religion des Parsis , tu vénères le
feu...
— Fantômes , dérisions , mensonges que tout cela ! inter-
rompit l'homme au sayon noir avec un redoublement dindi-
gnation.
— Alors, qui adores-tu?
— Il me demande qui j'adore !.,. Je n'adore personne, puis-
que je suis Dieu moi-même ! le seul , le vrai , l'unique Dieu,
dont les autres ne sont que les ombres.
A cette assertion inconcevable, inouïe, folle, les sabéens se
348 VOYAGE H\ ORItNT.
jetèrent sur le blasphémateur, à qui ils eussent fiiit un mauvais
parti, si Yousouf, le couvrant de son corps, ne l'eût entraîné à
rrculons jusqu'à la terrasse que baignait le !Xil , quoiqu'il se
débatlît et criât comme un forcené. Ensuite, d'un coup de pied
\igoureux donné au rivage, Yousouf lança la barcpie au milieu
du fleuve.
Quand ils eurent pris le courant:
— Où faudra-t-il que je te conduise? dit Yousouf à son ami.
— Là-bas, dans l'île de Roddah , où tu vois briller ces lu-
mières , répondit l'étranger, dont l'air de la nuit avait calmé
l'exaltation.
En quelques coups de rames, ils atteignirent la rive, et
l'homme au savon noir, avant de sauter à terre , dit à son sau-
veur en lui offrant un anneau d'un travail ancien qu'il tira de
son doigt :
— En quel([ue lieu que tu me rencontres, tu n'as qu'à me
présenter cette bague, et je ferai ce que tu voudras.
Puis il s'éloigna et dis])arut sous les arbres qui bordent le
fleuve. Pour rattraper le temps perdu , Yousouf, qui voulait
assister au sacrifice du coq, se mit à couper leau du INil avec
un redoublement d'énergie.
II LA DISETTE
Quelques jours après, le calife sortit comme à l'ordinaire de
son palais pour se rendre à l'observatoire du Mokattam. Tout
le monde était accoutumé à le voir sortir ain^■i, de temps en
temps , monté sur un âne et accompagné d'un seul esclave qui
était muet. On supposait qu'il passait la nuit à contempler les
astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même
équipage , et cela étonnait d'autant moins ses serviteurs , que
son père, Aziz-Billah, et son grand-père, Mf)ëzzeldin, le fonda-
teur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans
les sciences cabalistiques; mais le calife Ilakem , après avoir
observé la disposition des astres et compris qu'aucun danger
DUUSES ET MARONITES, 3 4 &
ne le inenacak immédiatement, quittait ses hal)its ordinaires,
prenait ceux de l'esclave, qui restait à l'attendre dans la tour,
et, s'étant mi peu noirci la fii^'ure de manière à déguiser ses
traits, il descendait dans la ville pour se mêler au peuple et
apprendre des secrets dont jilus tard il faisait son profit comme
souverain. C'est sous un pareil déguisement qu'il s'était intro-
duit naguère dans l'okel des sabéens.
Cette fois-là , Hakem descendit vers la place de Roumelieh ,
le lieu du Caire où la population forme les groupes les plus
animés : on se rassemblait dans les boutiques et sous les arbres
pour écouter ou réciter des contes et des poèmes , en consom-
mant des boissons sucrées, des limonades et des fruits confits.
Les jongleurs, les aimées et les montreurs d'animaux attiraient
ordinairement autour d'eux une foule empressée de se distraire
après les travaux de la journée ; mais , ce soir-là , tout était
cliangé, le peuple présentait l'aspect d'une mer orageuse avec
ses houles et ses brisants. Des voix sinistres couvraient çà et là
le tumulte, et des discours pleins d'amertume retentissaient de
toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette excla-
mation :
— Les greniers publics sont vides !
En effet , depuis quelque temps , une disette très-forte in-
quiétait la population; l'espérance de voir arriver bientôt les
blés delà haute Egypte avait calmé momentanément les crain-
tes : chacun ménageait ses ressources de son mieux ; pourtant,
ce jour-là , la caravane de Syrie étant arrivée très-nombreuse,
il était devenu pres([ue impossible de se nourrir, et une grande
foule excitée par les étrangers s'était portée aux greniers pu-
blics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes fa-
mines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d im-
menses enclos formés de hauts murs et construits jadis par
Amrou. Sur l'ordre du conquérant de l'Egypte, ces greniers
furent laissés sans toitures, afin que les oiseaux pussent y pré-
lever leur part. On avait respecté depuis cette disposition
pieuse, (jui ne laissait perdre d'ordinaire qu'une faible partie
I. 20
2Ô0 VOYAGE EN ORIENT.
de II rt'serve, et semblait porter bonheur à la ville; mais, ce
jour-la, quand le peuple en fureur demanda quil lui fût
livré des grains, les employés répondirent qu'il était venu des
bandes d'oiseaux qui avaient tout dévoré. A cette réponse , le
peuple s'était cru menacé des plus grands maux , et, depuis ce
moment, la consternation i-égnait partout.
— Comment, se disait Hakem, n ai-je rien su de ces choses?
Est-il possible qu'un prodige pareil se soit accompli? J'en aurais
vu Tannonce dans les astres; rien n'est dérangé non plus dans
le pentdde que j'ai traeé.
Tl se livrait à cette méditation, quand un vieillard, qui por-
tait le costume des Syriens, s'approcha de lui et dit:
— Pourquoi ne leur donnes-tu pas du pain, seigneui'?
Hakem leva la tète avec étonnement, fixa son œil de lion
sur rétranger et crut que cet homme l'avait reconnu sous son
déguisement.
Cet homme était aveugle.
— Es-tu fou , dit Hakem , de l'adresser avec ces paroles à
quelqu'un que tu ne vois pas et dont tu n'as entendu que les
pas dans la poussière !
- Tous les hommes, dit le vieillard, sont aveugles vis-à-vis
de Dieu.
— C'est domc à Dieu que tu t'adresses?
— C'est à toi, seigneur.
liakem réfléchit un instant, et sa pensée tourbillonna de
nouveau comme dans l'ivresse du hachich.
— Sauve-les, dit le vieillaj'd ; car toi seul es la puissance, toi
seul' es la vie, toi seul es la volonté !
— Crois-tu donc que je puisse créer du blé ici, sur l'heure?
répondit Hakem en proie aune pensée indéfinie.
— Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le dissipe
lentement. Le nuage qui te voile en ce mo cent, c'est le corps
où tu as daigné descendre, et qui ne peut agir qu'avec les
forces de l'homme. Chaque être subit la loi des choses ordon-
nées par Dieu, Dieu seul n'obéit qu'à la loi qu'il s'est faite lui-
DRUSES ET iMARO:VITES. 35i
même. Le monde, qu'il a formé par un art cabalistique,
se dissoudrait à l'instant, s'il manquait à sa pï'opre vo-
lonté.
— Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu
n'es qu'un mendiant; tu as recoimu qui je suis sous ce dégui-
sement, mais ta flatterie est grossière. Voici une boui-se de se-
quins; laisse-moi.
— J'ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois
qu'avec les yeux de 1 âme. Quant à de l'or, je suis versé dans
Talcbimie et je sais en faire quand j'en ai besoin; je donne cette
bourse à ton peuple. Le , pain est clier; mais, dans cette bonne
ville du Caire, avec de l'or, on a de tout.
— C'est c[uelq'ue nécromant, se dit Hakem.
Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le
vieillard syrien et se précipitait au four du boulanger le plus
voisin. On ne donnait, ce jour-là, qu'une ocque (deux livres)
de pain pour chaque sequin d'or.
— Ah ! c'est comme cela? dit Hakem. Je comprends! Ce
vieillard , qui vient du pays de la sagesse , m'a reconnu et m'a
parlé par allégories. Le calife est Funage de Dieu; ainsi que
Dieu, je dois punir.
Il so dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet,
Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisements.
Il se fit suivre de cet officier et de son bourreau, comme il
avait déjà fait en plusieurs circonstances, aimant assez, comme
la plupart des princes orientaux, cette sorte de justice expé-
ditive; puis il les ramena vers la maison du boulanger qui avait
vendu le pain au poids de l'or.
— Voici un voleur, dit-il au chef du guet.
— Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l'oreille au volet de sa
boutique ?
— Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois.
Le peuple, qui ne s'attendait pas à pareille fête, fit cercle
avec joie d.ins la rue, tandis que le boulanger protestait en
vain de son innocence. Le calife, enveloppé dans uu abhah noir
3 2 VOYAGE EN ORIENT.
qu'il avait piis à la citadelle, semblait remplir les fonctions
d'un simple cadi.
Le boulanger était à genoux et tendait le cou en recom-
mandant son àme aux anges Monkir et >'ekir. A cet instant,
un jeune liomme fendit la foule et s'élança vers Hakem en
lui montrant un anneau d'argent constellé. C'était Yousouf le
sabéen.
— Accordez-moi, s'écria-t-il, la grâce de cet homme.
Hakem se rappela sa promesse et reconnut son ami des bords
du INil. Il fit un signe; le bourreau s'éloigna du boulanger, qui
se releva joyeusement. Hakem, entendant les murmures du
peuple désappointé, dit quelques mots à l'oreille du chef du
guet, qui s'écria à haute voix :
— I.e glaive est susjiendu jusqu'à demain à pareille heure.
Alors, il faudra que chaque boulanger fouinisse le pain à laison
de dix ocques pour un sequin.
— Je comprenais bien l'autre jour, dit le sabéen à Hakem,
que vous étiez un homme de justice, en voyant votre colère
contre les boissons défendues; aussi cette bague me donne un
droit dont j'userai de temps en temps.
— Mon frère, vous avez dit vrai, répondit le calife en l'em-
brassant. Maintenant, ma soirée est terminée; allons faire une
petite débauche de hachich à l'okel des sabéens.
m LA DAME DU ROYAUME
A son entrée dans la maison, Yousouf prit à part le chef de
l'okel et le pria d'excuser son ami de la conduite qu'il avait
tenue quelques jours auparavant.
— Chacun, dit-il, a son idée fixe dans l'ivresse; la sienne
alors est d'être dieu !
Cette explication fut transmise aux habitués, qui s'en mon-
trèrent satisfaits.
Les deux amis s'assirent au même endroit que la veille; le
négrillon leur apporta la boîte qui contenait la pâte enivrante,
DRUSES ET MARONITES. 353
et ils en prirent chacun une dose qui ne tarda pas à produire
son effet; mais le calife, au lieu de s'abandonner aux fantaisies
de l'hallucination et de se répandre en conversations extra-
vagantes, se leva, comme poussé par le bras de fer d'une idée
fixe ; une résolution immuable était sur ses grands traits
fermement sculptés, et, d'un ton de voix d'une autorité irré-
sistible, il dit à Yousouf :
— Frère, il faut prendre la cange et me conduire à l'endroit
où tu m'as déposé hier à l'île de Roddah, près des terrasses du
jardin.
A cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres
quelques représentations qu'il lui fut impossible de formuler,
bien qu'il lui parût bizarre de quitter l'okel précisément lorsque
les béatitudes du hachich réclamaient le repos et les divans
pour se développer à leur aise; mais une telle puissance de
volonté éclatait dans les yeux du calife, que le jeune homme
descendit silencieusement à sa cange. Hakem s'assit à l'extie-
mité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les rames.
Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné des signes
de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la
barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d'un geste
royal et majestueux. Yousouf retourna à l'okel, et le prince
prit le chemin du palais.
Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret
et se trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors
obscurs, au milieu de ses appartements, où son apparition
sm'prit ses gens, habitués à ne le voir revenir qu'aux pie-
mières lueurs du jour. Sa physionomie illuminée de rayons, sa
démarche à la fois incertaine et roide, ses gestes étranges,
inspirèrent une vague terreur aux eunuques; ils imaginaient
qu'il allait se passer au palais quelque chose d'extraordinaire,
et, se tenant debout contre les murailles, la tète basse et les
bras croisés, ils attendirent l'événement dans nne respectueuse
anxiété. On savait les justices d'Hakem promptes, terribles et
sans motif apparent Chacun tremblait, car nul ne se sentait pur.
20.
354 VOYAGE EN ORIENT.
Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée
plus grave Toccupait tornt entier; négligeant ces petits détaik
de police, il se dingea vers l'appartement de sa «œur, la prin-
cesse Sétalmulc, action contraire à toutes les idées musulmanes,
et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle, au
grand effroi des emiuques et des femmes de la princesse, qui
se voilèrent précipitamment le visage.
Sétalmulc (ce nom veut dire la dame du royaume, sitt' ol
mulk) était assise au fond d'une pièce retirée, sur une pile de
carreaux qui garnissaient une alcôve pratiquée dans l'épaisseur
de la muraille; l'intérieur de cette salle éblouissait par sa
magnificence. La voûte, travaillée en petits dômes, offrait
l'apparence d'tin gâteau de miel ou d'une grotte à stalactites
par la complication ingénieuse et savante de ses ornements, où
le rouge, le vert, l'azur et l'or mêlaient leurs teintes éclatantes.
Des mosaïques de verre revêtaient les murs à hauteur d'homme
de leurs plaques splendides; des arcades évidces en cœur re-
tombaient avec grâce sur les chapiteaux évasés en forme de tur-
ban que supportaient des colonnettes de marbre. Le long des
corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des fenê-
tres couraient des inscriptions en écriture karmatique dont les
caradtèi'es élégants se mêkient à des fleui's, à des feuillages et
à des enroulements d'arabesques. Au milieu de la salle, une
fontaine d'albâtre recevait dans sa vasque sculptée un jet d'eau
dont la fusée de cristal montait jusqu'à la voûte et retombait en
pluie fine avec un grésillement argentin.
A la rumeur causée par l'entrée de Hakem, Sétalmulc,
inquiète, se leva et fit cpielques pas vers la porte. Sa ta'lie
majestueuse parut aiiîsi avec tous ses avantages, car la sœur du
caiife-était la plus belle princesse du monde : des sourcils d'un
noir velouté surmontaient, de leurs arcs d'une régularité par-
faite, des yeux qui faisaient baisser le regard comme si l'on eût
contemplé le soleil ; son nez fin et d'une courbe légèrement
aquiline indiquait la roj'auté de sa race, et, dans sa pâleur
dorée, relevée aux joues de deux petits nuages de fard, sa
DRtISES ET MARONITES. 355
bouche d'une pourpre éblouissante éclatait comme une grenade
pleine de perles.
Le costume de Sctalmulc était d'une richesse inouïe : une
corne de métal, recouverte de diamants, soutenait son voile de
gaze mouchetée de paillons; sa robe, nii-partie de velours vert
et de velours incarnadin, disparaissait presque sous les inextri-
cables ramages des broderies. Il se formait aux manches, aux
coudes, à la poitrine, des foyers de lumière d'un éclat prodi-
gieux, où l'or et l'argent croisaient leurs étincelles; la ceinture,
formée de plaques d'or travaillé à jour et constellée d'énormes
boutons de rubis, glissait par son poids autour d'une taille
souple et majestueuse, et s'arrêtait retenue par l'opulent con-
tour des hanches. Ainsi vêtue, Sétalmulc faisait l'effet d'une de
ces reines des empires disparus, qui avaient des dieux pour
ancêtres.
La portière s'ouvrit violemment, et Haiem parut sur le
seuil. A la vue de son frère, Sétalmulc ne put retenir un cri de
surprise qui ne s'adressait pas tant à l'action insolite qu'à
l'aspect étrange du calife. En effet, Hakem semblait n'être pas
animé par la vie teirestre. Son teint pâle reflétait la lumière
d'un autre monde. C'était bien la forme du calife, mais éclairée
d'un autre esprit et d'une autre âme. Ses gestes étaient des
gestes de fantôme, et il avait l'air de son propre spectre. Il
s'élança vers Sétalmulc plutôt porté par la volonté que par des
mouvements humains, et, quand il fut près d'elle, il l'enveloppa
d'un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé de
pensées, que la princesse frissonna et croisa ses bras sur son
sein, comme si une main invisible eût déchiré ses vêtements.
— Stélamulc, dit Hakem, j'ai pensé longtemps à te donner
un maii; mais aucun homme n'est digne de toi. Ton sang
divin ne doit pas souffrir de mélange. Il faut transmettre intact
à l'avenir le trésor que nous avons reçu du passé. C'est moi,
Hakem, le calife, le seigneur du ciel et de la terre, qui serai
ton époux : les noces se feront dans trois jours. Telle est ma
volonté sacrée.
35C VOYAGE EX ORIENT.
La princesse éprouva, à cette déclaration imprévue, un tel
saisissement, que sa réponse s'arrêta à ses lèvres; Hakem avait
parlé avec une telle autorité, une domination si fascinalrice, que
Sétalmulc sentit que toute objection était impossible. Sans
attendre la réponse de sa sœur, Hakem rétrograda jusqu'à la
porte; puis il regagna sa chambre, et, vaincu par le hachich,
dont l'effet était arrivé à son plus haut degré, il se laissa tomber
sur les coussins comme une masse et s'endormit.
Aussitôt après le départ de son frère, Sétalmulc manda près
d'elle le rand vizir Argévan, et lui raconta tout ce qui venait
de se passer. Argévan avait été le régent de l'empire pendant
la première jeunesse de Hakem, proclamé calife à onze ans;
un pouvoir sans contrôle était resté dans ses mains, et la
puissance de l'habitude le maintenait dans les attributions du
véritable souverain, dont Hakem avait seulement les honneurs.
Ce qui se passa dans l'esprit d" Argévan, après le récit que
lui fit Sétalmulc de la visite nocturne du calife, ne peut
humainement se décrire; )nais qui aurait pu sonder les secrets
de cette ame profonde? Est-ce l'étude et la méditai ion qui
avaient amaigri ses joues et assombri son regard austère? Est-ce
la résolution et la volonté qui avaient tracé sur les lignes de
son front la forme sinistre du tau, signe des destinées fatales?
La pâleur d'un masque immobile, qui ne se plissait par
moments qu'entre les deux sourcils, annonçait-elle seulement
qu'il était issu des plaines bmlées du Maghreb? Le respect qu'il
inspirait à la population du Caire, l'influence qu'il avait prise
sur les riches et les puissants, étaient-ils la reconnaissance de
la sagesse et de la justice apportées à l'administration de l'Etat?
Toujours est-il que Sétalmulc, élevée par lui, le respectait à
l'égal de son père, le précédent calife. Argévan partagea l'in-
dignation de la sultane et dit seulement :
— Hélas! quel malheur pour l'empire! Le prince des
croyants a vu sa raison obscurcie... Après la famine, c'est un
autre fléau dont le ciel nous frappe. Il faut ordonner des
prières publiques ; notre seigneur est devenu fou !
S
nu us ES ET M A ROM TES. 357
— Dieu nous eu prc'scrve! s'écria Sétaluiulc.
— Au réveil du prince des croyants, ajouta le vizir, j'espère
que cet égarement se sera dissipé, et qu'il pourra, connue à
l'ordinaire, présider le grand conseil.
Argévan attendait au point du jour le réveil du calife.
Celui-ci n'appela ses esclaves que très-tard, et on lui annonça
que déjà la salle du divan était remplie de docteurs, de gens
de loi et de cadis. Lorsque Hakem entra dans la salle, tout le
monde se prosterna selon la coutume, et le vizir, en se
relevant, interrogea d'un regard curieux le visage pensif du
maître.
Ce mouvement n'échappa point au calife. Une sorte d'ironie
glaciale lui sembla empreinte dans les traits de son ministre.
Depuis quelque temps déjà, le prince regrettait l'autorité trop
grande qu'il avait laissé prendre à des inférieurs, et, en vou-
lant agir par lui-même, il s'étonnait de rencontrer toujouis
des résistances parmi les ulémas, cachefs et moudhirs, tous
dévoués à Argévan. C'était pour échapper à cette tutelle, et
afin de juger les choses par lui-même, qu'il s'était précédem-
ment résolu à des déguisements et à des promenades noc-
turnes.
Le calife, voyant qu'on ne s'occupait que des affaires cou-
rantes, arrêta la discussion, et dit d'une voix éclatante :
— Parlons un peu de la famine ; je me suis promis aujour-
d'hui de faire trancher la tète à tous les boulangers.
Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit :
— Prince des croyants, n'as-tu pas fait grâce à l'un d'eux
hier dans la nuit?
Le son de cette voix n'était pas inconnu au calife, qui ré-
pondit :
— Cela est vrai; mais j'ai fait grâce à condition que le pain
serait vendu à raison de dix ocques pour un sequin.
— Songe, dit le vieillard, que ces malheureux payent la fa-
rine dix sequins l'ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent
à ce prix.
358 VOYAGE EN ORIENT,
— Quels sont ceux-là?
— Les moullezims, les cachefs, les moudhirs et les ulémas
eux-mêmes, qui en possèdent des amas dans leurs maisons.
Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les
assistanls, qui étaient les principaux habitants du Caire.
Le calife pencha la tète dans ses mains et réfléchit quelques
instants. Argévan, irrité, \oulut répondre à ce que venait de
■dire le vieil uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit
dans l'assemblée.
— Ce soir, dit-il, au moment de laprière, je sortirai de mon
palais de Roddah, je traverserai le bras du Nil dans ma cange,
€t, sur le rivage, le chef du guet m'attendra avec son bour
reau; je suivrai la rive gauche dncalisch (canal), j'entrerai au
Caire -par la porte Bab-el-Tahla, pour me rendre à la mosquée
de Rascliida. A chaque maison de moultezim, de cachef ou d'ulé-
ma ciue je rencontrerai, je demanderai s'il y a du blé, et, dans
toute maison où il n'y en aura pas, je ferai pendre ou décapiter
le propriétaire.
Le vizir Argévan n'osa pas élever la voix dans le conseil
après ces paroles du calife ; mais, le voyant rentrer dans ses ap-
partements, il se précipita sur ses pas, et lui dit :
— Vous ne ferez pas cela, seigneur!
— Pietire-toi, lui dit Hakem avec colère. Te souviens-tu
que, lorsque j'étais enfant, tu m'appelais par plaisanterie
le Lézard?... Eh bien, maintenant le lézard est devenu le dra-
gon.
