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Full text of "Voyage en Orient"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/voyageenorient01nerv 


ŒUVRES    COMPLÈTES 

DE 

GÉRARD   DE  NERVAL 

II 


VOYAGE   EN    ORIENT 
I 


CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 


ŒUVRES   COMPLETES 

DE 

GÉRARD   DE  NERVAL 

PnÉCÉDÉES 

Dune  NOTICE  par  THÉOPHILE    GAUTIER 

Format  i;raiid  iu-l8. 


LES  DEUX  FAUST  DE  GCETHE  (Traduction) 1  vol. 

LES  ILLUMINÉS.  —   LES  FAUX  SAULNIERS 1  — 

POÉSIES  COMPLÈTES 1  — 

LE   RÊVE  ET    LA   VIE.  —    LES   FILLES    DU    FEU.   —    LA 

BOHÈME  GALANTE 1  — 

VOYAGE  EN  ORIENT 2  — 

Collection  Michel  Lévy 

LA  BOHÈME  GALANTE 1  — 

LES  FILLES  DU  FEU 1  — 

LORELY.  Scènes  de  la  vie  allemande 1  — 

LB  MARQUIS  DE  FAYOI.LES 1  — 


Paris.  —  1,110.  N.-M.  D'JVAL,  17,  rue  rie  rEchiqiiief 


^ 


VOYAGE 


EN  ORIENT 


GERARD   DE   NERVAL 


I 

LES  FEMMES  DU  CAIRE  —  DRUSES  ET  MARONITES 


SEULE    EDITION   COMPLETS 


'î^i^-4^ 


PARIS 


CALMANN   LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE   MAISON   MICHEL   LÉVY  FRÈRES 

3,    RUE   AUBER,    3 

iss; 


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DS 

^57 


'      7 


VOY/VGE  EN  ORIENT 


INTRODUCTION 


A  UN  AMI 


I    —     L    ARCHIPEL 

Nous  avions  quitté  Malte  depuis  deux  jours,  et  aucune  terre 
nouvelle  n'apparaissait  à  l'horizon.  Des  colombes  —  venues 
peut-être  du  mont  Eryx  —  avaient  pris  passage  avec  nous 
pour  Cythère  ou  pour  Chypre,  et  reposaient,  la  nuit,  sur  les 
vergues  et  dans  les  hunes. 

Le  temps  était  beau,  la  mer  calme^  et  l'on  nous  avait  promis 
qu'au  matin  du  troisième  jour,  nous  pourrions  apercevoir  les 
côtes  de  Morée.  Faut-il  l'avouer?  l'aspect  de  ces  îles,  réduites 
à  leurs  seuls  rochers,  dépouillées  par  des  vents  terribles  du 
peu  de  terre  sablonneuse  qui  leur  restât  depuis  des  siècles,  ne 
répond  guère  à  l'idée  que  j'en  avais  encore  hier  en  m'éveillant. 
Pourtant,  j'étais  sur  le  pont  dès  cinq  heures,  cherchant  la 
terre  absente,  épiant,  à  quelque  bord  de  cette  roue  d'un  bleu 
sombre  que  tracent  les  eaux  sous  la  coupole  azurée  du  ciel, 
{tendant  la  vue  du  Taygète  lointain  comme  l'apparition  d'un 
I  1 


2  VOYAGE     EN     ORIENT. 

dieu.  L'horizon  était  oI)sfur  encore  ;  mais  l'étoile  du  matin 
rayonnait  d'un  feu  clair  dont  la  mer  était  sillonnée.  Les  roues 
du  navire  chassaient  l'écume  éclatante,  qui  laissait  bien  loin 
dcrrit're  nous  sa  longue  traînée  de  phosphore.  «  Au  delà  de 
cette  mer,  disait  Corinne  en  se  tournant  vers  l'Adriatique,  il  y 
a  la  Grèce...  Cette  idée  ne  suffit-elle  pas  pour  émouvoir?  » 
Et  moi,  plus  heureux  qu'elle,  plus  heureux  que  "Winckelmaim, 
qui  la  rêva  toute  sa  vie,  et  que  le  moderne  Anacréon,  qui  vou- 
drait y  mourir,  — j'allais  la  voir  enfin,  lumineuse,  sortir  des 
eaux  avec  le  soleil  ! 

Je  l'ai  vue  ainsi,  je  l'ai  vue  .  ma  journée  a  commencé  comme 
un  chant  d'Homère!  C'était  vraiment  l'Aurore  aux  doigts  de 
rose  qui  m'ouvrait  les  portes  de  l'Orient  !  Et  ne  parlons  plus  des 
aurores  de  nos  pays,  la  déesse  ne  va  pas  si  loin.  Ce  que  nous 
autres  barbares  appelons  l'aube  ou  le  point  du  jour,  n'est 
qu'un  pâle  reflet,  terni  par  l'atmosphère  impure  de  nos  cli- 
mats déshérités. Voyez  déjà,  de  cette  ligne  ardente  qui  s'élargit 
sur  le  cercle  des  eaux,  partir  des  rayons  roses  éjjanouis  en 
gerbe,  et  ravivant  l'azur  de  l'air  qui  plus  haut  reste  sombre 
encore.  Ne  dirait-on  pas  que  le  front  d'une  déesse  et  ses  bras 
étendus  soulèvent  peu  à  peu  le  voile  des  nuits  étincelant  d'é- 
toiles? Elle  vient,  elle  approche,  elle  glisse  amoureusement 
sur  les  flots  divins  qui  ont  donné  le  jour  à  Cythérée...  Mais 
que  dis-je!  devant  nous,  là-bas,  à  l'horizon,  cette  cote  ver- 
meille, ces  collines  empourprées  qui  semblent  des  nuages,  c'est 
lile  même  de  Vénus,  c'est  l'antique  Cythère  aux  rochei's  de 
porphyre  :  Ku'jr'p/]  iropiiupotic-aa....  Aujoui'd'hui,  cette  ile  s'ap- 
pelle Cérigo,  et  appartient  aux  Anglais. 

N'oilà  mon  rêve...  et  voici  mon  réveil!  Le  ciel  et  la  mer  sont 
toujours  là;  le  ciel  d'Orient,  la  mer  d'Ionie  se  donnent  chaque 
matin  le  saint  baiser  d'amour;  mais  la  terre  est  morte,  morte 
sous  la  main  de  l'homme,  et  les  dieux  se  sont  envolés  ! 

ce  Je  t'apprendrai  la  vérité  sur  les  oracles  de  Delphes  et  de 
Claros,  disait  ApoUon  à  son  prêtre.  Autrefois,  il  sortit  du  sein 
de  la  terre  et  des  bois  une  infinité  d'oracles  et  des  exhalaisons 


1 N  T  R  O  D  L'  C  T I  O  \ . 


qui  inspiraient  des  fureurs  divines,  ^iuh  la  terre,  par  les  chan- 
gements continuels  que  le  temps  amène,  a  repris  et  fait  ren- 
trer en  elle  fontaines,  exhalaisons  et  oracles.  »  Voilà  ce  qu'a 
rapporté  Porph}Te,  selon  Eusèbe. 

Ainsi  les  dieux  s'éteignent  eux-mém€s  ou  quittent  la  terre, 
vers  qui  l'amour  des  honnnes  ne  les  appelle  plus  !  Leurs  boca- 
ges ont  été  coupés,  leuis  sources  taries,  leurs  sanctuaires  pro- 
fanés; par  où  leur  serait-il  possible  de  se  miinifester  encore? 
O  Vénus  Uranie!  leine  de  cette  lie  et  de  cette  montagne,  d'où 
tes  traits  menaçaient  le  monde;  Vénus  Armée:  qui  régnas  de- 
puis au  Capitole,  où  j"ai  salué  (dans  le  musée)  ta  statue  encore 
debout,  pourquoi  n'ai-je  pas  le  coui-age  de  croire  en  toi  et  de 
t'invoquer,  déesse!  comme  l'ont  fait  si  longtemps  nos  pères, 
avec  ferveur  et  simplicité?  >'es-tu  pas  la  source  de  tout 
amour  et  de  toute  noble  ambition,  La  seconde  des  mères  saintes 
qui  trônent  au  centre  du  monde,  gardant  et  protégeant  les 
tV'pes  éternels  des  fennnes  créées  contre  le  double  effort  de  la 
mort  qui  les  change,  ou  du  néant  qui  les  attire?...  Mais  vous 
êtes  là  toutes  encore,  sur  vos  astres  étincelants;  l'homme  est 
forcé  de  vous  reconnaître  au  ciel,  et  la  science  de  vous  nom- 
mer. O  vous,  les  trois  grandes  déesses,  pardonnez-vous  à  la 
terre  ingrate  d'avoir  oublié  vos  autels? 

Pour  rentrer  dans  la  prose,  il  faut  avouer  que  Cythère  n'a 
conservé,  de  toutes  ses  beautés,  que  ses  rocs  de  porphyre, 
aussi  tristes  à  voir  que  de  simples  rochers  de  grès.  Pas  un  ar- 
bre sur  la  côte  que  nous  avons  suivie,  pas  une  rose,  hélas  !  pas 
un  coquillage  le  long  de  ce  bord  où  les  néréides  avaient  choisi 
la  conque  de  Cypris.  Je  cherchais  les  bergers  et  les  bergères 
de  "Watteau,  leurs  navires  ornés  de  guirlandes  abordant  des 
rives  fleuries  ;  je  rêvais  ces  folles  bandes  de  pèlerins  d'amour 
aux  niimteaux  de  satin  changeant...  Je  n'ai  aperçu  qu'un  gen- 
tleman qui  tirait  aux  bécasses  et  aux  pigeons,  et  des  soldats 
écossais  blonds  et  rêveurs,  cherchant  peut-être  à  l'horizon  les 
brouillards  de  leur  patrie. 

rsous  nous  arrêtâmes  bientôt  au  port  San-Mcolo,  à  la  pointe 


4  VOYAGE     EN     ORIENT. 

orientale  de  lile,  \is-à-vis  du  cap  Saint-Ange,  qu'on  aperce- 
vait à  quatre  lieues  en  mer.  Le  peu  de  durée  de  notre  séjour 
n'a  permis  à  personne  de  visiter  Capsali,  la  capitale  de  l'île; 
mais  on  aperce^ait  au  midi  le  rocher  qui  domine  la  ville,  et 
d'où  Ton  peut  découvrir  toute  la  surface  de  Cérigo,  ainsi 
qu'une  partie  de  la  Morée,  et  les  côtes  mêmes  de  Candie  quand 
le  temps  est  pur.  C'est  sur  cette  hauteur,  couronnée  aujour- 
d'hui d'un  château  militaire,  que  s'élevait  le  temple  de  Vénus 
Céleste.  La  déesse  était  vêtue  en  guennère,  armée  d'un  javelot, 
et  semblait  dominer  la  mer  et  garder  les  deslins  de  l'archipel 
grec  comme  ces  figures  cabalistiques  des  contes  arabes,  qu'il 
faut  abattre  pour  détruire  le  charme  attaché  à  leur  présence. 
Les  Romains,  issus  de  Vénus  par  leur  aïeul  Enée,  purent  seuls 
enlever  de  ce  rocher  superbe  sa  statue  de  bois  de  myrte,  dont 
les  contours  puissants,  drapés  de  voiles  symboliques,  rappe- 
laient l'art  primitif  des  Pélasges.  C'était  bien  la  grande  déesse 
génératrice,  Aphrodite  ^Méla^nia  ou  la  >~oire,  portant  sur  la  tête 
le  polos  hiératique,  ayant  les  fers  aux  pieds,  comme  enchaînée 
par  force  aux  destins  de  la  Grèce,  qui  avait  vaincu  sa  chère 
Troie...  Les  Romains  la  transportèi'ent  au  Capitole,  et  bientôt 
la  Grèce,  étrange  retour  des  destinées  !  appartint  aux  descen- 
dants régénérés  des  vaincus  d'Ilion. 

Qui  cependant  reconnaîtrait,  dans  la  statue  cosmogonique 
(pie  nous  venons  de  décrire,  la  Vénus  frivole  des  poètes,  la 
mère  des  Amours,  répt)use  légère  du  boiteux  Vulcain? 

On  l'appelait  la  prévoyante,  la  victorieuse,  la  dominatrice 
des  mers,  —  Enplœa,  Pontia;  _  Apostrophia,  qui  détourne 
des  passions  criminelles  ;  et  encore,  l'aînée  des  Parques,  som- 
bre idéalisation.  Aux  deux  côtés  de  l'idole  peinte  et  dorée,  se 
tenaient  les  deux  amours  Eros  et  Antéros,  consacrant  à  leur 
mère  des  pavots  et  des  grenades.  Le  symbole  qui  la  distinguait 
des  autres  déesses  était  le  croissant  surmonté  d'une  étoile  à 
huit  rayons;  ce  signe,  brodé  sur  la  pourpre,  règne  encore  sur 
rOrient,  mais  c'est  bien  chez  ceux  qui  l'arborent  que  Vénus  a 
toujours  le  voile  sur  la  tête  et  les  rhaînos  aux  pieds. 


I N  1  R o i) 1 1;  r i(j N .  5 

Voilà  quelle  était  l'austère  dcesse  adorée  à  Sparte,  à  Co- 
rintlie  et  dans  une  partie  de  Cythère  aux  âpres  rochers;  celle- 
là  était  bien  la  fille  des  mères  fécondées  par  le  sang  divin  d'U- 
ranus,  et  se  dégageant  froide  encore  des  flancs  engourdis  de  la 
nature  et  du  chaos. 

L'autre  Vénus  —  car  beaucoup  de  poètes  et  de  pliilosojihes, 
particulièrement  Platon,  reconnaissaient  deux  Vénus  diffé- 
rentes —  était  la  fille  de  Jupiter  et  de  Dionée;  on  rajipelait 
Vénus  Populaire,  et  elle  avait,  dans  une  autre  paitie  de  l'ile  de 
Cythère,  des  autels  et  des  sectateurs  tout  différents  de  ceux  de 
Vénus  Uranie.  Les  poètes  ont  pu  s'occuper  librement  de  celle- 
là,  qui  n'était  point,  comme  l'autre,  protégée  par  les  lois  d'une 
théogonie  sévère,  et  ils  lui  prêtèrent  toutes  leurs  fantaisies  ga- 
lantes, qui  nous  ont  transmis  une  Irès-fausse  image  du  culte 
sérieux  des  païens.  Que  dirait-on  dans  l'avenir  des  mystères 
du  catholicisme,  si  l'on  était  réduit  à  les  juger  au  travers  des 
interprétations  ironic[ues  de  Voltaire  ou  de  Parny?  Lucien, 
Ovide,  Apulée,  appartiennent  à  des  cpocjues  non  moins  scepti- 
ques ,  et  ont  seuls  influé  sur  nos  esprits  superficiels ,  peu 
curieux  d'étudier  les  vieux  poèmes  cosmogoniques  dérivés  des 
sources  chaldéennes  ou  syriaques. 

II    -        LA     MESSE     DE     VÉXUS 

"L' Hypncrotoniachic  nous  donne  C[uelc[ues  détails  curieux  sur  le 
culte  de  la  Vénus  Céleste  dans  File  de  Cythère,  et,  sans  admettre 
comme  une  autorité  ce  livre  où  Timagination  a  coloré  bien  des 
pages,  on  peut  y  rencontrer  souvent  le  résultat  d'études  ou 
d'impressions  fidèles. 

Deux  amants,  Polyphile  et  Polia,  se  préparent  au  pèlerinage 
de  Cythère. 

Ils  se  rendent  sur  la  rive  de  la  mer,  au  temple  somptueux 
de  Vénus  Physisoé?  Là,  des  prêtresses,  dirigées  par  une 
plieuse  mitrée,  adressent  d'abord  pour  eux  des  oraisons  aux 
dieux  Foricule,   T.imentin,  et  à    la  déesse  Cardina.  Les  reli- 


6  VOYAGE     EN     ORIENT. 

gieuses  étaient  vêtues  d'écarlate,  et  portaient,  en  outre,  des 
surplis  de  coton  clair  un  peu  plus  courts;  leurs  cheveux  pen- 
daient sur  leurs  épaules,  La  première  tenait  le  livre  des  céré- 
monies; la  seconde,  une  aumusse  de  fine  soie;  les  autres,  une 
châsse  d'or,  le  ccccspiie  ou  couteau  du  sacrifice,  et  le  préléricule, 
ou  vase  de  libation;  la  septième  portait  une  mitre  d'or  avec 
ses  pendants;  une  plus  petite  tenait  un  cierge  de  cire  vierge; 
toutes  étaient  couronnées  de  fleurs.  L'aumusse  que  portait  la 
prieuse  s'attachait  devant  le  front  à  un  fermoir  d'or  incrusté 
d'une  ananchite,  pierre  lalismanique  par  laquelle  on  évoquait 
les  figures  des  dieux. 

La  prieuse  fit  approcher  les  amants  d'une  citerne  située  au 
milieu  du  temple,  et  en  ouvrit  le  couvercle  avec  une  clef  d'or; 
puis,  en  lisant  dans  le  saint  livre  <à  la  clarté  du  cierge,  elle 
bénit  l'huile  sacrée,  et  la  répandit  dans  la  citerne;  ensuite  elle 
prit  le  cierge,  et  en  fit  tourner  le  flambeau  près  de  l'ouverture, 
disant  à  Polia  :  «  Ma  fille,  que  demandez-vous  ?  —  Madame, 
dit-elle,  je  demande  grâce  pour  celui  qui  est  avec  moi,  et  désire 
que  nous  puissions  aller  ensemble  au  royaume  de  la  grande 
Mère  divine  pour  boire  en  sa  sainte  fontaine.  3>  Sur  quoi,  la 
prieuse,  se  tournant  vers  Pol3'phile,  lui  fit  une  demande  pareille, 
et  l'engagea  à  plonger  tout  à  fait  le  flambeau  dans  la  citerne. 
Ensuite  elle  attacha  avec  une  cordelle  le  vase  nommé  lépaste, 
qu'elle  fit  descendre  jusqu'à  l'eau  sainte,  et  en  puisa  pour  la 
faire  boire  à  Polia.  Enfin,  elle  referma  la  citerne,  et  adjura  la 
déesse  d'être  favorable  aux  deux  amants. 

Après  ces  cérémonies,  les  prêtresses  se  rendirent  dans  une 
sorte  de  sacristie  ronde,  oîi  l'on  apporta  deux  cygnes  blancs  et 
un  vase  plein  d'eau  marine,  ensuite  deux  tourterelles  attachées 
sur  une  corbeille  garnie  de  coquilles  et  de  roses,  qu'on  posa 
sur  la  table  des  sacrifices;  les  jeunes  filles  s'agenouillèrent  au- 
tour de  l'autel,  et  invoquèrent  les  très-saintes  Grâces,  Aglaïa, 
Thalia  et  Eiiphrosine,  ministres  de  Cythérée,  les  priant  de 
quitter  la  fontaine  Acidale,  qui  est  à  Orchomène,  en  Béotie,  et 
oij  elles  font  résidence,  et,  comme  Grâces  divines,   de  venir 


I  K  T  n  O  D  L"  c  ;  I  O  N  .  7 

accepter  la  profession  religieuse  laite  à  leur  maîtresse  eu 
leur  nom . 

Après  cette  invocation,  Polia  s'approcha  de  l'autel  couvert 
d'aromates  et  de  parfums,  y  mit  le  feu  elle-même,  et  alimenta 
la  flamme  de  branches  de  myrte  séché.  Ensuite  elle  dut  poser 
dessus  les  deux  tourterelles,  frappées  du  couteau  cécespite,  et 
plumées  sur  la  table  d'anclabre,  le  sang  étant  mis  à  part  dans 
un  vaisseau  sacré.  Alors  commença  le  divin  service,  entonné  par 
une  chanlresse,  à  laquelle  les  autres  répondaient;  deux  jeunes 
religieuses  placées  devant  la  prieuse  accompagnaient  l'office 
avec  des  flûtes  lydiennes  en  ton  lydien  natuiel. 

Chacune  des  prêtresses  portait  un  rameau  de  myrte,  et, 
chantant  d'accord  avec  les  flûtes,  elles  dansaient  autour  de 
l'autel  pendant  que  le  sacrifice  se  consumait. 

Je  viens  de  résumer,  à  l'intention  des  artistes,  les  principaux 
détails  de  cette  sorte  de  messe  de  Vénus. 

Nous  verrons  quelles  autres  cérémonies  se  faisaient  à  Cythère 
même,  dans  ce  royaume  de  la  maîti'esse  du  monde,  —  Ku-^rota 
Ku6r|7r£ioJv  xai  savOou  xcamou,  —  aujourd'hui  possédé  par  cette 
autre  dominatrice  charmante,  la  reine  Victoria. 

m    LE     SO^GE     DE     POLYPHILE 

Je  suis  loin  de  vouloir  citer  Polyphile  comme  une  autorité 
scientifique;  Polyphile,  c'est-à-dire  Francesco  Colonna,  a  beau- 
coup cédé  sans  doute  aux  idées  et  aux  visions  de  son  temps; 
mais  cela  n'empêcjie  pas  qu'il  n'ait  puisé  cei'taines  parties  de 
son  livre  aux  bonnes'  sources  grecques  et  latines,  et  je  pouvais 
faire  de  même,  mais  j'ai  mieux  aimé  le  citer. 

Que  Polyphile  et  Polia,  ces  saints  martyrs  d'amour,  me  par- 
donnent de  toucher  à  leur  mémoire!  le  hasard  —  s'il  est  un 
hasard  —  a  remis  en  mes  mains  leur  histoire  mystique,  et  j'i- 
gnorais à  cette  heure-là  même  qu'un  savant  j)lus  poète,  un 
poète  plus  savant  que  moi  avait  fait  reluire  sur  ces  pages  le 
dernier  éclat  du  génie  que  recelait  son   front  {">enché.    Il  fut 


8  V  O  ^  A  r,  IL     E  N     O  R  I  E  N  T . 

comme  eux  un  des  plus  liileles  iipùties  de  l'amour  pur...  et, 
parmi  nous,  l'un  des  derniers. 

Reçois  aussi  ce  souvenir  d'un  de  tes  amis  inconnus,  bon 
Xodier,  belle  âme  diviwe,  qui  les  immortalisais  en  mourant*'. 
Comme  toi,  je  croyais  en  eux,  et  comme  eux  à  l'amour  céleste, 
dont  Polia  ranimait  la  flamme,  et  dont  Polyphile  reconstrui- 
sait en  idée  le  palais  splendide  sur  les  rocbers  cjthéréens. 
A  ous  savez  aujourd'hui  quels  sont  les  vrais  dieux,  esprits 
doublement  couronnés  :  païens  par  le  génie,  chrétiens  par  le 
cœur! 

Et  moi  qui  vais  descendre  dans  cette  île  sacrée  que  Francesco 
a  décrite  sans  l'avoir  vue,  ne  suis-je  pas  toujours,  hélas!  le  fils 
d'un  siècle  déshérité  d'illusions,  qui  a  besoin  de  toucher  pour 
croire,  et  de  rêver  le  passé...  sur  ses  débris?  Il  ne  m'a  pas  suffi 
de  mettre  au  tombeau  mes  amours  de  chair  et  de  cendre,  pour 
bien  m'assurer  que  c'est  nous,  vivants,  qui  marchons  dans  un 
monde  de  fantômes. 

Polyphile,  plus  sage,  a  connu  la  vraie  Cythère  pour  ne  l'avoir 
point  visitée,  et  le  véritable  amour  pour  en  avoir  repoussé 
l'image  mortelle.  C'est  une  histoire  touchante  qu'il  faut  lire 
dans  ce  dernier  livre  de  Nodier,  quand  on  n'a  pas  été  à  même  de 
la  deviner  sous  les  poétiques  allégories  du  Songe  de  Polyphile. 

Francesco  Colonna,  l'auteur  de  cet  ouvrage,  était  un  pauvre 
peintre  du  xv®  siècle,  qui  s'éprit  d'un  fol  amour  pour  la  prin- 
cesse Lucrélia  Polia  de  Trévise.  Orphelin  recueilli  par  Giacopo 
Bellini,  père  du  peintre  plus  illustre  que  nous  connaissons,  il 
n'osait  lever  les  yeux  sur  l'héritière  d'une  des  plus  grandes 
maisons  de  l'Italie.  Ce  fut  elle-même  qui,  profitant  des  libertés 
d'une  nuit  de  carnaval,  l'encouragea  à  tout  lui  dire  et  se  montra 
touchée  de  sa  peine.  C'est  une  noble  figure  que  Lucrétia  Polia, 
sœur  poétique  de  Juliette,  de  Léonore  et  de  Bianca  Capello.  La 
distance  des  conditions  rendait  le  mariage  impossible;  l'autel 
du  Christ...   du  Dieu   de  l'égalité!...   leur  était  interdit;  ils 

I.  Franciscus  Columna,  dernière  nouvelle  de  Charles  >'odicr. 


I  NTHOD  LMTIO^i. 


rêveront  celui  de  dieux  plus  iiuhil^ciits,  ils  invoquèrent  l'an- 
tique Éros  et  sa  mère  Aphrodite,  et  leurs  hommages  allèrent 
frapper  des  cieux  lointains  désaccoutumés  de  nos  prières. 

Dès  lors,  imitant  les  chastes  amours  des  croyants  de  Vénus 
Uranie,  ils  se  promirent  de  vivre  séparés  pendant  la  vie  pour 
être  unis  après  la  mort,  et,  chose  hizarre,  ce  fut  sous  les  formes 
de  la  foi  chrétienne  qu'ils  accomplirent  ce  vœu  païen.  Crurent- 
ils  voir  dans  la  Vierge  et  son  fils  l'antique  symhole  de  la  grande 
Mère  divine  et  de  l'enfant  céleste  qui  emhrasent  les  cœurs? 
Osèrent-ils  pénétrer  à  travers  les  ténèhres  mystiques  jusciu'à  la 
primitive  Isis,  au  voile  éternel,  au  masque  changeant,  tenant 
d'une  main  la  croix  ansée,  et  sur  ses  genoux  l'enfant  Horus 
sauveur  du  monde'... 

Aussi  bien  ces  assimilations  étranges  étaient  alors  de  grande 
mode  en  Italie.  L'école  néoplatonicienne  de  Florence  triom- 
phait du  vieil  Aristote,  et  la  théologie  féodale  s'ouvrait  connue 
une  noire  écorce  aux  frais  bourgeons  de  la  renaissance  philo- 
sophique c[ui  florissait  de  toutes  parts.  Francesco  devint  un 
moine,  Lucrèce  une  religieuse,  et  chacun  garda  en  son  cœur 
la  belle  et  pure  image  de  l'autie,  passant  les  jours  dans  l'étude 
des  philosophies  et  des  religions  antiques,  et  les  nuits  à  rêver 
son  bonheur  futur  et  à  le  parer  des  détails  splendides  que  lui 
révélaient  les  vieux  écrivains  de  la  Grèce.  O  double  existence 
heureuse  et  bénie,  si  l'on  en  croit  le  livre  de  leurs  amours! 
quelquef(jis  les  fêtes  piuupeuses  du  clergé  italien  les  rappro- 
chaient dans  une  même  église,  le  long  des  rues,  sur  les  places 
où  se  déroulaient  des  processions  solennelles,  et  seuls,  à  l'insu 
de  la  foule,  ils  se  saluaient  d'un  doux  et  mélancolique  regard  : 
«  Frère,  il  faut  mourir!  —  Sœur,  il  f;uit  mourir!  »  c'est-à-dire 
nous  n'avons  plus  que  peu  de  temps  à  traîner  notre  chaîne... 
Ce  sourire  échangé  ne  disait  que  cela. 

Cependant  Polyphile  écrivait  et  léguait  à  l'admiration  des 
amants  futurs  la  noble  histoire  de  ces  combats,  de  ces  peines, 
de  ces  délices.  Il  peignait  les  luiits  enchantées  où,  s' échappant 
de  notre  monde  plein  de  la  loi  d'un  Dieu  sévère,  il  rejoignait 

1. 


10  VOYAGE     EN     OUIENT. 

en  esprit  la  douce  Polla  aux  saintes  demeures  de  Cytbérée. 
L'âme  fidèle  ne  se  faisait  pas  attendre,  et  tout  Tempire  mytho- 
logique s'ouvrait  à  eux  de  ce  moment.  Comme  le  héros  d'un 
poëme  plus  moderne  et  non  moins  sublime',  ils  franchissaient 
dans  leur  douijle  rêve  Timmensité  de  l'espace  et  des  temps;  la 
mer  Adriatique  et  la  sombre  Thessalie,  où  l'esprit  du  monde 
,incien  s'éteignit  aux  champs  de  Pharsale  !  Les  fontaines  com- 
mençaient à  sourdre  dans  leurs  grottes,  les  rivières  redevenaient 
fleuves,  les  sommets  arides  des  monts  se  couronnaient  de  bois 
sacrés;  le  Pénée  inondait  de  nouveau  ses  grèves  altérées,  et 
partout  s'entendait  le  travail  sourd  des  Cabires  et  des  Dactyles 
reconstruisant  pour  eux  le  fantôme  d'un  univers.  L'étoile  de 
Vénus  grandissait  comme  un  soleil  magique  et  versait  des 
rayons  dorés  sur  ces  plages  désertes,  que  leurs  moits  allaient 
repeupler;  le  faune  s'éveillait  dans  son  antre,  la  naïade  dans  sa 
fontaine,  et  des  bocages  reverdis  s'échappaient  les  hamadryades. 
Ainsi  la  sainte  aspiration  de  deux  âmes  pures  l'endait  pour  un 
instant  au  monde  ses  forces  déchues  et  les  esprits  gardiens  de 
son  antique  fécondité. 

Cest  alors  qu'avait  lieu  et  se  continuait  nuit  par  nuit  ce  pèle- 
rinage, qui,  à  travers  les  plaines  et  les  monts  rajeunis  de  la 
Grèce,  conduisait  nos  deux  amants  à  tous  les  temples  renommés 
de  Vénus  Céleste  et  les  faisait  arriver  enfin  au  principal  sanc- 
tuaire de  la  déesse,  à  l'île  de  Cythère,  où  s'accomplissait  l'union 
spirituelle  des  deux  religieux,  Polyphile  et  Polia. 

Le  frèie  Francesco  mourut  le  premier,  ayant  terminé  son 
pèlerinage  et  son  livre;  il  légua  le  manuscrit  à  Lucrèce,  qui, 
grande  dame  et  puissante  comme  elle  était,  ne  craignit  point  de 
le  faire  imprimer  par  Aide  Alanuce,  et  le  fit  illustrer  de  dessins, 
fort  beaux  la  plupart,  représentant  les  principales  scènes  du 
songe,  les  cérémonies  des  sacrifices,  les  temples,  figures  et 
symboles  de  la  grande  Mère  divine,  déesse  de  Cythère.  Ce  livre 
d'amour  platonique  fut  long?cjîins  l'évangile  des  cœurs  amou- 

I.  Faust,  secoade  partie. 


INTRODUCTION.  11 

renx  dans  ce  beau  pays  d'Italie,  qui  ne  rendit  pas  toujours  à 
la  Vénus  Céleste  des  hommages  si  épurés. 

Pouvais-je  faire  mieux  que  de  relire,  avant  de  toucher  à 
Cythère,  le  livre  étrange  de  Polyphile,  qui,  comme  Nodier  l'a 
fait  remarquer,  présente  une  singularité  charmante  ;  l'auteur 
a  signé  son  nom  et  son  amour  en  employant  en  tête  de  chaque 
chapitre  un  certain  nombre  de  lettres  choisies  pour  former  la 
légende  suivante  :  Polinm  frater  Franciscus  Colunina  peramn- 
vit^ .  Que  sont  les  amours  d'Abailard  et  d'Héloïse  auprès  de 
■cela  ? 

IV   SAN-NICOLO 

En  mettant  le  pied  sur  le  sol  de  Cérigo,  je  n'ai  pu  songer 
^ans  peine  que  cette  île,  dans  les  premières  années  de  notre 
siècle,  avait  appartenu  à  la  France.  Héritière  des  possessions 
de  Venise,  notre  patrie  s'est  vue  dépouillée  à  son  tour  par 
l'Angleterre,  qui,  là,  comme  à  Malte,  annonce  en  latin  aux 
passants  sur  une  tablette  de  marbre,  que  «l'accord  de  l'Europe 
et  V aniou?-  àe  ces  îles  lui  en  ont,  depuis  1814,  assuré  la  souve- 
raineté. »  —  Amour  !  dieu  des  Cythéréens,  est-ce  bien  toi  qui 
as  ratifié  cette  prétention? 

Pendant  que  nous  rasions  la  côte,  avant  de  nous  abriter  à 
San-]NicoIo,  j'avais  aperçu  un  petit  monument,  vaguement  dé- 
coupé sur  l'azur  du  ciel,  et  qui,  du  haut  d'un  rocher,  semblait 
la  statue  encore  debout  de  quelque  divinité  protectrice... 
IMais,  en  approchant  davantage,  nous  avons  distingué  claire- 
ment l'objet  qui  signalait  cette  côte  à  l'attention  des  voyageurs. 
C'était  un  gibet,  xui  gibet  à  trois  branches,  dont  une  seule  était 
garnie.  Le  premier  gibet  réel  que  j'aie  vu  encore,  c'est  sur  le 
sol  de  Cythère,  possession  anglaise,  qu'il  m'a  été  donné  de 
l'apercevoir  ! 

Je  n'irai  pas  à  Capsali  ;  je  sais  qu'il  n'existe  plus  rien  du 
lemple  que  Paris  fit  élever  à  Vénus  Dionéc,  loisque  le  mauvais 

.1.   «  Le  frère  Frut  cc-ico  Oolonna  .1  aimé  tendiLincnt  Poli.i.  » 


12  VOYAGE     EN     ORIENT. 

temps  le  força  de  séjourner  seize  jours  à  Cythère  avec  Hélène 
qu'il  enlevait  à  son  éjDOiix.  On  montre  encore,  il  est  vrai,  la 
fontaine  qui  fournit  de  l'eau  à  l'équipage,  le  bassin  où  la  plus 
belle  des  femmes  lavait  de  ses  mains  ses  robes  et  celles  de  son 
amant;  mais  une  église  a  été  construite  sur  les  débris  du  tem- 
ple, et  se  voit  au  milieu  du  port.  Rien  n'est  l'esté  non  plus  sur 
la  montagne  du  temple  de  Vénus  Uranie,  qu'a  remplacé  le  fort 
Vénitien,  aujourd'hui  gardé  par  une  compagnie  écossaise. 

Ainsi  la  Vénus  Céleste  et  la  Vénus  populaire,  révérées,  l'une 
sur  les  hauteurs  et  l'autre  dans  les  vallées,  n'ont  point  laissé 
de  traces  dans  la  capitale  de  l'île,  et  l'on  s'est  occupé  à  peine 
de  fouiller  les  ruines  de  l'ancienne  ville  de  Scandie,  près  du 
port  d'Avlémona,  profondément  cachées  dans  le  sein  de  la 
terre;  là,  peut-être,  on  retrouverait  quelques  monuments  de 
la  troisième  Vénus,  l'aînée  des  Parques,  l'antique  reine  du 
mystérieux  Hadès. 

Car,  il  faut  bien  le  remarquer,  —  pour  sortir  du  dédale  où 
nous  ont  égarés  les  derniers  poètes  latins  et  les  mythologues 
modernes,  —  chacun  des  grands  dieux  avait  trois  corps  et  était 
adoré  sous  les  trois  formes  :  du  ciel,  de  la  terre  et  des  enfers; 
cette  triplicité  ne  peut  avoir,  d'ailleurs,  rien  de  bizarre  au  juge- 
ment des  esprits  chrétiens,  qui  admettent  trois  personnes  en 
Dieu. 

Le  port  de  San-Nicolo  n'offrait  à  nos  yeux  que  quelques 
masures  le  long  d'une  baie  sablonneuse  où  coulait  un  ruisseati 
et  où  l'on  avait  tiré  à  sec  quelques  barques  de  pêcheurs;  d'au- 
tres épanouissaient  à  l'horizon  leurs  voiles  latines  sur  la  ligne 
sombre  que  traçait  la  mer  au  delà  du  cap  Spati,  dernière  pointe 
de  l'île,  et  du  cap  Malée,  qu'on  apercevait  clairement  du  côté 
de  la  Grèce.  Personne  ne  vint,  au  moment  où  nous  débar- 
quions, nous  demander  nos  papiers;  les  îles  anglaises  n'a- 
busent pas  des  lois  de  police,  et,  si  leur  législation  aboutit  en- 
core à  un  fouet  par  en  bas,  et  par  en  haut  à  un  gibet,  les  étran- 
gers du  moins  n'ont  rien  à  craindre  de  ces  modes  de  répression. 

J'étais  avide  de  goûter  les  vins  de  la  Grèce,  au  lieu  de  l'é- 


I N  1  lî  o  D  u  c  r  r  o  >■ . 


pais  et  sombre  vin  de  ^lalle  qu'on  nous  servait  depuis  dou\- 
jours  à  bord  du  bateau  à  vapeur.  Je  ne  dédaignai  donc  pas 
d'entrer  dans  riuunldc  taveine  qui,  à  d'autres  lieures,  servait 
de  rendez-vous  connnun  aux  garde-côtes  anglais  et  aux  mari- 
niers grecs.  La  devanture  peinte  étalait,  comme  à  Malle,  des 
noms  de  bières  et  de  liqueurs  anglaises  insci-its  en  or.  Me 
voyant  vêtu  d'un  makintosh  acheté  à  Livourne,  l'Iiote  se  hâta 
de  m'aller  chercher  un  verre  de  w  iskey  ;  je  tâchai,  quant  à 
moi,  de  me  souvenir  du  nom  que  les  grecs  donnaient  au  vin, 
et  je  le  prononçai  si  bien,  qu'on  ne  me  comprit  nullement.  — 
A  quoi  donc  me  sert  -  il  d'avoir  été  reçu  bachelier  par 
MM.  Villemain,  Cousin  et  Guizot  réunis,  et  d'avoir  dérobé  à  la 
France  vingt  minutes  de  leur  existence  pour  faire  constater 
tout  mon  savoir?  Le  collège  a  fait  de  moi  un  si  grand  hellé- 
niste, que  me  voilà  dans  un  cabaret  de  Cérigo  à  demander  du 
vin,  et  aussitôt,  remportant  le  wiskey  refusé,  l'hôte  vient 
servir  un  pot  de  porter.  Alors,  je  parviens  à  réunir  trois  mots 
d'italien,  et,  comme  personne  ne  m'a  jamais  appris  cette  lan- 
gue, je  réussis  facilement  à  me  faire  apporter  une  bouteille 
empaillée  du  liquide  cythéréen. 

C'était  un  bon  petit  vin  rouge,  sentant  un  peu  l'outre  où  il 
avait  séjourné,  et  un  peu  le  goudron,  mais  plein  de  chaleur  et 
rappelant  assez  le  goût  du  vin  asciuto  d'Italie;  —  ô  généreux 
sang  de  la  grappe!...  comme  t'appelle  George  Sand,  à  peine 
es-tu  en  moi,  que  je  ne  suis  plus  le  même  ;  n'es-tu  pas  vraiment 
le  sang  d'un  dieu?  et  peut-être,  comme  le  disait  l'évéque  de 
Cloyne,  le  sang  des  esprits  rebelles  qui  luttèrent  aux  anciens 
temps  sur  la  terre,  et  qui,  vaincus,  anéantis  sous  leur  forme 
première,  i-eviennent,  dans  le  vin,  nous  agiter  de  leurs  pas- 
sions, de  leurs  colères  et  de  leurs  étranges  ambitions!... 

Mais  non,  celui  qui  sort  des  veines  saintes  de  cette  ile,  de  la 
terre  porphjreuse  et  longtemps  bénie  où  régnait  la  Vénus  Cé- 
leste, ne  peut  inspiier  que  de  bonnes  et  douces  pensées.  Aussi 
n'ai-je  plus  songé  dès  lois  qu'à  rechercher  pieusement  les  tra- 
ces des  temples  ruinés  de  la  déesse  de  Cythère;  j'ai   gravi   les 


14  VOYAGE     EN     ORIENT. 

rochers  du  cap  Spati,  où  Achille  en  fit  b'itir  un,  à  son  départ 
poui"  Troie;  jai  cherché  des  yeuxCranaé,  située  de  l'autre  côté 
du  golfe  et  qui  fut  le  lieu  de  l'enlèvement  d'Hélène  ;  mais  l'île 
de  Cranaé  se  confondait  au  loin  a\ec  les  côtes  de  la  Laconie,  et 
le  temple  n'a  pas  laissé  même  une  pierre  sur  les  rocs,  du  haut 
desquels  on  ne  découvre,  en  se  tournant  vers  l'île,  que  des 
moulins  à  eau  mis  en  jeu  par  une  petite  rivière  qui  se  jette 
dans  la  baie  de  San-]Niicolo. 

En  descendant,  j'ai  trouvé  quelques-uns  de  nos  voyageurs 
qui  formaient  le  projet  d'aller  jusqu'à  une  petite  ville  située  à 
deux  lieues  de  là  et  plus  considérable  même  que  Capsali.  Nous 
avons  monté  sur  des  mulets,  et,  sous  la  conduite  d'un  Italien 
qui  connaissait  le  pays,  nous  avons  cherché  notre  route  entre 
les  montagnes.  On  ne  croirait  jamais,  à  voir  de  la  mer  les 
abords  hérissés  des  rocs  de  Cérigo,  que  l'intérieur  contienne 
encore  tant  de  plaines  fertiles  ;  c'est,  après  tout,  une  terre  qui 
a  soixante-six  milles  de  circuit  et  dont  les  portions  cultivées  sont 
couvertes  de  cotonniers,  d'oliviei's  et  de  mûriers  semés  parmi 
les  vignes.  L'huile  et  la  soie  sont  les  principales  productions 
qui  fassent  vivre  les  habitants,  et  les  Cythéréennes  — je  n'aime 
pas  à  dire  Cérigotes  —  trouvent,  à  préparer  cette  dernière,  un 
travail  assez  doux  pour  leurs  belles  mains  ;  la  culture  du  coton 
a  été  frappée,  au  contraire,  par  la  possession  anglaise... 

Mais  n'admii'ez-vous  pas  tout  ce  beau  détail  fait  en  style  iti- 
néraire ?  C'est  que  la  Cythère  moderne,  n'étant  pas  sur  le  pas- 
sage habituel  des  voyageurs,  n'a  jamais  été  longuement  dé- 
•?rite,  et  j'aurai  du  moins  le  mérite  d'en  avoir  dit  morne  plus 
que  les  touristes  anglais. 

Le  but  de  la  promenade  de  mes  compagnons  était  Potamo, 
petite  ville  à  l'aspect  italien,  mais  pauvre  et  délabrée  ;  le  mien 
était  la  colline  d'^^jlunori,  située  à  peu  de  distance  et  où  l'on 
m'avait  dit  que  je  pourrais  rencontrer  les  restes  d'un  temple. 
Mécontent  de  ma  course  du  cap  Spati,  j'espérais  me  dédom- 
mager dans  celle-ci  et  pouvoir,  comme  le  bon  abbé  Delille, 
remplir  mes  poches  de  débris  mythologiques.  O   bonheur  !  je 


INTRODUCTION.  15 

rencontre,  en  approchant  d'Aplunori,  un  petit  bois  de  mûriers 
et  d'oliviers  où  quelques  pins  plus  rares  étendaient  çà  et  là 
leurs  sombres  pax'asols  ;  l'aloès  et  le  cactus  se  hérissaient  parmi 
les  broussailles,  et  sur  la  gauche  s'ouvrait  de  nouveau  le  grand 
œil  bleu  de  la  mer  que  nous  avions  quelque  temps  perdue  de 
wte.  Un  mur  de  pierre  semblait  clore  en  partie  le  bois,  et,  sur 
un  marbre,  débris  d'une  ancienne  arcade  qui  surmontait  une 
porte  carrée,  je  pus  distinguer  ces  mots  :  KAPAIQN  ©EPAIIIA 
(guérison  des  cœurs). 

Cette  légende  m'a  fait  soupirer. 

V    APLUNORI 

La  colline  d'Aplunori  ne  présente  que  peu  de  ruines,  mais 
elle  a  gardé  les  restes  plus  rares  de  la  végétation  sacrée  qui 
jadis  parait  le  front  des  montagnes  ;  des  cyprès  toujours  verts 
et  quelques  oliviers  antiques  dont  le  tronc  crevassé  est  le  re- 
fuge des  abeilles,  ont  été  conservés  par  une  sorte  de  vénération 
traditionnelle  qui  s'attache  à  ces  lieux  célèbres.  Les  restes 
d'une  enceinte  de  pierre  protègent,  seulement  du  côté  de  la 
mer,  ce  petit  bois  qui  est  l'héritage  d'une  famille  ;  la  porte  a 
été  surmontée  d'une  pierre  voûtée,  provenant  des  ruines  et 
dont  j'ai  signalé  déjà  l'inscription.  Au  delà  de  l'enceinte  est 
une  petite  maison  entourée  d'oliviers,  habitation  de  pauvres 
paysans  grecs,  qui  ont  vu  se  succéder  depuis  cinquante  ans  les 
drapeaux  vénitiens,  français  et  anglais  sur  les  tours  du  fort 
qui  protège  San-Mcolo,  et  qu'on  aperçoit  à  l'autre  extrémité 
de  la  baie.  Le  souvenir  de  la  république  française  et  du  général 
Bonaparte,  qui  les  avait  affranchis  en  les  incorporant  à  la  répu- 
blique des  Sept-Iles,  est  encore  présent  à  l'esprit  dès  vieillards. 

L'Angleterre  a  rompu  ces  frêles  libertés  depuis  i8i5,  et  les 
habitants  de  Cérigo  ont  assisté  sans  joie  au  triomphe  de  leurs 
frères  de  la  3Iorée.  L'Angleterre  ne  fait  pas  des  Anglais  des 
peuples  qu'elle  conquiert,  je  veux  dire  qu'elle  acquiert  .  elle  en 
fait  des  iloles,  queUiuefois  des  domestiques;  tel  est  le  sort  des 


IG  VOYAGE     EN     OKIE^T. 

Maltais,  tel  serait  celui  des  Grers  de  Céiùgo,  si  l'aristocratie 
anglaise  ne  dédaignait  comme  séjour  cette  lie  poudreuse  et  sté- 
rile. Cependant  il  est  une  sorte  de  licliesse  dont  nos  voisins 
ont  encore  pu  dépouiller  l'antique  Cvtlière  :  je  veux  parler  de 
quelques  bas-reliefs  et  statues  cjui  indiquaient  encore  les  lieux 
dignes  de  souvenir.  Ils  ont  enlevé  d'Aplunori  une  frise  de  mar- 
bre sur  laquelle  on  pouvait  lire,  malgré  quelcjues  abréviations, 
ces  mots,  qui  furent  recueillis  en  1798  par  des  connnissaires  de 
la  république  française:  Naô;  ^AtppoôiTr,!;,  ôeSç  /.upiaç  Ku6ripttov, 
xai  TravTÔç  xoau.ou  (temple  de  Vénus,  déesse  maîtresse  des  Cv- 
théréens  et  du  monde  entier). 

Cette  inscription  ne  peut  laisser  de  doute  sur  le  caractère  des 
ruines;  mais,  en  outre,  un  bas-relief  enlevé  aussi  par  les  An- 
glais avait  servi  longtemps  de  pierre  à  un  tombeau  dans  le  bois 
d'Aplunori.  On  y  distinguait  les  images  de  deux  amants  ve- 
nant offrir  des  colombes  à  la  déesse ,  et  s' avançant  au  delà 
de  l'autel,  près  duquel  était  déposé  le  vase  des  libations.  La 
jeune  fille,  vêtue  d'une  longue  tunique,  présentait  les  oiseaux 
sacrés,  tandis  que  le  jeuse  liomme,  appuyé  d'une  main  sur  son 
bouclier,  semblait  de  l'autre  aider  sa  compagne  à  déposer  son 
présent  aux  pieds  de  la  statue;  Vénus  était  vêtue  à  peu  près 
comme  la  jeune  fille,  et  ses  cheveux,  tressés  sur  les  tempes,  lui 
descendaient  en  boucles  sur  le  cou. 

Il  est  évident  que  le  temple  situé  sur  cette  colline  n'était  pas 
consacré  à  Vénus  Uranie,  ou  Céleste,  adorée  dans  d'autres 
quartiers  de  l'île,  mais  à  cette  seconde  Vénus,  Populaire  ou 
Terrestre,  qui  présidait  aux  mariages.  La  première,  apportée 
par  des  habitants  de  la  ville  d'Ascalon  en  Syrie,  divinité  sé- 
vère, au  symbole  complexe,  au  sexe  douteux,  avait  tous  les 
caractères  des  images  primitives  surchargées  d'attributs  et 
d'hiéroglyphes,  telles  que  la  Diane  d'E])hèse  ou  la  Cybèle  de 
Phrygie  ;  elle  fut  adoptée  par  les  Spartiates,  qui,  les  premiers, 
avaient  colonisé  l'île  ;  la  seconde,  plus  riante,  plus  humaine, 
et  dont  le  culte,  introduit  par  les  Athéniens  vainqueurs,  fut  le 
sujet  de  guerres  civiles  entre  les  habitants,  avait  une  statue  re- 


INTRODUCTION.  17 

noniniéo  dans  toute  la  Grèce  comme  une  mciveille  de  l'art, 
elle  était  nue  et  tenait  à  sa  main  droite  une  coquille  marine  ; 
ses  (ils  F.ios  et  Antéros  l'accompagnaient,  et  devant  elle  était 
■  m  groupe  de  trois  Grâces  dont  deux  la  regardaient,  et  dont  la 
troisième  était  tournée  du  côté  opposé.  Dans  la  partie  orien- 
tale du  temple,  on  remarquait  la  statue  d'Hélène;  ce  qui  est 
cause  probablement  que  les  habitants  du  pays  donnent  à  ces 
ruines  le  nom  de  palais  d'Hélène. 

Deux  jeunes  gens  se  sont  offerts  à  me  conduire  aux  ruines 
de  l'ancienne  ville  de  Cythère,  dont  Fentassement  poudreux 
s'apercevait  le  long  de  la  mer  entre  la  colline  d'Aplunori  et  le 
port  de  San-INicolo;  je  les  avais  donc  dépassées  en  me  rendant 
à  Potamo  par  l'intérieur  des  terres;  mais  la  route  n'était  prati- 
cable qu'à  pied,  et  il  fallut  renvoyer  le  mulet  au  village.  Je 
quittai  à  regret  ce  peu  d'ombrage  plus  riche  eu  souvenirs  que 
les  quelques  débris  de  colonnes  et  de  chapiteaux  dédaignés  par 
les  collectionneurs  anglais.  Hors  de  l'enceinte  du  bois,  trois 
colonnes  tronquées  snbsistaient  debout  encore  au  milieu  d'un 
champ  cultivé;  d'autres  débris  ont  servi  à  la  construction 
d'une  maisonnette  à  toit  plat,  située  au  point  le  plus  escarpé 
de  la  montagne,  mais  dont  une  antique  chaussée  de  pierre  ga- 
rantit la  solidité.  Ce  reste  des  fondations  du  temple  sert  de  plus 
à  former  une  sorte  de  terrasse  qui  retient  la  terre  végétale  né- 
cessaire aux  cultures  et  si  rare  dans  l'ile  depuis  la  destruction 
des  forêts  sacrées. 

On  trouve  encore  sur  ce  point  une  excavation  provenant  de 
fouilles;  une  statue  de  marbre  blanc  drapée  à  l'antique,  et 
très-mutilée,  en  avait  été  retirée  ;  mais  il  a  été  impossible  d'en 
déterminer  les  caractères  spéciaux.  En  descendant  à  travers 
les  rochers  poudreux,  variés  parfois  d'oliviers  et  de  vignes, 
nous  avons  traversé  un  ruisseau  qui  descend  vers  la  mer  en 
formant  des  cascades,  et  qui  coule  parmi  des  lentisques,  des 
lauriers-roses  et  des  myrtes.  Une  chapelle  grecque  s'est  élevée 
sur  les  bords  de  cette  eau  bienfaisante,  et  parait  avoir  succédé 
à  un  monument  plus  ancien. 


18  VOYAGE     EX     OniENT. 


VI     P  A  L  .E  O  C  A  S  T  R  O 


Nous  suivons  dès  lors  le  bord  de  la  nier  en  marchant  sur 
les  sables  et  en  admirant  de  loin  en  loin  des  cavernes  où  les 
flots  vont  s'engouffrer  dans  les  temps  dorage;  les  cailles  de 
Cérigo,  fort  appréciées  des  chasseurs,  sautelaient  çà  et  là  sur 
les  rochers  voisins,  dans  les  touffes  de  sauge  aux  feuilles  cen- 
drées. Parvenus  au  fond  de  la  baie,  nous  avons  pu  embrasser 
du  regard  toute  la  colline  de  Palaeocastro  couverte  de  débris, 
et  que  domi tient  encore  les  tours  et  les  murs  ruinés  de  l'antique 
ville  de  Cythère.  L'enceinte  en  est  marquée  sur  le  penchant 
tourné  vers  la  mei-,  et  les  restes  des  bâtiments  sont  cachés  en 
partie  sous  le  sable  marin  qu'amoncelle  l'embouchure  d'une 
petite  rivière.  Il  semble  que  la  plus  grande  partie  de  la  ville 
ait  disparu  peu  à  peu  sous  l'effort  de  la  mer  croissante,  à  moins 
qu'un  tremblement  de  terre,  dont  tous  ces  lieux  portent  les 
traces,  n'ait  changé  l'assiette  dn  terrain.  Selon  les  habitants, 
lorsque  les  eaux  sont  très-claires,  on  distingue  au  fond  de  la 
mer  les  restes  de  constructions  considérables. 

En  traversant  la  petite  rivière,  on  arrive  aux  anciennes  ca- 
tacombes pratiquées  dans  un  rocher  qui  domine  les  mines  de 
la  ville  et  où  l'on  monte  par  un  sentier  taille  dans  la  pierre.  La 
catastrophe  qui  apparaît  dans  certains  détails  de  cette  plage 
désolée  a  fendu  dans  toute  sa  hauteur  cette  roche  funéraire  et 
ouvert  au  grand  jour  les  hypogées  qu'elle  renferme.  On  dis- 
tingue par  l'ouverture  les  cotés  correspondants  de  chaf[ue  salle 
séparés  comme  par  prodige;  c'est  après  avoir  gravi  le  rocher 
cju'on  parvient  à  descendre  dans  ces  catacombes  qui  paraissent 
avoir  été  habitées  récemment  par  des  pâti'es  ;  peut-être  ont- 
tlles  servi  de  refuge  pendant  les  guerres,  ou  à  l'époque  de  la 
tlomination  des  Turcs. 

Le  sommet  même  du  rocher  c^t  une  plate-forme  oblongue, 
bordée  et  jonchée  de  débris  qui  indiquent  la  ruine  d'une  con- 
struction beaucoup  plus  élevée  ;  sans  doute,  c'était  un  temple 


INTRODUCTION.  l9 

dominant  les  sépulcres  et  sous  labri  duquel  reposaient  des 
tendres  pieuses.  Dans  la  première  chambre  que  l'on  rencontre 
ensuite,  on  remarque  deux  sarcophages  tailles  dans  la  pierre 
et  couverts  d'une  arcade  cintrée;  les  dalles  f[ui  les  fermaient  et 
dont  on  ne  voit  plus  c[ue  les  débris  étaient  seules  d'un  autre 
morceau  ;  aux  deux  cotés,  des  niches  ont  été  pratiquées  dans  le 
mur,  soit  pour  placer  des  lampes  ou  des  vases  lacrymatoires, 
soit  encore  pour  contenir  des  urnes  funéraires  Mais,  s'il  y  avait 
ici  des  urnes,  à  quoi  bon  plus  loin  des  cercueils?  Il  est  certain 
que  l'usage  des  anciens  n'a  pas  toujours  été  de  bi'ùler  les  corps, 
puisque,  par  exemple,  l'un  des  Ajax  fut  enseveli  dans  la  terre; 
mais,  si  la  coutume  a  pu  varier  selon  les  temps,  comment  l'un 
et  l'autre  mode  aurait-il  été  indiqués  dans  le  même  monu- 
ment? Se  pourrait-il  encore  que  ce  qui  nous  semble  des  tom- 
beaux ne  fût  que  des  cuves  d'eau  lustrale  multipliées  pour  le 
service  des  temples?  Le  doute  est  ici  permis.  L'ornement  de 
ces  chambres  paraît  avoir  été  fort  simple  comme  architecture; 
aucune  sculpture ,  aucune  colonne  n'en  vient  varier  l'uniforme 
construction;  les  murs  sont  taillés  cari'ément,  le  plafond  est 
plat  ;  seulement,  l'on  s'aperçoit  que  primitivement  les  parois 
ont  été  revêtues  d'un  mastic  où  apparaissent  des  traces  d'an- 
ciennes peintures  exécutées  en  rouge  et  en  noir  à  la  manière 
des  Etrusques. 

Des  curieux  ont  déblayé  l'entrée  d'une  salle  plus  consi- 
dérable pratiquée  dans  le  massif  de  la  montagne  ;  elle  est 
vaste,  carrée  et  entourée  de  cabinets  ou  cellules,  séparés  par 
des  pilastres  et  qui  peuvent  avoir  été  soit  des  tombeaux, 
soit  des  chapelles;  car,  selon  bien  des  gens,  cette  excava- 
tion immense  serait  la  place  d'un  temple  consacré  aux  divi- 
nités souterraines. 

VII    LES     TROIS     VÉNUS 

Il  est  difficile  de  dire  si  c'est  sur  ce  rocher  qu'était  bâtî  le 
temple  de  Vénus  Céleste,  indiqué  par  Pausanias  comme  domi- 


20  VOYAGE     EX     ORIENT. 

nant  Cvtlicre,  ou  si  ce  monument  s'élevait  sur  la  colline  en- 
core couverte  des  l'uines  de  cette  cité,  que  certains  auteurs 
appellent  aussi  la  Ville  de  Ménélas.  Toujours  est-il  que  la  dis- 
position singulière  de  ce  rocher  m'a  rappelé  celle  d'un  autre 
temple  d'Uranie  que  l'auteur  grec  décrit  ailleurs  comme  étant 
placé  sur  une  colline  hors  des  murs  de  Sjiarte.  Pausanias  lui- 
même,  Grec  de  la  décadence,  païen  d'une  époque  où  l'on  avait 
perdu  le  sens  des  vieux  symboles,  s'étonne  de  la  construction 
toute  primitive  des  deux  temples  superposés  consacrés  à  la 
déesse.  Dans  l'un,  celui  d'en  bas,  on  la  voit  couverte  d'armures, 
telle  que  Minerve  (ainsi  qne  la  peint  une  épigramme  d'Ausone); 
dans  l'autre,  elle  est  représentée  couverte  entièrement  d'un 
voile,  avec  des  chaînes  aux  pieds.  Cette  dernière  statue ,  taillée 
en  bois  de  cèdre,  avait-été  ,  dit-on,  érigée  par  Tyndare  et  s'ap- 
pelait iTio/yj/^o,  autre  surnom  de  Vénus.  Est-ce  la  Vénus  souter- 
raine, celle  que  les  Latins  appelaient  Lihiti/ia,  celle  qu'on  re- 
présentait aux  enfers,  unissant  Pluton  à  la  froide  Perséphonè, 
et  qui,  encore  sous  le  surnom  d'aînée  des  Parques,  se  confond 
parfois  avec  la  belle  et  pâle  Némésis? 

On  a  souri  des  préoccupations  de  ce  poétique  voyageur  «  qui 
s'inquiétait  tant  de  la  blancheur  des  marbres;  »  peut-être  s'é- 
tonnera-t-on  dans  ce  temps-ci  de  me  voir  dépenser  tant  de  re- 
cherches à  constater  la  triple  personnalité  de  la  déesse  de 
Cythère.  Certes,  il  n'était  pas  difficile  de  trouver,  dans  ses  trois 
cents  surnoms  et  attributs,  la  preuve  qu'elle  appartenait  à  la 
classe  de  ces  divinités  panthées,  qui  présidaient  à  toutes  les 
forces  de  la  nature  dans  les  trois  régions  du  ciel,  de  la  terre  et 
des  lieux  souterrains.  Mais  j'ai  voulu  surtout  montrer  que  le 
culte  des  Grecs  s'adressait  principalement  à  la  Vénus  austère, 
idéale  et  mysticjue,  que  les  néoplatoniciens  d'Alexandrie  pu- 
rent opposer,  sans  honte,  à  la  Vierge  des  chrétiens.  Cette  der- 
nière, plus  humaine,  plus  facile  à  comprendre  pour  tous,  a 
\aincu  désormais  la  philosophique  Uranie.  Aujourd'hui,  la 
Panagia  grecque  a  succédé,  sur  ces  mêmes  rivages,  aux  hon- 
neurs de  l'antique  Aphi'odite  ;  l'église  ou  la  chapelle  .se  rebâtitdes 


i.N  mon  L  CTioN.  21 

ruines  du  temple  et  s'applique  à  en  cciivrir  les  fondements;  les 
mêmes  superstitions  sattaclient  pies{[iie  partout  à  des  altiihuts 
tout  semblables;  la  Panagia,  (|ui  lient  à  la  main  un  éj)Ci'on  de 
navire,  a  pris  la  plaec  de  Vénus  Ponlia  ;  une  autre  reçoit, 
comme  la  Vénus  Calva,  un  tribut  de  elievelures  que  les  jeunes 
(illes  suspendent  aux  murs  de  sa  eliapelle.  Ailleurs  s'élevait  la 
Vénus  des  flammes,  (ju  la  Vénus  des  abîmes;  la  Vénus  Apo- 
stropliia,  qui  détournait  des  pensées  impures,  ou  la  Vénus  Pé- 
ristéria,  qui  avait  la  douceur  et  l'innocence  des  colombes  :  la 
Panagia  suffit  encore  ù  réaliser  tous  ces  emblèmes.  ]\e  de- 
mandez pas  d'autres  croyances  aux  descendants  des  Achéens: 
le  cbristianisme  ne  les  a  pas  vaincus,  ils  Font  plié  à  leurs  idées; 
le  principe  féminin,  et,  comme  dit  Gœtlie,  le  féminin  céleste 
l'égnera  toujours  sur  ce  rivage.  La  Diane  sombre  et  cruelle  du 
Bospliore,  la  Minerve  prudente  d'Athènes,  la  Vénus  Armée  de 
Sparte,  telles  étaient  leurs  plus  sincères  religions  :  la  Gièce 
d'aujouid'hui  remplace  par  une  seule  vierge  tous  ces  types  de 
vierges  saintes,  et  compte  pour  bien  peu  de  chose  la  trinité 
masculine  et  tous  les  saints  de  la  légende,  à  l'exception  de 
saint  Georges,  le  jeune  et  brillant  cavalier 

En  quittant  ce  rocher  bizarre,  tout  percé  de  salles  funèbres, 
et  dont  la  mer  ronge  assidûment  la  base,  nous  sommes  arrivés 
à  une  grotte  que  les  stalactites  ont  décorée  de  piliers  et  de 
franges  merveilleuses;  des  bergers  y  avaient  abrité  leurs  chè- 
vres contre  les  ardeurs  du  jour;  niais  le  soleil  commença 
bientôt  à  décliner  vers  l'horizon  en  jetant  sa  pourpre  au  rochei' 
lointain  de  Cérigotto,  vieille  retraite  des  pirates;  la  grotte  était 
sombre  et  mal  éclairée  à  cette  heure,  et  je  ne  fus  pas  tenté  d'y 
pénétier  avec  des  flambeaux;  cependant  tout  y  révèle  encore 
l'antiquité  de  cette  terre  aimée  des  cieux.  Des  pétrifications, 
des  fossiles,  des  amas  même  d'ossements  antédiluviens  ont  été 
extraits  de  cette  grotte,  ainsi  que  de  plusieurs  autres  points  de 
l'île.  Ainsi  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  Pélasgps  avaient 
placé  là  le  berceau  de  la  fille  d'Uranus,  de  cette  Vénus  si  dif- 
férente de  celle  des  peintres  et  des  poètes,  qu'Orphée  invoquait 


VOYAGE     E.N     ORIENT. 


eu  ces  termes  :  «  Vénérable  déesse,  qui  aime  les  ténèbre.-..., 
visible  et  invisible...  dont  toutes  choses  émanent, car  tu  donnes 
des  lois  au  monde  entier,  et  tu  commandes  même  aux  Parques, 
souveraine  de  la  nuit  !  » 


VIII    LES     CYCLADES 

Cérîgo  et  Cérigotto  montraient  encore  à  l'horizon  leurs  con- 
tours anguleux;  bientôt  nous  tournâmes  la  pointe  du  cap 
Malée,  passant  si  près  de  la  >,!orée,  que  nous  distinguions  tous 
les  détails  du  paysage.  Une  habitation  singulière  attira  nos  re- 
gards ;  cinq  ou  six  arcades  de  pierre  soutenaient  le  devant  d'une 
sorte  de  grotte  précédée  d'un  petit  jardin.  Les  matelots  nous 
dirent  que  c'était  la  demeure  d'un  ermite,  qui  depuis  longtemps 
vivait  et  piiait  sur  ce  promontoire  isolé.  C'est  un  lieu  magni- 
fique, en  effet,  pour  rêver  au  bruit  des  flots  comme  un  moine 
romantique  de  Byron!  Les  vaisseaux  qui  passent  envoient 
quelquefois  une  barque  porter  des  aumônes  à  ce  solitaire,  qui 
probai)lement  est  en  proie  à  la  curiosité  des  Anglais.  Il  ne  se 
montra  pas  pour  nous  :  peut-être  est-il  mort. 

A  deux  lieures  du  matin,  le  bruit  de  la  chaîne  laissant  tomber 
l'ancre  nous  éveillait  tous,  et  nous  annonçait  entre  deux  rêves 
que,  ce  jour-là  même,  nous  foulerions  le  sol  de  la  Grèce  véri- 
table et  régénérée.  La  vaste  rade  de  Syra  nous  entourait  comme 
un  croissant. 

Je  vis  depuis  ce  matin  dans  un  ravissement  complet.  Je  vou- 
drais m'arrêter  tout  à  fait  chez  ce  bon  peuple  hellène,  au  mi- 
lieu de  ces  îles  aux  noms  sonores,  et  d'où  s'exhale  comme  un 
parfum  du  Jardin  des  Racines  grecques.  Ah!  que  je  remercie  à 
présent  mes  bons  professeurs,  tant  de  fois  maudits,  de  m'avoir 
aj^pris  de  quoi  pouvoir  déchiffrer,  à  Syra,  l'enseigne  dun  bar- 
bier, d'un  cordonnier  ou  d'un  tailleur.  Eh  quoi!  voici  bien  les 
uK-ines  lettres  rondes  et  les  mêmes  majuscules...  que  je  savais 
si  bien  lire  du  moins,  et  que  je  me  donne  le  plaisir  d'épeler 
tout  haut  dans  la  rue. 


iNTUoni c II  ON.  23 

—  Ko(},t[xÉpo(  (bonjour),  nie  dit  le  iiuurliaud  d'un  air  aU'ablo. 
en  me  faisant  l'iionnear  de  ne  jias  nio  croire  Parisien. 

—  Ilocra  (combien)?  dis- je  en  cboisis.sant  (|nelqiie  bagatelle. 

—  As'xa  of.otY[xat  (dix  dracbnies),  nie  rcj)ond-ii  d'un  ton  clas- 
sique. 

Heureux  homme  pourtant,  qui  sait  le  grec  de  naissance,  et 
ne  se  doute  pas  qu'il  parle  en  ce  moment  comme  un  person- 
nage de  Lucien. 

Cependant  le  batelier  me  poursuit  encore  sur  le  quai  et  me 
crie  comme  Caron  à  Ménippe  : 

—  "Ar.ûoo,,  to  x.a-[àpaTc,  Ta  TropOfxeTa  !  (paye-moi,  grediu,  le 
prix  du  passage  !  ) 

Il  nest  pas  satisfait  d'un  demi-franc  que  je  lui  ai  donné;  il 
veut  une  draclmie  (quatre-vingt-dix  centimes)  :  il  n'aura  pas 
même  une  obole.  Je  lui  réponds  vaillamiflient  avec  quelques 
phrases  des  Dialogues  des  Morts.  Il  se  retire  en  grominelant  des 
jurons  d'Ai'istopbane. 

Tl  me  semble  que  je  marche  au  milieu  d'une  comédie.  Le 
moyen  de  croire  à  ce  ]ieuple  en  veste  l^rodée,  en  jupon  plissé  à 
gros  tuyaux  (fustanelle),  coiffé  de  bonnets  rouges,  dont  l'épais 
flocon  de  soie  retombe  sur  l'épaule,  avec  des  ceintures  héris- 
sées d'armes  éclatantes,  des  jambières  et  des  babouches!  C'est 
encore  le  costume  exact  de  Vile  des  Pirates  ou  du  5  W^e  de  Mis- 
soloiiglii.  Chacun  passe  pourtant  sans  se  douter  qu'il  a  l'air  d'un 
comparse,  et  c'est  mon  hideux  vêtement  de  Paris  qui  piovoque 
seul,  parfois,   un  juste  accès  d  hilarité. 

Oui,  mes  amis!  c'est  moi  qui  suis  un  barbare,  un  grossier 
lils  du  Nord,  et  qui  fais  tache  dans  votre  foule  bigarrée.  Comme 
le  Scythe  Anacharsis.. .  Oh!  pardon,  je  voudrais  bien  me  tirei' 
de  ce  parallèle  ennuyeux. 

Mais  c'est  bien  le  soleil  d'Orient  et  non  le  pâle  soleil  du 
lustre  qui  éclaire  cette  jolie  ville  de  Syra,  dont  le  premier  aspect 
produit  l'effet  d'une  décoration  impossible.  Je  marche  en  pleine 
couleur  locale,  unique  spectateur  d'une  scène  étrange,  où  le 
j)assé  renaît  sous  l'enveloppe  du  présent. 


24  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Tenez,  ce  jeune  homme  aux  cheveux  bouclés,  qui  passe  eu 
portant  sur  l'épaule  le  corps  difforme  d'un  chevreau  noir... 
Dieux  puissants!  c'est  une  outre  de  vin,  une  outre  homérique, 
ruisselante  et  velue.  Le  garçon  sourit  de  mon  étonnement,  et 
m'offre  gracieusement  de  délier  l'une  des  pattes  de  sa  bête,  alin 
de  lemplir  ma  coupe  d'un  vin  de  Samos  emmiellé. 

■ —  O  jeune  Grec  !  dans  quoi  me  verseras-tu  ce  nectar?  car  je 
ne  possède  point  de  coupe,  je  te  l'avouerai. 

—  n(6i  i^bois)?  me  dit-il  en  tirant  de  sa  ceinture  une  corne 
tronquée  garnie  de  cuivi'e  et  faisant  jaillir  de  la  patte  de  l'outre 
un  flot  du  liquide  écumeux. 

J'ai  tout  avalé  sans  grimace  et  sans  rien  rejeter,  par  respect 
pour  le  sol  de  l'antique  Scyros  que  foulèrent  les  pieds  d'Achille 
enfant  ! 

Je  puis  dire  aujourd'hui  que  cela  sentait  affreusement  le 
cuir,  la  mélasse  et  la  colophane;  mais  assurément  c'est  bien  là 
le  même  vin  qui  se  buvait  aux  noces  de  Pelée,  et  je  bénis  les 
dieux  qui  m'ont  fait  l'estomac  d'un  Lapithe  sur  les  jambes  d'un 
Centaure. 

Ces  dernières  ne  m'ont  pas  été  inutiles  non  plus  dans  cette 
ville  bizarre,  bâtie  en  escalier,  et  divisée  en  deux  cités,  l'une 
bordant  la  mer  (la  neuve),  et  l'autre  (la  cité  vieille)  couronnant 
la  pointe  d'une  montagne  en  pain  de  sucre,  qu'il  faut  gravir 
aux  deux  tiers  avant  d'y  arriver. 

Me  préservent  les  chastes  Piérides  de  médire  aujourd'hui 
des  monts  rocailleux  de  la  Grèce  !  ce  sont  les  os  puissants  de 
cette  vieille  mère  (la  notie  à  tous)  que  nous  foulons  d'un  pied 
débile.  Ce  gazon  raie  où  fleurit  la  triste  anémone  rencontre  à 
peine  assez  de  terre  pour  étendre  sur  elle  un  reste  de  manteau 
jauni.  O  Muses!  ôCybèle!...  Quoi!  pas  même  une  broussailie, 
une  touffe  d'herbe  plus  haute  indiquant  la  source  voisine!... 
Hélas!  j'oubliais  que,  dans  la  ville  neuve  où  je  viens  de  passer, 
l'eau  pure  se  vend  au  verre,  et  que  je  n'ai  rencontré  qu'un  por- 
teur de  vin. 

^le  voici  donc  enfin  dans  la  rani])agiie,  entre  les  deux  villes. 


INTRODUCTION.  25 

L'une,  au  bord  de  la  mer,  étalant  sou  lii\c  de  favorite  des 
iiiarcliands  et  des  matelots,  son  bazar  à  demi  turc-,  ses  chantiers 
de  navires,  ses  magasins  et  ses  fabriques  neu\es,  sa  grande 
rue  bordée  de  merciers,  de  tailleurs  et  de  libraires;  et,  sur  la 
gauche,  tout  un  quartier  de  négociants,  de  banquiers  et  d'arma- 
teurs, dont  les  maisons,  déjà  splendiJes,  gravissent  et  couvrent 
peu  à  peu  le  rocher,  qui  tourne  à  pic  sur  une  mer  bleue  et 
profonde.  L'autre,  qui,  vue  du  port,  semblait  former  la  pointe 
d'une  construction  pyramidale,  se  montre  maintenant  détachée 
de  sa  base  apparente  par  un  large  pli  de  terrain,  qu'il  faut  tra- 
verser avant  d'atteindre  la  montagne,  dont  elle  coiffe  bizarre- 
ment le  sommet. 

Oui  ne  se  souvient  de  la  ville  de  Lajjuta  du  bon  Swift,  suspen- 
due dans  les  airs  par  une  force  magi([ue  et  venant  de  temps  à 
autre  se  poser  quelque  part  sur  notre  terre  pour  y  faire  jirovi- 
sion  de  ce  qui  lui  manque.  Voilà  exactement  le  portrait  de  Svi'a 
la  vieille,  moins  la  faculté  de  locomotion.  C'est  bien  elle  encore 
qui  «  d'étage  en  étage  escalade  la  nue,  »  avec  vingt  rangées  de 
petites  maisons  à  toits  plats,  qui  diminuent  régulièrement  jus- 
qu'à l'église  de  Saint-Georges,  dernière  assise  de  cette  pointe 
pyramidale.  Deux  autres  montagnes  plus  hautes  élèvent  der- 
rière celle-ci  leur  double  piton,  entre  lequel  se  détache  de  loin 
cet  angle  de  maisons  blanchies  à  la  chaux.  Cela  forme  un  coup 
d'œil  tout  particulier. 

IX    SAINT-GEORGES 

On  monte  assez  longtemps  encore  à  travers  les  cultures  ;  de 
petits  murs  en  pierres  sèches  indiquent  la  borne  des  champs; 
puis  la  montée  devient  plus  rapide  et  l'on  marche  sur  le  rocher 
nu;  enfin  l'on  touche  aux  premières  maisons;  la  rue  éti'oite 
s'avance  en  spirale  vers  le  sommet  de  la  montagne  ;  des  bou- 
tiques pauvres,  des  salles  de  rez-de-chaussée  où  les  femmes 
causent  ou  filent,  des  bandes  d'enfants  à  la  voi.x  rauque,  aux 
traits  charmants,  courant  cà  et  là  ou  jouant  sur  le  seuil  des 
I  2 


v'G  VOYAGE     EN     ORIEM. 

masures,  des  jeunes  filles  se  voilant  à  la  hâte,  tout  effarées  de 
voir  dans  la  rue  quelque  chose  d'aussi  rare  qu'un  passant;  des 
cochons  de  lait  et  des  volailles  troublés,  dans  la  paisible  pos- 
session de  la  voie  publique,  refluant  vers  les  intérieury  ;  çà  et  là 
d'énormes  matrones  rappelant  ou  cachant  leurs  enfants  pour 
les  garder  du  mauvais  œil  :  tel  est  le  spectacle  assez  vulgaire 
qui  frappe  partout  l'étranger. 

Étranger  !  mais  le  suis-je  donc  tout  à  fait  sur  cette  terre  du 
passe  ?  Oh  !  non,  déjà  quelques  voix  bienveillantes  ont  salué 
mon  costume,  dont  tout  à  l'heure  j'avais  honte. 

KaôoÀtxôç  !  Tel  est  le  mot  que  des  enfants  répètent  autour  de 
moi. 

Et  Ion  me  guide  à  grands  cris  vers  l'église  de  Saint-Georges, 
qui  domine  la  ville  et  la  montagne.  Catholique!  Vous  êtes  bien 
bons,  mes  amis  ;  catholique,  vraiment  je  l'avais  oublié.  Je  tâ- 
chais de  penser  aux  dieux  immortels,  qui  ont  inspiré  tant  de 
nobles  génies,  tant  de  hautes  vertus  !  J'évoquais  de  la  mer  dé- 
serte et  du  sol  aride  les  fantômes  riants  que  rêvaient  vos  pères, 
et  je  m'étais  dit,  en  voyant  si  triste  et  si  nu  tout  cet  archipel 
des  Cyclades,  ces  côtes  dépouillées,  ces  baies  inhospitalières, 
que  la  malédiction  de  Neptune  avait  frappé  la  Grèce  oublieuse. . . 
La  verte  naïade  est  morte  épuisée  dans  sa  grotte,  les  dieux  des 
bocages  ont  disparu  de  cette  terre  sans  ombre,  et  toutes  ces 
divines  animations  de  la  matière  se  sont  retirées  peu  à  peu 
comme  la  vie  d'un  corps  glacé.  Oh  !  n'a-t-on  pas  compris  ce 
dernier  cri  jeté  par  un  monde  mourant,  quand  de  pâles  navi- 
gateurs s'en  vinrent  raconter  qu'en  passant,  la  nuit,  près  des 
côtes  de  Thessalie,  ils  avaient  entendu  une  grande  voix  qui 
criait  :  «  Pan  est  mort!  »  Mort,  eh  quoi!  lui,  le  compagnon, 
des  esprits  suiiples  et  joveux,  le  dieu  qui  bénissait  l'hymen  fé- 
cond de  l'honuxie  et  de  la  terre!  il  est  mort,  lui  par  qui  tout 
avait  coutume  de  vivre  !  mort  sans  lutte  au  pied  de  l'Olympe 
profané,  mort  comme  un  dieu  peut  seulement  mourir,  faute 
d'encens  et  d'hommages,  et  frappé  au  cœur  comme  un  père 
par  l'ingratitude  et  l'oubli!  Et  maintenant...  arrêtez-vous,  en- 


INTRODUCTION.  27 

fants,  que  je  contemple  encore  celte  pierre  ignorée  qui  iaj'>- 
pelle  son  culte  et  qu'on  a  scellée  par  hasard  clans  le  mur  de  la 
terrasse  qui  soutient  votre  église;  laissez-moi  toucher  ces  at- 
tributs sculptés  représentant  un  cistre,  des  cimbales,  et,  aTi 
milieu,  une  coupe  com'onnée  de  lierre  ;  c'est  le  débris  de  son 
autel  rustique,  que  vos  aïeux  ont  entouré  avec  hrveur,  en  des 
temps  où  la  nature  souriait  au  travail,  où  Syra  s'appelait 
Syros... 

Ici,  je  ferme  une  période  un  peu  longue  pour  ouvrir  une  pa- 
renthèse utile.  J'ai  confondu  plus  haut  Sjros  avec  Scyros.  Faute 
d'un  r,  cette  île  aimable  perdra  beaucoup  dans  mon  estiuie  ; 
car  c'est  ailleurs  décidément  que  le  jeune  Achille  fut  élevé 
parmi  les  filles  de  Lycomède,  et,  si  j'en  crois  mon  it'nérairc, 
Syra  ne  peut  se  glorifier  que  d'avoir  donné  le  jour  à  Phéré- 
cyde,  le  maître  de  Pythagore  et  l'inventeur  de  la  boussole... 
Que  les  itinéraires  sont  savants  ! 

On  est  allé  chercher  le  bedeau  pour  ouvrir  l'église  ;  et  je 
m'assieds,  en  attendant,  sur  le  rebord  de  la  terrasse,  au  miJjeu 
d'une  ti'oupe  d'enfants  bruns  et  blonds  comme  partout,  mais 
beaux  comme  ceux  des  marbres  antiques,  avec  des  yeux  que 
le  marbre  ne  peut  rendre  et  dont  la  peintm-e  ne  peut  fixer 
l'éclat  mobile.  Les  petites  filles  vêtues  comme  de  petites  sul- 
tanes, avec  un  turban  de  cheveux  tressés,  les  garçons  ajustés 
en  fiJles,  grâce  à  la  jupe  grecque  plissée  et  à  la  longue  che- 
velure tordue  sur  les  épaules,  voilà  ce  que  Syia  produit  tou- 
jours à  défaut  de  fleurs  et  d'arbustes;  cette  ieunesse  sourit 
encore  sur  le  sol  dépouillé...  N'ont-ils  pas  dans  leur  langue 
aussi  quelque  chanson  naïve  correspondant  à  cette  ronde  de 
nos  jeunes  filles,  qui  pleure  les  bois  déserts  et  les  lauriers 
coupés?  Mais  Syra  répondrait  que  ses  bois  sillonnent  les  eaux 
et  que  ses  lauriers  se  sont  épuisés  à  couronner  le  front  de  ses 
marins!...  N'as-tu  pas  été  aussi  le  grand  nid  des  pirates, 
ô  vertueux  rocher!  deux  fois  catholique,  latin  sur  la  mon- 
tagne et  grec  sur  le  rivage  :  et  n'es-tu  pas  toujours  celui  des 
usuriers? 


28  VOYAGE     EN     OUÏE  NT. 

Mon  itinéraire  ajoute  que  la  plupart  des  riches  négociants 
de  la  ville  basse  ont  fait  fortune  pendant  la  guerre  de  Tindé- 
jiendance  par  le  commerce  que  voici  :  leurs  vaisseaux,  sous 
pavillon  turc,  s'emparaient  de  ceux  que  l'Europe  avait  en- 
voyés porter  des  secours  d'argent  et  d'armes  à  la  Grèce  ;  puis, 
sous  pavillon  grec,  ils  allaient  revendre  les  armes  et  les  pro- 
visions à  leurs  frères  de  IMorée  ou  de  Cliio  ;  quant  à  l'argent,  * 
ils  ne  le  gardaient  pas,  mais  le  prêtaient  aussi  sous  bonne  ga-  * 
rantie  à  la  cause  de  Findépendance,  et  conciliaient  ainsi  leurs 
habitudes  d'usuriers  et  de  pirates  avec  leurs  devoirs  d'Hel- 
lènes. Il  faut  dire  aussi  qu'en  général  la  ville  haute  tenait  pour 
les  Turcs  par  suite  de  son  christianisme  romain.  Le  général 
Fabvier,  passant  à  Syra,  et  se  croyant  au  milieu  des  Grecs 
orthodoxes,  y  faillit  être  assassiné...  Peut-être  eût-on  voulu 
pouvoir  vendre  aussi  à  la  Grèce  reconnaissante  le  corps  illus- 
tre du  gueirier. 

Quoi!  vos  pères  auraient  fait  cela,  beaux  enfants  aux  che- 
veux d'or  et  d'ébène,  qui  me  voyez  avec  admiration  feuilleter 
ce  livre,  plus  ou  moins  vérldique,  en  attendant  le  bedeau? 
Non!  j'aime  mieux  en  croire  vos  yeux  si  doux,  ce  qu'on  re- 
proche à  votre  race  doit  être  attribué  à  ce  ramas  d'étrangers 
sans  nom,  sans  culte  et  sans  patrie,  qui  grouillent  encore  sur 
le  port  de  Syra,  ce  carrefour  de  l'Archipel.  Et,  d'ailleurs,  le 
calme  de  vos  rues  désertes,  cet  ordre  et  cette  jjauvreté...  Voici 
le  bedeau  portant  les  clefs  de  l'église  Saint-Georges.  Entrons  : 
non...  je  vois  ce  que  c'est. 

Une  colonnade  modeste,  un  autel  de  paroisse  campagnarde, 
quelques  vieux  tableaux  sans  valeur,  un  saint  Georges  sur 
fond  d'or,  terrassant  celui  qui  se  relève  toujours...  cela  vaut- 
il  la  chance  d'un  refroidissement  sous  ces  voûtes  humides, 
entre  ces  murs  massifs  qui  pèsent  sur  les  ruines  d'un  temple 
des  dieux  abolis?  !Non  !  pour  un  jour  que  je  passe  en  Grèce,  je 
ne  veux  pas  braver  la  colère  d'Apollon  !  Je  n'exposerai  pas  à 
l'ombre  mon  corps  tout  échauffé  des  feux  divins  qui  ont  sur- 
vécu à  sa  gloire.  Arrière,  souffle  du  tombeau  ! 


INTRODUCTION.  29 

D'autant  plus  qu'il  y  a  dans  ce  livre  que  je  tiens  un  passage 
qui  ma  luitement  (Vappé  :  «  Avant  (l'arriver  à  Delphes,  ou 
trouve,  sur  la  route  de  Li\adic,  plusieurs  tombeaux  antiques. 
L'un  d'eux,  dont  l'entrée  a  la  forme  d'une  porte  colossale,  a 
été  fendu  par  un  tremblement  de  terre,  et  de  la  fente  sort  le 
tronc  d'un  laurier  sauvage.  Dodvvel  nous  apprend  cpi'il  règne 
dans  le  pays  une  tradition  rapportant  qu'à  l'instant  de  la  moit 
de  Jésus-Cliribt,  un  prêtre  d'Apollon  oii'rait  un  sacrifice  dans  ce 
lieu  même,  quand,  s'arrètant  tout  à  coup,  il  s'écria  qu'un 
nouveau  dieu  venait  de  naître,  dont  la  puissance  égalerait 
celle  d'Apollon,  mais  ciui  finirait  pourtant  par  lui  céder.  A 
peine  eut-il  prononcé  ce  blasplième,  que  le  rocher  se  fendit, 
et  il  tomba  mort,  frappé  par  une  n)ain  invisible.  » 

Et  moi,  fils  d'un  siècle  douteur,  n'ai-je  pas  bien  fait  d'hési- 
ter à  franchir  le  seuil,  et  de  m'arréter  plutôt  encore  sur  la  ter- 
rasse à  contempler  Tina  prochaine,  et  Naxos,  et  Paros,  et 
Mycone,  éparses  sur  les  eaux,  et  plus  loin  cette  cote  basse  et 
déserte,  visible  encore  au  bord  du  ciel,  qui  fut  Délos,  l'ile 
d'Apollon  ! . . . 

X    LES     MOULINS    DE     SYKA 

Je  n'ai  plus  à  parler  beaucoup  de  la  Grèce.  Encore  un  seul 
mot.  J'ai  entraîné  le  lecteur  avec  moi  sur  le  sommet  de  cette 
montagne  en  pain  de  sucre  couronnée  de  maisons,  que  je  com- 
parais à  la  ville  suspendue  en  l'air  de  Laputa  ;  —  il  faut  bien 
l'en  faire  redescendre;  autrement,  son  esprit  resterait  perché 
pour  toujours  sur  la  terrasse  de  l'église  du  grand  Saint- 
Georges,  qui  domine  la  vieille  ville  de  Syra.  Je  ne  connais 
rien  de  plus  triste  qu'un  voyage  inachevé.  —  J'ai  souffert  plus 
que  personne  de  la  mort  du  pauvre  Jacquemonl,  qui  m'a  laissé 
un  pied  en  l'air  sur  je  ne  sais  quelle  cime  de  l'Iliinalaya,  et 
cela  me  contrarie  fortement  toutes  les  fois  que  je  pense  à  l'Inde. 
Le  bon  Yorick  lui-même  n'a  pas  craint  de  nous  condamner 
volontaiie.neiit  à  l'tlernelle  et  douloureuse  curiosité  de  savoir 


30  VOYAGE     EN     ORIENT. 

-•e  qui  s'est  passé  entre  le  révérend  et  la  dame  piémontaise 
latis  cette  fameuse  chambre  à  deux  lits  que  l'on  sait.  Cela  est 
au  nombre  des  petites  misères  si  gi'osses  de  la  vie  humaine  : 
—  il  semble  que  l'on  ait  affaire  à  ces  enchanteurs  malencon- 
treux qui  vous  prennent  dans  une  conjuration  magique  dont 
ils  ne  savent  plus  vous  tirer  et  qui  vous  y  laissent,  transformés 
«—  en  quoi?  —  en  point  d'interrogation. 

Ce  qui  m'arrêtait,  il  faut  bien  le  dire,  c'était  le  désir  de  ra- 
conter —  et  la  crainte  de  ne  pouvoir  énoncer  convenablement 
une  certaine  aventure  qui  m'est  arrivée  en  descendant  la  mon- 
tagne —  dans  un  de  ces  moulins  à  six  ailes  qui  décorent  si 
bizarrement  les  hauteurs  de  toutes  les  îles  grecques. 

Un  moulin  à  vent  à  six  ailes  qui  battent  joyeusement  l'air, 
comme  les  longues  ailes  membraneuses  des  cigales,  cela  gAte 
beaucoup  moins  la  perspective  que  nos  affreux  moulins  de  Pi- 
cardie; pourtant  cela  ne  fait  qu'une  figure  médiocre  auprès  des 
ruines  solennelles  de  l'antiquité.  N'est-il  pas  triste  de  songer 
que  la  côte  de  Délos  en  est  couverte?  Les  moulins  sont  le 
seul  ombrage  de  ces  lieux  stériles,  autrefois  couverts  de  bois 
sacrés.  En  descendant  de  Syra  la  vieille  à  Syra  la  nouvelle, 
bâtie  au  bord  de  la  mer  sur  les  ruines  de  l'antique  Hermo- 
polis,  il  a  bien  fallu  me  reposer  à  Tombre  de  ces  moulins,  dont 
le  rez-de-chaussée  est  généralement  un  cabaret.  Il  y  a  des 
tables  devant  la  porte,  et  Ton  vous  sert,  dans  des  bouteilles 
empaillées,  un  petit  vin  rougeâtre  qui  sent  le  goudron  et  le 
cuir.  Une  vieille  femme  s'approche  de  la  table  où  j'étais  assis 
et  me  dit  : 

—  Kox.dv[T^a!   X7X\!... 

On  sait  déjà  que  le  grec  moderne  s'éloigne  beaucoup  moins 
qu'on  ne  le  croit  de  l'ancien.  Ceci  est  vrai  à  ce  point  que  les 
journaux,  la  plupart  écrits  en  grec  ancien,  sont  cependant 
compris  de  tout  le  monde...  Je  ne  me  donne  pas  pour  un  hel- 
léniste de  première  force  ;  mais  je  voyais  bien,  par  le  second 
mot,  qu'il  s'agissait  de  quelque  chose  de  beau.  Quant  au  sub- 
stantif KoxôviTÇa,  j'en  cherchais  en  vain  la  racine  dans  ma 


INTRODUCTION.  31 

mémoire,  meublée  seulement  des  dizains  classiques  de  Lan- 
celot. 

—  Après  tout,  me  dis-je,  cette  femme  reconnaît  en  moi  un 
étranger;  elle  veut  peut-être  me  montrer  quelque  ruine,  me 
faire  voir  quelque  curiosité.  Peut-être  est-elle  chargée  d'un 
galant  message,  car  nous  sommes  dans  le  Levant,  pays  d'aven- 
tures. 

Comme  elle  me  faisait  signe  de  la  suivre,  je  la  suivis.  Elle 
me  conduisit  plus  loin  à  un  autre  moulin.  Ce  n'était  plus  un 
cabaret  :  une  sorte  de  tribu  farouche,  de  sept  ou  huit  drôles 
mal  vêtus,  remplissait  l'intérieur  de  la  salle  basse.  Les  uns 
dormaient,  d'autres  jouaient  aux  osselets.  Ce  tableau  d'inté- 
rieur n'avait  rien  de  gracieux.  La  vieille  m'offrit  d'entrer. 
Comprenant  à  peu  près  la  destination  de  l'établissement,  je 
fis  mine  de  vouloir  retourner  à  l'honnête  taverne  où  la  vieille 
m'avait  rencontré.  Elle  me  retint  par  la  main  en  criant  de 
nouveau  : 

—  KoxdviT^a  !  Koxo'vtT^a  ! 

Et,  sur  ma  répugnance  à  pénétrer  dans  la  maison,  elle  me 
fit  signe  de  rester  seulement  à  l'endroit  où  j'étais. 

Elle  s'éloigna  de  quelques  pas  et  se  mit  comme  à  raffut  der- 
rière une  haie  de  cactus  qui  bordait  un  sentier  conduisant  à  la 
ville.  Des  filles  de  la  campagne  passaient  de  temps  en  temps, 
portant  de  grands  vases  de  cuivre  sur  la  hanche  quand  ils 
étaient  vides,  sur  la  tcte  quand  il  étaient  pleins.  Elles  allaient 
à  une  fontaine  située  près  de  là,  ou  en  revenaient.  J'ai  su  de- 
puis que  c'était  l'unique  fontaine  de  l'île.  Tout  à  coup  la  vieille 
se  mit  à  siffler,  l'une  des  paysannes  s'arrêta  et  passa  précipi- 
tamment par  une  des  ouvertures  de  la  haie.  Je  compris  tout  de 
suite  la  signification  dumot  KoxoviT^a  !  Il  s'agissait  d'une  sorte 
de  chasse  dM^  jeunes  filles.  La  vieille  sifflait...  le  même  air  sans 
doute  que  siffla  le  vieux  serpent  sous  l'arbre  du  mal...  et  une 
pauvre  paysanne  venait  de  se  faire  prendre  à  l'appeau. 

Dans  les  îles  grecques,  toutes  les  femmes  qui  sortent  sont 
voilées  comme  si  l'on  était  en  pays  turc.   J'avouerai  que  je 


32  VOYAGE     EN     ORIENT. 

n'étais  pas  fâché,  pour  un jDiir  que  je  passais  en  Grèce,  devoir 
au  moins  un  visage  de  femme.  Et  pourtant,  cette  simj)le  cu- 
riosité de  voyageur  n'était-ellc  pas  déjà  une  sorte  d'adhésion 
au  manège  de  l'afTreuse  vieille?  la  jeune  femme  paraissait 
tremhlante  et  incertaine;  peut  être  était-ce  la  première  fois 
qu'elle  cédait  à  la  tentation  embusquée  derrière  celte  haie  fa- 
tale !  La  vieille  leva  le  pauvre  voile  bleu  de  la  paysanne.  Je  vis 
une  figure  pale,  régulière,  avec  des  yeux  assez  sauvages; 
deux  grosses  tresses  de  cheveux  noirs  entouraient  la  tète  comme 
un  turban.  Il  n'y  avait  rien  là  du  charme  dangereux  de  l'an- 
tique hétaïre  ;  de  plus,  la  paysanne  se  tournait  à  chaque  in- 
stant avec  inquiétude  du  côté  de  la  campagne  en  disant  : 

—  '£i    àvoço;  y.ou  !  to  à/ocô;  y.cu  !  (!Mon  mari  !  mon  mari!) 

La  misère,  plus  que  l'amour,  apparaissait  dans  toute  son 
attitude.  J'avoue  que  j'eus  peu  de  mérite  à  lésister  à  la  séduc- 
tion. Je  lui  pris  la  main,  où  je  mis  deux  ou  trois  drachmes, 
et  je  lui  fis  signe  qu'elle  pouvait  redescendre  dans  le  sentier. 

Elle  parut  hésiter  un  instant  ;  puis,  portant  la  main  à  ses 
cheveux,  elle  tira  d'entre  les  nrittes  tordues  autour  de  sa  tète, 
une  de  ces  anmlcttes  que  portent  toutes  les  femmes  des  pays 
orientaux,  et  me  la  donna  en  disant  un  mot  ([ue  je  ne  pus 
compiendre. 

C'était  un  petit  fiagment  de  vase  ou  de  lamjie  antique, 
qu'elle  avait  sans  doute  ramassé  dans  les  champs,  entortillé 
dans  un  morceau  de  papier  rouge,  et  sur  lequel  j'ai  cru  distin- 
guer une  petite  figure  de  génie  monté  sur  un  cliar  ailé  entre 
deux  serpents.  Au  reste,  le  relief  est  tellement  fruste,  qu'on 
peut  y  voir  tout  ce  que  l'on  veut...  Espérons  que  cela  me  por- 
tera bonheur  dans  mon  voyage. 

Triste  spectacle,  en  somme,  que  celui  de  cette  corinption  des 
pays  orientaux  où  un  faux  esprit  de  morale  a  supprimé  la 
courtisane  joyeuse  et  insouciante  des  poètes  et  des  philosophes. 
—  Ici,  c'est  la  passion  de  Corydon  qui  succède  à  celle  d'Alci- 
biade  ;  —  là,  c'est  le  sexe  entier  qu'on  déprave  pour  éviter 
un  moindre  mal  peut-être;  la  tache  s'élargit  sans  s'effacer;  la 


INTRODUCTION.  33 

misère  réalise  un  g.iiii  fiirtilqiii  la  corrompt  sans  l'enrichir. 
Ce  n'est  plus  même  la  pâle  image  de  l'amour,  ce  n'en  est  que 
le  spectre  fatal  et  douloureux.  —  On  va  voir  jusqu'où  s'étend 
le  préjugé  social  si  maladroit  et  si  im]>uissant  à  la  fois.  Les 
Grecs  aiment  le  théâtre  comme  jadis;  on  trouve  des  salles  de 
spectacle  dans  les  plus  petites  villes.  Seulement,  tous  les  rôles 
de  femmes  sont  joués  par  des  hommes. 

En  redescendant  au  port,  j'ai  vu  des  affiches  qui  portaient 
le  titre  d'une  tragédie  de  Marco  Bodjarl,  par  Aleko  Soudzo, 
suivie  d'un  ballet,  le  tout  imprimé  en  italien  pour  la  commo- 
dité des  étrangers.  Après  avoir  dîné  à  l'hôtel  à^  Angleterre, 
dans  une  grande  salle  ornée  d'un  papier  peint  à  personnages, 
je  me  suis  fait  conduire  au  Casinn,  où  avait  lieu  la  représenta- 
tion. On  déposait,  avant  d'entrer,  les  longues  chibouques  de  ce- 
risier à  une  sorte  de  bureau  des  pipes  :  les  gens  du  pavs  ne  fu- 
ment plus  au  théâtre  pour  ne  pas  incommoder  les  touristes 
anglais  qui  louent  les  plus  belles  loges  II  n'y  avait  guère  que 
des  hommes,  sauf  quelques  femmes  étrangères  à  la  localité. 
J'attendais  avec  impatience  le  lever  du  rideau  pour  juger  de 
la  déclamation.  La  pièce  a  commencé  par  une  scène  d'exposi- 
tion entre  Bodjarl  et  un  Palikare,  son  confident.  Leur  débit 
emphatique  et  guttural  m'eût  dérobé  le  sens  des  vers,  quand 
même  j'aurais  été  assez  savant  pour  les  comprendre  ;  de  plus, 
les  Grecs  prononcent  l'éta  comme  un  /,  le  thêta  comme  un  th. 
anglais,  le  bêta  comme  un  r,  l'upsilon  comme  nnj,  ainsi  de 
suite.  Il  est  probable  que  c'était  là  la  prononciation  antique, 
mais  l'Université  nous  enseigne  autrement. 

Au  secoiid  acte,  je  vis  paraître  Moustaï-Pacha,  au  milieu  des 
femmes  de  son  sérail,  lesquelles  n'étaient  que  des  hommes 
vêtus  en  odalisques;  on  sait  qu'en  Grèce,  on  ne  permet  pas  aux 
femmes  de  paraître  sur  le  théâtre.  Quelle  moralité  !  Moustaï- 
Pacha  était  flanqué  d'un  confident  comme  le  héros  grec  ;  —  il 
paraissait  aussi  Turc  que  le  farouche  Aconnat  représenté  par 
Son  Altesse.  En  suivant  la  pièce,  j'ai  fini  par  comprendre  peu  à 
peu  que  Marco-Bodjari  était  un  Léonidas  moderne  renouvelant. 


34  VOYAGE     E\     ORIENT. 

avec  trois  cents  Palikares,  la  résistance  des  trois  cents  Spar- 
tiates. On  applaudissait  vivement  ce  drame  liellcnique,  qui, 
après  s'être  développé  selon  les  règles  classiques,  se  terminait 
par  des  coups  de  fusil. 

En  retournant  au  bateau  à  vapeur,  j'ai  joui  du  spectacle 
imique  de  cette  ville  pyramidale  éclairée  jusqu'à  ses  plus  hautes 
maisons.  C'était  vraiment  babjlonian,  comme  dirait  un  An- 
glais. 

J'ai  quitté  à  Syra  le  paquebot  autrichien  pour  m' embarquer 
sur  le  Léonidas,  vaisseau  français  qui  part  pour  Alexandrie  . 
c'est  une  traversée  de  trois  jours. 

L'Egypte  est  un  vaste  tombeau;  c'est  l'impression  qu'elle 
m'a  faite  en  abordant  sur  cette  plage  d'Alexandrie,  qui,  avec 
ses  ruines  et  ses  monticules,  offre  aux  yeux  des  tombeaux  épars 
SUT  une  terre  de  cendres. 

Des  ombres  drapées  de  linceuls  bleuâtres  circulent  parmi 
ces  débris.  Je  suis  allé  voir  la  colonne  de  Pompée  et  les  bains 
de  Cléopâtre.  La  promenade  du  Mahmoudieh  et  ses  palmiers 
toujours  verts  rappellent  seuls  la  nature  vivante... 

Je  ne  parle  pas  dune  grande  place  tout  européenne  for- 
mée par  les  palais  des  consuls  et  par  les  maisons  des  banquiers, 
ni  des  églises  byzantines  ruinées,  ni  des  constructions  modernes 
du  pacha  d'Egypte,  accompagnées  de  jardins  qui  semblent  des 
serres.  J'aurais  mieux  aimé  les  souvenirs  de  l'antiquité  grecque; 
mais  tout  cela  est  détruit,  rasé,  méconnaissable. 

Je  m'embarque  ce  soir  sur  le  canal  d'Alexandrie  à  l'Atfé  ; 
ensuite  je  prendrai  une  cange  à  voile  pour  remonter  jusqu'au 
Caire  :  c'est  un  voyage  de  cinquante  lieues  que  l'on  fait  en 
six  jours. 


LES  FEMMES  DU  CAIRE 


I 

LES  MARIAGES   COPHTES 

I   LE    MASQUE    ET    LE    VOILE 

Le  Caire  est  la  ville  du  Levant  où  les  femmes  sont  encore  le 
plus  hermétiquement  voilées.  A  Constantinople,  à  Smyrne,  une 
gaze  blanche  ou  noire  laisse  quelquefois  deviner  les  traits  des 
belles  musulmanes,  et  les  édits  les  plus  rigoureux  parviennent 
rarement  à  leur  faire  épaissir  ce  frêle  tissu.  Ce  sont  des  nonnes 
gracieuses  et  coquettes  qui,  se  consacrant  à  un  seul  époux,  ne 
sont  pas  fâchées  toutefois  de  donner  des  regrets  au  monde. 
Mais  l'Egypte,  grave  et  pieuse,  est  toujours  le  pays  des  énigme» 
et  des  mystères;  la  beauté  s'y  entouie,  comme  autrefois,  de 
voiles  et  de  bandelettes,  et  cette  morne  attitude  décourage  ai- 
sément l'Européen  frivole.  Il  abandonne  le  Caire  après  huit 
jours,  et  se  hâte  d'aller  vers  les  cataractes  du  Nil  chercher 
d'autres  déceptions  que  lui  réserve  la  science,  et  dont  il  ne  con- 
viendra jamais. 

La  patience  était  la  plus  grande  vertu  des  initiés  antiques. 
Pourquoi  passer  si  vite?  Arrêtons-nous,  et  cherchons  à  soulever 
un  coin  du  voile  austère  de  la  déesse  de  Sais.  D'ailleurs,  ii'est-il 
pas  encourageant  de  voir  qu'en  des  pays  où  les  femuies  passent 


36  VOYAGE     E>'     ORIENT. 

pour  être  piisonnicies,  les  bazars,  les  jues  et  les  jardins  nous 
les  présentent  par  milliers,  niai'chant  seules  à  l'aventure,  ou 
deux  ensemble,  ou  accompagnées  d'un  enfant?  Réellement,  les 
Européennes  n'ont  pas  autant  de  liberté  :  les  fenunes  de  dis- 
tinction sortent,  il  est  vrai,  juchées  sur  des  ânes  et  dans  une 
position  inaccessible;  mais,  chez  nous,  les  femmes  du  même 
rang  ne  sortent  guère  qu'en  voiture.  Reste  le  voile...  qui, 
peut-être,  n'établit  pas  une  barrière  aussi  farouche  cjue  l'on 
croit. 

Parmi  les  riches  costumes  arabes  et  turcs  que  la  réforme 
épargne,  l'habit  mystérieux  des  femmes  dimne  à  la  foule  qui 
remplit  les  rues  l'aspect  joyeux  d'un  bal  masqué;  la  teinte  des 
dominos  varie  seulement  du  bleu  au  noir.  Les  grandes  dames 
voilent  leur  taille  sous  le  habharah  de  taffetas  léger,  tandis  que 
les  fenmies  du  peuple  se  drapent  gracieusement  dans  une  simple 
tunique  bleue  de  laine  ou  de  coton  [A/iamiss),  comme  des  sta- 
tues antiques.  L'imagination  trouve  son  compte  à  cet  incognito 
des  visages  féminins,  qui  ne  s'étend  pas  à  tous  leurs  charmes. 
De  belles  mains  ornées  de  bagues  talismaniques  et  de  brace- 
lets d'aigent,  quelquefois  des  bras  de  marbre  pâle  s'échappant 
tout  entiers  de  leurs  larges  manches  relevées  au-dessus  de 
l'épaule,  des  pieds  nus  chargés  d'anneaux  que  la  babouche 
abandonne  à  chaque  pas,  et  dont  les  chevilles  résonnent  d'un 
bruit  argentin,  voilà  ce  qu'il  est  permis  d'admirer,  de  deviner, 
de  surprendre,  sans  que  la  foule  s'en  inquiète  ou  que  la  fennne 
elle-même  semble  le  remarquer.  Parfois  les  plis  flottants  du 
voile  (jiiadrillé  de  blanc  et  de  bleu  cjui  couvre  la  tête  et  les 
éj)aules  se  dérangent  un  peu,  et  l'éclaircie  qui  se  manifeste 
enti'e  ce  vêtement  et  le  masque  allongé  qu'on  appelle  borgliot 
laisse  voir  une  tempe  gracieuse  où  des  cheveux  bruns  se  tor- 
tillent en  boucles  serrées,  comme  dans  les  bustes  de  Cléopa- 
tre,  une  oreille  petite  et  ferme  secouant  sur  le  col  et  la  joue 
des  grappes  de  secpiins  d'or  ou  quelque  plaque  ou\rag('e  de 
turquoises  et  de  filigrane  d'argent.  Alors,  on  sent  le  besoin 
d'interroger  les  yeux  de  l'Égyptienne  voilée,  et  c'est  là  le  plus 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  37 

dangereux.  Le  masque  est  composé  d'une  pièce  de  crin  noir 
étroite  et  longue  qui  descend  de  la  tête  aux  pieds,  et  qui  est 
percée  de  deux  trous  comme  la  cagoule  d'un  pénitent;  quel- 
ques annelets  brillants  sont  enfilés  dans  l'intervalle  qui  joint 
le  front  à  la  l)arl)e  du  nias([ue,  et  c'est  derrière  ce  rein|)arl  ((ue 
des  yeux  ardents  vous  attendent,  armés  de  toutes  les  séduc- 
tions qu'ils  peuvent  emprunter  à  l'art.  Le  sourcil,  l'orbite  de 
l'œil,  la  paupière  même,  en  dedans  des  cils,  sont  avivés  par  la 
teinture,  et  il  est  impossible  de  mieux  faire  valoir  le  peu  de 
sa  personne  qu'une  femme  a  le   Iroit  de  faire  voir  ici. 

Je  n'avais  pas  compris  tout  d'aboid  ce  qu'a  d'attrayant  ce 
mystère  dont  s'envelojipe  la  plus  intéressante  moitié  du  peuple 
d'Orient;  mais  quelques  jours  ont  suffi  pour  m'aj)preudre 
qu'une  femme  qui  se  sent  remarquée  trouve  généralement  le 
moyen  de  se  laisser  voir,  si  elle  est  belle.  Celles  qui  ne  le  sont 
pas  savent  mieux  maintenir  leurs  voiles,  et  l'on  ne  peut  leur 
en  vouloir.  C'est  bien  là  le  pays  des  rêves  et  des  illusions!  La 
laideur  est  cachée  comme  un  crime,  et  l'on  peut  toujours  en- 
trevoir quelque  chose  de  ce  qui  est  forme,  grâce,  jeunesse  et 
beauté. 

La  ville  elle-même,  comme  ses  habitantes,  ne  dévoile  que 
peu  à  peu  ses  retraites  les  plus  ombragées,  ses  intérieurs  les 
plus  charmants.  Le  soir  de  mon  arrivée  au  Caire,  j'étais  mor- 
tellement triste  et  découragé.  En  quelques  heures  de  prome- 
nade sur  un  âne  et  avec  la  conq)agnie  d'un  droguian,  j'étais 
parvenu  à  me  démontrer  que  j'allais  passer  là  les  six  mois  les 
plus  ennuyeux  de  ma  vie,  et  tout  cependant  était  arrangé 
d'avance  pour  que  je  n'y  pusse  rester  un  jour  de  moins. 

—  Quoi!  c'est  là,  me  disals-je,  la  ville  des  Mille  et  une 
Nuits,  la  caj)itale  des  califes  fatimites  et  des  soudans?... 

Et  je  me  plongeais  dans  l'inextricable  réseau  des  rues  étroites 
et  poudreuses,  à  travers  la  foule  en  haillons,  l'encombrement 
des  chiens,  des  chameaux  et  des  ânes,  aux  approches  du  soir 
dont  l'ombre  descend  vite,  grâce  à  la  poussière  qui  ternit  !e 
ciel  et  à  la  hauteur  des  maisons. 

I.  3 


38  VOYAGE     EN     onitNT. 

Qu'espirer  de  ce  labyrintlie  confus,  grand  peut-être  comme 
Paris  ou  Rome,  de  ces  palais  et  de  ces  mosquées  que  l'on 
compte  par  milliers?  Tout  cela  a  été  splendide  et  merveilleux 
sans  doute,  mais  trente  générations  y  ont  passé;  partout  la 
pierre  croule,  et  le  bois  pourrit.  Il  semble  que  l'on  voyage  en 
rêve  dans  une  cité  du  passé,  habitée  seulement  par  des  fantô- 
mes, qui  la  peuplent  sans  l'animer.  Chaque  quartier,  entouré 
de  murs  à  créneaux,  fermé  de  lourdes  portes  comme  au 
moyen  âge,  conserve  encore  la  physionomie  qu'il  avait  sans 
doute  à  l'époque  de  Saladin  ;  de  longs  passages  voûtés  condui- 
sent çà  et  là  d'une  rue  à  l'autre;  plus  souvent  on  s'engage  dans 
une  voie  sans  issue,  il  faut  revenir.  Peu  à  peu  tout  se  ferme; 
les  cafés  seuls  sont  éclairés  encore,  et  les  fumeurs  assis  sur  des 
cages  de  palmier,  aux  vagues  lueurs  de  veilleuses  nageant  dans 
l'huile,  écoutent  quelque  longue  histoire  débitée  d'un  ton  na- 
sillard. Cependant  les  mnucliarahjs  s'éclairent  :  ce  sont  des 
grilles  de  bois,  curieusement  travaillées  et  découpées,  qui 
s'avancent  sur  la  rue  et  font  office  de  fenêtres;  la  lumière  qui 
les  traverse  ne  suffit  pas  à  guider  la  marche  du  passant;  d'au- 
tant plus  que  bientôt  arrive  l'heure  du  couvre-feu  ;  chacun  se 
munit  d'une  lanterne,  et  l'on  ne  rencontre  guère  dehors  que 
des  Européens  ou  des  soldats  faisant  la  ronde. 

Pour  moi,  je  ne  voyais  plus  trop  ce  que  j'aurais  fait  dans 
les  rues  passé  cette  heure,  c'est-à^îre  dix  heures  du  soir,  et 
je  m'étais  couche  fort  tristement,  me  disant  qu'il  en  serait 
sans  doute  ainsi  tous  les  jours,  et  désespérant  des  plaisirs  de 
cette  capitale  déchue...  Mon  premier  sommeil  se  croisait  d'une 
manière  inexplicable  avec  les  sons  vagues  d'une  cornemuse  et 
d'une  viole  enrouée,  qui  agaçaient  sensiblement  mes  nerfs. 
Celte  musique  obstinée  répétait  toujours  sur  divers  tons  la 
même  phrase  mélodicjue,  qui  réveillait  en  moi  Tidée  d'un 
vieux  noél  bourguignon  ou  provençal.  Cela  appartenait-il  au 
songe  ou  à  la  vie?  îMon  esprit  hésita  quelque  temps  avant  de 
i>'éveiller  tout  à  fait.  Il  me  semblait  c[u\)n  me  portait  en  teri'e 
d'une  manière  à  la  fois  grave  et  burlesque,  avec  des  chantres 


LES     FEMMLS     DU     CAIRE.  39 

de  paroisse  et  des  buveurs  courDiinés  de  pampre;  une  sorte  de 
gaieté  patriarcale  et  de  tristesse  mythologique  mélangeait  ses 
impressions  dans  cet  étrange  concert,  où  de  lamentables  chants 
d'église  formaient  la  base  d'un  air  bouffon  propre  à  marquer 
les  pas  d'une  danse  de  corvbantes  Le  bruit  se  rapprochant  et 
grandissant  de  plus  en  plus,  je  m'étais  levé  tout  engourdi  en- 
core, et  une  grande  lumière,  pénétrant  le  treillage  extérieiir 
de  ma  fenêtre,  m'apprit  enfin  qu'il  s'agissait  d'un  spectacle 
tout  matériel.  Cependant  ce  que  j'avais  cru  rêver  se  réalisait 
en  pai'tie  :  des  hommes  presque  nus,  couronnés  comme  des 
lutteurs  antiques,  combattaient  au  milieu  de  la  foule  avec  des 
épées  et  des  boucliers  ;  mais  ils  se  bornaient  à  frapper  le  cui- 
vre avec  l'acier  en  suivant  le  rhvthme  de  la  musique,  et,  se 
remettant  en  route,  recommençaient  plus  loin  le  môme  simu- 
lacre de  lutte.  De  nombreuses  torches  et  des  pyramides  de 
bougies  portées  par  des  enfants  éclairaient  brillamment  la  rue 
et  guidaient  un  long  cortège  d'hommes  et  de  femmes,  dont  je 
ne  pus  distinguer  tous  les  détails.  Quelque  chose  comme  un 
fantôme  rouge  portant  une  couronne  de  pierreries  avançait  lente- 
ment entre  deux  matrones  au  maintien  grave,  et  un  groupe  con- 
fus de  femmes  en  vêtements  bleus  fermait  la  marche  en  poussant 
à  chaque  station  un  gloussement  criard  du  plus  singulier  effet. 
C'était  un  maHage,  il  n'y  avait  plus  à  s'y  tromper.  J'a- 
vais vTi  à  Paris,  dans  les  planches  gravées  du  citoyen  Cassas, 
un  tableau  complet  de  ces  cérémonies  ;  mais  ce  que  je  venais 
dapercevoir  à  travers  les  dentelures  de  la  fenêtre  ne  suffisait 
pas  à  éteindre  ma  curiosité,  et  je  voulus,  quoi  qu'il  arrivât, 
poursuivre  le  cortège  et  l'observer  plus  à  loisir.  Mon  drogman 
Abdallah,  à  qui  je  communiquai  cette  idée,  fit  semblant  de 
frémir  de  ma  hardiesse,  se  souciant  peu  de  courir  les  rues  au 
milieu  de  la  nuit,  et  me  parla  du  danger  d'être  assassiné  ou 
battu.  Heureusement,  j'avais  acheté  un  de  ces  manteaux  de 
poil  de  chameau  nommés  nmcfdah  qui  couvrent  un  homme 
des  ipaules  aux  pieds;  avec  ma  barbe  déjà  longue  et  un  mou- 
choir tordu  autour  de  la  tête,  le  déguisement  était  complet. 


40  VOYAGE     EN     ORIENT. 

II UNE     NOCE     AUX    FLAMBEAUX 

La  (JilCculté  fut  de  rattraper  le  cortège,  qui  s'était  perdu 
dans  le  labyrinthe  des  rues  et  des  impasses.  Le  drogman  avait 
allumé  une  lanterne  de  papier,  et  nous  courions  au  hasard, 
guidés  ou  trompes  de  temps  en  temps  par  quelques  sons  loin- 
tains de  cornemuse  ou  par  des  éclats  de  lumière  reflétés  aux 
angles  des  carrefours.  Enfin  nous  atteignons  la  porte  d'un 
quartier  diiiéreut  du  notre  ;  les  maisons  s'éclairent,  les  chiens 
hurlent,  et  nous  voila  dans  une  longue  rue  toute  flamboyante 
et  reteatissaiite,  garnie  de  monde  jusque  sur  les  maisons. 

Le  collège  aN aurait  fort  lentement,  au  scm  mélancolique 
d'instruments  imitant  le  bruit  obstiné  dnne  porte  qui  grince 
ou  dun  chariot  qui  essaye  des  roues  neu\es.  Les  coupables 
de  ce  vacarme  marchaient  au  nombre  d  une  vingtaine,  entou- 
rés d'honnnes  qui  portaient  des  lances  à  feu.  hnsuite  venaient 
des  enfants  chargés  d'énormes  candélabres  dont  les  bougies 
jetaient  partuul  une  vive  clarté.  Les  lutteurs  continuaient  à 
s'escrimer  pendant  les  nombreuses  haltes  du  cortège  ;  quel- 
ques-uns, numtcs  sur  des  échasses  et  coiffes  de  plumes,  s'atta- 
quaient a\ec  de  longs  bâtons  ;  plus  loin,  des  jeunes  gens  por- 
taient ces  drapeau.v  et  des  hampes  surmontés  d'emblèmes  et 
d'attributs  dorés,  comme  on  en  voit  dans  les  triomphes  ro- 
mains; d'autres  promenaient  de  petits  arbres  décorés  de  guir- 
landes et  de  couionnes,  resplendissant  en  outre  de  bougies 
allumées  et  de  lames  de  clinquant,  comme  des  arbres  de  Noël. 
De  larges  plaques  de  cuivre  doré,  élevées  sur  des  perches  et 
couvertes  d'ornen)ents  repoussés  et  d'inscriptions,  reflétaient 
cà  et  là  l'éclat  des  lumicres.  Ensuite  marc,  aient  les  chan- 
teuses (^oiuilciiis)  et  les  danseuses  {i^/ifitccuti-A) ,  vêtues  de 
robes  de  soie  rayées,  avec  leur  tarbouch  à  calotte  dorée  et 
leurs  longues  tresses  ruisselantes  de  sequins.  Quelques-unes 
avaient  le  nez  percé  de  longs  anneaux,  et  montraient  leur  vi- 
sage fardé  de  rouge  et  de  hlci,  tandis  que  d'autres,  quoique 


LES     FKMMES     DT     CAIRE.  41 

chaulant  en  dansant,  restaient  soigneusement  voilées.  Elles 
s'accompagnaient  en  général  de  cymbales,  de  castagnettes  et 
de  tambours  de  basque.  Deux  longues  files  d'esclaves  venaient 
ensuite,  portant  des  coffres  et  des  corbeilles  où  brillaient  les 
présents  faits  à  la  mariée  par  son  époux  et  par  sa  famille; 
puis  le  cortège  des  invités,  les  femmes  au  milieu,  soigneusement 
drapées  de  leurs  longues  mantilles  noires  et  voilées  de  masques 
blancs,  comme  des  personnes  de  qualité,  les  hommes  richement 
vêtus;  car,  ce  jour-là,  me  disait  le  drogman,les  simples  fellahs 
eux-mêmes  savent  se  procurer  des  vêtements  convenables. 
Enfin,  au  milieu  d'une  éblouissante  clarté  de  torches,  de  can- 
délabres et  de  pots  à  feu,  s'avançait  lentement  le  fantôme 
rouge  que  j'avais  entrevu  déj'i,  c'est-à-dire  la  nouvelle  épouse 
{el  aroiiss),  entièrement  voilée  d'un  long  cachemire  dont  les 
palmes  tombaient  à  ses  pieds,  et  dont  l'étoffe  assez  légère  per- 
mettait sans  doute  qu'elle  pût  voir  sans  être  vue.  Rien  n'est 
étrange  comme  cette  longue  figure  qui  s'avance  sous  son  voile 
à  plis  droits,  grandie  encore  par  une  sorte  de  diadème  pvra- 
midal  éclatant  de  pierreries.  Deux  matrones  vêtues  de  noir 
la  contiennent  sous  les  coudes,  de  façon  qu'elle  a  l'air  de  glis- 
ser lentement  sur  le  sol  ;  quatre  esclaves  tendent  sur  sa  tète 
un  dais  de  pourpre,  et  d'auties  accompagnent  sa  marche  avec 
le  biuit  des  cymbales  et  des  tympanons. 

Cependi'.nt  une  halte  nouvelle  s'est  faite  au  moment  où  j'ad- 
mirais cet  appareil,  et  des  enfants  ont  distribué  des  sièges 
pour  que  l'épouse  et  ses  parents  puissent  se  reposer.  Les  oua- 
lenis^  revenant  sur  leurs  pas,  ont  fait  entendre  des  improvisa- 
tions et  des  chœurs  accompagnes  de  musique  et  de  danses,  et 
tous  les  assistants  répétaient  quelques  passages  de  leurs  chants. 
Quant  à  mol,  qui  dans  ce  moment-là  me  trouvais  en  vue, 
j'ouvrais  la  bouche  comme  les  autres,  imitant  autant  que  pos- 
sible les  eleyson  ou  les  amen  qui  servent  de  rcpnns  aux  cou- 
plets les  plus  profanes;  mais  un  danger  plus  grand  menaçait 
mon  incognito.  Je  n'avais  pas  fait  attention  que,  depuis  quel- 
ques moments,   des   esclaves  parcouraient  la  foule  en  versant 


■i2  VOYAGE     EN     ORIENT. 

un  liquide  clair  dans  de  petites  tasses  qu'ils  distribuaient  à 
mesure.  Un  grand  Egyptien  vêtu  de  rouge,  et  c[ui  probable- 
ment faisait  partie  de  Li  famille,  présidait  à  la  distribution  et 
recevait  les  remercînients  des  buveurs.  ïl  n'ét.ut  plus  qu  à 
deux  pas  de  moi,  et  je  navais  nulle  idée  du  salut  quil  fallait 
lui  faire.  Heureusement,  j'eus  le  temps  d'observer  tous  les 
mouvements  de  mes  voisins,  et,  quand  ce  fut  mon  tour,  je  pris 
la  tasse  de  la  main  gauche  et  m'inclinai  en  portant  ma  mam 
di'oite  sur  le  cœur,  sur  le  front,  et  enfin  sur  la  bouche.  Ces 
mouvements  sont  faciles,  et  cependant  il  faut  prendre  garde 
d'en  intervertir  l'ordre  ou  de  ne  point  les  reproduire  avec  ai- 
sance. J'avais  dès  ce  moment  le  droit  d'avaler  le  contenu  de  la 
tasse;  mais,  là,  ma  surprise  fut  grande.  C'était  de  l'eau-de- 
vie,  ou  plutôt  une  sorte  d'anisette.  Comment  comprendre  que 
des  mahométans  fassent  distribuer  de  telles  liqueurs  à  leurs 
noces?  Je  ne  m'étais,  dans  le  fait,  attendu  qu'à  une  limonade 
ou  à  un  sorbet.  Il  était  cependant  facile  de  voir  que  les  aimées, 
les  musiciens  et  baladins  du  cortège  avaient  plus  d'une  fois 
pris  jiart  à  ces  distributions. 

Enfin  la  mariée  se  leva  et  reprit  sa  marche;  les  femmes 
fellahs,  vêtues  de  bleu,  se  remirent  en  foule  à  sa  suite  avec  leurs 
gloussements  sauvages,  et  le  cortège  continua  sa  promenade 
noct'jrne  jusqu'à  la  maison  des  nouveaux  époux. 

Satisfait  d'avoir  figuré  comme  un  véritable  habitant  du  Caire 
et  de  m'ètre  assez  bien  comporté  à  cette  cérémonie,  je  fis  un 
signe  pour  appeler  mon  drngman,  qui  était  allé  un  peu  plus 
loin  se  remettre  sur  le  passage  des  distributeui'S  d'eau-de-vie; 
mais  il  n'était  pas  pressé  de  rentrer  et  prenait  goût  à  la  fête. 

—  Suivons-les  dans  la  maison,  me  dit-il  tout  bas. 

—  Mais  que  répondiai-je,  si  l'on  me  parle? 

—  Vous  direz  seulement  :  Tajeb!  c'est  une  réponse  à 
tout. ..  Et,  d'ailleurs,  je  suis  là  pour  détourner  la  conversation. 

Je  savais  déjà  qu'en  Egypte  tujeb  était  le  fond  de  la 
langue.  C'est  un  mot  qui,  selon  l'intonation  qu'on  y  ap- 
porte, signifie   toute   sorte  de  clioses;    on  ne  peut  toutefois 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  43 

le  oompnrer  au  eothlaiu  des  Anglais,  à  ruoins  que  ce  ne  soit 
])onr  niaïqiior  la  ditlerence  qu'il  y  a  entre  un  |)eu[)Ie  certaine- 
ment f(»t  poli  et  une  nation  tout  au  plus  policée.  Le  mot 
lajeh  veut  dire  tour  à  tour  :  Très-bien,  ou  voilà  qui  va  bien, 
ou  cela  est  parfait,  ou  à  votre  service,  le  ton  et  surt(jut  le 
geste  y  ajoutant  des  nuances  infinies.  Ce  moyen  me  paraissait 
beaucoup  plus  sur,  au  reste,  que  celui  dont  parle  un  voyageur 
célèbre,  Belzoni,  je  crois.  Il  était  entré  dans  une  mosquée,  dé- 
guisé admirablement  et  répétant  tous  les  gestes  qu'il  voyait 
faire  à  ses  voisins;  mais,  comme  il  ne  pouvait  répondre  aune 
•question  qu'on  lui  adressait,  son  drogman  dit  aux  curieux  : 
-a  II  ne  comprend  pas  :  c'est  un  Turc  anglais  !  » 

Nous  étions  entrés,  par  une  pî)rte  ornée  de  fleurs  et  de  feuil- 
lages, dans  ime  fort  belle  cour  tout  illuminée  de  lanternes  de 
couleur.  Les  moucharabys  découpaient  leur  frêle  menuiserie 
^ur  le  fond  orange  des  appartements  éclairés  et  pleins  de 
inonde.  Il  fallut  s'arrêter  et  prendre  place  sous  les  galeries 
intérieures.  Les  femmes  seules  montaient  dans  la  maison,  oîi 
■elles  quittaient  leurs  voiles,  et  l'on  n'apercevait  plus  que  la 
forme  vague,  les  couleurs  et  le  rayonnement  de  leurs  costumes 
et  de  leurs  bijoux,  à  travers  les  treillis  de  bois  tourné. 

Pendant  que  les  dames  se  voyaient  accueillies  et  fêtées  à 
l'intérieur  par  la  nouvelle  épouse  et  par  les  femmes  des  deux 
familles,  le  mari  était  descendu  de  son  âne;  vêtu  d'un  habit 
rouge  et  or,  il  recevait  les  compliments  des  hommes  et  les 
invitait  à  prendre  place  aux  tables  basses  dressées  en  grand 
ïiombre  dans  les  salles  du  rez-de-chaussée  et  chargées  de 
])lats  disposés  en  pyramides.  Il  suffisait  de  se  croiser  les 
jambes  à  terre,  de  tirer  à  soi  une  assiette  ou  xme  tasse  et  de 
manger  proprement  avec  ses  doigts.  Chacun,  du  reste,  était  le 
bienvenu.  Je  n'osai  me  risquer  à  prendi-e  part  au  festin,  dans 
la  crainte  de  manquer  d^usnoe.  b'ailleui-s,  la  partie  la  plus 
brillante  de  la  fote  se  passait  dans  la  cour,  où  les  danses  se 
démenaient  à  grand  bruit.  Une  troupe  de  danseurs  nubiens 
«xécutaient  des  pas  étranges  au  centre  d'un  vaste  cercle  formé 


44  VOYAGE     EN     ORIENT. 

par  les  assistants;  ils  allaient  et  venaient,  guidés  jar  une 
feiiinie  voilée  et  vêtue  d'un  manteau  à  larges  laies,  qui,  tenant 
à  la  main  un  sabi'e  recourbé,  semblait  tour  à  tour  menacer  les 
danseurs  et  les  fuir.  Pendant  ce  tenijis,  les  oualems  ou  aimées 
accompagnaient  la  danse  de  leurs  chants  en  frappant  avec  les 
doigts  sur  des  tambours  de  terre  cuite  {larabouki)  qu'un  de 
leurs  bras  tenait  suspendus  à  la  hauteur  de  l'oreille.  L'or- 
chestre, composé  dune  foule  d'instruments  bizarres,  ne  man- 
quait pas  de  fiii.'e  sa  partie  dans  cet  ensemble,  et  les  assis- 
tants s'y  joignaient,  en  outre,  en  battant  la  mesure  avec  les 
mains  Dans  les  intervalles  des  danses,  0"~  faisait  circuler  des 
rafraîchissements,  parmi  lesquels  il  y  en  eut  un  que  je  n'avais 
pas  prévu.  Des  esclaves  noires,  tenant  en  main  de  petits  fla- 
cons d'argent,  les  secouaient  çà  et  là  sur  la  foule  C'était  de 
l'eau  parfumée,  dont  je  ne  reconnus  la  suave  odeur  de  rose 
qu'en  sentant  ruisseler  sur  mes  joues  et  sur  ma  barbe  les 
gouttes  lancées  au  hasard. 

Cependant  un  des  personnages  les  plus  apparents  de  la  noce 
s'était  avancé  vers  moi  et  me  dit  quelques  mots  d'un  air  fort 
civil;  je  répondis  par  le  victorieux  tareb,  qui  parut  le  satis- 
faire jileinement  ;  il  s'adressa  à  mes  voisins,  et  je  pus  deman- 
der au  drogman  ce  que  cela  voulait  dire. 

—  Il  vous  invite,  me  dit  ce  dernier,  à  monter  dans  sa  mt^ieon 
pour  voir  l'épousée. 

Sans  nul  doute,  ma  réponse  avait  été  un  assentiment  ;  mais, 
comme,  après  tout,  il  ne  s'agissait  que  d'une  promenade  de 
femmes  hermétiquement  voilées  autour  des  salles  remplies 
d'invités,  je  ne  jugeai  pas  à  propos  de  pousser  plus  loin  l'a- 
venture. Il  est  vrai  que  la  mariée  et  ses  amies  se  montrent 
alors  avec  les  brillants  costumes  que  dissinmlait  le  voile  noir 
qu'elles  ont  porté  dans  les  rues;  mais  je  n'étais  pas  encore 
assez  sûr  de  la  prononciation  du  mot  tayt-b  pour  me  hasarder 
dans  le  sein  des  familles.  iNous  parvînmes,  le  drogman  et  moi, 
à  regagner  la  porte  extérieure,  qui  donnait  sur  la  place  de 
l'Esbekielî. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  45 

—  C'est  dommage,  me  dit  le  drogmaii,  vous  auriez  vu  en- 
suite le  spectacle. 

—  Comment  ? 

—  Oui,  la  comédie. 

.Te  pensai  tout  de  suite  à  l'illustre  Coragueiiz,  mais  ce  n'é- 
tait pas  cela.  Caragueuz  ne  se  produit  que  dans  les  fêtes  reli- 
gieuses; c'est  un  mythe,  c'est  un  syml)ole  de  la  plus  haute 
gravité;  le  spectacle  en  question  devait  se  composer  simple- 
ment de  petites  scènes  comiques  jouées  par  des  hommes,  et 
que  l'on  peut  comparer  à  nos  proverbes  de  société.  Ceci  est 
pour  faire  passer  agréablement  le  reste  de  la  nuit  aux  invités, 
pendant  que  les  époux  se  retirent  avec  leurs  parents  dans  la 
partie  de  la  maison  réservée  aux  femmes. 

Il  paraît  que  les  fêtes  de  cette  noce  duraient  déjà  depuis 
huit  jours.  Le  drogman  m'apprit  qu'il  y  avait  eu,  le  jour 
du  contrat,  un  sacrilice  de  moutons  sur  le  seuil  de  la  porte 
'avant  le  passage  de  l'épousée;  il  parla  aussi  d'une  autre 
cérc-monie  dans  laquelle  on  brise  une  boule  de  sucrerie  où 
sont  enfermés  deux  pigeons  ;  on  tire  un  augure  du  vol  de  ces 
oiseaux.  Tous  ces  usages  se  rattachent  probablement  aux  tra- 
ditions de  l'antiquité. 

Je  suis  rentré  tout  ému  de  cette  scène  nocturne.  Voilà,  ce 
me  semble,  un  peuple  p(jur  qui  le  mariage  est  LMie  grande 
chose,  et,  bien  que  les  détails  de  celui-là  indiquassent  quelque 
aisance  chez  les  époux,  il  est  certain  que  les  pauvres  gens 
eux-mêmes  se  marient  avec  presque  autant  d'éclat  et  de  bruit. 
Ils  n'ont  pas  à  payer  les  musiciens,  les  boulfons  et  les  dan- 
seui'S,  qui  sont  leurs  amis,  ou  qui  font  des  quêtes  dans  la 
foule.  Les  costumes,  on  les  leur  prête;  chaque  assistant  tient 
à  la  main  sa  bougie  ou  son  flambeau,  et  le  diadème  de  l'épouse 
n'est  pas  moins  chargé  de  diamants  et  de  rubis  que  celui  de 
fille  d'un  pacha.  Où  chercher  ailleurs  une  égalité  plus  ré- 
elle? Cette  jeune  Egyptienne,  qui  n'est  peut-êlre  ni  belle  sous 
son  voile  ni  riche  sous  ses  diamants,  a  son  jour  de  gloire  où 
elle  s'avance  radieuse  à  travers  la  ^ille  qui  l'admire  et  lui  fait 

3. 


46  VOYAGE     EN     ORIENT. 

cortège,  étalant  la  pourpre  et  les  jo3'aux  d'une  reine,  mais 
inconnue  à  tous,  et  mystérieuse  sous  son  voile  comme  l'antique 
déesse  du  Tsil.  Un  seul  homme  aura  le  secret  de  cette  beauté 
ou  de  cette  grâce  ignorée  ;  un  seul  peut  tout  le  jour  pour- 
suivre en  paix  son  idéal  et  se  croire  le  favori  d'une  sultane  ou 
d'une  fée;  le  désappointement  même  laisse  à  couvert  son 
amour-propre;  et,  d'ailleurs,  tout  homme  n'a-t-il  pas  le  droit, 
dans  cet  heureux  pays,  de  renouveler  plus  d'une  fois  cette 
journée  de  triomphe  et  d'illusion  ? 

III    LE     DKOGMAN     ABDALLAH 

Mon  drogman  est  un  homme  précieux;  mais  j'ai  peur  qu'il 
ne  soit  un  trop  noble  serviteur  pour  un  aussi  petit  seignem* 
que  moi.  C'est  à  Alexandrie,  sur  le  pont  du  bateau  à  vapeur 
le  Léonidas^  qu'il  m'était  apparu  dans  toute  sa  gloire.  11  avait 
accosté  le  navire  avec  une  barque  à  ses  ordres,  ay;mt  un  petit* 
noir  pour  porter  sa  longue  pipe  et  un  drogman  plus  jeune 
pour  faire  cortège.  Une  longue  tunique  blanche  couvrait  ses 
habits  et  faisait  ressortir  le  ton  de  sa  figure,  où  le  sang  nubien 
colorait  un  masque  emprunté  aux  tètes  de  sphinx,  de  l'Egypte  : 
c'était  sans  doute  le  produit  de  deux  races  mélangées  ;  de 
larges  anneaux  d'or  pesaient  à  ses  oreilles,  et  sa  marche  indo- 
lente dans  ses  longs  vêtements  achevait  d'en  faire  pour  moi 
le  portrait  idéal  d'un  affranchi  du  Bas-Empire. 

Il  n'y  avait  pas  d'Anglais  parmi  les  passagers  ;  notre  homme, 
un  peu  contrarié,  s'attache  à  moi  faute  de  mieux.  Nous  débar- 
quons ;  il  loue  quatre  ânes  pour  lui,  pour  sa  suite  et  pour  moi, 
et  me  conduit  tout  droit  à  l'hôtel  à! Angleterre ,  où  l'on  veut 
bien  me  recevoir  moyennant  soixante  piastres  par  jour  ;  quant 
à  lui-même,  il  bornait  ses  prétentions  à  la  moitié  de  cette 
somme,  sur  laquelle  il  se  chargeait  d'entretenir  le  second 
drogman  et  le  petit  noir. 

Aj)rès  avoir  promené  tout  le  jour  cette  escorte  imposante,  je 
m'avisai  de  l'inutilité  du  second  drogman,  et  même  du  petit 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  47 

garçon.  Abdallah  (c'est  ainsi  que  s'appelait  le  personnage)  ne 
vit  aucune  dilGcultc  à  i-emercier  son  jeune  collègue  ;  quant  au 
petit  noir,  il  le  gardait  à  ses  frais,  en  réduisant  d'aillecx'S  le 
total  de  ses  propres  honoraires  à  vingt  piastres  par  jour,  en- 
viron cinq  francs. 

Arrivés  au  Caire,  les  ânes  nous  portaient  tout  droit  à  Thùtel 
anglais  de  la  place  de  l'Esbekieh;  j'arrête  cette  belle  ardeur 
en  apprenant  que  le  séjour  en  était  aux  mêmes  conditions  qu'à 
celui  d'Alexandrie. 

—  Vous  préférez  donc  aller  à  Thotel  Waghorn^  dans  le 
quartier  franc  ?  me  dit  l'honnête  Abdallah. 

—  Je  préférerais  un  hôtel  qui  ne  lût  pas  anglais. 

—  Eh  bi^i,  vous  avez  l'hôtel  français  de  Domergue. 

—  Allons-y. 

—  Pardon,  je  veux  bien  vous  y  accompagner  ;  mais  je  n'y 
«esterai  pas. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  c'est  un  lu)tel  qui  ne  coûte  par  jour  que  qua- 
rante piastres  ;  je  ne  puis  aller  là. 

—  Mais  j'irai  très-bien,  moi. 

—  Vous  êtes  inconnu;  moi,  je  suis  de  la  ville;  je  sers  ordi- 
nairement yCS\.  les  Anglais;  j'ai  mon  rang  à  garder. 

Je  trouvais  jiourtant  le  prix  de  cet  hôtel  fort  honnête  encore 
dans  un  pays  où  tout  est  en^iron  six  fois  moins  cher  qu'en 
France,  et  où  la  journée  d'un  homme  se  paye  une  })iastre,  ou 
<ùnq  sous  de  notre  monnaie. 

—  Il  y  a,  reprit  Abdallah,  un  moyen  d'arranger  les  choses. 
Vous  logerez  deux  ou  trois  jours  ù  l'hôtel  Domergue^  où  j'irai 
vous  voir  comme  ami  ;  pendant  ce  temps-là,  je  vous  louerai 
une  maison  dans  la  ville,  et  je  pourrai  ensuite  y  rester  à  votre 
service  sans  dilficulté. 

Il  parait  qu'en  etfet  beaucoup  d'Européens  louent  des  mai- 
sons au  Caire,  pour  peu  qu'ils  y  séjournent,  et,  informé  de 
•cette  circonstance,  je  donnai  tout  pouvoir  à  Abdallah. 

L'hôtel  Domergue  est  situé  au  fond  dune  impasse  qui  donne 


48  VOYAGE     EN     ORIENT. 

dans  la  principale  rue  du  quaitier  franc  ,  c'est,  après  tout,  un 
liotel  fort  convenable  et  fort  bien  tenu.  Les  bâtiments  entourent 
à  iinlû'ieur  une  cour  carrée  peinte  à  la  cbaux,  couverte  d'un 
léger  treillage  où  s'entrelace  la  vigne  ;  un  peintre  français, 
très-aimable,  quoique  un  peu  sourd,  et  plein  de  talent,  quoique 
très-fort  sur  le  daguerréotype,  a  fait  son  atelier  d'une  galerie 
supérieure.  Il  y  amène  de  temps  en  tenijis  des  marcbandes  d'o- 
ranges et  de  cannes  à  sucre  de  la  ville  qui  veulent  bien  lui  ser- 
vir de  inndclcs.  Elles  se  décident  sans  difficulté  à  laisser  étudier 
les  formes  des  principales  races  de  l'Egypte;  mais  la  plupart 
tiennent  à  conserver  leur  figure  voilée  ;  c'est  là  le  dernier  re- 
fuge de  la  pudeur  orientale. 

L'bc)tel  français  possède,  en  outre,  un  jardin  assez  agréable; 
sa  table  d'hote  lutte  avec  bonlieur  contre  la  difficulté  de  varier 
les  mets  européens  dans  une  ville  où  manquent  le  bœuf  et  !e 
veau.  C'est  cette  circonstance  qui  explique  surtout  la  cherté  des 
hôtels  anglais,  dans  lesquels  la  cuisine  se  fait  avec  des  conserves 
de  viandes  et  de  légumes,  comme  sur  les  vaisseaux.  L'Anglais, 
en  quelque  pays  qu'il  soit,  ne  change  jamais  son  ordinaire  de 
rosbif,  de  pommes  de  terre,  et  de  porter  ou  d'ale. 

Je  rencontrai  à  la  table  d'hote  un  colonel,  un  évèque  in 
fia/tibiis,  des  peintres,  une  maîtresse  de  langues  et  deux  Indiens 
de  Bombay,  dont  l'un  servait  de  gouverneur  à  l'autre.  Il  pa- 
rait que  la  cuisine  toute  méridionale  de  Ihote  leur  semblait 
fade,  car  ils  tirèrent  de  leur  poche  des  flacons  d'argent  conte- 
nant un  poivre  et  une  moutarde  à  leur  usage  dont  ils  saupou- 
draient tous  leurs  mets.  Ils  m'en  ont  offert.  La  sensation  qu'on 
doit  éprouver  à  mâcher  de  la  braise  allumée  donnerait  une 
idée  exacte  du  haut  goût  de  ces  condiments. 

On  ])eut  compléter  le  tableau  du  séjour  de  l'hôtel  français 
en  se  leprésentant  un  piano  au  piemier  étage  et  un  billard  au 
rez-de-chaussée,  et  se  dire  qu'autant  vaudrait  n'être  point  parti 
de  ^larseille.  J'aime  mieux,  poui'  moi,  essayer  de  la  vie  orien- 
tale tout  à  fait.  On  a  une  fort  belle  maison  de  plusieurs  étages, 
avec   cours   et  jardins,   pour  trois  cents  piastres   (soixante- 


LES     FEMMES     D  L'     CAIRE.  49 

quinze  francs  environ)  par  aiiiirc  Alidallali  m'en  a  tait  voir 
plusieurs  dans  le  quaitier  coplile  et  dans  letiiiartier  grec.  CV- 
taient  des  salles  inagniliqueii;cnt  décoi'ées  avec  des  pavés  de 
marbre  el  des  fontaines,  des  galeries  et  des  escaliers  comme 
dans  les  palais  de  Gènes  ou  de  Venise,  des  cours  entourées  de 
colonnes  et  des  jardins  ombrag(  s  d'arbres  précieux;  il  y  avait 
de  quoi  mener  l'existence  d'un  prince,  sous  la  condition  de 
peupler  de  \alets  et  d'escla\es  ces  superbes  intérieurs.  Et  dans 
tout  (ela,  du  reste,  pas  une  cliambre  habitable,  à  moins  de 
frais  énormes,  pas  mie  vitre  à  ces  fenêtres  si  curieusement  dé- 
coupées, ouvertes  au  vent  du  soir  et  à  l'humidité  des  nuits. 
Hommes  et  feunnes  vivent  ainsi  au  Caire;  mais  l'ophtlialmie  les 
punit  souvent  de  leur  imprudence,  qu'explicjue  le  besoin  d'air 
et  de  fraîcheur.  Après  tout,  j'étais  peu  sensible  au  plaisir  de 
vivre  campé,  pour  ainsi  dire,  dans  un  coin  d  un  palais  im- 
mense ;  il  tant  dire  encore  que  beaucoup  de  ces  bâtiments, 
ancien  séjour  d'une  aristocratie  éteinte,  remontent  au  règne 
des  sultans  mamelouks  et  menacent  sérieusement  ruine. 

Abdallah  linit  ])ar  me  trou\er  une  maison  beaucoup  moins 
vaste,  mais  plus  sûre  et  mieux  fermée.  Un  Anglais,  qui  l'avait 
récemment  habitée,  y  avait  fait  {)oser  des  fenêtres  vitrées,  et 
cela  passait  pour  une  curiosité.  Il  fallut  aller  chercher  le  cheik. 
du  quartier  pour  traiter  avec  une  veuve  cophte,  qui  était  la 
propriétaire.  Cette  femme  possédait  plus  de  vingt  maisons,  mais 
par  procuration  et  pour  des  étrangers,  ces  derniers  ne  pouvant 
être  légalement  propriétaires  en  Egypte.  Au  fond,  la  maison 
appartenait  à  un  chancelier  du  consulat  anglais. 

On  rédigea  l'acte  en  arabe  ;  il  fallut  le  payer,  faire  des  pré- 
sents au  cheik,  à  l'homme  de  loi  et  au  chef  du  corps  de  garde 
le  plus  voisin,  puis  donner  des  batcliis  (pourboires)  aux  scribes 
et  aux  serviteurs  ;  après  quoi,  le  cheik  me  remit  la  clef.  Cet  in- 
strument ne  ressemble  pas  aux  nôtres  et  se  compose  d'un  simple 
morceau  de  bois  pareil  aux  tailles  des  boulangers,  au  bout 
duquel  cinq  ou  six  clous  sont  plantés  comme  au  hasard  ;  mais  il 
n'y  a  point  de  hasard  :  on  introduit  cette  clef  singulière  dans 


50  VOYAGE     E?<     ORIENT. 

Tine  échancrure  de  la  porte,  et  les  clous  se  ti-ouvent  répondre 
à  de  petits  trous  intérieurs  et  invislljles  au  delà  desquels  on  ac- 
croche un  \errou  de  bols  qui  se  déplace  et  livre  passage. 

Il  ne  suffit  jws  d'avoir  la  clef  de  bois  de  sa  maison...  qu'il 
serait  impossible  de  mettre  dans  sa  poche,  mais  que  l'on  peut 
se  passer  dans  la  ceinture  :  il  faut  encore  un  mobilier  corres- 
pondant au  luxe  de  l'intérieur;  mais  ce  détail  est,  pour  toutes 
les  maisons  du  Caire,  de  la  plus  grande  simplicité.  Abdallah 
m'a  conduit  à  un  bazar  où  nous  avons  fait  peser  quelques  ocques 
de  coton  ;  avec  cela  et  de  la  toUe  de  Perse,  des  cardem-s  établis 
chez  vous  exécutent  en  quelques  heures  des  coussins  de  divan, 
qui  deviennent,  la  nuit,  des  matelas.  Le  corps  du  meuble  se  com- 
pose dune  cage  longue  qu'un  vannier  construit  s'ms  vos  veux 
avec  des  bâtons  de  palmier  ;  c'est  léger,  élastique  et  plus  solide 
qu'on  ne  croirait.  Une  petite  table  ronde,  quelques  tasses,  de 
longues  pipes  ou  des  narghilés,  à  moins  que  Ton  ne  veuille  em- 
prunter tout  cela  au  café  voisin,  et  l'on  jieut  recevoir  la  meil- 
leure société  de  la  ville.  Le  pacha  seul  possède  un  mobilier 
complet,  des  lampes,  des  pendules;  mais  cela  ne  lui  sert  en 
réalité  qu'à  se  montrer  ami  da  commerce  et  des  progrès  euro- 
péens. 

Il  faut  encore  des  nattes,  des  tapis,  et  même  des  rideaux 
pour  qui  veut  afficher  le  luxe.  J'ai  rencontré  dans  les  bazai's  un 
juif  qui  s'est  entrerais  fort  obligeamment  entre  Abdallah  et  les 
mai'chands  ]X)ur  me  prouver  que  j'étais  volé  des  deux  parts. 
Le  juif  a  profité  de  l'installation  du  mobilier  pom*  s'établir  en 
ami  sur  l'un  des  divans;  il  a  fallu  lui  donner  une  pipe  et  lui 
fau'e  servir  du  café.  Il  s'appelle  Yousef,  et  se  livre  à  l'élève  des 
vers  à  soie  pendant  ti'ois  mois  de  l'année.  Le  reste  du  temps, 
me  dit-il,  il  n'a  d'autre  occupation  que  d'aller  voir  si  les 
feuilles  des  mûriers  poussent  et  si  la  récolte  sera  bonne.  Il 
semble,  du  reste,  parfaitement  désintéressé,  et  ne  recherche  la 
compagnie  des  étrangers  que  pour  se  former  le  goût  et  se  for- 
tifier dans  la  langue  française. 

Ma  maison  est  située  dans  une  rue  du  quartier  cophte  qui 


LES     FEMMES     DU     CAIRE,  51 

conduit  à  la  porte  de  la  ville  correspondant  aux  allées  de 
Schoubrah.  Il  y  a  un  café  en  face,  un  peu  plus  loin  une  station 
d'âiiiers,  qui  louent  leurs  bétes  à  raison  d'une  piastre  Dieure; 
plus  loin* encore,  une  petite  mosquée  accompagnée  d'un  mi- 
naret. Le  premier  soir  que  j'entendis  la  voix  lente  et  sereine 
du  muezzin,  au  coucber  du  soleil,  je  me  sentis  pris  d'une  indi- 
cible mélancolie. 

—  Qu'est-ce  qu'il  dit?  demandai-je  au  drogman. 

—  La  Alla  ila  Allah!...  Il  n"y  a  d'autre  Dieu  que  Dieu  ! 

—  Je  connais  cette  formule  ;  mais  ensuite? 

—  «  O  vous  qui  allez  dormir,  recommandez  vos  âmes  à  Celui 
qui  ne  dort  jamais  !  » 

Il  est  certain  que  le  sommeil  est  une  autre  vie  dont  il  faut 
tenir  compte.  Depuis  mon  arrivée  au  Caire,  toutes  les  histoires 
des  Mille  et  une  Nuits  me  repassent  par  la  tête,  et  je  vois  eu 
rêve  tous  les  dives  et  les  géants  déchaînés  depuis  Salomon.  On 
rit  beaucoup  en  France  des  démons  qu'enfante  le  sommeil,  et 
Ton  n'y  reconnaît  que  le  produit  de  l'imagination  exaltée;  mais 
cela  en  existe-t-il  moins  relativement  à  nous,  et  n'éprouvons- 
nous  pas  dans  cet  état  toutes  les  sensations  de  la  vie  réelle?  Le 
sommeil  est  souvent  lourd  et  pénible  dans  un  air  aussi  chaud 
que  celui  d'Eg}^te,  et  le  pacha,  dit -on,  a  toujours  un  serviteur 
debout  à  son  chevet  pour  l'éveiller  chacpie  fois  que  ses  mouve- 
ments ou  son  visage  trahissent  un  sonuneil  agité.  Mais  ne  suffit-il 
pas  de  se  recommander  simplement,  avec  feneur  et  con-" 
fiance...  à  Celui  qui  ne  dort  jamais! 

IV    ir^CONVÉNIENTS     DU     CÉLIBAT 

J'ai  raconté  plus  haut  l'histoire  de  ma  première  nuit,  et  l'on 
comprend  que  j'aie  ensuite  dû  me  réveiller  un  peu  plus  tard. 
Abdallah  m'annonce  la  visite  du  cheik  de  mon  quaitier,  lequel 
était  venu  déjà  une  fois  dans  la  matinée.  Ce  bon  vieillard  à 
barbe  blanche  attendait  mou  réveil  au  café  d'en  face  avec  son 
secrétaire  et  le  nègre  portant  sa  pipe.  Je  ne  m'étonnai  pas  de 


52  VOYAGE     EN     ORIENT. 

sa  patience;  tout  !ùir()])('eu  qui  nest  ni  industriel  ni  marchand 
est  un  personnage  en  Egypte.  Le  clieik  s'assit  sur  un  des  di- 
vans; on  l)ourra  sa  pipe  et  on  lui  servit  du  café.  Alors,  il  com- 
nicnra  son  discours,  qu'Abdallah  nie  traduisit  à  mesure  ; 

—  Il  vient  vous  rapporter  l'argent  que  vous  avez  donné  pour 
louer  la  maison. 

—  Et  pourquoi?  Quelle  raison  donne-t-il  ? 

—  11  dit  que  Ton  ne  sait  pas  votre  manière  de  vivre,  qu'on 
ne  connaît  pas  vos  mœurs. 

—  A-t-il  observé  qu" elles  fussent  mauvaises? 

—  Ce  n'est  pas  cela  qu'il  entend;  il  ne  sait  rien  là-dessus. 

—  [Mais,  alors,  il  n'en  a  donc  pas  une  bonne  opinion? 

—  Il  dit  qu'il  avait  pensé  que  vous  habiteriez  la  maison  avec 
une  femme. 

—  INlais  je  ne  suis  pas  marié. 

—  Cela  ne  le  regarde  pas,  que  vous  le  soyez  ou  non;  mais 
il  dit  que  vos  voisins  ont  des  femmes,  et  qu'ils  seront  inquiets 
si  vous  n'en  avez  pas.  D'ailleurs,  c'est  l'usage  ici. 

—  Que  veut-il  donc  que  je  fasse  ? 

—  Que  vous  quittiez  la  maison,  ou  que  vous  choisissiez  une 
femme  pour  y  demeurer  avec  vous. 

—  Dites-lui  que,  dans  mon  pays,  il  n'est  pas  convenable  de 
vivre  avec  une  femme  sans  être  marié, 

La  réponse  du  vieillard  à  cette  observation  morale  était  ac- 
compagnée d'une  expression  toute  paternelle  que  les  paroles 
traduites  ne  peuvent  rendre  qu'imparfaitement. 

—  11  vous  donne  un  conseil,  me  dit  Abdallah  :  il  dit  qu'un 
monsieur  (un  effendi)  connue  vous  ne  doit  pas  vivre  seul,  et 
qu'il  est  toujours  honorable  de  nourrir  une  femme  et  de  lui 
faire  quelque  bien.  Il  est  encore  mieux,  ajoute-t-il,  d'en  nour- 
rir plusieurs,  quand  la  religion  que  l'on  suit  le  permet. 

Le  raisonnement  de  ce  Turc  me  toucha;  cependant  ma  con- 
science européenne  luttait  contre  ce  point  de  vue,  dont  je  ne 
compris  la  justesse  qu'en  étudiant  davantage  la  situation  des 
femmes  dans  ce  pays.  Je  lis  répondre  au  cheik  pour  le  prier 


LES     FEMMES     DU     CAinE.  53 

d'attendre  que  je  me  fusse  infdinir  auprès  de  mes  amis  de  ce 
qu'il  conviendrait  de  faire. 

J'avais  loué  la  maison  pour  six  mois,  je  l'avais  meublée,  je 
m'y  trouvais  fort  bien,  et  je  voulais  seulement  m'informer  des 
moyens  de  résister  aux  prétentions  du  cbeik  à  rompre  notre 
traité  et  à  me  donner  congé  pour  cause  de  célibat.  Après  bien 
des  liésitations,  je  me  décidai  à  prendre  conseil  du  peintre  de 
riiotel  Donieigue,  cpii  avait  bien  voulu  déjà  m'introdiiire  dans 
son  atelier  et  m'initier  aux  merveilles  de  son  daguerréotvpe. 
Ce  peintre  avait  l'oreille  dure  à  ce  point  cju'une  conversation 
par  interprète  eût  été  amusante  et  facile  au  prix  de  la  sienne. 

Cependant  je  me  rendais  chez  lui  en  traversant  la  place  de 
l'Esbekieh,  lorsqu'à  l'angle  d'une  rue  qui  tourne  vers  le  quar- 
tier franc,  j'entends  des  exclamations  de  joie  parties  d'une 
vaste  cour  où  Ion  promenait  dans  ce  moment-là  de  fort  beaux 
chevaux.  L'un  des  promeneurs  de  chevaux  sélance  à  mon  cou 
et  me  serre  dans  ses  bras;  c'était  un  gros  garçon  vêtu  d'une 
save  bleue.  coiiTé  d'un  tuiban  de  laine  jaunâtre,  et  que  je  me 
souvins  d'avoii'  remai-qué  sur  le  bateau  à  vapeur,  à  cause  de 
sa  figure,  qui  rappelait  beaucoup  les  grosses  tètes  peinte?  cia'on 
voit  sur  les  couvercles  de  momies. 

—  Tajeb!  tajehl  (fort  bien!  fort  bien!)  dis -je  à  ce  mortel 
expansif  en  me  débarrassant  de  ses  étreintes  et  en  chcichant 
derrière  moi  mon  drogman  Abdallah. 

Mais  ce  dernier  s'était  perdu  dans  la  foule,  ne  se  souciant 
pas  sans  doute  d'être  vu  faisant  cortège  à  l'ami  d'un  simple 
palefrenier.  Ce  musulman  gâté  j)ar  les  touristes  d'Angleterre 
ne  se  souvenait  pas  que  Mahomet  avait  été  conducteur  de  cha- 
meaux. 

Cependant  TÉgyptien  me  tirait  par  la  manche  et  m'entraî- 
nait dans  la  cour,  qui  était  celle  des  haras  du  pacha  d'Egypte, 
et,  là,  au  fond  d'une  galerie,  à  demi  couché  sur  un  divan  de 
bois,  je  reconnais  un  autre  de  mes  compagnons  de  voyage,  un 
peu  plus  avouable  dans  la  société,  Soliman-Aga ,  dont  j'ai 
parlé  déjà,  et  que  j'avais  rencontré  sur  le  bateau  autrichien,  le 


54  VOYAGE     E\     ORIENT. 

Franciscn-Primo .  Soliman-Aga  me  reronriaît  aussi,  et,  quoique 
plus  sobre  en  démonstrations  que  son  subordonné,  il  me  fait 
asseoir  près  de  lui,  m'offre  «ne  pipe  et  demande  du  café... 
Ajoutons,  comme  trait  de  mœurs,  que  le  sinij^le  palefrenier,  se 
jugeant  digne  momentanément  de  notre  compagnie,  s'assit  en 
croisant  les  jambes  à  terre  et  reçut  comme  moi  une  longue  pipe 
et  une  de  ces  petites  tasses  pleines  d'un  moka  brûlant  que  l'on 
tient  dans  une  sorte  de  coquetier  doré  pour  ne  pas  se  brûler  les 
doigts.  Un  cercle  ne  tarda  pas  à  se  former  autour  de  nous. 

Abdallab,  voyant  la  reconnaissance  prendre  une  tournure 
})lus  convenable,  s'était  montré  enfin,  et  daignait  favoriser 
notre  conversation.  Je  savais  déjà  Soliman-Aga  un  convive 
fort  aimable,  et,  bien  que  nous  n'eussions  eu,  pendant  notre 
commune  traversée,  que  des  relations  de  pantomime,  notre 
connaissance  était  assez  avancée  pour  que  je  pusse,  sans  in- 
discrétion, l'entretenir  de  mes  affaires  et  lui  demander  con- 
seil. 

—  Machallah  l  s'écria-t-il  tout  d'abord ,  le  cheik  a  bien 
raison;  un  jeune  homme  de  votre  âge  devrait  s'être  déjà  marié 
plusieurs  fois! 

—  Vous  savez,  observai-je  timidement,  que,  dans  ma  reli- 
gion, l'on  ne  peut  épouser  qu'une  femme,  et  il  faut  ensuite  la 
garder  toujours,  de  sorte  qu'ordinairement  l'on  prend  le  temps 
de  réfléchir,  on  veut  choisir  le  mieux  possible. 

—  Ah  !  je  ne  parle  pas,  dit-il  en  se  frappant  le  front,  de 
vos  femmes  roum'is  (européennes)  ;  elles  sont  à  tout  le  monde 
et  non  à  vous  ;  ces  pauvres  folles  créatures  montrent  leur  vi- 
sage entièrement  nu,  non-seulement  à  qui  veut  le  voir,  mais  à 
qui  ne  le  voudrait  pas...  Imaginez-vous,  ajouta-t-il  en  pouf- 
fant de  rire  et  se  tournant  vers  d'autres  Turcs  qui  écoutaient, 
que  toutes,  dans  les  rues,  me  regardaient  avec  les  yeux  de  la 
passion,  et  quelques-unes  même  poussaient  l'impudeur  jusqu'à 
vouloir  m'embrasser. 

Voyant  les  auditeurs  scandalisés  au  dernier  point,  je  crus 
devoir  leur  dire,   pour  l'honneur  des  Européennes,  que  Soli- 


LES     FEMMES     DIT     CAIRE.  55 

nian-Aga  confondait  sans  dou'e  lempressenient  intéressé  de 
tertaines  femmes  avec  la  curiosité  honnête  du  plus  grand 
nombre. 

—  Encore,  ajoutait  Soliman-Aga,  sans  répondre  à  mon  ob- 
servation, qui  parut  seulement  dictée  par  l'amour-propre  na- 
tional, si  ces  belles  méritaient  qu'un  croyant  leur  permit  de 
baiser  sa  main  !  mais  ce  sont  des  plantes  d'hiver,  sans  couleur 
et  sans  goût,  des  figures  maladives  que  la  famine  tourmente, 
car  elles  mangent  à  peine,  et  leur  corps  tiendrait  entre  mes 
mains.  Quant  à  les  épouser,  c'est  autre  chose  ;  elles  ont  été 
élevées  si  mal,  que  ce  seraient  la  guerre  et  le  malheur  dans  la 
maison.  Chez  nous,  les  femmes  vivent  ensemble  et  les  hommes 
ensemble,  c'est  le  moyen  d'avoir  partout  la  tranquillité. 

—  Mais  ne  vivez-vous  pas,  dis-je ,  au  milieu  de  vos  femmes 
dans  vos  harems  ? 

—  Dieu  puissant  !  s'écria-t-il,  qui  n'aurait  la  tète  cassée  de 
leur  babil  ?  Ne  voyez-vous  pas  qu'ici  les  hommes  qui  n'ont  rien 
à  faire  passent  leur  temps  à  la  promenade,  au  bain,  au  café,  à 
la  mosquée,  ou  dans  les  audiences,  ou  dans  les  visites  qu  on  se 
fait  les  uns  aux  autres?  IN'est-il  pas  plus  agréable  de  causer  avec 
des  amis,  d'écouter  des  histoires  et  des  pcëmes,  ou  de  fumer 
en  rêvant,  que  de  parler  à  des  femmes  préoccupées  d'intérêts 
grossiers,  de  toilette  ou  de  médisance  ? 

—  Mais  vous  supportez  cela  nécessairement  aux  heures  où 
vous  prenez  vos  repas  avec  elles. 

—  Nullement.  Elles  mangent  ensemble  ou  séparément  à  leur 
choix,  et  nous  mangeons  tout  seuls,  ou  avec  nos  parents  et  nos 
amis.  Ce  n'est  pas  qu'un  petit  nombre  de  fidèles  n'agissent  autre- 
ment, mais  ils  sont  mal  aus  et  mènent  une  vie  lâche  et  inutile. 
La  compagnie  des  femmes  rend  l'homme  avide,  égoïste  et  cruel; 
elle  détruit  la  fraternité,  et  la  charité  entre  nous;  elle  cause 
les  querelles,  les  injustices  et  la  tyrannie.  Que  chacun  vive  avee 
ses  semblables!  c'est  assez  que  le  maître,  à  l'heure  de  la  sieste, 
ou  quand  il  rentre  le  soir  dans  son  logis,  trouve  pour  le  rece- 
voir des  visages  souriants,  d'aimables  formes  richement   pa- 


56  VOYAGE     EN     OUIEXT. 

rccs,...  et,  si  des  aliiKCs  (ju'on  fait  venir  dansent  et  chantent 
devant  lui,  alors  il  peut  rêver  le  paradis  d'avance  et  se  croire 
au  tioisiènie  ciel,  où  sont  les  véritables  beautés  pures  et  sans 
tache,  celles  qui  seront  seules  dignes  d'être  les  épouses  éter- 
nelles des  vrais  croyants. 

Est-ce  là  l'ojiinion  de  tous  les  musulmans  ou  d'un  certain 
nombre  d'entre  eux?  On  doit  y  voir  peut-être  moins  le  mépris 
de  la  fen)ine  qu'un  ccitain  reste  du  platonisme  antique,  qui 
élève  l'amour  pur  au-dessus  des  objets  périssables.  La  femme 
adorée  n'est  elle-même  que  le  fant(')me  abstrait,  t[ue  l'image 
incomplète  d'une  femme  divine,  fiancce  au  croyant  de  toute 
éternité  Ce  sont  ces  idées  qui  ont  fait  penser  (jue  les  Orien- 
taux niaient  l'âme  des  femmes;  mais  on  sait  aujourd'hui  que 
les  musulmanes  vraiment  pieuses  ont  l'espérance  elles-mêmes 
de  voir  leur  idéal  se  réaliser  dans  le  ciel.  L'histoire  religieuse 
des  Arabes  a  ses  saintes  et  ses  prophétesses,  et  la  (ille  de  IMa- 
homet,  l'illustre  Fatime,  est  la  reine  de  ce  paradis  féminin 

Seyd  Aga  avait  fini  par  n)e  conseiller  d'en)biasser  le  maho- 
mélisme  ;  je  le  remerciai  en  souriant  et  lui  promis  d'}'  réflé- 
chir. Me  voilà,  cette  fois,  plus  embarrassé  que  jamais.  Il  me 
restait  pourtant  encore  à  aller  consulter  le  peintre  sourd  de 
l'hôtel  Dumcrgue,  comme  j'en  avais  eu  primitivement  l'idée. 

V    LE     MOUSKY 

Lorsqu'on  a  tourné  la  rue  en  laissant  à  gauche  le  bâtiment 
des  haras,  on  conmience  à  sentir  l'animation  de  la  grande 
ville.  La  chaussée  qui  fait  le  tour  de  la  place  de  l'Esbekieh  n'a 
qu'ime  maigre  allée  d'arbres  pour  vous  protéger  du  soleil; 
mais  déjà  de  giandes  et  hautes  maisons  de  pierre  découpent 
en  zigzags  les  rayons  poudreux  qu'il  projette  sur  un  seul  côté 
de  la  rue.  Le  lieu  est  d'ordinaire  très-frayé,  très-bruyant, 
très-encombré  de  marchandes  d'oranges,  de  bananes  et  de  can- 
nes à  sucre  encore  vertes,  dont  le  peuple  mâche  avec  délices 
la  pulpe  sucrée.  Il  y  a  aussi  des  chanteurs,  des  lutteurs  et  des 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  57 

psylles  qui  ont  de  gros  serpents  rouU's  autour  du  cou;  là  enfin 
se  produit  un  spectacle  qui  réalise  certaines  images  des  songes 
drolatiques  de  Rabelais.  Un  vieillard  jovial  fait  danser  avec  le 
genou  de  petites  figures  dont  le  corps  est  traversé  d'une  ficelle 
comme  celles  que  montrent  nos  Savoyards,  mais  qui  se  livrent 
à  des  pantomimes  beaucoup  moins  décentes.  Ce  n'est  pourtant 
pas  là  l'illustre  Caragueuz,  qui  ne  se  produit  d'ordinaire  ([ue 
sous  forme  d'oiul)re  chinoise.  Un  cercle  émerveillé  de  femmes, 
d'enfants  et  de  militaires  applaudit  naïvement  ces  marionnettes 
éhontées.  Ailleurs,  c'est  un  montreur  de  singes  qui  a  dressé  un 
énorme  cynocéphale  à  répondre  avec  un  bâton  aux  attaques 
des  chiens  errants  de  la  ville,  que  les  enfants  excitent  contre 
lui.  Plus  loin,  la  voie  se  rétrécit  et  s'assombrit  par  l'élévation 
des  édifices.  Voici  à  gauche  le  couvent  des  derviches  tourneurs, 
lesquels  donnent  public[uement  une  séance  tous  les  mardis; 
puis  une  vaste  porte  cochère,  au-dessus  de  laquelle  on  admire 
un  grand  crocodile  empaillé,  signale  la  maison  d'où  partent  les 
voitures  qui  traversent  le  désert  du  Caire  à  Suez.  Ce  sont  des 
voitures  très-légères,  doat  la  forme  rappelle  celle  du  prosaï- 
c[ue  coucou;  les  ouvertures,  largement  découpées,  livrent  tout 
passage  au  vent  et  à  la  poussière,  c'est  une  nécessité  sans 
doute;  les  roues  de  fer  présentent  un  double  système  de 
rayons,  partant  de  chaque  extrémité  du  moyeu  pour  aller  se 
rejoindre  sur  le  cercle  étroit  qui  remplace  les  jantes.  Ces  roues 
singulières  coupent  le  sol  plutôt  qu'elles  ne  s'y  posent. 

Mais  passons.  Voici  à  droite  un  cabaret  chiétien,  c'est-à-dire 
un  vaste  cellier  où  l'on  donne  à  boire  sur  des  tonneaux.  De- 
vant la  porte  se  ient  habituellement  un  mortel  à  face  enlu- 
minée et  à  longues  moustaches,  qui  représente  avec  majesté 
le  Franc  autochthone,  la  race,  pour  mieux  dire,  qui  appar- 
tient à  rOrient  Qui  sait  s'il  est  jMaltais,  Italien,  Espagnol  ou 
Marseillais  d'origine?  Ce  qui  est  sur,  c'est  que  son  dédain  pour 
les  costumes  du  pays  et  la  conscience  qu'il  a  de  la  supériorité 
des  modes  européennes  l'ont  induit  en  des  raffinements  qui 
donnent  une  certaine  oiiginalito  à  sa  garde-robe  délabrée.  Sur 


58  VOYAGE     EN     OiilENT. 

une  redingute  bleue  dont  les  anglaises  effrangées  ont  depuis 
longtemps  lait  divorce  avec  leurs  boutons,  il  a  eu  l'idée  d'atta- 
cher des  torsades  de  ficelles  qui  se  croisent  comme  des  bran- 
debourgs. Son  pantalon  rouge  s'emboîte  dans  un  reste  de 
bottes  fortes  armées  d'éperons.  Un  vaste  col  de  chemise  et  un 
chapeau  blanc  bossue  à  retroussis  verts  adoucissent  ce  que  ce 
costume  aurait  de  trop  martial  et  lui  restituent  sou  caractère 
civil.  Quant  au  nerf  de  bœuf  qu'il  tient  à  la  main,  c'est 
encore  un  privilège  des  Francs  et  des  Turcs  ,  qui  s'exerce 
trop  souvent  aux  dépens  des  épaules  du  pauvre  et  [>atient 
feUah. 

Pi-esque  en  face  du  cabaret,  la  vue  plonge  dans  une  impasse 
étroite  où  rampe  un  mendiant  aux  pieds  et  aux  mains  coupés; 
ce  pauvre  diable  implore  la  charité  des  Anglais,  qui  passent  à 
chaque  instant,  car  l'hôtel  fVaghorn  est  situé  dans  cette  ruelle 
obscure  qui,  de  plus,  conduit  au  théâtre  du  Caire  et  au  cabi- 
net de  lectuie  de  M.  Bonhouune,  annoncé  par  un  vaste  écri- 
teau  peint  en  lettres  françaises.  Tous  les  plaisirs  de  la  civilisa- 
tion se  résument  là,  et  ce  n'est  pas  de  quoi  causer  grande 
envie  aux  Arabes.  En  poui'suivant  notre  route,  nous  rencontrons 
à  gauche  une  maison  à  face  architecturale,  sculptée  et  brodée 
d'arabesques  peintes,  unique  réconfort  jusqu'ici  de  l'artiste  et 
du  poète.  Ensuite  la  rue  forme  un  coude,  et  il  faut  lutter  pen- 
dant vingt  pas  contre  un  encombrement  perpétuel  d'ânes,  de 
chiens,  de  chameaux,  de  inai'chands  de  concombres,  et  de 
femines  vendant  du  pain.  Les  ânes  galopent,  les  chameaux  mu- 
gissent, les  chiens  se  maintieiment  obstinément  rangés  en  es- 
paliers le  long  des  portes  de  trois  bouchers.  Ce  petit  coin  ne 
manquerait  pas  de  physionomie  arabe,  si  l'on  n'apercevait 
en  face  de  soi  l'écriteau  d'une  trattoria  remplie  d'Italiens  et  de 
.Ai  allais. 

C  est  qu'en  face  de  nous  voici  dans  tout  son  luxe  la  grande 
rue  commerçante  du  quartier  franc,  vulgairement  nommée  le 
Mous/.y .  La  première  partie,  à  moitié  couverte  de  toiles  et  de 
planches,  présente  deux  rangées  de  boutiques  bien  garnies,  où 


LES     FEMMES     DU     CAIRE,  59 

toutes  les  nations  européennes  exposent  leurs  produits  les  plus 
usuels.  L'Angleterre  domine  j)()nr  les  étoiles  et  la  vaisselle; 
l'Allemagne,  pour  les  draps;  la  France,  pour  les  modes;  Mar- 
seille, pour  les  épiceries,  les  a iandos  liunées  et  les  menus  objets 
d'assorliment.  Je  ne  cite  point  31a<seille  a\ec  la  France,  car, 
dans  le  Levant,  on  ne  tarde  |)as  à  s'apercevoir  que  les  Mar- 
seillais forment  une  nation  à  part;  ceci  soit  dit  dans  le  sens  le 
plus  favorable  d'ailleurs. 

Parmi  les  boutiques  où  l'industrie  européenne  attire  de  son 
mieux  les  plus  riches  habitants  du  Caiie ,  les  Turcs  ré- 
formistes, ainsi  que  les  Cophtes  et  les  Grecs,  plus  facilement 
accessibles  à  nos  habitudes,  il  y  a  une  brasserie  anglaise  où 
l'on  peut  aller  contrarier,  à  l'aide  du  madère,  du  porter  ou  de 
l'aie,  l'action  parfois  éniolliente  des  eaux  du  î\il.  Ln  autre 
lieu  de  refuge  contre  la  vie  oiientale  est  la  phiuinacie  Cas- 
tagnol ,  où  très-souvent  les  brjs,  les  muchirs  et  les  nazirs 
originaires  de  Paris  viennent  s'entietenir  avec  les  voyagem's 
et  retrouver  ini  souvenir  de  la  patrie.  On  n'est  pas  étonné  de 
voir  les  chaises  de  l'officine,  et  même  les  bancs  extérieurs,  se 
garnir  d'Orientaux  douteux,  à  la  poitrine  chargi-e  d'étoiles  en 
brillants,  qui  causent  en  français  et  lisent  les  journaux, 
tandis  que  des  sais  tiennent  tout  prêts  à  leur  disposition  des 
chevaux  fringants,  aux  selles  brodées  d'or.  Cette  affluence 
s'explique  aussi  par  le  voisinage  de  la  poste  frauque,  située 
dans  l'impasse  qui  aboutit  à  Thotel  Domergue.  On  vient  at- 
tendre tous  les  jours  la  correspondance  et  les  nf)uvelles,  qui 
arrivent  de  loin  en  loin,  selon  1  état  des  routes  ou  la  diligence 
des  messagers.  Le  bateau  à  vapeur  anglais  ne  remonte  le  ISil 
qu'une  fois  par  mois. 

Je  touche  au  bout  de  mon  itinéraire,  cai-  je  rencontre  à  la 
pharmacie  Castagnol  mon  peintre  de  l'hôtel  français,  qui  fait 
préparer  du  chlorure  d'or  pour  son  daguerréotype.  Il  me 
propose  de  venir  avec  lui  prendre  v\n  point  de  vue  dans  la 
Nille;  je  donne  donc  congé  au  drogman,  qui  se  hâte  d'allei- 
s'installer  dans  la  brasserie  anglaise,  ayant  pris,  je  le  crains 


60  VOYAGE     EN     ORIENT. 

bien,  du  contact  de  ses  précédents  maîtres,  un  goût  immodéré 
pour  la  bière  forte  et  le  wiske}'. 

En  acceptant  la  promenade  proposée,  je  complotais  une  idée 
plus  belle  encore  :  c'était  de  me  faire  conduire  au  point  le 
plus  embrouillé  de  la  ville,  d'abandonner  le  peintre  à  ses  tra- 
vaux, et  puis  d'errer  à  l'aventure,  sans  interprète  et  sans 
compagnon.  Voilà  ce  que  je  n'avais  pu  obtenir  jusque-là,  le 
drogman  se  prétendant  indispensable,  et  tous  les  Européens 
que  j'avais  recontrés  me  proposant  de  me  faire  voir  «  les  beau- 
tés de  la  ville.  »  Il  faut  avoir  un  peu  parcouru  le  Midi  pour 
connaître  toute  la  portée  de  cette  hypocrite  proposition.  Vous 
croyez  que  l'aimable  lésident  se  fait  guide  par  bonté  d'âme. 
Détrompez-vous;  il  n'a  rien  à  faire,  il  s'ennuie  horriblement, 
il  a  besoin  de  vous  pour  l'amuser,  pour  le  distraire,  pour 
a.  lui  faire  la  conversation  ;  »  mais  il  ne  vous  montrera  rien 
que  vous  n'eussiez  trouvé  du  premier  coup  :  même  il  ne  con- 
naît point  la  ville,  il  n'a  pas  d'idée  de  ce  qui  s'y  passe;  il 
cherche  un  but  de  promenade  et  un  moyen  de  vous  ennuyer 
de  ses  remarques  et  de  s'amuser  des  vôtres.  D'ailleurs,  qu'est- 
ce  qu'une  belle  perspective,  un  monument,  un  détail  curieux, 
sans  le  hasard,  sans  l'imprévu? 

Un  préjugé  des  Européens  du  Caire,  c'est  de  ne  pouvoir 
faire  dix  pas  sans  monter  sur  un  âne  escorté  d'un  ànier.  Les 
ânes  sont  fort  beaux,  j'en  conviens,  trottent  et  galopent  à 
merveille  ;  l'ânier  vous  sert  de  cavasse  et  fait  écarter  la  foule 
en  criant  :  Ha  !  lia  !  iniglac  !  sinalac  !  ce  qui  veut  dire  :  «  A 
droite  !  à  gauche  !  »  Les  feunnes  ayant  l'oreille  ou  la  tète  plus 
dure  que  les  autres  passants,  l'ânier  crie  à  tout  moment  :  la 
brnt  !  (hé!  femme  1)  1  nn  ton  impérieux  qui  fait  bien  sentir 
la  supériorité  du  sexe  masculin. 

VI    USE     aventure     au     BESESTAIN 

Nous  chevauchions  ainsi,  le  ])einlrc  et  moi,  suivis  d'un  âne 
<|ui  portait  le  daguerréotype,    machine    compliquée  et  fragile 


LES     FEMMES     DV     CAIRE.  61 

qu'il  s'agissait  d'établir  quelque  })art  de  manière  à  nous  faire 
honneur.  Après  la  rue  que  j'ai  décrile,  on  rencontre  un  pas- 
sage couvert  en  planches,  où  le  commerce  européen  étale  ses 
produits  les  plus  brillants.  C'est  une  sorte  de  bazar  où  se  ter- 
mine le  quartier  franc.  Nous  tournons  à  droite,  puis  à  gauche, 
au  milieu  d'une  foule  toujours  croissante;  nous  suivons  une 
longue  rue  très-régulière,  qui  offre  à  la  curiosité,  de  loin  en 
loin,  des  mosquées,  des  fontaines,  un  couvent  de  derviches,  et 
tout  un  bazar  de  quincaillerie  et  de  porcelaine  anglaise.  Puis, 
après  mille  détours,  la  voie  devient  plus  silencieuse,  plus  pou- 
dreuse, plus  déserte  ;  les  mosquées  tombent  en  ruine,  les  mai- 
sons s'écroulent  çà  et  là,  le  bruit  et  le  tunmlte  ne  se  repro- 
duisent plus  que  sous  la  forme  d'une  bande  de  chiens  criai'ds, 
acharnés  après  nos  ânes,  et  poursuivant  surtout  nos  affreux 
vêtements  noirs  d'Europe.  Heureusement,  nous  passons  sous 
une  porte,  nous  changeons  de  quartier,  et  ces  animaux  s'ar- 
rêtent en  grognant  aux  limites  extrêmes  de  leurs  possessions. 
Toute  la  \ille  est  partagée  en  cinquante-trois  quartiers  entou- 
rés de  murailles,  dont  plusieurs  appartiennent  aux  nations 
cophte,  grecque,  turque,  juive  et  française.  Les  chiens  eux- 
mêmes,  qui  pullulent  en  paix  dans  la  ville  sans  appartenir  à 
personne,  reconnaissent  ces  divisions,  et  ne  se  hasarderaient 
pas  au  delà  sans  danger.  Une  nouvelle  escorte  canine  remplace 
bientôt  celle  qui  nous  a  quittés,  et  nous  conduit  jusqu'aux  ca- 
sins  situés  sur  le  bord  d'un  canal  qui  traverse  le  Caire,  et 
qu'on  appelle  le  Calish. 

Nous  voici  dans  une  espèce  de  faubourg  séparé  par  le  canal 
des  principaux  quartiers  de  la  ville;  des  cafés  ou  casinos  nom- 
breux bordent  la  rive  intérieure,  tandis  que  l'autre  présente 
un  assez  large  boulevard  égayé  de  quelques  palmiers  poudreux. 
L'eau  du  canal  est  verte  ei  quelque  peu  stagnante;  mais  une 
longue  suite  de  berceaux  et  de  treillages  festonnés  de  vignes  et 
de  lianes,  servant  d'arrière-salle  aux  cafés,  présente  un  coup 
d'œil  des  plus  riants,  tandis  que  l'eau  plate  qui  les  cerne  reflète 
avec  amour  les  costumes  bigarrés  des  fumeurs.  Les  flacons 
I.  ^ 


02  VOYAGE     EN     ORIENT. 

d'huile  des  lustres  s'allimient  aux  seuls  feux  tlu  jour,  les  nar- 
ghilés de  cristal  jettent  des  éclairs,  et  la  liqueur  ambrée  nage 
dans  les  tasses  légères  que  des  noirs  distribuent  avec  leurs  co- 
quetiers de  filigrane  doré. 

Après  une  courte  station  à  Tun  de  ces  cafés,  nous  nous 
transportons  sur  l'autre  rive  du  Calish,  et  nous  installons  sur 
des  piquets  l'appareil  où  le  dieu  du  jour  s'exerce  si  agréable- 
ment au  métier  de  paysagiste.  Une  mosquée  en  ruine  au  mi- 
naret curieusement  sculpté,  un  palmier  svelte  sélançant  d'une 
touffe  de  lentisques,  c'est,  avec  tout  le  reste,  de  quoi  composer 
un  tableau  digne  de  31arilhat.  Mon  compagnon  est  dans  le  ra- 
vissement, et,  pendant  que  le  soleil  travaille  sur  ses  plaques 
fraîchement  polies,  je  crois  pouvoir  entamer  une  conversation 
instructive  en  lui  faisant  au  crayon  des  demandes  auxquelles 
son  infirmité  ne  T empêche  pas  de  répondre  de  vive  voix. 

—  >'e  vous  mariez  pas,  s'écrie-t-il,  et  surtout  ne  prenez 
point  le  turban.  Que  vous  demande-t-on  ?  D'avoir  une  femme 
chez  vous.  La  belle  affaire  !  J'en  fais  venir  tant  que  je  veux. 
Ces  marchandes  d'oranges  en  tmiique  bleue,  avec  leurs  bra- 
celets et  leurs  colliers  d'argent,  sont  fort  belles.  Elles  ont  exac- 
tement la  forme  des  statues  égyptiennes,  la  poitrine  développée, 
les  éj)aules  et  les  bias  superbes,  la  hanche  peu  saillante,  la 
jambe  fine  et  sèche.  C'est  de  l'archéologie  ;  il  ne  leur  manque 
qunne  coiffure  à  tête  d'épervier,  des  bandelettes  autcjur  du 
corps,  et  une  croix  ansée  à  la  main,  pour  représenter  Isis  ou 
Athur. 

—  ^lais  vous  oubliez,  dis-je,  que  je  ne  suis  point  artiste  ; 
et,  d'ailleurs,  ces  femmes  ont  des  maris  ou  des  familles.  Elles 
sont  voilées  :  comment  deviner  si  elles  sont  belles?...  Je  ne 
sais  encore  qu'un  seul  mot  arabe.  Comment  les  persuader? 

—  La  galanterie  est  sévèrement  défendue  au  Caire  ;  mais 
l'amour  n'est  interdit  nulle  part.  Vous  rencontrez  une  femme 
dont  la  démarche,  dont  la  taille,  dont  la  griice  à  draper  ses 
vêtements,  dont  quelque  chose  qui  se  dérange  dans  le  voile  ou 
dans  la  coiffure  indique  la  jeunesse  ou  1" envie  de  paraître  ai- 


LES     FEMMES     DU     CAIUK.  63 

mable.  Suivez-la  seulement,  et,  si  elle  vous  regarde  en  faro  au 
uaoïuent  où  elle  ne  se  croira  pas  remarquée  de  la  foule,  prenez 
\e  chemin  de  votive  maison  ;  elle  vous  suivra.  En  fait  de  femmes, 
il  ne  faut  se  fier  qu'à  soi-même.  Les  drogmans  vous  adresse- 
raient mal.  Il  faut  payer  de  votre  personne,  c'est  plus  sur. 

—  Mais,  au  fait,  me  disais-je  en  quittant  le  peintre  et  le 
laissant  à  son  œuvre,  entouré  d'une  foule  respectueuse  qui  le 
croyait  occupé  d'opérations  magiques,  pourquoi  donc  aurais-je 
renoncé  à  plaire?  Les  femmes  sont  voilées;  mais  je  ne  le  suis 
pas.  Mon  teint  d'Européen  peut  avoir  quelque  charme  dans  le 
pays.  Je  passerais  en  France  pour  un  cavalier  ordinaire  ;  mais 
au  Caire  je  deviens  un  aimable  enfant  du  Nord.  Ce  costume 
franc,  qui  ameute  les  chiens,  me  vaut  du  moins  d'être  remarqué; 
c'est  beaucoup. 

En  effet,  j'étais  rentré  dans  les  rues  populeuses,  et  je  fendais 
la  foule  étonnée  de  voir  un  Franc  à  pied  et  sans  guide  dans  la 
partie  arabe  de  la  ville.  Je  m'arrêtais  aux  portes  des  boutiques 
et  des  ateliers,  examinant  tout  d'un  air  de  flânerie  inoffensive 
qui  ne  m'attirait  que  des  sourires.  On  se  disait  :  «  Il  a  perdu 
son  drogman,  il  manque  peut-être  d'argent  pour  prendre  un 
âne...;  »  on  plaignait  l'étranger  fourvoyé  dans  l'immense  cohue 
des  bazars,  dans  le  labyrinthe  des  rues.  Moi,  je  m'étais  arrêté 
à  regarder  trois  forgerons  au  travail  qui  semblaient  des  hommes 
de  cuivre.  Ils  chantaient  une  chanson  arabe  dont  le  rhythme  les 
guidait  dans  les  coups  successifs  qu'ils  donnaient  à  des  pièces 
de  métal  qu'un  enfant  apportait  tour  à  tour  sur  l'enclume.  Je 
frémissais  en  songeant  que,  si  l'un  d'eux  eût  manqué  la  mesure 
d'un  demi-temps,  l'enfant  aurait  eu  la  main  broyée.  Deux 
femmes  s'étaient  arrêtées  derrière  moi  et  riaient  de  ma  curio- 
sité. Je  me  retourne,  et  je  vois  bien,  à  leur  mantille  de  taffetas 
noir,  à  leur  pardessus  de  levantine  verte,  qu'elles  n'apparte- 
naient pas  à  la  classe  des  marchandes  d'oranges  du  Mousky.  Je 
m'élance  au-devant  d'elles,  mais  elles  baissent  leur  voile  et  s'é- 
chappent. Je  les  suis,  et  j'arrive  bientôt  dans  une  longue  rue, 
enti-ecoupée  de  riches  bazars,  qui  traverse  toute  la  ville.  Nous 


64  VOYAGE     EN     ORIENT. 

nods  engageons  sous  une  voûte  à  Taspect  grandiose,  formée 
de  charpentes  sculptées  d'un  style  antique,  où  le  vernis  et  la 
dorure  rehaussent  mille  détails  d'arabesques  splendides  C'est 
là  peut-être  le  bescstain  des  Circassiens  où  s'est  passée  l'his- 
toire racontée  par  le  marchand  cophte  au  sultan  de  Kachgar. 
Me  voilà  en  pleines  Mille  et  une  Nuits.  Que  ne  suis-je  un  des 
jeunes  marchands  auxquels  les  deux  dames  font  déployer  leurs 
étofTes,  ainsi  que  faisait  la  fille  de  l'émir  devant  la  boutique 
de  Bedreddin  !  Je  leur  dirais  comme  le  jeune  homme  de  Bag- 
dad :  a  Laissez-moi  voir  votre  visage  pour  prix  de  cette  étoffe 
à  fleurs  d'or,  et  je  me  trouverai  payé  avec  usure  !  »  Mais  elles 
dédaignent  les  soieries  de  Beyrouth,  les  étoffes  brochées  de 
Damas,  les  mandillcs  de  Bï'ousse,  que  chaque  vendeui'  étale  à 
l'envi...  Il  n'y  a  point  là  de  boutiques  :  ce  sont  de  simples 
étalages  dont  les  rayons  s'élèvent  jusqu'à  la  voûte,  surmontés 
d'une  enseigne  couverte  de  lettres  et  d'attributs  dorés  Le  mar- 
chand, les  jambes  croisées,  fume  sa  longue  pipe  ou  son  nar- 
ghilé sur  une  estrade  étroite,  et  les  femmes  vont  ainsi  de  mar- 
chand en  marchand,  se  contentant,  après  avoir  tout  fait 
déployer  chez  l'un,  de  passer  à  l'autre,  en  saluant  d'un  regard 
dédaigneux. 

Mes  belles  rieuses  veulent  absolument  des  étoffes  deConstan- 
tinople.  Constantinople  donne  la  mode  au  Caire,  On  leur  fait 
voir  d'affreuses  mousselines  imprimées,  en  criant  :  Istambnldan 
(c'est  de  Stamboul)  !  Elles  poussent  des  cris  d'admiration.  Les 
femmes  sont  les  mêmes  partout. 

Je  m'approche  d'un  air  de  connaisseur  ;  je  soulève  le  coin 
d'une  étoffe  jaune  à  ramages  lie  de  vin,  et  je  m'écrie  :  Tajeh 
(cela  est  beau)  !  IMon  observation  paraît  plaire  ;  c'est  à  ce  choix 
qu'on  s'arrête.  Le  marchand  aune  avec  une  sorte  de  demi- 
mètre  qui  s'appelle  un /»/c,  et  l'on  charge  un  petit  garçon  de 
porter  l'étoffe  roulée. 

Pour  le  coup,  il  me  semble  bien  que  l'une  des  jeunes  dames 
m'a  regardé  en  face;  d'ailleurs,  leur  marche  incertaine,  les 
rires  qu'elles  étouffent  en  se  retournant  et  me  voyant  les  suivre, 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  65 

la  mantille  noire  (Iiabbarah)  soulevée  de  temps  en  temps  jiour 
laisser  voir  un  masque  blanc,  signe  d'une  classe  supérieure, 
enfin  toutes  ces  allures  indécises  que  prend  au  bal  de  rO])éra 
un  domino  qui  veut  vous  séduire,  semblent  m'indiquer  cpi'on 
n'a  pas  envers  moi  des  sentiments  bien  faroucbes  l.e  niimieut 
paraît  donc  venu  de  passer  devant  et  de  prendre  le  cbemin  de 
mon  logis  ;  mais  le  moyen  de  le  retrouver?  Au  Caire,  les  rues 
n'ont  pas  d'écriteau,  les  maisons  pas  de  numéro,  et  cb;ique 
quartier,  ceint  de  murs,  est  en  lui-même  un  labyrinthe  des 
plus  complets.  Il  v  a  dix  impasses  pour  une  rue  qui  al)outit. 
Dans  le  doute,  je  suivais  toujours  Xous  quittons  les  bazars 
pleins  de  tumulte  et  de  linniére,  où  tout  reluit  et  papillote,  où 
le  luxe  des  étalages  fait  contraste  au  grand  caractèie  d'archi- 
tecture et  de  splendeur  des  principales  mosquées,  j)cintes  de 
bandes  horizontales  jaunes  et  rouges  ;  voici  luaintenarit  des 
passages  voûtés,  des  ruelles  étroites  et  sombres,  où  surj)l:)nibent 
les  cages  de  fenêtres  en  charpente,  comme  dans  nos  rues  du 
moyen  âge.  La  fraîcheur  de  ces  voies  presque  souterraines  est 
un  refuge  contre  les  ardeurs  du  soleil  d'Egypte,  et  donne  à  la 
population  beaucoup  des  avantages  dune  latitude  tempérée. 
Cela  explique  la  blancheur  mate  qu'un  grand  nombre  de  fem- 
mes conservent  sous  leur  voile,  car  beaucoup  d'entre  elles 
n'ont  jamais  quitté  la  ville  que  pour  aller  se  réjouir  sous  les 
ombrages  de  Schoubrah. 

Mais  que  penser  de  tant  de  toui-s  et  détours  qu'on  me  fait 
faire?  Me  fuit-on  en  realité,  ou  se  gnide-t-on,  tout  en  me  pré- 
cédant, sur  ma  marche  aventureuse?  Nous  entrons  pourtant 
dan-i  une  rue  que  j'ai  traversée  la  veille,  et  que  je  reconnais 
surtout  à  l'odeur  charmante  que  répandent  les  fleuis  jaunes 
d'un  arbousier.  Cet  arbre  aimé  du  soleil  projette  au-dessus  du 
mur  ses  branches  revêtues  de  houppes  parfumées.  Une  fon- 
taine basse  forme  encoignure,  fondation  pieuse  destinée  à  dés- 
altérer les  animaux  errants.  Voici  une  maison  de  belle  appa- 
rence, décorée  d'ornements  sculptés  dans  le  plâtre;  l'une  des 
dames  introduit  dans  la  porte  une  de  ces  clefs  rustiques  dont 


66  VOYAGE     EN     ORIENT. 

j'ai  déjà  l'expérience.  Je  m'élance  à  leur  suite  dans  le  couloir 
sombre^  sans  balancer,  sans  réfléchir,  et  me  voilà  dans  une 
cour  vaste  et  silencieuse,  entourée  de  galeries,  dominée  par 
les  mille  dentelures  des  moucharabys. 

VII    UNE    MAISON    DANGEREUSE 

Les  dames  ont  disparu  dans  je  ne  sais  quel  escalier  sombre 
de  rentrée;  je  me  retourne  avec  l'intention  sérieuse  de  rega- 
gner la  porte-,  un  esclave  abyssinien,  grand  et  robuste,  est  en 
train  de  la  refermer.  Je  cherche  un  mot  pour  le  convaincre 
que  je  me  suis  trompé  de  maison,  que  je  croyais  rentrer  chez 
moi  ;  mais  le  mot  tajeb,  si  universel  qu'il  soit,  ne  me  paraît 
pas  suffisant  à  exprimer  tOTites  ces  choses.  Pendant  ce  temps, 
un  grand  bruit  se  fait  entendre  dans  le  fond  de  la  maison,  des 
sais  étonnés  sortent  des  écuries,  des  bonnets  rouges  se  mon- 
trent aux  terrasses  du  premier  étage,  et  un  Turc  des  plus  ma- 
jestueux s'avance  du  fond  de  la  galerie  principale. 

Dans  ces  moments-là,  le  pis  est  de  rester  court.  Je  songe 
que  beaucoup  de  musulmans  entendent  la  langue  franque,  la- 
quelle, au  fend,  n'est  qu'un  mélange  de  toute  sorte  de  mots 
des  patois  méridionaux,  qu'on  emploie  au  hasard  jusqu'à  ce 
qu'on  se  soit  fait  comprendre;  c'est  la  langue  des  Turcs  de 
Molière.  Je  ramasse  donc  tout  ce  que  je  puis  savoir  d'italien, 
d'espagnol,  de  provençal  et  de  grec,  et  je  compose  avec  le 
tout  un  discours  fort  captieux. 

—  Au  demeurant,  me  disais-je,  mes  intentions  sont  pures; 
l'une  au  moins  des  femmes  peut  bien  être  sa  fille  ou  sa  sœur. 
J'épouse,  je  prends  le  turban;  aussi  bien  il  y  a  des  choses 
qu'on  ne  [)eut  éviter.  Je  crois  au  destin. 

D'ailleurs,  ce  Turc  avait  l'air  d'un  bon  diable,  et  sa  figure 
bien  nourrie  n'annonçait  pas  la  cruauté.  Il  cligna  de  l'œil  avec 
quelque  malice  en  me  voyant  accumuler  les  substantifs  les  plus 
baroques  qui  eussent  jamais  retenti  dans  les  échelles  duLevant, 
et  me  dit,  tendant  vers  moi  une  main  potelée  chargée  de  bagues  : 


LES     FEMMES     DU     CAIUE.  67 

—  Mon  clier  monsieur,  donnez-vous  la  peine  d'entrer  ici; 
nous  causerons  plus  commodément. 

O  surprise  !  ce  brave  Turc  était  un  Français  comme  moi! 

Nous  entrons  dans  une  fort  belle  salle  dont  les  fenêtres  se 
découpaient  sur  des  jardins;  nous  prenons  place  sur  un  riche 
divan.  On  apporte  du  café  et  des  pipes.  Nous  causons.  J'ex- 
plique de  mon  mieux  comment  j'étais  entré  chez  lui,  croyant 
m'engager  dans  un  des  nombreux  passages  qui  traversent  an 
Caire  les  principaux  massifs  de  maisons;  mais  je  comprends  à 
son  sourire  que  mes  belles  inconnues  avaient  eu  le  temps  de 
me  trahir.  Cela  n'empêcha  pas  notre  conversation  de  prendre 
en  peu  de  temps  un  caractère  d'intimité.  En  pays  turc,  la  con- 
naissance se  fait  vile  entre  compatriotes.  Mon  hôte  voulut  bien 
m'inviter  à  sa  table,  et,  quand  1  heure  fut  arrivée,  je  vis  entrer 
deux  fort  belles  personnes,  dont  lune  était  sa  femme,  et  l'autre 
la  sœur  de  sa  femme.  C  étaient  mes  inconnues  du  bazar  des 
Circassiens,  et  toutes  deux  Françaises...  Voilà  ce  c[u'il  y  avait 
de  plus  humiliant!  On  me  fit  la  guerre  sur  ma  prétention  à 
parcourir  la  ville  sans  drogman  et  sans  ânier;  on  s'égaya  tou- 
chant ma  poursuite  assidue  de  deux  dominos  douteux,  qui  évi- 
demment ne  révélaient  aucune  forme,  et  pouvaient  cacher  des 
vieilles  ou  des  négresses.  Ces  dames  ne  me  savaient  pas  le 
moindre  gré  d'un  choix  aussi  hasardeux,  où  aucun  de  leurs 
charmes  n'était  intéressé,  car  il  faut  avouer  que  le  habbarah 
noir,  moins  attrayant  que  le  voile  des  simples  filles  fellahs, 
fait  de  toute  femme  un  paquet  sans  forme,  et,  quand  le  vent 
s'y  engouffre,  lui  donne  l'aspect  d'un  ballon  à  demi  gonflé. 

Après  le  dîner,  servi  entièrement  à  la  française,  on  me  fit 
entrer  dans  une  salle  beaucoup  plus  riche, aux  murs  revêtus  de 
porcelaines  peintes,  aux  corniclies  de  cèdre  sculptées  Une  fon- 
taine de  marbre  lançait  dans  le  milieu  ses  minces  filets  d'eau; 
des  tapis  et  des  glaces  de  Venise  complétaient  l'idéal  du  luxe 
arabe;  mais  la  surprise  qui  m'attendait  là  concentra  bientôt 
toute  mon  attention.  C'étaient  huit  jeunes  filles  placées  autour 
d'une  table  ovale,  et  travaillant  à  divers  ouvrages.  Elles  se  le- 


08  VOYAGEENOraCNT. 

vèrent,  me  firent  un  salut,  et  les  deux  plus  jeunes  vinrent  me 
baiser  la  main,  cérémonie  à  laquelle  je  savais  qu'on  ne  pouvait 
se  refuser  au  Caire.  Ce  qui  m'étonnait  le  plus  dans  cette  appa- 
rition séduisante,  c'est  que  le  teint  de  ces  jeunes  personnes, 
vêtues  à  l'orientale,  variait  du  bistre  à  rolivâtre,  et  arrivait, 
chez  la  dernière,  au  chocolat  le  plus  foncé.  Il  eût  été  incon- 
venant peut-être  de  citer  devant  la  plus  blanche  le  vers  de 
Gœthe  : 

Connais-tu  la  contrée  où  les  citrons  mûrissent... 

Cependant  elles  pouvaient  passer  toutes  pour  des  beautés 
de  race  mixte.  La  maîtresse  de  la  maison  et  sa  sœur  avaient 
pris  place  sur  le  divan  en  riant  aux  éclats  de  mon  admiration. 
Les  deux  petites  filles  nous  apportèrent  des  liqueurs  et  du 
café. 

Je  savais  un  gré  infini  à  mon  hôte  de  m'avoir  introduit  dans 
son  harem;  mais  je  me  disais  en  moi-même  qu'un  Français  ne 
ferait  jamais  un  bon  Turc,  et  que  l'amour-propre  de  montrer 
ses  maîtresses  ou  ses  épouses  devait  dominer  toujours  la 
crainte  de  les  exposer  aux  séductions.  Je  me  trompais  encore 
sur  ce  point.  Ces  charmantes  fleurs  aux  couleurs  variées 
étaient  non  pas  les  femmes,  mais  les  filles  de  la  maison.  Mon 
bote  appartenait  à  cette  génération  militaire  qui  voua  son  exis- 
tence au  service  de  Napoléon.  Plutôt  que  de  se  reconnaître 
sujets  de  la  Restauration,  beaucou[)de  ces  braves  allèrent  offrir 
leurs  services  aux  souverains  de  l'Orient.  L'Inde  et  l'Egypte 
en  accueillirent  un  grand  nombre;  il  y  avait  dans  ces  deux  pays 
de  beaux  souvenirs  de  la  gloire  française.  Quelques-uns  adop- 
tèrent la  religion  et  les  mœurs  des  peuples  qui  leur  donnaient 
asile.  Le  moyen  de  les  blâmer?  La  plupart,  nés  pendant  la 
Révolution,  n'avaient  guère  connu  de  culte  que  celui  des  théo- 
philanthropes ou  des  loges  maçonniques.  Le  mahométisme,  vu 
dans  les  pays  où  il  règne,  a  des  grandeurs  qui  frappent  l'es- 
prit le  ])Ius  sceptique.  Mon  hôte  s'était  livré  jeune  encore  à 
ces  séductions  d'une  patrie  nouvelle.  Il  avait  obtenu  le  grade 


LES     FK^mr.S     DV     CAIRK.  69 

de  bey  par  ses  talents,  par  ses  services;  son  séi'ail  s'rlait  re- 
crute en  partie  tle^  beaiitrs  ilii  Sennaar,  de  rAhyssiiiie,  de 
l'Aral)ie  nirnie,  car  il  a\aii  concoin'u  à  d- licier  des  \illes 
saintes  dn  joug  des  sectaires  uiiisnliuans.  Pins  tard,  j)lus  avancé 
en  âge,  les  iiiées  d»'  rKiirope  lui  éwiient  reveinics  :  il  s'était 
marié  à  nne  ainiahle  (ille  de  consul,  et,  comme  e  giand  Soli- 
man épousant  Uoxelane,  il  avait  congédié  tout  son  sérail,  mais 
les  enfants  lui  étaient  restés.  C'étaient  les  iilles  que  je  voyais 
là;  les  garçons  étudiaient  dans  les  écoles  militaires. 

Au  milieu  de  tant  de  iilles  à  marier,  je  sentis  c|ue  riiospita- 
lité  ((u'on  me  donnait  dans  cette  maison  présentait  certaines 
cliances  dangereuses,  et  je  n'osai  trop  exposer  ma  situation 
réelle  avant  de  plus  amples  informations. 

On  me  fit  reconduire  chez  moi  le  soir,  et  j'ai  emporté 
de  toute  cette  aventure  le  plus  gracieux  souvenir...  Mais,  en 
vérité,  ce  ne  serait  pas  la  peine  d'aller  au  Caire  pour  me  marier 
dans  une  famille  française. 

Le  lendemain,  Abdallah  vint  me  demander  la  ])ermission 
d'accompagner  des  Anglais  jusqu'à  Suez.  C'était  l'aflaiie  d'une 
semaine,  et  je  ne  voulus  pas  le  priver  de  cette  course  lucrative. 
Je  le  soupçonnai  de  n'être  pas  très  satisfait  de  ma  conduite  de 
la  veille.  Un  voyageur  qui  se  pa.sse  de  drogman  toute  une 
journée,  qui  rôde  à  pied  dans  les  rues  du  Caire,  et  dîne  en- 
suite on  ne  sait  oîi,  risque  de  passer  pour  un  être  bien  falla- 
cieux. Abdallah  me  présenta,  du  reste,  pour  tenir  sa  place,  un 
barbarin  de  ses  amis,  nommé  Ibrahim.  Le  barbarin  (c'est  ici  le 
nom  des  domestiques  ordinaires)  ne  sait  qu'un  peu  de  patois 
maltais. 

VIII    LE    WÉRIL 

Le  juif  Yousef,  ma  connaissance  du  bazar  aux  cotons,  venait 
tous  les  jours  s'asseoir  sur  mon  divan  et  se  perfectionner  dans 
la  conversation 

—  J'ai  appris,  me  dit-il,  qu'il  vous  fallait  une  femme,  et  ie 
vous  ai  trouvé  un  wékil. 


70  VOYAGE     ExV     OniENT. 

—  Un  wékil? 

—  Oui,  cela  veut  dire  envoyé,  ambassadeur;  mais,  dans  le 
cas  présent,  c'est  un  honnête  homme  chargé  de  s'entendre 
avec  les  parents  des  filles  à  marier.  Il  vous  en  amènera,  ou 
vous  conduira  chez  elles. 

—  Oh  !  oh  I  mais  quelles  sont  donc  ces  ûlles-là? 

——  Ce  sont  des  personnes  trè.s-honnètes,  et  il  n'y  en  a  que 
de  celles-là  au  Caire,  depuis  que  Son  Altesse  a  relégué  les  au- 
tres à  Esné,  lin  peu  au-dessous  de  la  première  cataracte. 

—  Je  veux  le  croire.  Eh  bien,  nous  verrons;  araenez-moi  ce 
wékil. 

—  Je  l'ai  amené  ;  il  est  en  bas. 

Le  wékil  était  un  aveugle,  que  son  fils,  homme  grand  et  ro- 
buste, guidait  de  l'air  le  plus  modeste.  Nous  montons  à  âne 
tous  les  quatre,  et  je  riais  beaucoup  intérieurement  en  compa- 
rant l'aveugle  à  TAmour,  et  son  fils  au  dieu  de  l'hyménée.  Le 
juif,  insoucieux  de  ces  emblèmes  mytliologiques,  m'instruisait 
chemin  faisant. 

—  Vous  pouvez,  me  disait-il,  vous  mai-ier  ici  de  quatre  ma- 
nières. La  première,  c'est  d'épouser  une  fille  cophte  devant  le 
Turc. 

—  Qu'est-ce  que  le  Tui'c  ? 

—  C'est  un  brave  santon  à  qui  vous  donnez  quelque  argent, 
qui  dit  une  prière,  vous  assiste  devant  le  cadi,  et  remplit  les 
fonctions  d'un  prêtre  :  ces  hommes-là  sont  saints  dans  le  pays, 
et  tout  ce  qu'ils  font  est  bien  fait.  Ils  ne  s'inquiètent  pas  de 
votre  religion,  si  vous  ne  songez  pas  à  la  leur;  mais  ce  mariage- 
là  n'est  pas  celui  des  filles  très-honnètes. 

—  Bon!  passons  à  un  auti'e. 

—  Celui-là  est  un  mariage  sérieux.  Vous  êtes  chrétien,  et 
les  Cophtes  le  sont  aussi  ;  il  y  a  des  ])rétres  cophtes  qui  vous 
marieront,  quoique  schismatique,  sous  la  condition  de  consi- 
gner un  douaire  à  la  femme,  pour  le  cas  où  vous  divorceriez 
plus  tard. 

—  C'est  très-raisonnable;  mais  quel  est  le  douaire?... 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  71 

—  Oh  !  cela  dépend  des  conventions.  Il  faut  toujours  donner 
au  moins  deux  cents  piastres. 

—  Cinquante  francs  !  niafoi,  jeineniarie,  et  ce  n'est  pas  cher. 

—  Il  y  a  encore  nne  autre  sorte  de  mariage  pour  les  per- 
sonnes très-scrupuleuses;  ce  sont  les  bonnes  familles.  Vous 
êtes  fiancé  devant  le  prêtre  cophte,  il  vous  marie  selon  gon 
rite,  et  ensuite  vous  ne  pouvez  plus  divorcer. 

—  Oh  !  mais  cela  est  très-grave  :  un  instant  ! 

—  Pardon;  il  faut  aussi,  auparavant,  constituer  un  douaire, 
pour  le  cas  où  vous  quitteriez  le  pays. 

—  Alors,  la  femme  devient  donc  libre? 

—  Certainement,  et  vous  aussi  ;  mais,  tant  que  vous  restez 
dans  le  pays,  vous  êtes  lié. 

—  Au  fond,  c'est  encore  assez  juste;  mais  quelle  est  la  qua- 
trième sorte  de  mariage? 

—  Celle-là,  je  ne  vous  conseille  pas  d'y  penser.  On  vous 
marie  deux  fois  :  ù  l'église  cophte  et  au  couvent  des  Francis- 
cains. 

—  C'est  un  mai'iage  mixte? 

—  Un  mariage  très-solide  :  si  vous  partez,  il  vous  faut  em- 
mener la  femme  ;  elle  peut  vous  suivre  partout  et  vous  mettre 
les  enfants  sur  les  bras. 

—  Alors,  c'est  fini,  on  est  marié  sans  rémission? 

—  Il  y  a  bien  des  moyens  encore  de  glisser  des  nullités  dans 
l'acte...  i\lais  surtout  gardez-vous  d'une  chose,  c'est  de  vous 
laisser  conduire  devant  le  consul  ! 

—  Mais,  cela,  c'est  le  mariage  européen. 

—  Tout  à  fait.  Vous  n'avez  qu'une  seule  ressource  alors;  si 
vous  connaissez  quelqu'un  au  consulat,  c  est  d'obtenir  que  les 
bans  ne  soient  pas  publiés  dans  votre  pays. 