IV LE MOmSTAN
Le soir nicmc de ce Jour,, quand vint rheurn de hi prière,
Hakem enira dans la ville par le quai tier des soldats, suivi seu-
lement du chef du guet et de son exécuteur : il s'aperçut que
toutes les rues étaient illuminées sur -son passage . Les gens du
peuple tenaient des bougies à la main pour étlairer la marche
du jirin.cfi, el s'étaiont groupés principalcMient lîcvanf chaque
maison de (lo( tour, de rathcf, de noîiire ou autres personnages
DKOSES ET MARONITES. 359
éminents qu'indiquait rordonnance. Partout le calife entrait et
trouvait un grand amas de blé; aussitôt il ordonnait qu'il fût
distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire.
— Par ma promesse, leur disait-il, votre tète est sauve j mais
apprenez désormais à ne pas faire chez vous d'amas de l)Ié, sad
pour vivre dans l'abondance au milieu de la misère générale,
soit pour le revendre au poids de l'or et tirer à tous en peu
de jours toute la fortune publique.
Après avoir visite ainsi quelques maisons, il envoya des ofd-
ciers dans les autres et se rendit a la mosquée de Raschida
pour faire lui-même la prière, cai' c'était uii vendredi ; mais, en
entrant, son étonnement fut grand de trouver la tribune occu-
pée et d'être salué de ces paroles :
— Que le nom de Hakeni soit glorifié sur la terre comme
dans les cieux ! Louange éternelle au Dieu vivant !
Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire
Je calife, cette prière inattendue devait indigner les fidèles
croyants; aussi plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter
en bas le blasphémateur; mais ce dernier se leva et descendit
avec majesté, faisant reculer à chaque pas les assaillants et
traversant la foule étonnée, qui s'écriait en le voyant de plus
près :
— C'est un aveugle ! la main de Dieu est sur lui.
Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et,
comme, dans l'état de veille, un rapport inattendu unit parfois
quelque fait matériel aux circonstances d'un rêve oublié jusque-
là, il vit, comme par un coup de foudre, se mêler la double
existence de sa vie et de ses extases. Cependant son esprit lut-
tait encore contre cette impression nouvelle, de sorte que, sans
s'arrêter plus longtemps dans la mosquée, il remonta à cheval
et prit le chemin de son palais.
Il fit mander le visir Argévan, n;. cj dernier ne put être
U'ouvé. Comme l'heure était venue d'aller au Mokattara consul-
ter les astres, le calilê se dirigea vers la tour de Tobservatoire
et monta à T étage supérieur, dont la coupole, percée à jour,
360 VOYAGE KN ORIENT.
indiquait les douze maisons des astres. Saturne, la planète de
Hakem, était pâle et plombé, et Mars, qui a donné 5on nom à
la ville du Caire, flambloyait de cet éclat sanglant qui annonce
guerre et danger. Hakem descendit au premier étage de la tour,
où se trouvait une table cabalistique établie par son grand-père
Moëzzeldin. Au milieu d'un cercle autour duquel étaient éci'its
en cbaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait la
statue de bronze d'un cavalier armé d'une lance qu'il tenait
droite ordinairement; mais, quand un peuple ennemi marchait
contre l'Egypte, le cavalier baissait sa lance en arrêt, et se
tournait vers le pays d'où venait l'attaque, Hakem vit le cava-
lier tourné vers l'Arabie.
— Encore cette race des Abassides! s'écria-t-il, ces fds dé-
générés d'Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale Je
Bagdad ! Mais que m'importent ces infidèles maintenant, j'ai en
main la foudre !
En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu'il
était homme comme par le jjassé ; l'haUucination n'ajout;iit
plus à sa certitude d'être un dieu la conliance d'une force sur-
humaine.
— Allons, se dit-il, prendre les conseils de Textase.
Et il alla s'enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse,
(jui peut-être est la même que l'ambroisie, nourriture des im-
UKUtcls.
Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d'un œil rê-
veur l'eau du Ail, morne et plate, diminuée à un point qui
annonçait toujours la sécheresse et la famine.
— Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves ?
Dis moi a'ors quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu
Tauras.
— Le sais-je, hélas ! dit Yousouf. Depuis que le souffle du
khamsin rend les nuits élo'jffantes , je ne rencontre plus sa
(•ange dorée sur le Nil. Lui demandtr ce qu'elle est, l'oserais-je,
même si je la revoyais? J'arrive à croire parfois que tout cela
n'était qu'une illusion de cette herbe perfide, qui attaque ma
DRUSES ET IMARONITES. 301
raison peut être,... si l)ien que je ne sais plus déjà même dis-
tinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.
— Le crois-tu? dit Hakem avec inquiétude.
Puis, après un instant d'hésitation, il dit à son compa-
gnon :
— Qu'importe? Oublions la vie encore aujourd'hui.
Une fois plongé dans l'ivresse du hachich, il arrivait, chose
étrange, que les deux amis entraient dans une certaine com-
munauté d'idées et d'impressions. Yousouf s'imaginait souvent
que son compagnon, s'élançant vers les cieux et frappant du
pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l'enti aî-
nait dans les espaces à travers les astres tourbillonnants et les
atmosphères blanchies d'une semence d'étoiles; bientôt Saturne,
pâle, mais couronné d'un anneau lumineux, grandissait et se
rapprochait, entouré des sept lunes qu'emporte son mouve-
ment rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait à
leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes? La langue
humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre
nature; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce
rêve divin, les noms qu'ils se donnaient n'étaient plus des noms
di; la terre.
Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs
corps l'apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à
coup en s'écriant :
— Éblis! Éblis!
Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l'okel,
et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et or-
donnait qu'on s'emparât de tous ces infidèles, violateurs de
l'ordonnance du calife, qui défendait l'usage du hachich et des
boissons fermentées.
— Démon! s'écria le calife reprenant ses sens et rendu à
lui-même, je te faisais chercher pour avoir ta tête ! Je sais que
c'est toi qui as organisé la famine et distribué à tes créatures
a réserve des greniers de l'État! A genoux devant le prince
des croyants! Commence par répondre, et tu finiras par mourir.
I. 21
362 VOYAGE EN ORIENT.
Argévan fronça le sourcil, et son œil sombre s'éclaira d'un
froid sourire.
— Au jMoristan, ce fou qui se croit le tulife! dit-il dé-
daigneusement aux gardes.
Quant à Yousouf , il avait déjà sauté dans sa cange , pré-
voyant bien cpi'il ne pourrait défendre son ami.
LeMoristan, qui aujourd'hui est attenant à la mosquée de
Kalaoum , était alors une vaste prison dont une partie seule-
ment était consacrée aux fous furieux. Le respect des Orientaux
pour les fous ne va pas jusqu'à laisser en liberté ceux qui
pourraient être nuisibles. Hakem, en s'éveilîant le lendemain
dans une obscure cellule, comprit bien vite qu'il n'avait rien à
gagner à se mettre en fureur ni à se dire le calife sous des
vêtements de fellah. D'ailleurs, il y avait déjà cinq califes dans
rétablissement et un certain nombre de dieux. Ce dernier titre
n'était donc pas plus avantageux à prendre que l'autre. Ilakcm
rtait trop convaincu, du reste, par mille efforts faits dans la
nuit pour briser sa chaîne, que sa divinité, emprisonnée dans
un faible corps, le laissait, comme la plupart des Bouddhas de
l'Inde et autres incarnations de l'Être suprême , abandonné à
toute la malice humaine et aux lois matérielles de la force. Il
se souvint même que la situation où il s'était mis ne lui était
pas nouvelle.
— T.'chons surtout, dit-il, d'éviter la flagellation.
Cela n'était pas facile, car c'était le moyen employé géné-
ralement alors contre l'incontinence de l'imagination. Quand
arriva la visite du Ae/7w (médecin), celui-ci était accompagné
d'un autî'e docteur qui paraissait étranger. La prudence de
Hakem était telle, qu'il ne marqua aucune surprise de cette
visite, et se borna à répondre qu'une débauche de hachich
avait été chez lui la cause d'un égarement passager, que main-
tenant il se sentait comme à l'ordinaire. Le médecin consultait
son compagnon et lui parlait avec une grande déférence. Ce
dernier secoua la tète et dit que souvent les insensés avaient
des mou'<ents lucides et se faisaient mettre en liberté avec d'à-
DRUSES ET MAROMTES. 363
droites suppo^itions. Cependant il ne vojait pas de difficulté à
ce qu'on donnât à ceJui-ci la liberté de se promener dans les
cours.
— Est-ce que vous êtes aussi médecin? dit le calife au doc-
teur étranger.
— C'est le prince de la science, s'écria le médecin des ious;
c'est le grand Ebn-Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement
de Syrie, daigne visiter le Moristan.
Cet illustre nom d'Avicenne , le savant docteur , le maiti e
vénéré de la santé et de la vie des hommes, — et qui passait
aussi près du Milgaire pour un magicien capable des plus
grands prodiges, — fit une vive impression sur l'esprit du ca-
life. Sa prudence l'abandonna; il s'écria :
— O toi qui me vois ici, tel qu'autrefois Aïssé (Jésus),
abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine
aux entreprises de l'enfer, doublement méconnu comme calife
et comme dieu, songe qu'il convient que je sorte au plus tôt de
cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître;
si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit !
Avicenne ne répondit pas ; mais il se tourna vei"s le médecin
en secouant la tète, et lui dit :
— Vous voyez!... déjà sa raison l'abandonne .
Et il ajouta :
— Heureusement, ce sont là des visious qui ne font de mal à
qui que ce soit. J'ai toujours dit que le chanvre avec lequel on
fait la pâte de hachich était cette herbe même qui, au dire
d'Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage
et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était
connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot
hachichot dans le Cantique des Cantiques ^ où les qualités eni-
vrantes de cette préparation...
La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en l'aison de
l'éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre
cour. Il resta seul, abandonné aux impressions les plus con-
traires, doutant qu'il fût dieu , doutant même parfois qu'il fût
364 VOYAGE EN OHIENT.
calife, avant peine à réunir les fragments épars de ses pensées.
Profilant de la liberté relative qui lui était laissée, il s'approcha
des malheureux répandus çà et là dans de bizarres attitudes,
et, prêtant l'oreille à leurs chants et à leurs discours, il y sur-
prit quelques idées qui attirèrent son attention.
Un de ces insensés était parvenu, en ramassant divers dé-
bris, à se composer une sorte de tiare étoilée de morceaux de
verre, et drapait sur ses épaules des haillons couverts de bro-
deries éclatantes qu'il avait figurées avec des bribes de clin-
quant.
— Je suis, disait-il, le kaïmalzcman (le chef du siècle), et
je vous dis que les temps sont arrivés.
— Tu mens, lui disait un autre. Ce n'est pas toi qui es le
véritable ; mais tu appartiens à la race des dives et tu cherches
à nous tromper.
— Qui suis-je donc, à ton avis? disait le premier.
— Tu n'es autre que Thamurath , le dernier roi des génies
rebelles ! Ne te souviens-tu pas de celui qui te vainquit dans
File de Sérendib, et qui n'était autre qu'Adam, c'est-à-dire
moi-même? Ta lance et ton bouclier sont encore suspendus
comme trophées sur mon tombeau '.
— Sou tombeau! dit l'autie en éclatant de rire, jamais on
n"a pu en trouver la place. Je lui conseille d'en parler.
— J'ai le droit de pailer de tombeau, ayant vécu déjà six
(ois parmi les hommes et étant mort six fois aussi comme je le
devais ; on m'en a construit de magnifiques ; mais c'est le tien
qu'il serait dillicile de découvrir, attendu que, vous autres
dives, vous ne vivez que dans des corps morts !
La huée générale qui succéda à ces paroles s'adressait au
malheureux empereur des dives, qui se leva furieux, et dont le
prétendu Adam fit tomber la couronne d'un revers de main,
l'autre fou b' élança sur lui, et la lutte des deux ennemis allait
K . Les traditions des Araljes et des Persans siipjjosent que, pendant de lon-
gues sciits d'années, la terre fut peuplée par des races dites pieaiUaiiiles, dont
le dernier empereur fui vaincu par Adam.
DR USES ET MARONITES. 3G5
se renouveler après cinq milliers d'années (d'après leur compte),
si Tun des sm-veillants ne les eût séparés à coups de nerf de
bœuf, distribués d'ailleurs avec impartialité.
On se demanilera quel était Pintérèt que prenait Il.ikem à
ces conversations d'insensés qu'il écoutait avec une attention
marquée, ou qu'il provoquait même par quelques mots. Seul
maître de sa raison au milieu de ces intelliijences égarées, il se
replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs.
Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude
austère, les fous semblaient le respecter, et iml d'entre eux
n'osait lever les yeux sur sa (igui e ; cependant quelque chose
les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui,
dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la
lumière encore absente.
Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui
se passe dans l'âme d'un homme qui tout à coup se sent pro-
phète, ou d'un mortel qui se sent dieu, la Fable et l'histoire du
moins leur ont permis de supposer quels doutes , quelles an-
goisses doivent se produire dans ces divines natures à l'époque
indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de
l'incarnation. Hakem arrivait par instants à douter de lui-
même , comme le Fils de l'homme au mont des Oliviers , et ce
qui surtout frappait sa pensée d'étourdissement, c'était l'idée
que sa divinité lui avait été d'abord révélée dans les extases du
hachich.
— Il existe donc, se disait-il, quel([ue chose de plus fort que
celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pour-
rait créer de tels prestiges? Il est vrai qu'un simple ver prouva
qu'il était plus fort que Salonion, lorsqu'il perça et fit se rompre
par le milieu le bâton sur lequel s'était appuyé ce prince des
génies; mais qu'était-ce que Salomon auprès de moi, si je suis
véritablement Albar (l'Eternel) ?
306 VOYAGE EN ORIENT.
V L INCENDIE DU CAIRE
Par une étrange raillerie dont l'esprit du mal pouvait seul
concevoir l'idée, il arriva qu'un jour le Moristan reçut la visite
de la sultane Sétalmulc, qui venait, selon l'usage des personnes
royales , apporter des secours et des consolations aux prison-
niers. Apiès avoir visité la partie de la maison consacrée aux
criminels, elle voulut aussi voir l'asile de la démence. La sul-
tane était voilée; mais Hakem la reconnut à sa voix , et ne put
retenir .sa fureur en vovani près d'elle le ministre Argévan, qui,
souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.
— Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille ex-
travagances. L'un se dit prince des génies, un autre prétend
qu'il est le même ciii'Adam ; mais le plus ambitieux, c'est celui
que vous vo}ez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère
est frappante.
— Cela est extraordinaire eu effet, dit Sétalmulc.
— Eh bien , reprit Argévan , celte ressemblance seule a été
cause de son malheur. A force de s'entendre dire qu'il était
l'image même du calife, il s'est figuré être le calife, et, non
content de celte idée, il a prétendu qu'il était dieu. C'est sim-
plement un misérable fellah qui s'est gâté l'esprit comme tant
d'autres par l'abus des substances enivrantes... I\Iais il serait
curieux de voir ce qu'il dirait en présence du calife lui-même...
— Misérable ! s'écria Hakem , tu as donc créé im fantôme
qui me ressemble et qui tient ma place ?
Il s'arrêta , songeant tout à coup que sa prudence l'aban-
donnait et que jieut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux
dangers ; heureusement, le bi uit que faisaient les fous empêcha
que l'on n'entendit ses paroles. Tous ces malheureux acca-
blaient Argévan d'imprécations, et le roi des dives surtout lui
portait des défis terribles.
— Sois tranquille ! lui criait-il. Attends que je sois mort seu-
lement; nous nous retrouverons ailleurs.
DRTJSES KT MA lî OMITES. 3G7
Ar^évan haussa les épaules et sortit avec la snltar^.
Hakem n'avait pas même essayé d'invocpier les soiirenirs de
cette dernière En y réfléchissant, il voyait la trar..c trop
bien tissée pour espérer de la rompre d'un s ul effort. Ou il
était réellement méconnu au profit de quelque imposteur, ou
sa sœur et son ministre s'étaient entendus pour lui donner
une leçon de sagesse en lui faisant passer quelques jours au
Moristan. Peut-être voulaient-ils profiter plus tard de la no-
toriété qui résulterait de cette situation pour s'emparer du
|X)uvoir et le ma ntcnir Ini-mème en tutelle. Il y avait bien
sans doute quelque chose de cela : ce qui pouvait encore le
donner à penser, c'est que la sultane, en quittant le Moristan,
promit à l'iman de la mosquée de consacrer une somme consi-
dérable à faire agrandir et magnifiquement réédifier le local des-
tiné aux fous, — au point, disait-elle, que leur ludjitation pa-
raîtra digne d'un calife '.
Hakem, après le départ de sa sœur et de son ministre, dit
seulement :
— Il fallait qu'il en fût ainsi !
Et il reprit sa manière de vivre , ne démentant pas la dou-
ceur et la patience dont il avait fait preuve jusque-là. Seule-
ment, il s'entretenait longuenii-nt avec ceux de ses compagnons
d'infortune qui avaient des instants lucides, et aussi avec des
habitants de l'autre partie du Moristan qui venaient souvent aux
grilles formant la séparation des cours, pour s'anmser des ex-
travagances de leurs voisins. Hakem les accueillait alors avec
des paroles telles , que ces malheureux se pressaient là des
heures entières, le regardant comme un inspiré {melbous).
?\'est-ce pas une chose étrange que la parole divine trouve tou-
jours ses premiers fidèles parmi les misérables? Ainsi, mille ans
auparavant, le Messie voyait son auditoire composé surtout de
gens de mauvaise vie, de péagers et de publicains.
i. C'est depuis, en effet, qu'a été construit le bâtiment ;;cti;el, 1 un des plus
magnifiques du Caire.
3G8 VOYAGE EN ORIENT.
Le calife, une fois établi dans leur confiance, les appelait les
uns api es les autres, leur faisait raconter leur vie, les circon-
slances de leurs fautes ou de leurs crimes, et recherchait pro-
fondément les ]n-emiers motifs de ces désordres : ignorance et
misère, voilà ce qu'il trouvait au fond de tout. Ces hommes lui
racontaient aussi les mystères de la vie sociale, les manœuvres
des usuriers, des monopoleurs, des gens de loi, des chefs de
corporation , des collecteurs et des plus hauts négociants du
Caire, se soutenant tous, se tolérant les uns les autres, multi-
pliant leur pouvoir et leur influence par des alliances de famille,
corrupteurs, corrompus, augmentant ou baissant à volonté les
tarifs du commerce, maîtres de la famine ou de Tabondiince,
de l'émeute ou de la guerre, oj)primant sans contrôle un peu[)!e
en proie aux premières nécessités de la vie. Tel avait été le
résultat de l'administration d'Argévan le vizir, pendant la
longue minorité de Ilakem.
De plus , des bruits sinistres couraient dans la pnson ; les
gardiens eux-mêmes ne craignaient pas de les répandre : on
disait qu'une armée étrangère s'apj)rochait de la ville et cam-
pait déjà dans la plaine de Gizèh , que la trahison lui soumet-
trait le Caii e sans résistance, et que les seigneurs, les ulémas et
les marchands, craignant pour leurs richesses le résultat d'un
siige, se préparaient à livrer les portes et avaient séduit les
chefs militaires de la citadelle On s'attendait à voir le lende-
main même le généial ennemi faire son entrée dans la ville par
la p irte de Bab-el lladyd. De ce moment, la race des Fati-
mites était dépossédée du trône; les califes Abassides rt'gnaient
désormais au Caire comme à Bagdad , et les prières publiques
allaient se faire en leur nom.
— Voilà ce qu'Argévan m'avait préparé ! se dit le calife ;
voilà ce que m'annonçait le talisman dis|)osé par mon père, et
ce qui faisait pâlir dans le ciel l'étincelant Pharoùis (Saturne) !
Mais le moment est venu de voir ce que peut ma parole, et si
je me laisserai vaincre comme autrefois le Nazaréen.
Le soir approchait; les prisonniers étaient réunis dans les
DRUSES ET MARONITES. 3G9
cours pour la prière accoutumée. Hakeni prit la parole, s' adres-
sant à la fois à cette double population d'insensés et de malfai-
teurs que séparait une porte jj;rillée ; il leur dit ce qu'il était et
ce qu'il voulait d'eux avec une telle autorité et de telles preu-
ves, que personne n'osa douter. En un instant , l'etfort de cent
bras avait rompu les barrières intérieures, et les gardiens,
frappés de crainte, livraient les portes donnant sur la mosquée.
Le calife y entra bientôt, porté dans les bras de ce peuple de
malheureux que sa voix enivrait d'enthousiasme et de con-
fiance.
— C'est le calife ! le véritable prince des croyants ! s'écriaient
les condamnés judiciaires.
— C'est Allah qui vient juger le monde ! hui'lalt la troupe
des insensés.
Deux d'entre ces derniers avaient pris place à la droite et à
la gauche de Hakem, criant :
— Venez tous aux assises que tient notre seigneur Hakem.
Les croyants réunis dans la mosquée ne pouvaient comprendre
que la prière fût ainsi troublée ; mais linquictude répandue
par l'approche des ennemis disposait tout le monde aux événe-
ments extraordinaires. Quelques-uns fuyaient, semant l'alarme
dans les rues ; d'autres criaient :
— C'est aujourd'hui le jour du dernier jugement !
Et celte pensée réjouissait les plus pauvres et les plus souf-
frants, qui disaient :
— Enfin, Seigneur 1 enfin voici ton jour !
Quand Hakem se montra sur les marches de la mosquée, un
éclat surhumain environnait sa face, et Sii chevelure, qu'il por-
tait toujours longue et flottante contre l'usage des musulmans,
répandait ses longs anneaux sur un manteau de pourpre dont
ses compagnons lui avaient couvert les épaules. Les juifs et les
chrétiens, toujours nombreux dans cette rue Soukarieh qui
traverse les bazars, se prosternaient eux-mêmes, disant :
— C'est le véritable Alessie, ou bien c'est l'Antéchrist annoncé
par les Ecritures pour paraître mille ans après Jésus!
21.
370 VOYAGE EN ORIENT.
Quelques personnes aussi avaient reconnu le souverain ;
mais on ne pouvait s'expliquer comnientil se trouvait au milieu
de la ville, tandis que le Iiruit général était qu'à cette heure-là
même, il marchait à la tète des troupes contre les ennemis
campés dans la plaine qui entoure les pyramides.
— O vous, mon peuple ! dit Hakem aux malheui-eux qui
l'entouraient, vous, mes fils véritables, ce n'est pas mon jour,
c'est le vôtre qui est venu. Nous sommes arrivés à cette époque
qui se renouvelle chaque fois que la parole du ciel perd de son
pouvoir sur les âmes, moment où la vertu devient crime, où la
sagesse devient folie, où la gloii'e devient honte, tout ainsi mar-
chant au reboui's de la justice et de la vérité. Jamais alors la
voix d'en haut n'a manqué d'ilhuuiner les esprits, ainsi que
l'éclair avant la foudre; c'est pourquoi il a été dit tour à tour :
« Malheur à Énochia, ville des enfants de Gain, ville d'impu-
retés et de tyrannie ! malheur à toi, Gomorrhe ! malheur h
vous, Kinive et Babylone ! et malheur à toi, Jérusalem ! » Cette
voix, qui ne se lasse pas, retentit ainsi dâge en Age, et toujours,
entre la menace et la peine, il y a eu du temps pour le repentir.
Cependant le délai se raccourcit de jour en jour ; quand l'orage
se rapproche, le feu suit de plus près l' éclair! Montrons que dé-
sormais la jîarole est armée, et que sur la terre va s'établir enfin
le règne annoncé parles prophètes ! A vous, enfants, cette ville
enrichie par la fraude, par l'usure, parles injustices et la rapine ;
à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de
ce luxe cjLii trompe, de ces vertus fausses, de ces mérites acquis
à prix d'or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix,
vous ont vendus à l'ennemi. Le feu, le feu partout à cette ville
que mon aïeul Moëzzeldin avait fondée sous les auspices de la
victoire (Aa/iira), et qui deviendrait le monument de votre
lâcheté !
Etait-ce comme souverain, était-ce comme dieu que le calife
s'adressait ainsi à la foule? Certainement il avait en lui cette
raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire ; autre-
ment, sa colère eût frappé au hasard comme celle des bandits
D RUSES ET MAllONITES. 371
qu'il avait déchaînés. En peu d'instants, la flamme avait dévoré
les bazars au toit de cèdre et les palais aux terrasses sculptées,
aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du Caire
livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où
la puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où là
vengeance du ciel usait des armes de l'enfer!
L'incendie et le sac de la ville durèrent trois jours ; les habi-
tants des plus riches quartiers avaient pris les armes pour se
défendre, et une partie des soldats grecs et des kctainis, troupes
barbaresques dirigées par Argévan, luttaient contre les pri-
sonniers et la populace qui exécutaient les ordres de Hakem.
Argévan répandait le bruit que Hakem était un imposteur, que
le véritable calife était avec l'armée dans les plaines de Gizèli,
de sorte qu'un combat terrible aux lueurs des incendies avait
lieu sur les grandes places et dans les jaidins. Hakem s'était
retiré sur les hauteurs de Karafah, et tenait en plein air ce tri-
bunal sanglant où, selon les traditions, il apparut comme assisté
des anges, ayant près de lui Adam et Salomon, l'un témoin
pour les hommes, l'autre pour les génies. On amenait là tous
le? gens signalés par la haine publique, et leur jugement avait
lieu en peu de mots ; les têtes tombaient aux acclamations de
la foule ; il en périt plusieurs milliers dans ces trois jours. La
mêlée au centre de la ville n'était pas moins meurtrière ; Argé-
van fut enfin frappé d'un coup de lance entre les épaules par
un nommé Reïdan, qui apporta sa tête aux pieds du calife ; de
ce moment, la résistance cessa. On dit qu'à l'instant même où
ce vizir tomba en poussant un cri épouvantable, les hôtes du
Moristan, doués de cette seconde vue- particulière aux insensés,
s'écrièrent qu'ils voyaient dans l'air Éblis (Satan), qui, sorti de
la dépouille mortelle d'Argévan, appelait à lui et ralliait dans
l'air les démons incarnés jusque-là dans les corps de ses parti
sans. Le combat commencé sur terre se continuait dans l'espace;
les phalanges de ces éternels ennemis se reformaient et luttaient
encore avec les foices des éléments. C'est à ce propos qu'un
poète arabe a dit :
372 VOYAGE EN ORIENT,
« Egypte ! Egypte ! tu les connais, ces luttes sombres des
bons et des mauvais génies, quand Typhon à l'iialcine ctouf-
fanle absorbe l'air et la lumière ; quand la peste décime tos po-
pulations laborieuses ; quand le Nil diminue ses inondations
annuelles ; quand b-s sauterelles en épais nuages dévorent dans
un jour toute la verdure des champs.
» Ce n'est donc pas assez que l'enfer agisse par ces redou-
tables fléaux, il ptui aussi peupler la terre d'âmes cruelles et
cupides, qui, sous la forme humaine, cachent la nature per-
verse des chacals et des serpents! »
Cependant, quand arriva le quatrième jour, la ville étant à
moitié brûlée, les chérifs se rassemblèrent dans les mosquées,
levant en lair les Alcorans et s'écriant :
— O Hakem ! ô Allah !
Mais leur cœur ne s'unissait pas à leur prière Le vieillard
qui avait déjà salué dans Hakem la divinité, se présenta devant
ce jirince et lui dit :
— Seigneur, c'est assez; arrête la destruction au nom de
ton aïeul Moëzzeldin.
Ilakem voulut questionner cet étrange personnage qui n'ap-
paraissait qu'à des heures sinistres- mais le vieillard avait dis-
paru déjà dans la mêlée des assistants.
Hakem prit sa monture ordinaire, un âne gris, et se mit à
parcourir la ville, semant des paroles de réconciliation et de
clémence. C'est à dater de ce moment qu'il réforma les édits
sévères prononcés contre les chrétiens et les juifs, et dispensa
les premiers de porter sur les épaides une lourde croix de bois,
les autres de porter au col un billot. Par une tolérance égale
envers tous les cultes, il voulait amener les esprits à accepter
peu à peu une doctrine nouvelle. Des lieux de conférences furent
établis, notamment dans un édifice qu'un appela maison de
sagesse, et plusieurs docteurs commencèrent à st)Utenir publique-
ment la divinité de Hakem. Toutefois, l'esprit humain est telle-
ment rebelle aux croyances que le temj)s n'a pas consacrées,
qu'on ne put inscrire au nombre des lidèlcs qu'environ trente
DRLSES F.T MARONITES. 373
mille habitants du Caire. Il y eut un iionnué Almoschacijar qui
dit aux sectateurs de Hakeni :
— Celui que vous invoquez à la place de Dieu ne pourrait
créer une niouclie, ni empêcher une mouche de rin(|ui('-ter.
Le calife, instruit de ces paroles, lui fit donner cent pièces
d'or, pour preuve qu'il ne voulait pas forcer les consciei.ce'?.
D'autres disaient :
— Ils ont été ])lusieurs dans la famille des Fatiniites atteints
de cette illusion. C'e^t ainsi que le grand-])ère de Hakem,
Moézzeldin, se cachait ])endant plusieurs jours et disait avoir
été enlevé au ciel ; j)lus tard, il s'est retiré dans un souterrain,
et on a dit cju'il avait dispaiu de la terre sans mourir comme
les autres honunes.
Hakem recueillait ces ])aroles, qui le jetaient dans de longues
méditations.
VI LES DEUX CALIFES
La calife était rentré dans son palais des bords du Nil et
avait repris sa vie habituelle, reconnu désormais de tous et dé-
barrassé d'ennemis. Dejjuis quelque temps déjà, les choses
avaient repris leur cours accoutumé. Un jour, il entra chez sa
sœur Sétalmulc et lui dit de préparer tout pour leur mariage,
qu'il désirait faire secrètement, de peur de soulever l'indignation
publique, le peuple n'étant pas encore assez convaincu de la
divinité de Hakem pour ne pas .se choquer d'une telle ^iolation
des lois établies. Les cérémonies devaient avoir pour témoins
seulement les e^inuques et les esclaves, et s'accomplir dans la
mosquée du palais ; quant aux fêtes, suite obligatoire de cette
union, les habitants du Caire, accoutumés à voir les ombrages
du sérail s'étoiler de lanternes et à entendre des bruits de mu-
sique emportés par la biise nocturne de l'autre côté du fleuve,
ne les remarqueraient pas ou ne s'en étonneraient en aucune
façon. Plus tard, Hakem, lorsque les temps seraient venus et
les esprits favorablement disposés, se réservait de proclamer
hautement ce mariage mystique et religieux.
374 VOYAGE EN ORIENT.
Quand le soir vint, le calife, s'étant dégiiisé suivant sa cou-
tume, sortit et se dirigea vers son observatoire du Mokattam,
afin de consulter les as'res. Le ciel n'avait rien de rassurant
pour Ilakem : des conjonctions sinistres de planètes, des nœuds
d'étoiles embrouillés lui ])résageaient un j>éril de mort pro-
chaine. Ayant comme Dieu la conscience de son éternité, il
s'alarmait peu de ces menaces célestes, qui ne regardaient que
son enveloj)pe périssable. Cependant il se sentit le cœur serré
par une tristesse joignante, et, renonçant à sa tournée habi-
tuelle, il revint au palais dans les premières heures de la nuit.
En traversant le fleuve dans sa cange, il vit avec surpi-ise les
jardins du palais illuminés comme pour une fête : il entra. Des
lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis,
de saphir et d'émeraude ; des jets de senteur lançaient sous les
feuillages leurs fusées d'argent; l'eau courait dans les rigoles
de marbre, et du pavé d'albâtre découpé ù jour des kiosques
s'exhalait, en légères spirales, la fumée bleuâtre des parfums
les plus précieux, qui mêlaient leurs arômes à celui des fleurs.
Des murmures harmonieux de musi(jues cachées alternaient
avec les chants des oiseaux, qui, trompés par ces lueurs,
croyaient saluer l'aube nouvelle, et, dans le fond flamboyant, au
milieu d'un embrasement de lumière, la façade du palais, dont
les lignes architeciurales se dessinaient en cordons de feu.
L'étonnement de Hakem était extrême ; il se demandait :
— Qui donc ose donner une fête chez moi lorsque je suis
absent? De quel hôtfe inconnu célèbre-t-on l'arrivée à cette
heure? Ces jardins devraient être déserts et silencieux. Je n'ai
cependant point pris de hachich cette fois, et je ne suis pas le
jouet d'une hallucination.
Il pénétra plus loin. Des danseuses, revêtues de costumes
éblouissants, ondulaient comme des serpents, au milieu de tapis
de Perse entourés de lampes, pour qu'on ne perdit rien de leurs
mouvements et de leurs poses. Elles ne parurent pas apercevoir
le calile. Sous la porte du palais, il rencontra tout un monde
d'esclaves et de pages poitarit des fruits glacés et des confitui'es
DRUSES ET MAUONITES. 375
dans des bassins d'or, des afgniéi-es d'argent pleines de sorbets.
Quoiqu'il marchât à côté d'eux, les coudoyfit et en fût coudoyé,
personne ne fit à lui la moindre attention. Cette singularité
commença à le pénétrer d'une incjuiétude secrète. Il se sentait
passer à l'état d'ombre, d'espiit invisible, et il continua d'avancer
de chambre en chambre, traversant les groupes comme s'il eut
eu au doigt l'anneau magique possédé par Grgès.
Lorsqu'il lut arrivé au seuil de la dernière salle, il fut ébloui
par un torrent de lumière : des milliers de cierges, posés sui-
des candélabres d'argent, scintillaient comme des bouquets de
feu, croisant leurs auréoles ardentes. Les instruments des mu-
siciens cachés dans les tribunes tonnaient avec une énergie
triomphale. Le calife s'approcha chancelant et s'abrita derrière
les plis étoffés dune énorme portière de brocart. Il vit aloi s
au fond de la salle, assis sur le divan à côté de Sétalmulc, uii
homme ruisselant de pierreries, constellé de diatiianîs qui étin-
celaient au milieu d'un fourmillement de binettes et de rayons
prismatiques. On eût dit que, pour revêtir ce nouveau calife,
les trésors d'Haroun-al-Raschid avaient été épuisés.
On conçoit la stupeur de Hakem à ce sjiectacle inouï : il
chercha son poignard à sa ceinture poui' s'élancer sur cet
usurpateur; mais une force irrésistible le paralysait. Celle vi-
sion lui semblait un avertissement céleste, et son trouble
augmenta encore lorsqu'il reconnut ou crut reconnaître ses
propres traits dans ceux de l'homme assis près de sa sœur. Il
crut que c'était son ferone?- ou son double, et, pour les Orien-
taux, voir son propre spectre est un signe do plus mauvais
augure. L'ombre force le corps à la suivre dans le délai d'un
jour.
Ici l'aj-.parition était d'autant plus menaçante, que le ferouer
accomplissait d'avance un dessein conçu par Hakem. L'action
de ce calife tantas^tique, épousant Sétalmulc, que le vrai calife
avait résolu d épouser lui-même, ne cachait elle pas un sens
énigmalique, un symbole mystéiieux et terrible ? N'était-ce
pas quoique divinité jalouse, cherchant à usurper le ciel en
376 VOYAGE EN ORIENT.
enlevant Sélalmulc à son frère, en séparant le couple cosmo-
gonique et ])rovidentiel ? La race des dives tachait-elle, par ce
moyen, d'intcriou'pre la filiation des esprits supérieurs et d'y
substituer son engeance impie ? (les pensées traversèrent à la
fois la tète de Hakeni : dans son courroux, il eût voulu pro-
duire un tremblement de terre, un déluge, une pluie de )eu ou
un cataclysme quelconque ; mais il se ressouvint que, lié à une
statue d'argile terrestre, il ne pouvait emjiloyer que des me-
sures humaines.
Ne pouvant se manifester d'une manière si victorieuse,
Hakem se retira lentement et regagna la porte qui donnait sur
le Nil ; un banc de pierre se trouvait là, il s'y assit et resta
quelque temps abhné dans ses réflexions à chercher un sens
aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. Au
bout de quelques minutes, la poterne se rouvrît, et, à travers
l'obscuiité, Ilakein vit sortir vaguement deux ombres dont
l'une faisait sur la nuit une tache plus sombre que l'autre. A
l'aide de ces vagues reflets de la terre, du ciel et des eaux qui,
en Orient, ne permettent jamais aux ténèbres d'être complète-
ment opaques, il discerna que le premier était un jeune homme
de race arabe, et le second un Éthiopien gigantesque.
Arrivé sur un point de la berge qui s'avançait dans le
fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le noir se plaça près
de lui, et l'éclair d'un damas élincela dans l'ombre comme un
filon de foudre. Cej)endant, à la grande surjirise du calife, la
tète ne tomba pas, et le noir, s'étant incliné vers l'oreille du
patient, j)arut murmurer quelques mots après lesquels celui-
ci se releva, calme, tranquille, sans empressement joyeux,
comme s'il se fût agi de tout autre que lui-même. L'Ethio-
pien remit son damas dans le fourreau, et le jeune homme se
dirigea vers le bord du fleuve, précisément du coté de Hakem,
sans doute jH)ur aller reprendre la barque qui l'avait amené.
Là, il se trouva face à face avec le calife, qui fit mine de se
réveiller, et lui dit :
— La paix soit avec toi, Yousoufl Que fais-tu par ici?
DUUSES ET MAROMTES. 377
— A loi aussi la paix ! répondit Yousouf, qui ne voyait tou-
jours dans son ami qu'un compagnon d'aventures et ne s'éton-
nait pas de l'avoir rencontré endormi sur la beigi-, comme
font les enfants du >ii dans les nnits brûlantes de l'été.
Yousouf le lll monter dans la cange, et ils se laissèrent aller
au courant du flcu\e, le long du bord oriental. L'aube teignait
déjà d'une bande rougeâtre la plaine voisine, el dessinait le
prudl des ruines encore existantes d'Héliopolis, au bord du
désert. Ilakem paraissait rêveur, et, examinant avec attention
les traits de son compagnon que le jour accusait davantage, il
kii trouvait avec lui-même une certaine ressemblance qu'il
n'avait jamais remarquée jusque-là, car il l'avait toujours ren-
contré dans la nuit ou vu à travers les enivrements de l'orgie.
Il ne pouvait plus douter que ce ne fût là le [<■?■ mer, le double,
l'apparition de la veille, celui peut-être à qui l'on avait fait
jouer le rôle de calife pendant son séjour au Moristan. Cette
explication naturelle lui laissait encore un sujet détonne-
ment.
— Nous nous ressemblons comme des frères, dit-il à You-
souf; quelquefois, il suffit, pour justifier un semblable hasard,
d'être issu des mêmes contrées. Quel est le lieu de ta naissance,
ami?
— Je suis né au |)ied de l'Atlas, à Kétama, dans le ^laghreh,
parmi les Berbères et les Kabyles. Je n'ai pas connu mon père,
qui s'appelait Dawas, et qui fut tué dans un combat peu de
temps après ma naissance ; mon aïeul, tiès-avancé en âge, était
l'un des cheiks de ce pays perdu dans les sables.
— INIes aïeux sont aussi de ce pays, dit Hakem ; peut-être
sommes-nous issus de la même tribu... Mais qu'importe?
notre amitié n'a pas besoin des liens du sang pour être durable
et sincère. Raconte moi pourquoi je ne t'ai pas vu depuis plu-
sieurs jours.
— Que me demandes-tu! dit Yousouf; ces jours, ou plutôt
ces nuits, car, les jours, je les consacrais au sonuiieil, ont passé
comme des rêves délicieux et pleins de merveilles. Depuis que
378 VOYAGE EN ORIENT.
la justice nous a surpris dans t'okel et séparés, j'ai de aouNoan
rencontié sur le Nil la vision charmante dont je ne puis plus
révoquer en doute la réalité. Souvent, me mettant la main sur
les yeux, pour m'empèclier de reconnaître la porte, elle m'a
fait pénétrer dans des jardins magnifiques, dans des salles d'une
splendeur éblouissante, oTi le génie de l'architecte avait dé-
passé les constructions fantastiques qu'élève dans les nuages la
fantaisie du liachicli. Etrange destinée qîie la mienne ! ma veille
est encore plus remplie de rêves que mon sommeil. Dans ce
palais, personne ne semblait s'étonner de ma présence, et,
quand je passais, tous les fronts s'inclinaient respectueusement
devant moi. Puis cette femme étrange, me faisant asseoir à ses
pieds, m'enivrait de sa parole et de son regard. Chaque fois
qu'elle soulevait sa paupière frangée de longs cils, i! me sem-
blait voir s'ouvrir un nouveau paradis. Les inflexions de sa
voix harmonieuse me plongeaient dans d'ineffables extases.
Mon âme, caressée jjar cette mélodie enchanteresse, se fondait
en délices. Des esclaves apportaient des collations exquises,
des conserves de roses, des sorbets à la neige qu'elle touchait
à peine du bout des lèvres ; car une créature si céleste et si
parfaite ne doit vivre que de parfums, de rosée, de rayons.
Une fois, déplaçant par des paroles magiques une dalle du
pavé couverte de sceaux mystérieux, elle m'a fait descendre
dans les caveaux où sont renfermés ses trésors et m'en a détaillé
les richesses en nie disant qu'ils seraient à moi si j'avais de
l'amour et du courage. J'ai vu là plus de merveilles que n'en
renferme la montagne de Raf, où sont cachés les trésors des
génies ; des éléphants de cristal de roche, des arbres d'or sur
lesquels chantaient, en battant des ailes, des oiseaux de pierre-
ries, des paons ouvrant en forme de roue leur cjueue étoilée de
soleils en diamants, des masses de camphre taillées en melon
et entourées d'une résille de liligrane, des tentes de velours et
de brocart avec leui-s mâts d'argent massif; puis, dans des
citernes, jetés comme du grain dans un silo, des monceaux de
pièces d'or et d'argent, des tas de perles et d'escarboucles.
UUUSES ET MARONITES. 379
Hakeii), qui avait écouté attentivement cette description, dit
à son ami Yousouf :
— Sais-tu, frère, que ce que tii as vu là, ce sont les trésors
d'Haroun-al-Raschid enlevés par les Fatiniites, et qui ne
peuvent se trouver que dans le palais du calife?
— Je rignorais; mais déjà, à la beauté et à la richesse de
mon inconnue, J'avais deviné qu'elle devait être du plus haut
rang : que sais-je? peut-être une parente du grand vizir, la
femme ou la fille d'un puissant seigneur. Mais qu'avais-j(.'
besoin d'apprendre son nom? Elle m'aimait; n'était-ce pas
assez? Hier, lorsque j'arrivai au lieu ordinaire du rendez vous,
je trouvai des esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et
me revêtirent d'habits magnifiques et tels que le calife Hakem
lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin
était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce
s'apprêtait. Celle que j'aime me permit de prendre place à ses
côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en
me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à
coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision
sombre, perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans
la fêle. Elle congédia les esclaves d'un geste, et me dit d'une
voix haletante : a Je suis perdue! Derrière le rideau de la
porte, j*ai vu briller les prunelles d'azur qui ne ]}ardonnent
pas. M'aimes-tu assez pour mourir? » Je l'assurai de mon
dévouement sans, bornes. « Il faut, continua-t-elle, que tu
n'aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse
aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en
parcelles impalpables, et qu'on ne puisse retrouver un atome
de toi; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour
moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire
frissonner dépouvante les damnés au fond de l'enfer. Suis ce
nègre; il disposera de ta vie comme il convient. » En dehors
de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour
me trancher la tète ; il balança deux ou trois fois sa lame;
puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n'était qu'un
380 VOYAGE EJi ORIENT.
jeu, une épreuve, et que la princesse avait voulu savoir si
j'étais réellement aussi brave et aussi dévoué que je le pré-
tendais. « Aie soin de te trouver demain au Caire vers le soir,
à la fontaine des Amants, et un nouveau rendez-vous te sera
assigné, » ajoula-t-il avant de rentrer dans le jardin.