Les  connaissances  de  cet  éleveur  de  vers  à  soie  sur  la  question 
des  mariages  me  confondaient,  mais  il  m'apprit  qu'on  ra\ait 
souvent  employé  dans  ces  sortes  d'affaires.  Il  servait  de  tru- 
chement au  wékil,  qui  ne  savait  que  l'arabe.  Tous  ces  détaib, 
du  reste,  m'intéressaient  au  dernier  point. 


72  VOYA.GE     EN     OUIENT. 

Nous  étions  arrivés  presque  à  l'extrémité  de  la  ville,  dans  la 
partie  du  quartier  cophte  qui  fait  retour  sur  la  place  de  l'Esbe- 
kieh  du  coté  de  Boulacj  Une  maison  d'assez  pauvre  apparence 
au  bout  d'mie  rue  encombrée  de  marchands  dherbes  et  de  fri- 
tures, voilà  le  lieu  où  la  présentation  devait  se  faire.  On  m'a- 
vertit que  ce  n'était  point  la  maison  des  jmrents,  mais  un  ter- 
rain neutre. 

—  Vous  allez  en  voir  deux,  me  dit  le  juif,  et,  si  vous  n'êtes 
pas  content,  on  en  fera  venir  d'autres. 

—  Ccst  parfait;  mais,  si  elles  restent  voilées,  je  vous  pré- 
\iens  que  je  n'épouse  pas. 

—  Oh  !  soyez  tranquille,  ce  n'est  pas  ici  comme  chez  les 
Turcs. 

—  Les  Turcs  ont  l'avanUige  de  pouvoir  se  rattraper  sur  le 
nombre. 

—  C'est,  en  effet,  tout  différent. 

La  salle  basse  de  la  maison  était  occupée  par  trois  ou  quatre 
houuues  en  sarrau  bleu,  qui  semblaient  dormir;  pourtant, 
grâce  au  voisinage  de  la  porte  de  la  ville  et  d'un  coips  de  garde 
situe  auprès,  cela  n'avait  rien  d'inquiétant.  ]Nous  montâmes  par 
un  escalier  de  pierre  sur  une  terrasse  intérieure.  La  chambre 
où  l'on  entrait  ensuite  donnait  sur  la  rue,  et  la  large  fenêtre, 
avec  tout  son  grillage  de  menuiserie,  s'avançait,  selon  l'usage, 
d'un  demi- mètre  en  dehois  de  la  maison.  Une  fois  assis  dans 
lette  espèce  de  garde-manger,  le  regard  plonge  sur  les  deux 
extrémités  de  la  rue  ;  on  voit  les  passants  à  travers  les  dente- 
lures latérales.  C'est  d'ordinaire  hi  place  des  femmes,  d'où, 
comme  sous  le  voile,  elles  ob^erNcnt  tout  sans  être  vues.  On 
m"v  lit  asseoii',  tandis  que  le  vvékil,  son  (ils  et  le  juif  prenaient 
place  sur  les  divans.  Bientôt  arriva  une  fenune  cophte  voilée, 
cjui,  après  avoir  salué,  releva  son  borghot  noir  au-dessus  de  sa 
tête,  ce  qui,  avec  le  voile  rejeté  en  arrière,  composait  une  sorte 
de  coilfure  Israélite.  C'était  la  Uiaibé,  ou  wékil^  des  femmes. 
Elle  me  dit  que  les  jeunes  personnes  achevaient  de  s'habiller. 
Pendant  ce  temps,  on  avait  apporté  des  pipes  et  du  café  à  tout 


LES     FEMMES     DU     CAIHE.  73 

le  monde.  Un  homme  à  haibe  blanrhe,  en  turban  noir,  avait 
aussi  augmente  notre  compagnie.  C'était  le  prêtre  coplite. 
Deux  femmes  voilées,  les  mères  sans  doute,  restaient  debout  ù 
la  porte. 

La  chose  prenait  du  sérieux,  et  mon  attente  était,  je  l'avoue, 
mêlée  de  quelque  anxiété.  Enfin,  deux  jeunes  filles  entrèrent, 
et  successivement  vinrent  me  baiser  la  main.  Je  les  engageai 
par  signes  à  piendre  place  près  de  moi. 

—  Laissez-les  debout,  me  dit  le  juif,  ce  sont  vos  servantes. 
Mais  j'étais  encore  trop  Français  pour  ne  pas  insister.  Le  juil 

parla  et  fit  comprendre  sans  doute  que  c'était  une  coutume  bi  - 
zarre  des  Européens  de  faire  asseoir  les  femmes  devant  eux. 
Elles  prirent  enfin  jjlace  à  mes  côtés. 

Elles  étaient  vêtues  d'habits  de  taffetas  à  fleurs  et  de  mous- 
seline brodée.  C'était  fort  printanier.  La  coiffure,  composée 
du  tarbouch  rouge  entortillé  de  gazillons,  laissait  échapper  un 
fouillis  de  rubans  et  de  tresses  de  soie  ;  des  grappes  de  petites 
pièces  d'or  et  d'argent,  probablement  fausses,  cachaient  entiè- 
rement les  cheveux.  Pourtant  il  était  aisé  de  reconnaître  que 
l'une  était  brune  et  l'autre  blonde  ;  on  avait  prévu  toute  ob- 
jection. La  première  «  était  svelte  comme  un  palmier  et  avait 
l'œil  noir  d'une  gazelle,  »  avec  un  teint  légèrement  bisiié; 
l'autre,  plus  délicate,  plus  riche  de  contours,  et  d'une  blan- 
cheur qui  m'étonnait  en  raison  de  la  latitude,  avait  la  mine  et 
le  port  d'une  jeune  reine  éclose  au  pays  du  matin. 

Cette  dernière  me  séduisait  particulièrement,  et  je  lui  faisais 
dire  toute  sorte  de  douceurs,  sans  cependant  négliger  entièie- 
ment  sa  compagne.  Toutefois  le  temps  se  passait  sans  que 
j'abordasse  la  question  principale  ;  alors,  la  khatbé  les  fit  lever 
et  leur  découvrit  les  épaules,  qu'elle  frappa  de  la  main  pour  en 
montrer  la  fermeté.  Un  instant,  je  craignis  que  1  cxhiiiition 
n'allât  trop  loin,  et  j'étais  moi-même  un  peu  einban.issé  de- 
vant ces  pauvres  filles,  dont  les  mains  recouviaient  de  gaze 
leurs  charmes  à  demi  trahis.  Enfin  le  juif  me  dit  : 

—  Quelle  est  votre  pensée? 


74  V  O  V  A  G  E     EN     ORIENT. 

—  Il  Y  en  a  une  cpn  me  plaît  beaucoup,  mais  je  voudrais 
réfléchir  :  on  ne  s'enflamme  pas  tout  d'un  coup.  Nous  les  re- 
viendrons voir. 

Les  assistants  auraient  certainement  voulu  quelque  réponse 
plus  précise.  La  khatbé  et  le  prêtre  cophte  me  firent  presser 
de  prendre  une  décision.  Je  finis  par  me  lever  en  promettant 
de  revenir  ;  mais  je  sentais  qu'on  n'avait  pas  grande  confiance. 

Les  deux  jeunes  filles  étaient  sorties  pendant  cette  négocia- 
tion. Quand  je  traversai  la  terrasse  pour  gagner  l'escalier,  celle 
que  j'avais  remarquée  particulièrement  semblait  occupée  à 
arranger  des  arbustes.  Elle  se  releva  en  souriant,  et,  faisant 
tomber  son  tarbouch,  elle  secoua  sur  ses  épaules  de  magnifiques 
tresses  dorées,  auxquelles  le  soleil  donnait  un  vif  reflet  rou- 
geâtre.  Ce  dernier  effort  d'une  coquetterie,  d'ailleurs  bien  lé- 
gitime, triompha  presque  de  ma  pru.îence,  et  je  fis  dire  à  la 
famille  que  j'enverrais  certainement  des  présents 

—  Ma  foi,  dis-je  en  sortant  au  complaisant  israélite,  j'épou- 
serais bien  cel'e-là  devant  le  Turc. 

—  La  mère  ne  voudrait  pas,  elles  tiennent  au  prêtre  cophte. 
C'est  une  famille  d'écrivains  :  le  père  est  mort;  la  jeune  fille 
que  vous  avez  préférée  n'a  encore  été  mariée  qu'une  fois,  et 
pourtant  elle  a  seize  ans. 

—  Comment  !  elle  est  veuve? 

—  Tson,  divorcée. 

—  Oh  !  mais  cela  change  la  question! 

J'envoyai  toujours  ime  petite  pièce  d'étoffe  comme  présent. 

L'aveugle  et  son  fils  se  remirent  en  quête  et  me  trouvèrent 
d'autres  fiancées.  C'étaient  toujours  à  peu  près  les  mêmes  cé- 
rémonies, mais  je  prenais  goût  à  celte  revue  du  beau  sexe 
î-ophte,  et,  moyennant  quelques  étoffes  et  menus  bijoux,  on  ne 
se  formalisait  pas  trop  de  mes  incertitudes.  Il  y  eut  une  mère 
qui  amena  sa  fille  dans  mon  logis  :  je  crois  bien  que  celle-là 
aurait  volontiers  célébré  l'hymen  devant  le  Turc  ;  mais,  tout 
bien  considéré,  cette  fille  était  d'âge  à  avoir  été  déjà  épousée 
plus  que  de  raison. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  75 


LE    JARDIN     DE     ROSETTF, 


Le  barbarin  qu'Abdallah  avait  mis  ù  sa  place,  un  peu  jaloux 
peut-être  de  l'assiduité  du  juif  et  de  son  wékil,  m'amena  un 
jeune  honuné  fort  bien  vêtu,  parlant  italien  et  nommé  Maho- 
met, qui  avait  à  me  proposer  un  mariage  tout  à  fait  relevé. 

—  Pour  celui-là,  me  dit-il,  c'est  devant  le  consul.  Ce  sont 
des  gens  riches,  et  la  fille  n'a  que  douze  ans. 

—  Elle  est  un  peu  jeune  ptuir  moi;  mais  il  paraît  qu'ici  c'est 
le  seul  âge  où  l'on  ne  risque  pas  de  les  trouver  veuves  ou  di- 
vorcées. 

—  Signor,  è  vero  l  ils  sont  très-impatients  de  vous  voir,  car 
vous  occupez  une  maison  où  il  y  a  eu  des  Anglais;  on  a  donc 
une  bonne  opinion  de  votre  rang.  J'ai  dit  que  vous  étiez  un 
général. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  général. 

—  Allons  donc  !  vous  n'êtes  pas  un  ouvrier,  ni  un  négociant. 
Vous  ne  faites  rien? 

—  Pas  grand'chose. 

—  Eh  bien,  cela  représente  ici  au  moins  le  grade  d'un  myr- 
Ih'a  (général). 

Je  savais  déjà  qu'en  effet  au  Caire,  comme  en  Russie,  on 
classait  toutes  les  positions  d'après  les  grades  militaires.  Il  est  à 
Paris  des  écrivains  pour  qui  c'eût  été  une  mince  distinction  que 
dètre  assimilés  à  un  général  égyptien;  moi,  je  ne  pouvais  voir 
là  qu'une  amplification  orientale.  Nous  montons  sur  des  ânes  et 
nous  nous  dirigeons  vers  le  Moubky.  Mahomet  frappe  à  une 
maison  d'assez  bonne  apparence.  Une  négresse  ouvre  la  porte 
et  pousse  des  cris  de  joie  ;  une  autre  esclave  noire  se  penche 
avec  curiosité  sur  la  balustrade  de  l'escalier,  frappe  des  mains 
en  riant  très-haut,  et  j'entends  retentir  des  conversations  où  je 
devinais  seulement  qu'il  éuiit  quesiion  du  mjrlh'a  annoncé. 

Au  premier  étage,  je  trouve  un  pei  sonnage  proprement  vêtu, 
ayant  un  turban  de  cachemire,  qui  me  fait  asseoir  et  me  pré- 


76  VOYAGE     EN     ORIENT. 

sente  un  grand  jeune  lioniine  comme  son  fils.  C'était  le  père. 
Dans  le  même  instant  entre  une  femme  d'une  trentaine  d'an- 
nées encore  jolie  ;  on  apporte  du  café  et  des  pipes,  et  j'apprends 
par  l'interprète  qu'ils  étaient  de  la  Haute  Egypte,  ce  qui  don- 
nait au  père  le  droit  d'avoir  un  turban  blanc.  Un  instant  après, 
la  jeune  fille  arrive  suivie  des  négresses  qui  se  tiennent  en  de- 
hors de  la  porte;  elle  leur  prend  des  mains  un  plateau,  et  nous 
sert  des  confitures  dans  un  pot  de  cristal  où  l'on  puise  avec  des 
cuillers  de  vermeil.  Elle  était  si  petite  et  si  mignonne,  que  je 
ne  pouvais  concevoir  qu'on  songeât  à  la  marier.  Ses  traits 
n'étaient  pas  encore  bien  formés;  mais  elle  ressemblait  tellement 
à  sa  mère,  qu'on  pouvait  se  rendx'e  compte,  d'après  la  figure 
de  cette  dernière,  du  caractère  futur  de  sa  beauté.  On  l'en- 
voyait aux  écoles  du  quartier  franc,  et  elle  savait  déjà  quelques 
mots  d'italien.  Toute  cette  famille  me  semblait  si  respectable, 
que  je  regrettais  de  m'y  être  présenté  sans  intentions  tout  à  fait 
sérieuses.  Ils  me  firent  mille  honnêtetés,  et  je  les  quittai  en  pro- 
mettant une  réponse  prompte.  Il  y  avait  de  quoi  mûrement 
réfléchir. 

Le  surlendemain  était  le  jour  de  la  Pâque  juive,  qui  corres- 
pond à  notre  dimanche  des  Rameaux.  Au  lieu  de  buis,  comme 
en  Europe,  tous  les  chiétiens  portaient  le  rameau  biblir|ue,  et 
les  rues  étaient  pleines  d'enfants  qui  se  partageaient  la  dépouille 
des  palmiers.  Je  traversais,  pour  me  rendre  au  quartier  franc, 
le  jardin  de  Rosette,  qui  est  la  plus  charmante  promenade  du 
Caire.  C'est  une  verte  oasis  au  milieu  des  maisons  poudreuses, 
sur  la  limite  du  quartier  cophte  et  du  Mousky.  Deux  maisons 
de  consuls  et  celle  du  docteur  Clot-Bey  ceignent  un  côté  de 
cette  retraite;  les  maisons  franques  qui  boident  l'impasse  Wag- 
horn  s'étendent  à  l'autre  extrémité  ;  l'intervalle  est  assez  consi- 
dérable pour  présenter  à  l'œil  un  horizon  touffu  de  dattiers, 
d'orangers  et  de  sycomores. 

11  n'est  pas  facile  de  trouver  le  chemin  de  cet  Éden  mysté- 
rieux, qui  n'a  point  de  porte  publique.  On  traverse  la  maison 
du  consul  de  Sardaigne  en  dormant  à  ses  gens  quelques  p;iras. 


LES     FEMMES     DU     CAinE.  77 

et  l'on  se  trouve  au  milieu  de  vergers  et  de  parterres  dépen- 
dant des  maisons  voisines.  Un  sentier  qui  les  divise  alîoutit  à 
une  sorte  de  petite  ferme  entourée  de  grillages  où  se  promè- 
nent plusieurs  girafes  que  le  docteur  Clot-Bey  fait  élever  par  des 
Nubiens.  Un  bois  d'orangers  fort  épais  s'étend  plus  loin  à  gau- 
che de  la  route;  à  droite  sont  plantés  des  mûriers  entre  lesquels 
on  cultive  du  mais.  Ensuite  le  chemin  tourne,  et  le  vaste  es- 
pace qu'on  aperçoit  de  ce  côté  se  termine  par  un  rideau  de 
palmiers  entremêlés  de  bananiers,  avec  leurs  longues  feuilles 
d'un  vert  éclatant.  Il  y  a  là  un  pavillon  soutenu  par  de  hauts 
piliers,  qui  recouvre  un  bassin  carré  autour  duquel  des  com- 
pagnies de  femmes  viennent  souvent  se  reposer  et  chercher  la 
fraîcheur.  Le  vendredi,  ce  sont  des  musulmanes,  toujours  voi- 
lées le  plus  possible;  le  samedi,  des  juives;  le  dimanche,  des 
chrétiennes.  Ces  deux  derniers  jours,  les  voiles  sont  un  peu 
moins  discrets;  beaucoup  de  femmes  font  étendre  des  tapis 
près  du  bassin  par  leurs  esclaves,  et  se  font  servir  des  fruits  et 
des  pâtisseries.  Le  passant  peut  s'asseoir  dans  le  pavillon  même 
sans  qu'une  retraite  farouche  l'avertisse  de  son  indiscrétion,  ce 
qui  arrive  quelquefois  le  vendredi,  jour  des  Turques. 

Je  passais  près  de  là,  lorsqu'un  garçon  de  bonne  mine  vient 
à  moi  d'un  air  joyeux;  je  reconnais  le  frère  de  ma  dernière 
prétendue.  J'étais  seul.  Il  me  fait  quelques  signes  que  je  ne 
comprends  pas,  et  finit  par  m'engager,  au  moyen  d'une  panto- 
mime plus  claire,  à  l'attendre  dans  le  pavillon.  Dix  minutes 
après,  la  porte  de  l'un  des  petits  jardins  bordant  les  maisons 
s'ouvre  et  donne  passage  à  deux  femmes  que  le  jeune  homme 
amène,  et  qui  viennent  prendre  place  près  du  bassin  en  levant 
leurs  voiles.  C'étaient  sa  mère  et  sa  sœur.  Leur  maison  donnait 
sur  la  promenade  du  coté  opposé  à  celui  où  j'y  étais  entré 
l'avant-veille.  Après  les  premiers  saluls  affectueux,  nous  voilà 
à  nous  regarder  et  à  prononcer  des  mois  au  hasard  en  souriant 
de  notre  mutuelle  ignorance.  La  petite  lille  ne  disait  rien,  sans 
doute  par  réserve;  mais,  me  souvenant  qu'elle  apprenait  l'ita- 
lien,  j'essaye  quelques   mots  de  cette  langue,  auxquels  elle 


7o  VOYAGi:     t;>      OliiK.NT, 

répond  avec  l'accent  guttural  des  Arabes,  ce  qui  rend  l'entre- 
tien fort  peu  clair. 

Je  tâchais  d'exprimer  ce  qu'il  y  avait  de  singulier  dans  la 
ressemblance  des  deux  femmes.  L'une  était  la  miniature  de 
l'autre.  Les  traits  vagues  encore  de  l'enfant  se  dessinaient  mieux 
chez  la  mère;  on  pouvait  jiiévoir  entre  ces  deux  âges  une  sai- 
son charmante  qu'il  serait  doux  de  voir  fleurir.  Il  y  avait  près 
de  nous  un  tronc  de  palmier  renversé  depuis  peu  de  jours  par 
le  vent,  et  dont  les  rameaux  trempaient  dans  l'extrémité  du 
bassin.  Je  le  montrai  du  doigt  en  disant  : 

—  Oggi  è  il  giorno  elclle  palme. 

Or,  les  iétes  cophtes,  se  réglant  sur  le  calendrier  pi'imitif  de 
l'Église,  ne  tombent  pas  en  même  temps  qne  les  nôtres.  Tou- 
tefois la  petite  fi-le  alla  cueillir  un  rameau  qu'elle  garda  à  la 
main,  et  dit  : 

—  lo  coil  sono  Rotimi,  (Moi,  comme  cela,  je  suis  Romaine!) 
Au  point  de  vue  dej  Egyptiens,  tous  les  Francs  sont  des 

Romains.  Je  pouvais  donc  piendre  cela  pour  un  compliment  et 
pour  une  allusion  au  futur  mariage...  0  Hymen,  Hyménée!  je 
t'ai  vu  ce  jour-là  de  bien  près  !  Tu  ne  dois  être  sans  doute, 
selon  nos  idées  européennes,  qu'un  frèi'e  puîné  de  l'Amour, 
Pourtant  ne  serait  il  pas  charmant  de  voir  grandir  et  se  déve- 
lopper près  de  soi  l'épouse  que  Ton  s'est  choisie,  de  remplacer 
quelque  temps  le  père  avant  d'être  l'amant!...  Mais  pour  le 
mari  quel  danger! 

En  sortant  du  jardin,  je  sentais  le  besoin  de  consulter  mes 
amis  du  Caire.  J'allai  voir  Soliman-Ag.i. 

—  Mariez-vous  donc  de  par  Dieu  i  me  dit-il,  comme  Panta- 
gruel à  Panurge. 

J'allai  de  là  chez  le  peintre  de  l'hôtel  Domergue,  qui  me  cria 
de  toute  sa  voix  de  sourd  : 

—  Si  c'est  devant  le  consul....  ne  vous  mariez  pas  ! 

Il  y  a,  quoi  qu'on  fasse,  un  certain  préjugé  religieux  qui 
domine  l'Européen  en  Orient,  du  moins  dans  les  circonstances 
graves.  Faire  un  mariage  à  la  coplite,  comme  on  dit  au  Caire,  ce 


LES    FEMMIiS     1)  L     (:\inE.  79 

n'est  rien  que  de  fort  simple;  mais  le  faire  avec  une  toute 
jeune  enfant,  qu'on  vous  livre  pour  ainsi  dire,  et  qui  contracte 
un  lien  illusoire  pour  vous-même,  c'est  une  grave  responsabilité 
morale  assurément. 

Comme  je  m'abandonnais  à  ces  sentiments  délicats,  je  vis 
arriver  Abdallah  revenu  de  Suez;  j'exposai  ma  situation. 

—  Je  m'étais  bien  douté,  s'écria-t-il,  qu'on  profiterait  de 
mon  absence  pour  vous  faire  faire  des  sottises.  Je  connais  la 
famille.  Vous  ètes-vous  inquiété  de  la  dot? 

—  Oh!  peu  m'importe;  je  sais  qu'ici  ce  doit  être  peu  de 
chose. 

—  On  parle  de  vingt  mille  piastres  (cinq  mille  francs). 

—  Eh  bien,  c'est  toujours  cela. 

—  Comment  donc  !  mais  c'est  vous  qui  devez  les  payer. 

—  Ah!  c'est  bien  différent...  Ainsi,  il  faut  que  j'apporte 
une  dot,  au  lieu  d'en  recevoir  une  ? 

—  Naturellement.  Ignorez-vous  que  c'est  l'usage  ici? 

—  Comme  on  me  parlait  d'un  mariage  à  l'européenne... 

—  Le  mariage,  oui  ;  mais  la  somme  se  paye  toujours.  C'est 
un  petit  dédommagement  pour  la  famille. 

Je  comprenais  dès  lors  l'empressement  des  parents  dans  ce 
pays  à  marier  les  petites  filles.  Rien  n'est  plus  juste  d'ailleurs, 
à  mon  avis,  que  de  reconnaître,  en  payant,  la  peine  que  de 
braves  gens  se  sont  donnée  de  mettre  au  monde  et  d'élever 
pour  vous  une  jeune  enfant  gracieuse  et  bien  faite.  Il  paraît 
que  la  dot,  ou  pour  mieux  dire  le  douaire,  dont  j'ai  indiqué 
plus  haut  le  minimum,  croît  en  raison  de  la  beauté  de  l'épouse 
et  de  la  position  des  parents.  Ajoutez  à  cela  les  frais  de  la  noce, 
et  vous  verrez  qu'un  mariage  à  la  coplite  devient  encore  une 
formalité  assez  coûteuse.  J'ai  regretté  que  le  dernier  qui  m'était 
proposé  fût  en  ce  moment-là  au-dessus  de  mes  moyens.  Du 
reste,  l'opinion  d'Abdallah  était  que,  pour  le  même  piix,  on 
pouvait  acquérir  tout  un  sérail  au  bazar  des  esclaves. 


II 

LES  ESCLAVES 


UN     LEVKR     DE     SOLEIL 


Que  noire  vie  est  quelque  chose  d'étrange  !  Chaque  matin, 
dans  ce  derai-somnieil  où  la  raison  triomphe  peu  à  peu  des 
folles  images  du  rêve,  je  sens  qu'il  est  naturel,  logique  et  con- 
forme à  mon  origine  parisienne  de  m'éveiller  aux  clartés  d'un 
ciel  gris,  au  bruit  des  roues  broyant  les  pavés,  dans  quelque 
chambre  d'un  aspect  triste,  garnie  de  meubles  anguleux,  où 
l'imagination  se  heurte  aux  vitres  comme  un  insecte  empri- 
sonné, et  c'est  avec  un  élonnement  toujours  vif  que  je  me  re- 
trouve à  mille  lieues  de  ma  patrie,  et  que  j'ouvre  mes  sens  peu 
à  peu  aux  vagues  impressions  d'un  monde  qui  est  la  parfaite 
antithèse  du  nôtre.  La  voix  du  Turc  qui  chante  au  minaret 
voisin,  la  clochette  et  le  trot  lourd  du  chameau  qui  passe,  et 
quelcjuefois  son  hurlement  bizarre,  les  bruissements  et  les 
sifflements  indistincts  qui  font  vivre  l'air,  le  bois  et  la  muraille, 
l'aube  hâtive  dessinant  au  plafond  les  mille  découpures  des 
fenêtres,  une  brise  matinale  chargée  de  senteurs  pénétrantes, 
qui  soulève  le  rideau  de  ma  porte  et  me  fait  apercevoir  au- 
dessus  des  murs  de  la  cour  les  têtes  flottantes  des  palmiers; 
tout  cela  me  surprend,  me  ravit...  ou  m'attriste,  selon  les 
jours;  car  je  ne  veux  pas  dire  qu'un  éternel  été  fasse 
une  vie  toujours  joyeuse.  Le  soleil  noir  de  la  mélancolie,  qui 
verse  des  rayons  obscurs  sur  le  front  de  l'ange  rêveur  d'Albert 
Durer,  se  lève   aussi  parfois  aux  |)Iaines  lumineuses  du  Nil, 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  81 

comme  sur  les  bords  du  Rliin,  dans  un  froid  paysage  d'Alle- 
magne. J'avouerai  mc'me  qu'à  défaut  de  brouillard,  la  pous- 
sière est  un  triste  voile  aux  clartés  d'un  jour  d'Orient. 

Je  monte  quelquefois  sur  la  terrasse  de  la  maison  que  j'habite 
dans  le  quartier  cophie,  pour  voir  les  premiers  rayons  qui  em- 
brasent au  loin  la  plaine  d'IIéliopoliset  les  versants  du  Mokat- 
tam  où  sV^tend  la  Ville  des  Morts,  entre  le  Caire  et  Matarée. 
C'est  d'ordinaire  un  beau  spectacle,  quand  l'aube  colore  peu 
à  peu  les  coupoles  et  les  arceaux  grêles  des  tombeaux  consa- 
crés aux  trois  dynasties  de  califes,  de  soudans  et  de  sultans  qui, 
depuis  l'an  1000,  ont  gouverné  FÉgyple.  L'un  des  obélisques 
de  l'ancien  temple  du  soleil  est  resté  seul  debout,  dans  cette 
plaine,  comme  une  sentinelle  oubliée;  il  se  dresse  au  milieu 
d'un  bouquet  touffu  de  palmiers  et  de  sycomores,  et  reçoit  tou- 
jours le  premier  regard  du  dieu  que  l'on  adorait  jadis  à  ses  pieds. 

L'aurore,  en  Egypte,  n'a  pas  ces  belles  teintes  vermeilles 
qu'on  admire  dans  les  Cyclades  ou  sur  les  côtes  de  Candie;  le 
soleil  éclate  tout  à  coup  au  bord  du  ciel,  précédé  seulement 
d'une  vague  lueur  blanche  ;  quelquefois  il  semble  avoir  peine 
à  soulever  les  longs  plis  d'un  linceid  grisâtre,  et  nous  apparaît 
pâle  et  privé  de  rayons,  comme  l'Osiris  souterrain;  s^n  em- 
preinte décolorée  attriste  encore  le  ciel  aride,  qui  ressemble 
alors,  à  s'y  méprendre,  au  ciel  couvert  de  notre  Europe,  mais 
qui,  loin  d'amener  la  pluie,  absorbe  toute  humidité.  Cette 
poudre  épaisse  qui  charge  l'horizon  ne  se  découpe  jamais  en 
frais  nuages  comme  nos  brouillards  :  à  peine  le  soleil,  au  j)lus 
haut  point  de  sa  force,  parvient-il  à  percer  l'atmosphère  cen- 
dreuse sous  la  forme  d'un  disque  rouge,  qu'on  croirait  sorti  des 
forges  libyques  du  dieu  Phtlia.  On  comprend  alors  cette  mélan- 
colie profonde  de  la  vieille  Egypte,  cette  préoccupation  fré- 
quente de  la  souffrance  et  des  tombeaux  que  les  monuments 
nous  transmet tent.  C'est  Typhon  qui  triomphe  pour  un  temps 
des  divinités  bienfaisantes;  il  iriite  les  yeux,  dessèche  les  pou- 
mons, et  jette  des  nuées  d'insectes  sur  les  champs  et  sur  les 
vergers 

5 


82  VOYAGE      EN      ORIENT. 

Je  les  ai  vus  passer  comme  des  messagers  de  mort  et  de 
famine,  l'atmosj^lière  en  était  chargée,  et,  l'egardant  au-dessus 
de  ma  tête,  faute  de  point  de  compaicison,  je  les  prenais 
d'abord  pour  des  nuées  d'oiseaux.  Abdallah,  qui  était  monté 
en  même  temps  que  moi  sur  la  terrasse,  fit  un  cercle  dans  l'air 
avec  le  long  tuyau  de  son  chibouque,  et  il  en  tomba  deux  ou 
trois  sur  le  plancher.  Il  secoua  la  tète  en  regardant  ces  énormes 
cigales  vertes  et  roses,  et  me  dit  : 

—  Vous  n'en  avez  jamais  mangé? 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  faire  un  geste  d'éloignement  pour 
une  telle  nourriture,  et  cependant,  si  on  leur  ote  les  ailes  et 
les  pattes,  elles  doivent  ressembler  beaucoup  aux  crevettes  de 
l'Océan. 

—  C'est  une  grande  ressource  dans  le  désert,  me  dit  Abdallah; 
on  les  fume,  on  les  sale,  et  elles  ont,  à  peu  de  choses  près,  le 
goût  du  hareng  saur;  avec  de  la  pâte  de  dourah,  cela  forme  un 
mets  excellent. 

—  Mais,  à  ce  jiropos,  dis-je,  ne  serait-il  pas  possible  de  me 
faire  ici  un  peu  de  cuisine  égyptienne  ?  Je  trouve  ennuyeux 
d'aller  deux  fois  par  jour  prendre  mes  repas  à  l'hôtel. 

—  Vous  avez  raison,  dit  Abdallah  ;  il  faudra  prendre  à  votre 
service  un  cuisinier. 

—  Eh  bien,  est-ce  que  le  barbarin  ne  sait  rien  faire? 

—  Oh  !  rien.  Il  est  ici  pour  ouvrir  la  porte  et  tenir  la  maison 
propre,  voilà  tout. 

—  Et  vous-même ,  ne  seriez  -  vous  pas  capal^le  de  mettre 
au  feu  un  morceau  de  viande,  de  préparer  quelque  chose 
enfin? 

—  C'est  de  moi  que  vous  parlez?  s'écria  Abdallah  d'un  ton 
profondément  blessé  Non,  monsieur,  je  ne  sais  rien  de  sem- 
blable. 

—  C'est  fâcheux,  rcpris-je  en  ayant  l'air  de  continuer  une 
plaisanterie;  nous  aurions  pu,  en  outre,  déjeuner  avec  des  sau- 
terelles ce  matin;  mais,  sérieusement,  je  voudrais  prendre  mes 
repas  ici.  Il  y  a  des  bouchers  dans  la  ville,  des  marchands  de 


I 


LliS     F!£MMES     DU     CAIRE.  83 

fruits  et  de  poisson...  Je  ne  vois  pas  ([ue  ma  prétention  soit  si 
oxlraoïilinaire. 

—  Rien  n'est  plus  simple,  en  effet  :  prenez  un  cuisinier. 
Seulement,  un  cuisinier  européen  vous  coûtera  un  talari  par 
jour.  Encore  les  beys,  les  pachas  et  les  hôteliers  eux-mêmes 
ont-ils  de  la  peine  à  s'en  procurer. 

—  J'en  veux  un  qui  soit  de  ce  pays-ci,  et  qui  me  prépare 
les  mets  que  tout  le  monde  mange. 

—  Fort  bien,  nous  pourrons  trouver  cela  chez  M.  Jean. 
C'est  un  de  vos  compatriotes  qui  tient  un  cabaret  dans  le  quar- 
tier cophte,  et  chez  lequel  se  réunissent  les  gens  sans  place. 


M.  Jean  est  un  débris  glorieux  de  notre  armée  d'Egypte.  Il 
a  été  l'un  des  trente-trois  Français  qui  prirent  du  service  dans 
les  mamelouks  après  la  retraite  de  l'expédition.  Pendant  quel- 
ques années,  il  a  eu  comme  les  autres  un  palais,  des  femmes, 
des  chevaux,  des  esclaves  :  à  l'époque  de  la  destruction  de 
cette  puissante  milice,  il  fut  épargné  comme  Fiançais;  mais, 
l'entré  dans  la  vie  civile,  ses  richesses  se  fondirent  en  peu  de 
temps.  Il  imagina  de  vendre  publiquement  du  vin,  chose  alors 
nouvelle  en  Egypte,  où  les  chrétiens  et  les  juifs  ne  s'enivraient 
que  d'eau-de-vie,  d'arack,  et  d'une  certaine  bière  nommée 
bouza.  Depuis  lors,  les  vins  de  Malte,  de  Syrie  et  de  l'Ar- 
chipel firent  concurrence  aux  spiritueux,  et  les  musulmans  du 
Caire  ne  parurent  pas  s'offenser  de  cette  innovation. 

M.  Jean  admira  la  résolution  que  j'avais  prise  d'échapper  à 
la  vie  des  hôtels, 

—  Mais,  me  dit-il,  vous  aurez  de  la  peine  à  vous  monter 
une  maison.  Il  faut,  au  Caire,  prendre  autant  de  serviteurs 
qu'on  a  de  besoins  différents.  Chacun  d'eux  met  son  amour- 
propre  à  ne  faire  qu'une  seule  chose;  et,  d'ailleurs,  ils  sont 
si  paresseux,  qu'en  peut  douter  que  ce  soit  un  calcul.  Tout 
détail  compliqué  les  fatigue  ou  leur  échappe,  et  ils  vous  aban- 


8Î-  VOYAGE     EN     ORIENT. 

donnent  même,  pour  la  plupart,  dès  qu'ils  ont  gagné  de  quoi 
passer  quelques  jours  sans  rien  faire. 

—  I\Iais  comment  font  les  gens  du  pnys? 

—  Oli  !  ils  les  laissent  s'en  donner  à  leur  aise,  et  prennent 
deux  ou  trois  personnes  pour  chaque  emploi.  Dans  tous  les  cas, 
un  efTendi  h  toujours  avec  lui  son  secrétaire  {khatibessir),  son 
trésorier  {kliazimlar),  son  ]3orte-pipe  [tcliiboidji),  le  selikdar 
pour  porter  ses  armes,  le  seradjbaclii  pour  tenir  son  cheval,  le 
hahwcdji-hachi  j)our  faire  son  café  partout  où  il  s'arrête,  sans 
compter  \t%  yamahs  poui'  aider  tout  ce  monde.  A  l'intérieur, 
il  en  faut  bien  d'autres;  car  le  portier  ne  consentirait  pas  à 
prendre  soin  des  appartements,  ni  le  cuisinier  à  faire  le  café; 
il  faut  avoir  jusqu'à  un  certain  porteur  d'eau  à  ses  gages.  Il 
est  vrai  qu'en  leur  distribuant  une  piastre  ou  une  piastre  et 
demie,  c'est-à-dire  de  vingt-cinq  à  trente  centimes  par  jour, 
on  est  regardé  par  chacun  de  ces  fainéants  comme  un  patron 
très-magnifique. 

—  Eh  bien,  dis-je,  tout  ceci  est  encoie  loin  des  soixante 
piastres  qu'il  faut  payer  journellement  dans  les  hôtels. 

—  Mais  c'est  un  tracas  auquel  nul  Européen  ne  ];cut 
résister. 

—  J'essayerai,  cela  m'instruira. 

—  Ils  vous  feront  une  nourriture  abouiinable. 

—  Je  ferai  connaissance  avec  les  mets  du  pays. 

— 11  faudra  tenir  un  livre  de  comptes  et  discuter  les  prix 
de  tout. 

—  Cela  m'apprendra  la  langue. 

—  Vous  pouvez  essayer,  du  reste  ;  je  vous  enverrai  les  |)lus 
honnêtes,  vous  choisirez. 

—  Est-ce  qu'ils  sont  très  voleurs? 

—  Cnrotteurs  tout  au  plus,  me  dit  le  vieux  soldat,  par  un 
ressouvenir  du  langage  militaire.  Voleurs!  des  Égyptiens?... 
Ils  n'ont  pas  assez  de  courage. 

Je  trouve  qu'en  général  ce  pauvre  peuple  d'Egypte  est  trop 
méprisé  par  les  Européens.  Le  Frarc  du  Caire,  qui  partage 


LtS     l'E.MiMLS     UL      tiAlKK. 


lUiji.iud  Inii  les  privilèges  de  la  race  turque,  en  prend  ainsi  les 
picjui^és.  Ces  gtn.s  sont  pauvres,  ignurants  sans  nul  doute,  et 
la  longue  habitude  de  l'esclavage  les  maintient  dans  une  sor;e 
dabjeclion.  Ils  sont  plus  rêveurs  qu'actifs,  et  plus  intelligenls 
qu'industrieux  ;  mais  je  les  crois  bons  et  d'un  caractère  ana- 
logue à  celui  des  Hindous,  ce  c|ui  peut-êlre  tient  aussi  à  leur 
nourriture  pres{[ue  exclusivement  végétale.  Nous  autres  car- 
nassiers, nous  respectons  foit  le  laitare  et  le  Bédouin,  nos 
pareils,  et  nous  connues  portés  à  abuser  de  notre  énergie  à 
l'égard  des  populations  moutonnières. 

Après  avoir  quitte  .M.  Jean,  je  traversai  la  place  de  l'Esbe- 
kieli,  pour  me  lendre  à  riiùtel  Doniergue.  C'est,  comme  on 
sait,  un  vaste  champ  situé  entre  l'enceinte  de  la  ville  et  la 
piemière  ligne  des  maisons  du  quartier  cophte  et  du  quartier 
franc.  Il  y  a  là  beaucoup  de  palais  tt  d'hôtels  splendides.  On 
distingue  surtout  la  maison  où  lut  assassine  RIcLer,  et  celle  où 
se  tenaient  les  séances  de  l'Institiit  d'Egypte.  Un  petit  bois  de 
sycomores  et  de  figuier:»  de  Pharaon  se  rattache  au  souvenir  de 
Bonaparte,  qui  les  fit  planter.  A  l'époque  de  l'inondation,  toute 
cette  place  est  couverte  d'eau  et  sillonnée  par  des  canges  et  des 
djermes  peintes  et  dorées  appartenant  aux  propriétaires  des 
maisons  voisines.  Cette  transformation  annuelle  d'une  place 
publique  en  lac  d'agrément  n'euqjèche  pas  qu'on  n'y  trace  des 
jardins  et  qu'on  n'y  creuse  des  canaux  dans  les  temps  ordi- 
naires. Je  vis  là  un  grand  nombie  de  fellahs  qui  travaillaient 
à  une  tranchée;  les  hommes  piochaient  la  terre,  et  les  femmes 
en  emportaient  de  lourdes  charges  dans  des  couffes  de  paille 
de  riz.  Parmi  ces  dernières,  il  y  avait  plusieurs  jeunes  filles, 
les  unes  en  chemisé  bleue,  et  celles  de  moins  de  huit  ans  en- 
tièrement nues,  comme  on  les  volt  du  reste  dans  les  villages 
aux  bords  du  INil.  Des  inspecteurs  armés  de  bâtons  surveillaient 
le  travail,  et  frappaient  de  temps  en  temps  les  moins  actifs. 
Le  tout  était  sous  la  direction  d'une  sorte  de  militaire  coiffé 
d'un  tarbouch  rouge,  chaussé  de  bottes  fortes  à  éperons,  liaî- 
nant  un  sabre  de  cavalerie,  et  tenant  à  la  main  un  fouet  en 


86  VOYAGE     EN     ORIENT. 

peau  d'hippopotame  roulée.  Cela  s'adressait  aux  nobles  épaules 
des  inspecteurs,  comme  le  bâton  de  ces  derniers  à  l'omoplate 
des  fellahs. 

Le  surveillant,  me  voyant  arrêté  à  regarder  les  pauvres 
jeunes  filles  qui  pliaient  sous  les  sacs  de  terre,  m'adressa  la 
parole  en  français.  C'était  encore  un  compatriote.  Je  n'eus  pas 
trop  l'idée  de  m'attendrir  sur  les  coups  de  bâton  distribués  aux 
hommes,  assez  mollement  du  reste;  l'Afrique  a  d'autres  idées 
que  nous  sur  ce  point. 

—  Mais  pourquoi,  dis-je,  faire  travailler  ces  femmes  et  ces 
enfants? 

—  Ils  ne  sont  pas  forcés  à  cela,  me  dit  l'inspecteur  français; 
ce  sont  leurs  pères  ou  leurs  maris  qui  aiment  mieux  les  faire 
travailler  sous  leurs  yeux  que  de  les  laisser  dans  la  ville.  On 
les  i)aye  depuis  vingt  paras  jusqu'à  une  piastre,  selon  leur 
force.  Une  piastre  (vingt-cinq  centimes)  est  généralement  le 
prix  de  la  journée  d'un  homme. 

—  Mais  pourquoi  y  en  a-t-il  quelques-uns  qui  sont  enchaî- 
nés? Sont-ce  des  forçats? 

—  Ce  sont  des  fainéants;  ils  aiment  mieux  passer  leur  temps 
à  dormir  ou  à  écouter  des  histoires  dans  les  cafés  que  de  se 
rendre  utiles. 

—  Comment  vivent-ils  dans  ce  cas-là  ? 

—  On  vit  de  si  peu  de  chose  ici!  Au  besoin,  ne  trouvent-ils 
pas  toujours  des  fruits  ou  des  légumes  à  voler  dans  les  champs  ? 
Le  gouvernement  a  bien  de  la  peine  à  faire  exécuter  les  tra- 
vaux les  plus  nécessaires;  mais,  quand  il  le  faut  absolument, 
on  fait  cerner  un  quartier  ou  bari'er  une  rue  par  des  troujjes, 
on  arrête  les  gens  cpii  passent,  on  les  attache  et  on  nous  les 
amène;  voilà  tout. 

—  Quoi!  tout  le  monde  sans  exception? 

—  Oh!  tout  le  monde;  cependant,  une  fois  arrêtés,  chacun 
s'explique.  Les  Turcs  et  les  Francs  se  font  reconnaître.  Parmi 
les  autres,  ceux  qui  ont  de  l'argent  se  rachètent  de  la  corvée; 
plusieurs  se  recommandent  de  leurs  maîtres  ou  patrons.  Le 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  87 

reste  est  emorigadé  et  travaille  pendant  quelques  semaines  ou 
quelques  mois,  selon  l'importance  des  choses  à  exécuter. 

Que  dire  de  tout  cela?  L'Egypte  en  est  encore  au  moyen  âge. 
Ces  corvées  se  faisaient  jadis  au  profit  des  beys  mamelouks. 
Le  pacha  est  aujourd'hui  le  seul  suzerain  ;  la  chute  des  mame- 
louks a  supprimé  le  servage  individuel,  voilà  tout. 

III    LES    KHOWALS 

Après  avoir  déjeuné  à  l'hôtel,  je  suis  allé  m'asseoir  dans  le 
plus  beau  café  du  Mousky.  J'y  ai  vu  pour  la  première  fois 
danser  des  aimées  en  public.  Je  voudrais  bien  mettre  un  peu 
la  chose  en  scène;  mais  véritablement  la  décoration  ne  com- 
porte ni  trèfles,  ni  colonnettes,  ni  lambris  de  porcelaine,  ni 
œufs  d'autruche  suspendus.  Ce  n'est  qu'à  Paris  que  l'on  ren- 
contre des  cafés  si  orientaux.  Il  faut  plutôt  imaginer  une 
humble  boutique  carrée,  blanchie  à  la  chaux,  où  pour  toute 
arabesque  se  répète  plusieurs  fois  l'image  peinte  d'une  pendule 
posée  au  milieu  d'une  prairie  entre  deux  cyprès  Le  reste 
de  l'ornementation  se  compose  de  miroirs  également  peints, 
et  qui  sont  censés  se  renvoyer  l'éclat  d'un  bâton  de  paliiiier 
chargé  de  flacons  d'huile  où  nagent  des  veilleuses,  ce  qui  est, 
le  soir,  d'un  assez  bon  effet. 

Des  divans  d'un  bois  très -dur,  qui  régnent  autour  de  la 
pièce,  sont  bordés  de  cages  en  palmier,  servant  de  tabourets 
pour  les  pieds  des  fumeurs,  auxquels  on  distribue  de  temps  en 
temps  les  élégantes  petites  tasses  (fines-Janex)  dont  j'ai  déjà 
parlé.  C'est  là  que  le  fellah  en  blouse  bleue,  le  Coplite  au  tur- 
ban noir,  ou  le  Bédouin  au  manteau  rayé,  prennent  place  le 
long  du  mur,  et  voient  sans  surprise  et  sans  ombrage  le  Franc 
s'asseoir  à  leurs  côtés.  Pour  ce  dernier,  le  kahwedji  sait  bien 
qu'il  faut  sucrer  la  tasse ,  et  la  compagnie  sourit  de  celte 
bizarre  préparation.  Le  fourneau  occupe  un  des  coins  d(;  la 
boutique  et  en  est  d'ordinaire  l'ornement  le  plus  précieux. 
L'encoignure  qui  le  surmonte,  garnie  de  faïence  peinte,  se  dé- 


88  VOYAGE     EN     ORIENT. 

coupe  en  festons  et  en  rocailles,  et  a  quelque  chose  de  l'aspect 
des  poêles  allemands.  Le  foyer  est  toujours  garni  d'une  mul- 
fitiide  de  petites  cafetières  de  cuivre  rouge,  car  il  faut  faire 
houillir  une  cafetière  pour  chacune  de  ces  fines-janes  grandes 
comme  des  coquetiers. 

Et  maintenant  voici  les  aimées  qui  nous  apparaissent  dans 
un  nuage  de  poussière  et  de  fumée  de  tabac.  Elles  me  frappè- 
rent au  premier  abord  par  l'éclat  des  calottes  d'or  qui  surmon- 
taient leur  chevelure  tressée.  Leurs  talons  qui  frappaient  le 
sol,  pendant  que  les  bi-as  levés  en  répétaient  la  rude  secousse, 
faisaient  résonner  des  clochettes  et  des  anneaux;  les  hanches 
frémissaient  d'un  mouvement  voluptueux  ;  la  taille  apparaissait 
nue  sous  la  mousseline  dans  l'intervalle  de  la  veste  et  de  la 
riche  ceinture  relâchée  et  tombant  irès-bas,  comme  le  ceston 
de  Vénus.  A  peine,  au  milieu  du  tournoiement  rapide,  pou- 
vait-on distinguer  les  traits  de  ces  séduisantes  personnes,  dont 
les  doigts  agitaient  de  petites  cymbales,  grandes  comme  des 
castagnettes,  et  qui  se  démenaient  vaillamment  aux  sons  pri- 
mitifs de  la  flûte  et  du  tambourin.  Il  y  en  avait  deux  fort  belles, 
à  la  mine  fière,  aux  yeux  arabes  avivés  par  \eco/iel,  aux  joues 
pleines  et  délicates  légèrement  fardées;  mais  la  troisième,  il 
faut  bion  !e  dire,  trahissait  un  sexe  moins  tendre  avec  une 
barbe  de  huit  jours  :  de  sorte  qu'à  bien  examiner  les  choses, 
et  quand,  la  danse  étant  finie,  il  me  fut  possible  de  distinguer 
mieux  les  traits  d<:s  deux  autres,  je  ne  tardai  pBS  à  me  convain- 
cre que  nous  n'avions  affaire  là  qu'à  des  aimées...  mâles. 

O  vie  orientale,  voilà  de  les  surprises!  et  moi,  j'allais  m'en- 
flammer  imprudemment  pour  ces  êtres  douteux,  je  me  dispo- 
sais à  leur  coller  sur  le  front  quelques  pièces  d'or,  selon  les 
traditions  les  plus  pures  du  Levant...  On  va  me  croire  prodigue; 
je  me  hâte  de  faire  remarquer  qu'il  y  a  des  pièces  d'or  nom- 
mées ghazis,  depuis  cinquante  centimes  jusqu'à  cinq  francs. 
C'est  naturellement  avec  les  plus  peiiles  que  l'on  fait  des  mas- 
ques d'or  aux  danseuses,  quand  après  un  pas  gracieux  elles 
viennent  incliner  leur  front  hun)ide  devant  chacun  des  specta- 


LES     FEMMES     1)U     CAIRE.  89 

teins;  niais,  pour  île  simples  danseurs  vêtus  en  femmes,  on  j)eut 
bien  se  priver  de  cette  cérémonie  en  leur  jetant  quelques  |)aras. 

Sérieusement,  la  morale  égy[)tienne  est  quehjue  chose  de 
bien  particulier.  Il  y  a  peu  d'années,  les  danseuses  parcouraient 
librement  la  ville,  animaient  les  fêtes  publiques  et  faisaient  les 
délices  des  casinos  et  des  cafés  Aujourd'hui,  elles  ne  peuvent 
plus  se  montrer  que  dans  les  maistms  et  aux  fêtes  particulières, 
et  les  gens  scrupuleux  trouvent  beaucoup  plus  convenables  ces 
danses  d'hommes  aux  traits  efféminés,  aux  longs  cheveux, 
dont  les  bras,  la  taille  et  le  col  nu  parodient  si  déplorablemcnt 
les  attraits  demi-voilés  des  danseuses. 

J'ai  parlé  de  ces  dernières  sous  le  nom  à' aimées  en  cédant, 
pour  être  plus  clair,  au  préjugé  européen.  Les  danseuses  s'ap- 
pellent ghaicasics ;  les  aimées  sont  des  chanteuses  ;  le  pluriel 
de  ce  mot  se  prononce  oualcms.  Quant  aux  danseurs  autorisés 
par  la  morale  musulmane,  ils  s'appellent  khovonls. 

En  sortant  du  café,  je  traversai  de  nouveau  l'étroite  rue  qui 
conduit  au  bazar  franc  pour  entrer  dans  l'impasse  Waghorn  et 
gagner  le  jardin  de  Rosette.  Des  marchands  d'habits  m'entou- 
rèrent, étalant  sous  mes  yeux  les  plus  riches  costumes  brodés, 
des  ceintures  de  drap  d'or,  des  armes  incrustées  d'argent,  des 
tarbouchs  garnis  d'un  flot  soyeux  à  la  mode  de  Constantinopje, 
choses  fort  séduisantes  qui  excitent  chez  l'homme  un  sentiment 
de  coquetterie  tout  féminin.  Si  j'avais  pu  me  regarder  dans  les 
miroirs  dû  café,  qui  n'existaient,  hélas!  qu'en  peinture,  j'au- 
rais pris  plaisir  à  essayer  quelques-uns  de  ces  costumes  ;  mais 
assurément  je  ne  veux  pas  tarder  à  prendre  l'habit  oriental. 
Avant  tout,  il  faut  songer  encore  à  constituer  mon  intérieur. 

IV  LE    RHAXOU:^ 

Je  rentrai  chez  moi  plein  de  ces  réflexions,  ayant  depuis 
longtemps  renvoyé  le  drogman  pour  qu'il  m'y  attendit,  car 
je  commence  à  ne  plus  me  perdre  dans  les  rues  ;  je  trouvai  la 
maison  pleine  de  monde.  Il  y  avait  d'abord  des  cuisiniers  en- 


90  V<»YAGE     EN     ORIENT. 

voyés  par  INI.  Jean,  qui  fumaient  tranquillement  •'•ous  le  vesti- 
bule, où  ils  s'étaient  fait  servir  du  cale;  puis  le  juif  Yoiisef, 
au  premier  étage,  se  livrant  aux  délices  du  narghilé,  et  d'au- 
tres gens  encore  menant  grand  bruit  sur  la  terrasse.  Je  réveillai 
le  drogman  qui  faisait  son  kief  (sa  sieste)  dans  la  chambre  du 
fond.  Il  s'écria  comme  un  homme  au  désespoir  ; 

—  Je  vous  l'avais  bien  dit,  ce  matin  ! 

—  Mais  quoi  ? 

—  Que  vous  aviez  tort  de  rester  sur  votre  terrasse, 

—  Vous  m'avez  dit  cju'il  était  bon  de  n'y  monter  que  la  nuit, 
pour  ne  pas  inquiéter  les  voisins. 

—  Et  vous  y  êtes  l'esté  jusqu'après  le  soleil  levé. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  il  y  a  là-haut  des  ouvriers  qui  travaillent  à  vos 
frais  et  que  le  cheik  du  quartier  a  envoyés  depuis  une  heure. 

Je  trouvai,  en  effet,  des  treillageurs  qui  travaillaient  à  bou- 
cher la  vue  de  tout  un  côté  de  la  terrasse. 

—  De  ce  côté,  me  dit  Abdallah,  est  le  jardin  d'une  hhanoun 
(dame  principale  d'une  maison)  qui  s'est  plainte  de  ce  que 
vous  avez  regardé  chez  elle. 

—  Mais  je  ne  l'ai  pas  vue...  malheureusement. 

—  Elle  vous  a  vu,  elle,  cela  suffit. 

—  Et  quel  âge  a-t-elle,  cette  dame? 

—  Oh  !  c'est  une  veuve;  elle  a  bien  cinquante  ans. 

Cela  me  parut  si  ridicule,  que  j'enlevai  et  jetai  au  dehors 
les  claies  dont  on  commerçait  à  entourer  la  terrasse  ;  les  ou- 
vriers, surpris,  se  retirèrent  sans  rien  dire,  car  personne  au 
Caire,  à  moins  d'êti'e  de  race  turque,  n'oserait  résister  à  un 
Franc.  Le  drogman  et  le  juif  secouèrent  la  tête  sans  trop  se 
prononcer.  Je  fis  monter  les  cuisiniers,  et  je  retins  celui  d'entre 
eux  qui  me  parut  le  plus  intelligent.  C'était  un  Arabe,  à  l'œil 
noir,  qui  s'appelait  Musiafa  ;  il  parut  très-satisfait  d'une  piastre 
et  demie  par  journée  que  je  lui  fis  promettre.  Un  des  autres 
^s'offrit  à  l'aider  pour  une  piastre  seulement;  je  ne  jugeai  pas  à 
propos  d'augmenter  à  ce  point  mon  train  de  maison. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  91 

Je  commençais  à  causer  avfc  le  juif,  qui  me  développait  ses 
idées  sur  la  culture  des  mûriers  et  l'élève  des  vers  à  soie, 
lorsqu'on  frappa  à  la  porte.  C'était  le  vieux  clieik  qui  ramenait 
ses  ouvriers.  Il  me  fit  dire  que  je  le  compromettais  dans  sa 
place,  que  je  reconnaissais  mal  sa  complaisance  de  m'avoir 
loué  sa  maison.  Il  ajouta  que  la  khanoun  était  furieuse  surtout 
de  ce  que  j'avais  jeté  dans  son  jardin  les  claies  posées  sur  ma 
terrasse,  et  qu'elle  pourrait  bien  se  plaindre  au  radi. 

J'entrevis  une  série  de  désagréments ,  et  je  tâchai  de 
m' excuser  sur  mon  ignorance  des  usages,  l'assurant  que  je 
n'avais  rien  vu  ni  pu  voir  chez  cette  dame,  ayant  la  vue  très- 
basse... 

—  Vous  comprenez,  me  dit-il  encore,  combien  l'on  craint 
ici  qu'un  œil  indiscret  ne  pénètre  dans  l'intérieur  des  jardins 
et  des  cours,  puisque  l'on  choisit  toujours  des  vieillards  aveu- 
gles pour  annoncer  la  prière  du  haut  des  minarets. 

—  Je  savais  cela,  lui  dis-je. 

—  Il  conviendrait,  ajouta-t-il,  que  votre  femme  fît  une  vi- 
site à  la  khanoun,  et  lui  portât  quelque  présent,  un  mouchoir, 
une  bagatelle. 

—  Mais  vous  savez,  repris-je  embarrassé,  que,  jusqu'ici... 

—  Machallah  !  s'écria-t-il  en  se  frappant  la  tète,  je  n'y  Son- 
geais plus  I  Ah  !  quelle  fatalité  d'avoir  des  frenguis  dans  ce 
quartier!  Je  vous  avais  donné  huit  jours  pour  suivre  la  loi. 
Fussicz-vous  musulman,  un  homme  qui  n'a  pas  de  femme  ne 
peut  habiter  qu'à  Vokel  (khan  ou  cai'avansérail);  vous  ne  pou- 
vez rester  ici. 

Je  le  calmai  de  mon  mieux;  je  lui  représentai  que  j'avais 
encore  deux  jours  sur  ceux  qu'il  m'avait  accordés;  au  fond, 
je  voulais  gagner  du  temps  et  m'assurer  s'il  n'y  avait  pas  dans 
tout  cela  quelque  supercherie  tendante  à  obtenir  une  somme  en 
sus  de  mon  loyer  payé  à  l'avance.  Aussi  pris-je,  après  le  dé- 
part du  cheik,  la  résolution  d'aller  trouver  le  consul  de  France. 


92  VOYAGE     EN     OniENT. 


V    VISITE    AU    CONSUL    DE    FRANCE 

Je  me  prive,  autant  que  je  puis,  en  voyage,  de  lettres  de 
recommandation.  Du  jour  où  l'on  est  connu  dans  une  ville,  il 
n'est  plus  possible  de  rien  voir.  Nos  gens  du  monde,  même  en 
Orient,  ne  consentiraient  pas  à  se  montrer  hors  de  certains  en- 
droits reconnus  convenables,  ni  à  causer  publiciuement  avec 
des  personnes  d'une  classe  inférieure,  ni  à  se  promener  en  né- 
gligé à  certaines  heures  du  jour.  Je  plains  beaucoup  ces  gentle- 
men toujours  coiffés,  bridés,  gantés,  qui  n'osent  se  mêler  au 
peuple  pour  voir  un  détail  curieux,  une  danse,  une  cérémonie, 
qui  craindraient  dètre  vus  dans  un  café,  dans  une  taverne,  de 
suivre  une  femme,  de  fraterniser  même  avec  un  Arabe  expan- 
sif  qui  vous  offre  cordialement  le  bouquin  de  sa  longue  pipe, 
ou  vous  fait  servir  du  café  sur  sa  porte,  pour  peu  qu'il  vous 
voie  anêté  par  la  curiosité  ou  par  la  fatigue.  Les  Anglais  sur- 
tout sont  parfaits,  et  je  n'en  vois  jamais  passer  sans  m'amuser 
de  tout  mon  cœur.  Imaginez  un  monsieur  monté  sur  un  Ane, 
avec  ses  longues  jambes  qui  traînent  presque  à  terre.  Son  cha- 
peau rond  est  garni  d'un  épais  revêtement  de  coton  blanc 
piqué.  C'est  une  invention  contre  l'ardeur  des  rayons  du  so- 
leil, qui  s'absorbent,  dit-on,  dans  cette  coiffure  moitié  matelas, 
moitié  feutre.  Le  gentleman  a  sur  les  yeux  deux  espèces  de 
coques  de  noix  en  treillis  d'acier  bleu,  pour  briser  la  réverbé- 
ration lumineuse  du  sol  et  des  murailles;  il  porte  par-dessus 
tout  cela  un  voile  de  femme  vert  contre  la  poussière.  Son  pa- 
letot de  caoutchouc  est  recouvert  encore  d'un  surtout  de  toile 
cirée  pour  le  garantir  de  la  peste  et  du  contact  fortuit  des  pas- 
sants. Ses  mains  gantées  tiennent  un  long  bâton  qui  écarte  de 
lui  tout  Arabe  suspect,  et  généralement  il  ne  sort  que  flanqué  à 
droite  et  à  gauche  de  son  groom  et  de  son  drogman. 

On  est  rarement  exposé  à  faire  connaissance  avec  de  pareilles 
caricatures,  l'Anglais  ne  j^arlatit  jamais  à  qui  ne  lui  est  pîs 
présenté;  mais  nous  avons  bien  des  compatriotes  qui  vivent 


LES     FEMMES     DU     CAIHE.  93 

jusciu'à  un  certain  point  à  la  manière  anglaise,  et,  du  momept 
que  l'on  a  rencontré  un  de  ces  aimables  voyageurs,  on  est 
perdu,  la  société  vous  envahit. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  (ini  par  me  décider  à  retrouvei'  au 
fond  de  ma  malle  une  lettre  de  recommandadon  pour  notre 
consul  général,  qui  habitait  momentanément  le  Caire.  Le  soir 
même,  je  dînai  chez  lui  sans  accompagnement  de  gentlemen 
anglais  ou  autres.  Il  y  avait  là  seulement  le  docteur  Clot-Bey, 
dont  la  maison  était  voisine,  et  M.  Lubbert,  l'ancien  directeur 
de  l'Opéra,  devenu  Iiixtoriographe  du  pacha  d'Égvpte. 

Ces  deux  messieurs,  ou,  si  vous  voulez,  ces  deux  effendis, 
c'est  le  titre  de  tout  personnage  distingué  dans  la  science,  dans 
les  lettres  ou  dans  les  fonctions  civiles,  portaient  avec  aisance 
le  costume  oriental.  La  plaque  étincelante  du  nirhan  décorait 
leur  poitrine,  et  il  eût  été  dilTicile  de  les  distinguer  des  mu- 
sulmans ordinaires.  Les  cheveux  rasés,  la  barbe  et  ce  hâle 
léger  de  la  peau  qu'on  acquiert  dans  les  pays  chauds,  transfor- 
ment bien  vite  l'Européen  en  un  Turc  très-passable. 

Je  parcourus  avec  empressement  les  journaux  français  étalés 
sur  le  divan  du  consul.  Faiblesse  humaine!  lire  les  journaux 
dans  le  pays  du  papyrus  et  des  hiéroglyphes  !  ne  pouvoir  ou- 
blier, comme  madame  de  Staël  aux  bords  du  Léman,  le  ruis- 
seau de  la  rue  du  Bac  ! 

L'Égv])te  ne  possédait  encore  que  deux  journaux  à  elle,  une 
sorte  de  Moniteur  arabe,  qui  s'imprime  \\  Boulaq,  et  If  Phare 
d'Alexandrie.  A  l'époque  de  sa  lutte  contre  la  Porte,  le  pacha 
fit  venir  à  grands  frais  un  rédacteur  français,  qui  lutta  j)endant 
quelques  mois  contre  les  journaux  de  Constantiuople  et  de 
Smyrne.  Le  journal  était  une  machine  de  guerre  comme  une 
autre;  sur  ce  point-là  aussi,  l'Egypte  a  désarmé;  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  recevoir  encore  souvent  les  bordées  des 
feuilles  p^ibliques  du  Bosphore. 

On  s'entretint  pendîint  le  dîner  d'une  affaire  cpii  était  jugée 
très-grave  et  faisait  grand  bruit  dans  la  socitté  franque.  Un 
pauvre  diable  de  Français,  un  domestique,  avait  résolu  de  se 


94  VOYAGE     EN     ORIENT, 

faire  musulman,  et  ce  qu  il  y  avait  de  plus  singulier,  c'est  que 
sa  femme  aussi  voulait  embrasser  l'islamisme.  On  s'occupait 
des  moyens  d'empêcher  ce  scandale  :  le  clergé  franc  avait  pris 
à  cœur  la  chose,  mais  le  clergé  musulman  mettait  de  lamour- 
])ropre  à  triompher  de  son  côté.  Les  uns  offraient  au  couple 
infidèle  de  l'argent,  une  bonne  place  et  différents  avantages;  • 
les  autres  disaient  au  mari  :  «  Tu  auras  beau  faire,  en  re  tant 
chrétien,  tu  seras  toujours  ce  que  tu  es  :  ta  vie  est  clouée-  là; 
on  n'a  jamais  vu  en  Europe  un  domestique  devenir  seigneur. 
Chez  nous,  le  dernier  des  "valets,  un  esclave,  un  marmiton, 
devient  émir,  pacha,  minisire;  il  épouse  la  fille  du  sultan  : 
l'âge  n'y  fait  rien;  l'espérance  du  premier  rang  ne  nous  quitte 
qu'à  la  mort.  »  Le  pauvre  diable,  qui  peut-èti  e  avait  de  l'am- 
bition, se  laissait  aller  à  ces  espérances.  Pour  sa  femme  aussi, 
la  perspective  n'était  pas  moins  brillante  ;  elle  devenait  tout 
de  suite  ime  cadine,  l'égale  des  grandes  dames,  avec  le  droit 
de  mépriser  toute  femme  chrétienne  ou  juive,  de  porter  le 
habbarah  noir  et  les  babouches  jaunes;  elle  pouvait  divorcer, 
chose  peut-être  plus  séduisante  encore,  épouser  un  grand  per- 
sonnage, hériter,  posséder  la  terre,  ce  qui  est  défendu  aux 
yavours^  sans  compter  les  chances  de  devenir  favorite  d  une 
princesse  ou  d'une  sultane  mère  gouvernant  l'empire  du  fond 
d'un  sérail. 

Voilà  la  double  perspective  qu'on  ouvrait  à  de  pauvres  gens, 
et  il  faut  avouer  que  cette  possibilité  des  personnages  de  bas 
étage  d'arriver,  grâce  au  hasard  ou  à  leur  intelligence  natu- 
relle, aux  plus  hautes  positions,  sans  que  leur  passé,  leur  édu- 
cation ou  leur  condition  première  y  puissent  faire  obstacle, 
réalise  assez  bien  ce  principe  d'égalité  qui ,  chez  nous,  n'est 
écrit  que  dans  les  codes.  En  Orient,  le  criminel  lui-même,  s'il  • 
a  payé  sa  dette  à  la  loi,  ne  trouve  aucune  carrière  fermée  :  le 
préjugé  moral  disparaît  devant  lui. 

—  Eh  bien,  il  faut  le  dire,  malgré  toutes  ces  séductions  de 
la  loi  turque,  les  apostasies  sont  très-rares.  L'importance  qu'on 
attachait  à  l'affaire  dont  je  parle  en  est  une  preuve.  Le  consul 


LES     FEMMES     DU     CAIllE.  95 

avait  l'idée  de  faire  enlever  l'homme  et  la  femme  pendant  la 
nuit,  et  de  les  faire  embarquer  sur  un  vaisseau  français  ;  mais 
le  moyen  de  les  transporter  du  Caire  à  Alexandrie?  Il  faut  cinq 
jours  pour  descendre  le  Nil.  En  les  mettant  dans  une  barque 
fermée,  on  risquait  que  leurs  cris  fussent  entendus  snr  la  route. 
En  pays  turc,  le  changement  de  religion  est  la  seule  circon- 
stance où  cesse  le  pouvoir  des  consuls  sur  les  nationaux. 

—  Mais  pour  quoi  faire  enlever  ces  pauvres  gens?  dis-je  au 
consul  ;  en  auriez-vous  le  droit  au  point  de  vue  de  la  loi  fran- 
çaise ? 

—  Parfaitement;  dans  un  port  de  mer,  je  n'y  verrais  aucune 
difficulté. 

—  Mais  si  l'on  suppose  chez  eux  une  conviction  religieuse? 

—  Allons  donc,  est-ce  qu'on  se  fait  Turc? 

—  Vous  avez  quelques  Européens  qui  ont  pris  le  turban, 

—  Sans  doute  ;  de  hauts  employés  du  pacha,  qui  autrement 
n'auraient  pas  pu  parvenir  aux  grades  qu'on  leur  a  conférés, 
ou  qui  n'auraient  pu  se  faire  obéir  des  musulmans. 

—  J'aime  à  croire  que,  chez  la  plupart,  il  y  a  un  changement 
sincère;  autrement,  je  ne  verrais  là  que  des  motifs  d'intérêt. 

—  Je  pense  comme  vous;  mais  voici  pourquoi,  dans  les  cas 
ordinaires,  nous  nous  opposons  de  tout  notre  pouvoir  à  ce 
qu'un  sujet  français  quitte  sa  religion.  Chez  nous,  la  religion 
est  isolée  de  la  loi  civile  ;  chez  les  musulmans,  ces  deux  prin- 
cipes sont  confondus.  Celui  qui  embrasse  le  mahométisme 
devient  sujet  turc  en  tout  point,  et  perd  sa  nationalité.  Nous 
ne  pouvons  plus  agir  sur  lui  en  aucune  manière;  il  appaitient 
au  bâton  et  au  sabre  ;  et,  s'il  retourne  au  christianisme,  la  loi 
turque  le  condanane  à  mort.  En  se  faisant  musulman,  on  ne 
perd  pas  seulement  sa  foi,  on  perd  son  nom,  sa  famille,  sa 
pati'ie;  on  n'est  plus  le  même  homme,  on  est  un  Turc;  c'es't 
foit  grave,  comme  vous  voyez. 

Cependant  le  consul  nous  faisait  goûter  un  assez  bel  assorti- 
ment de  vins  de  Grèce  et  de  Chypre  dont  je  n'appréciais  que 
difficilement  les  diverses  nuances,  à  cause  d'une  saveui'  pio- 


96  ■VOYAGE     EIS     OniE^T. 

noncée  de  goudron,  qui,  selon  lui,  en  prouvait  l'authenticité. 
Il  faut  quelque  temps  pour  se  faire  à  ce  raffinement  hellénique, 
nécessaire  sans  doute  à  la  conservation  du  véritable  malvoisie, 
du  vin  de  commanderie  ou  du  vin  de  Ténédos. 

Je  trouvai  dans  le  cours  de  Fentretien  un  moment  pour 
exposer  ma  situation  domestique }  je  racontai  l'histoire  de  mes 
mariages  manques,  de  mes  aventures  modestes. 

—  Je  n'ai  aucunement  l'idée ,  ajoutai-je ,  de  faire  ici  le  sé- 
ducteur. Je  viens  au  Caire  pour  travailler,  pour  étudier  la  ville, 
pour  en  interroger  les  souvenirs,  et  voilà  qu'il  est  impossible 
d'y  vivre  à  moins  de  soixante  piastres  par  jour  ;  ce  qui,  je 
lavoue,  dérange  mes  prévisions. 

—  Vous  comprenez,  me  dit  le  consul,  que,  dans  une  ville 
où  les  étrangers  ne  passent  qu'à  de  certains  mois  de  Tannée, 
sur  la  route  des  Indes,  où  se  croisent  les  lords  et  les  nababs, 
les  trois  ou  quatre  hôtels  qui  existent  s'entendent  facilement 
pour  élever  les  prix  et  éteindre  toute  concurrence. 

—  Sans  doute;  aussi  ai-je  loué  une  maison  pour  quelques 
mois. 

—  C'est  le  plus  sage. 

—  Eh  bien,  maintenant  on  veut  me  mettre  dehors,  sous  pré- 
texte que  je  n'ai  pas  de  femme. 

—  On  en  a  le  droit  :  M.  Clot-Bey  a  enregistré  ce  détail  dans 
son  livre  M.  William  Lane,  le  consul  anglais,  raconte  dans  le 
sien  qu'il  a  été  soumis  lui-même  à  cette  nécessité.  Bien  plus, 
lisez  l'ouvrage  de  Maillet,  le  consul  général  de  Louis  XIV,  vous 
verrez  qu'il  en  était  de  même  de  son  temps;  il  faut  vous  marier. 

—  J'y  ai  renoncé.  La  dernière  femme  qu'on  m'a  proposée 
m'a  gâté  les  autres,  et,  malheureusement,  je  n'avais  pas  assez 
en  mariage  pour  elle. 

—  C'est  différent. 

—  iMais  les  esclaves  sont  beaucoup  moins  coûteuses  :  mon 
drogman  m'a  conseillé  d'en  acheter  une,  et  de  l'établir  dans 
taon  domicile. 

•^  C'est  une  bonne  idée. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  97 

—  Serai-je  ainsi  dans  les  termes  de  la  loi  ? 

—  Parfaitement. 

La  conversation  se  prolongea  sur  ce  sujet.  Je  m'étonnais  un 
peu  de  cette  facilité  donnée  aux  chrétiens  d'acquérir  des  escla- 
ves en  pays  turc  :  on  mVxpIiqna  que  cela  ne  concernait  que 
les  femmes  plus  ou  moins  coloiées;  mais  on  peut  avoir  des 
Abyssiniennes  presque  blanches.  La  plupart  des  négociants 
établis  au  Caire  en  possèdent.  M.  Clot-Bey  en  élève  plusieurs 
pour  l'emploi  de  sages-femmes.  Une  preuve  encore  qu'on  me 
donna  que  ce  droit  n'était  pas  contesté,  c'est  qu'une  esclave 
noire,  s'étant  échappée  récemment  de  la  maison  de  M.  Lub- 
bert,  lui  avait  été  ramenée  par  la  police. 

J'étais  encore  tout  rempli  des  préjugés  de  l'Europe,  et  je 
n'apprenais  pas  ces  détails  sans  quelque  surprise.  Il  faut  vivre 
un  peu  en  Orient  pour  s'apercevoir  que  l'esclavage  n'est  là  en 
principe  qu'une  sorte  d'adoption.  La  conclusion  de  l'esclave  y 
est  certainement  meilleure  que  celle  du  fellah  et  du  rayali 
libres.  Je  comprenais  déjà  en  outre,  d'après  ce  que  j'avais 
appris  sur  les  mariages,  qu'il  n'y  avait  pas  grande  différence 
entre  l'Egyptienne  vendue  par  ses  parents  et  l'Abyssinienne 
exposée  au  bazar. 

Les  consuls  du  Levant  diffèrent  d'opinion  touchant  le  droit 
des  Européens  sur  les  e>claves.  Le  code  diplomatique  ne  con- 
tient rien  de  formel  là-dessus.  Notre  consul  m'affirma,  du  reste, 
qu'ih  tenait  beaucoup  à  ce  que  la  situation  actuelle  ne  changeât 
pas  à  cet  égard,  et  voici  pourquoi.  Les  Européens  ne  peuvent 
pas  être  propriétaires  fonciers  en  Egypte  ;  mais,  à  l'aide  de 
fictions  légales,  ils  exploitent  cependant  des  propriétés,  des 
fabiiques;  ou!re  la  difliculté  de  faire  travailler  les  gens  du 
pays,  c[ui,  dès  qu'ils  ont  gagné  la  moindre  somme,  s'en  vont 
vivre  au  soleil  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  épuisée,  ils  ont  souvent 
contre  eux  le  mauvais  vouloir  des  cheiks  ou  de  personnages 
puissants,  leurs  rivaux  en  industrie,  qui  peuvent  tout  d'un  coup 
leur  enlever  tous  leurs  travailleurs  sous  prétexte  d'utilité  pu- 
blique. Avec  des  esclaves,  du  moins,  ils  peuvent  obtenir  un 
I  6 


93  VOYAGE     EX     ORIENT. 

travail  régulier  et  suivi,  si  toutefois  ces  derniers  y  consentent, 
car  l'escljve  mécontent  d'un  maître  peut  toujours  le  contraindre 
à  le  faire  levendreaii  bazar.  Ce  détail  est  un  de  ceux  qui  expli- 
quent le  mieux  la  douceur  de  T esclavage  en  Orient. 

VI    LES     DERVICHES 

Quand  je  sortis  de  chez  le  consul,  la  nuit  était  déjà  avancée; 
ic  barbarin  m'attendait  à  la  porte,  envoyé  par  Abdallah,  qui 
«ivait  jugé  à  propos  de  se  coucher;  il  n'y  avait  rien  à  dire  : 
quand  on  a  beaucoup  de  valets,  ils  se  partagent  la  besogne,  c'est 
Daturel...  Au  reste,  Abdallah  ne  se  fût  pas  laissé  ranger  dans 
cette  dernière  catégorie  !  Un  drogman  est  à  ses  propres  yeux 
un  homme  instruit,  un  philologue,  qui  consent  à  mettre  sa 
science  au  service  du  voyageur  ;  il  veut  bien  encore  remplir  le 
rôle  de  cicérone,  il  ne  repousserait  pas  même  au  besoin  les  aima- 
bles attributions  du  seigneur  Pandarus  de  Troie;  mais  là  sarréte 
sa  spécialité;  vous  en  avez  pour  vos  vingt  piastres  par  jour! 

Au  moins  faudrait-il  qu'il  fût  toujours  là  pour  vous  expli- 
quer toute  chose  obscure.  Ainsi  j'aurp.is  voulu  savoir  le  motif 
d'un  certain  mouvement  dans  les  rues,  qui  m'étonnait  à  cette 
heure  de  la  nuit.  Les  cafés  étaient  ouverts  et  remplis  de 
monde;  les  mosquées,  illuminées,  retentissaient  de  chants  so- 
lennels, et  leurs  minarets  élancés  portaient  des  bagues  de 
lumière  ;  des  tentes  étaient  dressées  sur  la  place  de  l'Esbekieh, 
et  l'on  entendait  partout  les  sons  du  tambour  et  de  la  flûte  de 
roseau.  Après  avoir  quitté  la  j)lace  et  nous  être  engagés  dans 
les  rues,  nous  eûmes  peine  à  fendre  la  foule  qui  se  pressait  le 
long  des  boutiques,  ouvertes  comme  en  plein  jour,  éclairées 
chacune  par  des  centaines  de  bougies,  et  parées  de  festons 
et  de  guirlandes  en  papier  d'or  et  de  couleur.  Devant  une 
petite  mosquée  située  au  milieu  de  la  rue,  il  y  avait  un 
immense  candélabre  portant  une  multitude  de  petites  lampes 
de  verre  en  pyramide,  et,  à  l'entour,  des  grappes  suspendues 
de  lanternes.  Une  trentaine  de  clia-iteurs,  assis  en  ovale  autour 


LES     FriM.MES     i>V     CAIRE.  9<> 

du  caiiclclabre,  semblaient  former  le  chœur  d'un  chant  dont 
quatre  autres,  debout  au  milieu  d'eux,  entonnaient  successi- 
vement les  strophes  ;  il  y  avait  de  la  douceur  et  une  sorle 
d'expression  amoureuse  dans  cet  hymne  nocturne  qui  s'éle\ait 
au  ciel  avec  ce  sentiment  de  mélancolie  consacré  chez  les 
Orientaux  à  la  joie  comme  à  la  tristesse. 

Je  m'arrêtais  à  l'écouter,  malgré  les  instances  du  barbarin, 
qui  voulait  m'entraîner  hors  de  la  foule,  et,  d'ailleurs,  je  remar- 
quais que  la  majorité  des  auditeurs  se  composait  de  Cophtcs, 
reconnalssables  à  leur  turban  noir;  il  était  donc  clair  que  les 
Turcs  admettaient  volontiers  la  présence  des  chrétiens  à  cette 
solennité. 

Je  songeai  fort  heureusement  que  la  boutique  de  M.  Jean 
n'était  pas  loin  de  cette  rue,  et  je  parvins  à  faire  comprendre 
au  barbarin  que  je  voulais  y  être  conduit.  Nous  trouvâmes 
l'ancien  mamelouk  fort  éveillé  et  dans  le  plein  exercice  de  son 
commerce  de  liquides.  Une  tonnelle,  au  fond  de  l'arrière-cour, 
réunissait  des  Co[)htes  et  dés  Grecs,  qui  venaient  se  rafraîchir 
et  se  reposer  de  temps  en  temps  des  émotions  de  la  fête. 

M.  Jean  m'apprit  que  je  venais  d'assister  à  une  cérémonie 
de  chant,  ou  ziÂr,  en  l'honneur  d*an  saint  derviche  enterré 
dans  la  mosquée  voisine.  Cette  mosquée  étant  située  dans  le 
quartier  coplite,  c'étaient  des  personne"s  riches  de  cette  religion 
qui  faisaient  chaque  année  les  frais  de  la  solennité  ;  ainsi  s'ex- 
pliquait le  mélange  des  turbans  noirs  avec  ceux  des  autres 
couleurs.  D'ailleuis,  le  bas  peuple  chrétien  fête  volontiers  cer- 
tains derviches,  ou  santons  religieux  dont  les  pratiques  bizarres 
n'appartiennent  souvent  à  aucun  culte  déterminé,  et  remontent 
peut-être  aux  superstitions  de  l'antiquité. 

En  effet,  lorsque  je  revins  au  lieu  de  la  cérémonie,  oii 
M.  Jean  voulut  bien  m'accompagner,  je  trouvai  que  la  scène 
avait  pris  un  caractère  plus  extraordinaire  encore.  Les  trente 
derviches  se  tenaient  par  la  main  avec  une  sorte  de  mouve- 
ment de  tangage,  tandis  que  les  quatre  coi-yphées  ou  zikkers 
entraient  peu  à  peu  dans  une  frénésie  poétique  moitié  tendre. 


100  VOYAGE     EN     ORIENT. 

moitié  sauvage  ;  leur  chevelure  aux  longues  boucles,  conservée 
contre  l'usage  arabe,  flottait  au  balancement  de  leur  tète, 
coiffée  non  du  tarbouch,  mais  d'un  bonnet  de  forme  antique, 
pareil  au  pétase  romain;  leur  psalmodie  bourdonnante  prenait 
par  instants  un  accent  dramatique  ;  les  vers  se  répondaient 
évidemment,  et  la  pantomime  s'adressait  avec  tendresse  et 
plainte  à  je  ne  sais  quel  objet  d'amour  inconnu.  Peut-être 
était-ce  ainsi  que  les  anciens  prêtres  de  l'Egypte  célébraient  les 
mvstères  d'Osiris  retrouvé  ou  perdu  ;  telles  sans  doute  étaient 
les  plaintes  des  corybantes  ou  des  cabires,  et  ce  chœur  étrange 
de  derviches  hurlant  et  frappant  la  terre  en  cadence  obéissait 
peut-être  encore  à  cette  vieille  tradition  de  ravissements  et 
d'extases  qui  jadis  résonnait  sur  tout  ce  rivage  oriental,  depuis 
les  oasis  d'Amraon  jusqu'à  la  froide  Samothrace.  A  les  entendre 
seulement,  je  sentais  mes  yeux  pleins  de  larmes,  et  l'enthou- 
siasme gagnait  peu  à  peu  tous  les  assistants. 

M.  Jean,  vieux  sceptique  de  l'armée  républicaine,  ne  par- 
tageait pas  cette  émotion  ;  il  trouvait  cela  fort  ridicule,  et 
m'assura  que  les  musulmans  eux-mêmes  prenaient  ces  der- 
viches  en  pitié. 

—  C'est  le  bas  peuple  qui  les  encourage,  me  disait-il  ;  autre- 
ment, rien  n'est  moins  conforme  au  mahométisme  véritable, 
et  même,  dans  toute  supposition,  ce  qu'ils  chantent  n'a  pas  de 
sens. 

Je  le  priai  néanmoins  de  m'en  donner  l'explication. 

—  Ce  n'est  rien,  me  dit-il  ;  ce  sont  des  chansons  amoureuses 
qu'ils  débitent  on  ne  sait  à  quel  propos  ;  j'en  connais  plusieurs 
en  voici  une  qu'ils  ont  chantée  : 

a  Mon  cœur  est  ti'oublé  par  l'amour;  — ma  jiaupière  ne  se  ferme 
plus!  —  Mes  veux  reverront-ils  jamais  le  liien-aimé? 

»  Dans  l'épuisement  des  tristes  nuits,  l'absence  fait  mourir  l'espoir; 
—  mes  larmes  roulent  comme  des  perles,  —  et  mon  cœur  est  em- 
brasé ! 

î  O  colombe,  dis-moi  —  jjourquoi  tu  te  lamejiles  ainsi;  —  l'absence 
te  fait-elle  aussi  gémir  —  ou  tts  ailes  manquent-elles  d'espace? 


LES     FEMMES     DU     CAinE.  101 

»  Elle  répond  :  Nos  chagrins  sont  pareils; —  je  suis  coiisuince  par 
rameur;  —  hélas!  c'est  ce  mal  aussi,  —  l'absence  de  mon  hien-aimé, 
qui  me  fait  gémir.  ) 

Et  le  refrain  dont  les  trente  derviches  accompagnent  ces  cou- 
plets est  toujours  le  même  :  «  Il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu  !  » 

—  Il  me  semble,  dis-je,  que  celte  chanson  peut  bien  s'adres- 
ser en  effet  à  la  Divinité  ;  c'est  de  l'amour  divin  qu'il  est  ques- 
tion sans  doute. 

—  Kullement  ;  on  les  entend,  dans  d'autres  couplets,  com- 
parer leur  bien-aimée  à  la  gazelle  de  l'Yémen,  lui  dire  qu'elle  a 
la  peau  fraîche  et  qu'elle  a  passé  à  peine  le  temps  de  boire  le 
lait...  C'est,  ajouta-t-il,  ce  que  nous  appellerions  des  chansons 
grivoises. 

Je  n'étais  pas  convaincu  ;  je  trouvais  bien  plutôt  aux  autres 
vers  qu'il  me  cita  une  certaine  ressemblance  avec  le  Cantique 
des  cantiques. 

—  Du  reste,  ajouta  M.  Jean,  vous  les  verrez  encore  faii  e 
bien  d'autres  folies  après-demain,  pendant  la  fête  de  IMaho- 
met;  seulement,  je  vous  conseille  alors  de  prendre  un  costume 
arabe,  car  la  fête  coïncide  citte  année  avec  le  retour  des  pèle- 
rins de  la  Mecque,  et,  parmi  ces  derniers,  il  y  a  beaucoup  de 
moghrabins  (musulmans  de  l'Ouest)  qui  n'aiment  pas  les  habits 
francs,  surtout  depuis  la  conquête  d'Alger. 

Je  me  promis  de  suivre  ce  conseil,  et  je  repris  en  compagnie 
du  barbarin  le  chemin  de  mon  domicile.  La  fête  devait  encore 
se  continuer  toute  la  nuit. 


^S 


VII    —    CONTRARIÉTÉS    DOMESTIQUES 

Le  lendemain  au  matin,  j'appelai  Abdallah  pour  comman- 
der mon  déjeuner  au  cuisinier  Mustafa.  Ce  dernier  répondit 
qu'il  fallait  d'abord  acquérir  les  ustensiles  nécessaiies. 
Rien  n'était  plus  juste,  et  je  dois  dire  encore  que  l'assor- 
timent n'en  fut  pas  compliqué.  Quant  aux  nrovisions,  les  fem- 

6. 


102  VOYAGE     EK     OHIENT. 

mes  fellahs  stationnent  partout  dans  les  rues  avec  des  cages 
pleines  de  poules,  de  pigeons  et  de  canards  ;  on  vend  même  au 
Doisseau  les  poulets  éclos  dans  les  fours  à  œufs  si  célèbres  du 
pays  ,  des  Bédouins  apportent  le  matin  des  coqs  de  bruyè:  e 
et  des  cailles,  dont  ils  tiennent  les  pattes  serrées  entre  leuri 
doigts,  ce  qui  forme  une  couronne  autour  de  la  main.  Tout 
cela,  sans  compter  les  poissons  du  ]N"il,  les  légumes  et  les  fruits 
énormes  de  cette  vieille  terre  d'Egypte,  se  vend  à  des  prix 
fabuleusement  modérés. 

En  comptant,  par  exemple,  les  poules  à  vingt  centimes  et 
les  pigeons  à  moitié  moins,  je  pouvais  me  flatter  d'échapper 
longtemps  au  régime  des  hôtels;  malheureusement,  il  était  im- 
possible d'avoir  des  volailles  grasses  :  c'étaient  de  petits  sque- 
lettes emplumés.  Les  fellahs  trouvent  plus  d'avantage  à  les  i 
vendre  ainsi  qu'à  les  nourrir  longtemps  de  maïs.  Abdallah  me 
conseilla  d'en  acheter  un  certain  nombre  de  cages,  afin  de 
pouvoir  les  engraisser.  Cela  fait,  on  mit  en  liberté  les  poules  j 
dans  la  cour  et  les  pigeons  dans  une  chambre,  et  Mustafa,  ayant 
remarqué  un  petit  coq  moins  osseux  que  les  autres,  se  disposa, 
sur  ma  demande,  à  préparer  un  couscoussou. 

Je  n'oublierai  jamais  le  spectacle  qu'offrit  cet  Arabe  fai'ouche, 
tirant  de  sa  ceinture  son  yatagan  destiné  au  meurtre  d'un  rrh-:vl- 
neureux  coq.  Le  pauvre  oiseau  payait  de  bonne  mine,  et  il  y 
avait  peu  de  chose  sous  son  plumage,  éclatant  comme  celui 
d'un  faisan  doré.  En  sentant  le  couteau,  il  poussa  des  cris  en  - 
roués  qui  me  fendirent  l'âme.  Mustafa  lui  coupa  entièrement 
la  tête,  et  le  laissa  ensuite  se  traîner  encore  en  voletant  sur  la 
terrasse,  jusqu'à  ce  qu'il  s'arrêtât,  roidît  ses  pattes,  et  tombât 
dans  un  coin.  Ces  détails  sanglants  suffirent  pour  m'oter  l'ap- 
pétit. J'aime  beaucoup  la  cuisine  que  je  ne  vois  pas  faire...  el 
je  me  regardais  comme  infiniment  plus  coupable  de  la  mort  du 
petit  coq  que  s'il  avait  péri  dans  les  mains  d'un  hôtelier.  Vous 
trouverez  ce  raisonnement  lâche  ;  mais  que  voulez-vous  !  je  ne 
pouvais  réussir  à  m'arracher  aux  souvenirs  classiques  de 
l'Égyote,  et  dans  certains  moments  je  me  serais  fait  scrupule 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  103 

(le  plonger  moi-même  le  couteau  dans  le  corps  d'un  légume, 
de  crainte  d'offenser  un  ancien  dieu. 

Je  ne  voudrais  pas  plus  abuser  pourtant  de  la  pitié  qui  peut 
s'attacher  au  meurtre  d'un  coq  maigre  que  de  lintérét  qu'in- 
spire légitimement  l'homme  forcé  de  s'en  nourrir  :  il  y  a  beau- 
coup d'autres  provisions  dans  la  grande  ville  du  Caire,  et  les 
dattes  fraîches,  les  bananes  suffiraient  toujours  pour  un  déjeu- 
ner convenable;  mais  je  n'ai  pas  éié  longtemps  sans  recon- 
naître la  justesse  des  observations  de  M.  Jean.  Les  bouchei  s  de 
la  ville  ne  vendent  que  du  mouton,  et  ceux  des  faubourgs  y 
ajoutent,  comme  variété,  de  la  viande  de  chameau,  dont  les 
immenses  quartiers  apparaissent  suspendus  au  fond  des  bouti- 
ques. Pour  le  chameau,  l'on  ne  doute  jamais  de  son  identité  j 
mais,  quant  au  mouton,  la  plaisanterie  la  moins  faible  de  mon 
drogman  était  de  prétendre  que  c'était  très-souvent  du  chien. 
Je  déclare  que  je  ne  m'y  serais  pas  laissé  tromper.  Seulement, 
je  n'ai  jamais  pu  comprendre  le  système  de  pesage  et  de  prépa- 
ration qui  faisait  que  chaque  plat  me  revenait  environ  à  dix 
piastres;  il  faut  y  joindre,  il  est  vrai,  l'assaisonnement  obligé 
de  meloukia  ou  de  bamie^  légumes  savoureux  dont  l'un  rem- 
place à  peu  près  l'épinard,  et  dont  l'autre  n'a  point  d'analogie 
avec  nos  végétaux  d'Europe. 

Revenons  à  des  idées  générales.  Il  m'a  semblé  qu'en  Orient 
les  hôteliers,  les  drogmans,  les  valets  et  les  cuisiniers  s'enten- 
daient de  tout  point  contre  le  voyageur.  Je  comprends  déjà 
qu'à  moins  de  beaucoup  de  résolution  et  d'imagination  même, 
il  faut  une  fortune  énorme  pour  pouvoir  y  faire  quelque  séjour. 
]M.  de  Cliateaibriand  avoue  qu'il  s'y  est  ruiné;  M.  de  Lamar- 
tine y  a  fait  des  dépenses  folles;  parmi  les  autres  voyageurs,  la 
plupart  n'ont  pas  quitté  les  ports  de  mer,  ou  n'ont  fait  que 
traveiser  rapidement  le  pays.  Moi,  je  veux  tenter  un  projet 
que  je  crois  meilleur.  J'achèterai  une  esclave,  puisque  aussi 
bien  il  me  faut  une  femme,  et  j'arriverai  peu  à  peu  à  rem[)Iacer 
par  elle  !e  drogman,  le  barbarin  peut-être,  et  à  faire  mes 
comptes  clairement  avec  le  cuisinier.  En  calculant  les  frais 


104  VOYAGE     EN     OUIENT. 

d'un  long  séjour  au  Caire  et  de  celui  que  je  puis  faire  encore 
dans  d'autres  villes,  il  est  clair  que  j'atteins  un  but  d'économie. 
En  me  mariant,  j'eusse  fait  le  contraire.  Décidé  [-ar  ces  ré- 
flexions, je  dis  à  Abdallah  de  me  conduire  au  bazar  des 
esclaves. 

VIII    —  l'okel  des  jellad 

Nous  traversâmes  toute  la  ville  jusqu'au  quartier  des  grands 
bazars,  et,  là,  après  avoir  suivi  une  rue  obscure  qui  faisait 
angle  avec  la  principale,  nous  fîmes  notre  entrée  dans  une  cour 
irrégulière  sans  être  obligés  de  descendre  de  nos  ânes.  Il  y 
avait  au  milieu  un  puits  ombragé  d'un  sycomore.  A  droite,  le 
long  du  mur,  une  douzaine  de  noirs  étaient  rangés  debout, 
ayant  l'air  plutôt  inquiets  que  tristes,  vêtus  pour  la  plupart  du 
sayon  bleu  des  gens  du  peuple,  et  offiant  toutes  les  nuances 
possibles  de  couleur  et  de  forme.  Nous  nous  tournâmes  vers  la 
gauche,  où  régnait  une  série  de  petites  chambres  dont  le  par- 
quet s'avançait  sur  la  cour  comme  une  estrade,  à  environ  deux 
pieds  de  terre.  Plusieurs  marchands  basanés  nous  entouraient 
déjà  en  nous  disant  : 

—  Essouad ?  Abcscli?  (Des  noirs  ou  des  Abyssiniennes?) 

Nous  nous  avançâmes  vers  la  première  chambre. 

Là,  cinq  ou  six  négresses,  assises  en  rond  sur  des  nattes, 
fumaient  pour  la  plupart,  et  nous  accueillirent  en  riant  aux 
éclats.  Elles  n'étaient  guère  vêtues  que  de  haillons  bleus,  et 
l'on  ne  pouvait  reprocher  aux  vendeurs  de  parer  la  marchan- 
dise. Leurs  cheveux,  partagés  en  des  centaines  de  petites 
tresses  serrées,  étaient  généralement  maintenus  par  un  ruban 
rouge  qui  les  partageait  en  deux  touffes  volumineuses;  la  raie 
de  chair  était  teinte  de  cinabre;  elles  port  lient  des  anneaux 
d'étain  aux  bras  et  aux  jamljes,  des  colliers  de  verroterie,  et, 
chez  quelques-unes,  des  cercles  de  cuivre  passés  au  nez  ou  aux 
oreilles  complétaient  une  sorte  d'aju.stement  barbare  dont  cer- 
tains tatouages  et  coloiiages  de  la  ])eau  rehaussaient  encore  le 
caractère.  C'étaient  des  négresses  du  Sennaar,  l'espèce  la  plus 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  105 

éloignée,  certes,  du  type  de  la  beauté  convenue  parmi  nous. 
La  proéminence  de  la  mâchoire,  le  front  déprimé,  la  lèvre 
épaisse,  classent  ces  pauvres  créatures  dans  une  catégorie 
presque  bestiale,  et  cependant,  à  part  ce  masque  étrange  dont 
la  nature  les  a  dotées,  le  corps  est  d'une  perfection  rare,  des 
formes  virginales  et  pures  se  dessinent  sous  leurs  tuniques,  et 
leur  voix  sort  douce  et  vibrante  d'une  bouche  éclatante  de 
fraîcheur. 

Eh  bien,  je  ne  m'enflammerai  pas  pour  ces  jolis  monstres; 
mais  sans  doute  les  belles  dames  du  Caire  doivent  aimer  à  s'en- 
tourer de  chambrières  pareilles.  Il  peut  y  avoir  ainsi  des  oppo- 
sitions charmantes  de  couleur  et  de  forme  ;  ces  Nubiennes  ne 
sont  point  laides  dans  le  sens  absolu  du  mot,  mais  forment  un 
contraste  parfait  avec  la  beauté  telle  que  nous  la  comprenons. 
Une  femme  blanche  doit  ressortir  admirablement  au  milieu  de 
ces  filles  de  la  nuit,  que  leurs  formes  élancées  semblent  destiner 
à  tresser  les  cheveux,  tendre  les  étoffes,  porter  les  flacons  et 
les  vases,  comme  dans  les  fresques  antiques. 

Si  j'étais  en  état  de  mener  largement  la  vie  orientale,  je  ne 
me  priverais  pas  de  ces  pittoresques  créatures  ;  mais,  ne  vou- 
lant acquérir  qu'une  esclave,  jai  demandé  à  en  voir  d'autres 
chez  lesquelles  l'angle  facial  fût  plus  ouvert  et  la  teinte  noire 
moins  prononcée. 

—  Cela  dépend  du  prix  que  vous  voulez  mettre ,  me  dit 
Abdallah;  celles  que  vous  voyez  là  ne  coûtent  guère  que  deux 
bourses  (deux  cent  cinquante  francs);  on  les  garantit  pour 
huit  jours  :  vous  pouvez  les  rendre  au  bout  de  ce  temps,  si  elles 
ont  quelque  défaut  ou  quelque  infirmité. 

—  Mais,  observai-je,  je  mettrais  volontiers  quelque  cliose 
de  plus;  une  femme  un  peu  jolie  ne  coûte  pas  plus  à  nourrir 
qu'une  autre. 

Abdallah  ne  paraissait  pas  partager  mon  opinion. 

Nous  pasiàmcs  aux  autres  chambres  ;  c'étaient  encore  des 
filles  du  Sennaar.  Il  y  en  avait  de  plus  jeunes  et  de  plus  belles, 
mais  le  type  facial  dominait  avec  une  singulière  uniformité. 


106  VOTAGE     E.\     ORIENT. 

Les  marchands  offraient  de  les  faire  déshabiller,  ils  leur 
ouvraient  les  lèvres  pour  que  l'on  vît  les  dents,  ils  les  faisaient 
marcher,  et  faisaient  valoir  surtout  l'élasticité  de  leur  poitrine. 
Ces  pauvres  filles  se  laissaient  faire  avec  assez  d'insouciance; 
la  plupart  éclataient  de  rire  presque  continuellement,  ce  qui 
rendait  la  scène  moins  pénible.  On  comprenait,  d'ailleurs,  que 
toute  condition  était  pour  elles  préférable  au  séjour  de  Vohel^ 
et  [jeut  être  même  à  leur  existence  précédente  dans  leur 
pays. 

Ne  trouvant  là  que  des  négresses  pures,  je  demandai  au 
drogman  si  l'on  n'y  voyait  pas  d'Abyssiniennes. 

—  Oh!  me  dit-il,  on  ne  les  fait  pas  voir  publiquement;  il 
faut  monter  dans  la  maison,  et  que  le  marchand  soit  bien  con- 
vaincu que  vous  ne  venez  pas  ici  par  cuiiosité,  comme  la  plu- 
part des  voyageurs.  Du  reste,  elles  sont  beaucoup  plus  chères^ 
et  vous  pourriez  peut-être  trouver  quelque  femme  qui  vous 
conviendrait  parmi  les  esclaves  du  Dongola,  Il  y  a  d'autres 
okels  que  nous  pouvons  voir  encore.  Outre  celui  des  Jellab, 
où  nous  sommes,  il  y  a  encoie  l'okel  Ivoucliouk  et  le  than 
Ghafar. 

Un  marchand  s'approcha  de  nous  et  me  fit  dire  qu'il  venait 
d'arriver  des  Etliicpiennes  qu'on  avait  installées  hors  de  la 
ville,  afin  de  ne  pas  payer  les  droits  d'entrée.  Elles  étaient 
dans  la  campagne,  au  delà  de  la  porte  Bab-el-Madbah.  Je 
voulus  d'abord  voir  celles-là. 

Kous  nous  engageâmes  dans  un  quartier  assez  désert,  et^ 
après  beaucoup  de  détours,  nous  nous  trouvâmes  dans  la 
plaine,  c'est-à-dire  au  milieu  des  tombeaux,  car  ils  entourent 
tout  ce  coté  de  la  ville.  Les  monuments  des  califes  étaient 
restés  à  notre  gauche;  nous  passions  entre  des  collines  pou- 
dreuses, couvertes  de  moulins  et  formées  de  débris  d'anciens 
édifices.  On  ariêta  les  ânes  à  la  porte  d'uns  petite  enceinte  de 
murs,  restes  probablement  d'une  moscjuée  en  ruine.  Trois  ou 
quatre  Arabes,  vêtus  d'un  costume  étranger  au  Caire,  nous 
firent  entrer,  et  je  me  vis  au  milieu  d'une  sorte  de  tribu  dont 


LES     FEMMES     DU     CAIIIE.  107 

les  tontes  étaient  dressées  dans  ce  clos  feiuué  de  toutes  paris. 
Les  écla(s  de  rire  d'un  certain  nombre  de  négresses  m'accueil- 
lirent comme  à  l'okel  ;  ces  natures  naïves  manifestent  claire- 
ment toutes  leurs  impressions,  et  je  ne  sais  pourcjuoi  l'habit 
européen  leur  parait  si  ridicule.  Toutes  ces  filles  s'occupaient 
à  divers  travaux  de  ménage,  et  il  y  en  avait  une  trè^-grande 
et  très-belle  dans  le  milieu  qui  surveillait  avec  attention  le  con- 
tenu d'un  vaste  chaudron  placé  sur  le  feu.  Rien  ne  pouvant 
Farracher  à  cette  préoccupationj  je  me  fis  mcmtrer  les  autres, 
qui  se  hâtaient  de  quitter  leur  besogne  et  détaillaient  elles- 
mêmes  leurs  beautés.  Ce  n'était  pas  la  moindre  de  leurs  co- 
cjuetteries  qu'une  chevelure  toute  en  nattes  d'un  volume  extra- 
ordinaire, comme  j'en  ai  vu  déjà,  mais  entièrement  imprégnée 
de  beurre,  ruisselant  de  là  sur  leurs  épaules  et  leur  poitrine. 
Je  pensai  que  c'était  pour  rendi'e  moins  vive  l'action  du  soleil 
sur  leur  tète;  mais  Abdallah  m'assura  que  c'était  une  affaire  de 
mode,  afin  de  rendre  leurs  cheveux  lustrés  et  leur  figure  lui- 
sante. 

—  Seulement,  me  dit-il,  une  fois  qu'on  les  a  achetées,  on  se 
hâte  de  les  envoyer  au  bain  et  de  leur  faire  démêler  cette  che- 
velure en  cordelettes,  qui  n'est  de  mise  que  du  cote  des  mon- 
tagnes de  la  Lune. 

L'examen  ne  fut  pas  long;  ces  pauvres  créatures  avaient  des 
airs  sauvages  fort  curieux  sans  doute,  mais  peu  séduisants  au 
point  de  vue  de  la  cohabitation.  La  plupart  étaient  défigurées 
par  une  foule  de  tatouage-,  d'incisions  grotesques,  d'étoiles  et 
de  soleils  bleus  qui  ti-anchaient  sur  le  noir  un  peu  grisâtre  de 
leur  épidémie.  A  voir  ces  formes  malheureuses,  qu'il  faut  bien 
s'avouer  humaines,  on  se  reproche  philanthropiquement  d'a- 
voir pu  quelquefois  manquer  d'égards  pour  le  singe,  ce  parent 
méconnu  que  notre  orgueil  de  race  s'obstine  à  lepousser.  Les 
gestes  et  les  attitudes  ajoutaient  encore  à  ce  rapprochement, 
et  je  remarquai  même  que  leur  pied,  allongé  et  développé 
.sans  doute  par  l'habitude  de  monter  aux  arbres,  se  rattachait 
sensiblement  à  la  famille  des  quadrunanes. 


108  VOYAGE     E>     ORIENT. 

Elles  me  criaient  de  tous  côtés  :  Bakchiil  hakchis  !  et  je 
tirais  de  ma  poche  quelques  piastres  avec  hésitation,  craignant 
que  les  maîtres  n'en  profitassent  exclusivement;  mais  ces  der- 
niers, pour  me  rassurer,  s'offrirent  à  leur  distribuer  des  dattes, 
des  pastèques,  du  tabac,  et  même  de  l'eau-de-vie;  alors,  ce 
furent  partout  des  transports  de  joie,  et  plusieurs  se  mirent  à 
danser  au  son  du  tarabouk  et  de  la  zommarah,  ce  tambour  et 
ce  fifre  mélancoliques  des  peuplades  africaines. 

La  grande  et  belle  fille  chargée  de  la  cuisine  se  détournait  à 
peine,  et  remuait  toujours  dans  la  chaudière  une  épaisse 
bouillie  de  dourah.  Je  m'approchai;  elle  me  regarda  d  un  air 
dédaigneux,  et  son  attention  ne  fut  attirée  que  par  mes  gants 
noirs.  Alors,  elle  croisa  les  bras  et  poussa  des  cris  d'admira- 
tion. Comment  pouvais-je  avoir  des  mains  noires  et  la  figure 
blanche?  voilà  ce  qui  dépassait  sa  compréhension.  J'augmentai 
cette  surprise  en  étant  un  de  mes  gants,  et,  alors,  elle  se  mit  à 
crier  : 

—  Bismillah  !  enté  ejfrit?  enté  Seythan?  (Dieu  me  préserve! 
es-tu  un  esprit  ?  es-tu  le  diable?) 

Les  autres  ne  témoignaient  pas  moins  d'étonnement,  et  l'on 
ne  peut  imaginer  combien  tous  les  détails  de  ma  toilette  frap- 
paient ces  âraes  ingénues.  Il  est  clair  que,  dans  leur  pays,  j'au- 
rais pu  gagner  ma  vie  à  me  faire  voir.  Quant  à  la  principale  de 
ces  beautés  nubiennes,  elle  ne  larda  pas  à  reprendre  son  occu- 
pation première  avec  cette  inconstance  des  singes  que  tout 
distrait,  mais  dont  rien  ne  fixe  les  idées  plus  d'un  instant. 

J'eus  la  fantaisie  de  demander  ce  qu'elle  coûtait;  mais  le 
diogman  m'ajipril  que  c'était  justement  la  favorite  du  marchand 
d'esclaves,  et  qu'il  ne  voulait  pas  la  vendre,  espérant  qu'elle  le 
rendrait  père  . .  ou  bien  qu'alors  ce  serait  plus  cher. 

Je  n'insistai  point  sur  ce  détail. 

—  Décidément,  dis-je  au  drogman,  je  trouve  toutes  ces 
teintes  trop  foncées  ;  passons  à  d'autres  nuances.  L'Abyssi- 
rienne  est  donc  bien  rare  sur  le  marché? 

—  Elle  manque  un  peu  pour  le  moment,  me  dit  Abdallah; 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  109 

mais  voici  la  grande  caravane  de  la  Mecque  qui  arrive.  Elle 
s'est  arrêtée  à  Birket-el-Hadji,  pour  faire  son  entrée  demain 
au  point  du  jour,  et  nous  aurons  alors  de  quoi  choisir;  car 
beaucoup  de  pèlerins,  manquant  d'argent  pour  finir  leur 
voyage,  se  défont  de  quelqu'une  de  leurs  femmes,  et  il  y  a 
toujours  aussi  des  marchands  qui  en  ramènent  de  l'Hed- 
jaz. 

Nous  sortîmes  de  cet  okel  sans  qu'on  s'étonnât  le  moins  du 
monde  de  ne  m'avoir  vu  rien  acheter.  Un  habitant  du  Caire 
avait  conclu  cependant  une  affaire  pendant  ma  visite  et  repre- 
nait le  chemin  de  Bab-el-Madbah  avec  deux  jeunes  négresses 
fort  bien  découplées.  Elles  marchaient  devant  lui,  rêvant  l'in- 
connu, se  demandant  sans  doute  si  elles  allaient  devenir  favo- 
rites ou  servantes,  et  le  beurre,  plus  que  les  larmes,  ruisselait 
sur  leur  sein  découvert  aux  rayons  d'un  soleil  ardent. 

IX    LE    THÉÂTRE    DU    CAIRE 

Nous  rentrâmes  en  suivant  la  rue  Hazanieh,  qui  nous  con- 
duisit à  celle  qui  sépare  le  quartier  franc  du  quartier  juif,  et 
qui  longe  le  Calish,  traversé  de  loin  en  loin  de  ponts  vénitiens 
d'une  seule  arche.  Il  existe  là  un  fort  beau  café  dont  l'ar- 
rière-salle  donne  sur  le  canal,  et  où  l'on  prend  des  sorbets  et 
des  limonades.  Ce  ne  sont  pas,  au  reste,  les  rafraîchissements 
qui  manquent  au  Caire,  où  des  boutiques  coquettes  étalent  ça 
et  là  des  coupes  de  limonades  et  de  boissons  mélangées  de  fruits 
sucrés  aux  prix  les  plus  accessibles  à  tous.  En  détournant  la 
rue  turque  pour  traverser  le  passage  qui  conduit  au  IMousky, 
je  vis  sur  le  mur  des  affiches  lit'iographiées  qui  annonçaient 
un  spectacle  pour  le  soir  même  au  théâtre  du  Caire.  Je  ne  fus 
pas  fâché  de  retrouver  ce  souvenir  de  la  civilisation  :  je  con- 
gédiai Abdallah  et  j'allai  dîner  chez  Domergue,  où  l'on  map- 
prit  que  c'étaient  des  amateurs  de  la  ville  qui  donnaient  la  re- 
présentation au  profit  des  aveugles  pauvres,  fort  nombreux  au 
Caire,  malheureusement.  Quant  à  la  saison  musicale  italienne, 
I.  7 


110  VOYAGE     EN     ORIENT. 

elle  ne  devait  pas  taider  à  s'ouvrir  ;  mais  on  n'allait  assister 
j)Our  le  moment  qu'à  une  simple  soirée  de  vaud-eville. 

Vers  eept  heures,  la  rue  étroite  dans  laquelle  s'ouvre  l'im- 
passe W;ighorn  était  encombrée  de  monde,  et  les  Arabes  s'é- 
nierveillaienl  de  voir  entrer  toute  celte  foule  dans  une  seule 
maison.  C'était  grande  fête  pour  les  mendiants  et  pour  les 
ânicrs,  qui  s'époumonnaient  à  crier  bakchis!  de  tous  côtés. 
L'entrée,  fort  obscure,  donne  dans  un  passage  couvert  qui 
s'ouvre  au  fond  sur  le  jardin  de  Rosette,  et  l'intérieur  rappelle 
nos  plus  petites  salles  populaires.  Le  parterre  était  rempli 
d'Italiens  et  de  Grecs  en  tarbouch  rouge  qui  faisaient  grand 
bruit;  quelques  officiers  du  pacha  se  montraient  à  l'orchestre, 
et  les  loges  étaient  assez  garnies  de  femmes,  la  plupart  en 
costume  levantin. 

On  distinguait  les  Grecques  au  tatihox  de  drap  rouge  fes- 
tonné d'or  qu'elles  portent  inchné  sur  l'oreille  ;  les  Armé- 
niennes, aux  châles  et  aux  gazillons  qu'elles  entremêlent  pour 
se  faire  d'énormes  coiffures  Les  juives  mariées,  ne  pouvant, 
selon  les  prescriptions  rabbiniques,  laisser  voir  leur  chevelure, 
ont,  à  la  place,  des  plumes  de  coq  roulées  qui  garnissent  les 
tempes  et  figurent  des  touffes  de  cheveux.  C'est  la  coiffure  seule 
qui  distingue  les  races  ;  le  costume  est  à  peu  près  le  même 
pour  toutes  dans  les  autres  parties.  Elles  ont  la  veste  turque 
cchancrée  sur  la  poitrine,  la  robe  fendue  et  collant  sur  les 
reins,  la  ceinture,  le  caleçon  {chejtian),  qui  donne  à  toute 
femme  débarrassée  du  voile  la  démarche  d'un  jeune  garçon  ; 
les  bras  sont  toujours  couverts,  mais  laissent  pendre,  à  partir 
du  coude,  les  manches  variées  des  gilets,  dont  les  poètes  arabes 
comparent  les  boutons  serrés  à  des  fleurs  de  camomille.  Ajoutez 
à  cela  des  aigrettes,  des  fleurs  et  des  papillons  de  diamants  re- 
levant le  costume  des  plus  riches,  et  vous  comprendrez  que 
r humble  tcatro  ciel  Cairo  doit  encore  un  certain  éclat  à  ces  toi- 
lettes levantines.  Pour  moi,  j'étais  ravi,  après  tant  de  figures 
noires  que  j'avais  vues  dans  la  journée,  de  reposer  mes  yeux 
sur  des  beautés  simplenrent  jaunâtres.   Avec  moins  de  bien- 


LES    FEMMES    DU    CAIRE.  111 

veillance,  j'eusse  reproché  à  leurs  paupières  d'abuser  des  res- 
sources de  la  teinture ,  à  leurs  joues  d'en  être  encore  au  fard 
et  aux  mouches  du  siècle  passé,  à  leurs  mains  d'emprunter  sans 
trop  d'avantage  la  teinte  orange  du  henné;  mais  il  fallait,  dans 
tous  les  cas,  admirer  les  contrastes  charmants  de  tant  de  beau- 
tés diverses,  la  variété  des  étoffes,  l'éclat  des  diamants,  dont 
les  femmes  de  ce  pays  sont  si  iières,  qu'elles  portent  \olontiers 
sur  elles  la  fortune  de  leurs  maris  ;  enfin  je  me  refaisais  un  peu 
dans  cette  soirée  d'un  long  jeûne  de  frais  visages  qui  commen- 
çait à  me  peser.  Du  reste,  pas  une  femme  n'était  voilée  ;  et  jias 
une  femme  réellement  musulmane  n'assistait,  par  conséquent,  à 
la  représentation.  On  leva  le  rideau  ;  je  reconnus  les  premières 
scènes  de  la  Mansarde  des  artistes. 

O  gloire  du  vaudeville,  où  t'arrêteras-tu?  Des  jeunes  gens 
marseillais  jouaient  les  principaux  rôles,  et  la  jeune  première 
était  représentée  par  madame  Bonhomme,  la  maîtresse  du  cabi- 
net de  lecture  français.  J'arrêtai  mes  regards  avec  surprise 
et  ravissement  sur  une  tète  parfaitement  blanche  et  blonde;  il  y 
avait  deux  jours  que  je  rêvais  les  nuages  de  ma  patrie  et  les 
beautés  pâles  du  Nord  ;  je  devais  cette  préoccupation  au  pre- 
mier souffle  du  khamsin  et  à  l'abus  des  visages  de  négresse, 
lesquels  décidément  prêtent  fort  peu  à  l'idéal. 

A.  la  sortie  du  théâtre,  toutes  ces  femmes  si  richement  parées 
avaient  revêtu  l'uniforme  habbarah  de  taffetas  noir,  couvert 
leurs  ti-aits  du  borghot  blanc,  et  remontaient  sur  des  ânes, 
comme  de  bonnes  musulmanes,  aux  lueurs  des  flambeaux  tenus 
par  les  sais. 

X    LA    BOUTIQUE    DU    BARBIER 

Le  lendemain,  songeant  aux  fêtes  qui  se  préparaient  pour 
l'arrivée  des  pèlerins,  je  me  décidai,  pour  les  voir  à  mon  aise, 
à  prendre  le  costume  du  pays. 

Je  possédais  déjà  la  pièce  la  plus  importante  du  vêtement 
arabe,  le  machlah,  manteau  patriarcal,  qui  peut  indifférera- 


112  VOYAGEKN     ORIENT. 

ment  se  porter  sur  les  épaules,  ou  se  draper  sur  la  tête,  sans 
cesser  d'envelopper  tout  le  corps.  Dans  ce  dernier  cas  seule- 
ment, on  a  les  jambes  découvertes,  et  Ton  est  coiffé  comme  un 
sphinx,  ce  qui  ne  manque  pas  de  caractère.  Je  me  bornai  pour 
le  moment  à  gagner  le  quartier  franc,  où  je  voulais  opérer  ma 
transformation  complète,  d'après  les  conseils  du  peintre  de 
l'hôtel  Domergue. 

L'impasse  qui  aboutit  à  l'hôtel  se  prolonge  en  croisant  la  rue 
principale  du  quartier  franc,  et  décrit  plusieurs  zigzags  jusqu'à 
ce  qu'elle  aille  se  perdre  sous  les  voûtes  de  longs  passages 
qui  correspondent  au  quartier  juif.  C'est  dans  cette  rue  capri- 
cieuse, tantôt  étroite  et  garnie  de  boutiques  d'Arméniens  et  de 
Grecs,  tantôt  plus  large,  bordée  de  longs  murs  et  de  hautes 
maisons,  que  réside  l'aristocratie  commerciale  de  la  nation 
franque  ;  là  sont  les  banquiers,  les  courtiers,  les  entrepositaires 
des  produits  de  l'Egypte  et  des  Indes.  A  gauche,  dans  la  partie 
la  plus  large,  un  vaste  bâtiment,  dont  rien  au  dehors  n'annonce 
la  destination,  contient  à  la  fois  la  principale  église  catholique 
et  le  couvent  des  Dominicains.  Le  couvent  se  compose  d'une 
foule  de  petites  cellules  donnant  dans  une  longue  galerie  ; 
l'église  est  une  vaste  salle  au  premier  étage,  décorée  de  colonnes 
de  marbre  et  d'un  goût  italien  assez  élégant.  Les  femmes  sont  à 
part  dans  des  tribunes  grillées,  et  ne  quittent  pas  leurs  man- 
tilles noires,  taillées  selon  les  modes  turque  ou  maltaise.  Ce  ne 
fut  pas  à  l'église  que  nous  nous  arrêtâmes,  du  reste,  puisqu'il 
s'agissait  de  perdre  tout  au  moins  l'apparence  chrétienne,  aiin 
de  pouvoir  assister  à  des  fêtes  mahométanes.  Le  peintre  me 
conduisit  plus  loin  encore,  à  un  point  où  la  rue  se  resserre 
et  s'obscurcit,  dans  une  boutique  de  barbier,  qui  est  une  mer- 
veille d'ornementation.  On  peut  admirer  en  elle  l'un  des  der- 
niers monuments  du  style  arabe  ancien,  qui  cède  partout  la 
place,  en  décoration  comme  en  architecture,  au  goût  turc  de 
Conslantinople,  triste  et  froid  pastiche  à  demi  tartare,  à  demi 
européen. 

C'est  dans  cette  charmante  boutique,  dont  les  fenêtres,  gra- 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  113 

neiisement  ckcoupées,  donnent  sur  le  Calisli  ou  canal  du  Caire, 
que  je  perdis  ma  chevelure  européenne.  Le  barbier  y  promena 
le  rasoir  avec  beaucoup  de  dextérité,  et,  sur  ma  demande 
expresse,  me  laissa  une  seule  mèche  au  sommet  de  la  tête 
comme  celle  que  portent  les  Chinois  et  les  musulmans.  On 
est  partagé  sur  les  motifs  de  cette  coutume  :  les  uns  prétendent 
que  c'est  pour  offrir  de  la  prise  aux  mains  de  l'ange  de  la 
mort  ;  les  autres  y  croient  voir  une  cause  matérielle.  Le  Turc 
prévoit  toujours  le  cas  où  Ton  pourrait  lui  trancher  la  tète,  et, 
comme  alois  il  est  d'usage  de  la  montrer  au  peuple,  il  ne  veut 
pas  qu'elle  soit  soulevée  par  le  nez  ou  par  la  bouche,  ce  qui 
serait  très-ignominieux.  Les  barbiers  turcs  font  aux  chrétiens 
la  malice  de  tout  laser  ;  quant  à  moi,  je  suis  suffisamment  scep- 
tique pour  ne  repousser  aucune  superstition. 

La  chose  faite,  le  barbier  me  fit  tenir  sous  le  menton  une 
cuvette  d'étain,  et  je  sentis  bientôt  une  colonne  d'eau  ruisseler 
sur  mon  cou  et  sur  mes  oreilles.  Il  était  monté  sur  le  banc  près 
de  moi,  et  vidait  un  grand  coquemar  d'eau  froide  dans  une 
poche  de  cuir  suspendue  au-dessus  de  mon  front.  Quand  la 
surprise  fut  passée,  il  fallut  encore  soutenir  un  lessivage  à  fond 
d'eau  savonneuse  ;  après  c[uoi,  l'on  me  tailla  la  barbe  selon  la 
dernière  mode  de  Stamboul. 

Ensuite  on  s'occupa  de  me  coiffer,  ce  qui  n'était  pas  diffi- 
cile ;  la  rue  était  pleine  de  marchands  de  tarbouchs  et  de 
femmes  fellahs  dont  l'industrie  est  de  confectionner  les  petits 
bonnets  blancs  dits  ta/>iès,  cjue  l'on  pose  immédiatement  sur  la 
peau  ;'on  en  voit  de  très-délicatement  piqués  en  fil  ou  en  soie; 
quelques-uns  même  sont  bordés  d'une  dentelure  faite  pour 
dépasser  le  bord  du  bonnet  rouge.  Quant  à  ces  derniers,  ils 
sont  généralement  de  fabrication  française;  c'est,  je  crois,  notre 
ville  de  Tours  qui  a  le  privilège  de  coiffer  tout  l'Orient. 

Avec  les  deux  bonnets  superposés,  le  cou  découvert  et  la 
barbe  taillée,  j'eus  peine  à  me  reconnaître  dans  l'élégant  miroir 
incrusté  d'ècaille  que  me  présentait  le  barbier.  Je  complétai  la 
transformation  en  achetant  aux  revendeurs  une  vaste  culotte 


114  V  O  Y  A  G  E     t  N     O  i;  I  E  rs  T. 

de  colon  bleu  et  un  yilet  rou^^e  garni  dune  broderie  d'argent 
assez  propre  :  sur  quoi,  le  peintre  voulut  Jjicn  me  dire  que  je 
pouvais  passer  ainsi  pour  un  montagnard  syrien  venu  de  Saïde 
ou  de  Taraboulous.  Les  assistants  m'accordèrent  le  titre  de 
tchélëby,  qui  est  le  nom  des  élégants  dans  le  pays. 

XI    LA     CAIIAVANE    DE    LA    MECQUE 

Je  sortis  enfln  de  chez  le  barbier,  transfiguré,  ravi,  fier  de 
ne  plus  souiller  une  ville  pittoresque  de  l'asjject  d'un  paletot- 
sac  et  d'un  chapeau  rond.  Ce  dernier  ajustement  paraît  si  ridi- 
cule aux  Orientaux,  que,  dans  les  écoles,  on  conserve  toujours 
un  chapeau  de  France  pour  en  coifTcr  les  enfants  ignorants  ou 
indociles  :  c'est  le  bonnet  d';Hie  de  l'écolier  turc. 

Il  s'agissait  pour  le  moment  d'aller  voir  l'entrée  des  pèlerins, 
qui  s'opérait  depuis  le  commencement  du  jour,  mais  qui  devait 
durer  jusqu'au  soir.  Ce  n'est  pas  peu  de  chose  que  trente  mille 
personnes  environ  venant  tout  à  coup  enfler  la  jiopulation  du 
Caire  ;  aussi  les  rues  des  quartiers  musulmans  étaient-elles  en- 
combrées. Nous  parvînmes  à  gagner  Bab-el-Fotouh,  c'est-à-dii  e 
la  porte  de  la  Victoire.  Toute  la  longue  rue  qui  y  mène  était 
garnie  de  spectateurs  que  les  troupes  faisaient  ranger.  Le  son 
des  trompettes,  des. cymbales  et  des  tambours  réglait  la  marche 
du  cortège,  où  les  diverses  nations  et  sectes  se  distinguaient 
par  des  trophées  et  des  drapeaux.  Pour  moi,  j'étais  en  proie  à 
la  préoccupation  d'un  vieil  opéi'abien  célèbre  au  temps  de  l'Em- 
pire ;  je  fredonnais  la  Marclie  des  chameaux^  et  je  m'attendais 
toujours  à  voir  paraître  le  brillant  Saint-Phar.  Les  longues  files 
de  dromadaires  attachés  les  unes  derrière  les  autres,  et  montés 
par  des  Bédouins  aux  longs  fusils,  se  suivaient  cependant  avec 
cjuelque  monotonie,  et  ce  ne  fut  que  dans  la  campagne  que  nous 
pûmes  saisir  l'ensemble  d'un  spectacle  unique  au  monde. 

C'était  comme  une  nation  en  marche  qui  venait  se  fondre 
dans  un  peuple  immense,  garnissant  à  droite  les  mamelons  voi- 
sins du  Mokalam,  à  gauche  les  milliers  d'édifices  ordinairement 


I.  ES     IKAIMJS     1)!,      CVir,  !£.  115 

déserts  de  la  Ville  des  Morts  ;  le  laite  crénelé  des  mnrs  et  des 
tours  de  Saladin,  rayés  de  bandes  jaunes  et  rouges,  fouiniillait 
aussi  de  spectateurs  ;  il  n'y  avait  plus  là  de  quoi  penser  à 
rOpéra  ni  à  la  fameuse  caravane  que  Bonaparte  vint  recevoir 
et  fêter  à  cette  même  porte  de  la  Victoire.  Il  me  .'■emblait  que 
les  siècles  remontaient  encore  en  arrière,  et  que  j'assistais  à 
une  scène  du  temps  des  croisades.  Des  escadrons  de  la  garde 
du  vice-roi  espacés  dans  la  foule,  avec  leurs  cuirasses  étince- 
lantes  et  leurs  casques  chevaleresques,  complétaient  cette  illu- 
sion. Plus  loin  encore,  dans  la  plaine  où  serpente  le  Calish,  on 
voyait  des  milliers  de  tentes  bariolées,  où  les  pèlerins  s'arrê- 
taient pour  se  rafraîchir  ;  les  danseurs  et  les  clianteurs  ne  man- 
quaient pas  non  ])lus  à  la  fête,  et  tous  les  musiciens  du  Caiie 
rivalisaient  de  bruit  av^ec  les  sonneurs  de  trompe  et  les  timba- 
liers du  cortège,  orchestre  monstrueux  juché  sur  des  cha- 
meaux. 

On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  barbu,  de  plus  hérissé  et  de 
plus  farouche  que  l'immense  cohue  des  Moghrabins,  composée 
des  gens  de  Tunis,  de  Tripoli,  de  Maroc  et  aussi  de  nos  compa- 
triotes d'Alger.  L'entrée  des  Cosaques  à  Paris  en  1814  n'en 
donnerait  qu'une  faille  idée.  C'étiut  aussi  parmi  eux  que  se 
distinguaient  les  plus  nombreuses  confréries  de  santons  et  de 
derviches,  qui  hurlaient  toujours  avec  enthousiasme  leurs  can- 
tiques d'amour  entremêlés  du  nom  d'Allah.  Les  drapeaux  de 
mille  couleurs,  les  hampes  chargées  d'attributs  et  d'armures, 
et  çà  et  là  les  émirs  et  les  cheLks  en  habits  somptueux,  aux 
chevaux  caparaçonnés,  ruisselants  d'or  et  de  pierreries,  ajou- 
taient à  cette  marche  un  peu  désordonnée  tout  l'éclat  que  l'on 
peut  imaginer.  C'était  aussi  une  chose  fort  pittoresque  que  les 
nombreux  palanquins  des  femmes,  appareils  singuliers,  figu- 
rant un  lit  surmonté  d'une  tente  et  posé  en  travers  sur  le  dos 
d'un  chameau.  Des  ménages  entiers  semblaient  groupés  à  Taise 
avec  enfants  et  mobilier  dans  ces  pavillons,  garnis  de  tentures 
brillantes  pour  la  plupart. 

Vers  les  deux  tiers  de  la  journée,  le  bruit  des  canons  de  la 


116  VOYAGE     EN     ORIENT. 

citadelle,  les  acclamations  et  les  trompettes  annoncèrent  que  le 
Mahmil^  espèce  d'arche  sainte  qui  renferme  la  robe  de  drap 
d'or  de  Mahomet,  était  arrivé  en  vue  de  la  ville.  La  plus  belle 
partie  de  la  caravane,  les  cavaliers  les  plus  magnifiques,  les 
santons  les  plus  enthousiastes,  l'aristocratie  du  turban,  si- 
gnalée par  la  couleur  verte,  entourait  ce  palladium  de  l'islam. 
Sept  ou  huit  dromadaires  venaient  à  la  file,  ayant  la  tète  si  ri- 
chement ornée  et  empanachée,  couverts  de  harnais  et  de  tapis 
si  éclatants,  que,  sous  ces  ajustements  qui  déguisaient  leurs 
formes,  ils  avaient  l'air  des  salamandres  ou  des  dragons  qui 
servent  de  monture  aux  fées.  Les  premiers  portaient  de  jeunes 
timbaliers  aux  bras  nus,  qui  levaient  et  laissaient  tomber  leurs 
baguettes  d'or  du  milieu  d'une  gerbe  de  drapeaux  flqltants 
disposés  autour  de  la  selle.  Ensuite  venait  un  vieillard  symbo- 
lique à  longue  barbe  blanche,  couronné  de  feuillages,  assis  sur 
une  espèce  de  char  doré,  toujours  à  dos  de  chameau,  puis  le 
Mahmil,  se  composant  d'un  riche  pavillon  en  forme  de  tente 
carrée,  couvert  d'inscriptions  brodées,  surmonté  au  sommet  et 
à  ses  quatre  angles  d'énormes  boules  d'argent. 

De  temps  en  temps,  le  Mahmil  s'arrêtait,  et  loute  la  foule  se 
prosternait  dans  la  poussière,  en  courbant  le  front  sur  les 
mains.  Une  escorte  de  cavasses  avait  grand'peine  à  repousser 
les  nègres,  qui,  plus  fanatiques  que  les  autres  musulmans, 
aspiraient  à  se  faire  écraser  par  les  chameaux;  de  larges  vo- 
lées de  coups  de  bâton  leur  conféraient  du  moins  une  certaine 
portion  de  martyre.  Quant  aux  santons,  espèces  de  saints  plus 
enthousiastes  encore  que  les  derviches  et  d'une  orthodoxie 
moins  reconnue,  on  en  voyait  plusieurs  qui  se  perçaient  les 
joues  avec  de  longues  pointes  et  marchaient  ainsi  couverts  de 
sang;  d'autres  dévoraient  des  serpents  vivants,  et  d'autres  en- 
core se  remphssaient  la  bouche  de  charbons  allumés.  Les 
femmes  ne  prenaient  que  peu  de  part  à  ces  piatiques,  et  l'on 
distinguait  seulement,  dans  la  foule  des  pèlerins,  des  troupes 
d'aimées  attachées  à  la  caravane  qui  chantaient  à  l'unisson  leurs 
longues  complaintes  guttiiiales,  et  ne  craignaient  pas  de  mon- 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  117 

trer  sans  voile  leur  visage  tatoué  cîe  bleu  et  de  rouge  el  leur 
nez  percé  de  lourds  anneaux. 

Nous  nous  mêlânies,  le  peintre  et  moi,  à  la  foule  variée  qui  sui- 
vait le  Mahmil,  criant  :  «  Allah  !  »  comme  les  autres  aux  diverses 
stations  des  chameaux  sacrés,  lesquels,  balançant  majestueu- 
sement leur  tète  parée,  semblaient  ainsi  bénir  la  foule  avec 
leur  long  col  recourbé  et  leurs  hennissements  étranges.  A 
rentrée  de  la  ville,  les  salves  de  canon  recommencèrent,  et  l'on 
prit  le  chemin  de  la  citadelle  à  travers  les  rues,  pendant  que  la 
caravane  continuait  d'emplir  le  Caire  de  ses  trente  mille  fidèles, 
qui  avaient  le  droit  désormais  de  prendre  le  titre  d.'/iodjis. 

On  ne  tarda  pas  à  gagner  les  grands  bazars  et  cette  im- 
mense lue  Salahieh,  où  les  mosquées  d'El-Hazar,  d'El-Moyed  et 
du  Moristan  étalent  leurs  merveilles  d'architecture  etlancent  au 
ciel  des  gerbes  de  minaret.-  entremêlés  île  coupoles.  A  mesure 
que  l'on  passait  devant  chaque  mosquée,  le  cortège  s'amoin- 
drissait d'une  partie  des  pèlerins,  et  des  montagnes  de  ba- 
bouches se  formaient  aux  portes,  chacun  n'entrant  que  les 
pieds  nus.  Cependant  le  IMahmil  ne  s'arrêtait  pas;  il  s'engagea 
dans  les  rues  étroites  qui  montent  à  la  citadelle,  et  y  entra  par 
la  porte  du  Xord,  au  milieu  des  troupes  rassemblées  et  aux 
acclamations  du  peuple  réuni  sur  la  place  de  Roumelieh.  ]\e 
pouvant  pénétrer  dans  l'enceinte  du  palais  de  Méhémet-Ali, 
palais  neuf,  bâti  à  la  turque  et  d'un  assez  médiocre  effet,  je 
me  rendis  sur  la  terrasse,  d'où  l'on  domine  tout  le  Caire.  On  ne 
peut  rendre  que  faiblement  l'effet  de  cette  perspective,  l'une 
des  plus  belles  du  monde;  ce  qui  surtout  saisit  l'œil  sur  le  pre- 
mier plan,  c'est  l'immense  développement  de  la  mosquée  du 
sultan  Hassan,  rayée  et  bariolée  de  rouge,  et  qui  conserve  en- 
core les  traces  de  la  mitraille  française  depuis  la  fameuse  ré- 
volte du  Caire.  La  ville  occupe  devant  vous  tout  l'horizon,  qui 
se  termine  aux  verts  ombrages  de  Choubrah  ;  à  droite,  c'est 
toujours  la  longue  cité  des  tombeaux  musulmans,  la  campagne 
d'Héliopolis  et  la  vaste  plaine  du  désert  arabique,  interrompue 
par  la  chaîne  du  ^lokatam  ;  à  gauche,   le  cours  du  ?yil   aux 

7, 


118  VOYAGE     E:S     oui  EXT. 

eaux  rougeâtres,  avec  sa  maigre  bordure  de  dattiers  et  de  sy- 
comores; Boulaq  au  bord  du  fleuve,  servant  de  port  au  Caire, 
qui  en  est  éloigné  d'une  demi-lieue  ;  l'île  de  Roddali,  verte 
et  fleurie,  cultivée  en  jardin  anglais  et  terminée  par  le  bâti- 
ment du  Kilomètre,  en  face  des  riantes  maisons  de  campagne 
deGizèh;  au  delà,  enfin,  les  ])yramides,  posées  sur  les  der- 
niers versants  de  la  chaîne  libyque,  et,  vers  le  sud  encore,  à 
Saccarah,  d'autres  pyramides  entremêlées  d'hypogées;  plus 
loin,  la  forêt  de  palmiers  qui  couvre  les  ruines  de  Memphis,  et, 
sur  la  rive  opposée  du  fleuve,  en  revenant  vers  la  ville,  le 
vieux  Caire,  bâti  par  Amrou  à  la  place  de  l'ancienne  Baby- 
lone  d'Egypte,  à  moitié  caché  par  les  arches  d'un  immense 
aqueduc,  au  pied  duquel  s'ouvre  le  Calish,  qui  côtoie  la  plaine 
des  to:i, beaux  de  Karafeh. 

Y(!ilà  l'immense  panorama  qu'animait  l'aspect  d'un  peuple 
en  fête  fouruiillant  sur  les  places  et  parmi  les  campagnes  voi- 
sines. Mais  déjà  la  nuit  était  proche,  et  le  soleil  avait  plongé 
son  front  dans  les  sables  de  ce  long  ravin  du  désert  d'Ammon 
que  les  Arabes  appellent  mer  sans  eau  ;  on  ne  distinguait  plus 
au  loin  que  le  cours  du  Nil,  où  des  milliers  de  canges  traçaient 
des  réseaux  argentés  comme  aux  fêtes  des  Ptolémées.  Il  faut 
redescendre,  il  faut  détourner  ses  regards  de  cette  antiquité 
muette  dont  un  sphinx,  à  demi  disparu  dans  les  sables,  garde 
les  secrets  éternels  ;  voyons  si  les  splendeurs  et  les  croyances 
de  l'islam  repeupleront  suffisamment  la  double  solitude  du  dé- 
sert et  des  tombes,  ou  s'il  faut  pleurer  encore  sur  un  poétique 
passé  qui  s'en  va.  Ce  moyen  âge  arabe,  en  retard  de  trois 
siècles,  est-il  prêt  à  crouler  à  son  tour,  comme  a  fait  l'anti- 
quité grecque,  au  pied  insoucieux  des  monuments  de  Pharaon? 

Hélas!  en  me  retournant ,  j'apercevais  au-dessus  de  ma  tête 
les  dernières  colonnes  rouges  du  vieux  palais  de  Saladin.  Sur 
les  débris  de  cette  architecture  éblouissante  de  hardiesse  et  de 
grâce,  mais  frêle  et  passagère,  comme  celle  des  génies,  on  a 
bâii  récemment  une  construction  carrée,  toute  de  marbre  et 
d'albâtre^  du  reste  sans  élégance  et  sans  caractère,  qui  a  l'air 


LES    FEM.MES     DU     CAIRE.  119 

d'un  marché  aux  grains,  et  qu'on  prélerid  devoir  être  une 
mosquée.  Ce  sera  une  mosquée  en  effet,  comme  la  Madeleine 
est  une  église  :  les  architectes  modernes  ont  toujours  la  pré- 
caution de  bâtir  à  Dieu  des  demeures  qui  puissent  servir  à 
autre  chose  quand  on  ne  croira  plus  en  lui. 

Cependant  le  gouvernement  paraissait  avoir  célébré  l'ar- 
rivée du  Mahmil  à  la  satisfaction  générale;  le  pacha  et  sa  fa- 
mille avaient  reçu  respectueusement  la  robe  du  prophète  rap- 
portée de  la  Mecque,  l'eau  sacrée  du  puits  de  Zcmzem  et 
autres  ingrédients  du  pèlerinage;  on  avaii  montré  la  robe  au 
jjeuple  à  la  porte  d'une  petite  mosquée  située  derrière  le  pa- 
lais, et  déjà  rillumination  de  la  ville  produisait  un  effet  ma- 
gnifique du  haut  de  la  plate-forme.  Les  grands  édifices  lavi- 
vaient  au  loin,  }):ir  des  illuminations,  leurs  lignes  d'architecture 
perdues  dans  l'ombre;  des  chapelets  de  lumières  ceignaient 
les  dômes  des  mosquées,  et  les  minarets  revêtaient  de  nouveau 
ces  colliers  lumir;eux  que  j'avais  remarqués  déjà;  des  versets 
du  Coran  brillaient  sur  le  front  des  édifices,  tracés  partout  en 
verres  de  couleur.  Je  me  hâtai,  après  avoir  admiré  ce  spec- 
tacle, de  gagner  la  place  de  l'Esbekieh,  où  se  passait  la  pius 
belle  partie  de  la  fête. 

Les  quartiers  voisins  resplendissaient  de  l'éclat  des  boutiques; 
les  pâtissiers,  les  frituriers  et  les  marchands  de  fruits  avaient 
envahi  tous  les  rez  de-chaussée;  les  confiseurs  étalaient  des 
merveilles  de  sucrerie  sous  forme  d'édifices,  d'animaux  et 
autres  fantaisies.  Les  pyramides  et  les  girandoles  de  lumières 
éclairaient  tout  comme  en  plein  jour  ;  de  plus,  on  promenait 
sui  des  cordes  tendues  de  distance  en  distance  de  petits  vais- 
seaux illuminés,  souvenir  peut-être  des  fêtes  Isiaques,  con- 
servé comme  tant  d'autres  par  le  bon  peuple  égyptien.  Les 
pèlerins,  vêtus  de  blanc  pour  la  plupart  et  plus  hàlcs  cjue  les 
gens  du  Caire,  recevaient  partout  une  hospitalité  fraternelle. 
.  C  est  au  midi  de  la  [jlace,  dans  la  partie  qui  touche  au  quar- 
tier franc,  qu'avaient  lieu  les  principales  réjouissances  ;  des 
tentes  étaient  élevées  partout,  non-seulement  pour  les  cafés, 


120  VOYAGE     EN     ORIENT. 

mais  aussi  pour  les  zihr  ou  l'éunions  de  chanteurs  dévots;  de 
grands  mâts  pavoises  et  supportant  des  lustres  servaient  aux 
exercices  des  derviches  tourneurs,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  les  hurleurs,  chacun  ayant  sa  manière  d'arriver  à  cet  e'tat 
d'enthousiasme  qui  leur  procure  des  visions  et  des  extases  :  c'est 
autour  des  mâts  que  les  premiers  tournaient  sur  eux-mêmes 
en  criant  seulement  d'un  ton  étouffé  :  Allah  z/^e/^  /  c'est-à-dire  : 
«  Dieu  vivant!  »  Ces  mâts,  dressés  au  nombre  de  quatre  sur  la 
même  ligne,  s'appellent  sârys.  Ailleurs,  la  foule  se  pressait 
pour  voir  des  jongleurs,  des  danseurs  de  corde,  ou  pour  écouter 
les  l'apsodes  {sehayërs)  qui  récitent  des  portions  du  roman 
à'Abou-Zeyd.  Ces  narrations  se  poursuivent  chaque  soir  dans 
les  cafés  de  la  ville,  et  sont  toujours,  comme  nos  feuilletons 
de  journaux,  interrompues  à  l'endroit  le  plus  saillant,  afin  de 
ramener  le  lendemain  au  même  café  des  habitués  avides  de  pé- 
ripéties nouvelles. 

Les  balançoires,  les  jeux  d'adresse,  les  cai-agheuz  les  plus 
variés  sous  forme  de  marionnettes  ou  d'ombres  chinoises, 
achevaient  d'animer  cette  fête  foraine,  qui  devait  se  renouveler 
deux  jours  encore  pour  l'anniversaire  de  la  naissance  de  Maho- 
met que  l'on  a|)|)elle  El-Moulcd-cn-Ncby. 

Le  lendemain,  des  le  point  du  jour,  je  partais  avec  Abdallah 
pour  le  bazar  d  esclaves  situé  dans  le  quartier  Soukel-E/zi. 
J'avais  choisi  un  fort  bel  âne  rayé  comme  un  zèbre,  et  arrangé 
mon  nouveau  costume  avec  quelque  cocpietterie.  Parce  qu'on 
va  acheter  des  fen.mes,  ce  n'est  point  une  raison  de  leur  faire 
peur.  Les  rires  dédaigneux  des  négresses  m'avaient  donné  cette 
leçon. 

XII    A  B  D  -  E  L  -  K  K  R  IM 

Nous  arrivâmes  à  une  maison  foit  belle,  ancienne  demeure 
sans  doute  d'un  hnclicf  ou.  d'un  bey  mamelouk,  et  dont  le  ves- 
tibule se  prolongeait  en  galerie  avec  colonnade  sur  un  des 
côtés  de  la  cour.  Il  y  avait  au  fond  un  divan  de  bois  garni  de 
coussins,  où  siégeait   un  musulman  de  bonne  mine,  vêtu  avec 


1.1.5     FI:MMES     du     CAIRF..  1-21 

(;ii('l(|iie  )T(l;erclic.  qui  c'i^ienait  noiulialainnier.t  son  cluipelct 
lie  l)uis  tl'aloùs.  Un  négrillon  était  en  train  de  ralluniei  le  char- 
bon lia  narghilé,  et  un  écrivain  cophte,  assis  à  ses  jjieds,  ser- 
vait sans  doute  de  secrétaire. 

—  Voici,  me  dit  Abdallah,  le  seigneur  Ab-el-Kériin,  le  plus 
illustre  des  marchands  d'esclaves  :  il  peut  vous  procurer  des 
femmes  fort  belles,  s'il  le  veut;  mais  il  est  riche  et  les  garde 
souvent  pour  lui. 

Ab-el-Kérim  me  fit  un  gracieux  signe  de  tête  en  portant  la 
main  sur  sa  poitrine,  et  me  dit  :  Saba-el-kher .  Je  répondis  à  ce 
salut  par  une  formule  arabe  analogue,  mais  avec  un  accent 
qui  lui  apprit  mon  origine.  Il  m'inviia  toutefois  à  prendre  place 
auprès  de  lui  et  fit  apporter  un  narghilé  et  du  café. 

—  Il  vous  voit  avec  moi,  me  dit  Abdallah,  et  cela  lui  donne 
bonne  opinion  de  vous,  Je  vais  lui  dire  cjue  vous  venez  vous 
fixer  dans  le  pays,  et  que  vous  êtes  disposé  à  monter  richement 
votre  maison. 

Les  paroles  d'Abdallah  parurent  faire  une  impression  favo- 
rable sur  Abd-el-Kérim,  qui  m'adressa  quelques  mots  de  po- 
litesse en  mauvais  italien. 

La  figure  fine  et  distinguée,  l'œil  pénétrant  et  les  manières 
gracieuses  d'Ab-el-Rérim  faisaient  trouver  naturel  qu'il  fit  les 
honneurs  de  son  palais,  où  pourtant  il  se  livrait  à  un  si  triste 
commerce.  Il  y  avait  chez  lui  un  singulier  mélange  de  l'affabi- 
lité d'un  prince  et  de  la  résolution  impitoyable  d'un  forban.  Il 
devait  dompter  les  esclaves  par  l'expression  fixe  de  son  œil 
mélancolique,  et  leur  laisser,  même  les  ayant  fait  souffrir,  le 
regret  de  ne  plus  l'avoir  pour  maître. 

—  Il  est  bien  évident,  me  disais-je,  que  la  femme  qui  me 
sera  vendue  ici  aura  été  éprise  d'Abd-el-Kérim. 

N'importe  ;  il  y  avait  une  fascination  telle  dans  son  regard, 
que  je  compris  qu'il  n'était  guère  possible  de  ne  pas  faire  affaire 
avec  lui. 

La  cour  carrée,  où  se  promenait  un  grand  nombre  de  Nubiens 
et  d'Abyssiniens,  offrait   partout  des   portiques  et  des  galeries 


ilî  voYACr.     TN     ORIENT. 

supérieures  d'une  architecture  élégante;  de  vastes  mnuchara- 
bys  en  menuiserie  tournée  surplombaient  un  vestibule  d'esca- 
lier décoré  d'arcades  moresques,  par  lequel  on  montait  à  l'ap- 
partement des  plus  belles  esclaves. 

Beaucoup  d'acheteurs  étaient  entrés  déjà  et  examinaient  les 
noirs  plus  ou  moins  foncés  réunis  dans  la  corn-;  on  les  faisait 
marcher,  on  leur  frappait  le  dos  et  la  poitrine,  on  leui-  fai- 
sait tirer  la  langue.  Un  seul  de  ces  jeunes  gens,  vêtu  d'un  ma- 
chlah  rayé  de  jaune  et  de  bleu,  avec  les  cheveux  tressés  et 
tombant  à  plat  comme  une  coiffure  du  moyen  âge,  portait  au 
bras  une  lourde  chaîne  qu'il  faisait  résonner  en  marchant  d'un 
pas  fier;  c'était  un  Abyssinien  de  la  nation  des  Gallas,  pris 
sans  doute  à  la  guerre. 

Il  y  avait  autour  de  la  cour  plusieurs  salles  basses,  habitées 
par  des  négresses,  comme  j'en  avais  vu  déjà,  insoucieuses  et 
folles  la  ])lupart,  riant  à  tout  propos;  une  autre  femme  cepen- 
dant, drapée  dans  une  couverture  jaune,  pleurait  en  cachant 
son  visage  contre  une  colonne  du  vestibule.  La  morne  sérénité 
du  ciel  et  les  lumineuses  broderies  que  traçaient  les  rayons  du 
soleil  jetant  de  longs  angles  dans  la  cour  protestaient  en  vain 
contre  cet  éloquent  désespoir  ;  je  m'en  sentais  le  cœur  navré. 

Je  passai  derrière  le  pilier,  et,  bien  que  sa  figure  fût  cachée, 
je  vis  que  cette  femme  était  presque  blanche  ;  un  petit  enfant 
se  pressait  contre  elle,  à  demi  enveloppé  dans  le  manteau. 

Quoi  qu'on  fasse  pour  accepter  la  vie  orientale,  on  se  sent 
Français...  et  sensible  dans  de  pareils  moments.  J'eus  un 
instant  l'idée  de  la  racheter  si  je  pouvais,  et  de  lui  donner  la 
liberté. 

—  Ne  faites  pas  attention  à  elle,  me  dit  Abdallah;  cette 
femme  est  l'esclave  favorite  d'un  effendi  qui,  pour  la  punir  d'une 
faute,  l'envoie  au  marché,  où  l'on  fait  semblant  de  vouloir  la 
vendre  avec  son  enfant.  Quand  elle  aura  passé  quelques  heures, 
son  maître  viendra  la  reprendre  et  lui  pardonnera  sans  doute. 

Ainsi  la  seule  esclave  qui  pleurait  là  pleurait  à  la  pensée  de 
perdre  son  maître  ;  les  autres  ne  paraissaient  s'inquiéter  que  de 


LES    rtjniF.s    £>U    CXir.E.  125 

la  crainte  do  rester  trop  loni,'tt'nij,s  sans  en  trouver.  Voilà  qui 
parle,  certes,  en  faveur  du  caractère  des  musulmans.  Comparez 
h  cela  le  sort  des  esclaves  dans  les  pays  américains  !  Il  est  vrai 
qu'en  Egypte,  c'est  le  fellah  seul  qui  travaille  à  la  terre.  On  mé- 
nage les  forces  de  Tesclave,  qui  coûte  cher,  et  on  ne  l'occupe 
guère  qu'à  des  services  domestiques.  Voilà  Fimmense  diffé- 
rence qui  existe  entre  l'esclave  des  pays  turcs  et  celui  des  pays 
chrétiens.  Et,  d'ailleurs,  qui  empêcherait  les  esclaves  trop  mal- 
traités de  fuir  dans  le  désert  et  de  gagner  la  Syrie?  Au  con- 
traire, nos  possessions  à  esclaves  sont  des  îles  ou  des  pays  bien 
gardés  aux  frontières.  Quel  droit  avons-nous  donc,  au  nom  de 
nos  idées  religieuses  ou  philosophiques,  de  flétrir  l'esclavage 
musulman  1 

XIII    LA     JAVANAISE 

Ab-el-Kérim  nous  avait  quittés  un  instant  pour  répondre  aux 
acheteurs  turcs  ;  il  revint  à  moi,  et  me  dit  qu'on  était  en  train 
de  faire  habiller  les  Abyssiniennes  qu'il  voulait  montrer. 

—  Elles  sont,  dit-il,  dans  mon  harem  et  traitées  tout  à  fait 
comme  les  personnes  de  ma  famille  ;  mes  femmes  les  font  man- 
ger avec  elles .  En  attendant,  si  vous  voulez  en  voir  de  très-jeunes, 
on  va  en  amener. 

On  ouvrit  une  porte,  et  une  douzaine  de  petites  filles  cui- 
vrées se  précipitèrent  dans  la  cour  comme  des  enfants  en  ré- 
création. On  les  laissa  jouer  sous  la  cage  de  l'escalier  avec  les 
canards  et  les  pintades,  qui  se  baignaient  dans  la  vasque  d'une 
fontaine  sculptée,  reste  de  la  splendeur  évanouie  de  Tokel. 

Je  contemplais  ces  jeunes  filles  aux  yeux  si  grands  et  si  noirs, 
vêtues  comme  de  petites  sultanes,  sans  doute  arrachées  à  leurs 
mères  pour  satisfaire  la  débauche  des  riches  habitants  de  la 
ville,  .\bdallah  me  dit  que  plusieurs  d'entre  elles  n'apparte- 
naient pas  au  marchand,  et  étaient  mises  en  vente  pour  le 
compte  de  leurs  parents,  qui  faisaient  exprès  le  voyage  du  Caire, 
et  croyaient  préparer  ainsi  à  leurs  enfants  la  condition  la  plus 
heureuse. 


124  VOYAGE    EN     OUIENT. 

—  Sachez,  du  reste,  ajouta  t-il,  qu'elles  sont  plus  chères  que 
les  femmes  nuhiles. 

—  Qucste  fane iullc  sono  cucite^  !  dit  Ahd-el-Kérim  dans  son 
italien  corrompu. 

—  Oh  !  l'on  peut  être  tranquille  et  acheter  avec  confiance, 
observa  Abdallah  d'un  ton  de  connaisseur,  les  parents  ont  tout 
prévu. 

—  Eh  bien,  me  disais-je  en  moi-même,  je  laisserai  ces  en- 
fants à  d'autres;  le  musulman,  qui  vit  selon  sa  loi, peut  en  toute 
conscience  répondre  à  Dieu  du  sort  de  ces  pauvres  petites  âmesj 
mais,  moi,  si  j'achète  une  esclave,  c'est  avec  la  pensée  qu'elle 
sera  libre,  même  de  me  quitter. 

Ad-el-Kérim  vint  me  rejoindre,  et  me  fit  monter  dans  la 
maison.  Abdallah  resta  discrètement  au  pied  de  l'escalier. 

Dans  une  grande  salle  aux  lambris  sculptés  qu'enrichissaient 
encore  des  restes  d'arabesques  peintes  et  dorées,  je  vis  rangées 
contre  le  mur  cinq  femmes  assez  belles,  dont  le  teint  rappelait 
l'éclat  du  bronze  de  Florence;  leur  figure  était  régulièi'e, 
ieur  nez  droit,  leur  l)ouche  petite  ;  l'ovale  parfait  de  leur  tète, 
l'emmanchement  gracieux  de  leur  col,  la  sérénité  de  leur  phy- 
sionomie leur  donnaient  l'air  de  ces  madones  peintes  d'Italie 
dont  la  couleur  a  jauni  par  le  temps.  C'étaient  des  Abyssiniennes 
catholiques,  des  descendantes  peut-être  du  prêtre  Jean  ou  delà 
reine  Candace. 

Le  choix  était  difficile  ;  elles  se  ressemblaient  toutes,  comme 
il  arrive  dans  ces  races  primitives.  Abd-el-Kérim,  me  voyant 
indécis  et  croyant  qu'elles  ne  me  plaisaient  pas,  en  fit  entrer 
une  autre  qui,  d'un  pas  indolent,  alla  prendre  place  près  du 
mur. 

Je  poussai  un  cri  d'enthousiasme;  je  venais  de  reconnaître 
l'œil  en  amande,  la  paupière  oblique  des  Javanaises,  dont  j'ai 
vu  des  peintures  en  Hollande;  comme  carnation,  cette  femme 
appartenait    évidemment  à  la  race  jaune.  Je  ne  sais  quel  goût 

I.  11  est  difficile  de  rendre  ou  de  traduire  le  sens  de  cette  observation. 


LES     FKMMES     DU     CAIRE.  125 

de  l'étrange  et  de  rimpié\u,  dont  je  ne  pus  me  défendre,  nie 
dérida  en  sa  faveur.  Elle  était  fort  belle,  du  reste,  et  d'une  so- 
lidité de  formes  qu'on  ne  craignait  pas  de  laisser  admirer;  l'é- 
clat métallique  de  ses  yeux,  la  blancheur  de  ses  dents,  la  dis- 
tinction des  mains  et  la  longueur  des  cheveux  d'un  ton  d'acajou 
sonibre,  qu'on  me  fit  voir  en  otant  son  tarbouch,  ne  laissaient 
rien  à  objecter  aux  éloges  qu'Abd-el-Kérim  exprimait  en  s'é- 
c  riant  : 

—  Bono  !  bono  ! 

Nous  redescendîmes  et  nous  causâmes,  avec  l'aide  d'Abdallah. 
Cette  femme  était  arrivée  la  veille  à  la  suite  de  la  caravane,  et 
n'était  chez  Abd-el-Kérim  quç  depuis  ce  temps.  Elle  avait  été 
prise  toute  jeune  dans  l'archipel  indien  par  des  corsaires  de 
l'imande  INIascate. 

—  Mais,  dis-je  à  Abdallah,  si  Abd-el-Rérim  l'a  mise  hier 
avec  ses  femmes... 

—  Eh  bien?  répondit  le  drognian  en  ouvrant  des  yeux 
étonnés. 

Je  vis  que  mon  observation  paiaissait  médiocre. 

—  Croyez-vous,  dit  x\bdallah  entrant  enfm  dans  mon  idée, 
que  ses  femmes  légitimes  le  laisseraient  faiie  la  cour  à 
d'autres?...  Et  puis  un  marchand,  songez-y  donc!  Si  cela  se 
savait,  il  perdrait  toute  sa  clientèle. 

C'était  une  bonne  raison,  Abdallah  me  jura  de  plus  qu'Abd- 
el-Kérim,  comme  bon  nmsulman,  avait  dû  passer  la  nuit  en 
prières  à  la  mosquée,  vu  la  solennité  de  la  fête  de  Mahomet. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  parler  du  prix.  On  demanda  cinq 
bourses  (six  cent  vingt-cinq  francs);  j'eus  l'idée  d'offrir  seule- 
ment quatre  bourses;  mais,  en  songeant  que  c'était  marchan- 
der une  femme,  ce  sentiment  me  parut  bas.  De  plus,  Abdallah 
me  fit  observer  qu'un  marchand  turc  n'avait  jamais  deux 
prix. 

Je  demandai  son  nom...  J'achetais  le  nom  aussi,  naturelle- 
ment. 

—  Z'  rt'  b'  !  dit  Abd-el-Rérim. 


126  VOYAGE     EN     ORIENT. 

—  Z'  ti  b\  répéta  Abdallah  avec  un  i^iuiid  effort  cîc  con- 
traction nasale. 

Je  ne  pouvais  pas  comprendre  que  l'éternunient  de  trois 
consonnes  représentât  un  nom  II  me  fallut  quelque  temps 
pour  deviner  que  cela  pouvait  se  prononcer  Zeynab. 

NousquitLâmesAbd-el-Kérim,  aprèsavoir  donné  des  arrhes, 
pour  aller  chercher  la  somme,  qui  reposait  à  mon  compte  chez 
un  banquier  du  quartier  franc. 

En  traversant  la  place  de  l'Esbekieh,  nous  assistâmes  à  un 
spectacle  extraordinaire.  Une  grande  foule  était  rassemblée 
pour  voir  la  cérémonie  de  la  doliza.  Le  cheik  ou  l'émir  de  la 
caravane  devait  passer  à  cheval  sur  le  corps  des  derviches  tour- 
neurs et  hurleurs  qui  s'exerçaient  depuis  la  veille  autour  des 
mâts  et  sous  des  tentes.  Ces  malheureux  s'étaient  étendus  à 
plat  ventre  sur  le  chemin  de  la  maison  du  cheik  El-Bekry, 
chef  de  tous  les  derviches,  située  à  l'extrémité  sud  de  la  place, 
et  formaient  une  chaussée  humaine  d'une  soixantaine  de  corps. 

Cette  cérémonie  est  regardée  comme  un  miracle  destiné  à 
convaincre  les  infidèles;  aussi  laisse-t-on  volontiers  les  Francs 
se  mettre  aux  premières  places.  Un  miracle  public  est  devenu 
une  chose  asse^  rare,  depuis  que  l'homme  s'est  avisé,  comme 
dit  Henri  Heine,  de  regarder  dans  les  manches  du  bon  Dieu... 
Mais  celui-là,  si  c'en  est  un,  est  incontestable.  J'ai  vu  de  mes 
yeux  le  vieux  cheik  des  derviches,  couvert  d'un  benicli  blanc, 
avec  un  turban  jaune,  passer  à  cheval  sur  les  reins  de  soixante 
croyants  pressés  sans  le  moindre  intervalle,  ayant  les  bras 
croisés  sous  leur  tète.  Le  cheval  était  fei'ré.  Ils  se  relevèrent 
tous  sur  une  ligne  en  chantant  Allah  ! 

Les  esprits  forts  du  (juartier  franc  prétendent  que  c'est  un 
phénomène  analogue  l\.  celui  qui  faisait  jadis  supporter  aux 
convulsionnaires  des  coups  de  chenet  dans  l'estomac.  L'exal- 
tation où  se  mettent  ces  gens  dévelopj)e  une  puissance  ner- 
veuse qui  supprime  le  sentiment  et  la  douleur,  et  comnmnique 
aux  organes  une  force  de  résistance  extraordinaire. 

Les  musulmans  n'admettent  pas  cette  explication,  et  disent 


LES     FEMMliS     DU     CAIRE.  127 

qu'on  a  fait  passer  le  clie\al  sur  des  verres  et  des  bouteilles 
sans  qu'il  pût  rien  casser. 

Voilà  ce  que  j'aurais  voulu  voir. 

Il  n'avait  pas  fallu  moins  qu'un  tel  spectacle  pour  me  faire 
perdre  de  vue  un  instant  mon  acquisition.  Le  soir  même,  je 
ramenais  triomphalement  l'esclave  voilée  à  ma  maison  du 
quartier  cophte.  Il  était  temps,  car  c'était  le  dernier  jour  du 
délai  que  m'avait  accordé  le  cheik  du  quartier.  Un  domestique 
de  l'okel  la  suivait  avec  un  âne  chargé  d'une  grande  caisse 
verte , 

Abd-el-Kérim  avait  bien  fait  les  choses.  Il  y  avait  dans  le 
coffre  deux  costumes  complets. 

—  Cest  à  elle,  me  fit-il  dire  ;  cela  lui  vient  d'un  cheik  de  la 
Mecque  auquel  elle  a  appartenu,  et  maintenant  c'est  à  vous. 

On  ne  peut  pas  voir  cerlainement  fie  procédé  plus  délicat. 


III 

LE    HAREM 

I    LK     PASSÉ     ET     l'aVEXIR 

Je  ne  regrettais  pas  de  m' être  fixé  pour  quelque  temps  au 
Caire  et  de  m' être  fait  sous  tous  les  rapports  un  citoyen  de 
cette  \ille,  ce  qui  est  le  seul  moyen  sans  nul  doute  de  la  com- 
prendre et  de  l'aimer;  les  voyageurs  ne  se  donnent  pas  le 
temps,  d'ordinaire,  d'en  saisir  la  vie  intime  et  d'en  pénétrer 
les  beautés  pittoresques,  les  contrastes,  les  souvenirs.  C'est 
pourtant  la  seule  ville  orientale  où  l'on  puisse  retrouver  les 
couches  bien  distinctes  de  plusieurs  âges  historiques,  xsi  Bag- 
dad, ni  Damas,  ni  Constantinople  n'ont  gardé  de  tels  sujets 
d'études  et  de  réflexions.  Dans  les  deux  premières,  l'étranger 
ne  rencontre  que  des  constructions  fmgiles  de  briques  et  de 
terre  sèche;  les  intérieurs  offrent  seuls  une  décoration  splen- 
dide,  mais  qui  ne  fut  jamais  établie  dans  des  conditions  d'art 
sérieux  et  de  dm-ée  ;  Constantinople,  avec  ses  maisons  de  bois 
peintes,  se  renouvelle  tous  les  vingt  ans  et  ne  conserve  que  la 
physionomie  assez  uniforme  de  ses  dômes  bleuâtres  et  de  ses 
minarets  blancs.  Le  Caire  doit  à  ses  inépuisables  carrières  du 
jMokatam,  ainsi  qu'à  la  sérénité  constante  de  son  clnnat,  l'exis- 
tence de  monuments  innombrables  ;  l'époque  des  califes,  celle 
des  soudans  et  celle  des  sultans  mamelouks  se  rapportent  na- 
turellement à  des  systèmes  variés  d'architecture  dont  l'Es- 
pagne et  la  Sicile  ne  possèdent  qu'en  partie  les  contre-épreuves 
ou  les  modèles.  Les  merveilles  moresques  de  Grenade  et  de 


LES    FEMMES    DU     CAIUE.  129 

Cordoue  se  retracent  à  cliaque  pas  au  souvenii-,  dans  les  lues 
du  Caire,  par  une  porte  de  mosquée,  une  fenêtre,  un  minaret, 
une  arabesque,  dont  la  coupe  ou  le  style  précise  la  date  éloi- 
gnée. Les  mosquées,  à  elles  seules,  raconteraient  riiistoire  en- 
tière de  l'Egypte  musulmane,  car  chacjue  prince  en  a  fait  bâtir 
au  moins  une,  voulant  transmetre  à  jamais  le  souvenir  de  son 
époque  et  de  sa  gloire;  c'est  Amrou,  c'est  Hakeni,  c'est  Tou- 
loun,  Saladin,  Bibars  ou  Barkouk,  dont  les  noms  se  conser- 
vent ainsi  dans  la  mémoire  de  ce  peuple  ;  cependant  les  plus 
anciens  de  ces  monuments  n'offrent  plus  que  des  murs  crou- 
lants et  des  enceintes  dévastées. 

La  mosquée  d' Amrou,  construite  la  première  après  la  con- 
quête de  l'Egypte,  occupe  un  emplacement  aujourd'hui  désert 
entre  la  ville  nouvelle  et  la  ville  vieille.  Rien  ne  défend  plus 
contre  la  profanation  ce  lieu  si  révéré  jadis.  J'ai  parcouru  la 
forêt  de  colonnes  qui  soutient  encore  la  voûte  antique;  j'ai  pu 
monter  dans  la  chaire  sculptée  de  l'iman,  élevée  l'an  94  de 
l'hégire,  et  dont  on  disait  qu'il  n'y  en  avait  pas  une  plus  belle 
ni  une  plus  noble  ajjrès  celle  du  prophète;  j'ai  parcouru  les 
galeries  et  reconnu,  au  centre  de  la  cour,  la  place  où  se  trou- 
vait dressée  la  tente  du  lieutenant  d'Omar,  alors  qu'il  eut 
l'idée  de  fonder  le  vieux  Caire. 

Une  colombe  avait  fait  son  nid  au-dessus  du  pavillon;  Am- 
rou, vainqueur  de  l'Egypte  grecque,  et  qui  venait  de  saccager 
Alexandrie,  ne  vouhit  pas  qu'on  dérangeât  le  pauvre  oiseau; 
cette  place  lui  parut  consacrée  par  la  volonté  du  ciel,-  et  il  fit 
construire  d'abord  une  mosquée  autour  de  sa  tente,  puis  au- 
tour de  la  mosquée  une  ville  (jui  prit  le  nom  de  Fostat,  c'est-à- 
dire  la  te/ite.  Aujourd'hui,  cet  emplacement  n'est  plus  même 
contenu  dans  la  ville,  et  se  trouve  de  nouveau,  comme  les  chro- 
niques le  peignaient  autrefois,  au  milieu  des  vignes,  des  jardi- 
nages et  des  palmeraies. 

J'ai  retrouvé,  non  moins  abandonnée,  mais  à  une  autre 
extrémité  du  Caire  et  dans  l'enceinte  des  murs,  près  de  Bab- 
el-Nasr,  la  mosquée  du  calife  Hakem,  fondée  trois  siècles  plus 


130  VOYAGE     EN     ORIENT. 

tard,  mais  qui  se  rattache  au  souvenir  de  lun  des  héros  les 
plus  étranges  du  moyen  âge  musulman.  Hakem,  que  nos  vieux 
orientalistes  appellent  le  Chacamberille,  ne  se  contenta  pas 
d'être  le  troisième  des  califes  africains,  l'héritier  par  la  con- 
quête des  trésors  d'Haroun-al-Raschid,  le  maître  absolu  de 
l'Egypte  et  de  la  Syrie,  le  vertige  des  grandeurs  et  des  ri- 
chesses en  fit  une  sorte  de  Kéron  ou  plutôt  d'Héliogabale. 
Comme  le  premier,  il  mit  le  feu  à  sa  capitale  dans  un  jour  de 
caprice;  comme  le  second,  il  se  proclama  dieu  et  traça  les 
règles  d'une  religion  qui  fut  adoptée  par  une  partie  de  son 
peuple,  et  qui  est  devenue  celle  des  Druses.  Hakem  est  le  dernier 
révélateur,  ou,  si  l'on  veut,  le  dernier  dieu  qui  se  soit  produit 
au  monde  et  qui  conserve  encore  des  fidèles  plus  ou  moins 
nombreux.  Les  chanteurs  et  les  narrateurs  des  cafés  du  Caire 
racontent  sm'  lui  mille  aventures,  et  l'on  m'a  montré,  sur  une 
des  cimes  du  Mokatam,  l'observatoire  où  il  allait  consulter  les 
astres;  car  ceux  qui  ne  croient  pas  à  sa  divinité  le  peignent  du 
moins  comme  un  puissant  astronome. 

Sa  mosquée  est  plus  ruinée  encore  que  celle  d'Amrou.  Les 
murs  extérieurs  et  deux  des  tours  ou  minarets  situés  aux  an- 
gles offrent  seuls  des  formes  d'architecture  qu'on  peut  recon- 
naître; c'est  de  l'époque  qui  correspond  aux  plus  anciens  mo- 
numents d'Espagne.  Aujourd'hui,  l'enceinte  de  la  mosquée, 
toute  poudreuse  et  semée  de  débris,  est  occupée  par  des  cor- 
diers  qui  tordent  leur  chanvre  dans  ce  vaste  espace,  et  dont  le 
rouet  monotone  a  succédé  au  bourdonnement  des  prières.  jMais 
l'édifice  du  fidèle  Amrou  est-il  moins  abandonné  que  celui  de 
Hakem  l'hérétique,  abhorré  des  vrais  musulmans  ?  La  vieille 
Égyjite,  oublieuse  autant  que  crédule,  a  enseveli  sous  sa  pous- 
sière bien  d'autres  prophètes  et  bien  d'autres  dieux! 

Aussi  l'étranger  n'a-t  il  à  redouter  dans  ce  pays  ni  le  fana- 
tisme de  l'eligion,  ni  l'intolérance  de  lace  des  autres  parties 
de  l'Orient;  la  conquête  arabe  n'a  jamais  pu  transformer  à  ce 
point  le  caractère  des  habitants  :  nest-ce  pas  toujours,  d'ail- 
leurs, la  terre  antique  et  maternelle  où  notre  Eui-ope,  à  travers 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  131 

le  monde  grec  et  romain,  sent  remonter  ses  origines?  Religion, 
morale,  industrie,  tout  partait  de  ce  centre  à  lu  fois  mysté- 
rieux et  accessilDle,  où  les  génies  des  premiers  temps  ont  puisé 
pour  nous  la  sagesse.  Ils  pénétraient  avec  terreur  dans  ces 
sanctuaires  étranges  où  s'élaborait  l'avenir  des  hommes,  et 
ressortaient  plus  tard,  le  front  ceint  de  lueurs  divines,  pour 
révéler  à  leui's  peuples  des  traditions  antérieures  au  déluge  et 
remontant  aux  premiers  jours  du  monde.  Ainsi  Orphée,  ainsi 
Moïse,  ainsi  ce  législateur  bien  connu  de  nous,  que  les  Indiens 
appellent  Rama,  emportaient  un  même  fonds  d'enseignement 
et  de  croyances,  qui  devait  se  modifier  selon  les  lieux  et  les  ra- 
ces, mais  qui  partout  constituait  des  civilisations  durables.  Ce 
qui  fait  le  caractère  de  l'antiquité  égyptienne,  c'est  justement 
cette  pensée  d'universalité  et  même  de  prosélytisme  que  Rome 
n'a  imitée  depuis  que  dans  l'intérêt  de  sa  puissance  et  de  sa 
gloire.  Un  peuple  qui  fondait  des  monuments  indestructibles 
pour  y  graver  tous  les  procédés  de  Fart  et  de  l'industrie,  et  qui 
parlait  à  la  postérité  dans  une  langue  que  la  postérité  commence 
à  comprendre,  mérite  certainement  la  reconnaissance  de  tous 
les  hommes. 

Quand  cette  grande  Alexandrie  fut  tombée,  et  sous  les  Sar- 
razins  eux-mêmes,  c'était  encore  l'Egypte  principalement  qui 
conservait  et  perfectionnait  les  sciences  où  puisa  le  monde  chré- 
tien ;  la  domination  des  mamelouks  a  éteint  ses  dernières  clartés, 
et  il  faut  remarquer  que  cette  sorte  d'obscurantisme  où  l'Orient 
est  tombé  depuis  trois  siècles,  n'est  pas  le  résultat  du  principe 
mahométan,  mais  spécialement  de  1  influence  turque.  Le  génie 
arabe,  qui  avait  couvert  le  monde  de  merveilles,  a  été  étouffé 
sous  ces  dominatem's  stupides;  les  anges  de  lislam  ont  perdu 
leurs  ailes,  les  génies  des  Mille  et  une  Nuits  ont  vu  briser  leurs 
talismans;  une  sorte  de  protestantisme  aride  et  sombre  s'est 
étendu  sur  tous  les  peuples  du  Levant.  Le  Coran  est  devenu, 
par  l'interprétation  turque,  ce  qu'était  la  Bible  pour  les  pu- 
ritains d'Angleterre,  un  moyen  de  tout  niveler.  Les  arts,  les 
lettres  et  les  sciences  ont  disparu  depuis  ce  temps  j  la  poésie  des 


132  VOYAGE    EX     ORIENT. 

mœurs  et  des  croyances  primitives  n'a  laissé  çà  et  là  que  de  lé- 
gères traces,  et  c'est  TÉgypte  encore  qui  a  conservé  les  plus 
profondes. 

Aujourd'hui,  ce  peuple,  opprimé  si  longtemps,  ne  vit  que  des 
idées  étrangères;  il  a  besoin  qu'on  lui  reporte  les  lumières 
éparses  dont  il  fut  longtemps  le  foyer  ;  mais  avec  quelle  recon- 
naissance, avec  quelle  application  studieuse  il  s'empreint  déjà 
et  se  fortifie  de  tout  ce  qui  vient  d'Europe  ?  Les  cliefs-d'œiî\re 
de  nos  sciences  et  de  nos  littératures  sont  traduits  en  arabe  et 
multipliés  aussitôt  par  l'impression;  Ses  milliers  de  jeunes 
gens,  élevés  pour  la  guerre,  emploient  à  cette  œuvre  les  loisirs 
de  la  paix.  Faut-il  désespérer  de  cette  race  forte  avec  laquelle 
Méhémet- Ali  avait  dans  ces  derniers  temps  renouvelé  et  recon- 
quis l'ancien  empire  des  califes,  et  qui,  sans  l'intervention  euro- 
péenne, aurait  en  quelques  jours  renversé  le  trône  d'Othman  ? 
On  peut  prévoir  déjà  qu'à  défaut  de  cette  gloire  militaire,  qui 
n'a  laissé  à  l'Egypte  que  l'épuisement  d'un  grand  effort  trahi; 
la  civilisation  et  l'industrie  occuperont  les  forces  et  les  intel- 
ligences, sollicitées  à  l'action  dans  un  but  différent.  A  Constan- 
tinople,  les  institutions  récentes  sont  stériles  ;  au  Caire,  elles 
donneront  de  gran'.ls  résultats  lorsque  plusieurs  années  de 
paix  auront  développé  la  prospérité  naturelle. 

II    LA     VIE     INTIME     A     l' ÉPOQUE     DU     KUAMSIN 

J'ai  mis  à  profit,  en  étudiant  et  en  lisant  le  plus  possible,  les 
longuesjournées  d'inaction  que  m'imposait  l'époque  du  khamsin. 
Depuis  le  matin,  l'air  était  brûlant  et  chargé  de  poussière. 
Pendant  cinquante  jours,  chaque  fois  que  le  vent  du  midi  souffle, 
il  est  impossible  de  sortir  avant  trois  heures  du  soir,  moment 
où  se  lève  la  brise  qui  vient  de  la  mer. 

On  se  tient  dans  les  chambres  intérieures,  revêtues  de  faïence 
ou  de  marbre  et  rafraîchies  par  des  jets  d'eau  ;  on  peut  encore 
passer  sa  journée  dans  les  bains,  au  milieu  de  ce  brouillard 
tiède  qui  remplit  de  vastes  enceintes  dont  la  coupole  percée 


LES     FEMMES     DU     CAIKE.  133 

de  trous  ressemhle  à  un  ciel  étoile.  Ces  bains  sont  la  j)liii);ii  t  de 
véritables  monuments  qui  serviraient  très-bien  de  niosquces  ou 
d'églises;  l'arcbitecture  en  est  byzantine,  et  les  bains  giecs  en 
ont  probablement  fourni  les  premiers  modèles;  il  y  a  entre  les 
colonnes  sur  lesquelles  s'appuie  la  voûte  circulaire  de  petits 
cabinets  de  marbre,  où  des  fontaines  élégantes  sont  consacrées 
aux  ablutions  froides.  Vous  pouvez  tour  à  tour  vous  isoler  ou 
vous  mêler  à  la  foule,  qui  n'a  rien  de  l'aspect  maladif  de  nos 
réunions  de  baigneurs,  et  se  compose  généralement  d'hommes 
sains  et  de  belle  race,  drapés,  à  la  manière  antique,  d'une 
longue  étoffe  de  lin.  Les  formes  se  dessinent  vaguement  à  tra- 
vers la  brume  laiteuse  que  traversent  les  blancs  rayons  de  la 
voûte,  et  l'on  peut  se  croire  dans  un  paradis  peuplé  d'ombres 
heureuses.  Seulement,  le  purgatoire  vous  attend  dans  les  salles 
voisines.  Là  sont  les  bassins  d'eau  bouillante  où  le  baigneur 
subit  diverses  sortes  de  cuisson  ;  là  se  précipitent  sur  vous  ces 
terribles  estafiers  aux  mains  armées  de  gants  de  crin,  qui  dé- 
tachent de  votre  peau  de  longs  rouleaux  moléculaires  dont  l'é- 
paisseur vous  effraye  et  vous  fait  craindre  d'être  usé  graduel- 
lement comme  une  vaisselle  trop  écurée.  On  peut,  d'ailleurs,  se 
soustraire  à  ces  cérémonies  et  se  contenter  du  bien-être  que 
procure  l'atmosplière  humide  de  la  grande  salle  du  bain.  Par 
un  efi'et  singulier,  cette  chaleur  artificielle  délasse  de  l'autre; 
le  feu  terrestre  de  Phtha  combat  les  ardeurs  trop  vives  du  cé- 
leste Horus.  Faut  il  parler  encore  des  délices  du  massage  et  du 
repos  charmant  que  l'on  goûte  sur  ces  lits  disposés  autour 
d'une  haute  galerie  à  balustre  qui  domine  la  salle  d'entrée  des 
bains?  Le  café,  les  sorbets,  le  narghilé,  interrompent  là  ou 
préparent  ce  léger  sommeil  de  la  méridienne  si  cher  aux  peu- 
ples du  Levant. 

Du  reste,  le  vent  du  midi  ne  souffle  pas  continuellement 
pendant  l'époque  du  khamsin;  il  s'interrompt  souvent  des  se- 
maines entières,  et  vous  laisse  littéralement  respirer.  Alors,  la 
ville  reprend  son  aspect  animé,  la  foule  se  répand  sur  les  places 
et  dans  les  jardins;  l'allée  de  Choubrah  se  remplit  de  prome- 
1.  8 


134  TOYAGEEXORIE?iT. 

neurs;  les  musulmanes  voilées  vont  s'asseoir  dans  les  kiosques, 
au  bord  des  fontaines  et  sur  les  tombes  entrcmèléesdoaibrages, 
où  elles  rêvent  tout  le  jour  entourées  d'enfants  joyeux,  et  se 
fjp.tnième  apporter  leurs  repas.  Les  femmes  d'Orient  ont  deux 
grands  moyens  d'échapper  ù  la  solitude  des  harems  :  c'est  le 
cimetière,  où  elles  ont  toujours  quelque  être  chéri  à  ]>leurer,  et 
!e  bain  public,  où  la  coutume  oblige  leurs  maris  de  les  laisser 
aller  une  fois  par  semaine  au  moins. 

Ce  détail,  que  j'ignorais,  a  été  pour  moi  la  source  de  quel- 
ques chagrins  domestiques  contre  lesquels  il  faut  bien  que  je 
prévienne  l'Européen  qui  serait  tenté  de  suivre  mon  exemple. 
Je  n'eus  pas  plus  tôt  ramené  du  bazar  l'esclave  javanaise,  que 
je  me  vis  assailli  d'une  foule  de  réflexions  qui  ne  s'étaient  pas 
encore  présentées  à  mon  esprit.  La  crainte  de  la  laisser  un  jour 
de  plus  parmi  les  femmes  d'Abd-el-Kérim  avait  préci|)ité  ma 
résolution,  et,  le  dirai-je?  le  premier  regard  jeté  sur  elle  avait 
été  tout-puissant. 

Il  y  a  quelque  chose  de  très-séduisant  dans  une  femme  d'un 
pays  lointain  et  singulier,  qui  parle  une  langue  inconnue,  dont 
le  costume  et  les  habitudes  frappent  déjà  par  l'étrangeté  seule, 
et  qui  enfin  n'a  rien  de  ces  vulgarités  de  détail  que  l'habitude 
nous  révèle  chez  les  femmes  de  notre  patrie.  Je  subis  quelque 
temps  cette  fascination  de  couleur  locale,  je  l'écoutais  habiller, 
je  la  voyais  étaler  la  bigarrure  de  ses  vêtements  :  c'était  comme 
un  oiseau  splendide  que  je  possédais  en  cage  ;  mais  cette  im- 
pression pouvait-elle  toujours  durer  ? 

On  m'avait  prévenu  que,  si  le  marchand  m'avait  trompé  sur 
les  mérites  de  l'esclave,  s'il  existait  un  vice  rédhibitoire  quel- 
conque, j'avais  huit  jours  pour  résilier  le  marché.  Je  ne  son- 
geais guère  qu'il  fût  possible  à  un  Européen  d'avoir  recours  à 
cette  indigne  clause,  eût-il  même  été  trompé.  Seulement,  je  vis 
avec  peine  que  cette  pauvre  fille  avait  sous  le  bandeau  rouge 
qui  ceignait  son  front  une  place  brûlée  grande  comme  un  écu 
de  six  livres  à  partir  des  premieis  cheveux.  On  voyait  sur  sa 
ixùtrine  une  autre  brûlure  de  même  forme,  et,  sur  ces  deux 


i.>: s    1  r.  M  M  r.  s    d  i:    t.  a  1 1!  i: .  1  3  > 

marques,  un  tatoii.iye  qui  i  cpirstMitait  une  snite  de  soleil.  Le 
menton  était  aussi  tatoué  en  Ici-  de  lance,  et  la  narine  gauche 
percée  de  manière  à  recevoir  un  anneau.  Quant  aux  cheveux, 
ils  étaient  rongés  par  devant  à  partir  des  tempes  et  autour  du 
front,  et,  sauf  la  partie  brûlée,  ils  tombaient  ainsi  jns([ii'aux 
sourcils,  qu'une  ligne  noire  prolongeait  et  réunissait  selon  la 
coutume.  Quant  aux  bras  et  aux  pieds  teints  de  couleur 
orange,  je  savais  que  c'était  l'effet  d'une  préparation  do 
henné  qui  ne  laissait  aucune  marque  au  bout  de  quelques 
jours. 

Que  faire  maintenant?  Habiller  une  femme  jaune  à  l'euro- 
péenne, c'eût  été  la  chose  la  plus  ridicule  du  monde.  Je  me 
bornai  à  lui  faire  signe  qu'il  fallait  laisser  repousser  les  che- 
veux coupés  en  rond  sur  le  devant,  ce  qui  parut  l'étonner 
beaucoup  ;  quant  à  la  brûlure  du  front  et  à  celle  de  la  poi- 
trine, qui  résultait  probablement  d'un  usage  de  son  pays,  car 
on  ne  voit  rien  de  pareil  en  Egypte,  cela  pouvait  se  cacher  au 
moyen  d'un  bijou  ou  d'un  ornement  quelconque;  il  n'y  avait 
dcuic  pas  ti-op  de  quoi  se  plaindre,  tout  examen  fait. 

III    SOIIS'S     DU    MÉAAGE 

La  pauvre  enfant  s'était  endormie  pendant  que  j'examinais 
sa  chevelure  avec  cette  sollicitude  de  propriétaire  qui  s'inquiète 
de  ce  qu'on  a  fait  de  coupes  dans  le  bien  (ju'il  vient  d'ac- 
quérir. J'entendis  Ibrahim  crier  au  dehors  :  Ta,  sidr !  (eh! 
monsieur!)  })uis  d'autres  mots  où  je  compris  que  quelqu'un 
me  l'endait  visite.  Je  sortis  de  la  chambre  et  je  trouvai  dans  la 
galerie  le  juif  Yousef  qui  voulait  me  parler.  Il  s'aperçut  que  ie 
ne  tenais  pas  à  ce  qu'il  entrât  dans  la  chambre,  et  nous  nous 
promenâmes  en  fumant. 

—  J'ai  appris,  me  dit-il,  qu'on  vous  avait  lait  acheter  une 
esclave;  j'en  suis  bien  contrarié. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce    qu'on  vous  aura  trompé  ou  volé  de  beaucoup  : 


136  VOYAGE     EN     ORIENT. 

les  drogmans   s'entendent  toujours   avec  le   marchand  d'es- 
claves. 

—  Cela  me  paraît  probable. 

—  Abdallah  aura  reçu  au  moins  une  bourse  pour  lui. 

—  Qu'y  faire  ? 

—  Vous  n'êtes  pas  au  bout.  Vous  serez  très-embarrassé  de 
cette  fenmie  quand  vous  voudrez  partir,  et  il  vous  offrira  de 
vous  la  racheter  pour  peu  de  chose.  Voilà  ce  qu'il  est  habitué 
à  faire,  et  c'est  pour  cela  qu'il  vous  a  détourné  de  conclure  un 
mariage  à  la  cophte;  ce  qui  était  beaucoup  plus  simple  et 
moins  coûteux. 

—  Mais  vous  savez  bien  qu'après  tout,  j'avais  quelque  scru- 
pule à  faire  un  de  ces  mariages  qui  veulent  toujours  une  sorte 
de  consécration  religieuse. 

—  Eh  bien,  que  ne  m'avez-vons  dit  cela?  je  vous  aurais 
ti'ouvé  un  domestique  arabe  qui  se  serait  marié  pour  vous  au- 
tant de  fois  que  vous  auriez  voulu  ! 

La  singularité  de  cette  proposition  me  fit  partir  d'un  éclat 
de  rire  ;  mais,  quand  on  est  au  Caire,  on  apprend  vite  à  ne 
s'étonner  de  lùen.  Les  détails  que  me  donna  Yousef  m'appri- 
rent qu'il  se  rencontrait  des  gens  assez  misérables  pour  faire 
ce  marché.  La  facilité  qu'ont  les  Orientaux  de  prendre  femme 
et  de  divorcer  à  leur  gré  rend  cet  arrangement  possible,  et  la 
plainte  de  la  femme  pourrait  seule  le  révéler  ;  mais,  évidem- 
ment, ce  n'est  qu'un  moyen  d'éluder  la  sévérité  du  pacha  à 
l'égard  des  mœurs  publiques.  Toute  femme  qui  ne  vit  jjas 
seule  ou  dans  sa  famille  doit  avoir  un  mari  légalement  re- 
connu, dût-elle  divorcer  au  bout  de  huit  jours,  à  moins  que, 
comme  esclave,  elle  n'ait  un  maître. 

Je  témoignai  au  juif  Yousef  combien  une  telle  convention 
m'aurait  révolté. 

—  Bon!  me  dit-il,  qu'importe?...  avec  des  Arabes! 

—  Vous  poinriez  dire  aussi  avec  des  chrétiens. 

—  C'est  un  usage,  ajouta-t-il,  cpront  introduit  les  Anglais, 
ils  ont  tant  d'argent  ! 


LES     FEMMES     DL     CAIRE.  137 

— •  Alors,  cela  coûte  cher? 

—  C'était  cher  autrefois;  mais,  maintenant,  la  concurrence 
s'y  est  mise,  et  c'est  à  la  portée  de  tous. 

Voilà  pourtant  où  aboutissent  les  réformes  morales  tentées 
ici.  On  déprave  toute  une  population  pour  éviter  un  mal  cei'- 
tainement  beaucoup  moindre.  Il  y  a  dix  ans,  le  Caire  avait  des 
bayadères  publiques  comme  llnde,  et  des  courtisanes  comme 
l'antiquité.  Les  ulémas  se  plaignirent,  et  ce  fut  longtemps  sans 
succès,  parce  que  le  gouvernement  tirait  un  impôt  assez  consi- 
dérable de  ces  femmes,  organisées  en  corporation,  et  dont  le 
plus  grand  nombre  résidaient  hors  de  la  ville,  à  Matarée.  En- 
fin les  dévots  du  Caire  offrirent  de  payer  l'impôt  en  question  ; 
ce  fut  aloi's  que  l'on  exila  toutes  ces  femmes  à  Esné,  dans  la 
haute  Egypte,  Aujourd'hui,  cette  ville  de  l'ancienne  Ttiébaïde 
est  pour  les  étrangers  qui  remontent  le  Nil  une  sorte  de  Ca- 
poue.  Il  y  a  là  des  Laïs  et  des  Aspasies  qui  mènent  une  grande 
existence,  et  qui  se  sont  enrichies  particulièrement  aux  dépens 
de  l'Angleterre.  Elles  ont  des  palais,  des  esclaves,  et  pour- 
raient se  faire  construire  des  pyramides  comme  la  fameuse 
Rhodope,  si  c'était  encore  la  mode  aujourd'hui  d'entasser  des 
pierres  sur  son  corps  pour  prouver  sa  gloire  ;  elles  aiment 
mieux  les  diamants. 

Je  comprenais  bien  cjue  le  juif  Yousef  ne  cultivait  pas  ma 
connaissance  sans  quelque  motif  j  l'incertitude  que  j'avais  là- 
dessus  m'avait  empêché  déjà  de  l'avertir  de  mes  visites  aux 
bazars  d'esclaves.  L'étranger  se  trouve  toujours  en  Orient  dans 
la  position  de  l'amoureux  naïf  ou  du  fils  de  famille  des  co- 
médies de  Molière.  Il  faut  louvoyer  entre  le  Mascarille  et  le 
,  r-.  Sbrigani.  Pour  mettre  fin  à  tout  calcul  possible,  je  me  plai- 
gnis de  ce  que  le  prix  de  l'esclave  avait  presque  épuisé  ma 
bourse. 

—  Quel  malheur!  s'écria  le  juif;  je  voulais  vous  mettre  de 
moitié  dans  une  affttire  magnifique  qui,  en  quelques  jours, 
vous  aurait  rendu  dix  fois  votre  argent.  Aous  sommes  plu- 
sieurs amis  qui  achetons  toute  la  récolte  des  feuilles  de  mûrier 


•!?8  VOYAGE     E.\      OlUENT. 

aux  environs  du  Caire,  et  nous  la  levcndrons  en  détail,  le 
prix  que  nous  voudrons,  aux  éleveurs  de  vers  à  soie;  mais  il 
faut  ini  peu  d'argent  comptant;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare 
dans  ce  pays  :  le  taux  légal  est  de  24  pour  100.  Pourtant,  avec 
des  spéculations  raisonnables,  l'argent  se  multiplie.,.  Enfin  n'en 
parlons  plus.  Je  vous  donnerai  seulement  un  conseil  :  vous  ne 
savez  pas  l'arabe;  n'employez  pas  le  drogman  pour  parler  avec 
votre  esclave;  il  lui  communiquerait  de  mauvaises  idées  sans 
que  vous  vous  en  doutiez,  et  elle  s'enfuirait  quelque  jour  ;  cela 
s'est  vu. 

Ces  paroles  me  donnèrent  à  réfléchir. 

Si  la  garde  d'une  femme  est  difficile  pour  un  mari,  que  ne 
sera-ce  pas  pour  un  maître  !  C'est  la  jiosition  d'Arnolpbe  ou 
de  Georges  Dandin.  Que  faire?  L'eunuque  et  la  duègne  n'ont 
rien  de  sûr  pour  un  étranger;  accorder  tout  de  suite  à  une 
esclave  l'indépendance  des  femmes  françaises,  ce  serait  ab- 
surde dans  un  pays  où  les  femmes,  comme  on  sait,  n'ont  aucun 
principe  contre  la  plus  vulgaire  séduction.  Comment  sortir  de 
chez  moi  seul  ?  et  connuent  sortir  avec  elle  dans  un  pays  où 
jamais  fenmie  ne  s'est  montrée  au  bras  d'un  homme?  Com- 
prend-on que  je  n'eusse  pas  prévu  tout  cela? 

Je  fis  dire  par  le  juif  à  Mustafa  de  me  préparer  à  diner;  je 
ne  pouvais  pas  évidemment  mener  l'esclave  à  la  table  dhôte 
de  l'hôtel  Domergue.  Quant  au  drogman,  il  était  allé  attendre 
l'arrivée  de  la  voiture  de  Suez;  car  je  ne  l'occupais  pas  assez 
pour  qu'il  ne  cherchât  point  à  promener  de  temps  en  temps 
quelque  Anglais  dans  la  ville.  Je  lui  dis  à  son  retour  que  je  ne 
voulais  plus  l'employer  que  pour  certains  jours,  que  je  ne 
garderais  pas  tout  ce  monde  qui  m'entourait,  et  qu'ayant  une 
esclave,  j'apprendrais  très-vite  à  échanger  quelques  mots  avec 
elle,  ce  qui  me  suffisait.  Comme  il  s'était  cru  plus  indis- 
pensable que  jamais,  cette  déclaration  l' étonna  un  peu.  Cepen- 
dant il  finit  par  bien  prendie  la  chose,  et  me  dit  que  je  le 
rouverais  à  l'hôtel  fVaghorn  chaque  fois  que  j'aurais  besoin. 
de  lui. 


LES     FEMMi:S     DU     CAIRE.  13* 

Il  s'altendait  sans  doute  à  me  servii'  de  truchenieii!,  j)our 
faire  du  moins  connaissance  avec  l'esclave  ;  mais  la  jalousie  eit 
une  chose  si  bien  comprise  en  Orient,  la  réserve  est  si  natu- 
relle dans  tout  ce  qui  a  rapport  aux  femmes,  qu'il  ne  m'en 
parla  même  pas. 

J'étais  rentré  dans  la  chambre  où  j'avais  laissé  l'esclave  en- 
dormie. Elle  était  réveillée  et  assise  sur  l'apjjui  de  la  fenêtre, 
regardant  à  droite  et  à  gauche  dans  la  rue,  par  les  grilles  laté- 
rales du  moucharaby.  Il  y  avait,  deux  maisons  plus  loin,  des 
jeunes  gens  en  costume  turc  de  la  réforme,  officiers  sans  doute 
de  quelque  personnage,  et  qui  fumaient  nonchalamment  de- 
vant la  porte.  Je  compris  qu'il  existait  un  danger  de  ce  côté. 
Je  cherchais  en  vain  dans  ma  tète  un  mot  qui  pût  lui  faire 
comprendre  qu'il  n'était  pas  bien  de  regarder  les  militaires 
dans  la  rue,  mais  je  ne  trouvais  que  cet  universel  tayeb  (très- 
bien),  interjection  optimiste  bien  digne  de  caractériser  l'esprit 
du  peuple  le  plus  doux  de  la  terre,  mais  tout  à  fait  insuffi- 
sante dans  la  situation. 

O  femmes!  avec  vous  tout  change.  J'étais  heureux,  content 
de  tout  Je  disais  tayeb  à  tout  propos,  et  l'Egypte  me  souriait. 
Aujourd'hui,  il  me  faut  chercher  des  mots  qui  ne  sont  peut- 
être  pas  dans  la  langue  de  ces  nations  bienveillantes.  Il  est  vrai 
que  j'avais  sinpris  chez  quelques  naturels  un  mot  et  un  geste 
négatifs.  Si  une  chose  ne  leur  plaît  pas,  ce  qui  est  rare,  ils 
vous  disent  :  Lah  I  en  levant  la  main  négligemment  à  la  hau- 
teur du  front.  Mais  comment  dire  d'un  ton  rude,  et  toutefois 
avec  un  mouvement  de  main  languissant  :  Lah!  Ce  fut  ce- 
pendant à  quoi  je  m'arrêtai  faute  de  mieux  ;  après  cela,  je  ra- 
menai l'esclave  vers  le  divan,  et  je  fis  un  geste  qui  indiquait 
qu'il  était  plus  convenable  de  se  tenir  là  qu'à  la  fenêtre.  Du 
reste,  je  lui  fis  comprendre  que  nous  ne  tarderions  pas  à 
dîner. 

La  question  maintenan":  était  de  savoir  si  je  la  laisserais  dé- 
couvrir sa  figure  devant  le  cuisinier  ;  cela  me  parut  contraire 
aux   usages.    Personne,  jusque-là,  n'avait  cherché  à  la  voir. 


140  VOYAGE     EX    ORIENT. 

Le  drognian  lui-niéiue  n'était  pas  monté  avec  moi  lorsque 
Abd-el-Kérim  m'avait  fait  voir  ses  fennnes  ;  il  était  donc  clair 
que  je  me  ferais  mépriser  en  agissant  autrement  f[ue  les  gens 
du  pays. 

Quand  le  dîner  fut  prêt,  Mustapha  ci'ia  du  dehors  : 

—  Sidi! 

Je  sorlis  de  la  chambre  ;  il  me  montra  la  casserole  de  terre 
contenant  une  poule  découpée  dans  du  v\i, 

—  Bono!  honol  lui  dis-je. 

Et  je  rentrai  pour  engager  l'esclave  à  remettre  son  masque, 
ce  qu'elle  fit. 

Mustapha  ])laca  la  table,  posa  dessus  une  nappe  de  drap  vert; 
puis,  ayant  arrangé  sur  un  plat  sa  pyramide  de  pilau,  il  ap- 
porta encore  ]>lusieurs  verdures  siu'  de  petites  assiettes,  et  "no- 
tamment des  koulkas  découpés  dans  du  vinaigre,  ainsi  que  des 
tranches  de  gros  oignons  nageant  dans  une  sauce  à  la  mou- 
tarde ;  cet  ambigu  n'avait  pas  mauvaise  mine.  Ensuite  il  se 
retira  discrètement. 

IV    PREMIÈRES     LEÇONS     d'aRABE 

Je  fis  signe  à  l'esclave  de  prendre  une  chaise  (j'avais  eu  la 
faiblesse  d'acheter  des  chaises)  ;  elle  secoua  la  tète,  et  je  com- 
pris que  mon  idée  était  lidicule  à  cause  du  peu  de  hauteur  de 
la  table.  Je  mis  donc  des  coussins  à  terre,  et  je  pris  place  en 
l'invitant  à  s'asseoir  de  l'autre  côté;  mais  lien  ne  put  la  dé- 
cider. Elle  détournait  la  tète  et  mettait  la  main  sur  sa  bouche. 

—  Mon  enfant,  lui  dis-je,  est-ce  que  vous  voulez  vous  laisser 
mourir  de  faim? 

Je  sentais  qu'il  valait  mieux  parler,  même  avec  la  certitude 
de  ne  pas  être  compris,  que  de  se  livrer  à  une  pantomime  ri- 
dicule. Elle  répondit  quelques  mots  qui  signifiaient  probable- 
ment qu'elle  ne  comprenait  pas,  et  auxquels  je  répliquai  ; 
Tayeh.  C'était  toujours  un  commencement  de  dialogue. 

Lord  Byron  disait  par  expérience  que  le  meilleur  moyen 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  141 

d'apprendre  une  langue  était  de  vivre  seul  pendant  quelque 
temps  avec  une  femme;  mais  encore  faudrait-il  y  joindre  quel- 
ques livres  élémentaires;  autrement,  on  n'ajjprcnd  que  des 
substantifs,  le  verbe  manque;  ensuite  il  est  bien  difficile  de  re- 
tenir des  mots  sans  les  écrire,  et  l'arabe  ne  s'écrit  pas  avec  nos 
lettres,  ou  du  moins  ces  dernières  ne  donnent  qu'une  idée  im- 
parfaite de  la  prononciation.  Quant  à  apprendre  l'écriture 
arabe,  c'est  une  afiiiire  si  compliquée  à  cause  des  élisions,  que 
le  savant  Volney  avait  trouvé  plus  simple  d'inventer  un  alpha- 
bet mixte,  dont  malheureusement  les  autres  savants  n'encou- 
ragèrent pas  l'emploi.  La  science  aime  les  difficultés,  et  ne 
tient  jamais  à  vulgariser  beaucoup  l'étude  :  si  l'on  apprenait 
par  soi-même,  que  deviendraient  les  professeurs? 

—  Après  tout,  me  dis-je,  cette  jeune  fille,  née  à  Java,  suit 
peut-être  la  religion  hindoue;  elle  ne  se  nourrit  sans  doute 
que  de  fruits  et  d'herbages. 

Je  fis  un  signe  d'adoration,  en  prononçant  d'un  air  interro- 
gatif  le  nom  de  Brahma;  elle  ne  parut  pas  comprendre.  Dans 
tous  les  cas,  ma  prononciation  eût  été  mauvaise  sans  doute. 
J'énimiérai  encore  tout  ce  que  je  savais  de  noms  se  rattachant 
à  cette  même  cosmogonie  ;  c'était  comme  si  j'eusse  parlé  fran- 
çais. Je  commençais  à  regretter  d'avoir  remercié  le  drogman; 
j'en  voulais  surtout  au  marchand  d'esclaves  de  m'avoir  vendu 
ce  bel  oiseau  doré  sans  me  dire  ce  qu'il  fallait  lui  donner  pour 
nourriture. 

Je  lui  présentai  simplement  du  pain,  et  du  meilleur  c[u'on 
fît  au  quartier  franc;  elle  dit  d'un  ton  mélancolique  :  Mafisch! 
mot  inconnu  dont  l'expression  m'attrista  beaucoup.  Je  son- 
joeai  alors  à  de  pauvres  bayarlères  amenées  à  Paris  il  y  a  quel- 
ques années,  et  qu'on  m'avait  fait  voir  dans  une  maison  des 
Champs-El3sées.  Ces  Indiennes  ne  prenaient  que  des  aliments 
qu'elles  avaient  préparés  elles-mêmes  dans  des  vases  neufs.  Ce 
souvenir  me  rassura  un  peu,  et  je  résolus  de  sortir,  après  mon 
repas,  avec  l'esclave  pour  éclalrcir  ce  point. 

La  défiance  que  m'avait  inspirée  le  juif  pour  mon  drogman 


142  VOYAGE     EN     ORIENT. 

avait  eu  pour  second  effet  de  me  mettre  en  garde  contre  lui- 
même;  voilà  ce  qui  m'avait  conduit  à  cette  position  fâcheuse. 
Il  s'agissait  donc  de  prendre  pour  interprète  quelqu'un  de  sûr, 
afin  du  moins  de  faire  connaissance  avec  mon  acquisition.  Je 
songeai  un  instant  à  M.  Jean,  le  mamelouk,  homme  d'un  âge 
respectable  ;  mais  le  moyen  de  conduire  cette  femme  dans  un 
cabaret?  D'un  autre  côté,  je  ne  pouvais  pas  la  faire  rester  dans 
la  maison  avec  le  cuisinier  et  le  barbarin  pour  aller  chercher 
M.  Jean.  Et,  eussé-je  envoyé  dehors  ces  deux  serviteurs  hasar- 
deux, était-il  prudent  de  lai^ser  une  esclave  seule  dans  un 
loiris  fermé  d'une  serrure  de  bois  ? 

Un  son  de  petites  clochettes  retentit  dans  la  rue  ;  je  vis  à 
travers  le  treillis  un  chevrier  en  sarrau  bleu  qui  menait  quel- 
ques chèvres  du  côté  du  quartier  franc.  Je  le  montrai  à  l'es- 
clave, qui  me  dit  en  souriant  :  Jioua  !  ce  que  je  traduisis  par 
oui. 

J'appelai  le  chevrier,  garçon  de  quinze  ans,  au  teint  hâlé, 
aux  yeux  énormes,  ayant,  du  reste,  le  gros  nez  et  la  lèvre 
épaisse  des  têtes  de  sphinx,  un  type  égyptien  des  plus  purs.  Il 
entra  dans  la  cour  avec  ses  bêtes,  et  se  mit  à  en  traire  une  dans 
Tin  vase  de  faïence  neuve  que  je  fis  voir  à  l'esclave  avant  qu'il 
s'en  servit.  Celle-ci  répéta  aioiia,  et,  du  haut  de  la  galerie,  elle 
regarda,  bien  que  voilée  ,  le  manège  du  chevrier. 

Tout  cela  é\ait  simple  comme  lidylle,  et  je  trouvai  très-na- 
turel qu'elle  lui  adressât  ces  deux  mots  :  Talé  boiicAra;  je  com- 
pris qu'elle  l'engageait  sans  doute  à  revenir  le  lendemain. 
Quand  la  tasse  fut  pleine,  le  chevrier  me  regarda  d'un  air  sau- 
nage en  criant  : 

—  Jt  foulmiz! 

J'avais  assez  cultivé  les  âniers  pour  savoir  que  cela  voulait 
dire  :  «  Donne  de  l'argent.  »  Quand  je  l'eus  payé,  il  cria  en- 
core :  Bahchis  !  Aulve  expression  favoiite  de  iKgvptien,  qui  ré- 
clame à  tout  propos  le  pourboire.  Jeluirépondis  :  Taléhouch-a! 
comme  avait  dit  Tesclave.  Il  s'éloigna  satisfait.  Voilà  comme 
on  apprend  les  langues  peu  à  peu. 


LES    FEMMES     DU     CAIRE  143 

Elle  se  contenla  de  boire  son  lait  sans  y  vouloir  mettre  de 
pain;  toutefois,  ce  léger  repas  me  rassura  un  peu;  je  craignais 
q.u'elle  ne  fût  de  cette  race  javanaise  qui  se  nourrit  d'une  sorte 
de  terre  grasse  qu'on  n'aurait  peut-être  pas  pu  se  procurer  au 
Caire.  Ensuite  j'envoyai  chercher  des  ânes  et  je  fis  signe  à 
l'esclave  de  prendre  son  vêtement  de  dessus  [milayeh).  Elle  re- 
garda avec  un  certain  dédain  ce  tissu  de  coton  quadrillé,  qui 
est  pourtant  fort  bien  porté  au  Caire,  et  me  dit  ; 

—  An^  aou.ss  habharaJt  ! 

Comme  on  s'instruit!  Je  compris  qu'elle  espérait  porter  de 
la  soie  au  lieu  de  coton,  le  vêtement  des  grandes  dames  au  lieu 
de  celui  des  simples  bourgeoises,  et  je  lui  dis  :  Lah!  lali  !  en 
secouant  la  tête  à  la  manière  des  Égyi)tiens. 

v  I —  l'aimable   interprète 

Je  n'avais  envie  ni  d'aller  acheter  un  habbarah,  ni  de  faire 
une  simple  promenade  ;  il  m'était  venu  à  l'idée  qu'en  prenant 
un  abonnement  au  cabinet  de  lecture  français,  la  gracieuse 
madame  Bonhomme  voudrait  bien  me  servir  de  truchement 
pour  une  première  explication  avec  ma  jeune  captive.  Je  n'a- 
vais vu  encore  madame  Bonhomme  que  dans  la  fameuse  re- 
présentation d'amateurs  qui  avait  inauguré  la  saison  au  teatro 
del  Cairo;  mais  le  vaudeville  qu'elle  avait  joué  lui  prêtait  à 
mes  yeux  les  qualités  d'une  excellente  et  obligeante  personne. 
Le  théâtre  a  cela  de  particulier,  qu'il  vous  donne  l'illusion  de 
connaître  parfaitement  une  inconnue.  De  là  les  grandes  pas- 
sions qu'inspirent  les  actrices,  tandis  qu'on  ne  s'épiend  guère, 
n  général,  des  femmes  qu'on  n'a  fait  que  voir  de  loin. 
Si  l'actrice  a  ce  privilège  d'exposer  à  tous  un  idéal  que  l'i- 
magination de  chacun  interprète  et  realise  à  son  gré,  pourquoi 
ne  pas  reconnaître  chez  une  jolie  et,  si  vous  voulez  même, 
une  vertueuse  marchande,  cette  fonction  généralement  bien- 
veillante, et  pour  ainsi  dire  initiatrice,  qui  ouvre  à  l'etrangei 
des  relations  utiles  et  charniaiites.'' 


144  VOYAGE     EN     OniE  NT. 

On  sait  à  que!  puint  le  bon  Yorick,  inconnu,  inquiet,  perdu 
dans  le  grand  tumulte  de  la  vie  parisienne,  fut  ravi  de  trouver 
accueil  chez  une  aimable  et  complaisante  gantière;  mais  com-. 
bien  une  telle  rencontre  n'est-elle  pas  plus  utile  encore  dans 
une  ville  d'Orient  1 

Madame  Bonlioniiiie  accepta  avec  toute  la  grâce  et  toute  la 
patience  possibles  le  rôle  d'interprète  entre  l'esclave  et  mol.  Il 
y  avait  du  monde  dans  la  salle  de  lecture,  de  sorte  qu'elle  nous 
fit  entrer  dans  un  magasin  d'articles  de  toilette  et  d'assortiment, 
qui  était  joint  à  la  librairie.  Au  c[uartier  franc,  tout  commer- 
çant vend  de  tout.  Pendant  que  l'esclave,  étonnée,  examinait 
avec  ravissement  les  merveilles  du  luxe  européen,  j'expliquais 
ma  position  à  madame  Bonhomme,  qui,  du  reste,  avait  elle- 
même  une  esclave  noire  à  laquelle,  de  temps  en  temps,  je 
l'entendais  donner  des  ordi'es  en  arabe. 

Mon  récit  l'intéressa;  je  la  priai  de  demander  à  l'esclave  si 
elle  était  contente  de  m 'appartenir. 

—  Aioua!  répondit  celle-ci. 

A  cette  réponse  affirmative,  elle  ajouta  qu'elle  serait  bien 
contente  d'être  vêtue  comme  une  Européenne.  Cette  prétention 
fit  sourire  madame  Bonhomme,  qui  alla  chercher  un  bonnet 
de  tulle  à  rubans  et  le  lui  ajusta  sur  la  tète.  Je  dois  avouer  que 
cela  ne  lui  allait  pas  très-bien;  la  blancheur  du  bonnet  lui  don- 
nait l'air  malade. 

—  Mon  enfant,  lui  dit  madame  Bonhomme,  il  faut  rester 
comme  tu  es;  le  tarbouch  te  sied  beaucoup  mieux. 

Et,  comme  l'esclave  renonçait  au  bonnet  avec  peine,  elle  lui 
alla  chercher  un  tatikos  de  fennne  grecque  festonné  d'or,  qui, 
cette  fois,  était  du  meilleur  effet.  Je  vis  bien  qu'il  y  avait  là  une 
légère  intention  de  pousser  à  la  vente  ;  mais  le  prix  était  mo- 
déré, malgré  l'exquise  délicatesse  du  iravail. 