Après tous ces éclaircissements, Hakem ne pouvait plus
douter des circonstances qui avaient renversé ses projets. Il
s'étonnait seulement de n'éprouver aucune colère soit de la
trahison de sa sœur, soit de l'amour inspiré par un jeune
homme de basse extraction à la sœur du calife. Etait-ce qu'a-
près tant d'exécutions sanglantes, il se trouvait las de punir, ou
bien la conscience de sa divinité lui inspirait-elle cettu immense
affection paternelle qu'un dieu doit ressentir à l'égard des
créatures? Impitoyable pour le mal, il se sentait vaincu par les
grâces toutes-puissantes de la jeunesse et de l'amour. Sélalmulc
était-elle coupable d'avoir repoussé une alliance où ses pré-
jugés voyaient un crime? Yousouf Tétait-il davantage d'avoir
aimé une femme dont il ignorait la condition? Aussi le calife
se prometiait d'apparaiire, le soir même, au nouveau rendez-
vous qui était donné à Yousouf, m;iis pour pardonner et pour
bénir ce mariage. Il ne provoquait |)lus que dans cette pensée
les confidences de Yousouf. Quelque chose de sf)mbre tra-
versait encore son esprit; mais c'était sa propre destinée qui
rin(|uiétait désormais.
— Les événeu)ents tournent contre moi, se dit-il, et ma
volonté elle-même ne me défend plus.
Il dit à Yousouf en le quittant :
— Je regrette nos bonnes soirées de l'okel. Nous y retour-
nerons, c.ir le calife vient de retirer les ordonnances contre
le haclîich et les liqueurs fermentées. Nous nous re verrons
bientôt, ami.
Hakem, rentré dans son palais, fit venir le chef de sa garde,
Abou-Arous, qui faisait le service de nuit avec un co)j)s de
mille hommes, et rétablit la consigne interrompue pendant les
jours de trouble, voulant que toutes les portes du Caire fussent
DRrSES ET MAROMTES. 381
fermées à l'heure où il se rendait à son observatoire, et qu'une
seule se rouvrît à un signal convenu quand il lui plairait de
rentrer lui-même. Il se fit accompagner, ce soir-là, jusqu'au
bout de la rue nomnite Derh-ai-Siba, monta sur l'âne que ses
gens tenaient prêt chez rtui)U(]ue Xésim, huissier de la porte,
et sortit dans la campagne, suivi seulement dun valet de pied
et du jeune esclave qui l'accompagnait d'ordinaire. Quand il eut
gravi la montagne, sans même être encore monté dan^ la tour
de l'observatoire, il regarda les astres, frappa ses mains l'une
contre l'autre, et s'écria :
— Tu as donc paru, funeste signe!
Ensuite il rencontra des cavaliers arabes qui le reconnurent
et lui demandèrent quelques secours; il envoya son valet avec
eux chez l'eunuque Nésim pour qu'on leur donnât une gratifi-
cation ; puis, au lieu de se rendre à la tour, il prit le chemin de
la nécropole située à gauche du Mokattam, et s'avança jusqu'au
tombeau de Fukkaï, près de l'endroit nommé Maksaha à cause
des joncs qui y croissaient. Là, trois hommes tombèrent sur
lui à coups de poignard ; mais à peine était-il frappé, que l'un
d'eux, reconnaissant ses traits à la clarté de la lune, se retourna
contre les deux autres et les combattit jusqu'à ce qu'il fut
tombé lui-même auprès du calife en s'écriant :
— O mon frère!
Tel fut du moins le récit de l'esclave échappé à cette bouche-
rie, qui s'enfuit vers le Caire et alla avertir Abou-Arous; mais,
quand les gardes arrivèrent au lieu du meurtre, ils ne trou-
vèrent plus que des vêtements ensanglantés et l'âne gris du
calife, nommé Kamar, qui avait les jarrets coupés.
VII LE DÉPART
L'histoire du calife Hakem était terminée.
Le cheik s'arrêta et se mit à réfléchir profondément. J'étais
ému moi-même au récit de cette passion, moins douloureuse
sans doute que celle du Golgotha, mais dont j'avais vu récem-
382 VOYAGE EN ORIENT.
ment le théâtre, ayant gravi souvent, pendant mon séjour au
Caire, ce Mokaltani, qui a conservé les ruines de lobàcr' gloire
de Hakem. Je me disais que, dieu ou homme, ce calife Hakera,
tant calomnié pai' les historiens cophtes et musulmans, avait
voulu sans doute amener le règne de la raison et de la justice;
je voyais sous im nouveau jour tous les événements rapportés
par El-Macin, par 3fakrisi, par Novaïri et autres auteurs que
j'avais lus au Caire, et je déplorais ce destin qui condamne les
prophètes, les réformateurs, les messies, quels qu'ils soient, à
la mort violente, et, plus tard, à l'ingratitude humaine.
— Mais vous ne m'avez pas dit, ûs-je observer au cheik,
par quels ennemis le meurtre de Hakem avait été ordonné ?
— Vous avez lu les histoj iens, me dit-il ; ne savez-vous pas
que Yousouf, fils de Dawas, se trouvant au rendez-vous ûxé à
la fontaine des Amants, y rencontra des esclaves qui le con-
duisirent dans une maison où Faltendait la sultane Sélalmulc,
qui s'y était rendue déguisée; qu'elle le lit consentir à tuer
Hakem, lui disant que ce dernier voulait la faire mourir, et lui
promit de l'épouser ensuite? Elle prononça en finissant ces
paroles conservées par l'histoire : « Rendez-vous sm' la mon-
tagne, il y viendra sans faute et y restera seul, ne gardant avec
lui que l'homme qui lui sert de valet. Il entrera dans la vallée;
courez alors sur lui et tuez- le; tuez aussi le valet et le jeune es-
clave, s'il est avec lui. » Elle lui donna un de ces poignards dont
la pointe a forme de lance, et fjue l'on nomme j a fours, et arma
aussi les deux esclaves, qui avaient ordre de le seconder, et de
le tuer s il manquait à son serment. Ce fut seulement après
avoir porté le premier coup au cahfe, que Yousouf le reconnut
pour le compagnon de ses courses nocturnes, et se tourna
contre les deux esclaves, ayant dès lors horreur de son action;
mais il tomba à son tour frappé par eux.
— Et que devinrent les deux cadavres, qui, selon l'histoire,
ont disparu, puisqu'on ne retrouva que l'âne et les sept
tuniques de Hakem, dont les boutons n'avaient point été
défaits?
DRIISES ET MARONITES. 383
— Vous ai-je dit qu'il y eût des cadavres? Telle n'est pas
notre tradition. Les astres promettaient au calife quatre-
vingts ans de vie, s'il échappait au danger de cette nuit du
27 schawal 411 de l'hégire. Ne savez-vous pas que, pendant
seize ans après sa disparition, le peuple du Caire ne cessa de dire
qu'il était vivant * ?
— On m'a raconté, en effet, bien des choses semblables,
dis-je; mais on attribuait les fiéquentes apparitions de Hakem
à des imposteurs, tels que Schérout, Sikkin et d'auti'es, qui
avaient avec lui quelque ressemblance et jouaient ce rôle. C'est
ce qui arrive pour tous ces souverains merveilleux dont la vie
devient le sujet des légendes populaires. Les Cophtes pré-
tendent que Jésus-Clirist apparut à Hakem, qui demanda
pardon de ses impiétés et lit pénitence pendant de longues
années djuis le désert.
— Voici la vérité selon nos livres, dit le cheik. Après la
scène sanglante qui eut lieu près des tombeaux, les deux
esclaves chargés des ordi'es de Sétalmulc s'enfuirent et gagnè-
rent la ville. LTn vieillard passa suivi d'une troupe armée, fit
examiner par l'un des siens les blessures du calife et de Yousouf,
fils de Davvas, et y fit verser une liqueur précieuse. Ensuite on
transporta ces corps dans le tombeau des Fatimites, nécropole
immense construite par Moëzzeldin, le fondateur du Caire.
Les deu\ amis, l'un calife, l'autre pêcheur, furent placés dans
des tombeaux pareils ; ils étaient tous deux princes, tous deux
petits-fils de Moëzzeldin. Ce dernier vivait encore.
— Pardon, dis-je au cheik, j'ai eu déjà peine à distinguer
dans votre récit ce qui est merveilleux de ce qui est réel, c'est
le défaut pour nous de toutes vos histoires arabes...
I . Tous ces détaik, ainsi que les données générales de la légende, sont ra-
contés par les hiàtoriens cités plus haut, et reproduits la plupart dans l'ouvrage
de Silvestre de S;icy sur la religion des Dru'es. Il est probable que, dans ce
récit, fait au point de vue particulier des Drnses, on assiste à une de ces luttes
millénaires entre les bons et les mauvais esprits incarnés dans une forme hu-
maine, dont nous avons donné un aperçu pages 370-372.
384 VOYAGE EN ORIENT.
— Rien de ce que je vous ai raconté, dit le cheik, ne
s'éloigne des prohabilités humaines. Je n'ai pas dit que Hakem
eût fait des prodiges ; je n'ai analysé que les sensations de son
âme, dont son prophète Hamza nous a transn)is les mystères.
Pour nous, Hakem est dieu ; vous avez le droit, vous autres
chrétiens, de ne voir en lui qu'un insensé.
— Et son grand-père, était-il aussi un dieu?
— rs'on; mais il était, comme vous savez, grand cabaliste, et
sa piété singulière le mettait en communication d'esprit avec
Albar (nom ( éleste de Hakem). Albar lui dit un jour : « Le
temps approche où je descendrai sur la terre; alors, je paraîtrai
sous forme d'homme et je participerai à toutes les misères de
l'existence. Je naîtrai comme ton petit-fils et comme toi-même;
tu ne me connaîtras pas, » Or, jMoëzzeldin eut deux pelits-fils
dont le premier naquit héritier du trône ; l'autre fut élevé
comme un simple fellah dans le pays de Ketama (près de la
province de Constantine). Moëzzeldin, fatigué du trône, parvint,
grâce aux soins d'Avicenne, son médecin, à se faire passer pour
morf. Il ignorait dans lequel de ses deux petits-fils était la
divinité, et voulut les éprouver dans ces conditions diverses.
Retiré dans un monastère de derviches, il assistait inconnu à
toutes les actions du règne de Hakem, et, n'en comprenant pas
les motifs (ô aveuglement des hommes!), il préparait en secret
l'autre à le remplacer sur le trône. Ce fut, dit-on, lui-même
qui arrangea le guet-apens du iMokattam. Les deux frères
n'avaient été qu'étourdis par clés coups de masse; ils reprirent
leurs sens dans le tombeau de leur famille, où l'aïeul apparut
comme un fantôme et leur demanda compte de leur vie passée.
Dans ce sépulcre, voisin des hy|)ogées et des pyramides, Hakem
semblait un pharaon jugé par des rois ses ancêtres. Il parla, il
expliqua ses actions et ses doctrines Son aïeul et son frère
tombèrent à ses pieds et le leconnurent pour dieu. Mais Hakem
ne voulut plus retourner au Caire. Il se rendit avec Moëzzeldin
dans le désert d'Ammon et constitua sa doctrine, que son
frère répandit plus lard sous le nom d'Hamza. Depuis, il se
DRUSES ET MARONITES. 385
montra sur divers points de la terre et se retira en dernier
lieu sur le Liban, où le |)euple crut en lui.
Une autre version moins détaillée dit seulement que Hakein
n'était pas mort des coups qui lui avaient été portés. Recueilli
par un vieillard inconnu, il survécut à la nuit fatale où sa sœur
l'avait fait assassiner ; mais, futigué du trône, il se retira dans le
désert d'Ammon, et formula sa doctrine, qui fut publiée depuis
par son disciple Hamza. Ses sectateurs, chassés du Caiie après
sa mort, se retirèrent sur le Liban, où ils ont formé la
nation des Druses.
Toute cette légende me tourbillonnait dans la tète, et je
me promettais bien de venir demander au chefdruse de nou-
veaux détails sur la religion de Hakem; mais la tempête qui
me retenait à Beyrouth s'était apaisée, et je dus partir pour
Saint-Jean-d'Acre, où j'espérais intéresser le pacha en faveur
du prisonnier. Je ne revis donc le cheik que pour lui faiie mes
adieux sans oser lui parler de sa fille, et sans lui apprendre
que je l'avais vue déjà chez madame Cariés.
22
IV
LES AKKALS — L\ANTILIBAN
1 LE PAQVEBOT
Il faut s'attendre, sur les na\-ires arabes et grecs, à ces tra-
versées capricieuses qui renouvellent les destins errants d"U-
Ivsse et de Téléiuaque ; le moindre coup de vent les emporte à
tous les coins de la Méditerranée; aussi rEuropéien qui veut
aller d'un point à l'autre des côtes de Syrie est-il forcé d'at-
tendre le passage du paquebot anglais qui fait seul le service
des échelles delà Palestine. Tous les mois, un simple brick,
qui n'est pas même un vapeur, remonte et descend ces échelons
de cités illustres qui s'appelaient Béryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs
et Césarée, et qui n'ont conservé ni leurs noms ni même leurs
ruines. A ces reines des mers et du commerce dont elle est
Tunique héritière, l'Angleterre ne fait pas seulement l'honneur
d'un steambnnt. Cependant les divisions sociales si chères à
cette nation libre sont strictement observées sur le pont,
comme s'il s'agissait d'un vaisseau de premier ordre. Les first
places sont interdites aux passagers inférieurs , c'est-à-dire à
ceux dont la bourse est la moins garnie, et cette disposition
étonne parfois les Orientaux quand ils voient des marchands
aux places d'honneur, tandis que des cheiks, des chérifs ou
même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les
valets. En général, la chaleur est trop grande pour que l'on
couche dans les cabines, et chaque voyageur, apportant son
lit sur son dos comme le paralytique de l'Evangile, choisit une
I
DRUSES ET MAROMTES. 387
place sur le pont pour le sommeil et pour la sieste ; le reste du
temps, il se tient accroujii sur son matelas ou sur sa natte, le
dos appnyé contre le bordage et fumant sa pipe ou son narghilé.
Les Francs seuls passent la joun.ée à se promener sur le pont,
à la grande surprise des Levantins, qui ne comprennent rien à
cette agitation d'écureuil. Il est difticile d'ai-penter ainsi le
plancher sans accrocher les jambes de quelque Turc ou Bé-
douin, qui fait un soubresaut farouche, porte la main à son
poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous
retrouver ailleurs. Les musuhiians qui voyagent avec leur sé-
rail, et qui n'ont pas assez payé pour obtenir un cabinet sé-
pare^ sont obligés de laisser leurs femmes dans une sorte de
parc formé à l'arrière par des balustrades, et où elles se pres-
sent comme des agne.iux. Quelquefois, le mal de mer les gagne,
et il faut alors que chaque époux s'occupe d'aller chercher ses
femmes , de les faire descendre et de les ramener ensuite au
bercail. Rien n'égale la patience d'un Turc pour ces mille
soins de famille qu'il faut accomplir sous l'œil railleur des in-
fidèles. C'est lui-même qui, matin et soir, s'en va remplu' à la
tonne commune les vases de cui^Te destinés aux ablutions reli-
gieuses, qui renouvelle l'eau des narghilés, soigne les enfants
incommodés du roulis, toujours pour soustraire le plus possi-
ble ses femmes ou ses esclaves au contact dangereux des
Francs. Ces précautions n'ont pas lieu sur les vaisseanx où
il ne se trouve que des passagers levantins. Ces derniers,
bien qu'ils soient de religions diverses, observent entre eux
une sorte d'étiquette , surtout en ce qui se rapporte aux
femmes.
L'heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire an-
glais, embarqué avec moi pour Acre, me faisait remarquer un
point de la côte qu'on suppose être le lieu même où Jonas
s'élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique
la piété des musulmans pour cette tradition biblique, et, à ce
propos, j'avais entamé avec le révérend une de ces discussions
religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui nais-
388 VOYAGE EN ORIENT.
sent si naturelleiiieut enlre voyageurs dans ces pays où l'on
sent que la j eliglon est tout.
— Au fond, lui disais-je, le Coran n'est qu'un résumé de
l'Ancien et du rs'ouveau Testament rédigé en d'autres termes
et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat.
Les musulmans honorent le Christ comme prophète, sinon
comme dieu ; ils révèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie),
et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints; d'où vient
donc l'inmiense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et
qui rend toujours entre eux les relations mal assurées?
— Je n'accepte pas cela pour ma croyance, disait le révé-
rend, et je pense que les protestants et les Turcs finiront un
jour par s'entendre. Il se formera quelque secte intermédiaire,
une sorte de christianisme oriental...
— Ou d" islamisme anglican, lui dis-je. Mais pourquoi le
catholicisme n'opérerait-il pas cette fusion?
— C'est qu'aux yeux des Orientaux, les catholiques sont
idolâtres. Vous avez beau lein' expliquer que vous ne reudez
pas un culte à la figure peinte ou sculptée, mais à la personne
divine qu elle leprésente ; que vous linnoi-ez, mais que vous
n'adorez pas les anges et les saints : ils ne comprennent pas
cette distinction. Et, d'ailleurs, quel peuple idolâtre a jamais
adoré le l)ois ou le métal lui-même? V^ous êtes donc pour eux à
la fois des idolâtres et des polythéistes, tandis que les diverses
communions protestantes . . .
Notre discussion, que je résume ici , continuait encore après
le déjeuner, et ces dernières paroles avaient frappé l'oreille
d'un ])elit homme à l'œil vif, à la barbe noire, vêtu d'un caban
grec dont le capuchon, relevé sur sa tète, dissimulait la coif-
fure, seul indice en Orient des conditions et des nationalités.
Nous ne restâmes pas longtemps dans l'indécision.
— Eh! sainte Vierge! s'écria-t-il, les protestants n'y feront
pas plus que les autres. Les Turcs seront toujours les Turcs!
Il prononçait Turs.
L'interniption.^- indiscrète et l'accent provençal de ce per-
DRU SES ET MARONITES. 3 89
sonnage ne me rendiient pas insensible au plaisir de rencontrer
un compatriote. Je me tournai donc de son coté, et je lui ré-
pondis quelques paroles auxquelles il répliqua avec volubilité.
— Non, monsieur, il n'y a rien à faire avec le Tur (Turc) ;
c'est un peuple qui s'en va !... Monsieur, je fus ces tenij.s der-
niers ù Constanlinnple ; je me disais : « Où sont les TiirsP... >)
Il n'y en a plus!
Le paradoxe se réunissait à la prononciation pour signaler
de plus en plus un enfant de la Cannebière. Seulement, ce mot
Tur, qui revenait à tout moment, m'agaçait un peu,
— Vous allez loin! lui répliquai-je; j'ai moi-même vu déjà
un assez bon nombre de Turcs...
J'affectais de dire ce mot en appuyant sur la désinence ; le
Provençal n'acceptait pas cette leçon.
— Vous croyez que ce sont des Tuis que vous avez vus?
disait-il en prononçant la syllabe d'une voix encore plus flùtce;
ce ne sont pas de vrais Turs : j'entends le 7'«/-0smanli... tous
les musulmans ne sont pas des Turs!
Après tout, un IMéridional trouve sa prononciation excellente
et celle d'un Parisien fort ridicule; je m'habituais à celle de
mon voisin mieux qu'à son paradoxe.
— Êtes-vous bien sûr, lui dis-je, que cela soit ainsi ?
— Eh! monsieur, j'arrive de Constant inople; ce sont tous
là des Grecs, des Arméniens, des Italiens, des gens de Mar-
seille. Tous les Turs que l'on peut trouver, on en fait des cadis,
des ulémas, des pachas; ou bien on les envoie en Europe pour
les faire voir. Que voulez-vous! tous leurs enfants meurent;
c'est une race qui s'en va!
— Mais, lui dis-je, ils savent encore assez bien garder leurs
provinces, cependant.
— Eli! uionsieur, qu'est-ce qui les maintient? C'est l'Eu-
rope, ce senties gouvernements qui ne veulent rien changer
à ce qui existe, qui craigneni les révolutions, les guerres, et
dont chacun veut empêcher que l'autre prenne la part la plus
forte ; c'est pourquoi ils restent en échec à se regarder le
22.
390 VOYAGE EX ORIENT.
Manc des yeux, et, pendant ce temps, ce sont les populations
([ui en souffrent! On vous parle des armées du sultan; quv
voyez-vous? Des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens,
(les Kurdes; les marins, ce sont des Grecs; les officiers seuls
.sont de la race turque. On les met en campagne ; tout cela se
sauve au premier coup de canon, ainsi que nous avons vu
maintes fois..., à moins que les Anglais ne soient là pour leur
tenir la baïonnette au dos, comme dans les affaires de Syrie.
Je me tournai du coté du missionnaire anglais ; mais il s'était
éloigné de nous et se promenait sur l'arrière.
— Monsieur, me dit le Marseillais en n»e prenant le bras,
qu'est-ce que vous croyez que les dij)lomates feront quand les
rayas viendront leur dire : « Voilà le malheur qui nous arrive ;
il n'y a plus un seul Tur dans tout l'empire... Nous ne savons
que faire, nous vous aj>poitons les clefs de tout! a
L'audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur.
Le Marseillais continua imperturbablement :
— L'Europe dira : « Il doit y en avoir encore quelque part,
cberclions bien!... Est-ce possible? Plus de pachas, plus de
vizirs, plus de muchirs, plus de nazirs?... Cela va déranror
toutes les relations diplomatiques. A qui s'adresser ? Comment
ferons-nous pour continuer à payer les drogmans ? »
— Ce sera embarrassant en effet.
— Le pape, de son côté, dira : « Eli! mon Dieu! comment
faire? Qu'est-ce qui va donc garder le saint sépulcre à présent?
Voilà qu'il n'y a plus de Turs^ !...
Un Marseillais développant un paradoxe ne vous en tient
pas quitte facilement. Celui-là semblait heureux d'avoir pris le
contre-pied du mot naïf d'un de ses concitoyens :« Vous allez à
Constantinoplc?... Vous y verrez bien des Tursl »
1 . On ne doit certainement pas prendre au sérieux cette plaisanterie méri-
dionale, qui se rapjxirte aux circonstances d'une autre époque. Si jadis la
force de l'enqiire turc reposait .sur l'énergie de ipilices éfiangèrcs d'origine à
la race d'Otliman, la Porle a su se déliarnisscr cutin de cet élémtut dangereux,
et reconquérir une puissance dont l'exécution sincère des idées de la Réforme-
lui assurera !a durée.