Certain  désormais  d'une  double  bienveillance,  je  me  fis  ra- 
conter en  détail  les  aventures  de  cette  pauvre  fille.  Cela  res- 
semblait à  toutes  les  histoires  d'esclaves  possibles,  à  l'Andrienne 
de  Térence,  à  mademoiselle  Aïssé...  Il  est  bien  entendu  que  je 


LES    FEMMES    DU     CAIRE.  J45 

ne  me  flattais  pus  d'obtenir  la  vérilé  complète.  Issue  de  nobles 
parents,  enlevée  toute  petite  au  liord  de  la  mer,  chose  qui  se- 
rait; invraisemblable  aujourd'hui  dans  la  jMcditerrance,  mais 
qui  reste  probable  au  point  de  vue  des  mers  du  Sud.  Et,  d'ail- 
leurs, d'oîi  serait-elle  venue?  Il  n'y  avait  pas  à  douter  de  son 
origine  malaise.  Les  sujets  de  l'empire  ottoman  ne  peuvent 
être  vendus  sous  aucun  prétexte.  Tout  ce  qui  n'est  pas  blanc 
ou  noir,  en  fait  d'esclaves,  ne  peut  donc  appaitenir  qu'à  l'A- 
byssinie  ou  à  l'archipel  indien. 

Elle  avait  été  vendue  à  un  cheik  très-vieux  du  territoire  de 
la  Mecque.  Ce  cheik  étant  mort,  des  marchands  de  la  caravane 
l'avaient  emmenée  et  exposée  en  vente  au  Caire. 

Tout  cela  était  fort  naturel,  et  je  fus  heureux  de  croii'e,  en 
effet,  qu'elle  n'avait  ])as  eu  d'autre  possesseur  avant  moi  que  ce 
vénérable  cheik  glacé  par  l'âge. 

—  Elle  a  bien  dix-huit  ans,  me  dit  madame  Bonhounne  ;  mais 
elle  est  tiès-forte,  et  vous  l'auriez  payée  plus  cher,  si  elle  n'é- 
tait pas  d'une  race  qu'on  voit  rarement  ici.  Les  Turcs  sont  gens 
d'habitude,  il  leur  faut  des  Abyssiniennes  ou  des  noires  ;  soyez 
sûr  qu'on  l'a  promenée  de  ville  en  ville  sans  pouvoir  s'en  défaire. 

—  Eh  bien,  dis -je,  c'est  donc  que  le  sort  voulait  que  je  pas- 
sasse par  là.  Il  m'était  réservé  d'influer  sur  sa  bonne  ou  sa 
u)auvais(;  fortune. 

Cttte  manière  de  voir,  en  rapport  avec  la  fatalité  orientale, 
fut  transmise  à  l'esclave,  et  me  valut  son  assentiment. 

Je  lui  lis  demander  pourquoi  elle  n'avait  pas  voulu  mangei'  le 
matin  et  si  elle  était  de  la  religion  hindoue. 

—  Non,  elle  est  musulmane,  me  dit  madame  Bonhomme 
après  lui  avoir  parlé;  elle  n'a  pas  mangé  aujourd'hui,  parce 
que  c'est  jour  de  jeûne  jusqu'au  coucher  du  soleil. 

Je  regrettai  qu'elle  n'appartînt  ])as  au  culte  brahmanique, 
pour  lequel  j'ai  toujours  eu  un  faible;  quant  au  langage,  elle 
s'exprimait  dans  l'arabe  le  plus  pur,  et  n'avait  conservé  de  sa 
langue  primitive  que  le  souvenir  de  quelques  chansons  ou  pan- 
touns,  que  je  me  promis  de  lui  faire  répéter. 
I. 


14  6  VOYAGE     L.N     OUIKÎST. 

—  Maintenant,  nie  dit  madame  Bonhomme,  comment  ferez- 
vous  pour  vous  entretenir  avec  elle? 

—  Mi'daaie,  lui  dis-je,  je  sais  déjà  un  mot  avec  lequel  on  se 
montre  content  de  tout;  indiquez-m'en  seuleuTînt  un  autre  qui 
exprime  le  contraire.  Mon  intelligence  suppléera  au  reste,  en 
attendant  que  je  m'instruise  mieux. 

—  Est-ce  que  vous  en  êtes  déjà  au  chapitre  des  refus  ?  me 
dii-elle. 

—  J'ai  de  l'expérience,  répondis-je,  il  faut  tout  prévoir. 

—  Hélas!  me  dit  tout  bas  madame  Bonhomme,  ce  teiribie 
mot,  le  voilà  :  Maftsch!  Cela  comprend  toutes  les  négations 
possibles. 

Alors,  je  me  souvins  que  l'esclave  l'avait  déjà  prononcé 
avec  moi. 

VI    l'île     de     RODDAn 

Le  consul  général  m'avait  invité  à  faire  une  excursion  dans 
les  environs  du  Caire.  Ce  n'était  pas  une  offre  à  négliger,  les 
consuls  jouissant  de  privilèges  et  de  facilités  sans  nombre  pour 
tout  visiter  commodément.  J'avais,  en  outre,  l'avantage,  dans 
cette  promenade,  de  pouvoir  disposer  d'une  voiture  européenne, 
chose  raie  dans  le  Levant.  Lne  voiture  au  Caire  est  un  luxe 
d'autant  plus  beau,  qu'il  est  impossible  de  s'en  servir  pour 
circuler  dans  la  ville  ;  les  souverains  et  leurs  représentants  au- 
raient seuls  le  droit  d'écraser  les  hommes  et  les  chiens  dans 
les  rues,  si  l'étixtitesse  et  la  forme  tortueuse  de  ces  dernières 
leur  permettaient  d'en  profiter.  Mais  le  pacha  lui-même  est 
obligé  de  tenir  ses  remises  près  des  jiortes,  et  ne  peut  se  faire 
voiturer  qu'a  ses  diverses  maisons  de  campagne;  alors,  rien 
n'est  plus  curieux  que  de  voir  un  coupé  ou  une  calèche  du  der- 
nier goût  de  Paris  ou  de  Londres  portant  sur  le  siège  un  cocher 
à  turban,  qui  tient  d'une  main  son  fouet  et  de  l'autre  sa  longue 
pipe  de  cerisier. 

Je  reçus  donc  un  jour  la  visite  d'un  janissaire  du  consulat, 
cjui  frappa  de  grands  coups  à  la  porte  avec  sa  grosse  canne  à 


LES     FEMMLS     DU     CAIRE.  147 

pomme  d'argent,  pour  me  faire  honneur  dans  le  quartier.  Il 
me  dit  que  j'étais  attendu  au  consulat  pour  l'excursion  conve- 
nue. Nous  devions  partir  le  lendemain  an  point  du  jour  ;  mais 
le  consul  ne  savait  pas  que,  depuis  sa  première  invitation,  mou 
logis  de  garçon  était  devenu  un  ménage,  et  je  me  demandais 
ce  que  je  ferais  de  mon  aimable  compagne  pendant  une  absence 
d'ini  jour  entier.  La  mener  avec  rnoi  eût  été  indiscret  ;  la  laisser 
seule  avec  le  cuisinier  et  le  portier  était  manquer  à  la  pru- 
dence la  plus  v^dgaire.  Cela  m'embarrassa  beaucoup.  Enfin  je 
songeai  qu'il  fallait  ou  se  résoudre  à  acheter  des  eunuques,  ou 
>e  confier  à  qiielqu'un.  Je  la  fis  monter  sur  un  àne,  et  nous  nous 
arrêtâmes  bientôt  devant  la  boutique  de  M.  Jean.  Je  demandai 
à  l'ancien  mamelouk  s'il  ne  connaissait  p.*ts  quelque  famille 
honnête  à  laquelle  je  pusse  confier  l'esclave  pour  un  jour. 
M.  Jean,  homme  de  ressoui-ces,  m'indiqua  un  vieux  Cophle,^ 
nommé  Mansour,  qui,  ayant  servi  plusieurs  années  dans  l'ar- 
mée française,  était  digne  de  confiance  sous  tous  les  rapports. 

Mansour  avait  été  mamelouk  comme  M.  Jean,  mais  des  ma- 
melouks de  l'armée  française.  Ces  derniers,  coaime  il  me  l'ap- 
prit:, se  composaient  principalement  de  Cophtes  qui,  lors  de  la 
retraite  de  l'expédition  d'Egypte,  avaient  suivi  nos  soldats.  Le 
pauvre  Mansoiir,  avec  plusieurs  de  ses  camarades,  fut  jeté  à 
l'eau  à  Marseille  par  la  populace  pour  avoir  soutenu  le  parti 
de  l'empereur  au  retour  des  Bourbons  ;  mais,  en  véritable  en- 
fant du  ]Sil,  il  parvint  à  se  sauver  à  la  nage  et  à  gagner  un  au- 
tre point  de  la  côte. 

Nous  nous  rendîmes  chez  ce  brave  homme,  qui  vivait  avec 
sa  femme  dans  une  vaste  maison  à  moitié  écroulée  .  les  pla- 
fonds faisaient  ventre  et  menaçaient  la  tète  des  habitants  ;  la 
menuiserie  découpée  des  fenêtres  s'ouvrait  par  places  comme 
une  guipure  déchirée.  Des  restes  de  meubles  et  des  haillons 
paraient  seuls  l'antique  demeure,  où  la  poussière  et  le  soleil 
causaient  une  impression  aussi  morne  que  peuvent  le  faire  la 
pluie  et  la  boue  pénétrant  dans  les  plus  pauvres  réduits  de  nos 
villes.  Jeus  le  cœur  serré  en  songeant  que  la  plus  grande  partie 


i48  VOYAGE     EN     ORIENT. 

de  la  population  du  Caire  habitait  ainsi  des  maisons  que  les  rats 
avaient  abandonnées  déjà,  comme  peu  sûres.  Je  n'eus  pas  un 
instant  l'idée  d'y  laisser  l'esclave,  mais  je  priai  le  vieux  Cophte 
et  sa  femme  de  venir  chez  moi.  Je  leur  promettais  de  les  pren- 
dre à  mon  service,  quitte  à  renvoyer  l'un  ou  l'autre  de  mes 
serviteurs  actuels.  Du  resie,  à  une  piastre  et  deuiie,  ou  qua- 
rante centimes  par  tête  et  par  jour,  il  n'y  avait  pas  encore  de 
prodigalité. 

Ayant  ainsi  assuré  la  tranquillité  de  mon  intérieur  et  opposé, 
comme  les  tvrans  habiles,  une  nalion  fidèle  à  deux  peuples 
douteux  qui  auraient  pu  s'entendre  contre  moi,  je  ne  vis  au- 
cune difficulté  à  me  rendre  chez  le  consul.  Sa  voiture  attendait 
à  la  porte,  bourrée  de  comestibles,  avec  deux  janissaires  à 
cheval  pour  nous  accompagner.  Il  y  avait  avec  nous,  outre  le 
secrétaire  de  légation,  un  grave  personnage  en  costume  oriental, 
nommé  le  cheik  Abou-Khaled,  que  le  consul  avait  invité  pour 
nous  donner  des  explications;  il  parlait  facilement  l'italien,  et 
passait  pour  un  poëte  des  plus  élégants  et  des  plus  instruits 
dans  la  littérature  arabe. 

—  C'est  tout  à  fait,  me  dit  le  consul,  un  homme  du  temps 
passé.  La  r-é forme  lui  est  odieuse,  et  pourtant  il  est  difficile  de 
voir  un  esprit  plus  tolérant.  Il  appartient  à  cette  génération 
d'Arabes  philosophes,  vnltaijiens  même  pour  ainsi  dire,  toute 
particulière  à  l'Egypte,  et  qui  ne  fut  pas  hostile  à  la  domination 
française. 

Je  demandai  au  cheik  s'il  y  avait,  outre  lui,  beaucoup  de 
poètes  au  Caire. 

—  Hélas!  dit-il,  nous  ne  vivons  plus  au  temps  où,  pour 
une  belle  pièce  de  vers,  le  souverain  ordonnait  qu'on  remplît 
de  sequins  la  bouche  du  poète,  tant  qu'elle  en  pouvait  tenir. 
Aujourd'hui,  nous  sommes  seulement  des  bouches  inutiles.  A 
quoi  servirait  la  poésie,  sinon  pour  amuser  le  bas  peuple  dans 
les  cai're fours? 

—  Et  pourquoi,  dis-je,  le  peuple  ne  serait-il  pas  lui-même 
un  souverain  généreux? 


LES     Fl.MJlliS     1)  L     CAIRE.  149 

—  Il  est  trop  pauvre,  répondit  le  cheik,  et,  d'ailleurs,  son 
iij'norance  est  devenue  telle,  qu'il  n'appréeie  plus  que  les  ro- 
mans délayés  sans  art  et  sans  souci  de  la  pureté  du  style.  Il 
suffit  d'amuser  les  habitués  d'un  café  par  des  aventures  san- 
glantes ou  graveleuses.  Puis,  à  l'endroit  le  plus  intéressant,  le 
narrateur  s'arrête,  et  dit  qu'il  ne  conliiiuera  pas  l'Iiistoire  qu'on 
ne  lui  ait  donné  telle  sonnne;  mais  il  rejette  toujours  le  dénoû- 
raent  au  lendemain,  et  cela  dure  des  semaines  entières. 

—  Eh!  mais,  lui  dis-je,  tout  cela  est  comme  chez  nous' 

—  Quant  aux  illustres  poèmes  dAntar  ou  d'Abou-Zeyd, 
continua  le  cheik,  on  ne  veut  plus  les  écouter  que  dans  les  fêtes 
religieuses  et  par  habitude.  Est-il  même  sur  que  beaucoup  en 
comprennent  les  beautés?  Les  gens  de  notre  temps  savent  ù 
peine  lire.  Qui  croirait  que  les  plus  savants,  entre  ceu.x  cjui 
connaissent  l'arabe  littéraire,  sont  aujourd'hui  deux  Français? 

—  Il  veut  parler,  me  dit  le  consul,  du  docteur  Perron  et  de 
M.  Fresnel,  consul  de  Djcddah.  Vous  avez  pourtant,  ajouta-t-il 
en  se  tournant  vci's  le  cheik,  beaucoup  de  saints  ulémas  à  barbe 
blanche  qui  passent  tout  leur  temps  dans  les  bibliothèques  des 
mosquées? 

—  Est-ce  apprendre,  dit  le  cheik,  que  de  rester  toute  sa  vie, 
en  fumant  son  narghilé,  à  relire  un  petit  nombre  des  mômes 
livres,  sous  prétexte  que  rien  n'est  plus  beau  et  que  la  doctrine 
en  est  supérieure  à  toutes  choses?  Autant  vaut  renoncer  à  notre 
passé  glorieux  et  ouviir  nos  esprits  à  la  science  des  Francs.,., 
qui  cependant  ont  tout  appris  de  nous! 

Nous  avions  quitté  l'enceinte  de  la  ville,  laisf.é  à  droite  Bou- 
laq  et  les  riantes  villas  c[ui  l'entourent,  et  nous  roulions  dans 
une  avenue  large  et  ombragée,  tracée  au  milieu  des  cultures, 
qui  traverse  un  vaste  terrain  cultivé,  appartenant  à  Ibrahim, 
C'est  lui  qui  a  fait  planter  de  dattiers,  de  mûriers  et  de  figuiers 
de  pharaon  toute  cette  plaine  autrefois  stérile,  qui  aujouidhui 
|l  semble  un  jardin.  De  grands  bâtiments  servant  de  fabriques  oc- 

cupent le  centre  de  ces  cultures  à  peu  de  distance  du  Nil.  En  les 
dépassant  et  tournant  à  dioite,    nous  nous  trouvâmes    devant 


150  VOYAGE     EX     OniENT. 

une  arcade  par  où  l'on  descend  au  fleuve  pour  se  rendre  à  l'île 
de  Pvoddali. 

Le  liras  du  Isil  semble  en  cet  endroit  une  petite  rivière  qui 
coule  parmi  les  kiosques  et  les  jardins.  Des  roseaux  touffus 
bordent  la  rive,  et  la  tradition  indique  ce  point  comme  étant 
celui  où  la  fille  du  pharaon  ti'ouva  le  berceau  de  ^loïse.  En  se 
tournant  \ers  le  sud,  on  aperçoit  à  droite  le  port  du  vieux 
Caire,  à  gauche  les  bâtiments  du  Mekkias  ou  Kilomètre,  en- 
tremêlés de  minarets  et  de  coupoles,  qui  forment  la  pointe  de 
l'île. 

Cette  dernière  n'est  pas  seulement  une  délicieuse  résidence 
princière,  elle  est  devenue  aussi,  grâce  aux  soins  d  Ibrahim,  le 
Jardin  des  plantes  du  Caire.  On  peut  penser  que  c'est  justement 
l'inverse  du  nôtre;  au  lieu  de  concentrer  la  chaleur  par  des 
serres,  il  faudrait  créer  là  des  pluies,  des  froids  et  des  brouil- 
lards artificiels  pour  conserver  les  plantes  de  notre  Europe.  Le 
fait  est  que,  de  tous  nos  arbres,  on  n'a  pu  élever  encore  qu'un 
pauvre  petit  chêne,  qui  ne  donne  pas  même  de  glands.  Ibrahim 
a  été  plus  heureux  dans  la  culture  des  plantes  de  l'Inde.  C'est 
une  tout  autre  végttation  que  celle  de  l'Égvpte,  et  qui  se  montre 
frileuse  déjà  dans  cette  latitude.  Nous  nous  promenihues  avec 
ravissement  sous  l'ombrage  vies  tamaiins  et  des  baobabs;  des 
cocotiers  à  la  tige  élancée  secouaient  cà  et  là  leur  feuillage  dé- 
coupé comme  la  fougère;  mais,  à  travers  mille  végétations 
étranges,  j'ai  distingué,  comme  infiniment  gracieuses,  des  allées 
de  bambous  formant  rideau  comme  nos  peupliers  ;  une  petite 
ri\  ière  seipentait  parmi  les  gazons,  où  des  paons  et  des  flamants 
roses  brillaient  au  milieu  d'une  foule  d'oiseaux  privés.  De 
temps  en  temps,  nous  nous  reposions  à  l'ombie  dune  espèce 
de  saule  pleureur,  dont  le  tronc  élevé,  droit  comme  un  mât, 
répand  autour  de  lui  des  niippes  de  feuillage  fort  épaisses;  on 
croit  être  ainsi  dans  ime  tente  de  soie  verte,  inondée  d'une  douce 
lumière. 

iNous  nous  arrachâmes  avec  peine  à  cet  liorizon  magique,  à 
cette  fraîcheur,  à  ces  senteurs  pénétrantes  dune  autre  partie 


T>ES     FEM.MES     DL     CAIUE.  151 

tl'.i  monde,  où  il  semWait  que  nous  fussions  transportés  par 
miracle  ;  mais,  en  marchant  au  nord  de  l'ilc,  nous  ne  tardâmes 
])as  à  rencontrer  toute  une  nature  différente,  destinée  sans 
<I:mte  à  compléter  la  gamme  des  végétations  tropicales.  Au  mi-- 
lieu  d'un  bois  composé  de  ces  arbres  à  fleurs  qui  semblent  des 
bouquets  gigantesques,  par  des  chemins  étroits,  cachés  sous 
des  voûtes  de  lianes,  on  arrive  à  une  sorte  de  la!:)yrinthe  qui 
gravit  dcn  rochers  factices,  surmontés  d'un  belvédère.  Entre 
Us  pierres,  au  boi'd  des  sentiers,  sur  votre  tète,  à  vos  pieds,  se 
tordent,  s'enlacent,  se  hérissent  et  grimacent  les  plus  étranges 
reptiles  du  moniie  végétal.  On  n'est  pas  sans  inquiétude  en 
metiant  le  pied  dans  ces  repaires  de  serpents  et  d'hydres  endor- 
mis, parmi  ces  végétations  presque  vivantes,  dont  quelcpirs-uns 
parodient  les  membres  huiDains  et  rappellent  la  monsti ueuse 
conformation  des  dieux  polypes  de  Tlnde, 

Ari'ivé  au  sommet,  je  fus  frappé  d'admiration  en  apercevant 
dans  tout  leur  développement,  au-dfssus  de  Gizèh,  qui  borde 
l'autre  côté  du  fleuve,  les  trois  pyramides  nettement  découpées 
dans  l'azur  du  ciel.  Je  ne  les  avais  jamais  si  bien  vues,  et  la 
transparence  de  l'air  permettait,  quoiqu'à  une  distance  de  trois 
lieues,  d'en  distinguer  tous  les  détails. 

Je  ne  suis  pas  de  l'avis  de  Voltaire,  qui  prétend  cpe  lès 
pyramides  de  l'Egypte  sont  loin  de  valoir  ses  fours  à  poulets  ; 
il  ne  m'était  pas  indifférent  non  plus  d'être  contemplé  par  qua- 
rante siècles  ;  mais  c'est  au  point  de  vue  des  souvenirs  du  Caire 
et  des  idées  arabes  qu'un  tel  spet  lacle  m'intéressait  dans  ce 
raonient-là,  et  je  me  hâtai  de  demander  au  cheik,  notre  com- 
pagnon, ce  qu'il  pensait  des  quatre  mille  ans  attribués  à  ces 
monuments  par  la  science  européenne. 

Le  vieillard  prit  place  sur  le  liivan  de  bois  du  kiosque,  et 
nous  dit  : 

—  Quelques  auteurs  pensent  que  les  pyramides  ont  été  bâties 
par  le  roi  préndam/ te  Gian-ben-Gian  ;  mais,  à  en  croire  une 
tradition  plus  répandue  chez  Udus,  il  existait,  trois  cents  ans 
avant  le  déluge,  un  rui  nommé  Saiaid,   fils  de  Salahoc,  qui 


152  \OYAr;i.    ln    oniiîNT. 

songea  une  riuil  que  tout  se  icnvcisait  sur  la  terre,  leshomnies 
tombant  sur  leur  visaye  et  les  maisons  sur  les  hommes  ;  les 
astres  s'entre-choquaienl  dans  le  c!el,  et  leurs  débris  cou- 
vraient le  sol  à  une  grande  hauteur.  Le  roi  s'éveilla  tout  épou- 
vanté, entra  dans  le  temple  du  Soleil,  et  resta  longtemps  à  bai- 
gner ses  joues  et  à  pleurer,  ensuite  il  convoqua  les  prêtres  et 
les  devins.  Le  prêtre  Akliman,  le  plus  savant  d'entre  eux,  lui 
déclara  qu'il  avait  fait  lui-nnême  un  rêve  semblable.  «  J'ai 
songé,  dit  il,  que  j'étais  avec  vous  sur  une  rr.onlagne,  et  que 
je  voyais  le  ciel  abaissé  au  point  qu'il  approchait  ilu  sommet 
de  nos  tètes,  et  que  le  peuple  courait  à  vous  en  foule  comme  à 
son  refuge i  qu'alors  vous  éle\iez  les  mains  au-dessus  de  vous 
el  tâchiez  de  repousser  le  ciel  ]iour  lempècher  de  s'abaisser 
davantage,  et  que,  moi,  vous  voyant  agir,  je  faisais  aussi  de 
même.  En  ce  moment,  une  voix  sortit  du  soleil  qui  nous  dit  : 
«  Le  ciel  retournera  en  sa  place  ordinaire  lorsque  j'aurai  f.iit 
9  trois  cents  tours.  »  Le  prêtre  ayant  parlé  ainsi,  le  roi  Saurid 
Çi\.  prt'iicbe  les  hauteurs  des  astres  et  rechercher  quel  accident  ils 
promettaient.  On  calcula  qu'il  devait  y  avoir  d'abord  un  déluge 
d'eau  et  plus  tard  un  déluge  de  feu.  Ce  fut  alors  que  le  roi  fit 
construire  les  pyramides  dans  celte  forme  angulaire  proj  re  à 
soutenir  même  le  choc  des  astres,  et  poser  ces  pierres  énormes, 
reliées  par  des  pivots  de  fer  et  taillées  avec  une  précision  telle, 
que  ni  le  feu  du  ciel  ni  le  déluge  ne  pouvaient  certes  les  péné- 
trer. Là  devaient  se  réfugier,  au  besoin,  le  roi  et  les  grands  du 
royaume,  avec  les  livres  et  images  des  sciences,  les  talismans 
cl  tout  ce  qu'il  iaq)ortdit  de  conserver  pour  l'avenir  de  la  race 
humaine. 

J  écoutais  cette  légende  avec  grande  attention,  et  je  dis  au 
consul  qu'elle  me  semblait  beaucoup  plus  satisfaisante  que  la 
supposition  acceptée  en  Europe,  que  ces  monstrueuses  con- 
structions auraient  été  seulement  des  tombeaux. 

—  Mais,  dis~je,  comment  les  gens  réfugiés  dans  les  salles 
des  pyramides  auraient-ils  pu  respirer? 

—  On  y  voit  encore,   reprit  le  cheik,  des  puits  et  des  ca- 


LES     l'I'AniES     [)U     CAIRE.  153 

naiix  qui  se  perdent  soii.-i  la  lerre.  Cti  tains  d'entre  eux  coinimi- 
niqiiaient  avec  les  eaux  du  Nil,  d'autifs  correspondaient  à  de 
vastes  i,M'ottcs  souterraines  ;  les  eaux  entraient  par  des  con- 
duits étroits,  puis  ressoi-taier-t  plus  loin,  formant  d'immenses 
cataractes,  et  remuant  l'air  continuellement  avec  un  bruit 
effroj'ahle. 

Le  consul,  homme  positif,  n'accueillait  ces  traditions  qu'avec 
un  sourire;  il  avait  profité  de  notre  halte  dans  le  kiosque  pour 
faire  disposer  sur  une  table  les  provisions  apportées  dans  sa 
voiture,  et  les  bostanrjix  d'Ibrahim-Pacha  venaient  nous  olfrir, 
en  outre,  des  fleurs  et  des  fruits  rares,  propres  à  compléter  nos 
sensations  asiatiques. 

En  Afrique,  on  rêve  l'Inde  comme  en  Europe  on  rêve  l'A- 
frique ;  l'idéal  rayonne  toujours  au  delà  de  notre  horizon  ac- 
tuel. Pour  moi,  je  questionnais  encore  avec  avidité  notre  bon 
cheik,  et  je  lui  faisais  raconter  tous  les  récits  fabuleux  de  ses 
pères.  Je  croyais  avec  lui  au  roi  Saurid  plus  fermement  qu'au 
Chéops  des  Grecs,  à  leur  Chéphren  et  à  leur  jMycérinus. 

—  Et  qu'a-t-on  trouvé,  lui  disais-je,  dans  les  pyramides 
lorsqu'on  les  ouvrit  la  première  fois  sous  les  sultans  arabes? 

—  On  trouva,  dit-il,  les  statues  et  les  talismans  que  le  roi 
Saurid  avait  établis  pour  la  garde  de  chacune.  Le  garde  de  la 
pyramide  orientale  était  une  idole  d'écaillé  noire  et  blanche, 
assise  sur  un  trône  d'or,  et  tenant  une  lance  qu'on  ne  pou- 
vait regarder  sans  mourir.  L'esprit  attaché  à  celte  idole  était 
une  femme  belle  et  rieuse,  qui  apparaît  encore  de  notre  temps 
et  fait  p<r(h'e  l'esprit  à  ceux  cpii  la  rencontrent.  Le  garde  de 
la  pyriimide  occidentale  élail  une  idole  de  pierre  rouge,  armée 
aussi  d'une  lance,  ayant  sur  la  îête  un  serpent  entortillé;  l'es- 
prit qui  le  servait  avait  la  forme  d'un  vieillard  nubien,  portant 
un  panier  sur  sa  tète  et  dans  ses  mains  un  encensoir.  Quant  à 
la  troisième  pyranàde,  elle  avait  pour  garde  une  petite  idole  de 
basalte,  avec  le  socle  de  mr'nie,  qui  attirait  à  elle  tous  ceux 
qui  la  regardaient  sans  qu'ils  pussent  s'en  détacher.  L'esprit 
apparaît  encore  sous  la  forme  d'un  jeune  homme  sans  barbe  et 

9. 


154  VOYAGE     EN     ORIENT. 

nu.  Quant  aux  autres  pyramides  de  Saccarali,  chacune  aussi  a 
son  spectre  :  Fun  est  un  vieillard  basané  et  noirâtre,,  avec  la 
barbe  courte;  l'autre  est  une  jeune  femme  noire,  avec  un  en- 
fant noir,  qui,  lorsqu'on  la  regarde,  montre  de  longues  dents 
blanches  et  des  yeux  blancs  ;  un  autre  a  la  tète  d'un  lion  avec 
des  cornes  ;  un  autre  a  l'air  d'un  berger  vêtu  de  noir,  tenant  un 
bâton;  un  autre  enlin  apparaît  sous  la  forme  d'un  religieux 
qui  sort  de  la  mer  et  qui  se  mire  dans  ses  eaux.  Il  est  dange- 
reux de  rencontrer  ces  fantômes  à  l'heure  de  midi. 

—  Ainsi,  dis-je,  l'Orient  a  les  spectres  du  jour,  comme  nous 
avons  ceux  de  la  nuit? 

—  C'est  c[u'en  effet,  observa  le  consul,  tout  le  monde  doit 
dormir  à  midi  dans  ces  contrées,  et  ce  bon  cheik  nous  fait  des 
contes  propres  à  appeler  le  sommeil. 

—  Mais,  m'écriai-je,  tout  cela  csl-11  plus  extraordinaire  que 
tant  de  choses  naturelles  qu'il  nous  est  Impossible  d'expliquer? 
Puisque  nous  croyons  bien  à  b<  création,  aux  anges,  au  déluge, 
et  que  nous  ne  pouvons  douter  de  la  marche  des  astres, 
pourcpioi  n'admeti rions-nous  pas  qu'à  ces  astres  sont  atta- 
chés des  esprits ,  et  que  les  premiers  hommes  ont  pu  se 
mettre  en  rapport  avec  eux  par  le  culte  et  par  les  monu- 
ments ? 

—  Tel  était,  en  effet,  le  but  de  la  magie  primitive,  dit  le  cheik  ; 
ces  talismans  et  ces  figures  ne  pi^enaient  force  que  de  leur  con- 
sécration à  chacune  des  planètes  et  des  signes  combinés  avec 
leur  lever  et  leur  déclin.  Le  prince  des  prêtres  s'appelait  Kater, 
c'est-à-dire  maître  des  influences.  Au-dessous  de  lui,  chaque 
prctic  avait  un  astre  à  servir  seul,  comme  Pharouïs  (Saturne), 
RhaoKïs  (Jupiter)  et  les  autres.  Aussi,  chaque  malin,  le  Kater 
disait-il  à  un  prêtre  :  «  Où  est  à  présent  l'astre  que  tu  sers  ?  » 
Celui-ci  répondait:»  Il  est  en  tel  signe,  tel  degré, telle  minute;  b 
et,  d'après  un  calcul  préparé,  on  éciivait  ce  qu'il  était  à  propos 
de  faire  ce  jour-là.  La  première  p3raiiiide  avait  donc  été  ré- 
servée aux  princes  et  à  leur  famille  ;  la  seconde  dut  renfermer 
les  idoles  des  astres  et  les  tabernacles  des  corps  célestes,  ainsi 


LES     FEM.^IES     DU     CAIRE.  155 

que  les  livres  d'astrologie,  d'histoire  et  de  science;  là  aussi, 
les  prêtres  devaient  trouver  refuge.  Quant  à  la  troisième,  elle 
n'était  destinée  qu'à  la  conservation  des  cercueils  de  rois 
et  de  prêtres,  et,  comme  elle  se  trouva  bientôt  insuffisante, 
on  fit  construire  les  pyramides  de  Saccarah  et  de  Das- 
chour.  Le  but  de  la  solidité  employée  dans  les  construcv 
tions  était  d'empêcher  la  destruction  des  corps  embaumés  qui, 
selon  les  idées  du  temps,  devaient  renaître  au  bout  d'une 
certaine  révolution  des  astres  dont  on  ne  précise  pas  au  juste 
l'époque. 

—  En  admettant  cette  donnée,  dit  le  consul,  il  y  a  des 
momies  qui  seront  bien  étonnées,  un  jour,  de  se  réveiller  .=ous 
un  vitrage  de  musée  ou  dans  le  cabinet  de  curiosilés  d'un 
anglais. 

—  Au  fond,  observai-je,  ce  sont  de  vraies  clirysalidcs  liu- 
maines  dont  le  papillon  n'est  pas  encore  sorti.  Qui  nous  dit 
qu'il  n'éclora  pas  quelque  jour?  J'ai  toujours  regardé  comme 
impies  la  mise  à  nu  et  la  dissection  des  momies  de  ces  pauvres 
Égyptiens.  Comment  cette  foi  consolante  et  invincible  de  tant 
de  générations  accumulées  n'a-t-elle  pas  désarmé  la  sotte  cu- 
riosité européenne?  Nous  respectons  les  morts  d'bier;  mais  les 
morts  ont-ils  un  âge? 

—  C'étaient  des  infidèles,  dit  le  cheik. 

—  Hélas  I  dis-je,  à  cette  époque,  ni  Mahomet  ni  Jésus  n'étaient 
nés. 

Nous  discutâmes  quelque  temps  sur  ce  point,  où  je  m'éton- 
nais de  voir  un  musulman  imiter  l'intolérance  catholique.  Pour- 
quoi les  enfants  d'Ismaël  maudiraient-ils  l'antique  Egypte,  qui 
n'a  réduit  en  esclavage  que  la  race  d'isaac  ?  A  M'ai  diie,  pour- 
tant, les  musulmans  respectent  en  général  les  tombeaux  et  les 
monuments  sacrés  des  divers  peuples,  et  l'espo'r  seul  de  trou- 
ver d'immenses  trésors  engagea  un  calife  à  fiiire  ouvrir  les  py- 
ramides. Leurs  chroniques  lappr.rtent  qu'on  trouva,  darjs  la 
salle  dite  du  Roi,  une  statue  dhomme  de  pierre  noire  et  une 
statue  de  femme  de  pierre  blanche  debout  sur  une  table,  l'an 


156  VOYAGE     EN     ORIENT. 

tenant  une  lance  et  raiitre  un  .nrc.  Au  niilieu  de  la  table  était 
un  vase  hermétiquement  fermé,  qui,  lorsqu'on  l'ouvrit,  se 
trouva  plein  de  sang  encore  frais.  Il  y  avait  aussi  un  coq  d'or 
rouge  émaillé  d'hyacinthes  qui  fit  un  cri  et  battit  des  ailes  lors- 
qu'on entra.  Tout  cela  rentre  un  peu  dans  les  Mille  et  une 
ISuils;  mais  qui  empêche  de  croire  que  ces  chambres  ait  nt  con- 
tenu des  talismans  et  des  figures  cabalistiques!  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  les  nioderueà  n'y  ont  pas  trouvé  d'autres  osse- 
ments que  ceux  d'un  bœuf.  Le  prétendu  sarcophage  de  la 
chambre  du  Roi  était  sans  doute  une  cuve  jjour  l'eau  lustrale. 
D'ailleurs,  n'est-il  pas  plus  absurde,  comme  l'a  remarqué 
Volney,.  de  supposer  qu'on  ait  entassé  tant  de  pierres  pour  y 
loger  un  cadavre  de  cinq  pieds? 

VII    LE     IIAIiEM     DU     VICE-ROI 

Nous  reprimes  bientôt  notre  promenade,  et  nous  allâmes 
visiter  un  charmant  palais  orné  de  rocailles  où  les  femmes  du 
vice-roi  viennent  hal)iter  quelquefois  l'été.  Des  parterres  à  la 
turque,  représentant  les  dessins  d'un  ta{)is,  entourent  cette  ré- 
sidence, où  Ion  nous  laissa  pénétrer  sans  difficulté.  Les  oi- 
seaux manquaient  à  la  cage,  et  il  n'y  avait  de  vivant  dans  les 
salles  cjue  des  pendules  à  musique,  qui  annonçaient  chaque 
quart  d  heure  par  un  petit  air  de  serinette  tiré  des  opéras 
français.  La  distribution  d'un  harem  est  la  même  dans  tous  les 
palais  turcs,  et  j'en  avais  déjà  vu  plusieurs.  Ce  sont  toujours  de 
petits  cabinets  entourant  de  grandes  salles  de  réunion,  avec  des 
divans  partout,  et,  pour  tous  meubles,  de  petites  tables  incrus- 
tées d'écaillé  ;  des  enfoncements  découpés  en  ogives  çà  et  là 
dans  la  boiserie  servent  à  serrer  les  narghilés,  vases  de  fleurs 
et  tasses  à  café.  Trois  ou  cjuatre  chambres  seulement,  décorées 
à  l'européenne,  contiennent  quelques  meubles  de  pacotille  qui 
feraient  l'orgueil  d'une  loge  de  portier  ;  mais  ce  sont  des  sacri- 
fices au  progrès,  des  caprices  de  favorite  peut-être,  et  aucune 
de  ces  clioses  n'est  pour  elles  d'un  usage  sérieux. 


LES     FEM^IES     DU     CAIP.  E.  157 

Mais  ce  qui  niaiu]iie  en  {général  aux  liaicins  les  plus  prin- 
ciers, ce  soDt  (les  liis. 

—  Oïl  couchent  donc,  disais-je  aucheik,  ces  fcninips  et  leurs 
esclaves? 

—  Sui-  les  divans. 

—  Et  n  ont-elles  pas  de  couvertures? 

—  Elles  dorment  lout  habilK'es.  Cependant  il  y  a  des  cou- 
vertures de  laine  ou  de  soie  pour  1  hiver. 

—  Je  ne  vois  pas  dans  tout  cela  c[uelle  est  la  place  du 
mari  ? 

—  Eli  bien,  mais  le  mari  couche  dans  sa  chambre,  les  feuuncs 
dans  les  leurs,  et  les  esclaves  {ndaleuf,)  sur  les  divans  des 
grandes  salles.  Si  les  divans  et  les  coussins  ne  semblent  pas 
commodfs  pour  dormir,  on  fait  disposer  des  matelas  dans  le 
milieu  de  la  chambre,  et  l'on  dort  ainsi. 

—  TouthîdMllé? 

—  Toujours,  mais  en  ne  conservant  que  les  vêlements  les 
plus  simples,  le  panlalon,  une  veste,  une  robe.  I.a  loi  défend 
aux  hommes,  ainsi  qu'aux  femmes,  de  se  découvrir  les  uns  de- 
vant les  autres  à  partir  de  la  gorge.  Le  privilège  du  mari  est  de 
voir  librement  la  ligure  de  ses  épouses;  si  sa  curiosité  l'en- 
traîne plus  loin,  ses  yeux  sont  maudits  :  c'est  un  texte  formel. 

—  Je  comprends  alors,  dis-je,  «jue  le  mari  ne  tienne  pas 
absolument  à  passer  la  nuit  dans  une  chambre  remplie  de 
femmes  habillées,  et  qu'il  aime  autant  dormir  dans  la  sienne; 
mais,  s'il  ennnène  avec  lui  deux  ou  trois  de  ces  dames... 

—  Deux  ou  trois!  s'écria  le  cheik  avec  indignation;  quels 
chiens  croyez-vous  que  seraient  ceux  qui  agiraient  ainsi?  Dieu 
vivant!  est-il  une  seule  femme,  même  infidèle,  c[ui  ccmsenti- 
rait  à  partager  avec  une  autie  l'honneur  de  d(jrmir  pi  es  de 
son  mari?  Est-ce  ainsi  que  l'on  fait  en  Europe? 

—  En  Europe?  répondis-je.  Non,  certainement;  mais  les 
chrétiens  nont  qu'une  femme,  et  ils  supposent  que  les  Turcs,  en 
ayant  plusieurs,  vivent  avec  elles  comme  avec  une  seule. 

—  S'il  y  avait,  me  dit  le  cheik, dès  musulmans  assez  dépravés 


158  VOYAGE     EN     ORIENT. 

pour  agir  comme  le  supposent  les  chrétiens,  leurs  épouses  lé- 
gitimes demanderaient  aussitôt  le  divorce,  et  les  esclaves  elles- 
mêmes  auraient  le  droit  de  les  quitter. 

—  Voyez,  dis-je  au  consul  quelle  est  encore  l'erreur  de  l'Eu- 
rope touchant  les  coutumes  de  ces  peuples.  La  vie  des  Turcs 
est  pour  nous  l'idéal  de  la  puissance  et  du  plaisir,  et  je  vois 
qu'ils  ne  sont  pas  seulement  maîtres  chez  eux. 

—  Presque  tous,  me  répondit  le  consul,  ne  vivent,  en  réa- 
lité, qu'avec  une  seule  femme.  Les  filles  de  bonne  maison  en 
font  presque  toujours  une  condition  de  leur  alliance.  L'homme 
assez  riche  pour  nourrir  et  entretenir  convenablement  plusieurs 
femmes,  c'est-à-dire  donner  à  chacune  un  logonent  à  part,  une 
servante  et  deux  vêtements  complets  par  année,  ainsi  que  feus 
les  mois  une  somme  fixée  pour  son  entretien,  peut,  il  est  vrai, 
prendre  jusqu'à  quatre  épouses;  mais  la  loi  l'oblige  à  consa- 
crer à  chacune  un  jour  de  la  semaine,  ce  qui  n'est  pas  toujours 
fort  agréable.  Songez  aussi  que  les  intrigues  de  quatre  femmes, 
à  peu  près  égales  en  droits,  lui  feraient  l'existence  la  plus  mal- 
heureuse, si  ce  n'était  un  homme  très-riche  et  très-haut  placé. 
Chez  ces  derniers,  le  nombre  des  femmes  est  un  luxe  comme 
celui  des  chevaux;  mais  ils  aiment  mieux,  en  général,  se  borner 
à  une  épouse  légitime  et  avoir  de  belles  esclaves,  aveclesqnelles 
encore  ils  n'ont  pas  toujours  les  relations  les  plus  faciles,  sur- 
tout si  leurs  femmes  sont  d'une  grande  famille. 

—  Pauvres  Turcs  !  m'éc:riai-]e,  comme  on  les  calomnie  ! 
Mais,  s'il  s'agit  simplement  d'avoir  cà  et  là  des  maîtresses, 
tout  homme  riche  en  Europe  a  les  mêmes  facilités. 

—  Ils  en  ont  de  plus  grandes,  me  dit  le  consul.  En  Europe, 
les  institutions  sont  farouches  sur  ces  points-là;  mais  les  mœurs 
prennent  bien  leur  revanche.  Ici,  la  religion,  qui  règle  tout, 
domine  à  la  fois  l'ordre  social  et  l'ordre  moral,  et,  comme  elle 
ne  commande  rien  d'impossible,  on  se  fait  un  point  d'honneur 
de  l'observer.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  des  exceptions;  cepen- 
dant elles  sont  rares,  et  n'ont  guère  pu  se  produire  que  depuis 
la  réforme.  Les  dévots  de  Constantinople  furent  indignés  contre 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  159 

Malinioud,  parce  qu'on  apprit  qu'il  avait  fait  constriiwe  une 
salle  de  bain  magnifique  où  il  pouvait  assister  à  la  toilette  de 
ses  fennnes  ;  mais  la  chose  est  très-peu  probable,  et  ce  n'est  sans 
doute  qu'une  invention  des  Européens. 

Nous  parcourions,  causant  ainsi,  les  sentiers  pavés  de  cail- 
loux ovales  formant  des  dessins  blancs  et  noirs  et  ceints  d'une 
haute  bordure  de  buis  taillé;  je  voyais  en  idée  les  blanches  ca- 
dines  se  disperser  dans  les  allées,  traîner  leurs  babouches  sur 
le  pavé  de  mosaïque,  et  s'assembler  dans  les  cabinets  de  ver- 
dure où  de  grands  ifs  se  découpaient  en  balustres  et  en  ar- 
cades; des  colombes  s'y  posaient  parfois  comme  les  ftmes  plain- 
tives de  cette  solitude,  et  je  songeais  qu'un  Turc,  au  milieu  de 
tout  cela,  ne  pouvait  poursuivre  que  le  fantôme  du  plaisir. 
L'Orient  n'a  plus  de  grands  amoureux  ni  de  grands  volup- 
tueux même;  l'amour  idéal  de  Medjnoun  ou  d'Antar  est  oublié 
des  musulmans  modernes,  et  rinconstante  ardeur  de  don  Juan 
leur  est  inconnue.  Ils  ont  de  beaux  palais  sans  aimer  l'art;  de 
beaux  jardins  sans  aimer  la  nature  ;  de  belles  femmes  sans 
com])rendre  l'amour.  .Te  ne  dis  pas  cela  pour  Méhémet-Ali , 
Macédonien  d'origine,  et  qui,  en  mainteoccasion,  a  montré  l'âme 
d'Alexandre;  mais  je  regrette  que  son  fils  et  lui  n'aient  pu  ré- 
tablirenOrientlaprééminence  delà  race  arabe,  si  intelligente,  si 
chevaleresque  autrefois.  L'esprit  turc  les  gagne  d'un  côté,  l'esprit 
européen  de  l'autre  ;  c'est  un  médiocre  résultat  de  tant  d'efforts! 

Nous  retournâmes  au  Caire  après  avoir  visité  le  bâtiment  du 
Nilomètre,  où  un  pilier  gradué,  anciennement  consacré  à  Sé- 
rapis,  plonge  dans  un  bassin  profond  et  sert  à  constater  la  hau- 
teur des  inondations  de  chaque  année.  Le  consul  voulut  nous 
mener  encore  au  cimetière  de  la  famille  du  pacha.  Voir  le  ci- 
metière après  le  harem,  c'était  une  triste  comparaison  à  faire; 
mais,  en  effet,  la  critique  de  Itt  polygamie  est  là.  Ce  cimetière, 
consacré  aux  seuls  enfants  de  celte  famille,  a  l'air  d'être  celui 
d'une  ville.  Il  y  a  là  plus  de  soixante  tombes,  grandes  et  pe- 
tites, neuves  pour  la  pbqiart,  et  composées  (!e  cippes  de  marbre 
blanc.  Chacun  de  ces  cippes  est  surmonté  soit  d'un  turban,  soit 


ICO  VOYAGE   i:n    oi. ient. 

d'une  coiffure  de  femme,  ce  qui  donne  à  toutes  les  tournes  turques 
«n  caractère  de  réalité  funèbre  ;  il  semble  que  l'on  marche  à  tra- 
vers une  foule  pétrifiée.  Les  plus  importants  de  ces  tombeaux 
sont  drapés  de  riches  étoffes  et  portent  des  tuibans  de  soie  et 
de  cachcniirc  :  là,  l'illusion  est  plus  poignante  encore. 

Il  est  consolant  de  penser  que,  malgié  toutes  ces  pertes,  la 
famille  du  pacha  est  encore  assez  nombreuse  Du  reste,  la  mor- 
talité des  enfants  turcs  en  Egypte  paraît  un  fait  aussi  ancien 
qu'incontestable.  Ces  fameux,  mamelouks,  qui  dominèrent  le 
pays  si  longtemps,  et  qui  y  faisaient  venir  les  plus  belles  femmes 
du  monde,  n'ont  pas  laissé  un  seul  rejeton. 

VIII    LES     MYSTKRES     DU     HAKEU 

Je  méditais  sur  ce  que  j'avais  entendu. 

Voilà  donc  une  illusion  qu'il  faut  perdre  encore  :  les  délices 
du  harem,  la  toute-puissance  du  mari  ou  du  maître,  des 
femmes  charmantes  s'unissant  pour  faire  le  bonheur  d'un  seul! 
la  religion  ou  les  coutumes  tempèienl  singulièrement  cet  idéal, 
qui  a  séduit  tant  d'Européens.  Tous  ceux  qui,  sur  la  foi  de  nos 
préjugés,  avaient  compris  ainsi  la  vie  orientale,  se  sont  vus 
découragés  en  bien  peu  de  temps.  La  plupart  des  Francs  en- 
trés jadis  au  service  du  pacha,  qui,  par  une  raison  d'intérêt 
ou  de  plaisir,  ont  embrassé  l'islamisme,  sont  rentrés  aujourd'hui 
sinon  dans  le  giron  de  l'Eglise,  au  moins  dans  les  douceurs  de 
la  monogamie  chrétienne. 

Pénétrons-nous  bien  de  celte  idée,  que  la  femme  mariée, 
dans  tout  l'empire  turc,  a  les  mêmes  privilèges  que  chez  nous, 
et  qu'elle  peut  même  empêcher  son  mari  de  prendre  une  se- 
conde femme,  en  faisant  de  ce  point  une  clause  de  son  contrat 
de  mariage.  Et,  si  elle  consent  à  habiter  la  même  maison 
qu'une  autre  femme,  elle  a  le  droit  de  vivre  à  part,  et  ne  con- 
court nullement,  comme  on  le  croit,  à  former  des  tableaux 
gracieux  avec  les  esclaves  sous  l'œil  d'un  maître  et  d'un  époux. 
Gardons-nous  de  penser  que  ces  belles  dames  consentent  même 


LES     FEMMES    DU    CAIRE.  IGt 

à  chanter  ou  à  danser  pour  divertir  leur  seigneur.  Ce  sont  des 
talents  qui  leur  ])araissent  indignes  d'une  femme  honnête; 
mais  chacun  a  le  droit  de  faire  venir  dans  son  harem  des  ai- 
mées et  des  ghawasies,  et  d'en  donner  le  divertissement  à  ses 
femmes.  Il  faut  aussi  que  le  maître  d'un  sérail  se  garde  bien 
de  se  préoccuper  des  esclaves  qu'il  a  données  à  ses  épouses, 
car  elles  sont  devenues  leur  propriété  personnelle  ;  et,  s'il  lui 
plaisait  d'en  acquérir  pour  son  usage,  il  ferait  sagement  de  les 
établir  dans  une  autre  maison,  bien  que  rien  ne  l'empêche 
d'user  de  ce  moyen  d'augmenter  sa  postérité. 

Maintenant,  il  faut  qu'on  sache  aussi  que,  chaque  maison 
étant  divisée  en  deux  parties  tout  à  fait  séparées,  l'une  con- 
sacrée aux  hommes  et  l'autre  aux  femmes,  il  y  a  bien  un 
maître  d'un  côté,  mais  de  l'autre  une  maîtresse.  Cette  dernière 
est  la  mère  ou  la  belle-mère,  ou  l'épouse  la  plus  ancienne  ou 
celle  qui  a  donné  le  jour  à  l'aîné  des  enfants.  La  première 
femme  s'appelle  la  grande  dame,  et  la  seconde  le  perrofjuct 
{ilurrah).  Dans  le  cas  où  les  femmes  sont  nombreuses,  ce  qui 
n'existe  que  pour  les  grands,  le  harem  est  une  sorte  de  couvent 
où  domine  une  règle  austère.  On  s'y  occupe  principalement 
d'élever  les  enfants,  de  faire  quelques  broderies  et  de  diriger 
les  esclaves  dans  les  travaux  du  ménage.  La  visite  du  mari  se 
fait  en  cérémonie,  ainsi  que  celle  des  proches  parents,  et, 
comme  il  ne  mange  pas  avec  ses  femmes,  tout  ce  qu'il  peut 
faire  pour  passer  le  temps  est  de  fumer  gravement  son  nar- 
ghilé et  de  prendre  du  café  ou  des  sorbets.  Il  est  d'usage  qu'il 
se  fasse  annoncer  quelque  temps  à  l'avance.  De  plus,  s'il  trouve 
des  pantoufles  à  la  porte  du  harem,  il  se  garde  bien  d'entrer, 
car  c'est  signe  que  sa  femme  ou  ses  femmes  reçoivent  la  visite 
de  leurs  amies,  et  leurs  amies  restent  souvent  un  ou  deux 
jours. 

Pour  ce  qui  est  de  la  liberté  de  sortir  et  de  faire  des  visites, 
on  ne  peut  guère  la  contester  à  une  femme  de  naissance  libre. 
Le  droit  du  mari  se  borne  à  la  faire  accompagner  par  des 
esclaves  ;  mais  cela  est  insignifiant  comme  précaution,  à  cause 


162  VOYAGE     EN     ORIEM'. 

de  la  Hscilité  qu'elles  aiiraicnt  de  les  gaLir.cr  ou  de  sortir  sous 
un  déguisement,  soit  du  bain,  soit  de  la  maison  d'une  de  leurs 
amies,  tandis  que  les  surveillanis  attendraient  à  la  porte.  Le 
masque  et  l'unirorniité  (!es  vêtements  leur  donn<  laient ,  en 
réalité,  plus  de  lib'=j-té  qu'aux  Européenne'^,  si  elles  <  taient 
disposées  aux  intrigues.  Les  contes  joyeux  narrés  le  soir  dans 
les  cafés  roulent  souvent  sur  des  aventures  d'amants  qui  &e  dé- 
guisent en  femmes  pour  pénétrer  dans  un  liarem.  RiiMi  nest 
plus  aisé,  en  effet;  seulement,  il  faut  dire  que  ceci  appartient 
plus  à  l'imagination  arabe  qu'aux  mœurs  turques,  qui  domi- 
nent dans  tout  l'Orient  depuis  deux  siècles.  Ajoutons  encore 
qtie  le  musulmr>n  n'est  pint  porté  à  l'adultère,  et  trouverait 
révoltant  de  posséder  une  femiiîe  qiti  ne  serait  pas  entièrement 
à  lui.  -   . 

Quant  aux  bonnes  fortunes  des  chrétiens,  elles  sor.t  rai'cs. 
Autrefois,  il  y  avait  un  double  danger  de  mort;  aujourd'hui,  la 
femme  seule  peut  risquer  sa  vie,  mais  seulement  au  cas  de  fla- 
grant délit  dans  la  maison  conjugale.  Autrement,  le  cas  d'adul- 
tère n'est  qu'une  cause  de  divorce  et  de  punition  quelconque. 

La  loi  musulmane  n'a  donc  rien  qui  réduise,  comme  on  l'a 
cru,  les  femmes  à  im  état  d'esclavage  et  d'abjection.  Elles  hé- 
ritent, elles  possèdent  personnellement,  comme  partout,  et  en 
dehors  même  de  l'autorité  du  mari.  Elles  ont  le  droit  do  pro- 
voquer le  divorce  pour  des  motifs  réglés  par  la  loi.  Le  privi- 
lège du  mari  est,  sur  ce  point,  de  pouvoir  divorcer  sans 
donner  de  raisons.  Il  lui  suffit  de  dire  à  sa  femme  devant  trois 
témoins  :  «  Tu  es  divorcée;  »  et  elle  ne  peut  dès  l"rs  réclamer 
que  le  douaire  stipulé  dans  son  contrat  de  mariage.  Tout  le 
monde  sait  que,  s'il  voulait  la  reprendre  ensuite,  il  ne  le  pour- 
rait que  SI  elle  s'était  remariée  dans  l'intervalle  et  fût  devenue 
libre  depuis.  L'histoire  du  Imita,  qu'on  appelle  en  Egypte  miis- 
thilla,  et  qui  joue  le  rôle  d'épouseur  intermédiaire,  se  renou  - 
velle  quelquefois  pour  les  gens  riches  seulement.  Les  pauvres, 
se  mariant  sans  contrat  écrit,  se  quittent  et  se  reprennent  sans 
difficulté.  F^nfin,  quoique  ce  soient  surtout  les  grands  persoii- 


LES     FEMMES     DU     CAIKE.  163 

■•ngesqui,  par  ostentation  ou  par  goût,  usent  de  la  polygamie, 
;  y  a  au  Caire  de  pauvres  diables  qui  cpouscnt  plus'curs 
cninies  afin  de  vivre  du  produit  de  leur  travail.  Ils  ont  ainsi 
lois  ou  quatre  ménages  dans  la  ville,  qui  s'ignorent  parfaite- 
n.cnt  l'un  Tautre.  La  découverte  de  ces  mystères  amène  ordi- 
:  airemen.'  -fies  dismites  comiques  et  l'expulsion  du  paresseux 
lellah  des  divers  toyers  de  sts  épouses;  car^  si  la  loi  lui  permet 
])lusieurs  femmes,  elle  lui  impose,  d'un  autre  côté,  l'obligation 
de  les  nourrir. 

IX    —•    LA     LEÇON     DE    FIIA?>-ÇAI3 

J'ai  roiroiivé  mon  logis  dans  l'état  où  je  l'avais  laissé  :  le 
vieux  Cophte  et  sa  femme  s'occnpant  à  tout  mettre  en  ordre, 
l'esclave  dormant  sur  un  divan,  les  coqs  et  les  poules,  dans  la 
cour,  becquetant  du  maïs,  et  le  barbarin,  qui  fumait  au  café 
d'en  face,  m'attendant  fort  exactement.  Par  exemjile ,  il  fut 
impossible  de  retrouver  le  cuisinier  ;  l'arrivée  du  Cophte  lui 
avait  fait  croire  sans  doute  qu'il  allait  être  remplacé,  et  il  était 
parti  tout  à  coup  sans  rien  dire;  c'est  un  procédé  très-fréquent 
des  gens  de  service  ou  des  ouvriers  du  Caire.  Aussi  ont-ils 
soin  de  se  faire  payer  tous  les  soirs  pour  pouvoir  agir  à  leur 
fantaisie. 

Je  ne  vis  pas  d'inconvénient  à  remplacer  Mustapha  par  ^lan- 
sonr;  et  sa  femme,  qui  venait  l'aider  dans  la  journée,  me  pa- 
raissait une  excellente  gardienne  pour  la  moralité  de  mon  in- 
térieur. Seulement,  ce  couple  respectable  ignorait  parfaitement 
les  éléments  de  la  cuisine,  même  égyptienne.  Leur  nourriture  à 
eux  se  composait  de  maïs  bouilli  et  de  légumes  découpés  dans 
du  vinaigre,  et  cela  ne  les  avait  conduits  ni  à  l'art  du  saucier  ni 
à  celui  du  rôtisseur.  Ce  qu'ils  essayèrent  dans  ce  sens  fit  jeter 
les  hauts  cris  à  l'esclave,  qui  se  mit  à  les  accabler  d'injures.  Ce 
trait  de  caractère  me  déplut  fort. 

Je  chargeai  Mansour  de  lui  dire  que  c'était  maintenant  à  son 
our  de  faire  la  cuisine,  et  que,  voulant  l'emmener  dans  mes 


164  Voyage    en    ouient. 

voyages,  i]  était  bon  qu'elle  s'y  pic'paràt.  Je  ne  puis  rendre 
loute  l'expression  d'orgueil  blessé,  ou  plutôt  de  dignité  offensée, 
dont  elle  ncus  foudroya  tous. 

—  Dites  au  sidi,  répondit  elle  à  ^lansour,  que  je  suis  une 
cadinc  (dame)  et  non  une  oditlcuh  (servante),  et  que  j'écrirai  au 
pacha,  s'il  ne  me  dunne  pas  la  position  qui  convient. 

—  Au  pacha?  m'écriai-je.  3Iais  cjue  fera  le  pacha  dans  cette 
affaire?  Je  prends  une  esclave,  moi,  pour  me  faire  servir,  et, 
si  je  n'ai  pas  les  moyens  de  payer  des  domestiques,  ce  qui  peut 
très-bien  m'arriver,  je  ne  vois  pas  pourquoi  elle  ne  ferait  pas 
le  ménage,  comme  font  les  femmes  dans  tous  les  pays. 

—  Elle  répond,  dit  Mansour,  qu'en  s'adressant  au  pacha, 
toute  esclave  a  le  droit  de  se  faire  revendre  et  de  changer  ainsi 
de  maître  ;  qu'elle  est  de  religion  musulmane,  et  ne  se  résignera 
jamais  à  des  fonctions  viles. 

J'estime  la  fierté  dans  les  caractères, ^ct,  puisqu'elle  avait  ce 
droit,  chose  dont  Mansoui'  me  confirma  la  vérité,  je  me  bornai 
à  dire  que  j'avais  plaisanté;  c|uc,  seulement,  il  fallait  qu'elle 
s'excusât  envers  ce  vieillard  de  l'emportement  qu'elle  avait 
montré;  mais  Mansour  lui  traduisit  cela  de  telle  manière,  que 
l'excuse,  je  crois  bien,  vint  de  son  coté. 

Il  était  clair  désormais  que  j'avais  fait  une  folie  en  achetant 
cette  femme.  Si  elle  persistait  dans  son  idée,  ne  pouvant  m' être 
pour  le  reste  de  ma  route  qu'un  sujet  de  dépense,  au  moins 
fallait-il  qu'elle  pût  me  servir  d'interprète.  Je  lui  déclarai  que, 
puisqu'elle  était  une  personne  si  distinguée,  il  était  bon  qu'elle 
appi'ît  le  français  pendant  que  j'apprendrais  l'arabe.  Elle  ne 
repoussa  pas  cette  idée. 

Je  lui  donnai  donc  une  leçon  de  langage  et  d'écriture;  je  lui 
fis  faire  des  bâtons  sur  le  papier  comme  à  un  enfant,  et  je  lui 
appris  quelques  mots.  Cela  l'amusait  assez,  et  la  prononciation 
du  français  lui  faisait  perdre  l'mtonation  gutturale,  si  peu  gra- 
cieuse dans  la  bouche  des  femmes  arabes.  Je  m'amusais  beau- 
coup à  lui  faire  prononcer  des  phrases  tout  entières  qu'elle  ne 
comprenait  pas,  par  exemple  celle-ci  ;  «  Je  suis  une  petite  sau- 


LES     FEMIMES     DU     CAIRE.  165 

vage,  D  qu'elle  pronuiiç.iit  :  Zc  sonis  oiic  hctit  sovaze.  Me 
voyant  rire ,  elle  crut  que  je  lui  faisais  dire  quelque  chose 
d'inconvenant,  et  appela  Maiisour  pour  lui  traduire  la  phrase. 
jS'y  trouvant  j)as  grand  mal,  elle  répéta  avec  beaucoup  de  grâce  : 

—  Alla  (moi),  hétit  soK'aze?...  Mafisch  (pas  du  tout)  ! 
Son  sourire  était  charmant. 

Ennuyée  de  tracer  des  bâtons,  des  pleins  et  des  déliés,  l'es- 
clave me  lit  comprendre  qu'elle  voulait  écrire  [h^tab)  selon  sou 
idée.  Je  pensai  qu'elle  savait  écrire  en  arabe  et  je  lui  donnai 
une  page  blanche.  Lientôt  je  vis  naître  sous  ses  doigts  une 
série  bizarre  d'hiéroglyphes,  qui  n'appartenaient  évidemment 
à  la  calligraphie  d'aucun  peuple.  Quand  la  page  fut  pleine,  je 
lui  fis  demander  parMansour  ce  qu'elle  avait  voulu  faire. 

—  Je  vous  ai  écrit;  lise::!  dit-elle. 

—  Mais,  ma  chère  enfant,  cela  ne  représente  rien.  C'est 
seulement  ce  que  pourrait  tracer  la  griffe  d'un  chat  trempée 
dans  l'encre. 

Cela  l'étonna  beaucoup.  Elle  avait  cru  que,  toutes  les  fois 
qu'on  pensait  à  une  chose  en  promenant  au  hasard  la  plume 
sur  le  ])apier,  l'idée  dcNait  ainsi  se  traduire  clairement  pour 
l'œil  du  lecteur.  Je  la  détrompai,  et  je  lui  fis  dire  d'énoncer  ce 
qu'elle  avait  voulu  écrire,  attendu  qu'il  fallait  pour  s'instruire 
beaucouj)  ])lus  de  temps  qu'elle  ne  supposait. 

Sa  suj)plique  naïve  se  composait  de  plusieurs  articles.  Le 
premier  renouvelait  la  prétention  déjà  indiquée  de  porter  un 
habbarah  de  tatfetas  noir,  comme  les  dames  du  Caire,  afin  de 
n'être  plus  confondue  avec  les  simples  femmes  fellahs  ;  le  se- 
cond indiquait  le  désir  d'une  robe  [yalch)  en  soie  verte,  et  le 
troisième  concluait  à  l'achat  de  b  .ttines  jaunes,  qu'on  ne  pou- 
vait, en  qualité  de  musulmane,  lui  refuser  le  droit  de  porter. 

Il  faut  dire  ici  que  ces  bottines  sont  affreuses  et  donnent  aux 
femmes  un  certain  air  de  palmipèdes  fort  peu  séduisant,  et  le 
reste  les  fait  i-essembler  à  d'énormes  ballots;  mais,  dans  les 
bottines  jaunes  particulièrement,  il  y  a  une  grave  question  de 
prééminence  sociale.  Je  promis  de  réfléchir  sur  tout  cela. 


166  VOYAGE     EN     OUIENT. 


CUOUBr.*  H 


Ma.  réponse  lui  paraissant  favorable,  l'esclave  se  leva  en 
frapjiant  les  mains  et  répétant  à  plusieurs  reprises  : 

—  El  fi/!  elfill 

—  Qu'est-ce  que  cela?  dis-je  à  Mansour. 

—  La  aiti  (dame),  me  dit-il  après  l'avoir  interrogée,  voudrait 
aller  voir  un  éléphant  dont  elle  a  entendu  parler,  et  qui  se 
trouve  au  palais  de  Méhémet-Ali,  à  ChouLrah. 

Il  était  juste  de  récompenser  son  application  à  l'étude,  et  je 
fis  appeler  les  âniers.  La  porte  de  la  ville,  du  côté  de  Choubrah, 
n'était  qu'à  cent  pas  de  notre  maison.  C'est  encore  une  porte 
armée  de  grosses  tours  qui  datent  du  temps  des  croisades.  On 
passe  ensuite  sur  le  pont  d'un  canal  qui  se  répand  à  gauche, 
en  formant  un  petit  lac  entouré  dune  fraîche  végétation.  Des 
casins,  cafés  et  jardins  publics  profitent  de  cette  fraîcheur  et  de 
cette  ombre.  Le  dimanche,  on  y  rencontre  beaucoup  de 
Grecques,  d'Arméniennes  et  de  dames  du  quartier  franc.  Elles 
ne  quittent  leurs  voiles  qu'à  lintérieur  des  jardins,  et  là,  encore, 
on  peut  étudier  les  races  si  curieusement  contrastées  du 
Levant.  Plus  loin,  les  cavalcades  se  perdent  sous  Tombrage  de 
l'allée  de  Choubrah,  la  plus  belle  qu'il  y  ait  au  monde  assuré- 
ment. Les  sycojuores  et  les  ébéniers,  qui  l'ombragent  sur  une 
étendue  d'une  lieue,  sont  tous  d'une  grosseur  énox'me,  et  la 
voûte  que  forment  leurs  branches  est  tellement  touffue,  qu'il 
règne  sur  tout  le  chemin  une  sorte  d'obscurité,  relevée  au  loin 
par  la  lisière  ardente  du  désert,  qui  brille  à  droite,  au  delà  des 
terres  cultivées.  A  gauche,  c'est  le  Nil,  qui  côtoie  de  vastes 
jardins  pendant  une  demi-lieue,  jusqu'à  ce  qu'il  vienne  border 
l'allée  elle-même  et  l'éclaircir  du  reflet  pourpré  de  ses  eaux.  Il 
y  a  un  café  orné  de  fontaines  et  de  treillages,  situé  à  moitié 
chemin  de  Choubrah,  et  très- fréquenté  des  promeneui'S.  Des 
champs  de  maïs  et  de  cannes  à  sucre ,  et  çà  et  là  quel- 
ques maisons  de  plaisance ,  continuent  à  droite ,  jusc^u'à  ce 


LES     l-'EMMILS     DU     CAIRE.  1G7 

qu'on  arrive  à  de  grands  bâtiments  qui  appartiennent  au 
pacha. 

C'était  là  qu'on  faisait  voir  un  éléphant  blanc  donné  à  Son 
Altesse  par  le  gouvernement  anglais.  Ma  compagne,  transportée 
de  joie,  ne  pouvait  se  lasser  dadniirer  cet  animal,  qui  lui 
rappelait  son  pays,  et  qui,  même  en  Egvpte,  est  une  curiosité. 
Ses  défenses  étaient  ornées  d'anneaux  d'argent,  et  le  cornac  lui 
fit  faire  plusieurs  exocices  devant  nous.  Il  ari'iva  même  à  lui 
donner  des  attitudes  qui  me  parurent  d'une  décence  contes- 
table, et,  comme  je  faisais  signe  à  l'esclave,  voilée,  mais  non 
pas  aveugle,  que  nous  en  avions  assez  vu,  un  officier  du  paclia 
me  dit  avec  gravité  : 

—  Aspettutel...  E per  ricreare  le  donne .  (Attendez!...  C'est 
pour  divertir  les  femmes.) 

Il  y  en  avait  là  plusieurs  qui  n'étaient,  en  effet,  nullement 
scandalisées,  et  qui  riaient  aux  éclats. 

C'est  une  déhcieuse  résidence  que  Choubrah.  Le  palais  du 
j)acha  d'Egypte,  assez  sitnple  et  de  construction  ancienne, 
donne  sur  le  Ml,  en  face  de  la  plaine  d'Enibabeh,  si  fameuse 
par  la  déroute  des  mamelouks.  Du  côté  des  jardins,  on  a 
cou.struit  un  kins.|uc  dont  les  galeriesi,  peintes  et  doi-ées,  sont 
de  l'aspect  le  plus  brillant.  Là,  véritablement,  est  le  triomphe 
du  goùl  oriental. 

On  peut  visiter  l'intérieur,  où  se  trouvent  des  volières  d'oi- 
seaux rares,  des  salles  de  réception,  des  bains,  des  billards,  et, 
en  pénétrant  plus  loin,  dans  le  palais  même,  on  retrouve  ces 
salles  uniformes  décorées  à  la  turque,  meublées  à  l'européenne, 
cjui  constituent  partout  le  luxe  des  demeures  princières.  Des 
])aysages  sans  perspective  peints  à  l'œuf,  sur  les  panneaux  et 
au-dessus  des  portes,  tableaux  orthodoxes,  où  ne  paraît  aucune 
ciéature  animée,  donnent  une  médiocre  idée  de  l'art  égyptien. 
Toutefois  les  artistes  se  permettent  quelques  animaux  fabuleux, 
comme  daupliins,  hippogriffes  et  sphinx.  En  fait  de  batailles, 
ils  ne  jjeuvent  représenter  que  les  sièges  et  combats  maritimes; 
des  vaisseaux  dont  on  ne  voit  oas  les  marins  luttent  contre  des 


iG8  VOYAGE     EN     ORIENT. 

forteresses  où  la  garnison  se  défend  sans  se  montrer;  les  feux 
croisés  et  les  bombes  semblent  partir  deux-raémes,  le  bois 
veut  conquérir  les  pierres,  Ihomme  est  absent.  Cest  pourt;mt 
les  eul  moyen  qu'on  ait  eu  de  représenter  les  principales  scènes 
de  la  campagne  de  Grèce  dlbrahim. 

Au-dessus  de  la  salle  uù  le  pacba  rend  la  justice,  on  lit  cette 
belle  maxime  :  «  Un  quait  d'heure  de  clémence  vaut  mieux 
que  soixante  et  dix  heures  de  prière.  » 

ISous  sommes  redescendus  dans  les  jardins.  Que  de  rose^^, 
grand  Dieu'  Les  roses  de  Chouhrah,  c'est  tout  dire  en  Egypte; 
celles  du  Fayoum  ne  servent  que  pour  Ihuile  et  les  confitures. 
Les  bostangis  venaient  nous  en  offrir  de  tous  côtés.  Il  y  a 
encore  un  autre  luxe  chez  le  pacha  :  c'est  qu'on  ne  cueille  ni  les 
citrons  ni  les  oranges,  pour  que  ces  pommes  d"or  réjouissent  le 
plus  longtemps  possible  les  yeux  du  promeneur.  Chacun  peut, 
du  reste,  les  ramasser  après  leur  chute.  3Iais  je  n'ai  rien  dif 
encore  du  jardin.  On  peut  critiquer  le  goût  des  Orientaux  dans 
les  intérieurs,  leurs  jardins  sont  inattaquables.  Partout  des 
vergers,  des  berceaux  et  des  cabinets  d'ifs  taillés  qui  rappellent 
le-style  de  la  renaissance;  c'est  le  paysage  du  Décaméion.  Il 
est  probable  que  les  premiers  modèles  ont  été  créés  par  des 
jardiniers  italiens.  On  n'y  voit  point  de  statues,  mais  les  fon- 
taines sont  d'un  goût  ravissant. 

Un  pavillon  vitré  qui  couronne  une  suite  de  terrasses  étagées 
en  ])yramide,  se  découpe  sur  l'horizon  avec  un  aspect  tout 
féerique.  Le  calife  Haroun  n'en  eut  jamais  sans  doute  de  plus 
beau;  mais  ce  n'est  l'ien  encore.  On  redescend  après  avoir 
admiré  le  luxe  de  la  salle  intérieure  et  les  draperies  de  soie 
cjui  voltigent  en  plein  air  parmi  les  guirlandes  et  les  festons  de 
verdure;  on  suit  de  longues  allées  bordées  de  citronniers 
taillés  en  quenouille,  on  traverse  des  bois  de  bananiers  dont  la 
feuille  transparente  rayonne  comme  l'émeraude,  et  l'on  arrive 
à  l'autre  bout  du  jardin  à  une  salle  de  bains  trop  merveilleuse 
et  trop  connue  pour  être  ici  longuement  décrite.  C'est  un 
immense  bassin  de  marbre  blanc,  entouré  de  galeiies  soutenues 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  169 

par  des  colonnes  d'un  goût  byzantin,  avec  une  haute  fontaine 
dans  le  milieu,  d'où  l'eau  s'échappe  par  des  gueules  de  cro- 
codile. Toute  l'enceinte  est  éclairée  au  gaz,  et,  dans  les  nuits 
d'été,  le  pacha  se  fait  promemer  sur  le  bassin  dans  une  cange 
dorée  dont  les  femmes  de  son  harem  agitent  les  rames.  Ces 
belles  dames  s'y  baignent  aussi  sous  les  yeux,  de  leur  maître, 
mais  avec  des  peignoirs  en  crêpe  de  soie...,  le  Coran,  comme 
nous  savons,  ne  permettant  pas  les  nudités. 

XI    LES     AFRITES 

Il  ne  m'a  pas  semblé  indifférent  d'étudier  dans  une  seule 
femme  d'Orient  le  caractère  probable  de  beaucoup  d'autres, 
mais  je  craindrais  d'attacher  trop  d'importance  à  des  minuties. 
Cependant  qu'on  imagine  ma  surprise,  lorsqu'en  entrant  un 
matn  dans  la  chambre  de  l'esclave,  je  trouvai  une  guirlande 
d'oignons  suspendue  en  travers  de  la  porte,  et  d'autres  oignons 
disposés  avec  symétrie  au-dessus  de  la  place  où  elle  dormait. 
Croyant  que  c'était  un  simple  enfantillage,  je  détachai  ces 
ornements  peu  propres  à  parer  la  chambre,  et  je  les  envoyai 
négligemment  dans  la  cour;  mais  voilà  l'esclave  qui  se  lève 
furieuse  et  désolée,  s'en  va  ramasser  les  oignons  en  pleurant 
et  les  remet  à  leur  place  avec  de  grands  signes  d'adoration.  Il 
fallut,  pour  s'expliquer,  attendre  l'arrivée  de  Mansour.  Provi- 
soisement  je  recevais  un  déluge  d'imprécations  dont  la  plus 
claire  était  le  mot  pharaon!  je  ne  savais  trop  si  je  devais  me 
fâcher  ou  la  plaindre.  Enfin  ^Mansour  arriva,  et  j'appris  que 
j'avais  renversé  un  sort,  que  j'étais  cause  des  malheurs  les  plus 
terribles  qui  fondraient  sur  elle  et  sur  moi. 

—  Après  tout,  dis-je  à  Mansour,  nous  sommes  dans  un  pays 
où  les  oignons  ont  été  des  dieux  ;  si  je  les  ai  offensés,  je  ne 
demande  pas  mieux  que  de  le  reconnaître.  Il  doit  y  avoir 
quelque  moyen  d'apaiser  le  ressentiment  d'un  oignon  d'Egypte  ! 

Mais  l'esclave  ne  voulait  )ien  entendre  et  répétait  en  se  tour- 
nant vers  moi  ;  Pharaon!  Mansour  m'apprit  que  cela  voulait 
I.  10 


170  VOYAGE     EN     OUIE^T. 

dire  «  un  être  impie  et  lyranniqae;  »  je  fus  afTecté  de  ce  re- 
proche, mais  bien  aise  d'apj-rendre  que  le  nom  dos  anciens  rois 
(le  ce  pays  était  devenu  une  injure.  Il  n'y  avait  pas  de  quoi 
s'en  fâcher  pourtant;  on  m'apprit  que  cette  cérémonie  des 
oignons  élait  générale  dans  les  maisons  du  Caire  à  un  certain 
jour  de  Tannée  ;  cela  sert  à  conjurer  les  maladies  épidémiques. 

Les  craintes  de  la  pauvre  fdie  se  vérifièrent,  en  raison  pro- 
bablement de  son  imagination  frappée.  Elle  tomba  malade 
assez  gravement,  et,  quoi  que  je  pusse  faire,  elle  ne  voulut 
suivre  aucune  prescription  de  médecin.  Pendant  mon  absence, 
elle  avait  appelé  deux  femmes  de  la  maison  voisine  en  leur 
parlant  d'une  terrasse  à  l'autre,  et  je  les  trouvai  installées  près 
d'elle,  qui  récitaient  des  prières,  et  faisaient,  comme  me  l'ap- 
prit Mansonr,  des  conjurations  contre  les  afrites  ou  mauvais 
espiits.  Il  paraît  que  la  profanation  des  oignons  avait  révolté 
ces  derniers,  et  qu'il  y  en  avait  deux  spécialement  hostiles  à 
chacun  de  nous,  dont  l'un  s'appelait  le  Vert,  et  l'autre  le  Doré. 

Vovant  que  le  mal  était  smtoiit  dans  Timagination,  je  laissai 
faire  les  deux  femmes,  qui  en  amenèrent  enfin  une  autre  très- 
vieille.  C'était  une  santone  renommée.  Elle  apportait  un  ré- 
chaud qu'elle  posa  au  milieu  de  la  chambre,  et  où  elle  fit 
brûkr  une  pierre  qui  me  sembla  être  de  l'alun.  Cette  cuisine' 
avait  pour  objet  de  contrarier  beanconp  les  afrites,  que  les 
femmes  voyaient  clairement  dans  la  fumée,  et  qui  demandaient 
grâce.  Mais  il  fallait  extirper  tout  à  fait  le  mal;  on  fit  lever 
l'esclave,  et  elle  se  pencha  sur  la  fumée,  ce  qui  provoqua  une 
toux  très-forte  ;  pendant  ce  temps,  la  vieille  lui  frappait  le 
dos,  et  toutes  chantaient  d'une  voix  traînante  des  prières  et  des 
imprécations  arabes 

Mansour,  en  qualité  de  chrétien  cophte,  était  choqué  de 
toutes  ces  pratiques;  mais,  si  la  maladie  provenait  d'une  cause 
morale,  quel  mal  y  avait-il  à  laisser  agir  un  traitement  ana- 
logue? Le  fait  est  que,  dès  le  lendemain,  il  y  eut  un  mieux 
évident,  et  la  guérison  s'ensuivit. 

L'esclave  ne  voulut  plus  se  séparei'  des  deux  voisines  qu'elle 


LES     FE.MJIES     DU     CAIUE.  171 

avait  appelées,  et  continuait  à  se  faire  servir  par  elles.  l.'(ine 
s'appelait  Cartoum,  et  l'autre  Zabetta.  Je  ne  voyais  pas  la  né- 
cessité d'avoir  lant  de  monde  dans  la  maison,  et  je  me  gardais 
bien  de  leur  olfrir  des  images;  mais  elle  leur  faisait  des  présents 
de  ses  propres  effets;  et,  comme  c'étaient  ceux  qu'Abd-el-Kérim 
i!ui  avait  laissés,  il  n'y  avait  rien  à  dire;  toutefois,  il  fallut  bien 
les  i-em placer  pai'  d'autres,  et  en  venir  à  l'acquisition  tant  sou- 
haitée du  habbarali  et  du  yalek. 

La  vie  orientale  nous  joue  de  ces  tours;  tout  semble  d'abord 
simple,  peu  coûteux,  facile.  Bientôt  cela  se  complique  de  né- 
cessités, d'usages,  de  fantaisies,  et  l'on  se  voit  entraîné  à  une 
existence  pac/m^esque,  qui,  jointe  au  désordre  et  à  l'infidélité 
des  comptes ,  épuise  les  bourses  les  mieux  garnies.  J'avais 
voulu  m'initier  quelque  temps  à  la  vie  intime  de  l'Egypte  ; 
mais  peu  à  peu  je  voyais  tarir  les  ressources  futures  de  mon 
voyage. 

—  iiMa  pauvre  enfant,  dis-je  à  l'esclave  en  lui  faisant  expli- 
quer la  situation,  si  tu  veux  rester  au  Caire,  lu  es  libre. 

Je  m'attendais  à  une  explosion  de  reconnaissance. 

—  Libre!  dit-elle;  et  que  voulez-vous  que  je  ûisse?  Libre  I 
mais  oùirai-je?  Revendez-moi  plutôt  à  Abd-el-Kérim  ! 

—  Mais,  ma  chère,  un  Européen  ne  vend  pas  une  femme  ; 
recevoir  un  tel  argent,  ce  serait  honteux. 

—  Eh  bien,  dit-elle  en  pleurant,  est-ce  que  je  puis  gagner 
ma  vie,  moi?  est-ce  que  je  sais  faire  quelque  chose? 

—  iiNe  peux-tu  pas  te  mettre  au  service  d'une  dame  de  ta 
religion  ? 

—  Moi,  servante?  Jamais.  Revendez-moi  :  je  serai  achetée 
par  un  //.uslim,  par  un  cheik,  par  un  pacha  peut-être.  Je  puis 
devenir  une  grande  dame!  Vous  voukz  me  quitter?...  iMencz- 
moi  au  bazar. 

Voilà  un  singulier  pays  où  ks  esclaves  ne  veulent  pas  de  la 
Uberté! 

Je  sent. is  bien,  dn  re>te,  qu'elle  avait  raison,  et  j'en  savais 
assez  déjà  sur  le  véritable  état  de  la  société  musulmane,  pour 


17  2  VOYAGE     EN     ORIENT. 

ne  pas  douter  que  sa  condition  d'esclave  ne  fût  très-supérieure 
à  celle  des  pauvres  Egyptiennes  employées  aux  travaux  les 
plus  rudes,  et  malheureuses  avec  des  maris  misérables.  Lui 
donner  la  liberté,  c'était  la  vouer  à  la  condition  la  plus  triste, 
peut-être  à  l'opprobre,  et  je  me  reconnaissais  moralement  res- 
ponsable de  sa  destinée, 

—  Puisque  tu  ne  veux  pas  rester  au  Caire,  lui  dis-je  enfin,  il 
faut  me  suivre  dans  d'autres  pays, 

—  Ana  enté  sava-sava  (moi  et  toi,  nous  irons  ensemble)  !  me 
dit-elle. 

Je  fus  heureux  de  cette  résolution,  et  j'allai  au  |)oit  de  Bou- 
laq  retenir  une  cange  qui  devait  nous  porter  jur  la  branche 
du  ISil  qui  conduit  du  Caire  à  Dauiictle. 


IV 

LES    PYRAMIDZS 


L  ASr.K.\SION 


Avant  de  partir,  j'avais  rcsnlu  de  visi'er  les  pyramides,  et 
j'allai  revoir  le  consul  général  pour  lui  demandei  des  avis  sur 
cette  excursion.  Tl  voulut  absolument  faire  encore  celte  |)ro- 
menade  avec  moi,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  vieux  Caire. 
Il  me  j)arut  triste  pendant  le  chemin,  et  toussait  i^eaucoup  d'une 
toux  sèche,  lorsque  nous  traversâmes  la  plaine  de  Karafeh. 

Je  le  savais  malade  depuis  longtemps,  et  il  m'avait  dit  lui- 
même  qu'il  voulait  du  moins  voir  les  pyramides  avant  de 
mourir.  Je  croyais  qu'il  s'exagérait  sa  position;  mais,  lorsque 
nous  fûmes  arrivés  au  bord  du  ]Nil,  il  me  dit  : 

—  Je  me  sens  déjà  fatigué...;  je  préfère  l'ester  ici.  Prenez 
la  cange  que  j'ai  fait  préparer;  je  vous  suivrai  des  yeux,  et  je 
croirai  être  avec  vous.  Je  vous  prie  seulement  de  compter  le 
nombre  exact  des  marches  de  la  grande  pyramide,  sur  lequel 
les  savants  sont  en  désaccord,  et,  si  vous  allez  jusqu'aux  autres 
pyramides  de  Saccarah,  je  vous  serai  obligé  de  me  rapporter 
u.'.e  momie  d'ibis...  Je  voudrais  comparer  l'ancien  ibis  égyp- 
tien avec  cette  race  dégénérée  des  courlis  que  l'on  rencontre 
encore  sur  les  rives  du  Nil. 

Je  dus  alors  m'embarquer  seul  à  la  pointe  de  l'île  de  Roddah, 
pensant  avec  tristesse  à  cette  confiance  des  malades  qui  peu- 
vent rêver  à  des  collections  de  momies,  sur  le  bord  de  leur 
propre  tombe, 

10. 


174  VOYAGE     EN     ORIENT. 

La  branche  du  Nil  entre  Roddah  et  Gizèh  a  une  telle  lar- 
geur, qu'il  faut  une  demi-heure  environ  pour  la  passer. 

Quand  on  a  traversé  Gizèh,  sans  trop  s'occuper  de  son  école 
de  cavalerie  et  de  ses  fours  à  poulets,  sans  analyser  ses  dé- 
combres, dont  les  gros  murs  sont  construits  par  un  art  parti- 
culier avec  des  vases  de  terre  superposés  et  pris  dans  la  maçon- 
nerie, bâtisse  plus  légère  et  plus  aérée  que  solide,  on  a  encore 
devant  soi  deux  lieues  de  plaines  cultivées  à  parcourir  avant 
d'atteindre  les  plateaux  stériles  où  sont  posées  les  grandes 
pyramides,  sur  la  lisière  du  désert  de  Libye. 

Plus  on  approche,  plus  ces  colosses  diminuent.  C'est  un  effet 
de  perspective  qui  tient  sans  doute  à  ce  que  leur  largeur  égale 
leur  élévation.  Pourtant,  lorsqu'on  arrive  au  pied,  dans  l'ombre 
même  de  ces  montagnes  faites  de  main  d'homme,  on  admire  et 
l'on  s'épouvante.  Ce  qu'il  faut  gravir  pour  atteindre  au  faite  de 
la  première  pyramide,  c'est  un  escalier  dont  chaque  marche  a 
environ  un  mètre  de  haut.  En  s' élevant,  ces  marches  diminuent 
nn  peu,  —  d'un  tiers  tout  au  plus  pour  les  dernières. 

Une  tribu  d'Arabes  s'est  chargée  de  protéger  les  voyageurs 
et  de  les  guider  dans  leur  ascension  sur  la  principale  pyramide. 
Dès  que  ces  gens  aperçoivent  un  curieux  qui  s'achemine  vers 
leur  domaine,  ils  accourent  à  sa  rencontre  au  grand  galop  de 
leurs  chevaux,  faisant  une  fantasia  toute  pacifique  et  tirant  en 
l'air  des  coups  de  pistolet  pour  indiquer  qu'ils  sont  à  son  ser- 
TÎce,  tout  prêts  à  le  défendre  contre  les  attaques  de  certains 
Bédouins  pillards  qui  pourraient  par  hasard  se  présenter. 

Aujourd'hui,  cette  supposition  fait  sourire  les  voyageurs, 
rassurés  d'avance  à  cet  égard  ;  mais,  au  siècle  dernier,  ils  se 
trouvaient  réellement  mis  à  contribution  par  une  bande  de  faux 
brigands,  qui,  après  les  avoir  effrayés  et  dépouillés,  rendaient 
les  armes  à  la  tribu  protectrice ,  laquelle  touchait  ensuite  une 
forte  récompense  pour  les  périls  et  les  blessures  d'un  simulacre 
de  combat. 

La  police  du  roi  d'Egypte  a  surveillé  ces  fourberies.  Au- 
înurd'hui,  l'on  peut  se  fier  complètement  aux  Arabes  gardiens 


LES     FEMMES     DU     CAIOE.  175 

de  la  seule  merveille  du  monde  que  le  temjis  nous  ait  con- 
seivce. 

On  m'a  donné  quatre  hommes,  pour  me  guider  et  me  sou- 
tenir pendant  mon  ascension.  Je  ne  comprenais  pas  trop  d'a- 
bord comment  il  était  possible  de  gi'avir  des  marches  dont  la 
première  seule  m'arrivait  à  la  hauteur  de  la  poitrine.  Mais,  en 
un  clin  dœil,  deux  des  Arabes  s'étaient  élancés  sur  cette  assise 
gigantesque,  et  m'avaient  saisi  chacun  un  bras.  Les  deux  autres 
me  poussaient  sous  les  épaules,  et  tous  les  quatre,  à  chaque 
mouvement  de  cette  manœuvre  chantaient,  à  Funisson  le  verset 
arabe  terminé  pai'  ce  refrain  aniique  ;  Eleyson  l 

Je  comptai  ainsi  deux  cent  sept  marches,  et  il  ne  fallut  guère 
plus  d'un  quart  d'heure  pour  atteindre  la  plate-forme.  Si  l'on 
s'arrête  un  instant  pour  reprendre  haleine,  on  voit  venir  devant 
soi  des  petites  fdles,  à  peine  couveites  d'une  chemise  de  toile 
bleue,  qui,  de  la  marche  supérieui'e  à  celle  que  vou»  gravissez, 
tendent,  à  la  hauteur  de  votre  bouche,  des  gargoulettes  de  terre 
de  Thèbes,  dont  l'eau  glacée  vous  raùaichit  pour  un  instant. 

Rien  n'est  plus  fantasque  que  ces  jeunes  Bédouines  grim- 
pant comme  des  singes  avec  leurs  petits  pieds  nus,  qui  con- 
naissent toutes  les  anfractuosités  des  énormes  pierres  super- 
posées. Arrivé  à  la  plate-forme,  on  leur  donne  un  bakchis,  on 
les  embrasse,  puis  l'on  se  sent  soulevé  par  les  bras  de  quatre 
Arabes  qui  vous  portent  en  triomjjhe  aux  quatre  points  de  l'ho- 
rizon. La  surface  de  cette  pyramide  est  de  cent  mètres  carrés 
environ.  Des  blocs  irréguliers  indiquent  qu'elle  ne  ne  s'est  for- 
mée que  par  la  destruction  d'une  pointe,  semblable  sans  doute 
à  celle  de  la  seconde  pyramide,  qui  s'est  conservée  intacte  et  que 
l'on  admire  à  peu  de  distance  avec  son  revi  tement  de  granit. 
Les  trois  pyramides  de  Chéops,  de  Chéphren  et  de  Mycérinus, 
étaient  également  parées  de  cette  enveloppe  rougeàtre,  qu'on 
voyait  encore  au  temps  d'Hérodote.  Elles  ont  été  dégarnies  peu 
à  peu,  lorsqu'on  a  eu  besoin  au  Caire  de  construire  les  palais 
des  califes  et  des  soudans. 

La  vue  est  fort  belle,  comme  on  peut  le  penser,  du   haut 


176  VOYAGE     E\     or.  lE.NT. 

de  celle  plaie  forme.  Le  Nil  s'c'tcnd  à  l'orienl  depuis  la  pointe 
du  Délia  jusqu'au  delà  de  Saccarah,  où  Ton  dislingue  onze 
pyramides  plus  petites  que  celles  de  Gizèh.  A  Toccident,  la 
chaîne  des  montagnes  libyques  se  développe  en  marquant  les 
ondulations  d'un  horizon  poudreux.  La  forêt  de  palmiers  qui 
occupe  la  place  de  l'ancienne  Memphis,  s'étend  du  côté  du  midi 
comme  une  ombre  verdâtre.  Le  Caire,  adossé  à  la  chaîne  aride 
du  ^îokatam,  élève  ses  dômes  et  ses  minarets  à  l'entrée  du  désert 
de  Syrie.  Tout  cela  est  trop  connu  pour  prêter  longtemps  à  la 
description.  Mais,  en  faisant  trêve  à  l'admiration  et  en  parcou- 
rant des  yeux  les  pierres  de  la  plate-forme,  on  y  trouve  de 
quoi  compenser  les  excès  de  l'enthousiasme.  Tous  les  Anglais 
qui  ont  risqué  cette  ascension  ont  naturellement  inscrit  leurs 
noms  sur  les  pierres.  Des  spéculateurs  ont  eu  l'idée  de  donner 
leur  adresse  au  public,  et  un  marchand  de  cirage  de  Piccadilly 
a  même  fait  graver  avec  soin  sur  un  bloc  entier  les  mérites  de 
sa  découverte  garantie  par  \ improvecl patent  de  London.  Il  est 
inutile  de  dire  qu'on  rencontre  là  le  Crèdeville  voleur^  si  passé 
de  mode  aujourd'hui,  la  charge  de  Bouginier,  et  autres  excen- 
tricités transplantéi  s  par  nos  artistes  voyageurs  comme  un 
contraste  à  la  monotonie  des  grands  souvenirs. 

II     LA     P  L  A  T  E  -  F  G  R  M  E 

•Te  demande  pardon  au  lecteur  de  lentrelenir  d'une  chose 
aussi  connue  que  les  pvramidcs.  Du  reste,  le  peu  que  je  lui  en 
apj)rends  a  échappé  à  l'observation  de  la  plupart  des  savants 
illustres  qui,  depuis  Maillet,  consul  de  Louis  XIV,  ont  gravi  cette 
échelle  héroïque,  dont  le  sommet  m'a  servi  un  instant  de  pié- 
destal. 

J"ai  peur  de  devoir  admettre  que  Napoléon  lui-même  n'a  vu 
les  pyramides  que  de  la  plaine.  Il  n'aurait  pas,  certes,  com- 
promis sa  dignité  jusqu'à  se  hiisser  enlever  dans  les  bras  de 
quatre  Arabes,  comme  un  simple  ballot  qui  passe  de  mains  en 
mains,  et  il  se  sera  borné  à  répondre  d'en  bas,  par  un  salut,  aux 


LES     FEMMES     UU     CAIRE.  177 

rjttnrantc  siècles  qui,  d'après  son  calcul,  le  coiucmplaieiit  à  la 
Icte  de  notre  glorieuse  armée. 

Après  avoir  parcouru  des  yenx  tout  le  pan')r,inia  environnant, 
et  lu  attentivement  ces  inscriptions  modernes  qui  prépareront 
des  tortures  aux  savants  de  Favenir,  je  me  préparais  à  redes- 
cendre, lorsqu'un  monsieur  blond,  d'une  belle  taille,  haut  en 
couleur  et  parfaitement  ganté,  iVancliit,  connue  je  l'avais  fait 
peu  de  temps  avant  lui,  la  dernière  marche  du  quadruple  esca- 
lier, et  m'adressa  un  salut  fort  compassé,  que  je  méritais  en 
qualité  de  premier  occupant.  Je  le  pris  pour  un  gentleman 
anglais.  Quant  à  lui,  il  me  reconnut  pour  F"rançais  tout  de  suite. 

Je  me  repentis  aussitôt  de  l'avoir  jugé  légèrement.  Un  Anglais 
ne  m'aurait  pas  salué,  attendu  qu'il  ne  se  trouvait  sur  la  plate- 
forme de  la  pyramide  de  Chéops  personne  qui  pût  nous  pré- 
senter l'un  à  l'autre. 

—  Monsieur,  me  dit  l'inconnu  avec  un  accent  légèrement 
germanique,  je  suis  heureux  de  trouver  ici  quelqu'un  de  civilisé. 
Je  suis  simplement  un  officier  aux  gardes  de  Sa  Majesté  le  roi 
de  Prusse  J'ai  obtenu  un  congé  pour  aller  rejoindre  l'expé- 
dition de  M.  Lepsius,  et,  comme  elle  a  passé  ici  depuis  quelcpies 
semaines,  je  suis  obligé  de  me  mettre  au  courant...  en  visitant 
ce  qu'elle  a  dû  voir. 

Ayant  terminé  ce  discours,  il  me  remit  sa  carte,  en  m'invilant 
à  l'aller  voir,  si  jamais  je  passais  à  Postdam. 

—  Mais,  ajouta-t-il  voyant  que  je  me  préparais  à  redescendre, 
vous  savez  que  l'usage  est  de  faire  ici  une  collation  Ces  braves 
gens  cpii  nous  entourent  s'attendent  à  partager  nos  modestes 
provisions...  et,  si  vous  avez  appétit,  je  vous  offrirai  votre 
part  d'un  pâté  dont  un  de  mes  Arabes  s'est  chargé. 

En  voyage,  on  fait  vite  connaissance,  et,  en  Egvpte  surtout, 
au  sommet  de  la  grande  pyramide,  tout  Européen  devient, 
pour  un  autre,  un  Frank,  c'est-à-dire  un  compatriote;  la  carte 
géographique  de  notre  petite  Europe  perd,  de  si  loin,  ses 
nuances  tranchées...  Je  fais  toujours  une  exceplion  pour  les 
Anglais,  qui  séjournent  dans  une  île  à  part. 


178  VOYAGE    Eis'    oI<:E^r. 

La  conversation  du  Prussien  me  jilut  beaucoup  pendant  le 
rej)as.  11  avait  sur  lui  des  lettres  donnant  les  nouvelles  les  plus 
fraîches  de  l'expédition  de  M.  Lepsius,  qui,  dans  ce  moment-là, 
explorait  les  environs  du  lac  jMœris  et  les  cités  souterraines  de 
l'ancien  labyrinthe.  Les  savants  berlinois  avaient  découvert  des 
villes  entières  cachées  sous  les  sables  et  bâties  de  briques;  des 
Pompéi  et  des  Ilerculanum  souterraines  qui  n'avaient  jamais  vu 
la  luiiiièie,  et  qui  remontaient  peut-être  à  l'époque  des  Troglo- 
dvtes.  Je  ne  pus  m'empècher  de  reconnaître  que  c'était  pour 
les  éi  udits  prussiens  mie  noble  ambition  que  d'avoir  voulu 
marcher  sur  les  traces  de  notre  Institut  d'Egypte,  dont  ils  ne 
pourront,  du  reste,  que  compléter  les  admirables  travaux. 

Le  repas  tur  la  pyramide  de  Chéops  est,  en  effet,  forcé  pour 
les  toiiristts,  comme  celui  qui  se  fait  d'oidinaire  sur  le  chapi- 
teau de  la  colonne  de  Pompée  à  Alexandrie.  J'étais  heureux 
de  rencontrer  un  compaj^non  instiuit  et  aimable  qui  me  l'eût 
rappelé.  Les  petites  Bédouir.es  avaient  conservé  assez  d'eau, 
dans  leuis  cruches  de  terre  poreuse,  pour  nous  permettre  de 
nous  rafraicbir,  et  ensuite  de  faiie  des  grogs  au  moyen  d'un 
flacon  d'eau-de-vie  qu'un  des  Arabes  portait  à  la  suite  du 
Prussien. 

Cejjendant,  le  soleil  était  devenu  troj>  ardent  pour  que  nous 
pussions  rester  longtemps  sm-  la  plate-loriue.  L'air  pur  et  vi- 
vifiant que  l'on  resjiire  à  cette  hauteur,  nous  avait  permis  quel- 
que teuips  de  ne  point  trop  nous  en  apercevoir. 

Il  s'agissait  de  tpiiller  la  plate-forme  et  de  pénétrer  dans  la 
pyramide,  dont  l'entrée  se  trouve  à  un  tiers  environ  de  sa  hau- 
teur. On  nous  fit  descendre  cent  trente  marches  par  un  procédé 
inverse  à  celui  qui  nous  les  avait  fait  gravir.  Deux  des  quatre 
Arabes  nous  suspendaient  par  les  épaules  du  haut  de  chaque 
assise,  et  nous  livraient  aux  bras  étendus  de  leurs  compagnons. 
Il  y  a  quelque  chose  d'assez  dangereux  dans  cette  descente,  et 
plus  d'un  voyageur  s'y  est  rompu  Je  crâne  ou  les  membres. 
Cependant,  nous  arrivâmes  sans  accident  à  l'entrée  de  la  py- 
ramide. 


LES     FiiMMES     DU     CAIRE.  179 

C'est  une  sorte  de  grotte  aux  parois  de  marbre,  à  la  voûte 
triangnlaire,  surmontée  d'une  large  pierre  qui  constate,  au 
nioven  d'une  insciiption  française,  l'ancienne  arrivée  de  nos 
soldats  dans  ce  monument  :  c'est  la  carte  de  visite  de  l'armée 
d'Egypte,  sculptée  sur  un  bloc  de  marbi-e  de  seize  pieds  de  lar- 
geur. Pendant  que  je  lisais  avec  respect,  Tofficier  prussien  me 
lit  observer  une  autre  légende  marquée  plus  bas  en  biérogly- 
phes,  et,  chose  étrange,  tout  fraîchement  gravée. 

—  On  a  eu  tort,  lui  dis-je  de  nettoyer  et  de  rafraîchir  cette 
inscription... 

—  Mais  vous  ne  comprenez  donc  pas?  répondit-il. 

—  J'ai  fait  vceu  de  ne  pas  comprendre  les  liiérrjgiyphes... 
J'en  ai  trop  lu  d'explications .  J'ai  commencé  par  Sanclioniathon  ; 
j'ai  continué  par  VOEdipus  /Egyptincus  du  père  Kircher,  et 
j'ai  fmi  par  la  grammaire  de  Champollion,  après  avoir  lu  les 
observations  de  Warlurtau  et  du  baron  de  Pauw.  Ce  qui  m'a 
désenchanté  de  ces  opinions,  c'est  une  brochure  de  l'abbé  Affre 
—  lequel  n'éiait  pas  encore  archevêque  de  Paris,  —  et  qui  a 
prétendu,  après  avoir  discuté  le  sens  de  riusci-iptioa  de  Ro- 
sette, que  les  savants  deFEurope  s'étaient  entendus  pour  une 
explication  fictive  des  hiéroglyphes,  afin  de  pouvoir  établir 
dans  toute  l'Europe  des  chaires  de  langue  hiéroglyp'.iique  ro- 
tribuabh^s  d'ordinaire  par  un  traitement  de  six  mille  francs. 

—  Ou  dfr  quinze  et?Trts  thalers,  ajouta  judicieusement  l'offi- 
cier prussien...;  c'est  à  peu  près  la  somme  correspondante 
chez  nous.  Mais  ne  plaisantons  pas  là-dessus  :  vous  avez  la 
grammaire;  nous  avons,  nous,  l'alphabet,  et  je  vais  vous  lire 
cette  inscription  aussi  facilement  qu'un  écolier  lit  le  grec  cfuand 
il  en  connaît  les  lettres,  sauf  à  hésiter  davantage  devant  le  sens 
des  mots. 

L'oflicier  savait  vraiment  le  sens  de  ces  hiéroglyphes  mo- 
dernes inscrits  d'après  le  système  de  la  gi-au^maire  de  Cham- 
pollion; il  se  mit  à  lire,  en  suivit  à  mesure  h.'s  syllabes  sjr 
son  carnet  et  me  dit  : 

—  Cela  signifie  que  l'expédition  scientifique  eavoyés  fvav 


180  VOYAGE     EN     ORIENT. 

le  roi  (le  Prusse  et  dirigée  par  Lepsius,  a  visité  les  pyramides 
de  Gi/èh,  et  espère  résoudre  avec  le  même  bonheur  les  autres 
diillcultés  de  sa  n)ission. 

Je  me  repentis  aussitôt  de  mon  scepticisme  hiéroglyphique, 
en  pensant  aux  fatigues  et  aux  dangers  que  bravaient  ces  sa- 
vants qui  exploraient,  à  ce  moment-là  même,  les  ruines  du 
Labyrinthe. 

Nous  avions  franchi  l'entrée  de  la  grotte  :  une  vingtaine 
d'Arabes  barbus,  aux  ceintures  hérissées  de  pistolets  et  de  poi- 
gnards, se  dressèrent  du  sol  où  ils  venaient  de  faire  leur  sieste. 
Un  de  nos  conducteurs,  qui  semblait  diriger  les  autres,  nous 
dit  : 

—  Voyez  comme  ils  sont  terribles!,..  Regardez  leurs  pisto- 
lets et  leui  s  fusils  ! 

—  Est-ce  qu'ils  veulent  nous  voler? 

—  Au  contraire  !  Ils  sont  ici  pour  vous  défendre,  dans  le  cas 
où  vous  seriez  attaqués  par  les  hordes  du  désert. 

—  On  disait  qu'il  n'en  existait  plus  depuis  l'administration 
de  Mohamed-Ali  ! 

—  Oh  1  il  y  a  encore  bien  des  méchantes  gens,  là-bas,  der- 
rière les  montagnes...  Cependant,  au  moyen  d'une  colnnnate^ 
vous  obtiendrez  des  braves  que  vous  voyez  là  d'être  défendus 
contre  toute  altacjue  extérieure. 

l.'ddiiier  prussien  fu  l'inspection  des  armes,  et  ne  parut  pas 
éàifié  touchant  leur  puissance  destructive.  Il  ne  s'agissait  au 
fond,  pour  moi,  que  de  cinq  francs  cinquante  centimes,  ou  d'un 
thalcr  et  demi  pour  le  Prussien.  Nous  acceptâmes  le  marché, 
en  part;igeant  les  frais  et  en  faisant  observer  que  nous  n'étions 
pas  dujies  de  la  siqiposition. 

—  Il  arrive  souvent,  dit  le  guide,  que  des  tribus  ennemies 
font  invasion  sur  ce  point,  surtout  quand  elles  y  soupçonnent  la 
présence  de  riches  étrangers. 

—  Allons,  lui  dis-je,  ceci  est  proverbial  et  accepté  de 
tous  !  Je  me  rappelai  alors  que  Napoléon  lui-même,  visitant  l'in- 
térieur des  pyramides,  en  con)pagnie  de  la  femme  d'un  de  ses 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  181 

colonels,  s'était  exposé  au  péi'il  (|ue  sup|iosait  le  guide.  Les 
Bédouins,  survenus  à  l'iuipioviste,  avaient,  dit-on,  dissipé  son 
escorte  et  bouché  avec  de  grosses  pierres  l'entrée  de  la  pyra- 
mide, qui  n'a  guère  qu'un  mètre  et  demi  en  hauteur  et  en  lar- 
geur. Un  escadron  de  chasseurs  survenu  par  hasard  le  tira 
du  danger. 