DRUSES ET MAnONITES. 39t
Ce tableau, plein d'exagération sans cloute, me frappait par
quelques traits do vérité. Que le nombre des Turcs ait diminué
beaucoup, cela li'est pas douteux; les races d'hommes s'altè-
rent et se perdent sous certaines influences, comme celles des
animaux. Déjà depuis lonytei)i])S, la principale force de l'em-
pire turc reposait dans l'énergie de milices étrangères d'origine
à la race d'Othman, telles que les mauielouks et les janissaires.
Aujourd'hui, c'est à l'aide de quelques légions d'Albanais que
la Porte maintient sous la loi du croissant vingt millions de
Grecs, de catholiques et d'Arméniens. Le pourrait-elle encore
sans l'appui moral de la diplomatie em-opéenne et sans les se-
cours armés de lAGgleterre? Quand on songe que celte Syrie,
dont les canons anglais ont bmnbardé tous les ports en 1840,
et cela, au profit des Turcs, est la même terre où toute l'Europe
féodale s'est ruée pendant six siècles, et que nos religions d'Etat
tiennent pour sacrée, on peut croire que le sentiment religieux
est tombé bien bas en Europe. Les Anglais n'ont pas même eu
l'idée de réserver aux chrétiens l'héritage envahi de Richard
Cœur-de-lion.
Je voulais communiquer ces réflexions au révérend ; mais,
quand je revins près de lui, il m'accueillit d'un air très-froid.
Je compris qu'étant aux premières places, il trouvait inconve-
nant que je me fusse entretenu avec quelqu'un des secondes.
Désormais je n'avais plus droit à faire partie de sa société; il
regrettait sans doute amèrement d'avoir entamé quelques rela-
tions avec un homme qui ne se conduisait pas en gentleman.
Peut-être m'avait -il pardonné, à cause de mon costume levan-
tin, de ne point porter de gants jaunes et de bottes vernies ; mais
se prêter à la conversation du premier venu, c'était décidément
improper ! Il ne me reparla plus.
II — LE POPE ET SA FEMME
N'ayant désormais rien à ménager, je voulus jouir entière-
ment delà compignie du Marseillais, qui, vu les occasions rares
392 VOYAGE EN ORIENT.
d'amusement qu'on peut rencontrer sur un paquebot anglais,
devenait un compagnon précieux. Cet liomme avait beaucoup
voyagé, beaucoup vu; son conniierce le forçait à s'arrêter d'é-
chelle en échelle, et le conduisait naturellement à entamer des
relations avec tout le monde.
— L'Anglais ne veut plus causer? me dit-il. C'est peut-être
qu'il a le mal de mer (il prononçait mené). Ah! oui, le voilà
qui fait un plongeon dans la cajute. 11 aura trop déjeuné sans
doute...
Il s'arrêta et reprit après un éclat de rire :
— C'est comme un député de chez nous, qui aimait fort les
grosses pièces. Un jour, dans un plat de grives, on te lui campe
une chouette (il prononçait .yo«r«p). « Ah! dit-il, en voilà une
qu'elle est grosse ! » Quand il eut fini; nous lui apprîmes ce que
c'était qu'il avait mangé... IMonsieur, cela lui fit un effet
comme le roulis!... C'est très-indigeste, la chouette!
Décidément, mon Provençal ii'ap])artenait pas à la meilleure
compagnie, mais j'avais franchi le R.ubicon La limite qui sé-
pare les first places des second jdnccs était dépassée, je n'ap-
partenais j)Ius au monde comme il faut; il fallait se résigner
à ce destin. Peut-être, hélas! le révérend qui m'avait si im-
prudemment admis dans son intimité me comparait-il en lui-
même aux anges déchus de Milton. J'avouerai que je n'en con-
çus pas de longs regrets ; l'avant du paquebot était infiniment
plus amusiuit que l'arrière. Les haillons les plus pittoresques,
les types de races les plus variés se pressaient sur des nattes,
sur des matelas, sur des tapis troués, rayonnants de l'éclat de
ce soleil splendide qui les couvrait d'un manteau d'or. L'œil
élincelant, les dents blanches, le rire insouciant des monta-
gnards, l'attitude patriarcale des pauvres familles kurdes, çà et
là groupées à l'ombre des voiles, comme sous les tentes du dé-
sert, l'imposante gravité de certains émirs ou chéiifs plus ri-
ches d'ancêtres que de piastres, et qui, comme don Quichotte,
semblaient se dire : « Partout où je m'assieds, je suis à la place
d'honneur, » tout cela sans doute valait bien la compagnie de
DRUSES ET MAROMTES. 393
quelques touristes taciturnes et d'un certain nombre d'Orien-
taux cérémonieux.
Le 3Iarseillais m'avait conduit en causant jusqu'à une place
où il avait étendu son matelas auprès d'un autre occupé par un
prêtre grec et sa femme qui faisaient le pèlerinage de Jérusa-
lem. C'étaient deux vieillards de fort bonne humeur, qui avaient
lié déjà une étroite amitié avec le Marseillais. Ces gens possé-
daient un corbeau qui sautelait sur leurs genoux et sur leurs
pieds et partageait leur maigre déjeuner. Le Marseillais me fit
asseoir près de lui et tira d'une caisse un énorme saucisson et
une bouteille de forme européenne.
— Si vous n'aviez pas déjeuné tout à l'heure, me dit-il, je
vous offrirais de ceci ; mais vous pouvez bien en goûter : c'est
du saucisson d'Arles, monsieur! cela rendrait l'appétit à un
mort!... Voyez ce qu'ils vous ont donné à manger aux pre-
mières, toutes leurs conserves de rosbif et de légun)es qu'ils
tiennent dans des boîtes de fer-blanc, si cela vaut une bonne
rondelle de saucisson, que la larme en coule sur le cou-
teau!... Vous pouvez traverser le désert avec cela dans votre
poche, et vous ferez encore bien des politesses aux Arabes,
qui vous diront qu'ils n'ont jamais rien mangé de meil-
leur !
Le Marseillais, pour prouver son assertion, découpa deux
tranches et les offrit au pope^ grec et à sa femme, qui ne man-
quèrent pas de faire honneur à ce régal.
— Par exemple, cela pousse toujours à boire, reprit -il.
Voilà du vin ile la Camai'gue qui vaut mieux que le vin de Chy-
pre, s'entend comme ordinaire... Mais il faudrait une tasse;
moi, quand je suis seul, je bois à même la bouteille.
Le pope tira de dessous ses habits une sorte de coupe en ar-
gent couverte d'ornements repoussés d'un travail ancien, et qui
portait à l'intérieur des traces de dorure; peut être était-ce un
calice d'église. Le sang de la grappe perlait joyeusement dans
le vermeil. ]1 y avait si longtemps que je n'avais bu de vin
rouge, et j'ajouterai même de vin français, que je vidai la tasse
394 TOYAGE EX OniE>T.
sans faire de façons. Le jjope et sa femme n'en étaient pas à
faire connaissance a\ec le vin du ^larseiliais.
— Voyez-vons ces braves gens-là, me dit celui-ci, ils ont
peut-être à eux deux un siècle et demi, et ils ont voulu voir la
terre sainte avant de mourir. Ils vont célébrer la cinquantaine
de leur mariage à Jérusalem ; ils avaient des enfants, qui sont
moris , ils n'ont plus à présent que ce corbeau ! eh bien ,
c'est égal , ils s'en vont remeicier le bon Dieu !
Le pope, qui comprenait que nous parlions de lui, souriait
d'un air bienveillant sous son toquet noir; la bonne vieille,
dans ses longues draperies bleues de laine, me faisait songer
au type austère de Rébecca.
La marche du paquebot s^était ralentie, et quelques passa-
gers debout se montraient un point blanchâtre sur le livage;
nous étions arrivés devant le port de Saïda, l'ancienne Sidon.
La montagne d'Élie {Mar-Elias), sainte pour les Turcs comme
pour les chrétiens et les Druses, se dessinait à gauche de la
ville, et la masse imposante du khan français ne tarda pas à
attirer nos yeux. Les murs et les tours portent les traces du
bombardement anglais de 1840, qui a démantelé toutes les
villes maritimes du Liban. De plus, tous leurs ports, depuis Tri-
poli jusqu'à Saint- Jean-d'Acre, avaient été, comme on sait,
comblés jadis d'après les ordres de Fakardin, prince des Druses,
afin d'empêcher la descente des troupes turques, de sorte que
ces villes illustres ne sont que ruine et désolation. La nature
pourtant ne s'associe pas à ces effets si longtemps renouvelés
des malédictions bibliques. Elle se plaît toujours à encadrer ces
débris d'une verdure délicieuse. Les jardins de Sidon fleuris-
sent encore comme au temps du culte d'Astarté. La ville mo-
derne est bâtie à un mille de l'ancienne, dont les ruines entou-
rent un mamelon surmonté d'une tour carrée du moyen âge,
autre ruine elle-même.
Beaucoup de passagers descendaient à Saïda, et, comme le
paquebot s'y arrêtait pour quelques heures, je me fis mettre à
terie en même temps que le Marseillais. Le pope et sa femme
DULsES ET MAROMTES. 305
débarquèrent aussi, ne pouvant ])lus supporter la mer et ayant
iésolii de continuer par terre leiu- ptMeriuage.
Nous longeons dans un oaïque les arches du ]}ont maritime
qui joint à la ville le tort bâti sur un ilôt; nous passons au mi-
lieu des iVèles tartanes qui seules trouvent assez de fond pour
s'abriter dans le port , et nous abordons à une ancienne jetée
dont les pienes énormes sont en j>artie semées dans les flots.
La vague écume sur ces débris, et l'on ne peut débarquer à
pied sec qu'en se faisant porter par des harnais pi^esque nus.
Xous rions ni? peu de l'embarras des deux Anglaises , compa-
gnes du missionnaire, qui se tordent dans les bras de ces tritons
cuivrés, aussi blondes, mais plus vêtues que les néréides du
Triomphe de Gcilatée. Le corbeau commensal du pauvre mé-
nage grec, bat des ailes et pousse des cris; «ne tourbe de jeunes
drôles, qui se sont fait des machlabs raves avec des sacs en j>oil
de chameau, se précipitent sur les bagages; quelques-uns se
proposent comme cicérones en hurlant deux ou trois mots
français. L'œil se repose avec plaisir sur des bateaux chargés
d'oranges, de ligues et d'énormes raisins de la terre promise;
plus loin, une odeur pénétrante d'épiceries, de salaisons et de
fritures signale le voisinage des boutiques. En effet, on passe
entre les bàlimeiils de la marine et ceux de la douane, et l'on
se trouve dans une rue bordée d'étakiges qui aboutit à la porte
du khan français. Nous voilà sur nos terres. Le drapeau trico-
lore flotte sur l'édifice, qui est le plus considérable de Saïda.
La vaste cour carrée, ombragée d'acacias avec un bassin au
centre, est entourée de deux rangées de galeries qui corres-
pondent en bas à des magasins, en haut à des chambres
occupées par des négociants. On m'ihdlque le logement consu-
laire situé dans l'angle gauche, et, pendant que j'y monte, le
Marseillais se rend avec le pope au couvent des franciscains,
qui occupe le bâtiment du fond. C'est une ville que ac khan
français, nous n'en avons pas de plus important dans toate la
Syrie. ^lalheureusement, notre commerce n'est plus en rapport
avec les proportions de son comptoir.
396 VOYAGE EN ORIENT.
Je causais tranquillement avec M. Conti , notre vice-consul,
lorsque le Marseillais nous arriva tout animé, se plaignant des
franciscains et les accablant dépithètes voltairiennes, Ils avaient
refusé de recevoir le pojie et sa femme.
— C'est, dit M. Conti, qu'ils ne logent personne qui ne leur
ait été adressé avec une lettre de recommandation.
— Eh bien , c'est fort commode, dit le Marseillais ; mais je
les connais tous, les moines, ce sont là leurs manières ; quand
ils voient de pauvres diables , ils ont toujours la même chose à
dire. Les gens à leur aise donnent huit piastres (deux francs)
par jour dans chaque couvent; on ne les taxe pas, mais c'est le
prix, et avec cela ils sont sûrs d'être bien accueillis partout.
— Mais on recommande aussi de pauvres pèlerins, dit
M. Conti, et les pères les accueillent gratuitement.
— Sans doute, et puis, au bout de trois jours, on les met à
la porte, dit le Marseillais. Et combien en reçoivent-ils, de ces
pauvres-là, par année? Vous savez bien qu'en France on n'ac-
corde de passe-jiort pour l'Orient qu'aux gens qui prouvent
qu'ils ont de quoi faire le voyage.
— Ceci est très-exact, dis-je à M. Conti, et rentre dans les
maximes d'égalité applicables à tous les Français... quand ils
ont de l'argent dans leur poche.
— Vous savez sans doute, répondit-il , que, d'après les ca-
pitulations avec la Porte, les consuls sont forcés de rapatrier
ceux de leurs nationaux qui manqueraient de ressources pour
retourner en Euroj)e. C'est une grosse dépense pour l'Etat.
— Ainsi, dis-je, |)lus de croisades volontaires, plus de pèle-
rinages possibles, et nous avons une religion d'Ktat!
— Tout cela , s'écria le Marseillais , ne nous donne pas un
logement pour ces braves gens.
— Je les recommanderais bien, dit M. Conti; mais vous com-
prenez que, dans tous les cas, un couvent catholique ne peut
pas recevoir un prêtre grec avec sa femme. Il y a ici un cou-
vent grec où ils peuvent aller,
— Eh ! que voulez-vous ! dit le Marseillais, c'est encore une
DnuSF.S ET MAROiMTKS. 39T
affaire pire. Ces pauvres diables sont des Grecs schismatiques;
dans toutes les religions, plus les croyances se rapprochent,
plus les croyants se détestent; arrangez cela... jMa foi , je vais
frapper à la porte d'un Turc. Ils ont cela de bon, au moins,
qu'ils donnent l'hospitalité à tout le monde.
M. Conti eut beaucoup de peine à retenir le Marseillais; il
voulut bien se charger lui-même d'héberger le pope, sa femme
et le corbeau, qui s'unissait à l'inquiétude de ses maîtres en
poussant des croacs plaintifs.
C'est un homme excellent que notre consul, et aussi un sa-
vant orientaliste; il m'a fait voir deux ouvrages traduits de ma-
nuscrits qui lui avaient été prêtés par un Druse. On comprend
ainsi que la doctrine n'est plus tenue aussi secrète qu'autiefois.
Sachant que ce sujet m'intéressait, M. Conti voulut bien en
causer longuement avec moi pendant le dîner. Nous allâmes
ensuite voir les ruines, auxquelles on arrive à travers des jar-
dins délicieux, qui sont les plus beaux de toute la cote de Sy-
rie. Quant aux ruines situées au nord, elles ne sont plus que
fragments et poussière : les seuls fondements d'une muraille
paraissent remonter à l'époque phénicienne; le reste est du
moyen âge : on sait que saint Louis fit reconstruire la ville et
réparer un château carré , anciennement construit par les
Piolémées. La citerne d'Élie , le sépulcre de Zabulon et quel-
ques grottes sépulcrales avec des restes de pilastres et de pein-
tures complètent le tableau de tout ce que Saïda doit au passé.
M. Conti nous a fait voir, en revenant, une maison située
au bord de la mer, qui fut habitée par Bonaparte à l'époque de
la campagne de Syrie. La tenture en papier peint, ornée d'at-
tributs guerriers , a été posée à son intention , et deux biblio-
thèques, surmontées de vases chinois, renfermaient les livres
et les plans que consultait assidûment le héros. On sait qu'il
s'était avancé jusqu'à Saïda pour établir des relations avec des
émirs du Liban. Un traité secret mettait à sa solde six mille
Maronites et six mille Druses destinés à arrêter l'armée du
pacha de Damas, marchant sur Acre. Malheureusement, les in-
I. 23
398 VOYAGE EN ORIENT.
trigues des souverains de l'Europe et d'une partie des couvents,
Iiostiles aux idées de la Révolution, arrêtèrent l'élan des popu-
lations ; les princes du Liban , toujours politiques , subordon-
r-aient leur concours officiel au résultat du siège de Saint-Jean-
d'Acre. Au reste, des milliers de combattants indigènes s'étaient
réu is déjà à l'armée française en haine des Turcs; mais le
nombre ne pouvait rien faire en cette circonstance. Les équi-
pages de siège que l'on attendait furent saisis par la flotte an-
glaise , qui parvint à jeter dans Acre ses ingénieurs et ses
canonniers. Ce fut un Français, nommé Phélippeaux, ancien
condisciple de Napoléon, qui, comme on sait, dirigea la dé-
fense. Une vieille haine d'écolier a peut-être décidé du sort
d'un monde !
III Vy DKJKUNER A S A I ?< T- J E AN - D ' A CR E
Le paquebot avait remis à la voile; la chaîne du Liban s'a-
baissait et reculait de plus en plus, à mesura que nous appro-
chions d'Acre ; la plage devenait sablonneuse et se dépouillait
de verdure. Cependant nous ne tardâmes pas à apercevoir le
port de Sour, l'ancienne Tyr, où l'on ne s'arrèla que pour
prendie quelques passai^ers. La ville est beaucoup moins im-
portante encore que Saïda. Elle est bâti;' sur le rivage, et l'îlot
où s'élevait Tyr à l'époque du siège qu'en fit Alexandre n'est
plus couvert que de jardins et de pâturages. La jetée que fit
construire le conqiiéiant, tout empâtée parles sables, ne montre
plus les traces du travail humain; c'est un isthme d'un quart
de lieue simplement. Riais, si l'antitjuité ne se révèle plus sur
ces bords que par des débris de colonnes rouges et grises, l'âge
chrétien a laissé des vestiges plus imposants. On distingue en-
core les fondations de l'ancienne cathédrale, bâtie dans le goût
^yrien , qui se divisait en trois nefs semi-circulaires, séparées
par des pilastres, et où fut le tombeau de Frédéric Barberousse,
aoyé près de Tyr, dans le Rasauiy. Les fameux jjuits d'eau vive
ieRas-el-Aïn, célébrés dans la Bible, et qui sont de véritables
DRUSES JÎT MARONITES. 399
puits artésiens, dont on attribue la création à Salomon, existent
encore à une lieue de la ville, et l'aqueduc qui en amenait
les eaux à Tyr découpe toujours sur le ciel plusieurs de ses
arches immenses. Voilà tout ce qut? Tyr a conservé : ses vases
transparents, sa pourpre éclatante, ses bois précieux étaient
jadis renommés par toute la terre. Ces riches exportations ont
fait place à un petit commerce de grains récoltés par les Mé-
tualis, et vendus par les Grecs, très-nombreux dans la ville.
La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de Saint-
Jean-d'Acre. Il était trop tard pour débarquer; mais, à la clarté
si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement
arrondi entre Aci'e et Kaïffa, se dessinait à l'aide du contraste
de la terre et des eaux. Au delà d'un horizon de quelques lieues
se découpent les cimes de l'AntiJiban qui s'abaissent à gauche,
tandis qu'à droite s'élève et s'étage en croupes hardies la
chaîne du Carmel, qui s'étend vers la Galilée. La ville endor-
mie ne se révélait encore que par ses murs à créneaux , ses
tours carrées et les dômes d'étain de sa mosquée , indiquée de
de loin par un seul minaret. A part ce détail musulman, on peut
rêver encore la cité féodale des templiers , le dernier rempart
des croisades.
Le jour vint dissiper cette illusion en trahissant l'amas de
ruines informes qui résultent de tant de sièges et de bombarde-
ments accomplis jusqu'à ces dernières années. Au point du
jour, le Marseillais m'avait réveillé pour me montrer l'étoile
du matin levée sur le village de Nazareth, distant seulement
de huit lieues. On ne peut échapper à l'émotion d'un tel sou-
venir. Je proposai au Marseillais de faire ce petit voyage.
— C'est dommage, dit-il, qu'il ne s'y trouve plus la maison
de la Vierge ; mais vous savez que les anges l'ont transportée
en une nuit à Lorette, près de ^'enise. Ici, on en montre la
place, voilà tout. Ce n'est pas la peine d'y aller pour voir qu'il
n'y a plus rien !
Au reste, je songeais surtout pour le moment à faire ma
visite au pacha. Le Marseillais, par son expérience des mœurs
400 VOYAGE EN ORIENT.
turques, pouvait me donner des conseils quant à la manière de
me présenter, et je lui appris comment j'avais fait à Paris
la connaissance de ce personnage.
— Pensez-vous qu'il me recoimaîtra? lui dis-je.
— Eh! sans doute, répondit-il; seulement, il faut reprendre
le costume européen; sans cela, vous seriez obligé d'attendi-e
votre tour d'audience, et il ne serait peut-être pas pour au-
jourd'hui.
Je suivis ce conseil, gardant toutefob le tarbouch, à cause
de mes cheveux rasés à l'orientale.
— Je connais bien votre pacha, disait le Marseillais pendant
que je changeais de costume. On l'appelle à Constantinople
Guezlufi, ce qui veut dire l'homme aux lunettes.
— C'est juste, lui dis-je, il portait des lunettes quand je l'ai
connu.
— Eh bien, voyez ce que c'est chez les Turs : ce sobriquet
est devenu son nom, et cela restera dans sa famille; on
appellera son fils GuezluA-Oglou, ainsi de tous ses descendants.
La plupart des noms propres ont des origines semblables...
Cela indique, d'ordinaire, que, l'homme s'étant élevé par son
mérite, ses enfants acceptent l'héritage d'un surnom souvent
ironique, car il rappelle ou un ridicule, ou un défaut corporel,
ou l'idée d'un métier que le personnage exerçait avant son
élévation
~- C'est encore, dis-je, un des principes de l'égalité musul-
mane. On s'honore par l'humilité. ?v'est-ce pas aussi un
principe chrétien?
— Ecoutez, dit le Marseillais, puisque le pacha est votre
ami, il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Dites-lui
que jai à lui vendre une pendule à musique qui exécute tous
les opéras italiens. Il y a dessus des oiseaux qui battent des
ailes et qui chantent. C'est une petite merveille... lis aiment
cela, les Turs!