Il  est  certain  que  la  chose  n'est  pas  impossible  et  que  ce  se- 
rait une  triste  situation  que  de  se  voir  pris  et  enfermé  dans 
l'intérieur  de  la  grande  pyramide.  La  colonnaie  (piastre  d'Es- 
pagne) donnée  aux  gardiens  nous  assurait  du  moins  qu'en 
conscience  ils  ne  pourraient  nous  faire  cette  trop  facile  plai- 
santerie. 

Mais  quelle  apparence  que  ces  braves  gens  y  eussent  son^é 
même  un  instant?  L'activité  de  leurs  préjiaralifs,  huit  torches 
allumées  en  un  clin  dœil,  l'attention  charmante  de  nous  faire 
précéder  de  nouveau  par  les  petites  filles  hfdrnphores  dont  j'ai 
parlé,  tout  cela,  sans  doute,  était  bien  rassurant. 

Il  s'agissait  de  courber  la  tète  et  le  dos,  et  de  poser  les  pieds 
adroitement  sur  deux  rainures  de  marbre  qui  régnent  des  deux 
côtés  de  cette  descente.  Entre  les  deux  rainures,  il  y  a  une 
sorte  dabime  aussi  large  que  iécartement  des  jambes,  et  où  il 
s'agit  de  ne  point  se  laisser  tomber.  On  avance  donc  pas  à  pas, 
jetant  les  pieds  de  son  mieux  à  droite  et  à  gauche,  soutenu  un 
peu,  il  est  vrai,  par  les  mains  des  porteurs  de  torches,  et  l'on 
descend  ainsi,  toujours  courbé  en  deux,  pendant  environ  cent 
cinquante  jjas. 

A  partir  de  là,  le  danger  de  tomber  dans  l'énorme  fissure 
qu'on  se  voyait  entre  les  pieds  cesse  tout  à  coup  et  se  trouve 
remplacé  par  l'inconvénient  de  passer  à  plat  ventre  sous  une 
voûte  obstruée  en  partie  par  les  sables  et  les  cendres.  Les 
Arabes  ne  nettoient  ce  passage  que  moyennant  une  autre  colon- 
imte,  accordée  d'ordinaire  par  les  gens  riches  et  corpulents. 

Quand  on  a  rampé  quelque  temps  sous  cette  voûte  basse,  en 
s'aidant  des  mains  et  des  genoux,  on  se  relève,  à  l'entrée  d'une 
nouvelle  galerie,  qui  n'est  guère  plus  haute  que  la  précédente. 
I.  .  11 


182  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Au  bout  de  deux  cents  pas  que  l'on  fait  encore  en  montant,  on 
trouve  une  sorte  de  carrefour  dont  le  centre  est  un  vaste  puits 
profond  et  sombre,  autour  duquel  il  faut  tourner  pour  gagner 
Tescalier  qui  conduit  à  la  cbambre  du  Roi. 

En  arrivant  là,  les  Arabes  tirent  des  coups  de  pistolet  et  al- 
lument des  feux  de  branchages  pour  effrayer,  à  ce  qu'ils  di- 
sent, les  chauves-souris  et  les  serpents.  —  Les  serpents  se 
garderaient  bien  d'habiter  des  demeures  si  reculées.  Quant  aux 
chauves-souris,  elles  existent,  et  se  font  reconnaître  en  poussant 
des  cris  et  en  voltigeant  autour  des  feux.  La  salle  où  l'on  est, 
voûtée  en  dos  d'âne,  a  dix-sept  pieds  de  longueur  et  seize  de 
largeur.  Il  est  difficile  de  comprendre  que  ce  peu  d'espace,  des- 
tiné, soit  à  des  tombeaux,  soit  à  quelque  chapelle  ou  temple, 
se  trouve  être  la  principale  retraite  ménagée  dans  l'immense 
ruine  de  pierre  qui  l'entoure. 

Deux  ou  trois  autres  chambres  pareilles  ont  été  découvertes 
depmis.  Leurs  murs  de  granit  sont  noircis  par  la  fumée  des 
torches.  On  ne  voit  dans  tout  cela  aucune  trace  de  tombeaux, 
—  sauf  une  cuve  de  porphyre  de  huit  pieds  de  longueur  qui 
pourrait  bien  avoir  servi  à  enfermer  les  restes  d'un  pharaon. 
Cependant,  la  tradition  des  fouilles  les  plus  anciennes  ne  si- 
gnale, dans  les  pyramides,  que  la  découverte  des  ossements 
d'un  bœuf. 

Ce  qui  étonne  le  voyageur,  au  milieu  de  ces  demeures  fu- 
nèbres, c'est  que  l'on  n'y  l'espire  qu'un  air  chaud  et  imprégné 
d'odeurs  bitumineuses.  Du  reste,  on  ne  voit  rien  que  des  gale- 
ries et  des  murs  ;  —  pas  d'iiiéroglyphes  ni  de  sculptures  ;  — 
des  parois  enfumées,  des  voûtes  et  des  décombres. 

i\'ous  étions  revenus  à  l'entrée,  fort  désenchantés  de  ce 
voyage  pénible,  et  nous  nous  demandions  ce  que  pouvait  re- 
présenter cet  immense  bâtiment. 

—  Il  est  évident,  me  dit  lofGcier  prussien,  que  ce  ne  sont 
point  là  des  tombeaux.  Où  était  la  nécessité  de  bâtir  d'aussi 
énormes  constructions  pour  préserver  peut-être  un  cercueil  de 
roi.  Il  est  évident  qu'une  telle  masse  de  pierres,  apportées  de 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  183 

la  haute  EgA'ple,  n'a  pu  être  réunie  et  mise  en  œuvre  pendant 
la  vie  d'un  seul  homme.  Que  signifierait,  ensuite,  pour  un 
souverain,  ce  désir  d'être  mis  à  part  dans  un  tombeau  de  sept 
cents  pieds  de  hauteur,  —  quand  nous  voyons  presque  toutes 
les  dynasties  des  rois  égyptiens  classées  modestement  dans  des 
hypogées  et  dans  des  temples  souterrains? 

Il  vaut  mieux  nous  en  rapporter  à  l'opinion  des  anciens 
Grecs,  qui,  plus  rapprochés  que  nous  des  prêtres  et  des  insti- 
tutions de  l'Egypte,  n'ont  vu  dans  les  pyramides  que  des  mo- 
numents religieux  consacrés  aux  initiations. 

En  revenant  de  notre  exploration ,  assez  peu  satisfaisante, 
nous  dûmes  nous  reposer  à  l'entrée  de  la  grotte  de  marbre  ;  — 
et  nous  nous  demandions  ce  que  pouvait  signifier  cette  galerie 
bizarre  que  nous  venions  de  remonter,  aveivces  deux  rails  de 
marbre  séparés  par  un  abime,  aboutissant  plus  loin  à  un  car- 
refour au  milieu  duquel  se  trouve  le  puits  mystérieux,  dont 
nous  n'avions  pu  voir  le  fond. 

L'officier  prussien,  en  consultant  ses  souvenirs,  me  soumit 
une  explication  assez  logique  de  la  destination  d'un  tel  monu- 
ment. Nul  n'est  plus  fort  qu'un  Allemand  sur  les  mystères  de 
l'antiquité.  Voici,  selon  sa  version,  à  quoi  servait  la  galerie 
basse  ornée  de  rails  que  nous  avions  descendue  et  remontée  si 
péniblement  :  on  asseyait  dans  un  chariot  l'homme  qui  se  pré- 
sentait pour  subir  les  épreuves  de  l'initiation  ;  le  chariot  des- 
cendait par  la  forte  inclinaison  du  chemin.  Arrivé  au  centre  de 
la  pyramide,  l'initié  était  reçu  par  des  prêtres  inférieurs  qui 
lui  montraient  le  puits  en  l'engageant  à  s'y  précipiter. 

Le  néophyte  hésitait  naturellement,  ce  qui  était  regardé 
comme  une  marque  de  prudence.  Alors,  on  lui  apportait  une 
sorte  de  casque  surmonté  d'une  lampe  allumée;  et,  muni  de 
cet  appareil,  il  devait  descendre  avec  précaution  dans  le  puits, 
où  il  rencontrait  çà  et  là  des  branches  de  fer  sur  lesquelles  il 
pouvait  poser  les  pieds. 

L'initié  descendait  longtemps ,  éclairé  quelque  peu  par  la 
ampe  qu'il  portait  sur  la  tète  ;  puis ,  à  cent  pieds  envii'on  de 


184  VOYAGE     EN     ORIENT. 

profondeur,  il  rencontrait  l'entrée  d'une  galerie  fermée  par 
une  grille,  qui  s'ouvrait  aussitôt  devant  lui.  Trois  hommes  pa- 
raissaient aussitôt,  portant  des  masques  «le  bronze  à  l'imitation 
delà  face  d"Anubis,  le  dieu  chien  H  fallait  ne  point  s'elfrayer 
de  leurs  menaces  et  marcher  en  avant  en  les  jetant  à  terre.  On 
faisait  ensuite  une  lieue  environ,  et  l'on  airivait  dans  un  es- 
pace considérable  qui  produi-ait  l'elfet  d'une  forêt  sombre  et 
touffue. 

Dès  (|ue  l'on  mettait  le  pied  dans  l'allée  principale,  tout  s'il- 
luminait à  l'instant,  et  produi>ait  l'efftt  d'un  vaste  incendie. 
IMais  ce  n'était  rien  que  des  pièces  d'artifice  et  des  substances 
bitumineuses  entrelacées  dans  des  rameaux  de  fer.  l.enéojjhyte 
devait  traverser  la  forêt,  au  prix  de  quelques  brûlures,  et  y 
parvenait  généralement. 

Au  delà  se  trouvait  une  rivière  qu'il  fallait  traverser  à  la 
nage  A  peine  en  avait-il  atteint  le  milieu,  qu'une  immense 
agitation  des  eaux,  déterminée  par  le  mouvement  de  deux 
roues  gigantesques,  l'arrêtait  et  le  repoussait.  Au  moment  oii 
ses  forces  allaltnt  s'épuiser,  il  voyait  paraître  devant  lui  une 
échelle  de  fer  qui  semblait  devoir  le  tirer  du  danger  de  périr 
dans  l'ea  I,  Ceci  était  la  troisième  épreuve.  A  mesure  que 
l'initié  posait  un  pied  sur  chaque  échelon,  celui  qu'il  venait  de 
quitter  se  détachait  et  tombait  dans  le  fleuve.  Cette  situation 
])énible  se  compliquait  d'un  vent  épouvantable  qui  faisait  trem- 
bler l'échelle  et  le  patient  à  la  fois.  Au  moment  où  il  allait 
perdre  toutes  ses  forces,  il  devait  avoir  la  présence  d'esprit  de 
saisir  deux  anneaux  d'acier  qui  descendaient  vers  lui  et  aux- 
quels il  lui  fallait  rester  suspendu  par  les  bras  jusqu'à  ce 
qu'il  vit  s'ouvrir  une  porte,  à  laquelle  il  arrivait  par  un  effort 
violent. 

C'était  la  fin  des  quatre  épreuves  élémentaires.  L'initié  arri- 
vait alors  dans  le  temple,  tournait  autour  de  la  statue  d'lsis,et 
se  voyait  reçu  et  félicité  par  les  prêtres. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  185 


III    LES     EPREUVES 


Voilà  avec  quels  souvenirs  nous  cherchions  à  repeupler  cette 
solitude  i  tu  posante  Entourés  des  Arabes  qui  s'étaient  leniis  à 
di>rniir,  eu  attendant,  pour  quitter  la  grotte  de  marbre,  (]iie  la 
brise  du  soir  eût  rafraîchi  Fair,  nous  ajoutions  les  hypothèses 
les  plus  diver>es  aux  faits  réellement  constaiés  par  la  tradition 
antique.  Ces  bizarres  cérémonies  des  initiations  tant  de  fois 
décrites  par  les  auteurs  L;recs,  qui  ont  pu  encore  les  voir  s'ac- 
coni|ilir,  prenaient  pour  nous  un  grand  intérêt,  les  récits  se 
trouvant  parfaitement  en  rapjjort  avec  la  disposition  des  lieux. 

—  Qu'il  serait  beau,  dis  je  à  l'Allemand,  d  exécuter  et  de 
représenter  ici  la  Flûte  (ncliantét\  de  iMozartl  Comment  un 
liomme  riche  n'a-t-il  pas  eu  la  fantaisie  de  se  donner  un  tel 
spectacle?  Avec  fort  ])ej  d'argent,  on  arriverait  à  déblayer 
tous  ces  conduits,  et  il  suffirait  ensuite  d'amener  en  costumes 
exacts  toute  la  troupe  italienne  du  théâtre  du  Caire.  Imaginez- 
vous  la  voix  tonnante  de  Zarastro  résonnant  du  fond  de  la  salle 
des  pharaons,  ou  la  Reine  de  la  nuit  apparaissant  sur  le  seuil 
de  la  chaud^re  dite  de  la  Reine  et  lançant  à  la  voûte  sombre  ses 
trilles  éblouissants.  Figurez-vous  les  sons  de  la  flûte  magique  à 
travers  ces  longs  corridors,  et  les  grimaces  et  l'effroi  de  Pa- 
pojeno,  forcé,  sur  les  pas  de  l'initié  son  maître,  d'affronter  le 
triple  Anubis,  puis  la  forêt  incendiée,  puis  ce  sombre  canal 
agité  par  des  roues  de  fer,  puis  encore  cette  échelle  étrange 
dont  chaque  marche  se  détache  à  mesure  qu'on  monte  et  fait 
retentir  l'eau  d'un  tlapotemeiit  sinistre... 

—  Il  serait  difficile,  dit  l'officier,  d'exécuter  tout  cela  dans 
l'intérieur  même  des  pyramides...  Nous  avons  dit  que  l'initié 
suivait,  à  partir  du  puits,  une  galerie  d'environ  une  lieue.  Cette 
voie  souterraine  le  conduisait  jusqu'à  un  temple  situé  aux 
portes  de  IMemphis,  dont  vous  avez  vu  l'emplacement  du  haut 
de  la  plate-forme.  Lorsque,  ses  épreuves  terminées,  il  revoyait 
la  lumière  du  jour,  la  statue  d'Isis  restait  encore  voilée  pour 


i8r>  voYAc;r.    kn    orient. 

lui  :  c'est  qu'il  lui  i'alhiit  subir  une  dernière  épreuve  toute  mo- 
rale, dont  rien  ne  l'avertissait  et  dont  !e  but  lui  restait  caché. 
Les  prêtres  l'avaient  porté  en  tiionijihe,  comme  devenu  l'un 
d'entre  eux  ;  les  chœurs  et  les  instruments  avaient  célébré  sa 
victoire.  Il  lui  fallait  encore  se  pnrilier  par  un  jeûne  de  qua- 
rante et  un  jours,  avant  de  pouvoir  contempler  la  grande 
déesse,  veuve  d'0?iris'.  Ce  jeûne  cessait  chaque  jour  au  cou- 
cher du  soleil,  où  on  lui  permettait  de  réparer  ses  forces  avec 
quelques  onces  de  pain  et  une  coupe  d'eau  du  Nil.  Pendant 
cette  longue  pénitence,  1  iniiié  pouvait  converser,  à  de  cer- 
taines heures,  avec  les  prêtres  et  les  pyrêtresses,  dont  toute  la 
vie  s'écoulait  dans  les  cités  souterraines.  Il  avait  le  droit  de 
questionner  chacun  et  d'observer  les  mœurs  de  ce  peuple 
mvsticiue  qui  avait  renoncé  au  monde  extérieur,  et  dont  le 
nombre  immense  épouvanta  Sémiramis  la  Victorieuse,  lors- 
qu'en  faisant  jeter  les  fondations  de  la  Bab3lone  d'Egypte  (le 
vieux  Caire),  elle  vit  s'effondrer  les  voûtes  d'une  de  ces  nécro- 
pt)les  habitées  par  des  vivants. 

—  Et  après  les  quarante  et  un  jours,  que  devenait  l'initié  ? 

—  Il  avait  encore  à  subir  dix-huit  jours  de  retraite  où  il  de- 
vait garder  un  silence  complet.  Il  lui  était  permis  seulement  de 
lire  et  d'écrire.  Ensuite  <m  lui  faisait  subir  un  examen  où 
toutes  les  actions  de  sa  vie  étaient  analysées  et  critiquées. 
Gela  durait  encore  douze  jours;  puis  on  le  faisait  coucher  neuf 
jours  encore  derrière  la  statue  d'Isis,  après  avoir  supplié  la 
déesse  de  lui  apparaître  dans  ses  songes  et  de  lui  inspirer  la 
sagesse.  Enfin,  au  bout  de  trois  mois  environ,  les  épreuves 
étaient  terminées.  L'aspiration  du  néophyte  vers  la  Divinité, 
aidée  des  lectures,  des  instructions  et  du  jeûne,  l'amenait  à  un 
tel  degré  d'enthousiasme,  qu'il  était  digne  enfin  de  voir  tomber 
devant  lui  les  voiles  sacrés  de  la  déesse.  Là,  son  étonnement 
était  au  comble  en  voyant  s'animer  cette  froide  statue  dont  les 
traits  avaient  pris  tout  h  coup  la  ressemblance  de   la  femme 

4.  Lacfcmce,  Meursius,  le  père  Laffîtteau,  l'abbé  Terrasson,  etc. 


LES    fe.m:^ii:s    m    i;  Air.  li.  187 

(ju'il  aimait  le  plus  ou  de  l'itlLul  (ju'il  s'était  formé  de  la  beauté 
la  plus  parfaite. 

»  Au  moment  où  il  tendait  les  bras  pour  la  saisir,  elle  s'éva- 
nouissait dans  un  nuage  de  | parfums.  Les  prêtres  entraient  en 
grande  pompe  et  l'initié  était  proclamé  pareil  aux  dieux.  Pre- 
nant place  ensuite  au  banquet  des  Sages,  il  lui  était  permis  de 
goûter  aux  mets  les  plus  délicats  et  de  s'enivrer-de  l'ambroisie 
terrestre,  qui  ne  uKin  piait  pas  à  ces  fêtes.  Un  seul  i-egret  !ui 
était  resté,  c'était  d.;  n'avoir  admiré  qu'un  instant  la  divine 
apparition  qui  avait  daigné  lui  sourire...  Ses  rêves  allaient  la 
lui  rendre.  Un  lon^,'  sommeil,  dû  sans  doute  au  suc  du  lotus 
exprimé  dans  sa  co.ij.e  pendant  le  festin,  permettait  aux  prê- 
tres de  le  transporter  à  quelques  lieues  de  Memphis,  au  bord 
da  lac  célèbre  qni  porte  encoie  !e  nom  deKaroun  (Caron).  Une 
cange  le  recevait,  toujours  endormi,  et  le  transportait  dans 
cette  province  du  Faycmm,  oasis  délicieuse,  qui,  aujourd'hui 
encore,  est  le  pays  des  roses.  Il  exisîait  là  une  vallée  profonde, 
entourée  de  montagnes  en  partie,  en  partie  aussi  séparée  du 
reste  du  pays  par  des  abîmes  creusés  de  main  d  homme,  où  les 
prêtres  avaient  su  réunir  les  richesses  dispersées  de  la  nature 
entière.  Les  arbres  de  l'Inde  et  de  l'Yémen  y  mariaient  leurs 
feuillages  touffus  et  leurs  fleurs  étranges  aux  plus  riches  végé- 
tations de  la  terre  d'Egypte. 

»  Des  animaux  apprivoisés  donnaient  de  la  vie  à  cette  mer- 
veilleuse décoration,  et  linilié,  déposé  là  tout  endormi  sur  le 
gazon,  se  trouvait  à  son  réveil  dans  un  monde  qui  semblait  la 
perfection  même  de  la  nature  créée.  Il  se  levait,  respirant 
l'air  pur  du  matin,  renaissant  aux  feux  du  soleil  qu'il  n'avait 
pas  vus  depuis  longtemps;  il  écoutait  le  chant  cadencé  des  oi- 
seaux, admirait  les  fleurs  embaumées,  la  surface  calme  des 
eaux  bordées  de  papyrus  et  constellées  de  lotus  rouges,  où  le 
flamant  rose  et  l'ibis  traçaient  leurs  courbes  gracieuses.  Mais 
quelque  chose  manquait  encore  pour  animer  la  solitude.  Une 
femme,  une  vierge  innocente,  si  jeune,  qu'elle  semblait  elle- 
même  sortir  d'un  rêve  matinal  et  pur,  si  belle,  qu'en  la  regar- 


188  VOYAGE    EIS     ORIENT. 

fiant  de  plus  près  on  pouvait  reconnaître  en  elle  les  traits  ad- 
inimMcs  d'Isis  entrevus  à  travers  un  nuage  :  telle  élalt  la 
créature  divine  qui  devenait  la  compagne  et  la  récompense  de 
l'initié  triomphant. 

Ici,   je   crus  devoir  interrompre   le   récit  imagé  du  savant 
Berlinois  : 

—  Il  me  semble,  lui  dis-je,  que  vous  me  racontez  là  l'his- 
toire d'Adam  et  d'Eve. 

—  A  peu  près,  rcpondit-il. 

En  effet,  la  dernière  épreuve,  si  charmante,  mais  si  impré- 
vue, de  l'initiation  égyptienne  était  la  même  que  Moïse  a 
racontée  au  chapiire  de  la  Genèse.  Dans  ce  jardin  merveilleux 
existait  un  certain  arbre  dont  les  fruits  étaient  défendus  au 
néophyte  admis  dans  le  paradis.  Il  est  telleuient  ceitain  que 
cette  donière  victoire  sur  soi-même  était  la  clause  de  l'initia- 
tion, qu'on  a  trouNé  dans  la  haute  Egypte  des  bas  reliefs  de 
qcaire  mille  ans,  leprési  ntant  un  homme  et  une  femme,  sous 
un  arbre  %  dont  cette  dernière  offre  le  fruit  à  son  comp.ignon 
de  solitude.  Autour  de  l'arbre  est  enlacé  un  serpent,  lepré- 
scntatlon  de  Typhon,  le  dieu  du  mal.  En  effet,  il  arrivait  géné- 
ralement que  l'initié  qui  avait  vaincu  tous  les  périls  matériels 
se  laissait  ])rendie  à  cette  séduction,  dont  le  dénoûment  était 
son  exclusion  du  paradis  terrestre.  Sa  punilion  devait  être 
alors  d'errer  dans  le  monde,  et  de  répandre  chez  les  nations 
étrangères  les  instructions  qu'il  avait  reçues  des  prêtres. 

S'il  lésistait,  au  contraire,  ce  qui  était  bien  rare,  à  la  der- 
nière tentation,  il  devenait  l'égal  d'un  roi.  On  le  promenait  en 
triomphe  dans  les  rues  de  Memphis,  et  sa  personne  était  sacrée. 

C'est  pour  avoir  manqué  cette  épreuve  que  Moïse  fut  privé 
des  honneurs  qu'il  attentlait.  Blessé  de  ce  résultat,  il  se  mit  en 
guerre  ouverte  avec  Its  pièlrts  égypliens,  lilta  contre  eux  de 
science  et  de  prodiges,  et  linit  par  délivrer  son  peuple  au 
moyen  d'un  complot  dont  on  saii  le  résidtat. 

I  ^■..l^  VHistoire  des  Relii^ioiis  <lc  l'ubljé  Banier,  et  lc3  Dieux  de  Moise 
tic  -M.   Lacour. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  189 

Le  Prussien  qui  nie  racontait  tout  cela  était  évidemment  un 
fils  (le  Voltaire...  Cet  lionime  en  était  encore  au  scepticisme 
religieux  de  Frédéric  II.  Je  ne  pus  m'empècher  de  lui  en  faire 
l'observa  lion. 

—  Vous  vous  trompez,  me  dit-il  :  nous  autres  prolestants, 
nous  analysons  tout;  mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  reli- 
gieux. S'il  parait  démontré  que  l'idée  du  païadis  terrestre,  de 
la  pomme  et  du  serpent,  a  été  connue  des  anciens  Égyptiens, 
cela  ne  prouve  nullement  que  la  tradition  n'en  soit  jias  divine. 
Je  suis  même  disposé  à  croire  que  cette  dernière  épreuve  des 
mystères  n'était  qu'une  représentation  mystique  de  la  scène 
qui  a  (lu  se  pa>ser  aux  premiers  jours  du  monde.  Que  iMoïse 
ait  appris  cela  des  Égyptiens  dépositaires  de  la  sagesse  primi- 
tive, ou  qu'il  se  soit  servi,  en  écrivant  la  Genèse^  des  imjjres- 
sions  qu'il  avait  lui-même  connues,  cela  n'infirme  pas  la  véiité 
première.  Triptolème,  Orphée  et  Pytbagore  subirent  aussi  les 
mêmes  épreuves.  L'un  a  fondé  les  mystères  d'Eleusis,  l'autre 
ceux  des  Cahires  de  Samothrace,  le  troisième  les  associations 
mystiques  du  Liban. 

»  Orphée  eut  encore  moins  de  succès  que  Moïse;  il  manqua 
la  quatrième  épreuve,  dans  laquelle  il  fallait  avoir  la  présence 
d'esprit  de  saisir  les  anneaux  suspendus  au-dessus  de  soi, 
quand  les  échelons  de  fer  commençaient  à  manquer  sous  les 
pieds...  Il  retomba  dans  le  canal,  d'où  on  le  tira  avec  peine, 
et,  au  lieu  de  parvenir  au  temple,  il  lui  fallut  retourner  en 
arriére  et  remonter  jusqu'à  la  sortie  des  pyramides.  Pendant 
l'épreuve,  sa  femme  lui  avait  été  enlevée  par  un  de  ces  acci- 
dents naturels  dont  les  prêtres  créaient  aisément  raj)parence. 
Il  obtint,  grâce  à  son  talent  et  à  sa  renommée,  de  recommencer 
les  épreuves,  et  les  manqua  une  seconde  fois.  C'est  ainsi 
qu'Eurydice  fut  perdue  à  jamais  pour  lui,  et  qu'il  se  vit  réduit 
à  la  pleurer  dans  l'exil. 

—  Avec  ce  système,  dis-je,  il  est  possible  d'expliquer  maté- 
riellement toutes  les  religions.  Mais  quy  gagnerons-nous? 

— -  Rien.  Nous  venons   seulement  de  passer   deux   heures 

11. 


190  VOYAGE     EX     ORIENT. 

en  causant  d'origines  et  dliistoire.  Maintenant,  le  soir  vient  ; 
regagnons  la  plaine  et  allons  visiter  le  s])hinx  de  Gizèh. 

Le  sphinx  a  été  trop  souvent  décrit  pour  que  je  parle  ici 
d'autre  chose  que  de  Fadmirable  conservation  de  sa  figure  — 
haute  de  dix-huit  jneds.  Il  est  évident  c[ue  ce  rocher  de  granit 
fut  sculpté  dans  une  époque  où  lart  élait  très-avancé.  Son  nez 
brisé  lui  donne  de  loin  un  air  d'Éthiopien;  mais  le  reste  du 
visage  appartient  à  quelqu'une  des  races  les  plus  belles  de 
l'Asi*;,  —  Nous  nous  contentâmes  d'admirer  ensuite  les  deux 
autres  pyramides,  qui  ont  conservé  une  partie  de  leur  revête- 
ment. La  seconde  a  été  ouverte;  mais  on  y  a  trouvé  seule- 
ment deux  ou  trois  tables  pareilles  à  celles  que  nous  av^ions 
visiices  dans  la  preuiière;  la  troisic:i:e,  la  plus  petite,  que  les 
Arabes  appellent  la  pyramide  la  Fille,  —  en  souvenir  sans 
doute  de  la  courtisane  Rhodupe,  qu'on  suppose  Tavoir  fait 
bâtir,  —  est  vierge  de  toute  exploration.  Autour  du  plateau 
sablonneux  des  trois  pyramides,  sont  des  restes  de  temples  et 
d'hypogées.  Quelques  sarcojdiages  brisés  gisent  çà  et  là,  ainsi 
qu'une  multitude  de  figurines  on  pâte  verte,  parmi  lesquelles 
on  en  rencontre  rarement  d'entières.  Les  Arabes  voulaient 
nous  en  vendre  quelques-unes;  mais  il  nons  parut  probable 
qu'ils  ne  les  avaient  pas  ramassées  sur  le  lieu  même.  Il  doit  en 
exister  des  fabriques  au  Caire,  comme  pour  les  vases  étrus- 
ques que  l'on  vend  à  IVaplcs. 

Nous  passâmes  la  nuit  dans  une  locanda  italienne,  située 
près  de  là,  et,  le  lendemain,  on  nous  conduisit  sur  l'enqîlace- 
ment  de  Memphis,  situé  à  près  de  deux  lieues  vers  le  midi. 
Les  ruines  y  sont  méconnaissables;  et,  d'ailleurs,  le  tout  est 
recouvert  jiar  une  forêt  de  palmiers,  au  milieu  de  laquelle  on 
rencontre  l'immense  statue  de  Sésostris,  haute  de  soixante 
pieds,  mais  couchée  à  plat  ventre  dans  le  sable.  Parlerai-je 
encore  de  Saccarah,  où  l'on  arrive  ensuite;  de  ses  pyramides, 
plus  petites  que  celles  de  Gizèh,  parmi  lesquelles  on  distingue 
la  grande  pyramide  de  briques  construite  par  les  Hébreux? 
Un  spectacle  plus  curieux  est  l'intérieur  des  tombeaux  d'ani- 


LES     FE  INI  MUS     DU     CAIUi;.  ï^l 

maux  qui  se  renconlrent  dans  la  j)!iiii)c  en  grand  nombre.  Il  y 
en  a  pour  les  chats,  pour  les  croLOiliies  et  pour  les  ibis.  Ou  y 
pénètre  fort  difficilement,  en  respirant  la  cendre  et  la  pous- 
sière, ou  se  traînant  parfois  dans  des  conduits  où  l'on  ne  peut 
passer  qu'à  genoux.  Puis  on  se  trouve  au  milieu  de  vastes 
souterrains  où  sont  entassés  par  millions  et  symétriquement 
rangés  tous  ces  animaux  que  les  bons  Égyptiens  se  donnaient 
la  peine  d'embaumer  et  d'ensevelir  ainsi  que  des  hommes. 
Chaque  momie  de  chat  est  entortillée  de  plusieurs  aunes  de 
bandelettes,  sur  lesquelles,  d'un  bout  à  l'autre,  sont  inscrites, 
en  hiéroglyphes,  probablement  la  vie  et  les  vertus  de  l'ani- 
mal*. Il  en  est  de  même  des  crocodiles...  Quant  aux  ibis, 
leurs  restes  sont  enfermés  dans  des  vases  en  terre  de  Thèbes, 
rangés  également  sur  une  étendue  Incalculable,  comme  des 
pots  de  confitures  dans  une  office  de  campagne. 

Je  jnis  remplir  facilement  la  commission  que  m'avait  donnée 
le  consul;  ])uis  je  me  séparai  de  TofQcier  prussien,  qui  conti- 
nuait sa  route  vers  la  haute  Egypte,  et  je  revins  au  Caire,  en 
descendant  le  JNil  dans  une  cange. 

Je  me  hâtai  d'aller  porter  au  consulat  l'ibis  obtenu  au  prix 
de  tant  de  fatigues;  mais  on  m'apprit  que,  pendant  les  trois 
jours  consacrés  à  mon  exploration,  notre  pauvre  consul  avait 
senti  s'aggraver  son  mal  et  s'était  embarqué  pour  Alexandrie. 

J'ai  appris  depuis  qu'il  était  mort  en  Espagne. 

i  .  Lorsque  l'armée  d'Egypte  visita  les  sépulcres  de  Saccarali,  elle  s'étonna 
surtout  de  la  quantité  de  cliats  que  plusieurs  d'entre  eux  contenaient.  Quelques 
soldats  eurent  l'idée  de  mettre  le  feu  dans  uu  de  ces  souterrains  pour  en  con- 
naître la  profondeur.  Les  momies  des  chats,  imprégnées  de  Intume,  brûlèrent 
pendant  huit  jom-s,  puis  le  feu  s'étouffa  de  lui-même.  Lorsque  l'on  crut  ia 
fumée  dissij)ée,  on  redescendit  dans  le  souterrain.  Au  delà  de  l'espace  immense 
que  le  feu  avait  découverf,  au  delà  des  matières  cliarbonuées  qu'il  fallait  ex- 
traire, on  trouva  encore  de  nouvelles  rangées  de  chats,  qui  semblaient  délier 
la  destruction  d'arriver  au  bout  de  son  œuvre. 


192  VOYAGE     EN     ORIENT. 


Je  quitte  avec  regret  cftte  vieille  cité  du  Caire,  où  j'ai 
retrouvé  les  dernières  traces  du  génie  arabe,  et  qui  n'a  pas 
menti  aux  idées  que  je  m'en  étais  formées  d'après  les  récits  et 
les  traditi(jns  de  l'Orient.  Je  l'avais  vue  tant  de  fois  dans  les 
rêves  de  la  jeunesse,  qu'il  me  semblait  y  avoir  séjf)urné  dans 
je  ne  sais  quel  temps;  je  reconstruisais  mon  Caire  d'autrefois 
au  milieu  des  quartiers  déserts  ou  des  mosquées  croulantes! 
Il  me  semblait  que  j'imprimais  les  pieds  dans  la  trace  de  mes 
pas  anciens;  j'allais,  je  me  disais  :  «  En  détournant  ce  mur, 
en  passant  cette  porte,  je  verrai  telle  cbose!...  »  et  la  cliose 
était  là,  ruinée  mais  réelle. 

N'y  pensons  plus.  Ce  Caire-là  gît  sous  la  cendre  et  la  pous- 
sière ;  l'esprit  et  les  progrès  modernes  en  ont  tiiomplié  comme 
la  mort.  Encore  quelques  mois,  cl  des  rues  européennes  auront 
coupé  à  angles  droits  la  vieille  ville  poudreuse  et  muette  qui 
croule  en  paix  sur  les  pauvres  fellabs.  Ce  qui  reluit,  ce  qui 
brille,  ce  qui  s'accroît,  c'est  le  quartier  des  Francs,  la  ville 
des  Italiens,  des  Provençaux  et  des  Maltais,  l'entrepôt  futur 
de  l'Inde  anglaise.  L'Orient  d'autrefois  achève  d'user  ses  vieux 
costumes,  ses  vieux  palais,  ses  vieilles  mœurs,  mais  il  est  dans 
son  dernier  jour;  il  peut  dire  coniuie  un  de  ses  sultans  :  a  Le 
sort  a  décoché  sa  flèche  :  c'est  fait  de  moi,  je  suis  passé!  » 
Ce  que  le  désert  protège  encore,  en  l'enfouissant  peu  à  peu 
dans  SCS  sables,  c'e^t,  hors  des  murs  du  Caire,  la  ville  des 
tombeaux,  la  vallée  des  califes,  qui  semble,  comme  Hercula- 
num,  avoir  abrité  des  générations  disparues,  et  dont  les  pa- 
lais, les  arcades  et  les  colonnes,  les  marbres  précieux,  les 
intérieurs  peints  et  dorés,  les  enceintes,  les  dômes  et  les  mina- 
rets, multipliés  avec  folie,  n'ont  jamais  servi  qu'à  recouvrir 
des  cercueils.  Ce  culte  de  la  mort  est  un  trait  éternel  du  carac- 
tère de  l'Egypte  ;  il  sert  du  moins  à  protéger  et  à  transmettre 
au  monde  l'éblouissante  histoire  de  son  passé. 


V 

LA  GANGE 


t  PRÉPARATIFS  DE  NAVIGATION 

La  cango  qui  ni'emjiortalt  vers  Daiiiiette  rcmtcnait  tout 
le  ménage  que  j'avais  amassé  au  Caire  pendant  ]uiit  mois  de 
séjour,  savoir  :  l'esclave  au  teint  doré  vendue  par  Abd-el- 
Kérim;  le  codre  vert  qui  renfermait  les  effets  que  ce  dernier 
lui  avait  laissis;  un  autre  coffre  garni  de  ceux  que  j'v  avais 
ajoutés  luoi-méme  ;  un  autre  encore  contenant  mes  habits  de 
Franc,  dernier  en  cas  de  mauvaise  fortune,  comme  ce  vête- 
ment de  pâtre  qu'un  empereur  avait  conservé  pour  se  rappeler 
sa  condition  jjiemière;  puis  tous  les  ustensiles  et  objets  mobi- 
liers dont  il  avait  fallu  garnir  mon  domicile  du  quartier 
cophte,  lesquels  consistaient  en  gargoulettes  et  bardaques 
propres  à  rafraîchir  l'eau,  pipes  et  narghilés,  matelas  de  coton 
et  cages  [rafas)  en  bâtons  de  palmier  servant  tour  à  tour  de 
divan,  de  lit  et  de  table,  et  qui  avaient  de  plus  poiu'  le  voyage 
l'avantage  de  pouvoir  contenir  les  volatiles  divers  de  la  basse- 
cour  et  du  colombier. 

Avant  de  partir,  j'étais  allé  prendre  congé  de  madame  Bon- 
homme, cette  blonde  et  charmante  providence  du  voyageur. 

—  Hélas  !  disais-je,  je  ne  verrai  plus  de  longtemps  que  des 
\isages  de  couleur  ;  je  vais  braver  la  peste  qui  règne  dans  le 
delta  d'Egypte,  les  orages  du  golfe  de  Syrie  qu'il  faudra  tra- 
verser sur  de  frêles  barques  ;  sa  vue  sera  pour  moi  le  dernier 
sourire  de  la  patrie! 


194  VOYAGE     EN     ORIENT. 

jMadanie  Bonhomme  apjKirtient  à  ce  type  de  beauté  blonde 
du^Iidi  que  Gozzi  célébi-ait  dans  les  Vénitiennes,  que  Pétrarque 
a  chanté  à  l'honneur  des  femmes  de  notre  Provence.  Il  semble 
que  ces  gracieuses  anomalies  Joivent  au  voisinage  des  pays 
alpins  l'or  crespelé  de  leurs  cheveux,  et  que  leur  œil  noir  se 
soit  embrasé  seul  aux  ardeurs  des  grèves  de  la  ÎMéditerranée. 
La  carnation,  fine  et  claire  comme  le  satin  rosé  des  Fla- 
mandes, se  colore,  aux  j)laccs  que  le  soleil  a  louchtes,  d'une 
vague  teinte  ambrée  qui  fait  penser  aux  treilles  d'automne,  où 
le  raisin  blanc  se  voile  à  demi  sous  les  pampres  vermeils.  O  fi- 
gures aimées  de  Titien  et  de  Giorgione,  est-ce  aux  bords  du 
Nil  que  vous  deviez  me  laisser  un  regret  et  un  souvenir?  Cepen- 
dant j'avais  près  de  moi  une  autre  femme  aux  cheveux  Jioirs 
comme  l'ébène,  au  masque  ferme  qui  semblait  taillé  dans  le 
marbre  porter,  beauté  sévère  et  grave  comme  les  idoles  de 
l'antique  Asie,  et  dont  la  grâce  même,  à  la  fois  servile  et  sau- 
vage, rappelait  parfois,  si  l'on  peut  unir  ces  deux  mots,  la 
sérieuse  gaieté  de  lanimal  captif. 

Madame  Bonhomme  m'avait  conduit  dans  son  magasin,  en- 
combré d'articles  de  voyage,  et  je  l' écoutais,  en  l'admirant, 
détailler  les  mérites  de  tous  ces  charmants  ustensiles  qui,  pour 
les  Anglais,  reproduisent  au  besoin,  dans  le  désert,  tout  le 
confort  de  la  vie  fashionable.  Elle  m'expliquait  avec  son  léger 
accent  provençal  comment  on  pouvait  élablir,  au  pied  d'un 
palmier  ou  d'un  obélisque,  des  appartements  complets  de 
maîtres  et  de  domestiques,  avec  mobilier  et  cuisine,  le  tout  trans- 
porté à  dos  de  chameau  ;  donner  des  dîners  européens  où  rien 
ne  manque,  ni  les  ragoûts,  ni  les  primeurs,  grâce  aux  boites  de 
conserves  qui,  il  faut  l'avouer,  sont  souvent  de  grande  ressource. 

—  Hélas  !  lui  dis-je,  je  suis  devenu  tout  à  fait  un  Bédaouï 
(Arabe  nomade)  ;  je  mange  très-bien  du  dourah  cuit  sur  une 
plaque  de  tôle,  des  dattes  fricassées  dans  le  beurre,  de  la  pâte 
d'abricot,  des  sauterelles  fumées...;  et  je  sais  un  moyen 
d'obtenir  une  poule  bouillie  dans  le  désert,  sans  même  se 
donner  le  soin  de  la  plumer. 


LES     FEM.-MES     DU     CAIRE.  195 

—  J'ignorais  ce  raffinement,  dil  madame  Bonhomme, 

—  Voici,  répondis-je,  la  recette  qui  m'a  été  donnée  par  un 
renégat  très-industrieux,  lequel  Ta  vu  pratiquer  dans  l'Hedjaz, 
On  prend  une  poule... 

—  Il  faut  une  poule?  dit  madame  Bonhomme. 

—  Absolument  comme  un  lièvre  pour  le  civet. 

—  Et  ensuite  ? 

—  Ensuite  on  allume  du  feu  entre  deux  pieries;  on  se 
procure  de  l'eau... 

—  Voilà  déjà  bien  des  choses! 

—  La  nature  les  fournit.  On  n'aurait  même  que  de  l'eau  de 
mer,  ce  serait  la  même  chose,  et  cela  épargnerait  le  sel. 

—  Et  dans  quoi  mettrez-vous  la  poule? 

—  Ah!  voilà  le  plus  ingénieux.  Nous  versons  de  l'eau  dans 
le  sable  fin  du  désert...,  autre  ingrédient  donné  par  hi  nature. 
Cela  produit  une  argile  fine  et  propre,  exti'êmement  utile  à  la 
préparation. 

—  Vous  mangeriez  une  poule  bouillie  dans  du  sable? 

—  Je  réclame  une  dernière  minute  d'attention.  Nous  for- 
mons une  boule  épaisse  de  cette  argile  en  ayant  soin  d'y  insérer 
cette  même  volaille  ou  toute  autre. 

• —  Ceci  devient  intéressant. 

—  Nous  mettons  la  boule  de  terre  sur  le  feu,  et  nous  la 
retournons  de  temps  en  temps.  Quand  la  croûte  s'est  suffisam- 
ment durcie  et  a  pris  partout  une  bonne  couleur,  il  faut  la 
retirer  du  feu  :  la  volaille  est  cuite. 

—  Et  c'est  tout? 

—  Pas  encore  :  on  casse  la  boule  passée  à  l'état  de  terre 
cuite,  et  les  plumes  de  l'oiseau,  prises  dans  l'argile,  se  détachent 
à  mesure  qu'on  le  débarrasse  des  fragments  de  cette  marmite 
improvisée. 

—  Mais  c'est  un  régal  de  sauvage! 

—  Non,  c'est  de  la  poule  à  l'étuvée  simplement. 
IMadame  Bonhomme  vit  bien  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  avec 

un  voyageur  si  consommé  ;  elle  remit  en  place  toutes  les  cui- 


196  VOYAGE    EN     ORIENT. 

sines  de  fei'-blanc  et  les  tentes,  coussins  ou  lits  de  caoutchouc 
estampillés  de  Y improvcd  patent  anglaise. 

—  Cependant,  lui  dis-je,  je  voudrais  bien  trouver  chez  vous 
quelque  chose  qui  me  soit  utile. 

—  Tenez,  dit  madame  Bonhonnne,  je  suis  sûre  que  vous 
avez  oublié  d'acheter  un  drapeau.  Il  vous  faut  un  drapeau. 

—  Mais  je  ne  pars  pas  pour  la  guerre  1 

—  Vous  allez  descendre  le  iS'il...  Vous  avez  besoin  d'un 
pavillon  tricolore  à  l'arrière  de  votre  barque,  pour  vous  faire 
respecter  des  fellahs. 

Et  elle  me  montrait,  le  long  des  niurs  du  magasin,  une  série 
de  pavillons  de  toutes  les  marines. 

Je  tirais  déjà  vers  moi  la  hampe  à  pointe  dorée  d'où  se 
déroulaient  nos  couleurs,  lorsque  madame  Bonhomme  m'arrêta 
le  bras. 

—  Vous  pouvez  choisir  ;  on  n'est  pas  obligé  d'indiquer  sa 
nation.  Tous  ces  messieurs  prennent  orilinairement  un  pavillon 
anglais  ;  de  celte  manière,  on  a  plus  de  sécurité. 

—  Oh  !  madame,  lui  dis-je,  je  ne  suis  pas  de  ces  messieurs-là. 

—  Je  l'avais  bien  pensé,  me  dit-elle  avec  un  sourire. 
J'aime  à  croire  que  ce  ne  seraient  pas  des  gens  du  monde 

de  Paris  qui  promèneraient  les  couleurs  anglaises  sur  ce  vieux 
Nil,  où  s'est  reflété  le  drapeau  de  la  République.  Les  légitimistes 
en  pèlerinage  vers  Jérusalem  choisissent,  il  est  vrai,  le  pavil- 
lon de  Sardaigne.  Cela,  par  exemple,  n'a  pas  d'inconvénient. 

II    UNE     FÊTE    DE    FAMILLE 

Nous  partons  du  port  de  Roulaq  ;  le  palais  d'un  bey  ma- 
melouk, devenu  aujourd'hui  l'École  polytechnique, la  mosquée 
blanche  qui  l'avoisine,  les  étalages  des  poticis  qui  exposent  sur 
la  grève  ces  baidaques  de  terre  poreuse  fabriquées  à  Thèbes 
qu'apporte  la  navigation  du  haut  ]Ni!,  les  chantiers  de  construc- 
tion qui  bordent  encore  assez  loin  la  rive  droite  du  fleuve,  tout 
cela  disparait  en  quelques  minutes.  Nous  courons  une  bordée 


TES     FEMMES     DU     CAIRE  197 

vers  une  île  d'alluvion  située  entre  Boulaq  et  Embabeh,  dont  la 
rive  sablonneuse  reçoit  bientôt  le  rlioc  de  notre  proue  ;  les 
deux  voiles  latines  de  la  cange  frissonnent  sans  prendre  le  veut. 

—  Baitnl !  Baltdl!  s'écrie  le  reïs. 

C  est-à-dire  :  »  ^Mauvais  !  mauvais  !  » 

H  s'agissait  probahlenient  du  vent.  En  effet,  la  vague  rou- 
geâtre,  fiisée  par  un  souffle  contraire,  nous  jetait  au  visage  son 
écume,  et  le  remous  premiit  des  teintes  ardoisées  en  peignant 
les  reflets  du  ciel. 

Les  boinmes  descendent  à  terre  pour  dégager  la  cange  et  la 
retourner.  Alors  commence  un  de  ces  cliants  dont  les  matelots 
égyptiens  accompagnent  toutes  leurs  manœuvres  et  qui  ont 
invariablement  j)our  refrain  élej.so/i  !  Pendant  que  cinq  ou  six 
gaillards,  dépouillés  eu  un  instant  de  leur  tunique  bleue  et  qui 
semblent  des  statues  de  bronze  florentin,  s'évertuent  à  ce  tra- 
vail, les  jambes  plongées  dans  la  vase,  le  reïs,  assis  connue  un 
pacba  sur  l'avant,  fume  son  nargbilé  d'un  air  inditlerent.  Un 
quart  d'heure  après,  nous  revenons  vers  Boulaq,  à  demi  penchés 
sur  la  lame  avec  la  pointe  des  vergues  trempant  dans  l'eau. 

iNous  avions  gagné  à  peine  deux  cents  pas  sur  le  cours  du 
fleuve  :  il  fallut  retourner  la  barque,  prise  cette  fois  dans  les 
roseaux,  pour  aller  toucher  de  nouveau  à  l'île  de  sable. 

—  Battdll  Baital  .'disait  toujours  le  reïs  de  temps  en  temps. 
Je  reconnaissais  à  ma  droite  les  jardins  des  villas  riantes  qui 

bordent  l'allée  de  Choubrah  ;  les  sycomores  monstrueux  qui 
la  forment  retentissaient  de  l'aigre  caquetage  des  corneilles, 
qu'entrecoupaient  parf(_)is  le  cri  sinistre  des  milans. 

Du  reste,  aucun  lotus,  aucun  ibis,  pas  un  trait  de  la  couleur 
locale  d'autrefois  ;  seulement,  çà  et  là,  de  grands  buffles  plon- 
gés dans  l'eau  et  des  coqs  de  pharaon,  sorte  de  petits  faisans 
aux  plumes  dorées,  voltigeant  au-dessus  des  bois  d'orangers 
et  de  bananiers  des  jardins. 

J'oubliais  l'obélisque  d'Héliopolis,  qui  marque  de  son  doigt 
de  pierre  la  limite  voisine  du  désert  de  Syrie  et  que  je  regret- 
tais de  n'avoir  encore  vu  que  de  loin.  Ce  monument  ne  devait 


198  VOYAGE     EN     ORIENT. 

pas  quitter  notre  horizon  de  la  journée,  car  la  navigation  de  la 
cange  continuait  à  s'opérer  en  zigzag. 

Le  soir  était  venu,  le  disque  du  soleil  descendait  derrière  la 
ligne  peu  mouvementée  des  montagnes  libyques,  et  tout  à  coup 
la  nature  passait  de  l'ombre  violette  du  crépuscule  à  l'obscu- 
rité bleuâtre  de  la  nuit.  T'aperçus  de  loin  les  lumières  d'un 
café,  nageant  dans  leurs  flaques  d'huile  transparente  ;  l'accord 
strident  du  naz  et  du  rebab  accompagnait  cette  mélodie  égyp- 
tienne si  connue  :  Ya  teyly  l  {O  nuits!) 

D'autres  voix  formaient  les  répons  du  premier  vers  :  «  0 
nuits  de  joie  !  »  On  chantait  le  bonheur  des  amis  qui  se  res- 
semblent, l'amour  et  le  désir,  flammes  divines,  émanations 
radieuses  de  la  clarté  pure  qui  n'est  qu'au  ciel  ;  on  invoquait 
Ahmad,  l'élu,  chef  des  apôtres,  et  des  voix  d'enfants  repre- 
naient en  chœur  l'antistrophe  de  cette  délicieuse  et  sensuelle 
effusion  qui  appelle  la  bénédiction  du  Seigneur  sur  les  joies 
nocturnes  de  la  terre. 

Je  vis  bien  qu'il  s'agissait  d'une  solennité  de  famille.  L'é- 
trange gloussement  des  femmes  fellahs  succédait  au  chœm'  des 
enfants,  et  cela  poiivait  célébrer  une  mort  aussi  bien  qu'un 
mariage  ;  car,  dans  toutes  les  cérémonies  des  Égyptiens,  on 
reconnaît  ce  mélange  d'une  joie  plaintive  ou  d'une  plainte 
entrecou])pe  de  transports  joyeux  qui  déjà,  dans  le  monde  an- 
cien, présidaient  à  tous  les  actes  de  leur  vie. 

Le  reis  avait  fait  amarrer  notre  barque  à  un  pieu  planté  dans 
le  sable,  et  se  préparait  à  descendre.  Je  lui  demandai  si  nous 
ne  faisions  que  nous  arrêter  dans  le  village  qui  était  devant 
nous  ;  il  répondit  que  nous  devions  y  passer  la  nuit  et  y  rester 
même  le  lendemain  jusqu'à  trois  heures,  moment  où  se  lève  le 
vent  du  sud-ouest  (nous  étions  à  l'époque  des  moussons). 

—  J'avais  cru,  lui  dis-je,  qu'on  fei'ait  marcher  la  barque 
à  la  corde  quand  le  vent  ne  serait  pas  bon. 

—  Ceci  n'est  pas,  répondit-il,  sur  notre  traité. 

En  effet,  avant  de  partir,  nous  avions  fait  un  écrit  devant  le 
cadi  ;  mais  ces  gens  y  avaient  mis  évidemment  tout  ce  qu'ils 


LES  FEAIMES  DU  CAIRE.  199 

avaient  voulu.  Du  reste,  je  ne  suis  jamais  pressé  d'arriver,  et 
cette  circonstance,  qui  aurait  fait  bondir  d'indignation  un 
voyageur  anglais,  me  fournissait  seulement  l'occasion  de  mieux 
étudier  l'anlique  branche,  si  peu  frayée,  par  où  le  Nil  descend 
du  Caire  à  Damiette. 

Le  reïs,  qui  s'attendait  à  des  réclamations  violentes,  admira 
ma  sérénité.  Le  halage  des  barques  est  relativement  assez  coû- 
teux; car,  outre  un  nombre  plus  grand  de  matelots  sur  la 
barque,  il  exige  l'assistance  de  quelques  hommes  de  relais 
échelonnés  de  village  en  village. 

Une  cange  contient  deux  chambres,  élégamment  peintes  et 
dorées  à  l'intérieur,  avec  des  fenêtres  grillées  donnant  sur  le 
fleuve,  et  encadrant  agréablement  le  double  paysage  des  rives  ; 
des  corbeilles  de  fleurs,  des  arabesques  compliquées  décorent 
les  panneaux  ;  deux  coffres  de  bois  bordent  chaque  chambre, 
et  permettent,  le  jour,  de  s'asseoir  les  jambes  croisées,  la  nuit, 
de  s'étendre  sur  des  nattes  ou  sur  des  coussins.  Ordinairement, 
la  première  chambre  sert  de  divan,  la  seconde  de  harem.  Le 
tout  se  ferme  et  se  cadenasse  hermétiquement,  sauf  le  privilège 
des  rats  du  Nil,  dont  il  faut,  quoi  qu'on  fasse,  accepter  la  so- 
ciété. Les  moustiques  et  auti^es  insectes  sont  des  compagnons 
moins  agréables  encore  ;  mais  on  évite  la  nuit  leurs  baisers 
perfides  au  moyen  de  vastes  chemises  dont  on  noue  l'ouverture 
après  y  être  entré  comme  dans  un  sac,  et  qui  entourent  la  tète 
d'un  double  voile  de  gaze  sous  lequel  on  respire  parfaitement. 

Il  semblait  que  nous  dussions  passer  la  nuit  sur  la  barque,  et 
je  m'y  préparais  déjà,  lorsque  le  reïs,  qui  était  descendu  à 
terre,  vint  me  trouver  avec  cérémonie  et  m'invita  à  l'accom- 
pagner. J'avais  quelque  scrupule  à  laisser  l'esclave  dans  la 
cabine  ;  mais  il  me  dit  lui-même  qu'il  valait  mieux  l'emmener 
avec  nous. 

m    LE     MUTAHIR 

En  descendant  sur  la  berge,  je  m'aperçus  que  nous  venions 
de  débarquer  simplement  à  Choubrah.  Les  jardins  du  pacha, 


200  VOYAGE     EN     ORIENT. 

avec  les  berceaux  de  mvrte  qui  en  décorent  l'entrée,  étaient 
devant  nous;  un  amas  de  pauvres  maisons  bâties  en  briques 
de  terre  crue  s'étendait  à  notre  gauche  des  deux  côtés  de 
l'avenue  ;  le  café  que  j'avais  remarqué  bordait  le  fleuve,  et  la 
maison  voisine  était  celle  du  rcïs,  qui  nous  pria  d'y  entrer. 

—  C'était  bien  la  peine,  me  disais-je,  de  passer  toute  la 
journée  sur  le  JNi!  ;  nous  voilà  seulement  à  une  lieue  du  Caire! 

J'avais  envie  de  retournei  passer  la  soirée  et  lire  les  journaux 
chez  madame  Bonhonuiie  ;  mais  le  reïs  nous  avait  déjà  conduits 
devant  sa  maison,  et  il  était  clair  qu'on  y  célébrait  une  fête  où 
il  convenait  d'assister. 

En  elfet,  les  chants  que  nous  avions  entendus  partaient  de 
là;  une  foule  de  gens  basanés,  mélanges  de  nègres  purs,  parais- 
saient se  livrer  à  la  joie.  Le  reïs,  dont  je  n'entendais  qu'im- 
parfaitement le  dialecte  franc  assaisonné  d'arabe,  doit  par  me 
faire  comprendre  que  c'était  une  fête  de  famille  en  l'Iionneur 
de  la  circoncision  de  son  fils.  Je  compris  surtout  alors  pourquoi 
nous  avions  fait  si  peu  de  chemin. 

La  cérémonie  avait  eu  lieu  la  veille  à  la  mosquée,  et  nous 
étions  seulement  au  second  jour  des  réjouissances.  Les  fêtes  de 
famille  des  plus  pauvres  Egvptiens  sont  des  fêtes  publiques,  et 
l'avenue  était  pleine  de  monde:  une  trentaine  d'enfants,  cama- 
rades d'école  du  jeune  circoncis  [itiutahir),  remplissaient  une 
salle  basse;  les  femmes,  parentes  ou  amies  de  l'épouse  du  reïs, 
faisaient  cercle  dans  la  pièce  du  fond,  et  nous  nous  arrêtâmes 
près  de  cette  porte.  Le  reïs  indiqua  de  loin  une  place  près  de 
sa  femme  à  l'esclave  qui  me  suivait,  et  celle  ci  alla  sans  hésiter 
s'asseoir  sur  le  ta})is  de  la  khanoun  (dame),  aj)rès  avoir  fait 
les  salutations  d'usage. 

On  se  mit  à  distribuer  du  café  et  des  j)ipes,  et  les  Nubiennes 
commencèrent  à  danser  au  son  des  tarcihouks  (tambours  de 
terre  cuite),  que  plusieurs  femuies  soutenaient  d'une  main  et 
frappaient  de  l'autre.  La  famille  du  reïs  était  trop  pauvre  sans 
doute  pour  avoir  des  aimées  blanches;  mais  les  Nubiens  dansent 
pour  leur  plaisir.  Le  loli  ou  coryphée  faisait  les  bouffonneries 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  201 

habituelles  en  guidant  les  pas  de  quatre  femmes  ({ui  se  livraient 
à  Cftle  saltarelle  éperdue  que  j'ai  déjà  décrite,  el  qui  ne  varie 
guère  qu'en  raison  du  pinson  moins  de  l'eu  des  exécutants. 

Pendant  un  des  intervalles  de  la  nuisique  et  de  la  danse,  le 
reis  m'avait  fait  piei.dre  place  près  d'un  vieillard  qu'il  me  dit 
être  son  père.  Ce  bonhonnne,  en  ajiprenant  quel  était  mon 
pays,  m'accueillit  avec  un  juron  essentiellement  français,  que 
sa  prononciation  transformait  d'une  façon  comique.  C'était  tout 
ce  (lu'il  avait  retenu  de  la  langue  des  vainqueurs  de  98.  Je  lui 
répondis  en  criant  : 

—  Napoléon  ! 

Il  ne  parut  pas  comprendre.  Cela  m'étonna;  mais  je  songeai 
bientôt  que  ce  nom  datait  seulement  de  1  Empire. 

—  Avez-vous  connu  Bonaparte?  lui  dis-je  en  arabe. 

Il  pencha  la  tète  en  arrière  avec  une  sorte  de  rêverie  solen- 
nelle, et  se  mit  à  chanter  à  pleine  gorge  : 

Ya  salam^  Bounabarteli  ! 
(Salut  à  toi,  ô  Bonap;irte!) 

Je  ne  pus  m'empècher  de  fondre  en  larmes  en  écoutant  ce 
vieillard  repéter  le  vieux  chant  des  Egyptiens  en  l'honneur  de 
celui  qu'ils  ap|)elaient  le  sulian  Kébir.  Je  le  pressai  de  le 
chanter  tout  entier  ;  mais  sa  mémoire  n'en  avait  retenu  que  peu 
de  vers. 

«  Tu  nous  as  fait  soupirer  par  ton  absence,  ô  général  qui  prends  le 
café  avec  du  sucre!  ô  général  charmant  dont  les  joues  sont  si  agréa- 
bles, toi  dont  le  glaive  a  frappé  les  Turcs  !  salut  à  toi  ! 

»  O  toi  dont  la  chevelure  est  si  belle!  depuis  le  jour  où  tu  entras 
au  Caire,  cette  ville  a  brillé  d'une  lueur  semblable  a  celle  d'une  lampe 
de  cristal  ;  salut  à  toi  !  » 

Cependant  le  reïs,  indifférent  à  ces  souvenirs,  était  allé  du 
côte  des  enfants,  et  l'on  semblait  préparer  tout  pour  une  céré- 
monie nouvelle. 

En  etl'et,  les  enfants  ne  tardèrent  pas  à  se  ranger  sur 
deux  lignes,  et  les  autres  personnes  réunies  dans  la  maison  se 


202  VOYAGE     EN     OniENT. 

levèrent;  car  il  s'agissait  de  [)romener  dans  le  village  l'enfant 
qui,  la  veille  déjà,  avait  été  promené  au  Caire.  On  amena  un 
cheval  richement  harnaché,  et  le  petit  bonhomme,  qui  pouvait 
avoir  sept  ans,  couvert  d'habits  et  d'ornements  de  femmes 
(le  tout  emprunté  probablement),  fut  hissé  sur  la  selle,  où  deux 
de  ses  parents  le  maintenaient  de  chaque  côté.  Il  était  fier 
comme  un  empereur,  et  tenait,  selon  l'usage,  un  mouchoir  sur 
sa  bouche.  Je  n'osais  le  regai'der  trop  attentivement,  sachant 
que  les  Orientaux  craignent  en  ce  cas  le  nuiuvais  œil;  mais  je 
pris  garde  à  tous  les  détails  du  cortège,  que  je  n'avais  jamais 
pu  si  bien  distinguer  au  Caire,  où  ces  processions  des  mutahirs 
différent  à  peine  de  celles  des  mariages. 

Il  n'y  avait  pas  à  celle-là  de  bouffons  nus,  simulant  des  com- 
bats avec  des  lances  et  des  boucliers  ;  mais  quelques  Nubiens, 
montés  sur  des  échasses,  se  poursuivaient  avec  de  longs 
bâtons  :  ceci  était  pour  attirer  la  foule;  ensuite  les  musiciens 
ouvraient  la  marche;  puis  les  enfants,  vêtus  de  leurs  plus  beaux 
costumes  et  guidés  par  cinq  ou  six  faquirs  ou  santons,  qui 
chantaient  des  moals  religieux;  puis  l'enfant  à  cheval,  entouré 
de  ses  parents,  et  enfin  les  femmes  de  la  famille,  au  milieu  des- 
quelles marchaient  les  danseuses  non  voilées,  qui,  à  chaque 
halte,  recommençaient  leurs  trépignements  voluptueux.  On 
n'avait  oublié  ni  les  porteurs  de  cassolettes  parfumées,  ni  les 
enfants  qui  secouent  les  /atmkum,  flacons  d'eau  de  rose  don'  on 
asperge  les  spectateurs;  mais  le  personnage  le  plus  important 
du  cortège  était  sans  nul  doute  le  barbier,  tenant  en  main 
l'instrument  mystérieux  (dont  le  pauvre  enfant  devait  plus  tard 
faire  l'épreuve),  tandis  que  son  aide  agitait  au  bout  d'une  lance 
une  sorte  d'enseigne  chargée  des  attributs  de  son  métier. 
Devant  le  mutahir  était  un  de  ses  camarades,  poîtant,  attachée 
à  son  col,  la  tablette  à  écrire,  décorée  par  le  maître  d  école  de 
chefs-d'œuvre  calligraphicpies.  Derrière  le  cheval,  une  femme 
jetait  continuellement  du  sel  pour  conjurer  les  mauvais  esprits. 
La  marche  était  fermée  par  les  fenmies  gagées,  qui  servent 
de  pleureuses  aux  enterrements  et  qui  accompagnent  les  céré- 


LES     FEMMES     DU      CAIRE.  203 

inonies  de  mariage  et  de  circoncision  avec  le  même  oLmloulou: 
dont  la  tradition  se  perd  dans  la  plus  haute  antiquité. 

Pendant  que  le  cortège  parcourait  les  rues  peu  nombreuses 
du  petit  village  de  Choubrah,  j'étais  resté  avec  le  grand-père 
du  mulahir,  ayant  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  empêcher 
l'esclave  de  suivre  les  autres  femmes.  Il  avait  fallu  employer  le 
mafisch,  tout-puissant  chez  les  Egyptiens,  pour  lui  interdire  ce 
qu'elle  regardait  comme  un  devoir  de  politesse  et  de  religion. 
Les  nègres  préparaient  des  tables  et  décoraient  la  salle  de 
feuillages.  Pendant  ce  temps,  je  cherchais  à  tirer  du  vieillard 
quelques  éclairs  de  souvenirs  en  faisant  résonner  à  ses' oreilles, 
avec  le  peu  que  je  savais  d'arabe,  les  noms  glorieux  de  Kléber 
et  de  Menou.  Il  ne  se  souvenait  cfue  du  colonel  Barthélémy, 
l'ancien  chef  de  la  police  du  Caire,  qui  a  laissé  de  grands 
souvenirs  dans  le  peuple,  à  cause  de  sa  grande  taille  et  du 
magnifique  costume  qu'il  portait.  Barthélémy  a  inspiré  des 
chants  d'amour  dont  les  femmes  n'ont  pas  seules  gardé  la 
mémoire  : 

ce  Mon  bicn-aimé  est  coiffé  d'un  chapeau  brodé;  —  des  nœuds  et 
des  rosettes  ornent  sa  ceinture. 

»  J'ai  voulu  l'embrasser,  il  m'a  dit  :  Aspelta  (attends)  !  Oh  !  qu'il 
est  doux,  son  langage  italien! — Dieu  garde  celui  dont  les  yeux  sont 
des  A  eux  de  gazelle  ! 

:)  Que  tu  es  donc  beau,  Fart-el-Roumy  (Barthélémy),  quand  tu 
p  oclames  la  paix  publique  avec  un  fîrman  à  la  main!  t 


IV    LE     SIRAFEH 

A  l'entrée  du  mutahir,  tous  les  enfants  vinrent  s'asseoir 
quatre  par  quatre  autour  des  tables  rondes  où  le  maître  d'école, 
le  barbier  et  les  santons  occupèrent  les  places  d'honneur  Les 
autres  grandes  personnes  attendirent  la  fin  du  repas  pour  y 
prendre  part  à  leur  tour.  Les  Nubiens  s'assirent  devant  la 
porte  et  reçurent  le  reste  des  plats,  dont  ils  distribuèrent  encore 
les  derniers  reliefs  à  de  pauvres  gens  attirés  par  le  bruit  de  la 


204  VOYAGE     E>J     ORIENT. 

fête.  Ce  n'est  qu'après  avoir  passé  par  deux  ou  trois  séries 
d'invités  inférieurs  que  les  os  parvenaient  à  un  dernier  cercle 
composé  de  chiens  errants  attirés  par  l'odeur  des  viandes.  Rien 
ne  se  perd  dans  ces  festins  de  patriarche,  où,  si  pauvre  que 
soit  lamphitryon,  toute  créature  vivante  j)eiit  réclamer  sa  part 
de  fête.  Il  est  vrai  que  les  gens  aisés  ont  l'usage  de  payer  leur 
écot  par  de  j)etits  présents,  ce  qui  adoucit  un  peu  la  charge 
que  s'imposent,  dans  ces  occasions,  les  familles  du  peuple. 

Cependant  arrivait,  pour  le  mutahir,  l'instant  douloureux 
qui  devait  clore  la  fête.  On  fit  lever  de  nouveau  les  enfants,  et 
ils  entrèrent  seuls  dans  la  salle  où  se  tenaient  les  femmes.  On 
chantait  :  «  O  toi,  sa  tante  paternelle!  ô  foi,  sa  tante  mater- 
nelle! viens  préparer  son  aiiafeh!  y>  A  partir  de  ce  moment, 
les  détails  m'ont  été  donnés  par  l'esclave  présente  à  la  céré- 
monie du  slrafeh. 

Les  femmes  remirent  aux  enfants  un  châle  dont  quatre 
d'entre  eux  tinrent  les  coins  La  tablette  à  écrire  fut  placée  au 
milieu,  et  le  ])rincipal  élève  de  l'école  (<•"'/)  se  mit  à  psalmo- 
dier un  chant  dont  chaque  verset  était  ensuite  répété  en  chœur 
par  les  enfants  et  par  les  femmes.  On  j)riait  le  Dieu  qui  sait 
tout,  i  qui  connaît  le  pas  de  la  fourmi  noire  et  son  travail 
dans  les  ténèbres,  »  d'accorder  sa  bénédiction  à  cet  enfant, 
qui  déjà  savait  lire  et  pouvait  comprendre  le  Coran.  On  remer- 
ciait en  son  nom  le  père,  qui  avait  payé  les  leçons  du  maître, 
et  la  mère,  qui,  dès  le  berceau,  lui  avait  enseigné  la  parole. 

a  Dieu  m'accorde,  disait  l'enfant  à  sa  mère,  de  te  voir  assise  au 
paradis  et  saluée  par  Moryani  ^Marie),  par  Zeynab,  fille  d'Ali,  et  par 
Fatime,  lille  du  prophète  !  a 

Le  reste  des  versets  était  à  la  louange  des  faqulrs  et  dii 
maître  d'école,  comme  ayant  expliqué  et  fait  apprendre  à  l'en- 
fant les  divers  chapitres  du  Coran. 

D'autres  chants  moins  graves  succédaient  à  ces  litanies. 

ff  O  vous,  jeunes  filles  qni  nous  entourez,  disait  Tarif,  je  vous  re- 
commande aux  soins  de  Dieu  lorsque  vous  peignez  vos  yeux  et  que 
vous  vous  regardez  au  miroir! 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  205 

B  Et  vous  femmes  mariées  ici  rassemblées,  par  la  vertu  du  cha- 
IJ'tre  37  :  la  Féconcfité,  soyez  l)éiiies!  —  Mais,  s'il  est  ici  des  femmes 
qui  aient  vieilli  dans  le  célibat ,  qu'elles  soient,  à  coups  de  savate, 
chassées  dehors!  s 

Pendant  cette  cérémonie,  les  i,Mi  çons  promenaient  autour  de 
la  salle  le  sirafeh,  et  cliac[ue  (emn)e  déposait  sur  la  tablette 
des  cadeaux  de  petite  monnaie  ;  api  es  quoi,  on  versait  les 
pièces  dans  un  mouchoir  dont  les  enfants  devaient  faire  don 
aux  faquirs. 

En  revenant  dans  la  chambre  des  hommes,  le  mutahir  fut 
placé  sur  un  siège  élevé.  Le  barbier  et  son  aide  se  tinrent  de- 
bout des  deux  côtés  avec  leurs  instruments.  On  plaça  devant 
l'enfant  un  bassin  de  cuivre  où  chacun  dut  venir  déposer  son 
offrande  ;  après  quoi,  il  fut  amené  par  le  barbier  dans  une  pièce 
séparée  où  l'opération  s'acconq)lil  sous  les  yeux  de  deux  de 
ses  parents,  pendant  que  les  cymbales  résonnaient  pour  cou- 
vrir ses  plaintes. 

L'assemblée,  sans  se  |)ré(;ccuper  davantage  de  cet  incident, 
passa  encore  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à  boire  des  sor- 
bets, du  café  et  une  sorte  de  bière  épaisse  [bmiza),  boisson 
enivrante,  dont  les  noirs  j^rincipalement  faisaient  usage,  et  qui 
est  sans  doute  la  même  qu'Hérodote  désigne  sous  le  nom  de 
vin  d'orge. 

V    LA     FORÊT     DE     PIERRE 

Je  ne  savais  trop  que  faire  le  lendemain  matin  pour  attendre 
l'heure  où  le  vent  devait  se  lever.  Le  reis  et  tout  son  monde  se 
livraient  au  sommeil  avec  celte  insouciance  profonde  du  grand 
jour  (ju'ont  peine  à  concevoir  les  gens  du  Nord.  J'eus  l'idée  de 
laisser  l'esclave  pour  toute  la  journée  dans  la  cange,  et  d'aller 
me  promener  vers  Héliopolis,  éloigné  d'à  peine  une  lieue. 

Tout  à  coup  je  me  souvins  d'une  promesse  que  j'avais  faite 
à  un  brave  commissaire  de  marine  qui  m'avait  prêté  sa  cara- 
bine pendant  la  traversée  de  Syra  à  Alexandrie. 

—  Je  ne  vous  demande  qu'une  chose,  m'avait-il  dit,  lors- 
I  12 


206  VOYAGE     EN     ORIENT. 

qu'à  l'arrivée  je  lui  fis  mes  remerciments ,  c'est  de  ramasser 
jioiir  moi  quelques  fragments  de  la  forêt  pétiiliéc  qui  se  trouve 
dans  le  désert,  à  peu  de  distance  du  Caire.  Vous  les  remettrez, 
en  j)assant  à  Smyrne,  chez  madame  Carton,  rue  des  Roses. 

Ces  sortes  de  commissions  sont  sacrées  entre  voyageurs  ;  la 
honte  d'avoir  oublié  celle-là  me  fit  résoudre  immédiatement 
cette  expédition  facile.  Du  reste,  je  tenais  aussi  à  voir  cette 
foret  dont  je  ne  m'expliquais  pas  la  structure.  Je  réveillai  l'es- 
clave, qui  était  de  très-mauvaise  humeur,  et  qui  demanda  à 
rester  avec  la  femme  du  reis.  J'avais  l'idée  dès  lors  d'emmener 
le  reïs  ;  une  simple  réflexion  et  l'expérience  acquise  des  mœurs 
du  pays  me  prouvèrent  que,  dans  cette  fan^illc  honorable,  lin- 
nocence  de  la  pauvre  Zeynab  ne  courait  aucun  d;inger. 

Ayant  pris  les  dispositions  nécessaii*cs  et  averti  le  reïs,  qui 
me  fit  venir  un  ànier  intelligent,  je  me  dirigeai  vers  Hoiio- 
polis,  laissant  à  gauche  le  cana!  d'Adrien,  creusé  jadis  du  Kil  à 
la  mer  Rouge,  et  dont  le  lit  desséché  devait  plus  tard  tracer 
notre  route  au  milieu  des  dunes  de  sable. 

Tous  les  environs  de  Choubrah  sont  admirablement  cultivés. 
Après  un  bois  de  sycomores  qui  s'étend  autour  des  luiias.  on 
laisse  à  gauche  ime  foule  de  jardins  où  lorangtr  est  cultivé 
dans  l'intervalle  des  dattiers  placés  en  quin.oncesj  puis,  en 
traversant  une  branche  du  Kalisch  ou  canal  Au  Caire,  on  gagne 
en  peu  de  ten)ps  la  lisière  du  désert,  qui  commence  sur  la  li- 
mite des  inondations  du  TS'il.  Là  s'arrête  le  damier  fertile  des 
plaines,  si  soigneusement  arrosées  par  les  rigoles  qui  coulent 
des  saquiès  ou  jmits  à  roue;  là  commence,  avec  l'impression 
de  la  tristesse  et  de  la  moi  t  qui  ont  vaincu  la  nature  elle-même, 
cet  étrange  faubourg  de  constructicms  sépulcrales  qui  ne  s'ar- 
rête qu'au  ^lokatam,  et  q'i'on  appelle  de  ce  côté  la  vallée  des 
Califes.  C'est  là  que  Toulouu  et  Bibar»,  Salad  n  et  Malek-Adel, 
et  mille  autres  héros  de  lislaui,  reposent  non  dans  de  simples 
tombes,  mais  dans  de  vastes  palais  briilauls  encore  d'arabes- 
ques et  de  dorures,  entremèiéi  de  vastes  mosquées.  Il  semble 
que  les  spectres,  habitants  de  ces  vastes  demeures,  aient  \oulu 


LES     l'EMlMLS     DU     CAIRE.  207 

encore  des  lieux  de  prière  et  d'assemblée,  (jui,  si  l'on  en  croit 
la  tradition,  se  peuplent  à  certains  jours  d'une  sorte  de  fanlas- 
magr.rie  historique. 

En  nous  éloignant  de  cette  triste  cité  dont  l'aspect  extérieur 
produit  l'effet  d'un  brillant  cjuartier  du  Caire,  nous  avions 
gagné  la  levée  d'Iléliopolis,  construite  jadis  pour  mettre  cette 
ville  à  l'abri  des  plus  bautes  inondations.  Toute  la  j)laine  qu'on 
aperçoit  au  delà  est  bosselée  de  petites  collines  formées  d'amas 
de  décombres.  Ce  sont  principalement  les  mines  d'un  village 
qui  recouvrent  là  les  restes  perdus  des  constructions  primi- 
tives. Rien  n'est  resté  debout;  pas  une  pierre  antique  ne 
s'élève  au-dessus  du  sol,  excepté  l'obélisque,  autour  duc[uel  on 
a  planté  un  vaste  jardin. 

L'obélisque  forme  le  centre  de  quatre  allées  d'ébéniers  qui 
divisent  l'enclos;  des  abeilles  sauvages  ont  établi  leurs  alvéoles 
dans  les  anfractuosités  de  l'une  des  faces  cjui,  comme  on  sait, 
est  dégradée.  Le  jardinier,  habitué  aux  visites  des  voyageurs, 
m'offrit  des  fleurs  et  des  fruits.  Je  pus  m'asseoir  et  songer  un 
instant  aux  splendeurs  décrites  par  Strabou,  aux  trois  autres 
obélisques  du  tenijjle  du  Soleil,  dont  deux  sont  à  Rome  et  dont 
l'autre  a  été  détniit  ;  à  ces  avenues  de  sphinx  en  marbre  jaune 
du  nombre  desquels  un  seul  se  voyait  encore  au  siècle  dernier; 
à  cette  ville  enfin,  berceau  des  sciences,  où  Hérodote  et  Pla- 
ton vinrent  se  faire  initier  aux  mystères.  Héliopolis  a  d'autres 
souvenirs  encore  au  point  de  vue  biblique.  Ce  fut  là  que  Jo- 
seph doima  ce  bel  exemple  de  chasteté  que  notre  époque  n'ap- 
précie plus  qu'avec  un  sourire  ironique.  Aux  yeux  des  Arabes, 
cette  légende  a  un  tout  autre  caractère  :  Joseph  et  Zidcika  sont 
les  types  consacrés  de  l'amour  pur,  des  sens  vaincus  par  le 
devoir,  et  triompliant  d'une  double  tentation;  car  le  maître  de 
Joseph  était  un  des  eunuques  du  pharaon.  Dans  la  légende 
originale  souvent  traitée  parles  poètes  de  l'Orient,  la  tendre 
Zuleïka  n'est  point  sacrifiée  comme  dans  celle  que  nous  con- 
naissons. 3Ial  jugée  d'abord  par  les  femmes  de  Memphis,  elle 
fut  de  toutes  parts  excusée  dès  que  Joseph,  sorti  de  sa  prison, 


208  VOYAGE     EN     ORIENT. 

eut  fait  admirer  à  la  cour  du  pharaon  tout  le  charme  de  sa 
beauté. 

Le  sentiment  d'amour  platonique  dont  les  poètes  arabes 
supposent  que  Joseph  fut  animé  pour  Zuleïka,  et  qui  rend 
certes  son  sacrifice  d'autant  plus  beau,  n'empêcha  pas  ce  pa- 
triarche de  s'unir  plus  tard  à  la  fille  d'un  prêtre  dHéliopolis, 
nommée  Azima.  Ce  fut  un  peu  plus  loin,  vers  le  nord,  qu'il 
établit  sa  famille  à  un  endroit  nommé  Gessen,  où  l'on  a  cru  de 
nos  jours  letrouver  les  restes  d'un  temple  juif  bâti  par  Onias. 

Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  visiter  ce  berceau  de  la  postérité 
de  Jacob;  mais  je  ne  laisserai  pas  échapper  l'occasion  de  laver 
tout  un  peuple,  dont  nous  avons  accepté  les  traditions  patriar- 
cales, d'un  acte  peu  loyal  que  les  philosophes  lui  ont  durement 
reproché.  Je  discutais,  sur  la  fuite  d'Egypte  du  peuple  de  Dieu, 
avec  cet  humnriste  de  Berlin  qui  faisait  partie  comme  savant 
de  l'expédition  de  M.  Lepsius: 

—  Croyez-vous  donc,  me  dit-il,  que  tant  d'honnêtes  Hé- 
breux auraient  eu  l'indélicatesse  di' emprunter  ainsi  la  vaisselle 
de  gens  qui,  quoique  Égyptiens,  avaient  été  évidemment  leurs 
voisins  ou  leurs  amis? 

—  Cependant ,  observai-je ,  il  faut  croire  cela,  ou  nier 
l'Ecriture. 

—  Il  peut  y  avoir  erreur  dans  la  version  ou  interpolation 
dans  le  texte  ;  mais  faites  attention  à  ce  que  je  vais  vous  dire  : 
les  Hébreux  ont  eu,  de  tout  temps,  le  génie  de  la  banque  et  de 
l'escompte.  Dans  cette  époque  encore  naïve,  on  ne  devait 
guère  prêter  que  sur  gages  ..  et  persuadez-vous  bien  que  telle 
était  déjà  leur  industrie  principale. 

—  Mais  les  historiens  les  peignent  occupés  à  mouler  des 
briques  pour  les  pyramides  (lesquelles,  il  est  vrai,  sont  en 
pierre),  et  la  rétribution  de  ces  travaux  se  faisait  en  oignons 
et  autres  légumes, 

—  Eh  bien,  s'ils  ont  pu  amasser  quelques  oignons,  croyez 
fermement  qu'ils  ont  su  les  faire  valoir  et  que  cela  leur  en  a 
rapporté  beancoiq)  dauties. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  209 

—  Que  faudrait-il  en  conclure? 

—  Rien  autre  chose,  sinon  que  l'argenterie  qu'ils  ont  em- 
portée formait  probablement  le  gage  exact  des  prêts  qu'ils 
avaient  pu  faire  dans  Memphis.  L'Egyptien  est  négligent;  il 
avait  sans  doute  laissé  s'accumuler  les  intérêts  et  les  frais,  et  1;: 
rente  au  taux  légal... 

—  De  sorte  qu'il  n'y  avait  pas  même  à  réclamer  un  boni? 

—  J'en  suis  sûr.  Les  Hébreux  n'ont  emporté  que  ce  qui 
leur  était  acquis  selon  toutes  les  lois  de  l'équité  naturelle  et 
commerciale.  Par  cet  acte,  assurément  légitime,  ils  ont  fondé 
dès  lors  les  vrais  principes  du  crédit.  Du  reste,  le  Talmud  dit 
en  termes  précis  :  «  Ils  ont  pris  seulement  ce  qui  était  ù 
eux.  y> 

Je  donne  pour  ce  qu'il  vaut  ce  paradoxe  berlinois.  Il  me 
tarde  de  retrouver  à  quelques  pas  d'Héliopolis  des  souvenirs 
plus  grands  de  l'histoire  biblique.  Le  jardinier  qui  veille  à  la 
conservation  du  dernier  monument  de  cette  cité  illustre, 
appelée  primitivement  Jinschems  ou  l'OEil -du -Soleil,  m'a 
donné  un  de  ses  fellahs  pour  me  conduire  à  Matarée.  Après 
quelques  minutes  de  marche  dans  la  poussière,  j'ai  retrouvé 
une  oasis  nouvelle,  c'est-à-diie  un  bois  tout  entier  de  syco- 
mores et  d'orangers;  une  source  coule  à  l'entrée  de  l'enclos, 
et  c'est,  dit-on,  la  seule  source  d'eau  douce  que  laisse  filtrer 
le  terrain  nitreux  de  l'Egypte.  Les  habitants  attribuent  cette 
qualité  à  une  bénédiction  divine.  Pendant  le  séjour  que  la 
sainte  famille  fit  à  Matarée,  c'est  là,  dit-on,  que  la  Vierge  ve- 
nait blanchi)'  le  linge  de  l'Enfant  Dieu.  On  suppose,  en  outre, 
que  cette  eau  guérit  la  lèpre.  De  pauvres  femmes  qui  se  tien- 
.'t  nent  près  de  la  source  vous  en  offrent  une  tasse  moyennant  un 
léger  bakchis. 

Il  reste  à  voir  encore,  dans  le  bois,  le  sycomore  touffu  sous 
lequel  se  réfugia  la  sainle  famille,  poursuivie  par  la  bande 
d'un  brigand  nommé  Disma.  Celui  ci  qui,  plus  tard,  devint  le 
bon  larron,  finit  par  découvrir  les  fugitif.-.;  mais  tout  à  coup  la 
foi  toucha  son  cœur,  au  point  qu'il  oll'rit  l'hospitalité  â  Joseph 

12. 


210  VOYAGE     EN     ORIENT. 

et  à  Marie,  dans  une  de  ses  maisons  située  sur  l'emplacement 
du  vieux  Caire,  qu'on  appelait  alors  Bahylone  d'Eij^jpte.  Ce 
Disnia,  dont  les  occupations  ])aiaissaient  lucratives,  avait  des 
propriétés  partout.  On  m'avait  fait  voir  déjà,  au  vieux  Caire, 
dans  un  couvent  cophte,  un  vieux  caveau,  voûté  en  brique, 
qui  passe  pour  être  un  reste  de  riiosj:)italière  maison  de  Disma 
et  l'endroit  même  où  couchait  la  sainte  famille. 

Ceci  appartient  à  la  tradition  cophte  ;  mais  l'arbre  merveil- 
leux de  Matarée  reçoit  les  honnnayes  de  toutes  les  commu- 
nions chrétiennes.  Sans  penser  que  ce  sycomore  remonte  à  la 
haute  antiquité  qu'on  suppose,  on  peut  admettre  qu'il  est  le 
produit  des  rejetons  de  l'arbre  ancien,  et  personne  ne  le  visite 
depuis  des  siècles  sans  emporter  un  fragment  du  bois  ou  de 
l'écorce.  Cependant  il  a  toujours  des  dimensions  énormes  et 
semble  un  baobab  de  l'Inde;  l'immense  développement  de  ses 
branches  et  de  ses  surgeons  disparait  sous  les  ex-voto^  les 
chapelets,  les  légendes,  les  images  saintes,  qu'on  y  vient  sus- 
pendre ou  clouer  de  toutes  parts. 

Kn  quittant  3Iatarée,  nous  ne  tardâmes  pas  à  reirouver  la 
trace  du  canal  d'Adrien,  (jui  sert  de  chemin  quelque  temps, 
et  où  les  roues  de  fer  des  voitures  de  Suez  laissent  des  ornières 
profondes.  Le  désert  est  beaucoup  moins  aride  que  l'on  ne 
croit;  des  ioufl'es  de  plantes  balsamiques,  des  mousses,  des 
lichens  et  des  cactus  revêtent  presque  partout  le  sol,  et  de 
gi'ands  rochers  garais  de  broussailles  se  dessinent  à  l'hori- 
zon. 

La  chaîne  du  Mokatam  fuyait  à  droite  vers  le  sud;  le  défilé, 
en  se  resserrant,  ne  tarda  pas  à  en  masquer  la  vue,  et  mon 
guide  m'indiqua  du  doigt  la  composition  singulière  des  roches 
qui  dominaient  notre  chemin  :  c'étaient  des  blocs  d'huîtres  et 
de  coquillages  de  toute  sorte.  La  mer  du  déluge,  ou  peut-être 
seulement  la  Méditerranée  qui,  selon  les  savants,  couvrait  | 
autrefois  toute  cette  vallée  du  Nil,  a  laissé  ces  marques  incon- 
testables. Que  faut-il  supposer  de  plus  errange  maintenant? 
La  vallée  s'ouvre;  un  immense  horizon   s'étend   à  perte  de 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  2il 

vue.  Plus  de  traces,  plus  do  clieniins;  le  sol  est  rayé  pai-tout 
de  longues  colonnes  rugueuses  et  giisatres.  O  prodige!  ceci 
est  la  forêt  pétrifiée. 

Quel  est  le  souffle  effrayant  qui  a  couché  à  terre  au  même 
instant  ces  troncs  de  palmier  gigantesques?  Pourquoi  tous  du 
même  coté,  avec  leurs  branches  et  leurs  racines,  et  pourquoi 
la  végétation  s'est-elle  glacée  et  durcie  en  laissant  distincts  les 
fibres  du  bois  et  les  conduits  de  la  sève?  Chaque  vertèbre  s'est 
brisée  par  une  sorte  de  décollement;  mais  toutes  sont  restées 
bout  à  bout  comme  les  anneaux  d'un  reptile.  Rien  n'est  plus 
étonnant  au  monde.  Ce  n'est  pas  une  pétrification  produite  par 
Taction  chimique  de  la  terre  ;  tout  est  couché  à  fleur  de  sol . 
C'est  ainsi  que  tomba  la  vengeance  des  dieux  sur  les  compa- 
gnons de  Phinée.  Serait-ce  un  terrain  c[uitté  par  la  mer? 
Mais  rien  de  pareil  ne  signale  l'action  ordinaire  des  eaux. 
Est-ce  un  cataclysme  subit,  un  courant  des  eaux  du  déluge? 
Mais  comment,  dans  ce  cas,  les  arbres  n'auraient-ils  pas  sur- 
nagé? L'esprit  s'y  perd;  il  vaut  mieux  n'y  plus  songer! 

J'ai  quitté  enlin  cette  vallée  étrange,  et  j'ai  regagné  rapide- 
ment Choubrah.  Je  remarquais  à  peine  les  creux  de  rocher 
cpi' habitent  les  hyènes,  et  les  ossements  blanchis  de  droma- 
daires qu'a  semés  abondamment  le  passage  des  caravanes; 
j'emportais  dans  ma  pensée  une  impression  plus  grande  en- 
core que  celle  dont  on  est  frappé  au  premier  aspect  des  pyra- 
ramides  :  leurs  quarante  siècles  sont  bien  petits  devant  les 
témoins  irrécusables  d'un  monde  primitif  soudainement  dé- 
truit 1^ 

VI    UN     DÉJEUNER     EN     QUARANTAINE 

Nous  voilà  de  nouveau  sur  le  IN  il.  Jusqu'à  Batn-el-Bakarah, 
le  ventre  de  la  vac/ic,  où  commence  l'angle  inférieur  du  Delta, 
je  ne  faisais  que  retrouver  des  rives  connues.  Les  pointes  des 
trois  pyramides,  teintes  de  rose  le  matin  et  le  soir,  et  que  l'on 
admire  si  longtemps  avant  d'arriver  au  Caire,  si  longtemps 
encore  après  avoir  quitté  Boulaq,  disparurent  enfin  tout  à  fait 


212  VOYAGE     EN     ORIENT. 

de  riiorizon.  Nous  voguions  désormais  sur  la  branche  orien- 
tale du  INil,  c'est-à-dire  sur  le  véritable  lit  du  fleuve;  car 
la  branche  de  Rosette,  plus  fréquentée  des  voyageurs  d'Eu- 
rope,  nest   qu'une  large  saignée  qui   se   perd    à  l'occident. 

C'est  de  la  branche  de  Daniiette  que  partent  les  principaux 
canaux  deltaïques;  c'est  elle  aussi  qui  présente  le  paysage  le 
plus  riche  et  le  plus  varié.  Ce  n'est  plus  cette  rive  monotone 
des  auties  branches,  bordée  de  quelques  palmiers  grêles,  avec 
des  villages  bâtis  en  briques  crues,  et,  çà  et  là,  des  tombeaux 
de  santons  égayés  de  minarets,  des  colombiers  ornés  de  renfle- 
ments bizarres,  minces  silhouettes  panoramiques  toujours  dé- 
coupées sur  un  horizon  qui  n'a  pas  de  second  plan;  la  branche, 
ou,  si  vous  voulez,  la  brame  de  Damiette,  baigne  des  villes 
considérables,  et  traverse  partout  des  campagnes  fécondes; 
les  palmiers  sont  plus  beaux  et  plus  touffus;  les  figuiers,  les 
grenadiers  et  les  tamarins  présentent  partout  des  nuances  infi- 
nies de  verdure.  Les  boids  du  fleuve,  aux  affluents  des  nom- 
breux canaux  d'irrigation,  sont  revêtus  d'une  végétation  toute 
primitive  ;  du  sein  des  roseaux  qui  jadis  fournissaient  le  papy- 
rus et  des  nénufars  variés ,  parmi  lesquels  peut  -  être  on 
retrouverait  le  lotus  pourpré  des  anciens,  on  voit  s'élancer 
des  milliers  d'oiseaux  et  d'insectes.  Tout  papillote,  étincelle 
et  bruit,  sans  tenir  compte  de  l'homme,  car  il  ne  passe  pas  là 
dix  Européens  par  année;  ce  qui  veut  dire  que  les  coups  de 
fusil  viennent  rarement  troubler  ces  solitudes  populeuses.  Le 
cygne  sauvage,  le  pélican,  le  flamant  rose,  le  héron  blanc  et 
la  sarcelle  se  jouent  autour  des  djermes  et  des  canges;  mais 
des  vols  de  colombes,  plus  facilement  effrayées,  s'égrènent  çà 
et  là  en  longs  chapelets  dans  l'azur  du  ciel. 

Nous  avions  laissé  à  droite  Charakhanieh,  situé  sur  l'em- 
placement de  l'antique  Cercasoruin ;  Dagoueli,  vieille  retraite 
des  brigands  du  Nil  qui  suivaient,  la  nuit,  les  barques  à  la 
nage  en  cachant  leur  tête  dans  la  cavité  d'une  courge  creusée; 
Atrib,  qui  couvre  les  ruines  d'Atribis,  et  Methram,  ville  mo- 
derne fort  peuplée,  dont  la  mosquée,   surmontée  d'une  tour 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  213 

carrée,  fut  dit-on,  une  église  chrétienne  avant  la  conquête 
arabe. 

Sur  la  rive  gauche,  on  retrouve  remplacement  de  Busiris 
sous  le  nom  de  Bouzir,  mais  aucune  ruine  ne  sort  de  terre; 
de  l'autre  côté  du  fleuve,  Semenhoud,  autrefois  Sebennitus, 
fait  jaillir  du  sein  de  la  verdure  ses  dômes  et  ses  minarets. 
Les  débris  d'un  temple  immense,  qui  paraît  être  celui  d'isis, 
se  rencontrent  à  deux  lieues  de  là.  Des  tètes  de  fenunes  ser- 
vaient de  chapiteau  à  chaque  colonne  ;  la  plupart  de  ces 
dernières  ont  servi  aux  Arabes  à  fabriquer  des  meules  de 
rnoulin. 

Nous  passâmes  la  nuit  devant  Mansourah,  et  je  ne  pus  visiter 
les  fours  à  poulets  célèbres  de  cette  ville,  ni  la  maison  de  Ben- 
Lockinan,  oii  vécut  saint  Louis  prisonnier.  Une  mauvaise  nou- 
velle m'attendait  à  mon  réveil  :  le  drapeau  jaune  de  la  peste 
était  arboré  sur  Mansourah,  et  nous  attendait  encore  à  Da- 
miette,  de  sorte  qu'il  était  impossible  de  songer  à  faire  des  pro- 
visions autres  que  d'animaux  vivants.  C'était  de  quoi  gâter  assu- 
rément le  plus  beau  paysage  du  monde  ;  malheureusement  aussi, 
les  rives  devenaient  moins  fertiles  ;  l'aspect  des  rizières  inon- 
dées, l'odeur  malsaine  des  marécages,  dominaient  décidément, 
au  delà  de  Pharesconr,  rinq^ression  des  dernières  beautés  de 
la  nature  égjqitienne.  Il  fallut  attendre  jusqu'au  soir  pour  ren- 
contrer enfin  le  magique  spectacle  du  Nil  élargi  comme  un 
golfe,  des  bois  de  palmiers  plus  touffus  que  jamais,  de  Da- 
miette,  enfin,  bordant  les  deux  rives  de  ses  maisons  italiennes 
et  de  ses  terrasses  de  verdure  ;  spectacle  qu'on  ne  peut  com- 
parer qu'à  celui  qu'offre  l'entrée  du  grand  canal  de  Venise,  et 
où,  de  plus,  les  mille  aiguilles  des  mosquées  se  découpaient 
dans  la  brume  colorée  du  soir. 

On  amarra  la  cange  au  quai  principal,  devant  un  vaste  bâ- 
timent décoré  du  pavillon  de  France  ;  mais  il  fallait  attendre  le 
lendemain  pour  nous  faire  reconnaître  et  obtenir  le  droit  de 
pénétrer  avec  notre  belle  santé  dans  le  sein  d'une  ville  malade. 
Le  drapeau  jaune  flottait  sinistrement  sur   le  bâtiment  de  la 


Sli  VOYAGE     EN     ORIENT. 

jnarine,  et  la  consigne  étnit  ton  le  dans  notre  intérêt.  Cepen- 
dant nos  provisions  étaient  épuisées,  et  cela  ne  nous  annonçait 
qu'un  triste  déjeuner  pf)nr  le  lenden^^in. 

Au  point  (lu  jour  toutefois,  notre  pavillon  avait  été  signalé, 
ce  qui  prouvait  l'utilité  du  conseil  de  madame  Bonhomme,  et 
le  janissaire  du  consulat  fr.mrais  venait  nous  offrir  ses  services. 
J'avais  une  lellre  pour  le  consnl,  et  je  demandai  à  le  voir  lui- 
même.  Après  ètie  allé  lavcilir,  le  janissaire  vint  me  prendie 
et  me  dit  de  faire  grande  attention,  afm  de  ne  toucher  per- 
sonne et  de  ne  point  être  touché  jiendant  la  route.  Il  marchait 
devant  moi  avec  sa  canne  à  pomme  d'argent,  et  faisait  écarter 
les  curieux.  Nous  montons  enfin  dans  un  vaste  bâtiment  d;? 
pierre,  fermé  de  portes  énormes,  et  qui  avait  la  physionomie 
d'un  okel  ou  caravansérail.  C'était  pourtant  la  demeure  du 
consul  ou  j)lutôt  de  l'agent  consulaire  de  France,  qui  .est  en 
morne  temps  l'un  des  plus  riches  négociants  en  riz  de  Da- 
mielte. 

J'entre  dans  la  chancellerie;  le  janissaire  m'indique  son 
maître,  et  j'allais  bonnement  lui  remettre  ma  lettre  dans  la 
main. 

—  Jspettal  me  dit-il  d'un  air  moins  gracieux  que  celui  du 
colonel  Barthélcmv  cpiand  on  voulait  l'embrasser. 

Et  il  m'écarte  avec  un  bâton  blanc  qu'il  tenait  à  la  main.  Je 
comprends  l'intention,  et  je  pressente  simplement  la  lettre.  Le 
consul  sort  un  instant  sans  rien  dire,  et  revient  tenant  une 
paire  de  pincettes;  il  saisit  ainsi  la  lettre,  en  met  un  coin  sous 
son  ])ied  ,  déchire  très-adroitement  l'enveloppe  avec  le  bout 
des  |)inces,  et  déploie  ensuite  la  feuille,  qu'il  tient  à  distance 
devant  ses  yeux  en  s'aidant  du  même  instrument. 

Alors,  sa  physionomie  se  déride  un  peu,  il  appelle  son  chan- 
celier, qui  seul  parle  français,  et  me  fait  inviter  à  déjeuner, 
mais  en  me  prévenant  que  ce  sera  en  (luarantaine .  Je  ne  savais 
trop  ce  que  pouvait  valoir  une  telle  invitation  ;  mais  je  pensai 
d'abord  à  mes  compagnons  de  la  cange,  et  je  demandai  ce  que 
ia  ville  pouvait  leur  fournir. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  215 

Le  consul  donna  des  ordres  au  janissaire,  et  je  pus  obtenir 
peur  eux  du  pain,  du  vin  et  des  poules,  seuls  objets  de  con- 
sommation qui  soient  supposés  ne  pouvoir  transmettre  la  peste. 
La  pauvre  esclave  se  désolait  dans  la  cabine  ;  je  l'en  fis  sortir 
poiu-  la  présenter  au  consul. 

En  me  voyant  revenir  avec  elle,  ce  dernier  fronça  le  sourcil. 

—  Est-ce  cpie  vous  voulez  emmener  cette  femme  en  France  r 
me  dit  le  cliancelier. 

—  Peut-être,  si  elle  y  consent  et  si  je  le  puis  ;  en  atlendant, 
nous  partons  pour  Beyrouth. 

—  Vous  savez  qu'une  fois  en  France,  elle  est  libre? 

—  Je  la  regarde  comme  libre  dès  à  présent. 

—  Savez-vous  aussi  que,  si  elle  s'ennuie  en  France,  voi;-. 
serez  obligé  de  la  faire  revenir  en  Egypte  à  vos  frais? 

—  Mais  j'ignorais  cela  ! 

—  Vous  ferez  bien  d'y  songer.  Il  vaudrait  mieux  la  re- 
vendre ici. 

—  Dans  une  ville  où  est  la  peste  ?  Ce  serait  peu  généreux  ! 

—  Enfin,  c'est  votre  affaire,  dit  le  chancelier. 

H  expliqua  le  tout  au  consul,  qui  finit  par  sourire  et  qui 
voulut  présenter  Tesclave  à  sa  femme.  En  attendant,  on  nous 
fit  passer  dans  la  salle  à  manger,  dont  le  centre  était  occupé 
par  une  grande  table  ronde.  Ici  commença  une  cérémonie 
nouvelle. 

Le  consul  m'indiqua  un  bout  de  la  table  où  je  devais  m'as- 
seoir;  il  prit  place  à  l'autre  bout  avec  son  chancelier  et  un 
petit  garçon,  son  fils  sans  doute,  qu'il  alla  chercher  dans  la 
chambre  des  femmes.  Le  janissaire  se  tenait  debout  à  droite  de 
\a  table  pour  bien  marquer  la  séparation. 

Je  pensais  qu'on  inviterait  aussi  la  pauvre  Zeynab;  mais  elle 
s'était  assise,  ks  jambes  croisées,  sur  une  natte,  avec  la  plus 
parfaite  indilférence,  comme  si  elle  se  trouvait  encore  au  bazar. 
Elle  croyait  peut-être  au  fond  que  je  lavais  amenée  là  pour  la 
revendre. 

Le  chancelier  prit  la  parole  et  me  dit  c[ac  notre  consul  était 


216  VOYAGE     EN     ORIENT. 

un  négociant  catliolique  natif  de  Syrie,  et  que  l'usage  n'étant 
pas,  morne  chez  les  chrétiens,  dadaiettre  les  femmes  ù  table, 
on  allait  faire  paraître  la  khanoun  seulement  pour  me  faire 
honneur. 

En  effet,  la  porte  s'ouvrit;  une  femme  d'une  trentaine  d'an- 
nées et  d'un  embonpoint  marqué  savafiça  majestueusement 
dans  la  salle,  et  prit  place  en  face  du  janissaire  sur  une  chaise 
haute,  avec  escabeau  adossé  au  ni'ir.  Elle  portait  sur  la  tète 
une  immense  coill'ure  conique,  drapée  dun  cachemire  jaune 
avec  des  ornements  d'or.  Ses  cheveux  nattés  et  sa  poitrine 
étincelaient  de  diamants  Elle  avait  Tair  d'une  madone,  et  son 
teint  de  lis  j)àle  faisait  ressortir  l'éclat  sombre  de  ses  yeux,  dont 
les  paupières  et  les  sourcils  étaient  peints  selon  la  coutume. 

Des  domestiques,  placés  de  chaque  côte  de  la  salle,  nous 
servaient  des  mets  pareils  dans  des  plats  différents,  et  l'on 
m'expliqua  que  ceux  de  mon  côté  n'étaient  pas  en  quarantaine, 
et  qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre,  si  par  hasard  ils  touchaient 
mes  vètrmcnls.  Je  comprenais  difficilement  comment,  dans  une 
ville  pestiférée,  il  y  avait  des  gens  tout  à  lait  isolés  de  la  con- 
tagion. J'étais  cej,endant  moi-même  un  exem{)le  de  cette  sin- 
gularité. 

Le  déjeuner  fini,  la  khanoun,  qui  nous  avait  regardés  silen- 
cieusement sans  prendre  place  à  notre  tahle,  avertie  par  son 
mari  de  la  piésence  de  l'esclave  amenée  par  moi,  lui  adressa  la 
parole,  lui  fit  des  quesiions  et  ordonna  qu'on  lui  servît  à 
manger.  On  a])porta  une  p»  tite  table  ronde  |)areille  à  celles  du 
pays,  et  le  service  en  quarantaine  s  elléctua  j)our  elle  comme 
pour  moi. 

Le  chancelier  voulut  bien  ensuite  maccompagner  ])our  me 
faire  voir  la  ville.  La  magniiique  rangée  des  maison-  qui  bor- 
dent le  Nil  n'est  pour  ainsi  dire  qu'une  décoration  de  tliéàtre; 
tout  le  reste  est  j)oudreux  et  triste;  la  lièvre  et  la  peste  sem- 
blent transpirer  des  murailles.  Le  janissaire  marchait  devant 
nous  en  faisant  écarter  une  foule  livide  vèiue  de  haillons  bleus. 
Je  ne  vis  de  remarquable  que  le  tombeau  d'un  santon  célèbre, 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  217 

honoré  par  les  marins  turcs,  une  vieille  église  batie  par  les 
croisés  dans  le  style  byzantin,  et  une  colline  aux  portes  de  la 
ville  entièrement  formée,  dit  on,  des  ossements  de  l'armée  de 
saint  Louis. 