Nous ne tardâmes pas à être mis à terre, et j'en eus bientôt
assez de parcourir des rues étroites et poudreuses en attendant
DRUSES ET MARONITES. 401
riicure convenable pour me présenter au pacha. A paît le
l)azar voûté en ogive et la mosquée de Djezzar-Pacha, fraîche-
ment restaurée, il reste peu de chose à voir dans la ville ; il
faudrait une vocation d'architecte pour relever les plans des
églises et des couvents de l'époque des croisades. L'emplace-
ment est encore maïqué par les fondations; une galerie qui
longe le port est seule restée debout, comme débris du palais
des grands maîtres de Sain t-Jean-de- Jérusalem.
Le pacha demeurait hors de la ville, dans un kiosque d'été
situié près des jardins d'Abdallah, au bout d'un aqueduc qui
traverse la plaine. En voyant dans la cour les chevaux et les
esclaves des visiteurs, je reconnus que le IMarseillais avait eu
raison de me faire changer de costume. Avec l'habit levantin,
je devais paraître un mince personnage; avec l'habit noir, tous
les regards se fixaient sur moi.
Sous le péristyle, au bas de l'escalier, était un amas immense
de babouches, laissées à mesure par les entrants. Le serdarbachi
qui me reçut voulut me faire ôter mes bottes; mais je m'y
refusai," ce qui donna une haute opinion de mon importance.
Aussi ne restai-je qu'un instant dans la salle d'attente. On
avait, du reste, remis au pacha la lettre dont j'étais chargé,
et il donna ordre de me faire entrer, bien que ce ne fut pas
mon tour.
Ici l'accueil devint plus cérémonieux. Je m'attendais déjà à
une réception européenne; mais le pacha se borna à me faire
asseoir près de lui sur un divan qui entourait une partie de la
salle. Il affecta de ne parler qu'italien, bien que je l'eusse
entendu parler français à Paris, et, m'ayant adressé la phrase
obligée : a Ton X/e/" est-il bon? » c'est-à-dire : «Te trouves-tu
bien? » il me fit apporter la chibouk et le café. Notre conver-
sation s'alimenta encore de lieux communs. Puis le pacha me
répéta : « Ton kief est-il bon? » et fit servir une autre tasse de
café. J'avais couru les rues d'Acre toute la matinée et traversé
la plaine sans rencontrer la moindre trattoria ; j'avais refusé
même un morceau de pain et de saucisson d'Arles offerts par le
î 0 2 V o *i A G E i: .\ u 1! 1 1; .N i .
Marseillais, comptanL un peu sur T hospitalité musulmane;
mais le moyen de faire fond sur ramitié des gi-ands ! La con-
versation se pi'olongeait sans (jue le pacha m'ofiVît autre chose
que du café sans sucre et de la fumée de tabac. Il répéta une
troisième lois : « Ton kief est-il bon? » Je me levai pour
prendre congé. En ce raomentlà, midi sonna à une pendule
placée au-dessus de ma tète, elle commença un air; une seconde
sonna presque aussitôt et commença un air différent; une
troisième et une quatrième débutèrent à leur tour, et il en
résulta le charivari que l'on peut penser. Si habitué que je
fus^e an\ singularités des Turcs, je ne pouvais comprendre
que Ton réunit tant de pendules dans la même salle. Le pacha
paraissait enchanté de cette harmonie et fier sans doute de
montrer à un Européen son amour du progrès. Je songeais
en moi-même à la commission dont le ^larseillais m'avait
chargé. La négociation me paraissait d'autant plus difficile,
que les quatre pendules occupaient chacune symétriquement j
une des faces de la salle. Où placer la cinquième? Je n'en
parlai pas
Ce n'était pas le moment non plus de parler de l'affaire du
cheik dru«e prisonnier h Beyrouth. Je gardai ce point délicat
pour une autre visite, où le pacha m'accueillerait peut-être
moins froidement. Je me retirai en prétextant des affaires à la
ville. Lorsque je fus dans la com', un officier vint me prévenir
que le pacha avait ordonné à deux cavas de m'accompagner
partout où je voudrais aller. Je ne m'exagérai pas la portée de
cette attention, qui se résout d'ordinaire en un fort bakchis à
donner auxdits estafiers.
Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, je demandai à l'un
d'eux où l'on pouvait aller déjeuner. Ils se regardèrent avec
des yeux très-étonnés en se disant que ce n'était pas l'heure.
Comme j'insistais, ils me demandèrent une colonnate (piastre
d'Espagne) pour acheter des poules et du riz... Où auraient-ils
fait cuire cela? Dans un corps de garde. Cela me parut une
oeuvre chère et compliquée. Enfin ils eurent l'idée de me mener
or.usKS r.r -ni v ion i i ts. 403
,iu consulat Irauçais; mais j'appris là que notie agent nsidait
de l'autre côté du golfe, sur le revers du mont Caraicl. A
Saint-Jean-d'Acre, comme dans les villes du Liban, les Euro-
péens ont des habitations dans les montagnes, à des hauteurs
où cessent l'impression des grandes chaleurs et l'effet des vents
brûlants de la plaine. Je ne me sentis pas le courage d'aller
demander à déjeuner si au-dessus du niveau de la mer. Quant
à me présenter au couvent, je savais cpi'on ne m'y aurait pas
reçu sans lettres de recommandation. Je ne comptais donc plus
que sur la rencontre du ^larseiilais, lequel probabhment de-
vait se trouver au bazar.
En efTet, il était on train de vendre à un maichand grec un
assortiment de ces anciennes montres de nos pères, en forme
doignons, que les Turcs préfèreut aux montres plates. Les
plus grosses sont les plus chères; les œufs de JNuremberg sont
hors de prix. Nos vieux fusils d'Europe trouvent aussi leur
placement dans tout lOrient, car on n'y veut que des fusils à
pierre.
— Voilà mon commerce, me dit le Marseillais; j'achète en
France toutes ces anciennes choses à bon marclié, et je les
levends ici le plus cher possible. Les vieilles parures de pierres
fines, les vieux cachemires, voilà ce qui se vend aus^i fort bien.
Cela est venu de l'Orient, et cela y retourne. En Fi-ance, on ne
sait pas le prix des belles choses ; tout dépend de la mode.
Tenez, la meilleure spéculation, c'est d'acheter en France les
armes turques, les chibouks, les bouquins d'qjubre et toutes
les curiosités orientales rapportées en divers temps par les
voyageurs, et puis de venir les revendre dans ces pays-ci.
Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des
costumes, des armes, je dis en moi-même : « Pauvre dupe î
cela te coûterait moins cher à Paris, chez un marchand de
bric-à-brac. »
— Mon cher, lui dis-je, il ne s'agit pas de tout cela; avez-
vous encore un morceau de votre saucisson d'Arles ?
— LUi ! je crois bien ! cela dure longtemps. Je comprends
404 VOYAGE EN ORIENT.
votre affaire : vous n'avez pas déjeuné... C'est bon. Nous
allons entrer chez un cafedji ; on ira vous chercher du
pain.
Le plus triste, c'est qu'il n'y avait dans la ville que de ce
pain sans levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à
de la galette ou à des crêpes de carnaval. Je n'ai jamais sup-
porté cette indigeste nourriture qu'à condition d'en manger
fort peu et de me rattraper sur les autres comestibles. Avec
le saucisson, cela était plus difficile ; je fis donc un pauvre dé-
jeuner.
Nous offrîmes du saucisson aux cavas ; mais ces derniers le
refusèrent par un scrupule de religion.
— Les malheureux ! dit le Marseillais, ils s'imaginent que
c'est du porc!... ils ne savent pas que le saucisson d'Arles se
fait avec de la viande de mulet...
IV AVENTURE D*UN MARSEILLAIS
L'heure de la sieste était arrivée depuis longtemps; tout le
monde dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en
faire autant, s'étaient étendus sur les bancs du café. J'avais
bien envie de laisser là ce cortège incommode et d'aller faire
mon kief hors de la ville sous des ombrages ; mais le Marseil-
lais me dit que ce ne serait pas convenable, et que nous ne
rencontrerions pas plus d'ombre et de fraîcheur au dehors
qu'entre les gros murs du bazar où nous nous trouvions. Nous
nous mîmes donc à causer pour passer le temps. Je lui racontai
ma position, mes projets; l'idée que j'avais conçue de me fixer
en Syrie, d'y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas j
choisir une musulmane, à moins de changer de religion, com-
ment j'avais été conduit à me préoccuper d'une jeune fille
druse qui me convenait sous tous les rapports. Il y a des mo-
ments où l'on sent le besoin, comme le barbier du roi jMidas,
de déposer ses secrets n'importe où. Le Marseillais, homme
léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance; mais, au
DUUSES ET MARONITES. 405
fond, c'était un bon diable, et il m'en donna la preuve par
rintérêt que ma situation lui inspira.
— Je vous avouerai, lui dis-je, qu'ayant connu le pacha à
l'époque de son séjour à Paris, j'avais espéré de sa part une
réception moins cérémonieuse; je fondais même quelque espé-
rance sur des services que cette circonstance m'aurait permis
de rendre au cheik druse, père de la jolie fille dont je vous
ai parlé... Et maintenant, je ne sais trop ce que j'en puis
attendre.
— Plaisantez-vous? me dit le Marseillais; vous allez vous
donner tant de peine pour une petite fille des montagnes ? Eh !
quelle idée vous faites-vous de ces Druses? Un cheik druse, eh
bien, qu'est-ce que c'est près d'un Européen, d'un Fiançais
qui est du beau monde? Voilà dernièrement le fils d'un consul
anglais, M. Parker, qui a épousé une de ces femmes-là, une
Ansarienne du pays de Tripoli ; personne de sa famille ne veut
plus le voir! C'était aussi la fille d'un cheik pourtant.
— Oh ! les Ansariens ne sont pas les Druses.
— Voyez-vous, ce sont là des caprices de jeune homme.
Moi, je suis resté longtemps à Tripoli ; je faisais des affaires
avec im de mes compatriotes qui avait établi une filature de
soie dans la montagne ; il connaissait bien tous ces gens-là ; ce
sont des peuples où les hommes, les femmes mènent une vie
bien singulière.
Je me mis à rire, sachant bien qu'il ne s'agissait là que de
sectes qui n'ont qu'un rapport d'origine avec les Druses, et je
priai le Marseillais de me conter ce qu'il savait.
— Ce sont des drôles!... me dit-il à l'oreille avec cette
expression comique des Méridionaux, qui entendent par ce
terme quelque chose de particulièrement égrillard.
— C'est possible, dis-je ; mais la jeune fille dont je vous
parle n'appartient pas à des sectes pareilles, où peuvent exister
quelques pratiques dégénérées du culte primitif des Druses.
C'est ce qu'on appelle une savante, une akkalé.
— Eh ! oui, c'est bien cela ; ceux que j'ai vus nomment leurs
23.
4 06 VOYAGE EN ORIENT.
piètrc-^îos alfails ; c'est le nir'me mot varié par la prononcia-
tion locale. Eh bien, ces prêtresses, savez-vous à quoi elles
s'emploient? On les fait monter sur la sainte table pour repré-
senter la Kadra (la Vierge). Bien entendu qu'elles sont là dans
Id tenue la plus simple, sans robe ni rien sur elles, et le
prêtre fait la prière en disant qu'il faut adorer l'image de la
maternité. C'est comme une messe ; seulement, il y a sur l'autel
un grand vase de vin dont il boit, et qu'il fait passer ensuite à
tous les assistants.
— Croyez -vous, dis-je, à ces bourdes inventées par les gens
des autres cultes ?
— Si j'y crois? J'y crois si bien, que j'ai vu, moi, dans le
district de Kadmous, le jour de la fête de la Nativité, tous les
honmies qui rencontraient des femmes sur les chemins se pros-
terner devant elles et enibrasser leurs genoux.
— Eh bien, ce sont des restes de l'ancienne idolâtrie d'As-
tai'té, qui se sont mélangés avec les idées chrétiennes.
— Et que dites-vous de leur manière de célébrer l'Epi-
phanie ?
— La fête des Rois ?
— Oui... Mais, pour eux, cette fêle est aussi le commence-
ment de l'année. Ce jour-là, les akkals (initiés), hommes et
femmes, se réunissent dans leurs hlialoucs, ce qu'ils appellent
leurs temples : il y a un moment de l'office où l'on éteint toutes
les lumières, et je vous laisse à penser ce qu'il peut arriver de
beau.
— Je ne crois à rien de tout cela ; on en a dit autant d'ail-
leurs des agnpes des premiers chrétiens Et quel est l'Européen
qui a pu voir de pareilles cérémonies, puisque les initiés seuls
peuvent entrer dans ces temples?
— Qui? Eh! tenez, simjilement mon compatriote de Tripoli,
le filateur de soie, qui faisait des affaires avec un de ces akkals.
Celui-ci lui devait de l'argent, mon ami lui dit : « Je te tiens
quitte, si tu veux t'arranger pour me conduire à une de vos
assemblées. » L'autre fit bien des difficultés, disant que, s'ils
DR USES r.T MARONITES. 407
étaient découverts, on les poignarderait tous les deux. N'in:-
porte, quand un Marseillais a mis une chose dans sa tête, il
faut qu'elle aboutisse. Ils prennent rendez-vous le jour de la
fête; l'akkal avait expliqué d'avance à mon ami toutes les mo-
meries qu'il fallait faire, et, avec le costume, sachant bien la
langue, il ne risquait pas grand" chose. Les voilà qui arrivent
devant un de ces khaloués ; c'est comme un tombeau de santon,
une chapelle carrée avec un petit dôme, entourée d'arbres et
adossée aux rochers. Vous en avez pu voir dans la montagne.
— J'en ai vu.
— Mais il y a toujours aux environs des gens armés pour
empêcher les curieux d'approcher aux heures des piières.
— Et ensuite?
— Ensuite, ils ont attendu le lever d'une étoile qu'ils ap-
pellent Sorkra ; c'est l'étoile de Vénus. Ils lui font une prière
— C'est encore tin reste, sans doute, de l'adoration d'As-
tarté.
— Attendez. Ils se sont mis ensuite à compter les étoiles
filantes. Quand cela est arrivé à un certain nombre, ils en ont
tiré des augures, et puis, les trouvant favorables, ils sont entrés
tous dans le temple et ont commencé la cérémonie. Pendant
les prières, les femmes entraient une à une, et, au moment du
sacrifice, les lumières se sont éteintes.
— Et qu'est devenu le Marseillais ?
— On lui avait dit ce qu'il fallait faire, parce qu'il n'y a pas
là à choisir ; c'est comme un mariage qui se ferait les yeux
fermés...
— Eh bien, c'est leur manière de se marier, voilà tout; et,
du moment qii'il y a consécration, l'énormité du fait me semble
beaucoup diminuée ; c'est même une coutume très-favorable
aux femmes laides.
— Vous ne comprenez pas ! Ils sont mariés en outre, et
chacun est tenu d'emmener sa femme. Le grand cheik lui-même,
qu'ils appellent le mekkadani, ne peut se refuser à cette pratique
égalitaire.
408 VOYAGE EN ORIENT.
■ — Je coninience à être inquiet du sort de votre ami,
— Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui
était échu. H se dit ; « Quel dommage de ne pas savoir qui
l'on a aimé un instant! » Les idées de ces gens-là sont ab-
surdes...
— Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste
quel est son père ; c'est pousser un peu loin la doctrine de l'é-
galité. L'Orient est plus avancé que nous dans le communisme.
— Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingé-
nieuse ; il coupa un morceau de la robe de la femme qui était
près de lui, se disant : « Demain mathi, au grand jour, je
saurai à qui j'ai eu affaire. »
— Oh ! oh !
— Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point
du jour, chacun sortit sans rien dire, après c[ue les ofllciants
eurent appelé la bénédiction du bon Dieu.,, ou, qui sait? jîeut-
élre du dial)le, sur la postérité de tous ces mariages. Voilà
mon ami qui se met à guetter les femmes, dont chacune avait
repris son voile. Il reconnaît bientôt celle à qui il manquait
un morceau de sa robe. Il la suit jusqu'à sa maison sans avoir
l'air de rien, et puis il entie un peu plus tard chez elle comme
quelqu'un qui passe. Il demande à boite : cela ne se refuse
jamais dans la montagne, et voilà qu'il se trouve entouré d'en-
fants et de petiis-enfants... Cette fennne était une vieille !
— Une vieille ?
— Oui, monsieur ! et vous jugez si mon ami fut content de
son ex^)édiiion,
— Pour(jiioi vouloir tout approfondir? Ne valait-il pas mieux
conserver TiHusion ? Les mystères antiques ont eu une légende
plus gracieuse, celle de Psyché.
— Vous croyez que c'est une fable que je vous conte ; mais
tout le monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que
dites-vous de ces i)aroissiens-là et de leurs cérémonies?
— Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais; la
coutume dont vous parlez n'a lieu que dans une secte repous-
DRUSES ET MARONITES. /,09
sée de toutes les autres. Il serait aussi injuste d'attribuer de
pareilles mœurs aux Ansariens et aux Druses que de faire ren-
tier dans le christianisme certaines folies analogues attribuées
aux anabaptistes ou aux vaudois ^.
Notre discussion continua quelque temps ainsi. L'erreur de
mon compagnon me contrariait dans les sympathies que je
m'étais formées à l'égard des populations du Liban, et je ne
négligeai rien pour le détromper, tout en accueillant les ren-
seignements précieux que m'apportaient ses propres obser-
vations.
La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres
de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général
leur échappe et ne peut s'acquérir en effet que par des études
profondes. Combien je m'applaudissais d'avoir pris d'avance
une connaissance exacte de l'histoire et des doctrines l'eligieuses
de tant de j^opulations du Liban, dont le caractère m'inspirait
de l'estime ! Dans le désir que j'avais de me fixer au milieu
d'elles, de pareilles données ne m'étaient pas indifférentes, et
j'en avais besoin pour résister à la plupart des préjugés euro-
péens.
En général, nous ne nous intéressons en Sjrrie qu'aux Maro-
nites, catholiques comme nous, et tout au plus encore aux
Grecs, aux Arméniens et aux juifs, dont les idées s'éloignent
moins des nôtres que celles des musulmans ; nous ne songeons
pas qu'il existe une série de croyances intermédiaires capables
de se rattacher aux principes de civilisation du Nord, et d'y
amener peu à peu les Arabes.
La Syiie est certainement le seul point de l'Orient où l'Europe
puisse poser solidement le pied pour établir des relation* com-
merciales, ainsi que le fit l'ancienne Grèce. Partout ailleurs, il
faudrait refouler les populations arabes ou craindre constam-
ment leur rébellion, comme il arrive en Algérie. Une moitié au
{. On sait que récemment des pratiques sembhiljles ont été attribuées, ea
France, à la secte des béguins; mais il est j)robable que les sectaires d'Orient
sont les seuls qui poussent si loin la frénésie religieuse.
410 VOYAGE EN OniENT.
moins des populations syriennes se compose soit de chrétiens,
soil de races di'-posées aux idées de réforme que font aujour-
d Imi prévaloir les musulmans éclairés. Il faudiait même
ajout! r à ce nombre une grande partie des Arabes du désert,
qui, comme les Persans, appartiennent à la secte d'Ali.
V LE DÎNER DU PACHA
La journée était avancée, et la fraiclieur amenée par la brise
maritime mettait fin au sommeil des gens de la ville. Nous sor-
tîmes du cafc et je commençais à m'inquiéter du dîner; mais
les cavas , dont je ne comprenais qu'Imparfaitement le bara-
gouin plus turc qu'arabe, me répétaient toujours ; Ti snhir?
co:iime d;s Levantins de Molière.
— Demandez-leur donc ce que je dois savoir, dis-je enfin au
INlarseillals.
— Ils disent qu'il est temps de retourner chez le pacha.
— Pour quoi faire?
— Pour dîner avec lui.
— ^la foi, dis-je, je n'y comptais plus; le pacha ne m'avait
pas invité.
— I>u moment qu'il vous faisait accomjiagnor, cela allait de
soi-môni!'.
— ^lais, dans ces ]iavs-ci, le dîner a lieu ordinairement vers
midi.
— Non pas chez les Turcs, dont le repas principal se fait aii
coucher du soleil, apiès la prière.
Je pris congé du ÎMarseillais et je retournai au kiosque du
pacha. En traversant la ]ilaine couverte d'herbes sauvages brû-
lées par le soleil, j'admirais l'emplacement de l'ancienne ville,
si puissante et si magnifique, aujourd'hui réduite à cette lan-
gue de terre informe qui s'avance dans les flots et où se sont
accumulés les débris de trois bombardements iLiribles depuis
cinquante ans. On heurte à tout moment du pied dans la plaine
des débris de bombes et des boulets dont le sol est criblé.
DRUSES ET MARONITES. 4H
En rentrant au pavillon où j'avais été reçu le malin, je ne vis
plus d'amas de chaussures au bas de l'escalier, plus de visi-
teurs encombrant le mabahini (pièce d'entrée) ; on me fit seu-
lement traverser la salle aux pendules, et je trouvai dans la
pièce suivante le pacha, qui fumait assis sur l'appui de la fenê-
tre, et qui, se levant sans façon, me donna une poignée de main
à la française.
— Comment cela va-t-il ? Vous ètes-vous bien promené dans
notre belle ville? me dit-il en français; avez- vous tout vu?
Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus
m'empècher d'en faire paraître quelque surprise.
— Ah! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce malin en pa-
cha. Ces braves gens qui se trouvaient dans la salle daudience
ne m'auraient point pardonné de manquer à l'étiquette en fa-
veur d'un Frangui. A Constantinople, tout le monde compren-
drait cela; mais, ici, nous sommes e// proc/wre.
Après avoir appuyé sur ce dernier mot, le pacha voulut bien
m'apprendra qu'il avait habité longtemps IMetz en Lorraine,
comme élève de l'Ecole préparatoire d'artillerie. Ce détail me
mil tout à fait à mon aise en me fournissant l'occasion de lui
parler de quelques-uns de mes amis qui avaient été ses cama-
rades. Pendant cet entretien, le coup de canon du port, ■saluant
le coucher du soleil, retentit du côté de la ville. Un grand
bruit de tambours et de fifres annonça l'heure de la prière aux
Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un in-
stant, sans doute pour aller remplir ses devoirs religieux; en-
suite il revint et me dit :
— Nous allons dîner à l'européenne.
En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu
deretouiner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal
et des ccmssins à l'entour, comme cela se fait d'ordinaire. Je
sentis tout ce qu'il y avait d'obligeant dans le procède du pacha,
et toutefois, je l'avouerai, je n'aime pas ces coutiunes de l'Eu-
rope envahissant peu à peu l'Orient; je me plaignis au pacha
d'être traité par lui en touriste vulgaire.
412 VOYAGEEXOUIENT.
— Vous venez bien me voir en habit noir !... me dit-il.
La réplique était juste; pourtant je sentais bien que j'avais
eu raison. Quoi que l'on fasse, et si loin que Ton puisse aller
dans la bienveillance d'un Turc, il ne faut pas croire qu'il puisse
y avoir tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la
sienne. Les coutumes européennes qu'il adopte dans certains
cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille
sans se livrer lui-même ; il consent à imiter nos mœurs comme
il use de notre langue, mais à l'égard de nous seulement. Il
ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et
moitié seigneur; il montre à l'Europe le coté gentleman, il est
toujours un pur Osmanli pour l'Asie.
Les préjugés des populations font, d'ailleurs, de cette poli-
tique une nécessité.
Au demeurant, je retrouvai dans le pacha d'Acre un très-
excellent homme, plein de politesse et d'alfabilité, attristé vi-
vement de la situation que les puissances font à la Turquie. Il
me racontait qu'il venait de quitter la haute position de pacha
de Tophana à Constantinople, par ennui des tracasseries con-
sulaires.
— Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille in-
dividus échappent à l'action de la justice locale : il n'y a pas là
un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se
mettre sous la protection d'un consulat quelconque. Ce sont
vingt polices qui s'annulent les unes par les autres, et c'est le
pacha ([ui est responsable pourtant!... Ici, nous ne sommes
guère plus heureux, au milieu de sept ou huit peuples diffé-
rents, qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous
consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes,
pourvu qu'ils payent le tribut... Eh bien, il y a trois ans que
nous n'en avons reçu un para.
Je vis que ce n'était pas encore l'instant de parler en fa-
veur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la con-
versation sur un autre sujet. Après le dîner, j'espérais tjue le
pacha suivrait au moins l'ancienne coutume en me régalant
DnUSES ET MARONITES. 413
d'une danse d'aimées, car je savais bien qu'il ne pousserait pas
la courtoisie française jusqu'à me jjrésenter à ses femmes; mais
je devais subir l'Europe jusqu'au bout. Nous descendîmes à
une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu'à
une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, aux
grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses
amusements de l'école de Metz.
— Un Français, un Français qui se laisse battre! s'écriait-il.
— Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-dAcre n'est pas
favorable à nos armes; mais, ici, vous combattez seul, et l'an-
cien pacha d'Acre avait les canons de l'Angleterre.
Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle
très-gi'ande, éclairée par un cierge, placé à terre au milieu,
dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes
locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés
à terre, sur lesquels on étendit des draps cousus d'un seul côté
avec les couvertures; je fus, en outre, gratifié d'un grand
bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait des côtes
comme un melon.
VI CORRESPONDANCE (fRAGMENTs)
Jinterromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour
par jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de
mérite qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie
multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une
horloge folle dont la chaîne est brisée; d'autres où tout se
traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d'être no-
tées. Te pai'lerai-je de mes pérégrinations dans la montagne,
parmi des lieux qui n'offriraient qu'une topographie aride, au
milieu d'hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu'à
la longue, et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent
beaucoup moins au pittoresque c[ue les populations bruyantes
et contrastées des villes? Il me semble, depuis cjuclque temps,
que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie; l'âge
414 \ O YAGE tN O RI ENT.
féodal iirentonic avec ses inslitutiuiis immobiles comme la
pierre du duujon qui les a gardt'es.
Apres montagnes, noirs abimes, où les feux de midi décou-
pent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme
des ruines , qui roulez encore les colormes des teu>ples et les
idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des
monts dont le pied s'allonge dans les champs de braise du
désert; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moi-
tié de ses flots bleus; forêts odorantes de cèdre et de cinna-
mome ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ;
fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se
pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées; oui,
vous êtes pour TEuroiiéen la terre paternelle et sainte, vous
êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s'épa-
nouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de
ses minarets; mais le Liban et le Carmel sont 1 héritage des
croisades : il faut qu'ils appartiennent, sinon à la croix seule,
du moins à ce que la ci'oix symbolise, à la liberté.
Je résume pour toi les changements qui se sont accumulés
depuis quelcjues mois dans mes destinées errantes. Tu sais avec
quelle bonté le pacha d'Acre m'avait accueilli à mon passage.
Je lui ai fait enlin la confidence entière du projet que j'avais
formé d'épouser la fille du cheik Eschérazy, et de laide que
j'attendais de lui en cette occasion. Il se mit à rire d'abord
avec l'entraînement naïf des Orientaux en me disant :
— Ah çà! vous y tenez décidément?
— Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire
cela à un musulman ; il y a dans cette affaire un enchaînement
de fatalités. C'est en Egypte qu'on m'a donné l'idée du ma-
riage ; la chose y paraît si simple, si douce, si facile, si déga-
gée de toutes les entraves (jui nuisent en Europe à celte insti-
tution, que j'en ai accepté et couvé amoureusement l'idée;
mais je suis difficile, je l'avoue, et puis, sans doute, beaucoup
DRIJSKS ET MARONITES. 4i5
d'Eur(ij)ccns ne ^e font l.;-t]e-siis iinciin t>ci:!|)ii!e ;... cependant
cet achat de filles à leurs parents ma toujours semblé quelque
chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels
marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages
n'ont rien de sérieux, malgré une prétendue consécration reli-
gieuse... J'ai hésité, j'ai réfléchi, j'ai fini par acheter une
esclave avec le prix que j'aurais mis à une épouse. Mais on ne
touche guère impunément aux mœurs d'un monde dont on
n'est pas; cette femme, je ne puis ni la renvoyer, ni la vendre,
ni l'abandonner sans scrupule, ni même l'épouser sans folie.
Pourtant c'est une chaîne à mon pied, c'est moi qui suis l'es-
clave; c'est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien!
— N'est-ce que cela? dit le pacha, donnez-la-moi... pour
un cheval, pour ce que vous voudrez, sinon pour de l'argent;
nous n'avons pas les mêmes idées cpie vous, nous autres.
— Pour la liberté du cheik Eschérazy , lui dis-je : au moins,
ce serait un noble prix.
— Non, dit il, une grâce ne se vend pas.
— Eh bien, vous voyez, je retombe dans mes incertitudes.
Je ne suis pas le premier Franc qui ait acheté une esclave ;
ordinairement, on laisse la pauvre fille dans un couvent; elle
fait une conversion éclatante dont 1 honneur rejaillit sur son
maître et sur les pères qui l'ont instniiie ; puis elle se fait reli-
gieuse ou devient ce qu'elle peut, c'est-à-dire souvent mal-
heureuse. Ce serait pour moi un remords épouvantable.
— Et que voulez- vous faire?
— Epouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je
donnerai l'esclave comme présent de noces, comme douaire ;
elles sont amies, elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus
que c'est elle-même qui m'a donné cette idée. La réalisation
dépend de vous.
Je t'expose sans ordre les raisonnements que je fis jiour ex-
citer et mettre à profit la bienveillance du pacha.
— Je ne puis presque rien, me dit-il enfln ; le pachalik
41 G VOYVGE EN ORIENT.
d'Acre n'est plus ce qu'il était jadis; on l'a partagé en trois
gouvernements, et je n'ai sur celui de Beyrouth qu'une auto-
rité nominale. Supposons de plus que je parvienne à faire
mettre en liberté le cheik, il acceptera ce bienfait sans recon-
naissance... Vous ne connaissez pas ces gens-là! J'avouerai
que ce cheik mérite quelques égards. A l'époque des derniers
troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment
l'a conduit à des imprudences et le rend dangereux encore.
S'il veut promettre de rester tranquille à l'avenir, on verra.
J'appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition,
et j'obtins une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-
Pacha. Ce dernier, auprès duquel l'Arménien, mon ancien
compagnon de route, m'a été de quelque utilité, a consenti à
envoyer son prisonnier au kaimakam druse, en réduisant son
affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un simple
refus d'impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des
arrangements.
Tu vois que les pachas eux-mêmes ne peuvent pas tout dans
ce pays; sans quoi, l'extrême bonté de Méhmet pour moi eût
aplani tous les obstacles. Peut-être aussi a-t-il voulu m'obliger
plus délicatement en déguisant son intervention auprès des
fonctionnaires inférieurs. Le fait est que je n'ai eu qu'à me
présenter de sa part au kaimakam pour en être admirablement
accueilli; le cheik avait été déjà transféré à Deïr-Khamar, rési-
dence actuelle de ce personnage , héritier pour une part de
l'ancienne autorité de l'émir Béchir. Il y a, comme tu sais,
aujourd'hui un kaimakam (gouverneur) pour les Druses et un
autre pour les Maronites ; c'est un pouvoir mixte qui dépend
au fond de l'autorité turc[ue, mais dont l'institution ménage
Tamour-propre national de ces peuples et leur prétention à se
gouverner par eux-mêmes.
Tout le monde a décrit Deïr-Khamar et son amas de mai-
sons à toits plats sur un mont abrupt comme l'escalier d'une
D RUSES ET MARONITES. 417
Babel ruinée. Beit-Eddin, lantique résidence des émirs de la
montagne , occupe un autre pic qui semble toucher celui-là,
mais qu'une vallée profonde en sépare. Si, de Deïr-Rhamar,
vous regardez Beit-Eddin , vous croyez voir un château de
fée; ses arcades ogivales, ses terrasses hardies , ses colon-
nades, ses pavillons et ses tourelles offrent un mélange de tous
les styles plus éblouissant comme masse que satisfaisant dans
les détails. Ce palais est bien le symbole de la politique des
émirs qui rhabitaienl. Il* est païen par ses colonnes et ses
peintures, chrétien par ses tours et ses ogives, musulman par
ses dômes et ses kiosques; il contient le temple, Téglise et la
mosquée, enchevêtrés dans ses constructions. A la fois palais,
donjon et sérail, il ne lui reste plus aujourd'hui qu'une por-
tion habitée : la prison.
C'est là qu'on avait provisoirement logé le cheik Eschérazy,
heureux du moins de n'être plus sous la main dune justice
étrangère. Dormir sous les voûtes du vieux palais de ses prin-
ces, c'était un adoucissement sans doute; on lui avait permis
de garder près de lui sa fille, autre faveur qu'il n'avait pu ob-
tenir à Beyrouth. Toutefois le kaïmakam, étant responsable du
prisonnier ou de la dette, le faisait garder étroitement.
J'obtins la permission de visiter le cheik, comme je l'avais
fait à Beyrouth; ayant pris un logement à Deïr-Khamar, je
n'avais à traverser que la vallée intermédiaire pour gagner
l'immense terrasse du palais, d'où, parmi les cimes des mon-
tagnes, on voit au loin resplendir un pan bleu de mer. Les
galeries sonores, les salles désertes, naguère pleines de pages,
d'esclaves et de soldats, me faisaient penser à ces châteaux de
Walter Scott que la chute des Stuarts a dépouillés de leurs
splendeurs royales. La majesté des scènes de la nature ne par-
lait pas moins hautement à mon esprit... Je sentis qu'il fallait
franchement m'expliquer avec le cheik et ne pas lui dissimuler
les raisons que j'avais eues de chercher à lui être utile. Rien
il 8 VOYAGE EN ORIENT.
irest pire que reffosiou duue reconnaissance qui n'est pas
méritée.
Aux premières ouvertures que j'en fis avec grand embarras,
il se frappa le front du doigt.
— Enté lueiljnoiin (es-tu fou)? me dit-il.
— Aledjnoun, dis-je, c'est le surnom d'an amoureux célùbre,
et je suis loin de le repousser.
— Aurais- tu vu ma fille? s"écria-t-il.
L'expression de son regard était telle dans ce moment, que
je songeai involontairement à ime histoire que le pacha d'Acre
m'avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n'en
était pas gracieux assurément. Un kya3'a lui avait raconté ceci :
— J'étais endormi, lorsqu'à minuit j'entends heurter à la
porte ; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules.
■> — Qu'apportez-vous là? lui dis-je
» — Ma sœur avait une intrigue, et je 1 ai tuée. Ce sac ren-
ferme.son tantoiu".
» — Mais il y a deux lantours!
» — C'est que j'ai tué aussi la mère, qui avait connaissance
du fait. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu très-haut.
» Le Druse avait apporté ces bijoux de ses victiuies pour
apaiser la justice turque.
» Le kyaya le fit arrêter et lui dit :
B — Va dormir, je te parlerai demain.
» Le lendemain, il lui dit :
T — Je suppose que tu n'as pas dormi?
j> — Au contraire, lui dit l'autre. Depuis un an que je
soupçonnais ce déshonneur, j'avais perdu le sommeil; je l'ai
retrouvé cette nuit.
Ce souvenir me revint comme un éclair; il n'y avait pas à
balancer. Je n'avais l'ien à craindie poui* moi sans doute; mais
ce prisonnier avait sa fille près de lui : ne pouvait-il pas la
soupçonner d'autre chose encore que d'avoir été vue sans voile?
Je lui expliquai mes visites chez luiidaïue Cariés, bien justifiées,
certes, par le séjour qu'y fai-ait mon esclave, lamiiié que cette
DRUSES ET MAROMTES. 419
dernière avait pour sa fille, le hasard qui me l'avait fait ren-
contrer; je glissai sur la question du voile qui pouvait s'être
dérangé par hasard,.. Je pense, dans tous les cas, qu'il ne put
douter de ma sincérité.
— Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande
une fille en mariage à son père, et je ne vois pas la raison de
votre surprise. Vous pouvez penser, par les relations que j'ai
dans ce pays, que ma position n'est pas inférieure à la vôtre.
Pour ce c[ui est de la religion, je n'accepterais pas d'en changer
pour le plus beau mariage de la terre; mais je connais la votre,
je sais qu'elle est très-tolérante et qu'elle admet toutes les
formes possibles de cultes et toutes les révélations connues
comme des manifestations diverses, mais également saintes de
la Divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser
d'être chrétien, je crois pouvoir...
— Eh 1 malheureux ! s'écria le cheik, c'est impossible :
la plume est brisée^ T encre est sèche, le livre est fermé l
— Que voulez-vous dire?
— Ce sont les paroles mêmes de notre loi. Personne ne peut
j)lus entrer dans notre communion.
— Je pensais que l'initiation était ouverte à tous.
— Aux djahels (ignorants) qui sont de notre peuple, et qui
s'élèvent par l'étude et par la vertu, mais non pas aux étran-
gers, car notre peuple est seul élu de Dieu.
— Cependant vous ne condamnez pas les autres.
— Pas plus que l'oiseau ne condamne laniujal qui se traîne
à terre. La parole vous a été prêchée et \ous ue lavez pas
écoutée.
— En quel temps?
— Du temps de Hamza, le prophète de notre seigneur
Hakem .
— jMais avons-nous pu l'entendre?
— Sans doute, car il a envoyé des missionnaires {clays) dans
toutes les îles (ityious;.
— Ll quelle tst noire faule? rsous n'étions pas nés !
420 VOYAGE EN ORIENT.
— Vous existiez dans dautres corps, mais vous aviez le
même esprit. Cet esprit, immortel comme le nôtre, est resté
fermé à la parole divine. Il a montré par là sa nature inférieure.
Tout est dit pour l'éternité.
On n'étonne pas facilement un garçon qui a fait sa philo-
sophie en Allemagne, et qui a lu dans le texte original la
Symbolique de Kreutzer. Je concédai volontiers au digne akkal
sa doctrine de transmigration, et je lui dis, partant de ce point :
— Lorsque les days ont semé la parole dans le monde, vers
Tan 1000 de l'ère chj'étienne, ils ont fait des prosélytes, n'est-
ce pas, ailleurs que dans ces montagnes? Qui te prouve que je
ne descends pas de ceux-là? Veux-tu que je te dise où croit la
plante nommée alliedj (plante symholique) ?
— L'a-t-on semée dans ton pays?
— Elle ne croît que dans le cœur des fidèles unitaires pour
qui Hakem est le vrai Dieu.
— C'est bien la phrase sacramentelle ; mais tu peux avoir
appris ces paroles de quehjue renégat.
— Veux-tu que je te récite le catéchisme druse tout entier?
— Les Francs nous ont volé beaucoup de livres, et la
science acquise par les infidèles ne peut provenir que des
mauvais esprits. Si tu es l'un des Dr uses des autres iles, tu
dois avoir ta pierre noire {liorsé). Montre-la, nous te recon-
naîtrons.
— Tu la verras plus tard, lui dis-je.
Mais au fond je ne savais de quoi il voulait parler. Je rompis
l'entretien pour cette-fois là, et, lui promettant de le revenir
voir, je retournai à Deïr-Kliamar.
Je demandai le soir même au kaïmakam, comme par une
simple curiosité d'étranger, ce que c'était que le horse; il ne fit
pas de difficulté de me dire que c'était une pierre taillée en
forme d'animal que tous les Druses portent sur eux comme
signe de reconnaissance, et qui, trouvée sur quelques morts,
DUUSES i:t MAKOMTES. 421
avait donné l'opinion qu'ils adoraient un veau, chose aussi
absurde que de croire les chrétiens adoiateurs de l'agneau ou
du pigeon symbolique. Ces pierres, qu'à l'époque de la propa-
gande primitive, on distribuait à tous les lidèles, se transmet-
taient de pure en fils.
Il me suffisait donc d'en trouver une pour convaincre l'akkal
que je descendais de quelque ancien fidèle; mais ce mensonge
me répugnait. Le kaimakam, plus éclairé par sa position et plus
ouvert aux idées de l'Europe que ses compatriotes, me donna
des détails qui m'éclairèrent tout à coup. Mon ami, j'ai tout
compris, tout deviné en un instant; mon rêve absurde devient
ma vie, l'impossible s'est réalisé!
Cherche bien, accumule les suppositions les plus baroques,
ou plutôt jette ta langue aux chiens, comme dit madame de Sé-
vigné. Apprends maintenant une chose dont je n'avais moi-
même jusqu'ici qu'une vague idée : les akkals druses sont les
francs maçons de l'Orient.
Il ne faut pas d'autres raisons pour expliquer l'ancienne
prétention des Druses à descendre de certains chevaliers des
croisades. Ce que leur grand émir Fakardin déclarait à la cour
des Médicis en invoquant l'appui de l'Europe contre les Turcs,
ce qui se trouve ^i souvent rappelé dans les lettres patentes de
Henri IV et de Louis XIV en faveur des peuples du Liban, est
véritable, au moins en partie. Pendant les deux siècles qu'a
duré l'occupation du Liban par les chevaliers du Temple, ces
derniers y avaient jeté les bases d'une institution profonde.
Dans leur besoin de dominer des nations de races et de
religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont
établi ce système d'affiliations maçonniques, tout empreint, au
reste, des coutumes locales. Les idées orientales qui, par suite,
pénétrèrent dans leur ordre ont été cause en partie des accu-
sations d'hérésie qu'ils subirent en Europe. La franc-ma-
çonnerie a, comme tu sais, hérité de la doctrine des templiers;
I. 2i
422 VOYAGE EN ORIENT.
voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent de
leurs coreligionnaires d Europe, dispersés dans divers pays,
et principalement dans les montagnes de l'Ecosse [djebel-el-
Srouzia). Ils entendent par là les compagnons et maîtres
écossais, ainsi que les rose-croix, dont le grade correspond à
celai d'ancien templier*.
Mais tu sais que je suis moi-même l'un des enfants de la
veuve, un louveteau (fils de maître), que j'ai été nourri dans
riiorreur du meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint
Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban.
Sérieusement, la maçonnerie est bien dégénérée parmi nous;...
tu vois pourtant que cela peut servir en voyage. Bref, je ne
suis plus pour les Druses un infidèle, je suis un muta-darassin,
un étudiant. Dans la maçonnerie, cela correspondrait au grade
d" apprenti ; il faut ensuite devenir compagnon [réfik), puis
maître {day) ; l'akkal serait pour nous le rose-croix ou ce
qu'on appelle chevalier {kaddoscli) . Tout le reste a des rap-
ports intimes avec nos loges, je t'en abrège les détails.
Tu vois maintenant ce qui a dû arriver. J'ai produit mes
titres, ayant heureusement dans mes papiers un de ces beaux
diplômes maçonniques pleins de signes cabalistiques familiers
aux Orientaux. Quand le cheik m'a demandé de nouveau ma
pierre noire, je lui ai dit que les templiers français, ayant été
brûlés, n'avaient pu transmettre leurs pierres aux francs-maçons,
qui sont devenus leurs successeurs spirituels. Il faudrait s'as-
surer de ce fait, qui n'est que probable ; cette pierre doit être
le hohnmet (petite idole) dont il est question dans le jji'ocès des
templiers.
\ . Les missionnaires anglais appuient beaucoup sur cette circonstance pour
établir parmi les Druses l'influence de leur pays. Ils leur font croire que le
rite ecossaix est particulier à l'.Vugleterre. On peut s'assurer que la maçonnerie
française a lu première compris ces rapports, puisqu'elle fonda à l'époque de
la Révolution les loges des Druses réunis, des Com/iiandeurs du Liban, etc.
I
DIlIiSES Kl MAHONriES. 423
A ce jioint de vue, iiio i niariîige devient clc la Itaiiîe poli-
tique. Il s'agit peut-être de renouer les liens qui attachaient
autrefois les Druses à la France. Ces braves gens se plaignent
de voii- notre |)rotection ne s'étendre que sur les catholiques,
tandis (jM'autrefois les rois de Fjance les comprenaient dans
lenrs svni|)alhies comme descendants des croisés et pour ainsi
ilire chrétiens'. Les agents ariglais profitent de cette situation
pour faire valoir leur appui, et de là les luttes des deux peuples
rivaux, druse et maronite, autrefois unis sous les mêmes princes.
Le kaïmakam a permis enfin au cheik Eschérazy de retourner
dans son pays et ne lui a pas caché que c'était à mes sollicita-
tions près du pacha d'Acre qu'il devait ce résultat. Le cheik
m'a dit :
— Si tu as voulu te rendre utile, tu n'as fait que le devoir
de chacun ; si tu y avais ton intérêt, pourquoi te remercierais-je ?