Je  craignais  d'être  obligé  de  passer  plusieurs  jours  dans  cette 
ville  désolée.  Heureusement,  le  janissaire  m'apjirit  le  soir  même 
que  la  bombarde  la  Santa-Bdtbara  allait  appareiller  au  point 
du  jour  pour  les  cotes  de  Syrie.  Le  consul  voulut  bien  y  retenir 
mon  passage  et  celui  de  l'esclave  ;  le  soir  même,  nous  quittions 
Damiette  pour  aller  rejoindre  en  mer  ce  bâtiment,  commandé 
par  un  capitaine  grc". 


i;^ 


VI 
LA  SANTA-BARBARA 


I    UN     COMPAGNON 

8  Istamboldan  !  ah!  yélir  firman! 
Yélir,  yélir,  Istamboldan!  s 

C'était  une  voix  grave  et  douce,  une  voix  de  jeune  homme 
blond  ou  de  jeune  fille  brune,  d'un  timbre  frais  et  jx-nétrant, 
résonnant  comme  un  chant  de  cigale  altérée  à  travei's  la  brume 
poudreuse  d'une  matinée  d'Egypte.  J'avais  entrouvert,  pour 
l'entendre  mieux,  une  des  fenêtres  de  la  cange,  dont  le  grillage 
doré  se  découpait,  hélas  !  sur  une  côte  aride  ;  nous  étions  loin 
déjà  des  plaines  cultivées  et  des  riches  palmeraies  qui  en- 
tourent Damiette.  Partis  de  cette  ville  à  l'entrée  de  la  nuit, 
nous  avions  atteint  en  peu  de  temps  le  rivage  d'Esbeh,  qui  est 
l'échelle  maritime  et  l'emplacement  primitif  de  la  ville  des 
croisades.  Je  m'éveillais  à  peine,  étonné  de  ne  plus  être  bercé 
par  les  vagues,  et  ce  chant  continuait  à  résonner  par  intervalles 
comme  venant  d'une  personne  assise  sur  la  grève,  mais  cachée 
par  r élévation  des  berges.  Et  la  voix  reprenait  encore  avec  une 
douceur  mélancolique  : 

c  Kaïkélir!  Islamholdan  !... 
Yélir,  yélir,  Istamboldan  !  » 

Je  comprenais  bien  que  ce  chant  célébrait  Stamboul  dans 
un  langage  nouveau  pour  moi,  qui  n'avait  plus  les  rauques  cou- 


LES     FEMMES     DU     CAIRE..  219' 

sonnances  de  l'arabe  ou  du  tprec,  dont  mon  oreille  était  fati- 
guée. Cette  voix,  c'était  rannonce  lointaine  de  nouvelles  popu- 
lations, de  nouveaux  ri\ayes;  j'entrevoyais  déjà,  comme  en  un 
mirage,  la  reine  du  Bosphore  parmi  ses  eaux  bleues  et  sa 
sombie  verdure,  et,  l'avouerai-je?  ce  contraste  avec  la  nature 
monotone  et  bnîlée  de  rEg\"pte  m'attirait  invinciblement.  Quitte 
à  pleurer  les  boi^s  du  Kil,  plus  tard,  sous  les  verts  cyprès  de 
Péra,  j'appelais,  au  secours  de  mes  sens  amollis  par  l'été,  l'air 
vivifiant  de  l'Asie.  Heureusement,  la  présence,  sur  le  bateau, 
du  janissaire  que  noti-e  consul  avait  chargé  de  m' accompagner 
m'assurait  d'un  départ  prochain. 

On  attendait  l'heure  favorable  pour  passer  le  bogliaz^  c'est- 
à-dire  la  barre  formée  par  les  eattx  de  la  mer  luttant  contre  le 
cours  du  fleuve,  et  une  djerme  chargée  de  riz,  qui  appartenait 
au  consril,  devait  nous  transporter  à  bord  de  la  Santa- Barbara, 
arrêtée  à  une  lieue  en  mer. 

Cependant  la  voix  reprenait  : 


«  Ah  !  ail  !  ah  !  drommatina  ! 
Dpomniatiiia  dieljédélim!...  » 


—  Qu'est-ce  que  cela  jjeut  signifier?  me  disais-je.  Cela  doit 
être  du  turc. 

Et  je  demandai  au  janissaire  s'il  comprenait. 

—  C'est  un  dialecte  des  provinces,  répondit-il  ;  je  ne  com- 
prends que  le  tui^  de  Constantinople  ;  quant  à  la  personne  qui 
chante,  ce  n'est  pas  grand'chose  de  bon  :  un  pauvre  diable  sans 
asile,  un  haninnî 

J'ai  toujoui-s  remarqué  avec  peine  le  mépris  constant  de 
l'homme  qui  remplit  des  fonctions  serviles  à  l'égard  du  pauvre 
qui  cherche  fortune  ou  qui  vit  dans  l'indépendance.  Nous 
ctions  sortis  du  bateau,  et,  du  haut  de  la  levée,  j'apercevais 
un  jeune  homme  nonchalamment  couché  au  milieu  d'une  touffe 
de  roseaux  secs.  Tourné  vers  le  soleil  naissant  qui  perçait  peu 
à  peu  la  brume  étendue  sur  les  rizières,  il  continuait  sa  chanson. 


•2-20  VOYAGE     EN     ORIENT. 

dont  je  recueillais  aisément  les  paroles,  ramenées  par  de  nom- 
breux refrains  : 

«  Déyouldoumou  !   bourouldoumou  I 
Ali-Osman  yadjéuanidah  !   s 

Il  y  a  dans  certaines  langues  méridionales  un  charme  sylla- 
bique,  une  grâce  d'intonation  qui  convient  aux  voix  des 
femmes  et  des  jeunes  gens,  et  qu'on  écouterait  volontiers  des 
heures  entières  sans  comprendre.  Et  puis  ce  chant  langoureux, 
ces  modulations  chevrotantes  qui  rappelaient  nos  vieilles  chan- 
sons de  campagne,  tout  cela  me  charmait  avec  la  puissance  du 
contraste  et  de  l'inattendu  ;  quelque  chose  de  pastoral  et 
d'amoureusement  rè\eur  jaillissait  pour  moi  de  ces  mots  riches 
en  voyelles  et  cadencés  comme  des  chants  d'oiseau. 

—  C'est  peut-être,  me  disais-je,  quelque  chant  d'un  pasteur 
de  Trébizonde  ou  de  la  Marmarique.  Il  me  semble  entendre  des 
colombes  qui  roucoulent  sur  la  pointe  des  ifs;  cela  doit  se 
chanter  dans  des  vallons  bleuâtres  où  les  eaux  douces  éclairent 
de  reflets  d'argent  les  sombres  rameaux  du  mélèze,  où  les  roses 
fleurissent  sur  de  hautes  charmilles,  où  les  chèvres  se  suspendent 
aux  rochers  verdoyants  comme  dans  une  idylle  de  Théocrite. 

Cependant  je  m'étais  i approché  du  jeune  homme,  qui 
m'apejçut  enfin,  et,  se  levant,  me  salua  en  disant  : 

—  Bonjour,  monsieur. 

C'était  un  beau  garçon  aux  traits  circassiens,  à  l'œil  noir, 
avec  un  teint  blanc  et  des  cheveux  blonds  coupés  de  près,  mais 
non  pas  rasés  selon  l'usage  des  Arabes.  Une  longue  robe  de 
soie  rayée,  puis  un  pardessus  de  drap  gris,  composaient  son 
ajustement,  et  un  simple  tarbouch  de  feutre  rouge  lui  servait  de 
coiffure;  seulement,  la  forme  plus  ample  et  la  houppe  mieux 
fournie  de  soie  bleue  que  celle  des  bonnets  égyptiens,  indiquaient 
le  sujet  immédiat  d'Abdul-lNIedjid.  Sa  ceinture,  faite  d'un  aunage 
de  cachemire  à  bas  prix,  portait,  au  lieu  des  collections  de 
pistolets  et  de  poignards  dont  tout  homme  libre  ou  tout  servi- 
teur gagé  se  hérisse  en  génr'ial  !a  poitrine,  une  écritoire  de 


LES     FEMMES     DU     CAIBE.  221 

cuivre  criin  deiui-pic»!  de  loni;iieur  Le  nianche  de  cet  instru- 
ment oriental  contient  l'encre,  et  le  fourreau  contient  les 
roseaux  qui  servent  de  plumes  [calam).  De  loin,  cela  peut 
passer  pour  un  poignard;  mais  c'est  l'insigne  pacifique  du 
simple  lettre. 

Je  me  sentis  tout  d'un  cou|)  plein  de  bienveillance  pour  ce 
confrère,  et  j'av.iis  qi:elque  honte  de  l'attiiail  guerrier  qui,  au 
contraire,  dissimulait  ma  profession. 

—  Est-ce  que  vous  habite?,  dans  ce  pays?  dis-je  à  l'in- 
connu. 

—  Non,  monsieur  ;  je  suis  venu  avec  vous  de  Daniiette. 

—  Conuuent,  avec  moi? 

—  Oui,  les  batelieis  m'ont  reçu  dans  la  cange  et  m'ont 
amené  jusqu'ici.  Jaurais  voulu  me  présenter  à  vous;  mais  vous 
étiez  couihé. 

—  C'est  très-bien,  dis-je;  et  oii  allez-vous  comme  cela? 

—  Je  vais  vous  demander  la  permission  de  passer  aussi 
sur  la  djermc,  pour  gagner  le  vaisseau  où  vous  allez  vous 
embarquer. 

—  Je  n'y  vois  pas  d'inconvénient,  dis-jc  en  me  tournant  du 
côté  du  janissaire. 

Mais  ce  dernier  me  prit  à  pai  t. 

—  Je  ne  vous  conseille  pas,  me  dit- il,  d'emmener  ce  garçon. 
Vous  serez  obligé  de  payer  son  passage,  car  il  n'a  rien  que  son 
écritoire;  c'est  un  de  ces  vagabonds  qui  éoivcnt  des  vers  et 
autres  sottises.  Il  s'est  présenté  au  consul,  qui  n'en  a  pas  pu 
tirer  autre  chose. 

—  Mon  cher,  dis-je  à  l'inconnu,  je  serais  chariué  de  vous 
rendre  service,  mais  j'ai  à  peine  ce  qu'il  me  faut  pour  arriver  à 
Beyrouth  et  y  attendre  de  l'argent. 

—  C'est  bien,  me  dit-il,  je  puis  vivre  ici  quelques  jours  chez 
les  fellahs.  J'attendrai  qu'il  passe  un  Anglais. 

Ce  mot  me  laissa  un  remords.  Je  m'étais  éloigné  avec  le 
janissaire,  (jui  me  guidait  à  tiavers  les  terres  inondées  en  me 
faisant  suivre  un  chemin  tracé  cà  et  là  sur  les  dunes  de  sable 


VOYAGE     EN     ORIENT. 


pour  gagner  les  boi'ds  du  lac  Menzaleh.  Le  temps  qu'il  fallait 
pour  charger  la  djerme  des  sacs  de  riz  apportés  par  diverses 
barques  nous  laissait  tout  le  loisir  nécessaire  pour  cette  expé- 
<lition. 


LE     LAC     MENZALEH 


Nous  avions  dépassé  à  droite  le  village  d'Esbeh,  bâti  en 
briques  crues,  et  où  l'on  distingue  les  restes  d'une  antique 
mosquée  et  aussi  quelques  débris  d'arches  et  de  toui-s  appar- 
tenant à  l'ancienne  Damiette,  détruite  parles  Arabes  à  l'époque 
de  saint  Louis,  comme  trop  exposée  aux  surprises.  La  mer 
baignait  jadis  les  murs  de  cette  ville,  et  en  est  maintenant 
éloignée  d'une  lieue.  C'est  à  peu  près  l'espace  que  gagne  la 
terre  d'Egypte  tons  les  six  cents  ans.  Les  caravanes  qui  tra- 
versent le  désert  pour  passer  en  Syrie  rencontrent  sur  divers 
points  des  lignes  régulières  où  se  voient,  de  distance  en 
dislance,  des  ruines  antiques  ensevelies  dans  le  sable,  mais  dont 
le  vent  du  désert  se  plait  quelquefois  à  faire  revivre  les  con- 
/ours.  Ces  spectres  de  villes  dépouillées  pour  un  temps  de  leur 
linceul  poudreux  effrayent  l'imagination  des  Arabes,  qui  attri- 
buent leur  construction  aux  génies.  Les  savants  de  l'Europe 
retrouvent,  en  suivant  ces  traces,  une  série  de  cités  bâties  au 
bord  de  la  mer  sous  telle  ou  telle  dynastie  de  rois  pasteurs  ou 
de  conquérants  thébains.  C'est  par  le  calcul  de  cette  retraite 
des  eaux  de  la  mer  aussi  bien  que  par  celui  des  diverses 
couches  du  Nil  empreintes  dans  le  limon,  et  dont  on  peut 
compter  les  marques  en  formant  des  excavations,  qu'on  est 
parvenu  à  faire  remonter  à  quarante  mille  ans  l'antiquité  du 
sol  de  l'Egypte.  Ceci  s'an-ange  mal  peut-être  avec  la  Genèse; 
cependant  ces  longs  siècles  consacrés  à  l'action  mutuelle  de  la 
terre  et  des  eaux  ont  pu  constituer  ce  que  le  livre  saint  appelle 
«  matière  sans  forme,  »  l'organisation  des  êtres  étant  le  seul 
principe  véritable  de  la  créalion. 

Nous  avions  atteint  le*  bord  oriental  de  la  langue  de  terre  où 
est  bâtie  Damiette;  le   sable  où  nous  marchions   luisait  par 


LES     FEMMES     DU     CAIRE,  223 

places,  et  il  me  semblait  voir  des  flaques  (ioau  congelées  dont 
nos  pieds  écrasaient  la  surface  vitreuse  ;  c'étaient  des  couches 
de  sel  marin.  Un  rideau  de  joncs  élancés,  de  ceux  peut-être  qui 
fournissaient  autrefois  le  papyrus  ,  nous  cachait  encore  les 
bords  du  lac;  nous  arrivâmes  enfin  à  un  port  établi  pour  les 
barques  des  pécheurs,  et,  de  là,  je  crus  voir  la  mer  elle-même 
dans  un  jour  de  calme.  Seulement,  des  îles  lointaines,  teintes  de 
rose  par  le  soleil  levant,  couronnées  çà  et  là  de  dômes  et  de 
minarets,  indiquaient  un  lieu  plus  paisible,  et  des  barques  à  voi- 
les latines  circulaient  par  centaines  sur  la  surface  unie  des  eaux. 

C'était  le  lac  ]\Ienzaleh,  l'ancien  Maréotis^  où  Tanis  ruinée 
occupe  encore  l'île  principale,  et  dont  Péluse  bornait  l'extré- 
mité voisine  de  la  Syrie,  Péluse,  l'ancienne  porte  de  l'Egypte, 
où  passèrent  tour  à  tour  Cambyse,  Alexandre  et  Pompée,  ce 
dernier,  comme  on  sait,  pour  y  trouver  la  mort. 

Je  regrettais  de  ne  pouvoir  parcourir  le  riant  archipel  semé 
dans  les  eaux  du  lac  et  assister  à  quekpi'une  de  ces  pèches  ma- 
gnifiques qui  fournissent  des  poissons  à  l'Egypte  entière.  Des 
oiseaux  d'espèces  variées  planent  sur  cette  mer  intérieure,  na- 
gent près  des  bords  ou  se  réfugient  dans  le  feuillage  des  syco- 
mores, des  cassiers  et  des  tamarins;  les  ruisseaux  et  les  canaux 
d'iriigation  qui  traversent  partout  les  rizières  offrent  des  va- 
riétés de  végétation  marécageuse,  où  les  roseaux,  les  joncs.  Je 
nénufar  et  sans  doute  aussi  le  lotus  des  anciens  émaillent  l'eau 
verdâtre  et  bruissent  du  vol  d'une  quantité  d'insectes  que  pour- 
suivent les  oiseaux.  Ainsi  s'accomplit  cet  éternel  mouvement  de 
la  nature  primitive  où  luttent  des  esprits  féconds  et  meurtriers. 

Quand,  après  avoir  traversé  la  plaine,  nous  remontâmes  sur 
la  jetée,  j'entendis  de  nouveau  la  voix  du  jeune  homme  qui 
m'avait  parlé  ;  il  continuait  à  répéter  : 

<t  Yélir,  yélir,  Istamboldan!  a 

Je  craignais  d'avoir  eu  tort  de  refuser  sa  demande,  et  je 
voulus  rentrer  en  conversation  avec  lui  en  l'interrogeant  sur  le 
sens  de  ce  qu'il  chantait. 


224.  VOYAGE     EN     ORIENT, 

—  C'est,  me  dit  il,  une  chanson  qu'on  a  faite  à  l'époque  du 
massacre  des  janissaires.  J'ai  été  bercé  avec  cette  chanson. 

—  Comment!  disais-je  en  moi-même,  ces  douces  paroles,  cet 
air  langoureux  renferment  des  idées  de  mort  et  de  carnage  !  Ceci 
nous  éloigne  un  peu  de  l'églogue. 

La  chanson  voulait  dire,  à  peu  près  : 

«  II  vient  de  Stamboul,  le  firman  (celui  qui  annonçait  la  destruc- 
tion des  janissaires^  !  —  Un  vaisseau  l'apporte,  —  Ali-Osman  l'attend; 
—  un  vaissean  arrive,  —  mais  le  Crman  ne  vient  pas;  —  tout  le 
peuple  est  dans  l'incertitude.  — Un  second  vaisseau  arrive;  voilà  enfla 
celui  qu'attendait  Ali-Osman.  —  Tous  les  musulmans  revêtent  leurs 
habits  brodés  —  et  s'en  vont  se  divertir  dans  la  campagne,  —  c.-ir  L 
est  certainement  arrivé  cette  fois,  le  firman  !  » 

A  quoi  bon  vouloir  tout  approfondir?  J'aurais  mieux  aimé 
ignorer  désormais  le  sens  de  ces  paroles.  Au  lieu  d'un  chant  de 
pâtre,  ou  du  rêve  d'un  voyageur  qui  pense  à  Stamboul,  je 
n'avais  plus  dans  la  mémoire  qu'une  sotte  chanson  politique. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  dis-je  tout  bas  au  jeune  homme, 
que  de  vous  laisser  entrer  dans  la  djerme;  mais  votre  chanson 
aura  peut-être  contrarié  le  janissaire,  quoiqu'il  ait  eu  l'air  de 
ne  pas  la  comprendre... 

—  Lui,  un  janissaire?  me  dit-il.  Il  n'y  en  a  plus  dans  tout 
l'empire;  les  consuls  donnent  encore  ce  nom,  par  habitude,  à 
leurs  cavas ;  mais  lui  n'est  qu'un  Albanais,  comme,  moi,  je  suis 
un  Arménien.  Il  m'en  veut,  parce  que,  étant  à  Damiette,  je  me 
suis  offert  à  conduire  des  étrangers  pour  visiter  la  ville;  à  pré- 
sent, je  vais  à  Beyrouth. 

Je  fis  comprendre  au  janissaire  que  son  ressentiment  deve- 
nait sans  motif. 

—  Demandez-lui,  me  dit-il.  s'il  a  de  quoi  payer  son  passage 
sur  le  vaisseau, 

—  Le  capitaine  Nicolas  est  mon  ami,  répondit  l'Arménien. 

Le  janissaire  secoua  la  tète,  mais  il  ne  fit  plus  aucune  obser- 
vation. Le  jeune  homme  se  leva  lestement,  ramassa  un  petit 
paquet  qui  paraissait  à  peine  sous  son  bras  et  nous  suivit.  Tout 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  225 

mon  bagage  avait  été  déjà  transporté  sur  la  djerme,  lourde- 
ment chargée.  L'esclave  javanaise,  que  le  plaisir  de  changer  de 
lieu  rendait  indifférente  au  souvenir  de  l'Egypte,  frappait  ses 
mains  brunes  avec  joie  en  voyant  que  nous  allions  partir  et 
veillait  à  reniménagenient  des  cages  de  poules  et  de  pigeons. 
La  crainte  de  manquer  de  nourriture  agit  fortement  sur  ces 
âmes  naïves.  L'état  sanitaire  de  Damiette  ne  nous  avait  pas 
permis  de  réunir  des  provisions  plus  variées.  Le  riz  ne  manquant 
pas,  du  reste,  nous  étions  voués  pour  toute  la  traversée  au 
régime  du  pilau. 

III    LA     BOMBARDi: 

Nous  descendîmes  le  cours  du  Nil  pendant  une  lieue  encore  ; 
les  rives  plates  et  sablonneuses  s'élargissaient  à  perte  de  vue, 
et  le  boghaz  qui  empêche  les  vaisseaux  d'arriver  jusqu'à  Da- 
miette ne  présentait  plus  à  cette  heure-là  qu'une  barre  presque 
insensible.  Deux  forts  protègent  cette  entrée,  souvent  franchie 
au  moyen  âge ,  mais  presque  toujours  fatale  aux  vaisseaux. 

Ces  voyages  sur  mer  sont  aujourd'hui,  grâce  à  la  vapeur, 
tellement  dépourvus  de  danger,  que  ce  n'est  pas  sans  quelque 
inquiétude  qu'on  se  hasarde  sur  un  bateau  à  voiles.  Là  renaît  la 
chance  fatale  qui  donne  aux  poissons  leur  revanche  de  la  vora- 
cité humaine,  ou  tout  au  moins  la  perspective  d'errer  dix  ans 
sur  des  côtes  inhospitalières,  comme  les  héros  de  VOdjssée  et 
de  VÉnéidc.  Or,  si  jamais  vaisseau  primitif  et  suspect  de  ces 
fantaisies  sillonna  les  eaux  bleues  du  golfe  syrien,  c'est  la  bom- 
barde baptisée  du  nom  de  Santa- Barbara  qui  en  réalise  l'idéal 
le  plus  pur.  Du  plus  loin  que  j'aperçus  cette  sombre  carcasse, 
pareille  à  un  bateau  de  charbon,  élevant  sur  un  niât  unique  la 
longue  vergue  disposée  pour  une  seule  voile  triangulaire,  je 
compris  que  j'étais  mal  tombé,  et  j'eus  l'idée  un  instant  de 
refuser  ce  moyen  de  transport.  Cependant  comment  faire?  Re- 
tourner dans  une  ville  en  proie  à  la  peste  pour  attendre  le  pas- 
sage d'un  brick  européen  (car  les  bateaux  à  vapeur  ne  desser- 
vent pas  cette  ligne),  ce  n'était   guère  moins   chanceux.  Je 

13 


226  VOYAGE     EN     ORIENT. 

regardai  mes  compagaons,  qui  n'avaient  l'air  ni  mécontents  ni 
surpris;  le  janissaire  paraissait  convaincu  d'avoir  arrangé  les 
choses  pour  le  mieux;  nulle  idée  railleuse  ne  perçait  sous  le 
masque  bronzé  des  ramem's  de  la  djerme  ;  il  semblait  donc  que 
ce  navire  n'avait  rien  de  ridicule  et  d'impossible  dans  les  liabi- 
tudes  du  pays.  Toutefois,  cet  aspect  de  galéasse  difforme,  de 
sabot  gigantesque  enfoncé  dans  l'eau,  jusqu'au  bord  par  le  poids 
des  sacs  de  riz,  ne  promettait  pas  une  travei'sée  rapide.  Pour 
peu  que  les  vents  nous  fussent  contraires,  nous  risquions  d'aller 
faire  connaissance  avec  la  patrie  inliospitalière  des  Lestrigons 
ou  les  rochers  pnrphyreux  des  antiques  Phéaciens.  O  Ulysse  ! 
Télémaque  !  Énée  !  étais-je  destiné  à  vérifier  par  moi-même 
votre  itinéraire  fallacieux? 

Cependant  la  djerme  accoste  le  naviie,  on  nous  jette  une 
échelle  de  corde  traversée  de  bâtons,  et  nous  voilà  liissés  sur  le 
bordage  et  initiés  aux  joies  de  l'intérieur. 

—  Kalimèra  (bonjour),  dit  le  capitaine,  velu  comme  ses 
matelots,  mais  se  faisant  reconnaître  par  ce  salut  gi'ec. 

Et  il  se  hâte  de  s'occuper  de  l'embarquement  des  marchan- 
dises, bien  autrement  important  que  le  nôti-e.  Les  sacs  de  riz 
fonnaient  une  montagne  sur  l'arrière,  au  delà  de  laquelle  une 
petite  portion  de  la  dunette  était  réservée  au  timonier  et  au 
capitaine;  il  était  donc  impossible  de  se  promener  autrement 
que  sur  les  sacs,  le  milieu  du  vaisseau  étant  occupé  par  lu  cha- 
loupe et  les  deux  côtés  encombrés  de  cages  de  poules;  un  seul 
espace  assez  étroit  existait  devant  la  cuisine,  confiée  aux  soins 
d'un  jeune  mousse  fort  éveillé. 

Aussitôt  que  ce  dernier  vit  l'esclave,  il  s'écria  • 

—  Koknnal  kalil  kaUl  (Une  femme!  belle!  belle!) 

Ceci  s'écartait  de  la  réserve  arabe,  qui  ne  permet  pas  que 
l'on  paraisse  remarquer  soit  une  femme,  soit  mî  enfant.  Le  ja- 
nissaire était  monté  avec  nous  et  sm'veillait  le  clxargement  des 
marchandises  qui  appartenaient  au  consul. 

—  Ah  çà  !  lui  dis-je,  où  va-t-on  nous  loger  ?  Vous  m'aviez 
dit  qu'on  nous  donnerait  la  chambre  du  capitaine. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  227 

—  Soyez  tranc[uille,  répondit-il,  on  rangera  tous  ces  sacs,  et 
ensuite  vous  serez  très-bien. 

Sur  quoi,  il  nous  fit  ses  adieux  et  descendit  dans  la  djerme, 
qui  ne  tarda  pas  à  s'éloi^er. 

Nous  voilà  donc,  Dieu  sait  pour  combien  de  temps,  sur  un 
de  ces  vaisseaux  syriens  que  la  moindre  tempête  bnse  à  la  côte 
cotunie  des  coques  de  noix.  Il  fallut  attendre  le  vent  d'ouest  de 
trois  heures  poui-  mettre  à  la  voile.  Dans  l'intervalle,  on  s'était 
occu}>é  du  déjeuner.  Le  capitaine  Nicolas  avait  donné  ses  or- 
dres, et  son  pilau  cuisait  sur  l'unique  fourneau  de  la  cuisine  ; 
noti'e  tour  ne  devait  arriver  que  plus  tai"d. 

Je  cherchais  cependant  où  ]X)uvait  être  cette  fameuse 
chambre  du  capitaine  qui  nous  avait  été  promise,  et  je  char- 
geai l'Arménien  de  s'en  informer  auprès  de  son  ami,  lequel  ne 
paraissait  nullement  l'avoir  reconnu  jusque  là.  Le  capitaine  se 
ieva  froidement  et  nous  conduisit  vers  une  espèce  de  soute 
^ituée  sous  le  tillac  de  l'avant,  oii  l'on  ne  pouvait  entrer  qne 
])lié  en  deux,  et  dont  les  parois  étaient  littéralement  couvertes 
de  ces  grillons  rouges,  longs  comme  le  doigt,  que  Ton  appelle 
cana-elacs,  et  qu'avait  attirés  sans  doute  un  chargement  précé- 
dent de  sucre  ou  de  cassonade.  Je  reculai  avec  effroi  et  fis 
mine  de  me  fâcher. 

—  C'est  là  ma  chambi-e,  me  fit  dire  le  capitaine;  je  ne  vous 
conseille  pas  de  l'habiter,  à  moins  qu'il  ne  vienne  à  pleuvoir  ; 
mais  je  vais  vous  faire  voir  un  endroit  beaucoup  plus  frais  et 
beaucoup  plus  convenable. 

Alors,  il  me  conduisit  près  de  la  grande  chaloupe,  maintenue 
par  des  cordes  enti'e  le  mât  et  l'avant,  et  me  fit  regarder  dans 
l'intérieur. 

—  Voilà,  dit-il,  où  vous  serez  très-bien  couché;  vous  avez 
des  matelas  de  coton  que  vous  étendrez  d'un  bout  à  l'autre,  et 
je  vais  faire  disposer  là-dessus  des  toiles  qui  formeront  une 
tente;  maintenant,  vous  voilà  logé  commodément  et  grande- 
ment, n'est-ce  pas? 

J'aurais  eu  mauvaise  grâce  à  n'en  pas  convenir;  le  bâti- 


228  VOYAGE     EN     ORIENT. 

ment  élant  donné,  c'était  assurément  le  local  le  plus  agréable, 
par  une  température  d'Afrique,  et  le  plus  isolé  qu'on  y  pût 
choisir. 

IV    A>ri)ARE     SUL     MAEE 

Notis  partons  :  nous  voyons  s'amincir,  descendre  et  dispa- 
raître enfin  sous  le  bleu  niveau  de  la  mer  cette  frange  de  sable 
qui  encadre  si  tristement  les  splendeurs  de  la  vieille  Egypte  ; 
le  flamboiement  poudreux  du  désert  reste  seul  à  l'horizon  ;  les 
oiseaux  du  Nil  nous  accompagnent  quelque  temps,  puis  nous 
quittent  les  uns  après  les  autres,  comme  pour  aller  rejoindre  le 
soleil  qui  descend  vers  Alexandrie.  Cependant  un  astre  éclatant 
gravit  peu  à  peu  l'arc  du  ciel  et  jette  sur  les  eaux  des  reflets 
enflammés.  C'est  l'étoile  du  soir,  c'est  Astarté,  l'antique  déesse 
de  Syrie  ;  elle  brille  d'un  éclat  incomparable  sur  ces  mers  sa- 
crées qui  la  reconnaissent  toujours. 

Sois-nous  propice,  o  divinité!  qui  n'as  pas  la  teinte  blafarde 
de  la  lune,  mais  qui  scintilles  dans  ton  éloignement  et  verses 
des  rayons  dorés  sur  le  monde  comme  un  soleil  de  la  nuit  ! 

Après  tout,  une  fois  la  première  impression  surmontée, 
l'aspect  intérieur  de  la  Santa-Barbara  ne  manquait  pas  de  pit- 
toresque. Dès  le  lendemain,  nous  nous  étions  acclimatés  par- 
faitement, et  les  heures  coulaient  pour  nous  comme  pour  l'é- 
quipage dans  la  plus  parfaite  indifférence  de  l'avenir.  Je  crois 
bien  que  le  bâtiment  marchait  à  la  manière  de  ceux  des  an- 
ciens, toute  la  journée  d'après  le  soleil,  et  la  nuit  d'après  les 
étoiles.  Le  capitaine  me  lit  voir  une  boussole,  mais  elle  était 
toute  détraquée.  Ce  brave  homme  avait  une  physionomie  à  la 
fois  douce  et  résolue,  empreinte,  en  outre,  d'une  naïveté  sin- 
gulière qui  me  donnait  plus  de  confiance  en  lui-même  qu'en 
son  navire.  Toutefois,  il  m'avoua  qu'il  avait  été  quelque  peu 
forban,  mais  seulement  à  l'éjioque  de  l'indépendance  hellé- 
nique; c'était  après  m'avoir  invité  à  prendre  part  à  son  dîner, 
qui  se  composait  d'un  pilau  en  pyramide  où  chacun  plongeait 
à  son  tour  une  petite  cuiller  de  bois.  Ceci  était  déjà  un  progrès 


LES     ï'I:MMES     du     CAIRE.  229 

sur  la  façon  de  manger  des  Arabes,  qui  ne  se  servent  que  de 
leurs  doigts. 

Une  bouteille  de  terre,  remplie  de  \in  de  Chypre,  de  celui 
qu'on  appelle  vin  de  Commanderie,  défraya  notre  après-dînée, 
et  le  capitaine,  devenu  plus  expansif,  voulut  bien,  toujours  par 
l'intermédiaire  du  jeune  Arménien,  me  mettre  au  courant  de 
ses  affaires.  M'ayant  demandé  si  je  savais  lire  le  latin,  il  tira 
d'un  étui  une  grande  pancarte  de  parchemin  qui  contenait  les 
titres  les  plus  évidents  de  la  moralité  de  sa  bombarde.  Il  vou- 
lait savoir  en  quels  termes  était  conçu  ce  document. 

Je  me  mis  à  lire,  et  j'appris  que  «  les  Pères  secrétaires  de 
la  terre  sainte  appelaient  la  bénédiction  de  la  Vierge  et  des 
saints  sur  le  navire,  et  certifiaient  que  le  capitaine  Alexis, 
Grec  catholique,  natif  de  Taraboulous  (Tripoli  de  Syrie),  avait 
toujours  rempli  ses  devoirs  religieux.  » 

—  On  a  mis  Alexis,  me  fit  observer  le  capitaine,  mais  c'est 
Nicolas  qu'on  aurait  dû  mettre  ;  ils  se  sont  trompés  en  écrivant. 

Je  donnai  mon  assentiment,  songeant  en  moi-même  que, 
s'il  n'avait  pas  de  patente  plus  officielle,  il  ferait  bien  d'éviter 
les  parages  européens.  Les  Turcs  se  contentent  de  peu  :  le  ca- 
chet rouge  et  la  croix  de  Jérusalem  apposés  à  ce  billet  de  con- 
fession devaient  suffire,  moyennant  bakchis,  à  satisfaire  aux 
besoins  de  la  légalité  musulmane. 

Rien  n'est  plus  gai  qu'une  après-dînée  en  mer  par  un  beau 
temps  :  la  brise  est  tiède,  le  soleil  tourne  autour  de  la  voile 
dont  l'ombre  fugitive  nous  oblige  à  changer  de  place  de  temps 
en  temps  ;  cette  ombre  nous  quitte  enfin,  et  projette  sur  la 
mer  sa  fraîcheur  inutile.  Peut-être  serait-il  bon  de  tendre  une 
simple  toile  pour  protéger  la  dunette ,  mais  personne  n'y 
songe  :  le  soleil  dore  nos  fronts  comme  des  fruits  mûrs.  C'est 
là  que  triomphait  surtout  la  beauté  de  l'esclave  javanaise.  Je 
n'avais  pas  songé  un  instant  à  lui  faire  garder  son  voile,  par  ce 
sentiment  tout  naturel  qu'un  Franc  possédant  une  femme  n'a- 
vait pas  droit  de  la  cacher.  L'Arménien  s'était  assis  près 
d'elle  sur  les  sacs  de  riz,  pendant  que  je  regardais  le  capitaine 


230  VOYAGE    EN     ORIENT. 

jouer  aux  échecs  avec  le  pilote,  et  il  lai  dit  jjlusieurs  fois  avec 
un  fausset  enfantin  : 

—  Ked  ya,  si  fi  ! 

Ce  qui,  je  pense,  signifiait  :  a  Eh  bien  donc,  madame!  » 

Elle  resta  quelque  temps  sans  répondre,  avec  cette  fierté  qui 
respirait  dans  son  maintien  habituel  ;  puis  elle  finit  par  se 
tom'ner  vers  le  jeune  homme,  et  la  conversation  s'engagea. 

De  ce  moment,  je  compris  combien  j'avais  perdu  à  ne  pas 
prononcer  couramment  l'arabe.  Son  front  s'éclaircit,  ses  lèvres 
sourirent,  et  elle  s'abandonna  bientôt  à  ce  caquetage  ineffable 
qui,  dans  tous  les  pays,  est,  à  ce  qu'il  semble,  un  besoin  pour 
la  plus  belle  portion  de  Ihumanité.  J'étais  heureux,  du  reste, 
de  lui  avoir  procuré  ce  plaisir.  L'Arménien  paraissait  très- 
respectueux,  et,  se  tournant  de  temps  en  temps  vei's  moi,  lui 
racontait  sans  doute  comment  je  l'avais  rencontré  et  accueilli. 
11  ne  faut  pas  appliquer  nos  idées  à  ce  qui  se  passe  en  Orient, 
et  croire  qu'entre  homme  et  femme  une  conversation  devienne 
tout  de  suite...  criminelle.  Il  y  a  dans  les  caractères  beaucoup 
plus  de  simplicité  que  chez  nous;  j'étais  persuadé  qu'il  ne  s'a- 
gissait là  que  d'un  bavardage  dénué  de  sens.  L'expression  des 
physionomies  et  l'intelligence  de  quelques  mots  çà  et  là  m'indi- 
quaient suffisamment  l'innocence  de  ce  dialogue,  aussi  restai -je 
connue  absorbé  dans  l'observation  du  jeu  d'échecs  (et  quels 
échecs  !)  du  capitaine  et  de  son  pilote.  Je  ine  comparais  men- 
talement à  ces  époux  aimables  qui,  dans  une  soirée,  s'asseyent 
aux  tables  de  jeu,  laissant  causer  ou  danser  sans  inquiétude  les 
femmes  et  les  jeunes  gens. 

Et,  d'ailleurs,  qu'est-ce  qu'un  pauvre  diable  d'Arménien  qu'on 
a  ramassé  dans  les  roseaux  aux  bords  du  Nil,  auprès  d'un  Franc 
qui  vient  du  Caire  et  qui  y  a  mené  l'existence  d'un  miilica  (géné- 
ral), d'après  l'estime  des  drogmans  et  de  tout  un  quartier?  Si, 
pour  une  nonne,  un  jardinier  est  un  honnne,  comme  on  disait  en 
France  au  siècle  dernier,  il  ne  faut  pas  croire  que  le  premier 
venu  soit  quelque  chose  pour  une  cadine  musulmane.  Il  y  a 
dans  les  femmes  élevées  naturellement,  comme  dans  les  oiseaux 


LES     FKMiMES     DU     CAIRE.  -231 

miigHifiques,  un  certain  orteil  qui  les  défend  tout  d'abord 
contre  la  séduction  vulgaire.  Il  me  semblait,  du  reste,  qu'en 
l'abandonnant  à  sa  propre  dignité,  je  m'assurais  la  confiance  et 
le  dévouement  de  cette  pauvre  esclave,  qu'au  fond,  ainsi  que 
je  l'ai  déjà  dit,  je  considérais  comme  libre  du  moment  qu'elle 
avait  quitté  la  terre  d'Egypte  et  rais  le  pied  sur  un  bâtiment 
chrétien. 

Chrétien!  est-ce  le  terme  ja'ste?  La  Santa-Barbara  n'avait 
pour  équijiage  que  des  matelots  tm-cs;  le  capitaine  et  son  mousse 
représentaient  l'Eglise  romaine,  l'Arménieni  une  hérésie  quel- 
conque, et  moi-même...  Mais  qui  sait  ce  que  peut  représenter 
en  Orient  un  Paiisien  nourri  d'idées  philosophiques,  un  lils  de 
Voltaire,  un  impie,  selon  l'opinion  de  ces  braves  gens?  Chaque 
matin,  au  moment  où  le  soleil  sortait  de  la  mer,  chaque  soir, 
à  l'instant  où  son  disque,  envahi  par  la  ligne  sombre  des  eaux, 
s'éclipsait  en  une  minute,  laissant  à  l'horizon  cette  teinte  rosée 
gui  se  fond  délicieusement  dans  l'azur,  les  matelots  se  réunis- 
saient sur  un  seul  rang,  tournés  vers  la  Mecque  lointaine,  et 
l'un  d'eux  entonnait  l'hymne  de  la  prière,  comme  aurait  pu  faire 
le  grave  muezzin  du  haut  des  minarets.  Je  ne  pouvais  empêcher 
l'esclave  de  se  joindre  à  cette  religieuse  effusion  si  touchante 
et  si  solennelle  ;  dès  le  premier  jour,  nous  nous  vîmes  ainsi 
pai'tagés  en  communions  diverses.  Le  capitaine,  de  son  côté, 
faisait  des  oraisons  de  temps  en  temps  à  ime  certaine  image 
clouée  au  mât,  qui  pouvait  bien  être  la  patronne  du  navire , 
santa  Barbara  ^  l'Ai'ménien,  en  se  levant,  après  s'être  lavé  la 
tête  et  les  pieds  avec  son  savon,  mâchonnait  des  litanies  à  voix 
basse  ;  moi  seul^  incapable  de  feinte,  je  n'exécutais  aucune  gé- 
nuflexion régulière,  et  j'avais  pourtant  quelque  honte  à  paraître 
moins  religieux  que  ces  gens.  Il  y  a  chez  les  Orientaux  une  tolé- 
rance mutuelle  pour  les  religions  diverses,  chacun  se  classant 
simplement  à  un  degré  supérieur  dans  la  hiérarchie  spirituelle, 
mais  admettant  que  les  autres  peuvent  bien,  à  la  rigueur,  être 
dignes  de  lui  servir  d'escabeau  ;  le  simple  pliilosophe  dérange 
cette  combinaison  :   où  le  placer  ?  Le  Coran   lui-même,  qui 


232  VOYAGE     EN     ORIENT. 

maudit  les  idolâtres  et  les  adorateurs  du  feu  et  des  étoiles,  n'a 
pas  prévu  le  scepticisme  de  notre  temps. 


Vers  le  troisième  jour  de  notre  traversée,  nous  eussions  dû 
apercevoir  la  côte  de  Syrie  ;  mais,  pendant  la  matinée,  nous 
changions  à  peine  de  place,  et  le  vent,  qui  se  levait  à  trois 
heures,  enflait  la  voile  par  bouffées,  puis  la  laissait  peu  après 
retomber  le  long  du  mât.  Cela  paraissait  inquiéter  peu  le  capi- 
taine, qui  partageait  ses  loisirs  entre  son  jeu  d'échecs  et 
une  sorte  de  guitare  avec  laquelle  il  accompagnait  toujours 
le  même  chant.  En  Orient,  chacun  a  son  air  favori,  et  le  repète 
sans  se  lasser  du  matin  au  soir,  jusqu'à  ce  qu'il  en  sache  un 
autre  plus  nouveau.  L'esclave  aussi  avait  appris  au  Caire  je  ne 
sais  quelle  chanson  de  harem  dont  le  refrain  revenait  toujours 
sur  une  mélopée  traînante  et  soporifique.  C'étaient,  je  m'en 
souviens,  les  deux  vers  suivants  ; 

a  Ya  kabibé  !  sakel  nô!... 
Ya  makmouby  !  ya  sidi  !  » 

J'en  comprenais  bien  quelques  mots,  mais  celui  de  kabibé 
manquait  à  mon  vocabulaire.  J'en  demandai  le  sens  à  l'Armé- 
nien, qui  me  répondit  : 

—  Cela  veut  dire  un  pciil  drôle. 

Je  couchai  ce  substantif  sur  mes  tablettes  avec  l'explication, 
ainsi  qu'il  convient  quand  on  veut  s'in^.lruire. 

Le  soir,  l'Arménien  me  dit  qu'il  était  fAcheux  que  le  vent  ne 
fût  pas  meilleur,  et  que  cela  l'inquiétait  un  peu. 

—  Pourquoi  ?  lui  dis-je.  Nous  risquons  de  rester  ici  deux 
jours  de  plus,  voilà  tout,  et  décidément  nous  sommes  très-bien 
sur  ce  vaisseau, 

—  Ce  n'est  pas  cela,  me  dit-il,  mais  c'est  que  nous  pourrions 
bien  manquer  d'eau. 

—  Manquer  d'eau  ? 


LES     FEMMi:S     DU     CAIRE.  233 

—  Sans  doute ,  vous  n'avez  pas  d'idée  de  l'insouciance  de 
ces  gens-là.  Pour  avoir  de  l'eau,  il  aurait  fallu  envoyer  une 
baïqne  jusqu'à  Daniiette,  car  l'eau  de  l'eniboucliure  du  Nil  est 
salée  ;  et,  comme  la  ville  était  en  quarantaine,  ils  ont  craint  les 
formalités!...  du  moins,  c'est  là  ce  qu'ils  disent  ;  mais, au  fond, 
ils  n'y  auront  pas  pensé. 

—  C'est  étonnant,  dis-je,  le  capitaine  chante  comme  si  notre 
situation  était  des  plus  simples. 

Et  j'allai  avec  l'Arménien  l'interroger  sur  ce  sujet. 

Il  se  leva,  et  me  fit  voir  sur  le  pont  les  tonnes  à  eau  enrière- 
ment  vides,  sauf  l'une  d'elles  qui  pouvait  encore  contenir  cinq 
ou  six  bouteilles  d'eau  ;  puis  il  s'en  alla  se  rasseoir  sur  la 
dunette,  et,  reprenant  sa  guitare,  il  recommença  son  éternelle 
chanson  en  berçant  sa  tète  en  arrière  contre  le  bordage. 

Le  lendemain  matin,  je  me  réveillai  de  bonne  heure,  et  je 
montai  sur  le  gaillard  d'avant  avec  la  pensée  qu'il  était  possible 
d'apercevoir  les  côtts  de  la  Palestine  ;  mais  j'eus  beau  nettoyer 
mon  binocle,  la  ligne  extrême  de  la  mer  éiait  aussi  ncite  que  la 
lame  courbe  d'un  damas.  Il  est  même  probable  que  nous  n'a- 
vions guère  changé  de  place  de))uis  la  veille.  Je  redescendis, 
et  me  dirigeai  vers  l'arriére.  Tout  le  monde  dormait  avec  séré- 
nité ;  le  jeune  mousse  était  seul  debout  et  faisait  sa  toilette  en 
se  lavant  abondamment  le  visage  et  les  mains  avec  de  l'eau 
qu'il  puisait  dans  notre  dernière  tonne  de  liquide  potable. 

Je  ne  pus  m'empècher  de  manifester  mon  indignation.  Je  lui 
dis  ou  je  crus  lui  faire  comprendre  que  l'eau  de  la  mer  était 
assez  bonne  pour  la  toilette  d'un  petit  drôle  de  son  espèce,  et, 
voulant  forumlcr  cette  dernière  expression,  je  me  servis  du 
terme  de  ya  kahihé,  que  j'avais  noté.  Le  petit  garçon  me  re- 
garda en  souriant,  et  parut  peu  touché  de  la  réprimande.  Je 
crus  avoir  mal  prononcé,  et  je  n'y  pensai  plus. 

Quelques  heures  après,  dans  ce  moment  de  l'après-dînée  où 
le  capitaine  Nicolas  faisait  d'ordinaire  apporter  par  le  mousse 
une  énorme  cruche  de  vin  de  Chypre,  à  laquelle  seuls  nous 
étions  invités  à  prendre  part,  l'Ai  ménien  et  moi,  en  qualité  de 


234.  VOYAGE     E^     ORIENT. 

cnrétîens,  les  matelots,  par  un  respect  mal  compris  pour  la  loi 
de  Mahomet,  ne  buvant  que  de  l'eau-de-vie  d'anis,  le  capitaine, 
dis  je,  se  mit  à  parler  bas  à  l'oreille  de  l'Arménien. 

—  Il  veut,  me  dit  ce  dernier,  vous  faire  une  proposition. 

—  Qu'il  parle. 

—  Il  dit  que  c'est  délicat,  et  espère  que  vous  ne  lui  en  vou- 
drez pas  si  cela  vous  déplaît. 

—  Pas  du  tout. 

—  Eh  bien,  il  vous  demande  si  vous  voulez  faire  l'échange 
de  votre  esclave  contre  le  ra  oiiled  (le  petit  garçon)  qui  lui 
appartient  aussi. 

Je  fus  au  moment  de  partir  d'un  éclat  de  rire;  mais  le  sérieux 
parfait  des  deux  Levantins  me  déconcerta.  Je  crus  voir  là  au 
fond  une  de  ces  mauvaises  plaisanteries  que  les  Orientaux  ne 
se  permettent  guère  que  dans  les  situations  où  un  Franc  pour- 
rait difficilement  les  en  faire  repentir.  Je  le  dis  à  l'Arménien, 
qui  me  répondit  avec  étonnement  : 

—  Mais  non,  c'est  bien  sérieusement  qu'il  parle  ;  le  petit 
garçon  est  très-blanc  et  la  femme  basanée,  et,  ajouta-t-il  avec 
un  air  d'appréciation  consciencieuse,  je  vous  conseille  d'y  ré- 
fléchir, le  petit  garçon  vaut  bien  la  femme. 

Je  ne  suis  pas  habitué  à  m'étonner  facilement  :  du  reste,  ce 
serait  peine  perdue  dans  de  tels  pays.  Je  me  bornai  à  répondre 
que  ce  marché  ne  me  convenait  pas.  Ensuite,  comme  je  mon- 
trais quelque  humeur,  le  capitaine  dit  à  l'Arménien  qu'il  était 
fâché  de  son  indiscrétion,  mais  qu'il  avait  cru  me  faire  plaisir. 
Je  ne  savais  trop  quelle  était  son  idée,  et  je  crus  voir  une  sorte 
d'ironie  percer  dans  sa  conversation  ;  je  le  fis  donc  presser  par 
l'Arménien  de  s'expliquer  nettement  sur  ce  point. 

—  Eh  bien,  me  dit  ce  dernier,  il  prétend  que  vous  avez,  ce 
matin,  fait  des  compliments  au  jrt  ouled;  c'est,  du  moins,  ce 
que  celui-ci  a  rapporté. 

—  Moi  ?  m'écriai-je.  Je  l'ai  appelé  petit  drôle  parce  qu'il  se 
lavait  les  mains  avec  notre  eau  à  boire  ;  j'étais  furieux  contre 
lui,  au  contraire. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  235 

L'étonnement  de  l'Arménien  me  fit  apercevoir  qu'il  y  avait 
dans  cette  affaire  un  de  ces  absurdes  quiproquos  philologiques 
si  communs  entre  les  personnes  qui  savent  médiocrement  les 
langues.  Le  mot  kabibé,  si  singulièrement  traduit  la  veille  par 
l'Arménien,  avait,  au  contraire,  la  signification  la  plus  char- 
mante et  la  plus  amoureuse  du  monde.  Je  ne  sais  pourquoi  le 
mot  de  petit  drôle  lui  avait  paru  rendre  parfaitement  cette  idée 
en  français. 

TSous  nous  livrâmes  à  une  traduction  nouvelle  et  corrigée  du 
refrain  chanté  par  l'esclave,  et  qui,  décidément,  signifiait  à  peu 
près  : 

(T  O  mon  petit  chéri,  mon  hien-aimé,  mon  frère,  mon  maître  !  a 

C'est  ainsi  que  commencent  presque  toutes  les  chansons 
d'amour  arabes,  susceptibles  des  interprétations  les  plus  di- 
verses, et  qui  rappellent  aux  commençants  l'équivoque  clas- 
sique de  l'églogue  de  Corydon. 

VI    JOURNAL     DE     BORD 

L'humble  vérité  n'a  pas  les  ressources  immenses  des  combi- 
naisons dramatiques  ou  romanesques.  Je  recueille  un  à  un  des 
événements  qui  n'ont  de  mérite  c[ue  par  leur  simplicité  même, 
et  je  sais  qu'il  serait  aisé  pourtant,  fût-ce  dans  la  relation  d'une 
traversée  aussi  vulgaire  que  celle  du  golfe  de  Syrie,  de  faire 
naître  des  péripéties  vraiment  dignes  d'attention  ;  mais  la  réalité 
grimace  à  coté  du  mensonge,  et  il  vaut  mieux,  ce  me  semble, 
dire  naïvement,  comme  les  anciens  navigateurs  :  «  Tel  jour, 
nous  n'avons  rien  vu  en  mer  cpi'un  morceau  de  bois  qui  flottait 
à  l'aventure;  tel  autre,  qu'un  goéland  aux  ailes  grises;...  »  jus- 
qu'au moment  trop  rare  o\x  l'action  se  réchauffe  et  se  complique 
d'un  canot  de  sauvages  qui  viennent  apporter  des  ignames  et 
des  cochons  de  lait  rôtis. 

Cependant,  à  défaut  de  la  tempête  obligée,  un  calme  plat  tout 
à  fait  digne  de  l'océan  Pacifique,  et  le  manque  d'eau  douce  sur 


236  VOYAGE     EN     ORIENT. 

un  navire  composé  comme  l'était  le  notre,  pouvaient  amener 
des  scènes  dignes  d'une  Odyssée  moderne.  Le  destin  m'a  ôté 
cette  chance  d'intérêt  en  envoyant,  ce  soir-là,  un  léger  zéphyr 
de  l'ouest  qui  nous  fit  mai  cher  assez  vite. 

Jetais,  après  tout,  joyeux  de  cet  incident,  et  je  me  faisais 
répéter  j>ar  le  capitaine  l'assurance  que,  le  lendemain  matin, 
nous  pourrions  apercevoir  à  rhori?on  les  cimes  bleuâtres  du 
Carmel.  Tout  à  coup  des  cris  d'épouvante  partent  de  la  du- 
nette. 

—  Faif/lia  cl  halir!  far(jlin  el  halir ! 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  Une  poule  à  la  mer! 

I.a  circonstance  me  paraissait  peu  grave;  cej)e.  dant  l'un  des 
matelots  turcs  auquel  appartenait  la  poule  se  désolait  de  la 
manière  la  plus  touchante,  et  ses  compagnons  le  plaignaient 
très-sérieusement.  On  le  retenait  pour  l'empêcher  de  se  jeter  à 
l'eau,  et  la  poule,  déjà  éloignée,  faisait  des  signes  de  détresse 
dont  on  suivait  les  phases  avec  émotion.  F.nOn,  le  capitaine, 
après  un  moment  de  doute,  donna  Tordre  qu'on  arrêtât  le 
vaisseau. 

Pour  le  coup,  je  trouvai  un  j)eu  fort  qu'après  avoir  perdu 
deux  jours,  on  .s'arrêtât  par  un  bon  vent  pour  une  poule  noyée. 
Je  donnai  deux  piastres  au  matelot,  pensant  que  c'était  là  tout 
le  joint  de  l'affaire,  car  un  Arabe  se  ferait  tuer  pour  beaucoup 
moins.  Sa  figure  s'adoucit,  mais  il  calcula  sans  doute  Inuiié- 
diatemcnt  qu'il  aurait  un  double  avantage  à  ravoir  la  poule,  et 
en  un  clin  d  œil  il  se  débarrassa  de  .ses  vêtements  et  se  jeta  à 
la  mer. 

La  distance  jusqu'où  il  nagea  était  prodigieuse.  Il  fallut  at- 
tendre une  demi-heure  avec  l'Inquiétude  de  sa  situation  et  de 
la  nuit  qui  venait;  notre  homme  nous  rejoignit  enfin  exténué, 
et  on  dut  le  retirer  de  l'eau,  car  il  n'avait  plus  la  force  de  grim- 
per le  long  du  borda ge. 

Une  fois  en  sûreté,  cet  homme  s'occupait  plus  de  sa  poule 
que  de   lui-même;  il   la  réchauffait,   l'épongeait,    et  ne  fu^ 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  237 

content  qu'en  la    voyant  respirer  à  Tciise  et  sautiller  sur   le 
pont. 

Le  bâtiment  s'était  remis  en  route. 

—  Le  diable  soit  de  la  poule  !  dis-je  à  l'Arménien  ;  nous 
avons  perdu  une  heure. 

—  Eh  quoi!  vouliez-vous  donc  qu'il  la  laissât  se  noyer? 

—  Mais  j'en  ai  aussi,  des  poules,  et  je  lui  en  aurais  donné 
plusieurs  pour  celle-là  1 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  Comment  donc!  mais  je  sacrifierais  toutes  les  poules  de 
la  terre  pour  qu'on  ne  perdît  pas  une  heure  de  bon  vent,  dans 
un  bâtiment  où  nous  ilsquons  demain  de  mourir  de  soif. 

—  Voyez-vous,  dit  l'Arménien,  la  poule  s'est  envolée  à  sa 
gauche,  au  moment  où  il  s'apprêtait  à  lui  couper  le  cou. 

—  J'admettrais  volontiers,  répondis-je,  qu'il  se  fût  dévoué 
comme  musulman  pour  sauver  une  créature  vivante;  mais  je 
sais  que  le  respect  des  vrais  croyants  pour  les  animaux  ne  va 
point  jusque-là,  puisqu'ils  les  tuent  pour  leur  nourriture. 

—  Sans  doute  ils  les  tuent,  mais  avec  des  cérémonies,  en 
prononçant  des  prières,  et  encore  ne  peuvent-ils  leur  couj^er  la 
gorge  qu'avec  un  couteau  dont  le  manche  soit  percé  de  trois 
clous  et  dont  la  lame  soit  sans  brèche.  Si  tout  à  l'heure  la  poule 
s'était  noyée,  le  pauvre  homme  était  certain  de  mourir  d  ici  à 
trois  jours. 

— ^\;'est  bien  différent,  dis-je  à  l'Arménien. 

Ainsi,  pour  les  Orientaux,  c'est  toujours  une  chose  grave 
que  de  tuer  un  animal.  Il  n'est  permis  de  le  faire  que  pour  sa 
nourriture  expressément,  et  dans  des  formes  qui  rappellent 
l'antique  institution  des  sacrifices.  On  sait  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  pareil  chez  les  Israélites  :  les  bouchers  sont  obliges 
d'eniployer  des  sacrificateurs  (sc/ioc/,et)  qui  appartiennent  à 
l'ordre  religieux,  et  ne  tuent  chaque  béte  qu'en  employant  des 
fornudes  consacrées.  Ce  préjugé  se  trouve  avec  des  nuances 
diverses  dans  la  plupart  des  religions  du  Levant.  La  chasse 
même  n'est  lolérée  que  contre  le.>  bêtes  féroces  et  en  punition 


238  VOYAGE     EN     ORIENT. 

des  dégâts  causés  par  elles.  La  chasse  au  faucon  était  pourtant, 
à  l'époque  des  califes,  le  divertissement  des  grands,  mais  par 
une  sorte  d'interprétation  qui  rejetait  sur  l'oiseau  de  proie  la 
responsabilité  du  sang  versé.  Au  fond,  sans  adopter  les  idées 
de  l'Inde,  on  peut  convenir  qu'il  y  a  quelque  chose  de  grand 
dans  cette  pensée  de  ne  tuer  aucun  animal  sans  nécessité.  Les 
formules  recommandées  pour  le  cas  où  on  leur  ôte  la  vie,  par 
le  besoin  de  s'en  faire  une  nourriture,  ont  pour  but  sans  doute 
d'empêcher  que  la  souffrance  De  se  prolonge  plus  d'un  instant, 
ce  que  les  habitudes  de  la  chasse  rendent  mallieureusement  im- 
possible. 

L'Arménien  me  raconta  à  ce  sujet  que,  du  temps  de  Mah- 
moud, Constantinople  était  tellement  remplie  de  chiens,  que 
les  voitures  avaient  peine  à  ciiculer  dans  les  rues  :  ne  pouvant 
les  détruire,  ni  comme  animaux  féroces,  ni  comme  propres  à  la 
nourriture,  on  imagina  de  Jes  exposer  dans  des  îlots  déserts  de 
l'entrée  du  Bosphore.  Il  fallut  les  embarquer  par  milliers  dans 
des  caïques;  et,  au  moment  où,  ignorants  de  leur  sort,  ils  pri- 
rent possession  de  lem's  nouveaux  domaines,  un  iman  leur  fit 
un  discours,  exposant  que  l'on  avait  cédé  à  une  nécessité  abso- 
lue, et  que  leurs  âmes,  à  1  heui'e  de  la  mort,  ne  devaient  pas 
en  vouloir  aux  fidèles  croyants  ;  que,  du  reste,  si  la  volonté  du 
ciel  était  qu'ils  fussent  sauvés,  cela  arriverait  assurément  II  y 
avait  beaucoup  de  lapins  dans  ces  îles,  et  les  chiens  ne  récla- 
mèrent pas  tout  d'abord  contre  ce  raisonnement  jésuitique  ; 
mais,  quelques  jours  plus  tard,  tourmentés  par  la  faim,  ils 
poussèrent  de  tels  .gémissements,  qu'on  les  entendait  de  Con- 
stantinople. Les  dévots,  émus  de  celte  lamentable  protestation, 
adressèrent  de  graves  remontrances  au  sultan,  déjà  trop  suspect 
de  tendances  européennes,  de  sorte  qu'il  fallut  donner  l'ordre 
de  faire  revenir  les  chiens,  qui  furent,  en  triomphe,  réintégrés 
dans  tous  lem's  dioits  civi's. 


LES    FEMMES    DU     CA.1RE.  239 


LE    MATELOT    HADJI. 


L'Arménien  m'était  de  quelque  ressource  dans  les  ennuis 
d'une  telle  traversée;  mais  je  voyais  avec  plaisii-  aussi  que  sa 
gaieté,  son  intarissable  bavaidage,  ses  narrations,  ses  remar- 
ques, donnaient  à  la  pauvre  Zeynab  l'occasion,  si  cKèi'e  aux 
femmes  de  ces  ^lays,  d'exprimer  ses  idées  -avec  cette  volubilité 
de  consonnes  nitsales  et  gutturales  où  il  m'était  si  difficile  de 
saisir  non  pas  seulement  le  sens,  mais  le  son  même  des  pa- 
roles. 

Avec  la  magnanimité  d'un  Européen,  je  souffrais  même  sans 
difficulté  que  l'un  ou  Vautre  des  matelots  qui  pouvait  se  trouver 
assis  près  de  nous,  sar  les  sac5  de  riz,  lui  adressât  quelques 
mots  de  conversation.  En  Orient,  les  gens  du  peuple  sont 
généralement  familière,  dabord  parce  que  le  sentiment  de 
l'égalité  y  est  établi  plus  sincèreuient  que  parmi  nous,  et  puis 
parce  qu'une  sorte  de  politesse  innée  existe  dans  toutes  les 
classes.  Quant  à  l'éducation,  elle  est  partout  la  même,  très- 
sommaire,  mais  universelle.  C'est  ce  qui  fait  que  l'homme 
d'un  lobuuible  état  devient  sans  transition  le  favori  d'un  grand, 
et  monte  aux  premiers  rangs  sans  y  paraître  jamais  déplacé. 

Il  y  avait  parmi  nos  matelots  un  certain  Turc  d'Anatolie, 
très-basané,  à  la  barbe  grisonnante,  et  qui  causait  avec  l'es- 
clave plus  souvent  et  plus  longuement  que  les  autres;  je 
l'avais  remarqué,  et  je  demandai  à  l'Arménien  ce  qu'il  pouvait 
dire;  il  fit  attention  à  quelques  paroles,  et  me  dit  : 

^-  Us  parlent  ensemble  de  religion. 

Cela  me  parut  fort  respectable,  d'autant  que  c'était  cet 
homme  qui  faisait  pour  les  autres,  en  qualité  de  hciilji  ou  pèle- 
rin revenu  de  la  Meccjue,  la  prière  du  matin  et  du  soir.  Je 
11  avais  pas  songé  un  instant  à  gêner  dans  ses  pratiques  habi- 
tuelles cette  pauvre  femme,  dont  une  fantaisie,  hélas  !  bien  peu 
coûteuse,  avait  mis  le  sort  dans  mes  mains.  Seulemenf,  au 
Caire,  dans  un  moment  où  elle  était  un  peu  malade,  j'avais 


240  VOYAGE     EN     ORIENT. 

essayé  de  la  faire  renoncer  à  l'habitude  de  tremper  dans  l'eau 
froide  ses  mains  et  ses  pieds,  tous  les  matins  et  tous  les  soirs, 
en  faisant  ses  prières;  mais  elle  faisait  peu  de  cas  de  mes 
préceptes  d'hygiène,  et  n'avait  consenti  qu'à  s'abstenir  de  la 
teinture  de  henné,  qui,  ne  durant  que  cinq  ou  six  jours  envi- 
ron, oblige  les  femmes  d'Orient  à  renouveler  souvent  une  pré- 
paration fort  disgracieuse  pour  qui  la  voit  de  près.  Je  ne  suis 
pas  ennemi  de  la  teinture  des  sourcils  et  des  paupières  ;  j'ad- 
mets encore  le  carmin  appliqué  aux  joues  et  aux  lèvres;  mais 
à  quoi  bon  colorer  en  jaune  des  mains  déjà  cuivrées,  qui,  dès 
lors,  passent  au  safran?  Je  m'étais  montré  inflexible  sur  ce 
point. 

Ses  cheveux  avaient  repoussé  sur  le  front  ;  ils  allaient  re- 
joindre des  deux  côtés  les  longues  tresses  mêlées  de  cordonnets 
de  soie  et  frémissantes  de  sequins  percés  (de  faux  sequins, 
hélas!)  qui  flottent  du  col  aux  talons,  selon  la  mode  levantine. 
Le  tatikds  festonné  d'or  s'inclinait  avec  grâce  sur  son  oreille 
gauche,  et  ses  bias  portaient  enfilés  de  lourds  anneaux  de 
cuivre  argenté ,  grossièrement  émaillés  de  rouge  et  de  bleu, 
parure  tout  égyptienne.  D'autres  encore  résonnaient  à  ses 
chevilles,  malgré  la  défense  du  Coran,  qui  ne  veut  pas  qu'une 
feaane  fasse  retentir  les  bijoux  qui  ornent  ses  pieds. 

Je  l'admirais  ainsi,  gracieuse  dans  sa  robe  à  rayui-es  de  soie 
et  drapée  du  milayeh  bleu,  avec  ces  airs  de  statue  antique  que 
les  femmes  d'Orient  possèdent,  sans  le  moins  du  monde  s'en 
douter.  L'animation  de  son  geste,  une  expression  inaccou- 
tumée de  ses  traits,  me  frappaient  par  moments,  sans  m'în- 
spirer  d'inquiétude;  le  matelot  qui  causait  avec  elle  aurait  pu 
être  son  grand-père,  et  il  ne  semblait  pas  craindre  que  ses 
paroles  fus.-ent  entendues. 

—  Savez-vous  ce  (|u'il  y  a?  me  dit  l'Arménien,  qui,  un  peu 
plus  tard,  s'était  approché  des  matelots  causant  ntre  eux  . 
Ces  gens-là  disent  que  la  femme  qui  est  avec  vous  ne  vous 
apparlient  pas. 

—  Ils  se  trompent,  lui  dis-je;  vous  pouvez  leur  apprendre 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  241 

qu'elle  m'a  été  vendue  au  Caire  par  Abd-el-Kérini,  moyennant 
cinq  bourses.  J'ai  le  reçu  dans  mon  portefeuille.  Et,  d'ailleurs, 
cela  ne  les  regarde  pas. 

•—  Ils  disent  (jue  le  marchand  n'avait  pas  le  droit  de  vendre 
une  femme  musulmane  à  un  chrétien. 

—  Leur  opinion  m'est  indifférente,  et,  au  Caire,  on  en  sait 
plus  qu'eux  là- dessus.  Tous  les  Francs  y  ont  des  esclaves,  soit 
chrétiens,  soit  musulmans. 

—  Mais  ce  ne  sont  que  des  nègres  ou  des  Abyssiniens;  ils 
ne  peuvent  avoir  d'esclaves  de  la  race  blanche. 

—  Trouvez- vous  que  cette  femme  soit  blanche? 
L'Arménien  secoua  la  télé  d'un  air  de  doute. 

—  Ecoutez,  lui  dis  je;  quant  à  mon  droit,  je  ne  puis  en 
douter,  ayant  pris  d'avance  les  informations  nécessaires.  Dites 
maintenant  au  capitaine  qu'il  ne  convient  pas  que  ses  matelots 
causent  avec  elle. 

—  Le  capitaine,  me  dit-il  après  avoir  parlé  à  ce  dernier, 
répond  que  vous  auriez  pu  le  lui  défendre  à  elle-même  tout 
d'abord. 

—  Je  ne  voulais  pas,  rcpliquai-je,  la  priver  du  plaisir  de 
parler  sa  langue,  ni  l'empêcher  de  se  joindre  aux  prières  ; 
(^'ailleurs,  la  conformation  du  bâtiment  obligeant  tout  le  monde 
d'être  ensemble,  il  était  difficile  d'empêcher  l'échange  de  quel- 
ques paroles. 

Le  capitaine  Nicolas  n'avait  pas  l'air  très-bien  disposé,  ce 
que  j'atliibuais  quelque  peu  au  ressentiment  d'avoir  vu  sa 
proposition  d'échange  repoussée.  Cependant  il  fit  venir  le  ma- 
telot hadji,  que  j'avais  désigné  surtout  comme  malveillant,  et 
lui  parla.  Quant  à  moi,  je  ne  voulais  rien  dire  à  l'esclave, 
pour  ne  pas  me  donner  le  rôle  odieux  d'un  maître  exigeant. 

Le  matelot  parut  répondre  d'un  air  très-fier  au  capitaine, 
qui  me  fit  dire  par  l' Arménien  de  ne  plus  me  préoccuper  de 
cela;  que  c'était  un  homme  exalté,  une  espèce  de  saint  que 
ses  camarades  respectaient  à  cause  de  sa  piété;  que  ce  qu'il 
disait  n'avait  nulle  imjiortance  d'ailleurs. 

1.  ïk 


242  VOYAGE     liN     ORIENT. 

Cet  homme,  en  effet,  ne  .parla  plus  à  l'esclave;  mais  il  cau- 
sait très-haut  devant  elle  avec  ses  camarades,  et  je  comprenais 
bien  qu'il  s'agissait  de  la  muslini  (musulman*)  et  du  Roiimr 
(Romain).  Il  fallait  en  finir,  et  je  ne  voyais  aucun  moyen 
d'éviter  ce  système  d'insinuation.  Je  me  décidai  à  faire  venir 
l'esclave  près  de  nous,  et,  avec  l'aide  de  l'Arménien,  nous 
eûmes  à  peu  près  la  conversation  suivante  : 

—  Qu'est-ce  que  t'ont  dit  ces  hommes  tout  à  l'heure? 

—  Que  j'avais  tort,  étant  croyante,  de  rester  avec  un  in- 
fidèle. 

—  Mais  ne  savent-ils  pas  que  je  t'ai  achetée? 

—  Us  disent  qu'on  n'avait  pas  le  droit  de  me  vendre  à  toi. 

—  Et  penses-tu  que  cela  soit  vrai? 

—  Dieu  le  sait  ! 

—  Ces  hommes  se  trompent,  et  tu  ne  dois  plus  leur  parler. 

—  Ce  sera  ainsi. 

Je  priai  l'Arménien  de  la  distraire  un  peu  et  de  lui  contej 
des  histoires.  Ce  garçon  m'était,  après  tout,  devenu  fort  utile; 
il  lui  parlait  toujours  de  ce  ton  flûte  et  gracieux  qu'on  emploie 
pour  égayer  les  enfants,  et  recommençait  invariablement  par 
Red  \a^  siti?... 

—  Eh  l)ien,  donc,  madame!...  qu'est-ce  donc?  nous  ne  rions 
pas?  Voulez-vous  savoir  les  aventures  de  la  Tète  cuite  au  four? 

Il  lui  racontait  alors  une  vieille  légende  de  Constantinople,^ 
où  un  tailleur,  croyant  recevoir  un  habit  de  sultan  à  réparer, 
emporte  chez  lui  la  tète  d'un  aga  qui  lui  a  été  remise  par 
erreur,  si  bien  que,  ne  sachant  comment  se  débarrasser  ensuite 
de  ce  triste  dépôt,  il  l'envoie  au  four,  dans  un  vase  de  terre,^ 
chez  un  pâtissier  grec.  Ce  dernier  en  gratifie  un  barbier  franc, 
en  la  substituant  furtivement  à  sa  tète  à  perruque  ;  le  Franc  la 
coiffe;  ])uis,  s'ajjercevant  de  sa  méprise,  la  porte  "ailleurs; 
enfin  il  en  résulte  une  foule  de  méprises  plus  ou  moins 
comiques.  Ceci  est  de  la  bouffonnerie  turque  du  plus  haut 
goût. 

La  prière  du  soir  ramenait  les  cérémonies  habituelles.  Pour 


LES     FEMMES     DU     CAIUE.  -243 

ne  scandaliser  personne,  j'allai  me  promener  sur  le  tillac  de 
lavant,  épiant  le  lever  des  étoiles,  et  faisant  aussi,  moi,  ma 
prière,  qui  est  celle  des  rêveui's  et  des  poètes,  c'est-à-dire 
J'admiration  de  la  nature  et  l'enthousiasme  des  souvenirs.  Oui, 
je  les  admirais  dans  cet  air  d'Orient  si  pur  qu'il  rapproche  les 
cieux  de  l'homme,  ces  astres  dieux,  formes  diverses  et  sacrées 
que  la  Divinité  a  rejetées  tour  à  tour  comme  les  masques  de 
l'éternelle  Isis....  Uranie,  Astarté,  Saturne,  Jupiter,  vous  me 
représentez  encore  les  transformations  des  humbles  croyances 
de  nos  aïeux.  Ceux  qui,  par  millions,  ont  sillonné  ces  mers, 
prenaient  sans  doute  le  rayonnement  pour  la  flamme  et  le 
trône  pour  le  dieu;  mais  qui  n'adorerait  dans  les  astres  du 
ciel  les  preuves  mêmes  de  l'éternelle  puissance,  et  dans  leur 
marche  régulière  l'action  vigilante  d'un  esprit  caché? 

VIII    LA    MENACE 

En  retoui'naot  vers  le  capitaine,  je  vis,  dans  une  encoi- 
gnure au  pied  de  la  chaloupe,  l'esclave  et  le  vieux  matelot 
hadji  qui  avaient  repris  leur  entretien  religieux  malgré  ma 
défense. 

Pour  cette  fois,  i'  n'y  avait  plus  rien  à  ménager  ;  je  tirai 
violemment  l'esclave  par  le  bras,  et  elle  alla  tomber,  fort  molle- 
ment il  est  vrai,  sur  un  sac  Je  riz. 

—  Giaour!  s'écria-t-elle. 

J'entendis  parfaitement  le  mot.  Il  n'y  avait  pas  cà  faiblir. 

—  Enté  giaour!  répliquai-je  sans  trop  savoir  si  ce  dernier 
mot  se  disait  ainsi  au  féminin.  C'est  toi  qui  es  une  infidèle; 
et  lui,  ajoutai-je  en  montrant  le  hadji,  est  un  chien  [kelb). 

3e  ne  sais  si  la  colère  qui  m'agitait  était  plutôt  de  me  voir 
mépriser  comme  chrétien,  ou  de  songer  à  l'ingratitude  de  cette 
femme,  que  j'avais  toujours  traitée  comme  une  égale.  Le  hadji, 
s' entendant  traiter  de  chien,  avait  fait  un  signe  de  menace, 
mais  s'était  retourné  vers  ses  compagnons  avec  la  lâcheté 
habituelle  des  Arabes  de  basse  classe,  qui,  après  tout,  n'ose- 


244  VOYAGE    EN     ORIENT. 

raient  seuls  attaquer  un  Franc.  Deux  ou  trois  d'entre  eux 
s'a\ancèrent  en  proférant  des  injuies,  et,  machinalement, 
j'avais  saisi  un  des  pistolets  de  ma  ceinture  sans  songer  que 
ces  armes  à  la  crosse  étincelante,  achetées  au  Caire  pour  com- 
pléter mon  costume,  ne  sont  fatales  d'ordinaire  qu'à  la  main 
qui  veut  s'en  ser>ir.  .T'avouerai,  de  plus,  qu'elles  n'étaient  point 
chargées. 

—  Y  songez-vous?  me  dit  l'Arménien  en  m'arrêtant  le  bras. 
C'est  un  fou,  et,  pour  ces  gens-là,  c'est  un  saint;  laissez-les 
crier,  le  capitaine  va  leur  parler. 

L'esclave  faisait  mine  de  pleurer,  comme  si  je  lui  avais  fait 
beaucoup  de  mal,  et  ne  voulait  pas  bouger  de  la  place  où  elle 
était.  Le  capitaine  arriva,  et  dit  awc  son  air  indifférent  ; 

—  Que  voulez-vous!  ce  sont  des  sauvages! 

El  il  leur  adiessa  quelques  paroles  assez  mollement. 

—  Ajoutez ,  dis-jc  à  l'Arménien,  qu'airivé  à  terre,  j'irai 
trouver  le  pacha,  et  je  leur  ferai  donner  des  coups  de  bâton. 

Je  crois  bien  que  l'Arménien  leur  traduisit  cela  par  quelque 
compliment  empreint  de  modération.  Ils  ne  dirent  plus  rien, 
mais  je  sentais  bien  que  ce  silence  me  laissait  une  position  trop 
douteuse.  Je  me  souvins  fort  à  propos  d'une  lettre  de  recom- 
mandation que  j'avais  dans  mon  portefeuille  pour  le  j)acha 
d'Acre,  et  qui  m'avait  été  donnée  par  mon  ami  Alphonse  Rover, 
qui  a  été  quelque  temps  membre  du  divan  à  Constantincple.  Je 
tirai  mon  ])ortefenille  de  ma  veste,  ce  qui  excita  une  inquiétude 
générale.  Le  pisolet  n'aurait  servi  qu'à  me  faire  assommer... 
surtout  étant  de  fabricpie  arabe  ;  mais  les  gens  du  peuple  en 
Orient  croient  toujours  les  Européens  quelque  peu  magiciens 
et  caj):ibles  de  tirer  de  leur  poche,  à  un  moment  donné,  de 
quoi  détruire  toute  une  armée.  On  se  rassura  en  voyant  que  je 
n'avais  extrait  du  portefeuille  qu'une  lettre,  du  reste  fort  pro- 
prement écrite  en  arabe  et  adre>sée  à  Son  Excellence  lAIéhmed- 
R***,  pacha  d'Acre,  qui,  précédemment,  avait  longtemps  sé- 
journé en  France. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  heureux  dans  mon  idée  et  dans  ma 


LES     FEMMES     DU     CAinE.  245 

situation,  c'est  que  nous  nous  trouvions  justement  à  la  hauteur 
de  Sainl-Jean-d'Acre,  où  il  fallait  relàclier  pour  prendre  de 
Teau.  La  ville  n'était  pas  encore  en  vue,  mais  nous  ne  pouvions 
manquer,  si  le  vent  continuait,  d'y  arriver  le  lendemain.  Quant 
à  Méhmed-Paclia ,  par  un  autre  hasard  di'^mi  de  s'ajipeler 
providence  pour  moi  et  fatalité  pour  mes  adversaires,  je  l'avais 
rencontré  à  Paris  dans  plusieurs  soirées.  Il  m'avait  donné  du 
tabac  turc  et  fait  beaucoup  d'honnêtetés.  la  lettre  dont  je 
m'étais  chargé  lui  rappelait  ce  souvenir,  de  peur  que  le  temps 
et  ses  nouvelles  grandeurs  ne  m'eussent  efTacé  de  sa  mémoire; 
mais  il  devenait  clair  néanmoins,  par  la  lettre,  que  j'étais  un 
personnage  trts-puissamment  recommandé, 

La  lecture  de  ce  document  produisit  l'effet  du  rjuas  ego  de 
Neptune.  L'Arménien,  après  avoir  mis  la  lettre  sur  sa  tète  en 
signe  de  respect,  avait  ùté  l'enveloppe,  qui,  comme  il  est 
d'usage  pour  les  recommandations,  n'était  point  fermée,  et 
montrait  le  texte  au  capitaine  à  mesure  qu'il  le  lisait.  Dès  lors 
les  coups  de  bâton  promis  n'étaient  plus  une  illusion  pour  le 
hadji  et  ses  camarades.  Ces  garnements  baissèrent  la  tète,  et  le 
capitaine  m'expliqua  sa  propre  conduite  par  la  crainte  de 
heurter  leurs  idées  rehgieuses,  n'étant  lui-même  qu'un  pauvre 
s  ijet  grec  du  sultan  (raia),  qui  n'avait  d'autorité  qu'en  raison 
du  service. 

—  Quant  à  la  femme,  dit-il,  si  vous  êtes  l'ami  de  ÎMélinied- 
Pacha,  elle  est  bien  à  vous  :  qui  oserait  lutter  contre  la  faveur 
des  grands? 

L'esclave  n'avait  pas  bougé;  cependant  elle  avait  fort  bien 
entendu  ce  qui  s'était  dit.  Elle  ne  pouvait  avoir  de  doute  sur 
sa  position  momentanée  ;  car,  en  pays  turc,  une  protection 
vaut  mieux  qu'un  droit;  pourtant,  désormais  je  tenais  à  con- 
stater le  mien  aux  yeux  de  tous. 

—  N'es -tu  pas  née,  lui  fis-je  dire,  dans  un  pays  qui  n'appar- 
tient pas  au  sultan  des  Turcs? 

—  Cela  est  vrai,  répondit-elle;  je  suis  Hindi  (Indienne). 

—  Dès  lors,  lu  peux  être  au  service  d'un  Fianc  comme  les 

Ik. 


246  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Abyssiniennes  {Habesch),  qui  sont,  ainsi  que  toi,  couleur  de 
cuivre,  et  qui  te  valent  bien. 

—  Aioua  (oui)!  dit- elle  comme  convaincue,  ana  memlouk 
enté  (je  suis  ton  esclave) . 

—  Mais,  ajoutai-je,  te  souviens-tu  qu'avant  de  quitter  le 
Caire,  je  t'ai  offert  d'y  rester  libre?  Tu  m'as  dit  que  tu  ne 
saurais  où  aller. 

—  C'est  vrai,  il  valait  mieux  me  revendre. 

—  Tu  m'as  donc  suivi  seulement  pour  changer  de  pays,  et 
me  quitter  ensuite?  Eh  bien,  puisque  tu  es  si  ingrate,  tu 
demeureras  esclave  toujours,  et  tu  ne  seras  pas  une  cadine,  tu 
seras  une  servante.  Dès  à  présent,  tu  garderas  ton  voUe  et  tu 
resteras  dans  la  chambre  du  capitaine...  avec  les  grillons.  Tu 
ne  parleras  plus  à  personne  ici. 

Elle  prit  son  voile  sans  répondre,  et  s'en  alla  s'asseoir  dans 
la  petite  chambre  de  l'avant. 

J'avais  peut-être  un  peu  cédé  au  désir  de  faire  de  l'effet  sui' 
ces  gens  tom*  à  tour  insolents  ou  serviles,  toujours  à  la  merci 
d'impressions  vives  et  passagères,  et  qu'il  faut  conna  tre  pour 
comprendre  à  quel  point  le  despotisme  est  le  gouvernement  nor- 
mal de  rOrient.  Le  voyageur  le  plus  modeste  se  voit  amené 
très- vite,  si  une  manière  de  vivre  somptueuse  ne  lui  concilie 
]Das  tout  d'abord  le  respect,  à  poser  théâtralement  et  à  dé- 
ployer, dans  une  foule  de  cas,  des  résolutions  énergiques,  qui, 
dès  lors,  se  manifestent  sans  danger.  L'Arabe,  c'est  le  chien 
qui  mord  si  l'on  recule,  et  qui  vient  lécher  la  main  levée  sur 
lui.  En  recevant  un  coup  de  bâton,  il  ignore  si,  au  fond,  vous 
n'avez  pas  le  droit  de  le  lui  donner.  Votre  position  lui  a  paru 
tout  d'abord  médiocre  ;  mais  faites  le  fier,  et  vous  devenez  tout 
de  suite  un  grand  personnage  qui  affecte  la  simplicité.  L'Orient 
ne  doute  jamais  de  rien;  tout  y  est  possible  :  le  simple  calender 
peut  fort  bien  être  un  fils  de  loi,  comme  dans  les  Mille  et  une 
ISuits.  D'ailleurs,  n'y  voit-on  pas  les  princes  d'Europe  voyager 
en  ù'ac  noir  et  en  chapeau  rond? 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  247 


IX    COTES    DE    PALESTINE 


J'ai  salué  avec  enivrement  l'apparition  tant  souhaitée  de  la 
côte  d'Asie.  Il  y  avait  si  longtemps  que  je  n'avais  vu  des  mon- 
tagnes! La  fraîcheur  brumeuse  du  paysage,  l'éclat  si  vif  des 
maisons  peintes  et  des  kiosques  turcs  se  mirant  dans  l'eau  bleue, 
les  zones  diverses  des  plateaux  qui  s'étagent  si  hardiaient  entre 
la  mer  et  le  ciel,  le  pic  écrasé  du  Cai-mel,  l'enceinte  carrée  et 
la  haute  coupole  de  son  couvent  célèbre  illuminées  au  loin  de 
cette  radieuse  teinte  cerise,  qui  rappelle  toujours  la  fraîche 
Aurore  des  chants  d'Homère;  au  pied  de  ces  monts,  Kaïffa, 
déjà  dépassée,  faisant  face  à  Saint-Jean-d'Aere,  située  à  l'autre 
extrémité  de  la  baie,  et  devant  laquelle  notre  navire  s'était 
arrêté  :  c'était  un  spectacle  à  la  fois  plein  de  grandeur  et  de 
grâce.  La  mer,  à  peine  onduleuse,  s' étalant  comme  l'huile  vers 
la  grève  où  moussait  la  mince  frange  de  la  vague,  et  luttant  de 
teinte  azurée  avec  l'éther  qui  vibrait  déjà  des  feux  du  soleil 
encore  invisible...,  voilà  ce  que  l'Egypte  n'offre  jamais  avec 
ses  côtes  basses  et  ses  horizons  souillés  de  poussière.  Le  soleil 
parut  enfin;  il  découpa  nettement  devant  nous  la  ville  d'Acre 
s' avançant  dans  la  mer  sur  son  promontoire  de  sable,  avec  ses 
blanches  coupoles,  ses  murs,  ses  maisons  à  terrasse,  et  la  tour 
carrée  aux  créneaux  festonnés,  qui  fut  naguère  la  demeure  du 
terrible  Djezzar- Pacha,  contre  lequel  lutta  Napoléon. 

Nous  avions  jeté  l'imcre  à  peu  de  distance  du  j  ivage.  Il  fal- 
lait attendre  la  visite  de  la  Santé  avant  que  les  barques  pussent 
venir  nous  approvisionner  d'eau  fraîche  et  de  fruits.  Quant  à 
débarquer,  cela  nous  était  interdit,  à  moins  de  vouloir  nous 
arrêter  dans  la  ville  et  y  faire  quarantaine. 

Aussitôt  que  le  bateau  de  la  Santé  fut  venu  constater  que 
nous  étions  malades,  comme  arrivant  de  la  côte  d'Egypte,  il 
fut  permis  aux  barquettes  du  port  de  nous  apporter  les  rafraî- 
chissements attendus,  et  de  recevoir  notre  aigent  avec  les  pré- 
cautions usitées.  Aussi,  contre  les  tonnes  d'euu,  les  melons,  les 


248  VOYAGE     EN     ORIENT. 

pastèques  et  les  grenades  qu'un  nous  faisait  passeï',  il  fallait 
\erser  nos  ghazis,  nos  piastres  et  nos  paras  dans  des  bassins 
d'eau  \inaigr«e  qu'on  plaçait  à  notre  portée. 

Ainsi  ravitaillés,  nous  avions  oublié  nos  querelles  intérieures. 
Ne  pouvant  débarquer  pour  quelques  heures,  et  renonçant  à 
m'arrcter  dans  la  ville,  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'envoyer  au 
pacha  ma  lettre,  qui,  du  reste ,  pouvait  encore  ni'étre  une 
recommandation  sur  tout  autre  point  de  l'antique  cote  de  Phé- 
nicie  soumise  au  pachalick  d'Acre.  Cette  ville,  que  les  anciens 
appelaient  Ako,  ou  Vétroite,  que  les  Arabes  nomment  Akka, 
s'est  appelée  Ptolémaïs  jusqu'à  l'époque  des  croisades. 

Nous  remettons  à  la  voile,  et  désormais  notre  voyage  est  une 
fête  ;  nous  rasons  à  un  quart  de  lieue  de  distance  les  côtes  de  la 
Celé  syrie,  et  la  mer,  toujours  claire  et  bleue,  réfléchit  comme 
un  lac  la  gracieuse  chaîne  de  montagnes  qui  va  du  Carmel  au 
Liban.  Six  lieues  plus  haut  que  Saint-Jean-d'Acre  apparaît 
Sour,  autrefois  Tyr,  avec  la  jetée  d'Alexandre,  unissant  à  la 
rive  l'îlot  où  fut  bâtie  la  ville  antique  qu'il  lui  fallut  assiéger  si 
longtemps. 

Six  lieues  plus  loin,  c'est  Saida,  l'ancienne  Sidon,  qui  presse 
comme  un  troupeau  son  amas  de  blanches  maisons  au  pied  des 
montagnes  habitées  par  les  Druses.  Ces  bords  célèbres  n'ont 
que  peu  de  ruines  à  montrer  comme  souvenirs  de  la  riche  Phé- 
nicie  ;  mais  que  peuvent  laisser  des  villes  où  a  fleuri  exclusive- 
ment le  commerce?  Leur  splendeur  a  passé  comme  l'ombre  et 
comme  la  poussière,  et  la  malédiction  des  livres  bibliques  s'est 
entièrement  réalisée,  comme  tout  ce  que  rêvent  les  poètes, 
comme  tout  ce  que  nie  la  sagesse  des  nations! 

Cependant,  au  moment  d'atteindre  le  but,  on  se  lasse  de 
tout,  même  de  ces  beaux  rivages  et  de  ces  flots  azurés.  Voici 
enfin  le  promontoire  dit  Raz-Beyrouth  et  ses  roches  grises,  do- 
minées au  loin  par  la  cime  neigeuse  du  Sannin.  La  côte  est 
aride;  les  moindres  détails  des  rochers  tapissés  de  mousses 
rougeatres  apparaissent  sous  les  rayons  d'un  soleil  ardent.  Nous 
rasons  la  côte,  nous  tournons  vers  le  golfe  j  aussitôt  tout  change. 


LES     FEMiMi:S      1)1'     CAir,  K.  24'9 

lai  paysage  plein  de  fiaiclicnr,  d'ombre  et  de  silence,  nne  vue 
des  Alpes  prise  du  sein  d'un  lae  de  Suisse,  voilà  Isevroutli  par 
un  temps  calme.  C'est  l'Furope  et  l'Asie  se  fond.nit  en  molles 
caresses;  c'est,  punv  tout  pèlerui  un  peu  lassrdu  soleil  et  de  la 
poussière,  une  oasis  maritime  où  Ton  retrouve  avec  transport, 
au  front  des  montagnes,  cette  chose  si  triste  au  Nord,  si  gra 
cieuse  et  si  désirée  au  Midi,  des  nuages! 

0  nuages  bénis!  nuages  de  ma  patrie!  j'avais  oublié  vos 
bienfaits  !  Et  le  soleil  d'Orient  vous  ajoute  encore  t;int  de 
charmes!  Le  matin,  vous  vous  colorez  si  doucement,  à  demi 
roses,  à  demi  bleuâtres,  comme  des  nuages  mythologiques,  du 
sein  desquels  on  s'attend  toujours  à  voir  surgir  de  riantes  di 
vinités;  le  soir,  ce  sont  des  embrasements  merveilleux,  des 
voûtes  pourprées  qui  s'éeioulent  et  se dégiadent  bientôt  en  flo- 
cons violets,  tandis  que  le  ciel  passe  des  teintes  du  saphir  à 
celles  de  l'émeraude,  phénomène  si  rare  dans  les  pays  du 
Nord. 

A  mesure  que  nous  avancions,  la  verdure  éclatait  de  plus  de 
nuances,  et  la  teinte  foncée  du  sol  et  des  constructions  ajoutait 
encore  à  la  fraîcheur  du  paysage.  La  ville,  au  fond  du  golfe, 
semblait  noyée  dans  les  feuillages,  et,  au  lieu  de  cet  amas  fati- 
gant de  maisons  peintes  à  la  chaux  qui  constitue  la  plupart  des 
cités  arabes,  je  croyais  voir  une  réunion  de  villas  charmantes 
semées  our  un  espace  de  deux  lieues.  Les  constructions  s'ag- 
gloméraient, il  est  vrai,  sur  un  point  marqué  d'où  s'élançaient 
des  tours  rondes  et  carrées;  mais  cela  ne  paraissait  être  qu'un 
quartier  du  centre  signalé  par  de  nombreux  pavillons  de  toutes 
couleurs. 

Toutefois,  au  lieu  de  nous  rapprocher,  comme  je  le  pensais, 
de  l'étroite  rade  encombrée  de  petits  navires,  nous  coupâmes 
en  biais  le  golfe  et  nous  allâmes  débarquer  sur  un  îlot  entouré 
de  rochers,  où  quelques  bâtisses  légères  et  un  drapeau  jaune 
reprt  sentaient  le  séjour  de  la  quarantaine,  qui,  pour  le  mo- 
ment, nous  était  seul  permis. 


250  VOYAGE     EN     OKlE^T. 


X    LA     QUABANTAIXE 

Le  capitaine  Nicolas  et  son  équipage  étaient  devenus  très- 
airnables  et  pleins  de  procédés  à  mon  égard.  Ils  faisaient  leur 
quarantaine  à  bord;  mais  une  barque,  envoyée  par  la  Santé, 
vint  pour  transporter  les  passagers  dans  Tilot,  qui,  à  le  voir  de 
près,  était  plutôt  une  presqu'île.  Une  anse  étroite  parmi  les 
rochers,  ombragée  d'arbres  séculaires,  aboutissait  à  l'escalier 
d'une  sorte  de  cloître  «lont  les  voûtes  eu  ogive  rei>osaient  sur 
des  piliers  de  pierre  et  supportaient  un  toit  de  cèdre  comme 
dans  les  couvents  romains.  La  mer  se  bi'isait  tout  alentour  sur 
les  grès  tapissés  de  fucus,  et  il  ne  manquait  là  qu'un  chœur  de 
moines  et  la  tempête  pour  rappeler  le  premier  acte  du  Berlram 
de  Maturin. 

Il  fallut  attendxe  là  quelque  temps  la  visite  du  nazir,  ou  di- 
recteur turc,  qui  voulut  bien  nous  admettre  enfin  aux  jouis- 
sances de  son  domaine.  Des  bâtunents  de  forme  claustrale  suc- 
cédaient encore  au  jiremier,  qui,  seul  ouvert  de  tous  côtés, 
servait  à  l'assainissement  des  marchandises  suspectes.  Au  bout 
du  promontoire,  un  pavillon  isolé,  dominant  la  mer,  nous  fut 
indiqué  pour  demeure  ;  c'était  le  local  affecté  d'ordinaire  aux 
Européens.  Lesgideries  que  nous  avions  laissées  à  notre  droite, 
contenaient  les  familles  arabes  campées  pom-  ainsi  dire  dans  de 
vastes  salles  qui  servaient  indifféremment  d'étables  et  de  loge- 
ments. Là,  frémissaient  les  chevaux  captifs,  les  dromadaires 
passant  entre  les  barreaux  leur  cou  tors  et  leur  tête  velue;  plus 
loin,  des  tribus,  accroupies  autour  du  feu  de  leur  cuisine,  se 
retournaient  d'un  air  farouche  en  nous  voyant  passer  près  des 
portes. Du  reste,  nous  avions  le  droit  de  nous  promener  sur  en- 
vii'on  deux  aipents  de  terrain  semé  d'orge  et  planté  de  mû- 
riers, et  de  nous  baigner  même  dans  la  mer  sous  la  surveil- 
lance d'un  gardien. 

Une  fois  familiarisé  avec  ce  lieu  sauvage  et  maritime,  j'en 
trouvai  le  séjour  charmant.  Il  y  avait  là  du  repos,  de  l'ombre 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  251 

et  une  variété  d'aspects  à  défrayer  la  plus  sublime  rêverie. 
D'un  côté,  les  montagnes  sombres  du  Liban,  avec  leurs  croupes 
de  teintes  diverses,  émaillées  cà  et  ià  de  blanc  par  les  nom- 
breux villages  maronites  et  druses  et  les  couvents  étages  sur  un 
borizon  de  buit  lieues;  de  l'autre,  en  retour  de  cette  cbaîne  au 
front  neigeux  qui  se  termine  au  cap  Boutroun,  tout  lanipbi- 
théatre  de  Beyrouth,  couronné  d'un  bois  de  sapins  planté  par 
l'émir  Fakard'm  pour  arrêter  Finvasion  des  sables  du  désert. 
Des  toni-s  crénelées,  des  châteaux,  des  manoirs  percés  d'ogi- 
ves, construits  en  pierre  roogeâtre,  donnent  à  ce  pays  un  as- 
pect féodal  et  en  même  temps  européen  tpii  rappelle  les  minia- 
tures des  manuscrits  chevaleresques  du  moyen  âge.  Les 
vaisseaux  francs  à  l'ancre  dans  la  rade,  et  que  ne  peut  con- 
tenir le  port  étroit  de  Beyrouth,  animent  encore  le  tableau. 

Cette  quarantaine  de  Beyrouth  était  donc  fort  supportable, 
et  nos  jours  se  passaient  soit  à  rêver  sous  les  épais  ombrages 
des  sycomores  et  des  figuiers,  soit  à  grimper  sur  un  rocher 
fort  pittoresque  qui  entourait  un  bassin  naturel  où  la  mer  ve- 
nait briser  ses  flots  adoucis.  Ce  lieu  me  faisait  penser  aux 
grottes  rocailleuses  des  filles  de  Nérée.  Nous  y  restions  tout  le 
milieu  du  jour,  isolés  des  autres  habitants  de  la  quarantaine, 
couchés  sur  les  algues  vertes  ou  luttant  mollement  contre  la 
vague  écunieiîse.  La  nuit,  on  nous  enfermait  dans  le  pavillon, 
où  les  moustiques  et  autres  insectes  nous  faisaient  des  loisirs 
moins  doux.  Les  tuniques  fermées  à  masque  de  gaz  dont  j'ai 
déjà  parlé  étaient  alors  d'un  grand  secours.  Quant  à  la  cuisine, 
elle  consistait  simplement  en  pain  et  fromage  salé,  fournis  par 
la  cantine;  il  faut  y  ajouter  des  œufs  et  des  poules  apportes 
par  les  paysans  de  la  montagne  ;  en  outre,  tous  les  matins,  on 
venait  tuer  devant  la  porte  des  moutons  dont  la  viande  nous 
était  vendue  à  une  piastre  {-2o  centimes)  la  livre.  De  plus,  le 
vin  de  Chypre,  à  une  demi-piastre  environ  la  bouteille,  nous 
faisait  un  régal  digne  des  grandes  tables  européennes;  j'a- 
vouerai pourtant  qu'on  se  lasse  de  ce  vin  liquoreux  à  le  boire 
comme  ordinaire,  et  je  préférais  le  fin  dor  du  Liban,  qui  a 


252  VOYAGE    EN    OBIfeNT. 

quelque  rapport  avec  le  madère  par  son  goût  sec  et  par  sa 
force. 

Un  jour,  le  capitaine  INicolas  vint  nous  rendre  visite  avec 
deux  de  ses  matelots  et  son  mousse.  Nous  étions  redevenus 
très-bons  amis,  et  il  avait  amené  le  hadji,  qui  me  serra  la 
main  avec  une  grande  effusion,  craignant  peut-être  que  je  ne 
me  plaignisse  de  lui  une  t'ois  libre  et  rendu  à  Beyrouth.  Je  fus, 
de  mon  roté,  plein  de  cordialité.  Nous  dînâmes  ensemble,  et  le 
capitaine  m'in\ita  à  venir  demeurer  chez  lui,  si  j'allais  à  Ta- 
raboulous.  Après  le  dîner,  nous  nous  promenâmes  sur  le  ri- 
vage- il  iv.e  prit  à  part,  et  me  fit  tourner  les  yeux  vers  l'esclave 
et  l'Arménien,  qui  causaient  ensemble,  assis  plus  bas  que  nous 
au  bord  de  la  mer.  Quelques  mots  mêlés  de  franc  et  de  grec 
me  firent  comprendre  son  idée,  et  je  la  repoussai  avec  une  in- 
crédulité marquée.  Il  secoua  la  tète,  et,  peu  de  temps  après,  re- 
monta dans  sa  chaloupe,  prenant  afTectueusement  congé  de 
moi. 

—  Le  capitaine  Nicolas,  me  disais-je,  a  toujours  sur  le  cœur 
mon  refus  d'échanger  l'esclave  contre  son  mousse. 

Cependant  le  soupçon  me  resta  dans  l'esprit,  attaquant  tou 
au  moins  ma  vanité. 

On  comprend  bien  qu'il  était  résulté  de  la  scène  violente  qui 
s'était  passée  sur  le  bâtiment  une  sorte  de  froideur  entre  l'es- 
clave et  moi.  Il  s'était  dit  entre  nous  un  de  ces  mots  irrépara- 
Llcs  dont  a  parlé  l'auteur  à^ Adolphe ]  l'épilhète  de  ^iaoïir 
m'avait  blesse  profondément. 

—  Ainsi,  me  disais-je,  on  n'a  pas  eu  de  peine  à  lui  per- 
suader que  je  n'avais  pas  de  droit  sur  elle;  de  plus,  soit  con- 
seil, soit  réfiexion,  elle  se  sent  humiliée  d'appartenir  à  un 
homme  d'une  race  inféiieure  selon  les  idées  des  musulmans. 

La  situation  dégradée  des  populations  chrétiennes  en  Orient 
rejaillit  au  fond  sur  l'Européen  lui-même  ;  on  le  redoute  sur 
les  côtes  à  cause  de  cet  appareil  de  puissance  que  constate  le 
passage  des  vaisseaux  ;  mais,  dans  les  pays  du  centie  où  cette 
femiue  a  vécu  toujours,  le  préjugé  vit  tout  entier. 


I 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  253 

Pourtant  j'avais  peine  à  admettre  la  dissimulation  dans  cette 
àme  naïve  ;  le  sentiment  religieux  si  prononcé  en  elle  la  devait 
même  défendre  de  cette  bassesse.  Je  ne  pouvais,  d'un  autre 
côté,  me  dissimuler  les  avantages  de  l'Arménien.  Tout  jeune 
encore,  et  beau  de  cette  beauté  asiatique,  aux  traits  fermes  et 
purs,  des  races  nées  au  berceau  du  monde,  il  donnait  l'idée 
d'une  fille  charmante  qui  aurait  eu  la  fantaisie  d'un  déguise- 
ment d'homme;  son  costume  même,  à  l'exception  de  la  coif- 
fure, n'ôtait  qu'à  demi  cette  illusion. 

Me  voilà  comme  Arnolphe,  épiant  de  vaines  apparences  avec 
la  conscience  d'être  doublement  ridicule  ;  car  je  suis,  de  plus, 
im  maître.  J'ai  la  chance  d'être  à  la  fois  trompé  et  volé,  et  je 
me  répète,  comme  un  jaloux  de  comédie  : 

—  Que  la  garde  d'une  femme  est  un  pesant  fardeau  ! . . . —  Du 
reste,  me  disais-je  presque  aussitôt,  cela  n'a  rien  d'étonnant; 
il  la  distrait  et  l'amuse  par  ses  contes,  il  lui  dit  mille  gentil- 
lesses, tandis  que,  moi,  lorsque  j'essaye  de  parler  dans  sa 
langue,  je  dois  produire  un  effet  risible,  comme  un  Anglais, 
un  homme  du  Nord,  froid  et  lourd,  relativement  à  une  femme 
de  mon  pays.  Il  y  a  chez  les  Levantins  ime  expansion  chaleu- 
reuse qui  doit  être  séduisante  en  effet  ! 

De  ce  moment,  l'avouerai-je?  il  me  sembla  remarquer  des 
serrements  de  mains,  des  paroles  tendres,  que  ne  gênait  même 
pas  ma  présence.  J'y  réfléchis  quelque  temps  ;  puis  je  crus  de- 
voir prendre  une  forte  résolution. 

—  Mon  cher,  dis-je  à  l'Arménien,  qu'est-ce  que  vous  faisiez 
en  Egypte? 

—  J'étais  secrétaire  de  Toussoun-Bey  ;  je  traduisais  pour 
lui  des  journaux  et  des  livres  français;  j'écrivais  ses  lettres 
aux  fonctionnaires  turcs.  Il  est  mort  tout  d'un  coup,  et  l'on 
m'a  congédié,  voilà  ma  position. 

—  Et  maintenant,  que  comptez-vous  faire  ? 

—  J'espère  entrer  au  service  du  pacha  de  Beyrouth.  Je 
connais  son  trésorier,  qui  est  de  ma  nation. 

—  Et  ne  songez-vous  pas  à  vous  marier? 

I.  5 


254  VOYAGE     EN     ORIENT. 

—  Je  n'ai  pas  d'argent  à  donner  en  douaire,  et  aucune  fa- 
mille ne  m'accordera  de  femme  autrement. 

—  Allons,  dis-je  en  moi-même  après  un  silence,  montrons- 
nous  magnanime,  faisons  deux  heureux. 

Je  me  sentais  grandi  par  cette  pensée.  Ainsi,  j'aurais  délivré 
une  esclave  et  créé  un  mariage  honnête.  J'étais  donc  à  la  fois 
bienfaiteur  et  père  ! 

Je  pris  les  mains  de  l'Arménien,  et  je  lui  dis  : 

—  Elle  vous  plaît  :  épousez-la,  elle  est  à  vous  1 

J'aurais  voulu  avoir  le  monde  entier  pour  témoin  de  cette 
scène  émouvante,  de  ce  tableau  patriarcal  :  l'Arménien  étonné, 
confus  de  cette  magnanimité  ;  l'esclave  assise  près  de  nous,  en- 
core ignorante  du  sujet  de  notre  entretien,  mais,  à  ce  qu'il 
me  semblait,  déjà  inquiète  et  rêveuse... 

L'Arménien  leva  les  bras  au  ciel,  comme  étourdi  de  ma  pro- 
position. 

—  Comment!  lui  dis-je,  malheureux,  tu  hésites!...  Tu  sé- 
duis une  femme  qui  est  à  im  autre,  tu  la  détournes  de  ses 
devoirs,  et  ensuite  tu  ne  veux  pas  t'en  charger  quand  on  te 
la  donne  ? 

Mais  l'Arménien  ne  comprenait  rien  à  ces  reproches.  Son 
étonnement  s'exprima  par  une  série  de  protestations  énergi- 
ques. Jamais  il  n'avait  eu  la  moindre  idée  des  choses  que  je 
pensais.  Il  était  si  malheureux  même  d'une  telle  supposition, 
qu'il  se  hâta  d'en  instruire  l'esclave  et  de  lui  faire  donner  té- 
moignage de  sa  sincérité.  Apprenant  en  même  temps  ce  que 
J'avais  dit,  elle  en  parut  blessée,  et  surtout  de  la  supposition 
qu'elle  eût  pu  faire  attention  à  un  simple  raya,  serviteur  tantôt 
des  Turcs,  tantôt  des  Francs,  une  sorte  de  yaoudi. 