Sa doctrine m'étonne sur quelques points, cependant elle est
noble et pure, quand on sait bien se l'expliquer. Les akkals ne
reconnaissent ni vertus ni crimes. L'homme honnête n'a pas de
mérite ; seulement, il s'élève dans l'échelle des êtres comme
le vicieux s'abaisse. La ti'ansmigration amène le châtiment ou
la récompense.
On ne dit pas d'un Druse qu'il est mort, on dit qu'il s'est
transmigré.
Les Druèes ne font pas l'aumône, parce cpie l'aumône, selon
eux, dégrade celui qui l'accepte. Ils exercent seulement l'hos-
pitalité, à titre d'échange dans celte vie ou dans une autre.
Ils se font une loi de la vengeance ; toute injustice doit être
punie ; le pardon dégrade celui qui le subit.
On s'élève chez eux non par l'humilité, mais par la science;
il faut se rendre le plus possible semblable à Dieu.
\. Si frivoles que soient ces jwges, elles contiennent une donnée vraie. Oa
peut se r.ij>(;clc'r la pétition collective que les Druses et les Maronites ont
adressée récemment i\ la chanilne des députés.
424 VOYAGE EN OUIENT.
La prière n'est pas obligatoire; elle nest d'aucun secours
pour racheter une faute.
C'est à l'homme de réparer le mal qu'il a fait, non qu'il ait
mal agi peut-être, mais parce que le mal, par la force des
choses, retomberait un jour sur lui.
L'institution des akkals a quelque chose de celle des lettrés
de la Chine. Les nobles [chérifs) sont obligés de subir les
épreuves de l'initiation; les paysans [salems) deviennent leurs
égaux ou leurs supérieurs, s'ils les atteignent ou les surpassent
dans cette voie.
Le cheik Eschérazy était un de ces derniers.
Je lui ai présenté l'esclave en lui disant :
— Voici la servante de ta fille.
Il l'a regardée avec intérêt, l'a trouvée douce et pieuse. De-
Duis ce temps-là, les deux femmes restent ensemble.
Nous sommes partis de Beit-Eddin tous quatre sur des mulets;
nous avons traversé la plaine de Bekàa, l'ancienne Syrie creuse,
et, après avoir gagné Zaklé, nous sommes arrivés à Balbek,
dans l'Antiliban. J'ai rêvé quelques heures au milieu de ces
mngnifi,|ues ruines, qu'on ne peut plus dépeindre après Volney
et J^amartine. Nous avons gagné bientôt la chaîne montueuse
qui avoisine le Hauran. C'est là que nous nous sommes arrêtés
dans un village où se cultivent la vigne et le mûrier, à une
journée de Damas. Le cheik m'a conduit à son humble maison,
dont le toit plat est traversé et soutenu par un acacia (l'aibre
d'IIiram) . A de certaines heures, cette maison s'emplit d'enfants :
c'est une école. Tel est le plus beau titre de la demeure d'un akkal.
Tu comprends que je n'ai pas à te décrire les rares entrevues
cjue j'ai avec ma fiancée. En Orient, les feuuues vivent ensemble
et les hommes ensemble, à moins de cas particuliers. Seulement,
cette aimable personne m'a donné une tulipe rouge et a planté
dans le jardin un petit acacia qui doit croître avec nos amours.
C'est un usage du pays.
DRUSES ET MARONITES. i25
Et niaiulenaut j'étudie pour arriver à la dignité de léfik
(compagnon), où j'espère atteindre dans peu. Le mariage est
fixé pour cette époque.
Je fais de temps en temps une excursion à Balbek. J'y ai
rencontré, chez l'évêque ma)onite, le père Planchet, qui se
trouvait en tournée. Il n'a pas trop blâmé ma résolution, mais
il m'a dit que mon mariage... n'en serait pas un. Élevé dans
des idées philosophiques, je me préoccupe fort peu de cette
opinion d'un jésuite. Pourtant n'y aurait-il pas moyen d'amener
dans le Liban la mode des mariages mixtes? — J'y réfléchirai.
24
V
ÉPILOGUE
ConstaDt'noplp,
l\Ion ami, l'homme 5'ai;iteet Dieu le mène. Il était sans doute
établi de toute éternité tjue je ne pourrais nie marier ni en
Egypte, ni en Syrie, pays où les unions sont pourtant d'une
facilité qui touche à labsuide. Au moment où je commençais
à me rendre digne d'épouser la fille du cheik, je me suis trouvé
pris tout à coup d'une de ces fièvres de Syrie qui, si elles ne
vous enlèvent pas, durent des mois ou des années. Le seul
remède est de quitter le pays. Je me suis hâté de fuir ces
vallées du Hauran à la fois humides et poudreuses, où s'extra-
vasent les rivières qui arrosent la plaine de Damas. J'espérais
retrouver la santé à Beyrouth ; mais je n'ai pu y reprendre que
la force nécessaire pour m'embarqiicr sur le paquebot autri-
chien venu de Trieste, et qui m'a transporté à Smyrne, puis à
Conslantinople. J'ai pris pied enfin sur la terre d Europe. —
C'est à peu près ici le climat de nos villes du Midi,
La santé qui revient donne jilus de force à mes regrets...
]Mais que résoudre ? Si je retourne en Syrie plus tard, je verrai
renaître cette fièvre que j'ai eu le malheur d'y prendre ; c'est
l'opinion des médecins. Quant à faire venir ici la femme que
j'avais clioisie, ne serait-ce ])as l'exposer elle-même à ces ter-
ribles maladies qui emportent, dans les pays du Kord, les trois
quarts des femmes d'Orient qu'on y transplante ?
Après avoir longtemps rétléchi sur tout cela avec la sérénité
CRISES KT MAROMTES. /(27
d'esprit que donne la convalescence, je me suis décelé à éciiie
au clieik druse pour dégager ma parole et lui rendre la sienne.
II
Galata .
Du pied de la tour de Galata, — ayant devant moi tout le
panorama de Constantinople, de son Bos|)hore et de ses niei'S,
— je tourne encore une fois mes regards vers l'Egypte, depuis
longtemps disparue!
Au delà de l'horizon paisible qui m'entoure, sur cette terre
d'Europe, musulmane, il est vrai, mais rappelant déjà la patrie,
je sens toujours l'éblouissement de ce mirage lointain qui
flamboie et poudroie dans mon souvenir... comme l'image du
soleil qu'on a regardé fixement poursuit longtemps l'œil fatigué
qui s'est replongé dans l'ombre.
Ce qui m'entoure ajoute à cette impression : mi cimetière
turc, à l'ombre des murs de Galata la Génoise. Derrière moi,
une boutique de barbier arménien qui sert en même temps de
café ; d'énormes chiens jaunes et rouges couchés au soleil clans
l'herbe, couverts de plaies et de cicatrices résultant de leurs
combats nocturnes. A ma gauche, un vénérable santon, coiffé
de son bonnet de feutre, dormant de ce sommeil bienheureux
qui est pour lui l'anticipation du paradis. En bas, c'est Tophana
avec sa mosquée, sa fontaine et ses batteries de canon com-
mandant l'entrée du détroit. De temps en temps, j'entends des
psaumes de la liturgie grecque chantés sur un ton nasillard,
et je vois passer sur la chaussée qui mène à Péra de longs cor-
tèges funèbres conduits par des popes, qui portent au front des
couronnes de forme impériale. Avec leur longue barbe, leur
robe de soie semée de clinquant et leurs ornements de fausse or-
fèvrerie, ils semblent les fantômes des souverains du Bas-Empire.
Tout cela n'a rien de bien gai pour le moment. R.entrons
dans le passé. Ce que je regrette aujourd'hui de l'Egypte, cène
sont pas les oignons raonitrueux dont les Hébreux pleuraient
l'absence sur la terre de Chanaan. C'est un ami, c'est une
42 8 VOYAGE EN OUI ENT.
femme, — l'un séparé de moi seulement par la tombe , l'autre
à jamais perdue.
Mais pourquoi réunirais-je ici deux noms qui ne peuvent se
rencontrer que dans mon souvenir , et pour des impreiîsions
toutes personnelles ! C'est en arrivant à Constantinople que j'ai
reçu la nouvelle de la mort du consul général de France, dont
je t'ai parlé déjà et qui m'avait si bien accueilli au Caire. C'était
un homme connu de toute l'Europe savante , un diplomate et
un érudit, ce qui se voit rarement ensemble. Il avait cru de-
voir prendre au sérieux un de ces postes consulaires qui, géné-
ralement, n'obligent personne à acquérir des connaissances
spéciales.
En effet, selon les lois ordinaires de l'avancement diploma-
tique, un consul d'Alexandrie se trouve promu d'un jour à
l'autre à la position de ministre plénipotentiaire au Brésil ; un
chargé d'affaires de Canton devient consul général à Hambourg.
Où est la nécessité d'apprendre la langue, d'étudier les mœurs
d'un pays, d'y nouer des l'elations, de s'informer des débouchés
qu'y pourrait trouver notre commerce? Tout au plus pense-t-on
à se préoccuper de la situation , du climat et des agréments de
la résidence qu'on sollicite comme supérieure à celle qu'on
occupe déjà.
Le consul, au moment où je l'ai rencontré au Caire, ne son-
geait qu'à des recherches d'antiquités égyptiennes. Un jour
qu'il me parlait d'hypogées et de pyramides, je lui dis :
— Il ne faut pas tant s'occuper des tombeaux?... Est-ce
que vous sollicitez un consulat dans l'autre monde.^
Je ne croyais guère, en ce moment-là, dire quelque chose de
cruel.
— Ne vous apercevez-vous pas, me répondit-il, de l'état où
je suis?... Je respire à peine. Cependant je voudrais bien voir
les pyramides. C'est pour cela cpie je suis venu au Caire. Ma
résidence à Alexandrie, au bord de la mer, était moins dange-
reuse... ; mais l'air qui nous entoure ici, imprégné de cendre et
de poussière, me sera mortel.
DRUSES ET MARONITES. 429
En effet, le Caire, dans ce moment-là, n'offrait pas une
atmosphère très-saine et me Hiisait l'effet d'un étouffoir fermé
sur des charbons incandescents. Le khamsin soufflait dans les
rues toutes les ardeurs de la Nubie. La nuit seule réparait nos
forces, et nous permettait de subir encore le lendemain.
C'est la triste contre-partie des splendeurs derEg3pte; c'est
toujours comme autrefois le souffle funeste de Tyjihon ((ui
triomphe de l'œuvre des dieux bienfaisants !
Le vent du midi, le khamsin, qui dure environ cinquante
jours, a cependant des intervalles de calme. Unsoir^ après une
journée plus belle qu'à l'ordinaire, le consul m'invita à l'ac-
compagner le lendemain aux pyramides de Gizèh. Nous par-
tâmes au point du jour dans sa voiture, et nous nous arrêtâmes
pour déjeuner à l'île de Roddah, vei'te comme une île de la
Baltique, cultivée à l'anglaise par les soins d'Ibrahim-Pacha,
plantée en partie de peupliers, de saules et d'acacias, avec des
étangs, des rivières factices, peuplés de cygnes et des ponts
chinois sur des allées de gazon.
Le déjeuner fut servi dans un kiosque situé au nord de File
et construit en rocailles, qui avait été longtemps le harem
d'été d'Ibrahim. Ce dernier, séjournant presque toujoui'S à
Alexandrie, ne l'occupait plus depuis quelques années.
— Le palais où nous sommes, me dit le consul, a été mis à
ma disposition par Ibrahim, et je l'habite lorsque le séjour du
Caire me devient trop pénible.
Nous allâmes ensuite visiter toutes les parties de l'île , déli^
cieuse l'etraite où les califes fatimites avaient jadis établi lem
palais ; — le consul me fit voir, à l'extrémité du bras du Nil
qui correspond au vieux Caire , l'endroit où l'on suppose que
Moïse fut recueilli, dans son berceau flottant, par la fille dn
pharaon. Ce point est situé près du Mekfàas , qui, comme on
sait, est destiné à constater la hauteur des inondations. Un
pilier de marbre, hexagone, consaci-é autrefois à Sérapis, est
placé au milieu d'un puits, et a marqué déjà, dumnt trente
siècles, l'étiage du fleuve sacré.
430 VOYAGE EN ORIENT.
Le milieu du jour afriva, et mou pauvre C(>m]iagnon de j
route ne parlait pas d'aller plus loin... Mais je t'ai déjà parlé
de cela.
Est-ce l'atteinte des fièvres que j'ai moi-même éprouvée en
Syrie, qui nie fait revenir à la pensée de cette mort avec un
sentiment si triste?.,.
Et c'est au milieu du cimetière de Galata, devant l'éblouis-
sant tableau de Constantinople et de Scutari, qui bordent sous
mes yeux la côte d'Europe et la côte d'Asie, que je pense tris-
tement à cette fin si prématurée, à cet homme dont les derniers
entretiens m'avaient révélé tant de science modeste et tant
d'affabilité, précieuse en voyage sur cette terre arabe... où
l'on n'a qu'à choisir entre des tombes et des ruines.
Tout m'accable à la fois. J'ai écrit au consul de Beyrouth
en le priant de s'informer du sort des personnes qui m'étaient
devenues chères... Il n'a pu me donner que des renseignements
vagues. Une révolte nouvelle avait éclaté dans le Hauran, ..
Qui sait ce que seront devenus le bon cheik druse, et sa fille,
et l'esclave que j'avais laissée dans leur fauiille? Un prochain
courrier me l'apprendra peut-être.
IIÎ
Péra.
Mon itinéraire de Beyrouth à Co:istantinople est nécessaire-
ment fort succinct. Je m'étais embarqué sur le paquebot au-
trichien, et, le lendemain de mon départ, nous relâchions à
Larnaca, un port de Chypre. Malheureusement, là comme ail-
leurs, il nous était interdit de descendre, à moins de faire
quarantaine. Los côtes sont arides comme dans tout l'archipel;
c'est, dit-on, dans l'intérieur de cette île que l'on retrouve
seulement les vastes jirairies, les bois touffus et les forêts
ombreuses consacrées jadis à la déesse de Paphos. Les ruines
du temple existent encore, et le village qui les entoure est la
résidence d'un évêque.
Le lendemain, nous avons vu se dessiner les sombres mon-
DnUSEj E'i MAUONITES. 431
tagnes des côtes d'Anatolie. Noiis nous sommes encore arrêtes
dans le port de Rhodes. J'ai vu les deux rochers où avaient dû
autrefois se poser les pieds de la statue colossale d'Apollon.
Ce bronze aurait dû être , quant aux proportions humaines,
deux fois plus haut que les tours de Notre-Dame. Deux forts,
bâtis par les anciens chevaliers, défendent cette entrée.
Le lendemain, nous traversâmes la partie orientale de l'ar-
chipel, et nous ne perdions pas un seul instant la terre de vue.
Pendant plusieurs heures, nous avons eu à notre gauche l'île
de Cos , illustrée j)ar le souvenir d'Hipjiocrate. On distinguait
çà et là de charmantes lignes de verdure et des villes aux
blanches maisons, dont il semble que le séjour doit être heu-
reux. Le père de la médecine n'avait pas mal choisi son séjour.
Je ne puis assez m'étonner des teintes roses qui revêtent le
soir et le matin les hautes roches et les montagnes. — C'est
ainsi qu'hier j'avais vu Pathmos , l'île de saint Jean, inondée
de ces doux rayons. Voilà pourquoi, peut-être, l'Apocalypse
a parfois des descriptions si attrayantes... Le jour et la nuit,
l'apôtre rêvait de monstres, de destructions et de guerres; —
le soir et le matin , il annonçait sous des couleurs riantes les
merveilles du règne futur du Christ et de la nouvelle Jéru-
salem, étincelanle de clartés.
On nous a fait faire à Smyrne une quarantaine de dix jours.
Il est vrai que c'était dans un jardin délicieux , avec toute la
vue de ce golfe immense, qui ressemble à la rade de Toulon.
Nous demeurions sous des tentes qu'on nous avait louées.
Le onzième jour, qui était celui de notre liberté, nous avons
eu toute une joui-née pour parcourir les rues de Smyrne, et
j'ai regretté de ne pouvoir aller visiter Bournabat, oîi sont les
maisons de campagne des négociants, et qui est éloigné d'envi-
ron deux lieues. C'est, dit-on, un séjour ravissant.
Smyrne est presque européenne. Quand on a vu le bazar,
pareil à tous ceux de l'Oritnt, la citadelle et le pont des cara-
vanes jeté sur l'ancien Mélès , qui a fourni un surnom à Ho-
n;èrc, le mieux e-t encore âo vi-itcr la rue des Pio es, où l'on
432 VOYAGE E>- ORIENT.
entrevoit, aux fenêtres et sur les portes, les traits furtifs des
jeunes Grecques , — qui ne fuient jamais qu'après s'être laissé
voir , comme la nymphe de Virgile.
Nous avons regagné le paquebot après avoir entendu un
opéra de Donizetti au théâtre italien.
Il a fallu tout un jour pour arriver aux Dardanelles , en
laissant à gauche les livages où fut Troie — et Ténédos , et
tant d'autres lieux célèbres qui ne tracent qu'une ligne bru-
meuse à l'horizon.
Après le détroit, qui semble un large fleuve, on s'engage
pour tout un jour dans la mer de Marmara, et, le lendemain, à
l'aube, on jouit de l'éblouissant spectacle du port de Constan-
tinople, le plus beau du monde assurément.
HOTE DE LEPlLOGUE.
Tous les détails de ce voyage sont e.xacts; sur certains points tou-
tefois, il a fallu grouper les événements pour éviter les longueurs.
L'auteur a appris, depuis, que l'esclave javanaise s'était enfuie de
la maison où il l'avait placée. Le fanatisme religieux n'y a pas été
étranger sans doute.
Quant à son sort actuel , auquel s'est intéressé notre consul , il
semble fixé heureusement, d'après ce post-scriptum trop laconique
ci une lettre adressée à l'auteur par Camille Rogier, le peintre, qui
parcourt la Syrie : « La femme jaune est à Damas, mariée à un Turc,
elle a deux enfants. »
FIN DU T03IE PREMIER.
TABLE
INTRODUCTION
( — L'Archipel 1
TI — La messe de Vénus 5
III — Le songe de Polypliile 7
IV — San-Nicolo 11
V — Aplunori 1 '•
VI — Palaeocastro 18
VII — Les trois Vénus ..... 19
VIIÏ — Les Cyclades 22
IX — Saint-Georges 2.j
X — Les moulins de Syra 29
LES FEMMES DU CAIRE
I — LES MARIAGES COPHTES
I — Le masque et le voile 35
II — Une noce aux flambeaux 40
III — Le drograan Abdallah 46
IV — Inconvénients du célibat 51
V — Le mousky 56
VI — Une aventure au besestain 60
VII — Une maison dangereuse C6
VIII — Le wékil 69
IX - - Le jardin de Rosette 7â
I. 25
434
II — LES liSCLAVES
I — Un lever de soleil 80
II — M. Jean '. 83
III — Les kliowals 87
IV — La kbanoun 8!'
V — Visite au consul de Fiaïuc 9'2
VI — Les derviches Ç .S
VII — Contrariétés domestiques 101
VIII — L'okel des Jellab 104
IX — Le théâtre du Caire 10.1
X — La boutique du barbier 111
XI — La caravane de la Mecque 1 1 4
XII — Abd-el-Ktrim 1 20
XIII — La Javanaise Iv.'i
III LE HAI!i::,I
I — Le passé et l'avenir 128
II — La vie intime à l'époque du kh.:!!ii;.i 132
III — Soins du ménage ^ l.Hô
IV — Premières leçons d'arabe 140
V — L'aimable interprète 14i^
VI — L'Uc de Roddali 14(;
VII — Le harem du vice-roi 1 ôii
VIII — Les mystères du h^ireui KiO
IX — La leçon de fr inçais lui
X — Choubrah ! 16(i
XI — Les afntc's IGVI
IV — LES prnA.iriOEs
I -- L'ascension , ~ 17'^
Il — La plate-forme l"li
III — Les épreuves , 1 f'i
IV — Dé,.art 192
V — LA CAISGE
I — Préparatifs de navigation 193
II — Une fête de famille 196
III — Le mutihir l&'J
IV — Le sirafeh 203
V — La foret de pierre. 20d
VI — Un déjeimer en quarantaine 211
^35
VI LA SANTA - BARBARA
I — Un compagnon ^ c < • • s- i : . c . . . . . . 218
II — Le lac Meiiz;.loli ..,.-.» 222
III — L.i boiub^udc 225
IV — Andai-e sul marc , 228
V — Idylle . • . 232
VI — Journal de bord 235
VU — Le matelot Hadji 230
VIII — La menace 243
IX — Côtes de Palestine 247
X — La quarantaine 250
VII LA MONTAGNE
1 — Le père Plancliet 255
Il — Le kief • 261
III — La table d'hôte 264
IV — Le palais du pacha 269
V — Les bazars. — Le port 273
VI — Le tombeau du s.iuton , 278
DRUSES ET MARONITES
I UN PlilNCE DU LIBAN
I — La montagne 285
II — Un village mixte , , 291
III — Le manoir 296
IV — Une ^;hasse 300
V — Le kesrouau , 304
VI — Un combat 307
II — LE PKISONMrU
I — Le matin et le soir , 314
II — Une visite à l'école française 320
III — L'akkalé 323
IV — Le cheik druse 331
III — HISTOIRE DU CALIFE HAKEM
1 — Le hachich ....,',.. 340
II — La disette , « 348
436 TA RLE.
ni — La dame du r(i\ iiurnc 352
IV — Le Moristan. . ." 358
V — L'inceiullL- ilu Caire 366
VI — Les deux califes 373
VII — Le départ 381
IV LES AKKAI.S L ANTILIBAN
I — Le paquebot 386
il — Le pope et sa femme , . 391
ITI — Un déjeuner à Saint-Jeaii-d'Acre 398
IV — Aventure d'un Mar.scillais 404
V — Le dîner du pacha 410
VI — Correspondance (fragments) 413
V — EPILOGUE
I — De Constantinople 426
II — De Galata 427
1 II — De Péra • 430
riîi DE LA TAELII
Paris. — Imp. N.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier
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Gérard de Nerval, Gérard
Labninie
Voyage en Orient
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