Ainsi  le  capitaine  Kicolas  m'avait  induit  en  toute  sorte  de 
suppositions  ridicules...  On  reconnaît  bien  là  l'esprit  astucieux 
des  Gi'ecsl 


VI 

LA   MONTAGNE 


LE     PERE     FLANCHET 


Quand  nous  sortîmes  de  la  quarantaine,  je  louai  pour  un 
mois  un  logement  dans  une  maison  de  chrétiens  maronites,  à 
une  denii-lieue  de  la  ville.  La  plupart  de  ces  demeures,  situées 
au  Uiilieu  des  jardins,  étagées  sur  toute  la  côte  le  long  des 
terrasses  plantées  de  mûriers,  ont  Tair  de  petits  manoirs  féo- 
daux bâtis  solidement  en  pierre  brune,  avec  des  ogives  et  des 
arceaux.  Des  escaliers  extérieurs  conduisent  aux  différents 
étages  dont  chacun  a  sa  terrasse  jusqu'à  celle  qui  domine  tout 
l'édifice,  et  où  les  familles  se  révmissent  le  soir  pour  jouir  de  la 
vue  du  golfe.  Nos  yeux  rencontraient  partout  une  verdure 
épaisse  et  lustrée,  où  les  haies  régulières  des  nopals  marquent 
seules  les  divisions.  Je  m'abandonnai,  les  premiers  jours,  aux 
délices  de  cette  fraîcheur  et  de  cette  ombre.  Paitout  la  vie  et 
l'aisance  autour  de  nous  ;  les  femmes  bien  vêtues,  belles  et 
sans  voiles,  allant  et  venant,  presque  toujours  avec  de  lourdes 
cruches  qu'elles  vont  remplir  aux  citernes  et  portent  gracieu- 
sement sur  l'épaule.  Notre  hôtesse,  coiffée  d'une  sorte  de  cône 
drapé  en  cachemire,  qui,  avec  les  tresses  garnies  de  sequins  de 
ses  longs  cheveux,  lui  donnait  l'air  d'une  reine  d'Assyrie,  était 
tout  simplement  la  femme  d'un  tailleur  qui  avait  sa  boutique 
au  bazar  de  Beyrouth.  Ses  deux  filles  et  les  petits  enfants  se 
tenaient  au  premier  étage;  nous  occupions  le  second. 

L'esclave  s'était  vite  familiarisée  avec  cette  famille,  et,  non- 


256  VOYAGE     EN     ORIENT. 

chalamment  assise  sur  les  nattes,  elle  se  regardait  comme  en- 
tource  d'infériem's  et  se  faisait  servir,  quoi  que  je  pusse  faire 
pour  en  empêcher  ces  pauvres  gens.  Toutefois,  je  trouvais  com- 
mode de  pouvoir  la  laisser  en  sûreté  dans  cette  maison  lorsque 
j'allais  à  la  ville.  J'attendais  des  lettres  qui  n'arrivaient  pas,  le 
service  de  la  poste  française  se  faisant  si  mal  dans  ces  parages, 
que  les  journaux  et  les  paquets  sont  toujours  en  arrière  de 
deux  mois.  Ces  circonstances  m'attristaient  beaucoup  et  me 
faisaient  faire  des  rêves  sombres.  Un  matin,  je  m'éveillai  assez 
tard,  encore  à  moitié  plongé  dans  les  illusions  du  songe.  Je  vis 
à  mon  chevet  un  prêtre  assis,  qui  me  regardait  avec  une  sorte 
de  compassion. 

—  Comment  vous  sentez-vous,  monsieur?  me  dit-il  d'un  ton 
mélancolique. 

—  Mais  assez  bien...  Pardon,  je  m'éveille,  et... 

—  Ne  bougez  pas  !  soyez  calme.  Recueillez-vous  ;  songez  que 
le  moment  est  proche. 

—  Quel  moment? 

—  Cette  heure  suprême,  si  terrible  pour  qui  n'est  pas  en 
paix  avec  Dieu  ! 

—  Oh  !  oh  !  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  ? 

—  Vous  me  voyez  prêt  à  recueillir  vos  volontés  dernières. 

—  Ah!  pour  le  coup,  m'écriai-je,  cela  est  trop  fort!  Et  qui 
êtes-vous  ? 

—  Je  m'appelle  le  père  Planchet. 

—  Le  père  Planchet? 

—  De  la  Compagnie  de  Jésus. 

—  Je  ne  connais  pas  ces  gens-là  ! 

—  On  est  venu  me  dire  au  couvent  qu'un  jeune  Américain 
en  péril  de  mort  m'attendait  pour  faire  quelques  legs  à  la  com- 
munauté. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  Américain  !  il  y  a  erreur  !  Et,  de  plus, 
je  ne  suis  pas  au  lit  de  mort;  vous  le  voyez  bien! 

Et  je  me  levai  brusquement...  un  peu  avec  le  besoin  de  mt 
convaincre  moi-même  de  ma  ]iarfaite  santé.  Le  père  Planchet 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  257 

comprit  enfin  qu'on  l'avait  mal  renseigne.  Il  s'informa  dans  la 
maison,  et  apprit  que  l'Américain  demeurait  un  peu  plus  loin. 
Il  me  salua  en  riant  de  sa  méprise,  et  me  promit  de  venir  me 
voir  en  repassant,  enchanté  qu'il  était  d'avoir  fait  ma  connais- 
sance, grâce  à  ce  hasard  singulier. 

Quand  il  revint,  l'esclave  était  dans  la  chambre,  et  je  lui 
appris  son  histoire. 

—  Comment,  me  dit-il,  vous  êtes-vous  mis  ce  poids  sur  la 
conscience!...  Vous  avez  dérangé  la  vie  de  cette  femme,  et  dé- 
sormais vous  êtes  responsable  de  tout  ce  qui  peut  lui  arriver. 
Puisque  vous  ne  pouvez  l'emmener  en  France  et  que  vous  ne 
voulez  pas  sans  doute  l'épouser,  que  deviendra-t-elle? 

—  Je  lui  donnerai  la  liberté  ;  c'est  le  bien  le  plus  grand  que 
puisse  réclamer  une  créature  raisonn;ihIe. 

—  Il  valait  mieux  la  laisser  où  elle  était:  elle  aurait  peut- 
être  trouvé  un  bon  maître,  un  mari...  Maintenant,  savez-vous 
dans  quel  abîme  d'inconduite  elle  peut  tomber,  une  fois  laissée 
à  elle-même?  Elle  ne  sait  rien  faire,  elle  ne  veut  pas  servir... 
Pensez  donc  à  tout  cela. 

Je  n'y  avais  jamais,  en  effet,  songé  sérieusement.  Je  deman- 
dai conseil  au  père  Planchet,  qui  me  dit  : 

—  11  n'est  pas  impossible  que  je  lui  trouve  une  condition  et 
un  avenir.  Il  y  a,  ajouta-t-il,  des  dames  très-pieuses  dans  la 
ville  qui  se  chargeraient  de  son  sort. 

Je  le  prévins  de  l'extrême  dévotion  qu'elle  avait  pour  la 
foi  musulmane.  Il  secoua  la  tête  et  se  mit  à  lui  parler  très- 
longtemps. 

Au  fond,  cette  femme  avait  le  sentiment  religieux  développé 
plutôt  par  nature  et  d'une  manière  générale  que  dans  le  sens 
d'une  croyance  spéciale.  De  plus,  l'aspect  des  populations  ma- 
ronites parmi  lesquelles  nous  vivions,  et  des  couvents  dont  on 
entendait  sonner  les  cloches  dans  la  montagne,  le  passage  fré- 
quent des  émirs  chrétiens  et  druses,  qui  venaient  à  Beyrouth 
magnifiquement  montés  et  pourvus  d'armes  brillantes,  avec  des 
,  suites  nombreuses  de  cavaliers  et  des  noirs  portant  derrière 


-238  VOYAGE     EN     ORIENT. 

eux  leurs  étendards  roulés  autour  des  lances  :  tout  cet  appareil 
féodal,  qui  m' étonnait  moi  même  comme  un  tableau  des  croi- 
sades, apprenait  à  la  pauvre  esclave  quil  y  avait,  même  en 
pays  turc,  de  la  pompe  et  de  la  puissance  en  dehors  du  prin- 
cipe musulman. 

L'effet  extérieur  séduit  partout  les  femmes,  surtout  les 
femmes  ignorantes  et  simples,  et  devient  souvent  la  principale 
raison  de  leurs  sympathies  ou  de  leurs  convictions.  Lorsque 
nous  nous  rendions  à  Beyrouth ,  et  qu  elle  traversait  la  foule 
composée  de  femmes  sans  voiles,  qui  portaient  sur  la  tète  le 
tantour,  corne  d'argent  ciselée  et  dorée  qui  balance  un  voile  de 
gaze  derrière  leur  tète,  autre  mode  conservée  du  moyen  âge, 
d'hommes  fiers  et  richement  armés,  dont  pourtant  le  turban 
rouge  ou  bariolé  indiquait  des  croyances  en  dehors  de  l'isla- 
misme, elle  s'écriait  : 

—  Que  de  giaours  ! . . . 

Et  cela  adoucissait  un  peu  mon  ressentiment  d'avoir  été  in- 
jurié avec  ce  mot. 

Il  s'agissait  pourtant  de  prendre  un  parti.  Les  Maronites, 
nos  hôtes,  qui  aimaient  peu  ses  manières,  et  qui  la  jugeaient, 
du  reste,  au  point  de  vue  de  l'intolérance  catholique,  me  di- 
saient : 

—  Vendez-la. 

Ils  me  proposaient  même  d'amener  un  Turc  qui  ferait  l'af- 
fciire.  On  comprend  c[uel  cas  je  faisais  de  ce  conseil  peu  évan- 
gélique. 

J'allai  voir  le  père  Plai  chet  à  son  couvent,  situé  presque 
aux  portes  de  Beyrouth.  Il  y  avait  là  des  classes  denfants  chré- 
tiens dont  il  dirigeait  l'éducation.  Nous  causâmes  longtemps 
de  M.  de  Lamartine,  quil  avait  connu  et  dont  il  admirait 
beaucoup  les  poésies.  H  se  plaignit  de  la  peine  qu'il  avait  à 
obtenir  du  gouvernement  turc  lautoiisation  d'agrandir  le  cou- 
vent. Cependant  les  constructions  interrompues  révélaient  un 
plan  grandiose,  et  un  escalier  magnifique  en  marbre  de  Cinpre 
conduisait  à  des  étages  encore  inachevés.  Les  couvents  catho- 


LES     F  £>J  MES     DU     CAIRE.  2  59 

ilqucs  sont  très-libres  dans  la  montagne;  mais,  aux  portes  de 
Eevroiitli,  on  ne  leur  permet  pas  des  constructions  trop  im- 
portantes, et  il  était  même  défendu  aux  jésuites  d'avoir  une 
cloche.  Ils  y  a\aient  suppléé  par  un  énorme  grelot,  qui,  mo- 
difié de  temps  en  temps,  prenait  des  airs  de  cloche  peu  à  peu. 
Les  bâtiments  aussi  s'agrandissaient  prescpie  insensiblement 
^',ous  l'œil  peu  vigilant  des  Turcs. 

—  Il  faut  un  peu  louvoyer,  me  disait  le  père  Planchet;  avec 
de  la  patience,  nous  arriverons. 

Il  me  reparla  de  l'esclave  avec  une  sincère  bienveillance. 
Pourtant  je  luttais  avec  mes  propres  incertitudes.  Les  lettres 
que  j'attendais  pouvaient  arriver  dun  jour  à  l'autre  et  chan- 
ger mes  résolutions.  Je  craignais  que  le  père  Planchet,  se  fai- 
sant illusion  par  pitié,  n'eût  en  vue  principalement  l'honneur 
pour  son  couvent  d'une  conversion  musulmane,  et  qu'après 
tout  le  sort  de  la  pauvre  fille  ne  devînt  fort  triste  plus  tard. 

Un  matin,  elle  entra  dans  ma  chambre  en  frappant  des  mains, 
et  s' écriant  tout  effrayée  : 

—  Diuzi !  Duj-zi!  bandouguilhilil  (LcsDruses!  les  Di'uses! 
des  coups  de  fu'-il  !) 

En  efl'et,  la  fusillade  retentissait  au  loin  ;  mais  c'était  seule- 
ment une  fantasia  d'Albanais  qui  allaient  partir  pour  la  mon- 
tagne. Je  m'informai,  et  j'appris  que  les  Druses  avaient  brûlé 
un  village  appelé  Bethmérie,  situé  à  quatre  lieues  environ.  On 
envoyait  des  troupes  turcjues,  non  pas  contre  eux,  mais  pour 
surveiller  les  mouvements  des  deux  partis  luttant  encore  sur 
ce  point. 

J'étais  allé  à  Beyrouth,  où  j'avais  aj)pris  ces  nouvelles.  Je 
revins  très-tard,  et  l'on  me  dit  qu'un  émir  ou  prince  chrétien 
d'un  district  du  Liban  était  venu  loger  dans  hi  u.aison.  Appre- 
nant qu'il  s'y  trouvait  aussi  un  Franc  d'Europe,  il  avait  désiré 
me  voir  et  m'avait  attendu  longtemps  dans  ma  chambre,  où  il 
avait  laissé  ses  armes  comme  signe  de  confiance  et  de  frater- 
nité. Le  lendemain,  le  bruit  que  faisait  sa  suite  m'éveilla  de 
bonne  heure;  il  y  avait  avec  lui  six  hommes  bien  armés  et  de 


260  VOYAGE     EN     ORIENT. 

magnifiques  chevaux.  3.t)us  no  tardâmes  pas  à  faire  connais- 
sance, et  le  prince  me  proposa  d'aller  habiter  quelques  jours 
chez  lui  dans  la  montagne.  J'accej)tai  bien  vite  une  occasion  si 
belle  d'étudier  les  scènes  qui  s'y  passaient  et  les  moeurs  de  ces 
populations  singulières. 

Il  fallait,  pendant  ce  temps,  placer  convenablement  l'esclave, 
que  je  ne  pouvais  songer  à  emmener.  On  m'indiqua  dans 
Beyrouth  une  école  de  jeunes  filles  dirigée  par  une  dame  de 
Marseille,  nommée  madame  Cariés.  C'était  la  seule  où  Ton  en- 
seignât le  français.  Madame  Caillés  était  une  très-bonne  femme, 
qui  ne  me  demanda  que  trois  piastres  turques  par  jour  pour 
l'entretien,  la  nourriture  et  l'instruction  de  l'esclave.  Je  devais 
partir  pour  la  montagne  trois  jours  après  l'avoir  placée  dans 
cette  maison  ;  déjà  elle  s'y  était  fort  bien  habituée  et  était 
charmée  de  causer  avec  les  petites  filles,  que  ses  idées  et  ses 
récits  amusaient  beaucoup. 

Madame  Cariés  me  prit  à  part  et  me  dit  qu'elle  ne  désespérait 
pas  d'amener  sa  conversoin. 

—  Tenez,  ajoutait-elle  avec  son  accent  provençal,  voilà, 
moi,  comment  je  m'y  prends.  Je  lui  dis  :  «  Vois-tu,  ma  fille, 
tous  les  bons  dieux  de  chaque  pays,  c'est  toujoiu's  le  bon  Dieu. 
Mahomet  est  un  homme  qui  avait  bien  du  mérite,.,  mais  Jésus- 
Christ  est  bien  bon  aussi  !  » 

Cette  façon  tolérante  et  douce  d'opérer  une  conversion  me 
parut  fort  acceptable. 

—  Il  ne  faut  la  forcer  en  rien,  lui  dis-je. 

—  Soyez  tranquille,  reprit  madame  Cariés  ;  elle  m'a  déjà  pro- 
mis d'elle-même  de  venir  à  la  messe  avec  moi  dimanche  pro- 
chain. 

On  comprend  que  je  ne  pouvais  la  laisser  en  de  meilleures 
mains  pour  apprendre  les  principes  de  la  religion  chrétienne 
et  le  français...  de  Marseille. 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  261 


II    LE     KIEF 


Beyrouth,  à  ne  considérer  que  lespace  compris  dans  ses 
remparts  et  sa  population  intérieure,  répondrait  mal  à  Tidée 
que  s'en  fait  l'Europe,  qui  reconnaît  en  elle  la  capitale  du 
Liban.  Il  faut  tenir  compte  aussi  des  quelques  centaines  de 
maisons  entourées  de  jardins  qui  occupent  le  vaste  amphi- 
théâtre dont  ce  port  est  le  centre,  troupeau  dispersé  que  sur- 
veille une  haute  construction  carrée,  garnie  de  sentinelles 
turques,  et  qu'on  appelle  la  tour  de  Fakardin.  Je  demeurais 
dans  une  de  ces  maisons,  éparses  sur  la  côte  comme  les  bastides 
qui  entourent  ïMarseille,  et,  prêt  à  partir  pour  visiter  la  mon- 
tagne, je  n'avais  que  le  temps  de  me  rendre  à  Beyrouth  pour 
trouver  un  cheval,  un  mulet,  ou  même  un  chameau.  J'aurais 
encore  accepté  un  de  ces  beaux  "Tmes  à  la  haute  encolure,  au 
pelage  zébré,  qu'on  préfère  aux  chevaux  en  Egvpte,  et  qui 
galopent  dans  la  poussière  avec  une  ardeur  infatigable;  mais, 
en  Syrie,  cet  animal  n'est  pas  assez  robuste  pour  gravir  les  che- 
mins pierreux  du  Liban,  et  pourtant  sa  race  ne  devrait-elle  pas 
être  bénie  entre  toutes  pour  avoir  servi  de  monture  au  pro- 
phète Balaam  et  au  Messie  ? 

Je  réfléchissais  là-dessus  en  me  rendant  pédestrement  à 
Beyrouth  vers  ce  moment  de  la  journée  où,  selon  l'expression 
des  Italiens,  on  ne  voit  guère  vaguer  en  plein  soleil  que  gli 
cani  e  gli  Francesi,  Or,  ce  dicton  m'a  toujours  paru  faux  à  l'é- 
gard des  chiens,  qui,  aux  heures  de  la  sieste,  savent  très-bien 
s'étendre  lâchement  à  l'ombre  et  ne  sont  guère  pressés  de  gagner 
des  coups  de  soleil.  Quant  au  Français,  tâchez  donc  de  le  re- 
tenir sur  un  divan  ou  sur  une  natte,  pour  peu  surtout  qu'il  ait 
en  tête  une  affaire,  un  désir,  ou  même  une  simi)le  curiosité  !  Le 
démon  de  midi  lui  pèse  rarement  sur  la  poitrine,  et  ce  n'est 
pas  pour  lui  que  l'informe  Smarra  l'oule  ses  prunelles  jaunâtres 
dans  sa  grosse  tête  de  nain. 

Je  traversais  donc  la  plaine  à  cette  heure  du  jour  que  les 

15. 


262  VOYAGE. EN     ORIENT. 

Méridionaux  consacrent  à  la  sieste,  et  les  Turcs  au  hlef.  Un 
homme  qui  erre  ainsi,  quand  tout  le  monde  dort,  court  grand 
risque,  en  Orient,  d'exciter  les  soupçons  qu'on  aurait  chez  nous 
d'un  vagabond  nocturne;  pointant  les  sentinelles  de  la  tour  de 
Fakardin  n'eurent  pour  moi  que  cette  attention  compatissante 
que  le  soldat  qui  veille  accorde  au  passant  attardé.  A  partir  de 
cette  tour,  une  plaine  assez  vaste  permet  d'embrasser  d'un 
coup  d'œil  tout  le  profil  oriental  de  la  ville,  dont  l'enceinte  et 
les  tours  crénelées  se  développent  jusqu'à  la  mer.  C'est  encore 
la  physionomie  d'une  ville  arabe  de  l'époque  des  croisades  j 
seulement,  l'influence  européenne  se  trahit  par  les  mâts  nom- 
breux des  maisons  consulaires,  qui,  le  dimanche  et  les  jours  de 
fête,  se  pavoisent  de  drapeaux. 

Quant  à  la  domination  turque,  elle  a,  comme  partout,  ap- 
pliqué là  son  cachet  personnel  et  bizarre.  Le  pacha  a  eu  l'idée 
de  faire  démolir  une  portion  des  murs  de  la  ville  où  s'adosse 
le  palais  de  Fakardin,  pour  }'  construire  un  de  ces  kiosques  en 
bois  peint  à  la  mode  de  Constantinople,  que  les  Turcs  préfèrent 
aux  |)lus  somptueux  palais  de  pierre  ou  de  marbre.  Veut-on 
savoir,  d'ailleurs,  pourquoi  les  Turcs  n'habitent  que  des  maisons 
de  bois  ?  pourquoi  les  palais  mêmes  du  sultan,  bien  qu'ornés 
de  colonnes  de  marbre,  n'ont  que  des  murailles  de  sapin?  C'est 
que,  d'après  un  préjugé  particulier  à  la  race  d'Othman,  la  mai- 
son qu'un  Turc  se  fait  bâtir  ne  doit  pas  durer  plus  que  lui- 
même  ;  c'est  une  tente  dressée  sur  un  lieu  de  passage,  un  abri 
momentané,  où  l'homme  ne  doit  pas  tenter  de  lutter  contre  le 
destin  en  éternisant  sa  race,  en  essayant  ce  difficile  hymen  de 
la  terre  et  de  la  famille  où  tendent  les  peuples  chrétiens. 

Le  palais  forme  un  angle  en  retour  duquel  s'ouvre  la  porte 
de  la  ville,  avec  son  passage  obscur  et  frais  où  l'on  se  refait  un 
peu  de  l'ardeur  du  soleil  réverbéré  par  le  sable  de  la  plaine 
qu'on  vient  de  traverser.  Une  belle  fontaine  de  pierre  om- 
bragée pai"  un  sycomore  magnifique,  les  dômes  gris  d'une  mos- 
quée et  ses  minarets  gracieux,  une  maison  de  bains  toute  neuve 
et  tie  consti  uction  moresque,  voilà  ce  qui  s'offre  aux  regards 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  263 

en  entrant  dans  Beyrouth,  comme  la  promesse  d'un  séjour 
paisible  et  riant.  Plus  loin,  cependant,  les  murailles  s'élèvent 
et  prennent  une  physionomie  sombre  et  claustrale. 

Mais  pourquoi  ne  pas  entrer  au  bain  pendant  ces  heures  de 
chaleur  intense  et  morne  que  je  passerais  tristement  à  parcou- 
rir les  rues  désertes  ?  J'y  pensais,  cfuand  l'aspect  d'un  rideau 
bleu  tendu  devant  la  porte  m'apjîi'it  que  c'était  l'heure  où  l'on 
ne  recevait  dans  le  bain  que  des  femmes.  Les  hommes  n'ont 
pour  eux  que  le  matin  et  le  soir...  et  malheur  sans  doute  à  qui 
<:'' oublierait  sous  une  estrade  ou  sous  un  matelas  à  l'heure  où 
un  sexe  succède  à  l'autre  !  Franchement  un  Européen  seul 
serait  capable  d'une  telle  idée,  qui  confondrait  l'esprit  d'un 
musulman. 

Je  n'étais  jamais  entré  dans  Beyrouth  à  cette  heure  indue, 
et  je  m'y  trouvais  comme  cet  homme  des  Mille  et  une  Nuits 
pénétrant  dans  une  ville  des  mages  dont  le  peuple  est  changé 
en  pierre.  Tout  dormait  encore  profondément  ;  les  sentinelles 
sous  la  porte,  sur  la  place  les  âniers  qui  attendaient  les  dames, 
endormies  aussi  probablement  dans  les  hautes  galeries  du  bain  ; 
les  marchands  de  dattes  et  de  pastèques  établis  près  de  la  fon- 
taine, le  kafcdji  dans  sa  boutique  avec  tous  ses  consommateurs, 
le  hamal  ou  portefaix  la  tète  appuyée  sur  son  fardeau,  le  cha- 
melier près  de  sa  bète  accroupie,  et  de  grands  diables  d'Alba- 
nais formant  corps  de  garde  devant  le  sérail  du  pacha  :  tout 
cela  dormait  du  sommeil  de  l'innocence,  laissant  la  ville  à  l'a- 
bandon. 

C'est  à  une  heure  pareille  et  pendant  un  sommeil  semblable 
que  trois  cents  Druses  s'emparèrent  un  jour  de  Damas.  Il  leur 
avait  suffi  d'entrer  séparément,  de  se  mêler  à  la  foule  des  cam- 
pagnards qui,  le  matin,  remplit  les  bazars  et  les  places;  puis  ils 
avaient  feint  de  s'endormir  comme  les  autres  ;  mais  leurs 
groupes,  habilement  distribués,  s'emparèrent  dans  le  même 
instant  des  principaux  postes,  pendant  que  la  troupe  principale 
pillait  les  riches  bazars  et  y  mettait  le  feu.  Les  habitants,  ré- 
veillés en  sursaut,  croyaient  avoir  affaire  à  une  armée  et  se 


264  VOYAGE     EN     ORIENT. 

barricadaient  dans  Icm^s  maisons  ;  les  soldats  en  faisaient  autant 
dans  leurs  casernes,  si  bien  qu'au  bout  d'une  heure,  les  trois 
cents  cavaliers  regagnaient,  chargés  de  butin,  leurs  retraites 
inattaquables  du  Liban. 

Voilà  ce  qu'une  ville  risque  à  dormir  en  plein  jour.  Cepen- 
dant, à  Beyrouth,  la  colonie  européenne  ne  se  livre  pas  tout 
entière  aux  douceurs  de  la  sieste.  En  marchant  vers  la  droite, 
je  distinguai  bientôt  un  certain  mouvement  dans  une  rue 
ouverte  sur  la  place  ;  une  odeur  pénétrante  de  friture  révélait 
le  voisinage  d'une  trattoria,  et  l'enseigne  du  célèbre  Battista 
ne  tarda  pas  à  attirer  mes  yeux.  Je  connaissais  trop  les  hotçls 
destinés,  en  Orient,  aux  voyageurs  d'Europe  pour  avoir  songé 
un  instant  à  profiter  de  l'hospitalité  du  seigneur  Battista, 
l'unique  aubergiste  franc  de  Beyrouth.  Les  Anglais  ont  gâté 
partout  ces  établissements,  plus  modestes  d'ordinaire  dans 
leur  tenue  que  dans  leurs  prix.  Je  pensai  dans  ce  moment-là 
qu'il  n'y  aurait  pas  d'inconvénient  à  profiter  de  la  table  d'hôte, 
si  l'on  m'y  voulait  bien  admettre.  A  tout  hasard,  je  montai. 

III    '    LA    TADLE    d'iIOTE 

Au  premier  étage,  je  me  vis  sur  une  terrasse  encaissée  dans 
des  bâtiments  et  dominée  par  les  fenêtres  intérieures.  Un  vaste 
tciidido  blanc  et  rcnige  protégeait  une  longue  table  servie  à 
l'européenne,  et  dont  presque  toutes  les  chaises  étaient  ren- 
versées, pour  marquer  des  places  encore  inoccupées.  Sur  la 
porte  d'un  cabinet  situé  au  fond  et  de  plain-pied  avec  la 
terrasse,  je  lus  ces  mots  :  Qui  si  pnga  scssenta  piastre  per 
giorno.  (Ici  l'on  paye  soixante  piastres  par  jour.) 

Quelques  Anglais  fumaient  des  cigares  dans  cette  salle  en 
attendant  le  coup  de  cloche.  Bientôt  deux  femmes  descendirent, 
et  Ton  se  mit  à  table.  Auprès  de  moi  se  trouvait  un  Anglais 
d'apparence  grave,  qui  se  faisait  servir  par  un  jeune  homme  à 
ligure  cuivrée  portant  un  costume  de  basin  blanc  et  des 
boucles  d'oreilles  d'argent.  Je  pensai  que  c'était  quelque  nabab 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  265 

qui  avait  à  son  service  un  Indien.  Ce  personnage  ne  tarda  pas 
à  m'adresser  la  parole,  ce  qui  me  surprit  un  peu,  les  Anglais 
ne  parlant  jamais  qu'aux  gens  qui  leur  ont  été  présentés; 
mais  celui-ci  était  dans  ime  position  particulière  :  c'était  un 
missionnaire  de  la  Société  évangélique  de  Londres,  chargé  de 
faire  en  tout  pays  des  conversions  anglaises,  et  forcé  de 
dépouiller  le  cant  en  mainte  occasion  pour  attirer  les  âmes 
dans  ses  filets.  Il  arrivait  justement  de  la  montagne,  et  je  fus 
charmé  de  pouvoir  tirer  de  lui  quelques  renseignements  avant 
d'y  pénétrer  moi-même.  Je  lui  demandai  des  nouvelles  de 
l'alerte  qui  venait  d'émouvoir  les  environs  de  Beyrouth. 

—  Ce  n'est  rien,  me  dit-il,  l'affaire  est  manquée. 

—  Quelle  affaire? 

—  Cette  lutte  des  Maronites  et  des  Druses  dans  les  villages 
mixtes. 

—  Vous  venez  donc,  lui  dis-je,  du  pays  où  l'on  se  battait 
ces  jours-ci? 

—  Oh!  oui.  Je  suis  allé  pacifier...  pacifier  tout  dans  le 
canton  de  Bekfaya,  parce  que  l'Angleterre  a  beaucoup  d'amis 
dans  la  montagne. 

—  Ce  sont  les  Druses  qui  sont  les  amis  de  l'Angleterre? 

—  Oh!  oui.  Ces  pauvres  gens  sont  bien  malheureux;  on  les 
tue,  on  les  brûle,  on  éventre  leurs  femmes,  on  détruit  leurs 
arbres,  leurs  moissons. 

—  Pardon  ;  mais  nous  nous  figurons,  en  France,  que  ce  sont 
eux,  au  contraire,  qui  oppriment  les  chrétiens  ! 

—  Oh  1  Dieu!  non,  les  pauvres  gens!  Ce  sont  de  malheureux 
cultivateurs  qui  ne  pensent  à  rien  de  mal;  mais  vous  avez  vos 
capucins,  vos  jésuites,  vos  lazaristes  qui  allument  la  guerre, 
qui  excitent  contre  eux  les  ISIaronites,  beaucoup  plus  nom- 
breux ;  les  Druses  se  défendent  comme  ils  peuvent,  et,  sans 
l'Angleterre,  ils  seraient  déjà  écrases.  L'Angleterre  est  toujours 
pour  le  plus  faible,  pour  celui  qui  souffre... 

—  Oui,  dis-je,  c'est  une  grande  nation...  Ainsi,  vous  êtes 
parvenu  à  pacifier  les  troubles  qui  ont  eu  lieu  ces  jours- ci? 


266  VOYAGE    EN     ORIENT. 

—  Oh!  certainement.  Nous  étions  là  plusieurs  Anglais; 
nous  avons  dit  aux  Druses  que  l'Angleterre  ne  les  abandonne- 
rait pas,  qu'on  leur  ferait  rendre  justice.  Ils  ont  mis  le  feu  au 
village,  et  puis  ils  sont  revenus  chez  eux  tranquillement.  Ils 
ont  accepté  plus  de  trois  cents  Bibles,  et  nous  avons  converti 
beaucoup  de  ces  braves  gens  ! 

—  Je  ne  comprends  pas,  fis-je  observer  au  révérend,  com- 
ment on  peut  se  convertir  à  la  foi  anglicane  ;  car  enfin,  pour 
cela,  il  faudrait  devenir  Anglais. 

—  Oh!  non...  Vous  appartenez  à  la  Société  évangélique, 
vous  êtes  protégé  par  l'Angleterre  ;  quant  à  devenir  Anglais, 
vous  ne  pouvez  pas. 

—  Et  quel  est  le  chef  de  la  religion? 

—  Oh  !  c'est  Sa  gracieuse  Majesté,  c'est  notre  reine  d'An- 
gleterre. 

—  Mais  c'est  une  charmante  papesse,  et  je  vous  jure  qu'il  y 
aurait  de  quoi  me  décider  moi-même. 

—  Oh!  vous  autres  Fi'ançais,  vous  plaisantez  toujours... 
Vous  n'êtes  pas  de  bons  amis  de  l'Angleterre. 

—  Cependant,  dis-je  en  me  rappelant  tout  à  coup  un 
épisode  de  ma  première  jeunesse,  il  y  a  eu  un  de  vos  mission- 
naires qui,  à  Paris",  avait  entrepris  de  me  convertir;  ...j'ai 
conservé  même  la  Bible  qu'il  m'a  donnée;  mais  j'en  suis 
encore  à  comprendre  comment  on  peut  faire  d'un  Français  un 
anglican. 

—  Pourtant  il  y  en  a  ])eaiicoup  jiarmi  vous...  et,  si  vous 
avez  reçu,  étant  enfant,  la  ])arole  de  vérité,  alors  elle  pourra 
bien  mûrir  en  vous  plus  tard. 

Je  n'cbsayai  pas  de  détromper  le  révérend,  car  on  devient 
fort  tolérant  en  voyage,  surtout  lorsqu'on  n'est  guidé  que  par 
la  curiosité  et  le  désir  d'observer  les  mœurs;  mais  je  compris 
que  la  circonstance  d'avoir  connu  autrefois  un  missionnaire 
anglais  me  donnait  quelque  titre  à  la  confiance  de  mon  voisin 
de  table. 

Les  deux  dames  anglaises  que  j'avais  remarquées  se  trou- 


LES    FEMMES     DU     CAIRE.  267 

vaient  placées  à  gauche  de  mon  révérend,  et  j'appi  is  bientôt  que 
l'une  était  sa  femme,  et  l'autre  sa  belle-sœur.  Un  missionnaire 
anglais  ne  voyage  jamais  sans  sa  famille.  Celui-ci  paraissait 
mener  grand  train  et  occupait  l'appartement  principal  de 
l'hôtel.  Quand  nous  nous  fûmes  levés  de  table,  il  entra  chez 
lui  un  instant,  et  revint  bientôt,  tenant  une  sorte  d'album  qu'il 
me  fit  voir  avec  triomphe. 

—  Tenez,  me  dit-il,  voici  le  détail  des  abjurations  que  j'ai 
obtenues  dans  ma  dernière  tournée  en  faveur  de  notre  sainte 
religion. 

Une  foule  de  déclarations,  de  signatures  et  de  cachets  arabes 
couvraient,  en  effet,  les  pages  du  livre.  Je  remarquai  que  ce 
registre  était  tenu  en  partie  double;  chaque  verso  donnait  la 
liste  des  présents  et  sommes  reçus  par  les  néophytes  anglicans. 
Quelques-uns  n'avaient  reçu  qu'un  fusil,  un  cachemire,  ou  des 
parures  pour  leurs  femmes.  Je  demandai  au  révérend  si  la 
Société  évangélique  lui  donnait  une  prime  par  chaque  con- 
version. Il  ne  fit  aucune  difficulté  de  me  l'avouer;  il  lui  sem- 
blait naturel,  ainsi  qu'à  moi  du  reste,  que  des  voyages  coûteux 
et  pleins  de  dangers  fussent  largement  rétribués.  Je  compris 
encore,  dans  les  détails  qu'il  ajouta,  quelle  supériorité  la 
richesse  des  agents  anglais  leur  donne  en  Orient  sur  ceux  des 
autres  nations. 

Kous  avions  pris  place  sur  un  divan  dans  le  cabinet  de  con- 
versation, et  le  domestique  bronzé  du  révérend  s'était  agenouillé 
devant  lui  pour  allumer  son  narghilé.  Je  demandai  si  ce  jeune 
homme  n'était  pas  un  Indien;  mais  c'était  un  parsis  des  envi- 
rons de  Bagdad ,  une  des  plus  éclatantes  conversions  du 
révérend,  qu'il  ramenait  en  Angleterre  comme  échantillon  de 
ses  travaux. 

En  attendant,  le  parsis  lui  servait  de  domestique  autant 
que  de  disciple;  il  brossait  sans  doute  ses  habits  a\cc  ferveur 
et  vernissait  ses  bottes  avec  componction.  Je  le  jilaignais  un 
peu  en  nioi-nu-nie  d'avoir  abandonné  le  culte  d'Oroiiiaze  pour 
le  modeste  emploi  de  jockey  évangélique. 


2  68  VOYAGi:     tN     ou  lliNT. 

J'espérais  être  présenté  aux  dames,  qui  s'étaient  retirées 
dans  rappartement  ;  mais  le  révérend  garda  sur  ce  point  seul 
toute  la  réserve  anglaise.  Pendant  que  nous  causions  encore, 
un  bruit  de  musique  militaire  retentit  fortement  à  nos  oreilles. 

—  Il  y  a,  me  dit  l'Anglais,  une  réception  chez  le  pacha. 
C'est  une  députation  des  cheiks  maronites  qui  viennent  lui 
faire  leurs  doléances.  Ce  sont  des  gens  qui  se  plaignent  tou- 
jours; mais  le  pacha  a  l'oreille  dure. 

—  On  peut  bien  reconnaître  cela  à  sa  musique,  dis-je  ;  je 
n'ai  jamais  entendu  un  pareil  vacarme. 

—  C'est  pourtant  votre  chant  national  qu'on  exécute;  c'est 
la  Marseillaise. 

—  Je  ne  m'en  serais  guère  douté. 

—  Je  le  sais,  moi,  parce  que  j'entends  cela  tous  les  matins 
et  tous  les  soirs,  et  que  l'on  m'a  appris  qu'ils  croyaient  exé- 
cuter cet  air. 

Avec  plus  d'attention,  je  parvins,  en  effet,  à  distinguer  quel- 
ques notes  perdues  dans  une  foule  d'agréments  particuliers  à 
la  musique  turque. 

La  ville  paraissait  décidément  s'être  réveillée,  la  brise  mari- 
time de  trois  heures  agitait  doucement  les  toiles  tendues  sur  la 
terrasse  de  l'hôtel.  Je  saluai  le  révérend  en  le  remerciant  des 
façons  polies  qu'il  avait  montrées  à  mon  égard,  et  qui  ne  sont 
rares  chez  les  Anglais  qu'à  cause  du  préjugé  social  qui  les 
met  en  garde  contre  tout  inconnu.  Il  me  semble  qu'il  y  a  là 
sinon  une  preuve  d'égoïsme,  au  moins  im  manque  de  géné- 
rosité. 

Je  fus  étonné  de  n'avoir  à  payer  en  sortant  de  l'hôtel  que 
dix  piastres  (deux  francs  cinquante  centimes)  ])our  la  table 
d'hôte.  Le  signor  Battista  me  prit  à  part  et  me  lit  un  reproche 
amical  de  n'être  pas  venu  demeurer  dans  son  hôtel.  Je  lui 
montrai  la  j)ancarte  annonçant  qu'on  n'y  était  admis  que 
moyennant  soixante  piastres  par  jour,  ce  qui  portait  la  dépense 
à  dix-huit  cents  piastres  par  mois. 

—  Ah  :  corpo  de  me  !  s'écria-t-il .  Qiiesto  c  per  gli  Inglesi^ 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  269 

che  hanno  molto  monda ^  e  che  sono  tutti  cretici! ...  ma,  per  gU 
Francesi,  e  altri  Romani,  è  soltanto  cinque  francliil  (Ceci  est 
poui'  les  Anglais,  qui  ont  beaucoup  d'argent  et  qui  sont  tous 
hérétiques  ;  mais,  pour  les  Français  et  les  autres  Romains,  c'est 
seulement  cinq  francs.) 

—  C'est  bien  différent!  pensai-je. 

Et  je  m'applaudis  d'autant  plus  de  ne  pas  appartenir  à  la 
religion  anglicane,  puisqu'on  rencontrait  chez  les  hôteliers  de 
Syrie  des  sentiments  si  catholiques  et  si  romains. 

IV    LE    PALAIS     DU    PACHA 

Le  seigneur  Battista  mit  le  comble  à  ses  bons  procédés  en 
me  promettant  de  me  trouver  un  cheval  pour  le  lendemain 
matin.  Tranquillisé  de  ce  côté,  je  n'avais  plus  qu'à  me  pro- 
mener dans  la  ville,  et  je  commençai  par  traverser  la  place 
pour  aller  voir  ce  qui  se  passait  au  château  du  pacha.  Il  y 
avait  là  une  grande  foule  au  milieu  de  laquelle  les  cheiks  ma- 
ronites s'avançaient  deux  par  deux  comme  un  cortège  sup- 
pliant, dont  la  tête  avait  pénétré  déjà  dans  la  cour  du  palais. 
Leurs  amples  turbans  rouges  ou  bigarrés,  leurs  machlahs  et 
leurs  cafetans  tramés  d'or  ou  d'argent,  leurs  armes  brillantes, 
tout  ce  luxe  d'extérieur  qui,  dans  les  autres  pays  d'Orient, 
est  le  partage  de  la  seule  race  turque,  donnait  à  celte  proces- 
sion un  aspect  fort  imposant  du  reste.  Je  parvins  à  m'intro- 
duire  à  leur  suite  dans  le  palais,  où  la  musique  continuait  à 
transfigurer  la  Marseillaise  à  grand  renfort  de  fifres,  de  trian- 
gles et  de  cymbales. 

La  cour  est  formée  par  l'enceinte  même  du  vieux  palais  de 
Fakardin.  On  y  distingue  encore  les  traces  du  style  de  la  re- 
naissance, que  ce  prince  druse  affectionnait  depuis  son  voyage 
en  Europe.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  d'entendre  citer  partout 
dans  ce  pays  le  nom  de  Fakardin,  qui  se  prononce  en  arabe 
Fakr-el-Din  :  c'est  le  héros  du  Liban;  c'est  aussi  le  premier 
souverain  d'Asie  qui  ait  daigné  visiter  nos  climats  du  Nord.  Il 


270  VOYAGE    r.\    o:.  ii:nt. 

fut  accueilli  îi  la  cour  des  Médicis  comme  la  révélation  d'une 
chose  inouïe  alors,  c'est-à-dire  qu'il  existât  au  i)avs  des  Sar- 
rasins un  peuple  dévoué  à  l'Europe,  soit  par  religion,  soit  par 
sympathie. 

Fakardin  passa  à  Florence  pour  un  philosophe,  héritier 
des  sciences  grecques  du  Bas-Eaipire,  conservées  à  travers  les 
traductions  arabes,  qui  ont  sauvé  tant  de  livi-es  précieux  et 
nous  ont  transmis  leurs  bienfaits;  en  France,  on  voulut  voir 
en  lui  un  descendant  \lé  quelques  vieux  croisés  réfugiés  dans 
le  Liban  à  l'époque  de  saint  Louis;  on  chercha  dans  le  nom 
même  du  peuple  druse  un  rapport  d'allitération  qui  conduisît 
à  le  faire  descendre  d'un  certain  comte  de  Dreux,  Fakardin 
accepta  toutes  ces  suppositions  avec  le  laisser  aller  priident  et 
rusé  des  Levantins;  il  avait  besoin  de  l'Europe  pour  lutter 
contre  le  sultan, 

11  passa  à  Florence  pour  chrétien;  il  le  devint  peut-être, 
comme  nous  avons  vu  faire  de  notre  temps  à  l'émir  Béchir, 
dont  la  famille  a  succédé  à  celle  de  Fakardin  dans  la  souve- 
raineté du  Liban;  mais  c'était  un  Druse  toujours,  c'est-à-dire 
le  représentant  d'une  religion  singulière,  qui,  formée  des 
débris  de  toutes  les  croyances  antérieures,  permet  à  ses  fidèles 
d'accepter  momentanément  toutes  les  formes  possibles  de 
culte,  comme  faisaient  jadis  les  initiés  égyptiens.  Au  fond,  la 
religion  druse  n'est  qu'une  sorte  de  franc-maçonnerie,  pour 
parler  selon  les  idées  modernes. 

Fakardin  leprésenta  quelque  temps  l'idéal  que  nous  nous 
formons  d'Hirani,  l'antique  roi  du  Liban,  l'ami  de  Saloraon, 
le  héros  des  associations  mystiques.  IMaître  de  toutes  les  côtes 
de  l'ancienne  Phénicie  et  de  la  Palestine,  il  tenta  de  constituer 
la  Syrie  entière  en  un  royaume  indépendant;  l'appui  qu'il 
attendait  des  rois  de  l'Europe  lui  manqua  pour  réaliser  ce 
dessein.  Rlainlenant,  son  souvenir  est  resté  pour  le  Liban  uir 
idéal  de  gloire  et  de  puissance  ;  les  débris  de  ses  constructions, 
ruinées  par  la  guerre  ])his  que  jiar  le  temps,  rivalisent  avec 
les  antiques  travaux  des  Romains.   L'art  italien,   qu'il  avait 


LES     FEMMES    DU     CAIRE.  271 

;i|)pelé  à  la  décoration  de  ses  palais  et  do  ses  villes,  a  semé  çà 
tl  là  des  ornements,  des  statues  et  des  colonnades,  que  les 
nmsnlmans,  rentrés  en  Aainqueurs,  se  sonL  hâtés  de  détruire, 
étonnés  d'avoir  vu  renaître  tout  à  coup  ces  arts  païens  dont 
leurs  conquêtes  avalent  fait  litière  depuis  longtemps. 

C'est  donc  à  la  place  même  où  ces  frêles  merveilles  ont 
existé  trop  peu  d'années,  où  le  souffle  de  la  renaissance  avait 
de  loin  ressemé  quelques  germes  de  l'antiquité  grecque  et 
romaine,  que  s'élève  le  kiosque  de  charpente  qu'a  fait  con- 
struire le  pacha.  Le  cortège  des  Maronites  s'était  rangé  sous 
les  fenêtres  en  atiendant  le  bon  plaisir  de  ce  gouverneur.  Du 
reste,  on  ne  tarda  jias  à  les  introduire. 

Lorsqu'on  ouvrit  le  vestibule,  j'aperçus,  parmi  les  secré- 
taires et  officiers  qui  stationnaient  dans  la  salle,  l'Arménien 
qui  avait  été  mon  com)>agnon  de  traversée  sur  la  Santa-Bnr- 
hara.  Il  était  vêtu  de  neuf,  portait  à  sa  ceinture  une  écritoire 
d'argent,  et  tenait  à  la  main  des  parchemins  et  des  brochures. 
Il  ne  faut  pas  s'étonner,  dans  le  pays  des  contes  arabes,  de  re- 
trouver un  pauvre  diable,  qu'on  avait  perdu  de  vue,  en  bonne 
position  à  la  cour.  Mon  Arménien  me  reconnut  tout  d'abord, 
et  parut  charmé  de  me  voir.  Il  portait  le  costume  de  la  réforme 
en  qualité  d'employé  turc,  et  s'exprimait  déjà  avec  une  cer- 
taine dignité. 

—  Je  suis  heureux,  lui  dis-je,  de  vous  voir  dans  une  situa  ■ 
tion  convenable  ;  vous  me  faites  l'effet  d'un  homme  en  place, 
et  je  regrette  de  n'avoir  rien  à  solliciter. 

—  Mon  Dieu,  me  dit-il,  je  n'ai  pas  encore  beaucoup  de 
crédit,  mais  je  suis  entièrement  à  votre  service. 

Nous  causions  ainsi  derrière  une  colonne  du  vestibule  pen- 
dant que  le  cortège  des  cheiks  se  rendait  à  la  salle  d'audience 
du  pacha. 

—  Et  que  faites-vous  la  ?  dis-je  à  rArménien. 

—  On  m'emploie  comme  traducteur.  Le  pacha  m'a  demandé 
hier  une  version  turque  de  la  brochure  que  voici. 

Je.jetai  un  coup  d'œil  sur  cette  brochure, imprimée  à  Paris; 


272  VOYAGE     EN     oniENT, 

cétalt  un  rapport  de  M.  Créniieux  louchant  l'affaire  des  juifs 
de  Damas.  L'Europe  a  oublié  ce  triste  épisode,  qui  a  rapport 
au  meurtre  du  père  Thomas,  dont  on  avait  accusé  les  juifs.  Le 
pacha  sentait  le  besoin  de  s'éclairer  sur  cette  affaire,  terminée 
depuis  cinq  ans.  C'est  là  de  la  conscience,  assurément. 

L'Arménien  était  chargé,  en  outre,  de  traduire  V Esprit  des 
Lois  de  Montesquieu  et  un  Manuel  de  la  garde  nationale  pari- 
sienne. Il  trouvait  ce  dernier  ouvrage  très-difficile,  et  me  pria 
de  l'aider  pour  certaines  expressions  qu'il  n'entendait  pas. 
L'idée  du  pacha  était  de  créer  une  garde  nationale  à  Beyrouth, 
comme,  du  reste,  il  en  existe  une  maintenant  au  Caire  et  dans 
bien  d'autres  villes  de  l'Orient.  Quant  à  V Esprit  des  Lois,  je 
pense  qu'on  avait  choisi  cet  ouvrage  sur  le  titre,  pensant  peut- 
être  cju'il  contenait  des  règlements  de  police  applicables  à  tous 
les  pays.  L'Arménien  en  avait  déjà  traduit  une  partie,  et  trou- 
vait l'ouvi'age  agréable  et  d'un  style  aisé,  qui  ne  perdait  que 
bien  peu  sans  doute  à  la  traduction . 

Je  lui  demandai  s'il  pouvait  me  faire  voir  la  réception,  chez  le 
pacha,  des  cheiks  maronites  ;  mais  personne  n'y  était  admis 
sans  montrer  un  sauf-conduit  qui  avait  été  donné  à  chacun 
d'eux,  seulement  à  l'effet  de  se  présenter  au  pacha,  car  on  sait 
que  les  cheiks  maronites  ou  druses  n'ont  pas  le  droit  de  péné- 
trer dans  Beyrouth.  Leurs  vassaux  y  entrent  sans  difficultés; 
mais  il  y  a  pour  eux-mêmes  des  peines  sévères,  si,  par  hasard, 
on  les  rencontre  dans  l'intérieur  de  la  ville.  Les  Turcs  craignent 
leur  influence  sur  la  population  ou  les  rixes  que  pourrait 
amener  dans  les  rues  la  rencontre  de  ces  chefs  toujours  armés, 
accompagnés  d'une  suite  nombreuse  et  prêts  à  lutter  sans  cesse 
pour  des  questions  de  préséance.  Il  faut  dire  aussi  que  cette 
loi  n'est  observée  rigoureusement  que  dans  les  moments  de 
troubles. 

Du  reste,  l'Arménien  m'apprit  que  l'audience  du  pacha  se 
bornait  à  recevoir  les  cheiks,  qu'il  invitait  à  s'asseoir  sur  des 
divans  autour  de  la  salle;  que,  là,  des  esclaves  leur  apportaient 
à  chacun  un  chibouck  et  leur  servaient  ensuite  du  café;  après 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  273 

quoi,  le  pacha  écoutait  leurs  doléances,  et  leur  répondait  inva- 
riablement que  leurs  adversaires  étaient  venus  déjà  lui  faire 
des  plaintes  identiques  ;  qu'il  réfléchirait  mûrement  pour  voir 
de  quel  côté  était  la  justice,  et  qu'on  pouvait  tout  espérer  du 
gouvernement  paternel  de  Sa  Hautesse,  devant  qui  tcjutes  les 
religions  et  toutes  les  races  de  l'empire  auront  toujours  des 
droits  égaux.  En  fait  de  procédés  diplomatiques,  les  Turcs  sont 
au  niveau  de  l'Europe  pour  le  moins. 

Il  faut  reconnaître,  d'ailleurs,  c{ue  le  rôle  des  pachas  n'est  pas 
facile  dans  ce  pays.  On  sait  c[uelle  est  la  diversité  des  races  qui 
habitent  la  longue  chaîne  du  Liban  et  du  Carmel,  et  qui  domi- 
nent de  là  comme  d'un  fort  tout  le  reste  de  la  Syrie.  Les  Maro- 
nites reconnaissent  l'autorité  spirituelle  du  pape,  ce  qui  les 
met  sous  la  protection  de  la  France  et  de  l'Autriche;  les  Grecs 
unis,  plus  nombreux,  mais  moins  influents,  parce  qu'ils  se 
trouvent  en  général  répandus  dans  le  plat  pays,  sont  soutenus 
par  la  Russie  ;  les  Druses,  les  Ansariés  et  les  Métualis,  qui 
appartiennent  à  des  croyances  ou  à  des  sectes  que  repousse 
l'orthodoxie  musulmane,  offrent  à  l'Angleterre  un  moyen  d'ac- 
tion que  les  autres  puissances  lui  abandonnent  trop  généreu- 
sement. 

Ce  sont  les  Anglais  qui,  en  1840,  parvinrent  à  enlever  au 
gouvernement  égyptien  l'appui  de  ces  populations  énergiques. 
Depuis,  leur  système  a  toujours  tendu  à  diviser  les  races  qu'un 
sentiment  général  de  nationalité  pouvait,  comme  autrefois, 
réunir  sous  les  mêmes  chefs.  C'est  dans  cette  pensée  qu'ils  ont 
livré  à  la  Turquie  lémir  Bechir,  le  dernier  des  princes  du 
Liban,  l'héritier  de  cette  puissance  multiple  et  mystérieuse  dans 
sa  source,  cpii,  depuis  trois  siècles,  réunissait  toutes  les  sympa- 
thies, toutes  les  religions  dans  un  même  faisceau. 

V    LES    BAZARS    LE     PORT 

Je  sortis  de  la  cour  du  palais,  traversant  une  foule  compacte, 
qui  toutefois  ne  semblait  attirée  que  ])ar  la  curiosité.  En  péné- 


274  VOYAGE     EN     OP.IENT. 

trant  dans  les  rues  sombres  que  forment  les  hautes  maisons  de 
Beyrouth,  bâties  toutes  comme  des  forteresses,  et  que  relient 
çà  et  l:i  des  passages  voûtés,  je  retrouvai  le  mouvement,  sus- 
pendu pendant  les  heures  de  la  sieste  ;  les  montagnards  en- 
combraient l'immense  bazar  qui  occupe  les  quaitieis  du 
centre,  et  qui  se  divise  par  ordre  de  denrées  et  de  marchan- 
dises. La  présence  des  femmes  dans  quelques  boutiques  est  une 
particularité  remarquable  pour  l'Orient,  et  qu'explique  la  ra- 
reté, dans  cette  population,  de  la  race  musulmane. 

Rien  n'est  plus  amusant  à  parcourir  que  ces  longues  allées 
d'étalages  protégées  par  des  tentures  de  diverses  couleurs,  qui 
n'emjiéchent  pas  quelques  rayons  de  soleil  de  se  jouer  sur  les 
fruits  et  sur  la  verdm-e  aux  teintes  éclatantes,  ou  d'aller  plus 
loin  faire  scintiller  les  broderies  des  riclaes  vêtements  suspendus 
aux  portes  des  fripiers.  J'avais  grande  envie  d'ajouter  à  mon 
costume  un  détail  de  parure  spécialement  syrienne,  et  qui  con- 
siste à  se  diaper  le  front  et  les  tempes  d'un  mouchoir  de  soie 
rayé  d'or,  qu'on  appelle  caffiéh,  et  qu'on  fait  tenir  sur  la  tête 
en  l'entourant  d'une  corde  de  crin  tordu  ;  l'utilité  de  cet  ajus- 
tement est  de  préserver  les  oreilles  et  le  col  des  courants 
d'air,  si  dangereux  dans  un  pays  de  montagnes.  On  m'en 
vendit  un  fort  brillant  pour  quarante  piastres,  et,  l'ayant 
essayé  chez  un  barbier,  je  me  trouvai  la  mine  d'un  roi 
d'Orient. 

Ces  mouchoirs  se  font  à  Damas  ;  quelques-uns  viennent  de 
Brousse,  quelques-uns  aussi  de  I  yon.  De  longs  cordons  de  soie 
avec  des  nœuds  et  des  houppes  se  répandent  avec  grâce  sur  le 
dos  et  sur  les  épaules,  et  satisfont  cette  coquetterie  (^ 
l'homme,  si  naturelle  dans  les  pays  où  l'on  peut  encore  revêt  ; 
de  beaux  costumes.  Ceci  peut  sembler  puéril  ;  pourtant  il  me 
tenible  que  la  dignité  de  l'extérieur  rejaillit  sur  les  pensées  et 
sur  les  actes  de  la  vie  ;  il  s'y  joint  encore,  en  Orient,  une  cei- 
taine  assurance  mâle,  qui  tient  à  l'usage  de  porter  des  armes  à 
la  ceintm-e  :  on  sent  qu'on  doit  être  en  toute  occasion  respec- 
table et  respecté;  aussi  la  brusquerie  et  les  querelles  sont-elLs 


ms     FEMMES     DU     CAIHE.  275 

rares,  parco  (jue  oliacuii  sait  hicii  cjiià  la  inoindre  insulte  il 
peut  y  avoir  du  sang  de  verse. 

Jamais  je  n'ai  vu  d'aussi  beaux  enfants  que  ceux  qui  cou- 
raient et  jouaient  dans  la  plus  belle  allée  du  bazar.  Des  jeunes 
filles  sveltes  et  rieuses  se  pressaient  autour  des  élégantes  fon- 
taines de  marbre  ornées  à  la  moresque,  et  s'en  éloignaient 
tour  à  tour  en  portant  sur  leur  tête  de  gi^ands  vases  de  forme 
antique.  On  distingue  dans  ce  pays  beaucoup  de  chevelures 
rousses,  dont  la  teinte,  plus  foncée  que  chez  nous,  a  quelque 
chose  de  la  pourpre  ou  du  cramoisi.  Cette  couleur  est  telle- 
ment une  beauté  en  Syrie,  que  beaucoup  de  femmes  teignent 
leurs  cheveux  blonds  ou  noirs  avec  le  henné,  qui,  partout  ail- 
leurs, ne  sert  qu'à  rougir  la  plante  des  pieds,  les  ongles  et  la 
paume  des  mains. 

Il  y  avait  encore,  aux  diverses  places  où  se  croisent  les  allées, 
des  vendeurs  de  glaces  et  de  sorbets,  composant  à  mesure  ces 
breuvages  avec  la  neige  recueillie  au  sommet  du  Sannin.  Un 
brillant  café ,  fi'équenté  principalement  par  les  militaires, 
fournit  aussi,  au  point  central  du  bazar,  des  boissons  glacées  et 
parfumées.  Je  m'y  arrêtai  quelque  temps,  ne  pouvant  me  lasser 
du  mouvement  de  cette  foule  active,  qui  réunissait  sur  un  seul 
point  tous  les  costumes  si  variés  de  la  montagne  II  y  a,  du 
reste,  quelque  chose  de  comique  à  voir  s'agiter  dans  les  discus- 
sions d'achat  et  de  vente  les  cornes  d'orfèvrerie  (^tantour), 
hautes  de  plus  d'un  pied,  que  les  femmes  druses  et  maronites 
]i;)rtent  sur  la  tète  et  qui  balancent  sur  leur  figure  un  long 
\oile  qu'elles  y  ramènent  à  volonté.  La  position  de  cet  orne- 
ment leur  donne  l'air  de  ces  fabuleuses  licornes  qui  servent  de 
support  à  l'écusson  d'Angleterre.  Leur  costume  extéiieur  est 
uniformément  blanc  ou  noir. 

La  principale  mosquée  de  la  ville,  qui  donne  sur  l'une  de- 
rues  du  bazar,  est  une  ancienne  église  des  croisades  où  l'on 
v.ùt  encore  le  tombeau  d'un  chevalier  breton.  En  sortant  de  ce 
quartier  pour  se  rendre  vers  le  port,  on  descend  une  large  rue, 
consacrée  au  commerce  franc.  Là,  Marseille  lutte  assez  heu- 


'276  VOYAGE     EN     ORIENT. 

reusemenl  avec  le  commerce  de  Londres.  A  droite  est  le  quar- 
tier des  Grecs,  rempli  de  cafés  et  de  cabarets,  où  le  goût  de 
cette  nation  pour  les  arts  se  manifeste  par  une  multitude  de 
gravures  en  bois  coloriées,  qui  égayent  les  murs  avec  les  prin- 
cipales scènes  de  la  vie  de  Napoléon  et  de  la  révolution  de  1830. 
Pour  contempler  à  loisir  ce  musée,  je  demandai  une  bouteille 
de  vin  de  Chypre,  qu'on  m'apporta  bientôt  à  lendroit  où 
j'étais  assis,  en  me  recommandant  de  la  tenir  cachée  à  l'ombre 
de  la  table.  Il  ne  faut  pas  donner  aux  musulmans  qui  passent 
le  scandale  de  voir  que  l'on  boit  du  vin.  Toutefois,  Vaqua  vitœ, 
qui  est  de  l'anisette,  se  consomme  ostensiblement. 

Le  quartier  grec  communique  avec  le  port  par  une  rue 
qu'habitent  les  banquiers  et  les  changeurs.  De  hautes  murailles 
de  pierre,  à  peine  percées  de  quelques  fenêtres  ou  baies  gril- 
lées, entourent  et  cachent  des  cours  et  des  intérieurs  construits 
dans  le  siyle  vénitien  ;  c'est  un  reste  de  la  splendeur  que  Bey- 
routh a  due  pendant  longtemps  au  gouvernement  des  émirs 
druses  et  à  ses  relations  de  commerce  avec  l'Europe.  Les  con- 
sulats sont  pour  la  plupart  établis  dans  ce  quartier,  que  je  tra- 
versai rapidement.  J'avais  hâte  d'arriver  au  port  et  de  m'abau- 
donner  entièrement  à  l'impression  du  splendide  spectacle  qui 
m'y  attendait. 

O  nature!  beauté,  grâce  ineffable  des  cités  d'Orient  bâties 
aux  bords  des  mers,  tableaux  chatoyants  de  la  vie,  spectacle 
des  plus  belles  races  humaines,  des  costumes,  des  barques,  des 
vaisseaux  se  croisant  sur  des  flots  d'azur,  comment  peindre 
l'impression  que  vous  causez  à  tout  rêveur,  et  qui  n'est  pour- 
tant que  la  réalité  d'un  sentiment  prévu?  On  a  déjà  lu  cela 
dans  les  livres,  on  l'a  admiré  dans  les  tableaux,  surtout  dans 
ces  vieilles  peintures  italiennes  qui  se  rapportent  à  l'époque  de 
la  Jouissance  maritime  des  Vénitiens  et  des  Génois;  mais  ce  qui 
surprend  aujourd'hui,  c'est  de  le  trouver  encore  si  pareil  à 
l'idée  qu'on  s'en  était  formée.  On  coudoie  avec  surprise  cette 
foule  bigarrée,  qui  semble  dater  de  deux  siècles ,  comme  si 
l'esprit  lemontait  les  âges,  comme  si  le  passé  sjîlendide  des 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  277 

temps  écoulés  s'était  reformé  pour  un  instant.  Suis-je  bien  le 
fils  d'un  pays  grave,  d'un  siècle  en  habit  noir  et  qui  semble 
porter  le  deuil  de  ceux  qui  l'ont  précédé?  Me  voilà  transformé 
moi-même,  observant  et  posant  à  la  fois,  Ggure  découpée  d'une 
marine  de  Joseph  Vernet. 

J'ai  pris  place  dans  un  café  établi  sur  une  estrade  que  sou- 
tiennent comme  des  pilotis  des  tronçons  de  colonnes  enfoncées 
dans  la  grève.  A  travers  les  fentes  des  planches,  on  voit  le  flot 
verdâtre  qui  bat  la  rive  sous  nos  pieds.  Des  matelots  de  tous 
pays,  des  montagnards,  des  Bédouins  au  vêtement  blanc,  des 
Maltais  et  quelques  Grecs  à  mine  de  forban  fument  et  causent 
iuitour  de  moi;  deux  ou  trois  jeunes  cafedjis  servent  et  renou- 
vellent çà  et  là  les  finejanes  pleines  d'un  moka  écumant,  dans 
leurs  enveloppes  de  filigrane  doré;  le  soleil,  qui  descend  vei's 
les  monts  de  Chypre,  à  peine  cachés  par  la  ligne  extrême  des 
flots,  allume  çà  et  là  ces  pittoresques  broderies  qui  brillent  en- 
core sur  les  pauvres  haillons  ;  il  découpe,  à  droite  du  quai,  l'om- 
Ijre  immense  du  château  maritime  qui  protège  le  port,  amas  de 
tours  groupées  sur  des  rocs,  dont  le  bombardement  anglais  de 
iS^àO  a  troué  et  déchiqueté  les  murailles.  Ce  n'est  plus  qu'un 
débris  qui  se  soutient  par  sa  masse  et  qui  atteste  l'iniquité  d'un 
ravage  inutile.  A  gauche,  une  jetée  s'avance  dans  la  mer, 
soutenant  les  bâtiments  blancs  de  la  douane;  comme  le  quai 
même,  elle  est  formée  presque  entièrement  des  débris  de  colon- 
nes de  l'ancienne  Béryte  ou  de  la  cité  romaine  de  Julia  Félix. 

Beyrouth  retrouvera-t-elle  les  splendeurs  qui  trois  fois  l'ont 
faite  reine  du  Liban?  Aujourd'hui,  c'est  sa  situation  au  pied  de 
monts  verdoyants,  au  milieu  de  jardins  et  de  plaines  fertiles, 
au  fond  d'un  golfe  gracieux  que  l'Europe  emplit  continuelle- 
ment de  ses  vaisseaux,  c'est  le  commerce  de  Damas  et  le  ren- 
dez-vous central  des  populations  industrieuses  de  la  montagne, 
([ui  font  encore  la  puissance  et  l'avenir  de  Beyrouth.  Je  ne 
connais  rien  de  plus  animé,  de  plus  vivant  que  ce  port,  ni  qui 
réalise  mieux  l'ancienne  idée  que  se  fait  l'Eui'ope  de  ces 
échelles  du  Levant,  où  se  passaient  des  romans  ou  des  comé- 
I.  16 


278  VOYAGE      EN      ORIEXT. 

dies.  Ne  rève-t-on  pas  des  aventures  et  des  mystères  à  la  vue 
de  ces  liautes  maisons,  de  ces  fenêtres  grillées  où  l'on  voit  s'al- 
lumer sou\ent  l'œil  curieux  des  jeunes  filles.  Qui  oserait  péné- 
trer dans  ces  forteresses  du  pouvoir  marital  et  paternel,  ou 
plutôt  qui  n'aurait  la  tentation  de  l'oser?  Mais,  hélas  !  les  aven- 
tures, ici,  sont  plus  rares  qu'au  Caire  ;  la  population  est  sérieuse 
autant  qu'affairée  ;  la  tenue  des  femmes  annonce  le  travail  et 
l'aisance.  Quelque  chose  de  biblique  et  d'austère  résulte  de 
l'impression  générale  du  tableau  :  cette  mer  encaissée  dans  les 
hauts  promontoires,  ces  grandes  lignes  de  paysage  qui  se  dé- 
veloppent sur  les  divers  plans  des  montagnes,  ces  tours  à  cré- 
neaux, ces  constructions  ogivales,  portent  l'esprit  à  la  médita- 
tion, à  la  rêverie. 

Pour  voir  s'agiandir  encore  ce  beau  spectacle,  j'avais  quitté 
le  calé  et  je  me  dirigeais  vers  la  promenade  du  Raz-Beyrouth, 
située  à  gauche  de  la  ville.  Les  feux  rougeâtres  du  couchant 
teignaient  de  reflets  charmants  la  chaîne  de  montagnes  cpii  des- 
cend vers  Sidon  ;  tout  le  bord  de  la  mer  forme  à  droite  des  dé- 
coupures de  rochers,  et  çà  et  là  des  bassins  naturels  qu'a  rem- 
plis le  flot  dans  les  jours  d'orage;  des  femmes  et  des  jeunes 
filles  y  plongeaient  leurs  pieds  en  faisant  baigner  de  petits 
enfants.  Il  y  a  beaucoup  de  ces  bassins  qui  semblent  des  reste-- 
de  bains  antiques  dont  le  fond  est  pavé  de  marbre.  A  gauche, 
près  d'une  petite  mosquée  qui  domine  un  cimetière  turc , 
on  voit  quelques  énonnes  colonnes  de  granit  rouge  cou- 
chées à  terre  ;  est-ce  là,  comme  on  le  dit,  que  fut  le  cirque 
d'IIérode  Agrippa? 

VI    LE     TOMBEAU     DU     SANTON 

Je  cherchais  en  moi-même  à  résoudre  cette  question,  quand 
j'entendis  des  chants  et  des  bruits  d'instruments  dans  un  ravin 
qui  borde  les  murailles  de  la  ville.  Il  me  sembla  que  c'était 
I)cut-ètre  un  mariage,  car  le  caractère  des  chants  était  joyeux; 
mais  je  vis  bientôt  paraître  un  groupe  de  musulmans  agitant 


LES     FEMMES     DU     CAIRE.  2'79 

jes  drapeaux,  puis  d'autres  qui  portaient  sur  leurs  épaules  un 
corps  couché  sui'  une  sorte  de  litière;  quelques  lenimes  sui- 
vaient en  poussant  des  cris,  puis  une  foule  d'hommes  encore 
avec  des  drapeaux  et  des  branches  d'arbre. 

Ils  s'arrêtèrent  tous  dans  le  cimetière  et  déposèrent  à  terre 
le  corps  entièrement  couvert  de  fleurs;  le  voisinage  de  la  mer 
donnait  de  la  grandeur  à  cette  scène  et  même  à  l'impression 
des  chants  bizarres  qu'ils. entonnaient  d'une  voix  traînante.  La 
foule  des  promeneurs  s'était  réunie  sur  ce  point  et  contemplait 
avec  respect  cette  cérémonie.  Un  négociant  italien  près  duquel 
je  me  trouvais  me  dit  que  ce  n'était  pas  là  un  enterrement 
ordinaire,  et  que  le  défunt  était  un  santon  qui  vivait  depuis 
longtemps  à  Beyrouth,  où  les  Francs  le  regardaient  comme 
un  fou,  et  les  musulmans  comme  un  saint.  Sa  résidence  avait 
été,  dans  les  derniers  temps ,  une  grotte  située  sou:  une  ter- 
rasse dans  un  des  jardins  de  la  ville;  c'était  là  q  l'il  vivait: 
tout  nu,  avec  des  airs  de  bête  fauve,  et  qu'on  vena  t  le  con- 
sulter de  toutes  parts. 

De  temps  en  temps,  il  faisait  une  tournée  dans  la  ville  et  pre- 
nait tout  ce  qui  était  à  sa  convenance  dans  les  boutiques  des 
marchands  arabes.  Dans  ce  cas,  ces  derniers  sont  plein  >  de  re- 
connaissance, et  pensent  que  cela  leur  poitera  bonheu.  ;  mais, 
les  Européens  n'étant  pas  de  cet  avis,  après  quelques  visites  de 
cette  pratique  singulière,  ils  s'étaient  plaints  au  pacha  et  avaient 
obtenu  qu'on  ne  laissât  plus  sortir  le  santon  de  son  jardin.  Les 
Turcs,  peu  nombreux  à  Beyrouth,  ne  s'étaient  pas  opposés  à 
cette  mesure  et  se  bornaient  à  entretenir  le  santon  de  provi- 
sions et  de  présents.  Maintenant,  le  personnage  étant  mort,  le 
peuple  se  livrait  à  la  joie,  attendu  qu'on  ne  pleure  pas  un  saint 
tuix  comme  les  mortels  ordinaires.  La  certitude  qu'après  bien 
des  macérations,  il  a  enfin  conquis  la  béatitude  éternelle,  fait 
qu'on  regarde  cet  événement  comme  heureux,  et  qu'on  le  cé- 
lèbre au  bruit  des  instruments  ;  autrefois,  il  y  avait  même, 
en  pareil  cas,  des  danses,  des  chants  d'ahnées  et  des  banquets 
publics. 


280  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Cependant  l'on  avait  ouvert  la  porte  d'une  petite  construc- 
tion carrée  avec  dôme  destinée  à  être  le  tombeau  du  santon,  et 
les  derviches,  placés  au  milieu  de  la  foule,  avaient  repris  le 
corps  sur  leui's  épaules.  Au  moment  d'entrer,  ils  semblèrent 
repoussés  par  une  force  inconnue,  et  tombèrent  presque  à  la 
renverse.  Il  y  eut  un  cri  de  stupéfaction  dans  l'assemblée.  Ils 
se  retournèrent  vers  la  foule  avec  colère  et  prétendirent  que 
les  pleureuses  qui  suivaient  le  corps  et  les  chanteurs  d'hymnes 
avaient  interrompu  un  instant  leurs  chants  et  leurs  cris.  On 
recommença  avec  plus  d'ensemble  ;  mais,  au  moment  de  fran- 
chir la  porte,  le  même  obstacle  se  renouvela.  Des  vieillards 
élevèrent  alors  la  voix. 

—  C'est,  dirent-ils,  un  caprice  du  vénérable  santon,  il  ne 
veut  ]ias  entrer  les  pieds  en  avant  dans  le  tombeau. 

On  retourna  le  corps,  les  chants  reprirent  de  nouveau;  autre 
caprice,  autre  chute  des  derviches  qui  portaient  le  cercueil. 
On  se  consulta. 

—  C'est  peut-être,  dirent  quelques  croyants,  que  le  saint  ne 
trouve  pas  cette  tombe  digne  de  lui;  il  faudra  lui  en  construire 
une  plus  belle. 

—  Non,  non,  dirent  quelques  Turcs,  il  ne  faut  pas  non  plus 
obéir  à  toutes  ses  idées;  le  saint  homme  a  toujours  été  d'une 
humeur  inégale.  Tâchons  de  le  faire  entrer;  une  fois  qu'il  sera 
dedans,  peut-être  s'y  plaira-t-il  ;  autrement,  il  sera  toujours 
temps  (le  le  mettre  ailleurs. 

—  Comment  faire?  dirent  les  derviches. 

—  Eh  bien,  il  faut  tourner  rapidement  pour  l'étourdir  un 
peu,  et  puis,  sans  lui  donner  le  temps  de  se  reconnaître,  vous 
le  pousserez  dans  l'ouverture. 

Ce  conseil  réunit  tous  les  suffrages  ;  les  chants  retentirent 
avec  une  nouvelle  ardeur,  et  les  derviches,  prenant  le  cercueil 
par  les  deux  bouts,  le  firent  tourner  pendant  quelques  minutes; 
puis,  par  un  mouvement  subit,  ils  se  précipitèrent  vers  la 
porte,  et  cette  fois  avec  un  plein  succès.  Le  peuple  attendait 
avec  anxiété  le  résultat  de  cette  manœuvre  hardie  ;  on  craignit 


LKS     FEMMES     DU     CAIRE.  281 

un  instant  que  les  derviches  ne  fussent  victimes  de  leur  audace 
et  que  les  murs  ne  s'écroulassent  sur  eux  ;  mais  ils  ne  tardè- 
rent pas  à  sortir  en  triomphe,  annonçant  qu'après  quelques 
difficultés,  le  saint  s'était  tenu  tranquille  :  sur  quoi,  la  foule 
poussa  des  cris  de  joie  et  se  dispersa,  soit  dans  la  campa- 
gne, soit  dans  les  deux  cafés  qui  dominent  la  côte  du  Raz- 
Beyrouth. 

C'était  le  second  miracle  turc  que  j'eusse  été  admis  à  voir 
(on  se  souvient  de  celui  de  la  Dhossa,  où  le  chérif  de  la  Mecque 
passe  à  cheval  sur  un  chemin  pavé  par  les  corps  des  croyants); 
mais  ici  le  spectacle  de  ce  mort  capricieux,  qui  s'agitait  dans 
les  bras  des  porteurs  et  refusait  d'entrer  dans  son  tombeau, 
me  remit  en  mémoire  un  passage  de  Lucien,  qui  attribue  les 
mêmes  fantaisies  à  une  statue  de  bronze  de  l'Apollon  Syrien. 
C'était  dans  un  temple  situé  à  l'est  du  Liban,  et  dont  les  prêtres, 
une  fois  par  année,  allaient,  selon  l'usage,  laver  leurs  idoles 
dans  un  lac  sacré.  Apollon  se  refusait  toujours  longtemps  à 
cette  cérémonie...  Il  n'aimait  pas  l'eau,  sans  doute  en  qualité 
de  prince  des  feux  célestes,  et  s'agitait  visiblement  sur  les 
épaules  des  porteurs,  qu'il  renversait  à  plusieurs  rejjrises. 

Selon  Lucien ,  cette  manœuvre  tenait  à  une  certaine  habileté 
gymnastique  des  prêtres  ;  mais  faut-il  avoir  pleine  confiance  en 
cette  assertion  du  Voltaire  de  l'antiquité?  Pour  moi,  j'ai  tou- 
jours été  plus  disposé  à  tout  croire  qu'à  tout  nier,  et,  la  Bible 
admettant  les  prodiges  attriliués  à  rApolIon  Syrien,  lequel  n'est 
autre  que  Baal,  je  ne  vois  pas  pourc{uoi  cette  puissance  ac- 
cordée aux  génies  rebelles  et  aux  esprits  de  Python  n'aurait  pas 
produit  de  tels  effets;  je  ne  vois  pas  non  plus  pourquoi  l'âme 
immortelle  d'un  pauvre  santon  n'exercerait  pas  une  action  ma- 
gnétique sur  les  croyants  convaincus  de  sa  sainteté. 

Et,  d'ailleurs,  qui  oserait  faire  du  scepticisme  au  pied  du  Li- 
ban? Ce  rivage  n'est -il  pas  le  berceau  même  de  toutes  les 
croyances  du  monde  ?  Interrogez  le  premier  montagnard  qui 
passe  :  il  vous  dira  que  c'est  sur  ce  point  de  la  terre  qu'eurent 
lieu  les  scènes  primitives  de  la  Bible  ;  il  vous  conduira  à  l'en- 

1(3. 


282  VOYAGE     EN     ORIENT. 

droit  où  fumèrent  les  premiers  sacrifices;  iJ  vous  montrera  le 
roclier  taché  du  sang  d'Abel  ;  plus  loin  existait  la  ville  d'Éno- 
cliia,  bâtie  par  les  géants,, et  dont  on  distingue  encore  les  tra- 
ces ;  ailleurs,  c'est  le  tombeau  de  Clianaan,  fils  de  Cham.  Placez- 
vous  au  point  de  vue  de  l'antiquité  grecque,  et  vuus  verrez 
aussi  descendre  de  ces  monts  tout  le  riant  cortège  des  divinités 
dont  la  Grèce  accepta  et  transforma  le  culte,  projiagé  par  les 
émigrations  phéniciennes.  Ces  bois  et  ces  montagnes  ont  retenti 
des  cris  de  Vénus  pleurant  Adonis,  et  c'était  dans  ces  grottes 
mystérieuses,  où  quelques  sectes  idolâtres  célèbrent  encore  des 
orgies  nocturnes,  qu'on  allait  prier  et  pleurer  sur  l'image  de 
la  victime,  pâle  idole  de  marbre  ou  d'ivoire  aux  blessujes  sai- 
gnantes, autour  de  laquelle  les  femmes  éplorées  imitaient  les 
cris  plaintifs  de  la  déesse.  Les  chrétiens  de  Syrie  ont  des  solen- 
nités pareilles  dans  la  nuit  du  vendredi  saint  :  une  mère  en 
pleurs  tient  la  place  de  l'amante,  mais  T imitation  plastique  n'est 
pas  moins  saisissante  ;  on  a  conserve  les  formes  de  la  fête  dé- 
crite si  poétiquement  dans  lidylle  de  Théocrite. 

Cioyez  aussi  que  bien  des  traditions  primitives  n'ont  fait  que 
se  transformer  ou  se  renouveler  dans  les  cultes  nouveaux.  Je  ne 
sais  trop  si  notre  Eglise  tient  beaucoup  à  la  légende  de  Siméon 
Stylite,  et  je  pense  bien  que  Fou  jieut,  sans  irrévérence,  trouver 
exagéré  le  système  de  mortification  de  ce  saint;  mais  Lucien 
nous  apprend  encore  que  certains  dévots  de  l'antiquité  se  te- 
naient debout  plusieurs  jours  sur  de  hautes  colonnes  de  pierre 
que  lîacchus  avait  élevées,  à  peu  de  distance  de  Beyrouth,  en 
l'honneur  de  Priape  et  de  Junon. 

Mais  débarrassons-nous  de  ce  bagage  de  souvenirs  antiques 
cL  de  rêveries  religieuses  où  conduisent  si  invinciblement  l'as- 
j)ect  des  lieux  et  le  mélange  de  ces  populations,  cpii  résument 
pêut-élre  en  elles  toutes  les  croyances  et  toutes  les  supersti- 
tions de  la  terre.  ]Moise,  Orj>lu'e,  Zoroastie,  Jésus,  ÎNhdujmet, 
et  jusqu'au  Bouddha  indien,  ont  ici  des  disciples  plus  ou  moins 
nombreux...  Ke  croirait-on  pas  que  tout  cela  doit  aninier  la 
ville,  l'emplir  de  cérémonies  et  de  fêtes,  et  en  faire  une  sorte 


LES     FEMMES    DU     CAIRE.  283 

d'Alexandrie  de  Tépoque  romaine?  Riais  non,  tout  est  calme  et 
morne  aujourd'hui  sous  l'influence  des  idées  modernes.  C'est 
dans  la  montagne,  où  leur  pouvoir  se  fait  moins  sentir,  que  nous 
retrouvei'ons  sans  doute  ces  mœurs  pittoresques,  ces  étranges 
contrastes  que  tant  d'auteurs  ont  indiqués,  et  que  si  peu  ont 
été  à  même  d'observer. 


DRUSES  ET  MARONITES 


I 

UN   PRINCE   DU   LIBAN 


LA    MONTAGNE 


J'avais  accepté  avec  empressement  l'invitation,  faite  par  le 
prince  ou  émir  du  Liban  qui  nv  était  venu  visiter,  d'aller  passer 
quelques  jours  dans  sa  demeure,  située  à  peu  de  distance 
d'Antoura,  dans  le  Kesrouan.  Comme  on  devait  partir  le  len- 
demain matin,  je  n'avais  plus  que  le  temps  de  retourner  à 
l'hôtel  de  Baltista,  où  il  s'agissait  de  s'entendre  sur  le  prix  de 
la  location  du  cheval  qu'on  m'avait  piomis. 

On  me  conduisit  dans  l'ecune,  ou  ii  n'y  avait  que  de  grands 
chevaux  osseux,  aux  jambes  fortes,  à  l'échiné  aiguë  comme 
celle  des  poissons...;  ceux-là  n'appartenaient  pas  assurément 
à  la  race  des  chevaux  nedjis,  mais  on  me  dit  que  c'étaient  les 
meilleurs  et  les  plus  sûrs  pour  grimper  les  âpres  côtes  des  mon- 
tagnes. Les  élégants  coursiers  arabes  ne  brillent  guère  que  sur 
le  turf  sablonneux  du  désert.  J'en  indiquai  un  au  hasard,  et 
l'on  me  promit  qu'il  serait  à  ma  porte  le  lendemain,  au  point 
du  jour.  On  me  proposa  pour  m'accompagner  un  jeune  garçon 
nommé  Moussa  (Moïse),  qui  parlait  fort  bien  ritalien.  Je  re- 
merciai de  tout  mon  cœur  le  signor  Battista,  qui  s'était  chargé 


28G  VOYAGE     EN     OP.irNT. 

de  cette  négociation,  et  chez  lequel  je  prorriis  de  venir  de- 
me  irer  à  mon  retour. 

La  nuit  était  tombée,  mais  les  nuits  de  Syrie  ne  sont  qu'un 
jour  bleuâtre;  tout  le  monde  prenait  le  frais  sur  les  terrasses, 
et  cette  ville,  à  mesure  que  je  la  regardais  en  remontant  les 
collines  extérieures,  affectait  des  airs  babyloniens.  La  lune 
découpait  de  blanches  silhouettes  sur  les  escaliers  que  forment 
de  loin  ces  maisons  qu'on  a  vues  dans  le  jour  si  hautes  et  si 
sombres,  et  dont  les  têtes  des  cyprès  et  des  palmiers  rompent 
çà  et  là  l'uniformité. 

Au  sortir  de  la  ville,  ce  ne  sont  d'abord  que  végétaux  dif- 
formes, aloès,  cactus  et  raquettes,  étalant,  comme  les  dieux  de 
l'Inde,  des  milliers  de  tètes  couronnées  de  fleurs  rouges,  et 
dressant  sur  vos  p"\s  des  épées  et  des  dards  assez  redoutables  ; 
mais,  en  dehors  de  ces  clôtures,  on  retrouve  l'ombrage  éclairci 
des  mûriers  blancs,  des  lauriers  et  des  limoniers  aux  feuilles 
luisantes  et  métalliques.  Des  mouches  lumineuses  volent  cà  et 
là,  égayant  l'obscurité  des  massifs.  Les  hautes  demeures  éclai- 
rées dessinent  au  loin  leurs  ogives  et  leurs  arceaux,  et,  du  fond 
de  ces  manoirs  d'un  aspect  sévère,  on  entend  parfois  le  son  des 
guitares  accompagnant  des  voix  mélodieuses. 

Au  coin  du  sentier  qui  tourne  en  remontant  à  la  maison  que 
j'habite,  il  y  a  un  cabaret  établi  dans  le  creux  d'un  arbre 
énorme.  Là  se  réunissent  les  jeunes  gens  des  environs,  qui 
restent  à  boire  et  à  chanter  d'ordinaire  jusqu'à  deux  heures 
du  matin.  L'accent  guttural  de  leurs  voix,  la  mélopée  traînante 
d'un  récitatif  nasillard,  se  succèdent  chaque  nuit,  au  mépris 
des  oreilles  euro[)éennes  qui  peuvent  s'ouvrir  aux  environs  ; 
j'avouerai  pourtant  que  cette  musique  primitive  et  biblique  ne 
manque  pas  de  charme  quelquefois  pour  qui  sait  se  mettre  au- 
dessus  des  préjuges  du  solfège. 

En  rentrant,  je  trouvai  mon  hôte  maronite  et  toute  sa  famille 
cfui  m'attendaient  sur  la  terrasse  attenante  à  mon  logement.  Ces 
braves  gens  croient  vous  faire  honneur  en  amenant  tous  leurs 
parents  et  leurs  amis  chez  vous.  Il  fallut  leur  faire  servir  du 


DRLSES     ET     MARONITES.  267 

cafe  et  distribuer  des  pipes,  ce  dont,  au  reste,  se  chargeaient 
la  maîtresse  et  les  filles  de  la  maison,  aux  frais  naturellement 
du  locataire.  Quelcjucs  phra>es  mélangées  d'italien,  de  grec  et 
d  arabe,  défrayaient  assez  péniblement  la  conversation.  Je 
n'osais  pas  dire  que,  n'ayant  point  dormi  dans  la  journée  et 
devant  partir  à  l'aube  du  jour  suivant,  j'aurais  aimé  à  regagner 
mon  lit;  mais,  après  tout,  la  douceur  de  la  nuit,  le  ciel  étoile, 
la  mer  étalant  à  nos  pieds  ses  nuances  de  bleu  nocturne  blan- 
chies çà  et  là  par  le  reflet  des  astres,  me  faisaient  supporter 
assez  bien  l'euBui  de  cette  réception.  Ces  bonnes  gens  me 
firent  enfin  leurs  adieux,  car  je  devais  partir  avant  leur  réveil, 
et,  en  effet,  j'eus  à  peine  le  temps  de  dormir  trois  heures  d'un 
sommeil  interrompu  par  le  chant  des  coqs. 

En  m'évcillant,  je  trouvai  le  jeune  Moussa  assis  devant  ma 
porte,  sur  le  rebord  de  la  terrasse.  Le  cheval  qu'il  avait  amené 
stationnait  au  bas  du  perron,  ayant  un  pied  replié  sous  le 
ventre  au  moyen  d'une  corde,  ce  qui  est  la  manière  arabe  de 
:  lire  tenir  en  place  les  chevaux.  Il  ne  me  resiait  plus  qu'àm'em- 
boiter  dans  une  de  ces  selles  hautes  à  la  mode  turque,  qui 
NOUS  pressent  comme  un  étau  et  rendent  la  chute  presque  im- 
j)  issible.  De  larges  étriers  de  cuivre,  en  forme  de  pelle  à  feu, 
^  ,nt  attachés  si  haut,  qu'on  a  les  jambes  pliées  en  deux;  les 
coins  tranchants  servent  à  piquer  le  cheval.  Le  prince  sourit 
un  peu  de  mon  embarras  à  prendre  les  allures  d'un  cavalier 
arabe,  et  me  donna  quelques  conseils.  C'était  un  jeune  homme 
dune  physionomie  franche  et  ouverte,  dont  l'accueil  m'avait 
-éduit  tout  d'abord  ;  il  s'appelait  Abou-Miran,  et  appartenait  à 
une  branche  de  la  famille  des  Hobeisch,  la  plus  illustre  du 
Kesrouan.  Sans  être  des  |j1us  riches,  il  avait  autorité  sur  une 
dizaine  de  villages  composant  un  district,  et  en  rendait  les  re- 
d 'Nances  au  pacha  de  Tripoli. 

Tout  le  monde  étant  prêt,  nous  descendîmes  jusqu'à  la  route 
fjui  côtoie  .le  rivage,  et  qui,  ailleurs  qu'en  Orient,  passerait 
pour  un  simple  ravin.  Au  bout  d'une  lieue  environ,  on  me 
îuoutra  la  grotte  d'oii  sortit  le  fameux  dragon  qui  était  prêt  à 


288  VOYAGE     EN     ORIENT. 

dévorer  la  fille  du  roi  de  Beyrouth,  lorsque  saint  Georges  le 
perça  de  sa  lance.  Ce  lieu  est  très-révéré  par  les  Grecs  et  par 
les  Turcs  eux-juèmes,  qui  ont  construit  une  petite  mosquée  à 
l'endroit  même  où  eut  lieu  le  combat. 

Tous  les  chevaux  syriens  sont  dressés  à  marcher  à  Tamble, 
ce  qui  rend  leur  trot  fort  doux.  J'admirais  la  sûreté  de  leur 
pas  à  travers  les  pierres  roulantes,  les  granits  tranchants  et  les 
roches  polies  que  l'on  rencontre  à  tous  moments...  Il  fait  déjà 
grand  jour,  nous  avons  dépassé  le  piomontoire  fertile  de 
Beyrouth,  qui  s'avance  dans  la  mer  d'environ  deux  lieues,  avec 
ses  hauteurs  coui'onnées  de  pins  parasols  et  son  escalier  de  ter- 
rasses cultivées  en  jardins  ;  l'immense  vallée  qui  sépare  deux 
chaînes  de  montagnes  étend  à  perte  de  vue  son  double  amphi- 
théâtre, dont  la  teinte  violette  et  constellée  çà  et  là  de  points 
crayeux,  qui  signalent  un  grand  nombre  de  villages,  de  cou- 
vents et  de  châteaux.  C'est  un  des  plus  vastes  panoramas  du 
monde,  un  de  ces  lieux  où  1  âme  s'éluigit,  comme  pour  attein- 
dre aux  proportions  d'un  tel  spectacle.  Au  fond  de  la  vallée 
coule  le  ]\ahr-Beyrouth,  rivière  l'été,  torrent  l'hiver,  qui  va  se 
jeter  dans  le  golfe,  et  cfue  nous  traversâmes  à  Tombre  des 
arches  d'un  pont  romain. 

Les  chevaux  avaient  de  l'eau  seulement  jusqu'à  mi-jambe  ; 
des  tertres  couverts  d'épais  buissons  de  lauriers-roses  divisent 
le  courant  et  couvrent  de  leur  ombre  le  lit  ordinaire  de  la 
rivière  ;  deux  zones  de  sable,  indiquant  la  ligne  extrême  des 
inondations,  détachent  et  font  ressortir  sur  tout  le  fond  de  la 
vallée  ce  long  ruban  de  fleurs  et  de  verdure.  Au  delà  com- 
mencent les  premières  pentes  de  la  montagne  ;  des  grès  verdis 
par  les  lichens  et  les  mousses,  des  caroubiers  tortus,  des  chênes 
rabougris  à  la  feuille  teintée  d'un  vert  sombre,  des  aloès  et  des 
nopals,  embusqués  dans  les  pierres,  comme  des  nains  armés 
menaçant  l'homme  à  son  passage,  mais  offrant  un  refuge  à  d'é- 
normes lézards  verts  qui  fuient  par  centaines  sous  les  jjieds 
des  chevaux  :  voilà  ce  qu'on  rencontre  en  gravissant  les  pre- 
mières hauteurs.  Cependant  de  longues  places  de  sable  aride 


DRUSES     ET     MARONITES.  289 

'léchlrent  çù  et  là  ce  manteau  de  végétation  sauvage.  Un  peu 
plub  loin,  ces  landes  jauniUres  se  prêtent  à  la  culture  et  pié- 
sentent  des  lignes  réj^ulières  d  oliviers. 

Nous  eûmes  atteint  l)ientôt  le  sonnnet  de  la  première  zone 
des  hauteurs,  qui,  d'en  bas,  semble  se  confondre  avec  le 
massif  du  Sannin.  Au  delà  s'ouvre  une  vallée  qui  forme  un  pli 
parallèle  à  celle  du  Nalir-Beyrouth,  et  qu'il  faut  traverser  pour 
atteindre  la  seconde  crête,  d'où  l'on  en  découvre  une  autie 
encore.  On  s'aperçoit  déjà  que  ces  villages  nombreux,  qui  de 
loin  semblaient  s'abriter  dans  les  flancs  noirs  d'une  même 
montagne,  dominent  au  contraire  et  couronnent  des  chaînes  de 
hauteurs  que  séparent  des  vallées  et  des  abunes;  on  comprend 
aussi  que  ces  lignes,  garnies  de  châteaux  et  de  tours,  pré- 
senteraient à  toute  armée  une  série  de  remparts  inaccessibles, 
si  les  habitants  voulaient,  >  omme  autrefois,  combattre  réunis 
pour  les  mêmes  principes  d'indépendance.  Malheureusement, 
trop  de  peuples  ont  intérêt  à  profiter  de  leurs  divisions. 

Nous  nous  arrêtâmes  sur  le  second  plateau,  où  s'clève  une 
église  maronite,  bâtie  dans  le  style  byzantin.  On  disait  la  messe, 
et  nous  mîmes  pied  à  terre  devant  la  porte,  afin  d'en  entenche 
quelque  chose.  L'église  était  pleine  de  monde,  car  c'était 
un  dimanche,  et  nous  ne  pûmes  trouver  place  qu'aux  derniers 
rangs. 

Le  clergé  me  sembla  vêtu  à  peu  près  comme  celui  des 
Grecs  ;  les  costumes  sont  assez  beaux,  et  la  langue  emplovée 
est  l'ancien  syriaque,  que  les  prêtres  déclamaieut  on  chantaient 
d'un  ton  nasillard  qui  leur  est  particulier  Les  femmes  étaient 
toutes  dans  une  tribune  élevée  et  protégées  par  un  grillage.  En 
examinant  les  ornements  de  l'église,  simples,  mais  fraîchement 
réparés,  je  vis  avec  peine  que  l'aigle  noire  à  double  tète  de 
l'Autriche  décorait  chaque  pilier,  comme  symbole  d'une  pro- 
tection qui  jadis  appartenait  à  la  France  seule  C'est  depuis 
nctre  dernière  révolution  seuleuient  que  l'Autriche  et  la  Sar- 
daigue  luttent  avec  nous  dintlueuce  dans  Tesprit  et  dans  les 
affaires  des  catholiques  .syriens. 

i-  17 


29)  VOYAGE      EN      ORIENT, 

Une  messe,  le  matin,  ne  [eut  point  faire  de  mal,  à  moins 
que  l'on  n'entre  en  sueur  dans  l'église  et  que  l'on  ne  s'expose 
à  l'ombre  humide  qui  descend  des  voûtes  et  des  piliers;  mais 
cette  maison  de  Dieu  était  si  propre  et  si  riante,  les  cloches 
nous  avaient  appelés  d'un  si  joli  son  de  leur  timbre  argentin, 
et  puis  nous  nous  étions  tenus  si  près  de  l'entrée,  que  nous 
sortîmes  de  là  gaiement,  bien  disposés  pour  le  reste  du  voyage. 
TCos  cavaliers  repartirent  au  galop  en  s'interpellant  avec  des 
cris  joyeux;  faisant  mine  de  se  poursuivre,  ils  jetaient  devant 
eux,  comme  des  javelots,  leurs  lances  ornées  de  cordons  et  de 
houppes  de  soie,  et  les  retiraient  ensuite,  sans  s'arrêter,  de  la 
tel  re  ou  des  troncs  d'arbre  où  elles  étaient  allées  se  piquer 
au  Irin. 

Ce  jeu  d'adresse  dura  peu,  car  la  descente  devenait  difficile, 
et  le  pied  des  chevaux  se  posait  plus  timidement  sur  les  grès 
polis  ou  brisés  en  éclats  tranchants.  Jusque-là,  le  jeune  Moussa 
m'avait  suivi  à  pied,  selon  l'usage  des  mouÂres,  bien  que  je  lui 
eusse  offert  de  le  prendre  en  croupe;  mais  je  commençais  à 
envier  son  sort.  Saisissant  ma  [x;nsce,  11  m'offrit  de  guider  le 
cheval,  et  je  pus  traverser  le  fond  de  la  vallée  en  coupant  au 
court  dans  les  taillis  et  dans  les  pierres.  J'eus  le  t^emps  de  me 
reposer  sur  l'antie  versant  et  d'admirer  l'adresse  de  nos  com- 
pagnons à  chevaucher  dans  des  ravins  qu'on  jugerait  imprati- 
cables en  Europe. 

Cependant  nous  montions  à  l'ombre  d'une  forêt  de  pins,  et 
le  prince  mit  ])ied  à  teri-e  comme  moi.  Un  quart  d'heure  après, 
nous  nous  trouvâmes  au  bord  d'une  vallée  moins  profonde  que 
l'autre,  et  formant  comme  un  aniphilht'àtre  de  verdure.  Des 
troupeaux  paissaient  l'herbe  autour  d'un  petit  lac,  et  je  remar- 
quai là  quelques-uns  de  ces  moutons  syriens  dont  la  queue, 
alourdie  par  la  graisse,  pèse  jusqu'à  vingt  livres.  Nous  descen- 
dîmes, pour  faire  rafraîchir  les  chevaux,  jusqu'à  une  fontaine 
couverte  d'un  vaste  arceau  de  pierre  et  de  construction  antique, 
à  ce  cju'il  me  sen.bla.  Plusieurs  femmes,  gracieuseiuent  draj)ées, 
venaient  remplir  de  grands  vases,  qu'elles  posaient  ensuite  sur 


DRUSES    ET     MARONITES.  291 

leur  tête;  ceTles-là  naturellemeEt  ne  p.irtaient  pas  la  hante 
coiflure  des  femmes  mariées-,  c'étaient  des  jeuriej  filles  ou  des 
servantes. 

II    UN     VILLAGE     MIXTE 

En  avançant  de  quelques  pas  encore  au  delà  de  la  fontaine, 
et  toujours  sous  l'ombrage  des  pins,  nous  nous  trouvâmes  à 
l'entrce  du  village  de  Bethmérie,  situé  sur  un  plateau,  d'où  la 
vue  s'étend,  d'un  côté,  vers  le  golfe,  et,  de  l'autre,  sur  une 
vallée  profonde,  au  delà  de  laquelle  de  nouvelles  crêtes  de 
monts  s'estompent  dans  un  brouillard  bleuâtre.  Le  contraste 
de  cette  fiaîcheur  tt  de  celte  omlne  silencieuse  avec  l'ardeur 
des  plaines  et  des  grèves  qu'on  a  quittées  il  y  a  peu  d'heures, 
est  une  sensation  qu'on  n'ap|:)recie  bien  que  sous  de  tels  cli- 
mats. Une  vingtaine  de  maisons  étaient  répandues  sous  les 
ai'bres  et  présentaient  à  peu  près  le  tableau  d'un  de  nos  villages 
du  Midi.  Nous  nous  rendhnes  à  la  demeure  du  cheik,  qui  était 
absent,  mais  dont  la  femme  nous  fit  servir  du  lait  caillé  et  des 
fruits. 

Nous  avions  laissé  sur  notre  gauche  une  grande  maison, 
dont  le  toit  écroulé  et  les  solives  charbonnées  indiquaient  un 
incendie  récent.  Le  prince  m'apprit  que  c'étaient  les  Druses 
qui  avaient  mis  le  feu  à  ce  tâliment,  pendant  <iue  plusieurs 
familles  maronites  s'y  trouv;iient  rassemblées  pour  une  noce. 
Heureusement,  les  convié-  avaient  pu  fuir  à  temps;  mais  le  plus 
singulier,  c'est  que  les  coupables  étaient  des  habitants  de  la 
même  localité.  Bethmérie,  comme  village  mixte,  contient 
environ  cent  cinquante  chrétiens  et  une  soixantaine  de  Dmses. 
Les  maisons  de  ces  derniers  sont  séparées  des  autres  par  deux 
cents  pas  à  peine  Par  suite  de  cette  hostilité,  une  lutte  san- 
glante avait  eu  lieu,  et  le  pacha  s'était  hâté  d'intervenir  en 
établissant  entre  les  deux  parties  du  village  un  petit  camp 
d'Albanais,  qui  vivait  aux  dépens  des  populations  rivales. 

]No«s  venions  de  finir  notre  repas,  lorscjue  le  cheik  rentra 
dans  sa  maison.  Après  les  premières  civilités,  il  entama  une 


292  VOYAGE     EN     OUIENT. 

longue  conversation  avec  le  prince,  et  se  plaignit  vivement  de 
la  présence  des  Albanais  et  du  désarmement  général  qui  avait 
eu  lieu  dans  son  district.  Il  lui  semblait  que  cette  mesure  n'au- 
rait dû  s'exercer  qu'à  l'égard  des  Druses,  seuls  coupables  d'atta- 
que nocturne  et  d'incendie.  De  temps  en  temps,  les  deux  chefs 
baissaient  la  voix,  et,  bien  que  je  ne  pusse  saisir  complètement 
le  sens  de  leur  discussion,  je  pensai  qu'il  était  convenable  de 
m'éloigner  un  peu  sous  prétexte  de  promenade. 

Mon  guide  m'apprit  en  marchant  que  les  chrétiens  maronites 
de  la  province  d'El  Garb,  ou  nous  étions,  avaient  tenté  précé- 
demment d'expulser  les  Druses  disséminés  dans  plusieurs 
villages,  et  que  ces  derniers  avaient  appelé  à  leur  secours 
leurs  coreligionnaires  de  iWniiliban.  De  là  une  de  ces  luttes 
qui  se  renouvellent  si  souvent.  La  grande  force  des  Maronites 
est  dans  la  province  du  Kesrouan,  située  derrière  Djebaïl  et 
Tripoli,  comme  aussi  lap!us  forte  population  des  Druses  habite 
les  provinces  situées  de  Beyrouth  jusqu'à  Saint- Jean-d' Acre. 
Le  cheik  de  Bcthmérie  se  plaignait  sans  doute  au  prince  de  ce 
que,  dans  la  circonstance  récente  dont  j'ai  parlé,  les  gens  du 
Kesrouan  n'avaient  pas  bougé;  mais  ils  n'en  avaient  pas  eu  le 
temps,  les  Turcs  ayant  mis  le  holà  avec  un  empressement  peu 
ordinaii-e  de  leur  part.  C'est  que  la  querelle  était  survenue  au 
moment  de  payer  le  utiri.  «  Payez  d'abord,  disaient  les  Turcs, 
ensuite  vous  vous  battiez  tant  qu'il  vous  plaira.  »  Le  moyen,  en 
effet,  de  toucher  des  impôts  chez  des  gens  qui  se  ruinent  et 
s'égorgent  au  moment  même  de  la  récolte  ? 

Au  bout  de  la  ligne  des  maisons  chrétiennes,  je  m'arrêtai 
sous  im  bouquet  d'arbres,  d'où  l'on  voyait  la  mer,  qui  brisait 
au  loin  ses  flots  argentés  sur  le  sable.  L'œil  domine  de  là  les 
croupes  étagées  des  monts  que  nous  avions  franchis,  le  cours 
des  petites  rivières  qui  sillonnent  les  vallées,  et  le  ruban  jau- 
nâtre que  trace  le  long  de  la  mer  cette  belle  route  d'Antonin. 
où  l'on  voit  sur  les  rochers  des  inscriptions  romaines  et  des 
bas-reliefs  persans.  Je  m'étais  assis  à  l'ombre,  lorsqu'on  vint 
minviter  à  prendre  du  café  chez  un  nioudhir  ou.  commandant 


DUUSEb     El'     MAUOtSIÏES.  293 

turc,  qui,  je  suppose,  exerçait  une  autorité  momentanée  par 
suite  de  l'occupation  du  village  par  les  Albanais. 

Je  fus  conduit  dans  une  maison  nouvellement  décorée,  en 
l'honneur  sans  doute  de  ce  fonctionnaire,  avec  une  belle  natte 
des  Indes  couvrant  le  sol,  un  divan  de  tapisserie  et  des  rideaux 
de  soie.  J'eus  Tirrévérence  d'entrer  sans  oter  ma  chaussure, 
malgré  les  observations  des  valets  turcs,  cpie  je  ne  compienais 
pas.  Le  moudhir  leur  fit  signe  de  se  taire,  et  m'indiqua  une 
])lace  sur  le  divan  sans  se  lever  iui-mèu;e.  Il  fit  ap))orter  du 
café  et  des  pipes,  et  m'adres-a  quelques  mots  de  politesse  en 
s'interrompant  de  temps  en  temps  pour  appliquer  son  cachet 
sur  des  carrés  de  pajiier  que  lui  passait  son  secrétaire,  assis, 
près  de  lui,  sur  un  tabouret. 

Ce  moudhir  était  jeune  et  dune  mine  assez  fiére.  Il  com- 
mença par  me  questionner,  en  mauvais  italien,  avec  toutes  les 
banalités  d'usage,  sur  la  vapeur,  sur  Napoléon  et  sur  la  dé- 
couverte prochaine  d'un  moyen  pour  traverser  les  airs.  Après 
l'avoir  satisfait  là-dessus,  je  crus  pouvoir  lui  deaiauiJer  quel- 
ques détails  sur  les  jxipulations  qui  nous  entouraient.  Il  parais- 
sait très  réservé  à  cet  égard  ;  toutefois,  il  m'apprit  que  la  que- 
relle éiait  venue,  là  comme  sur  plusieurs  autres  jjoints,  de  ce 
que  les  Druses  ne  voulaient  pas  verser  le  tribut  dans  les 
mains  des  cheiks  maronites,  r^esponsables  envers  le  pacha.  La 
même  pfsition  existe  d'une  manière  invei'se  dans  les  villages 
mixtes  du  pays  des  Druses.  Je  demandai  au  moiîdhir  s'il  y 
avait  quelque  difficulté  à  visiter  l'autre  partie  du  village. 

—  Allez  où  vous  voudrez,  dit-il;  tous  ces  gens  là  sont  fort 
paisibles  depuis  que  nous  sommes  chez  eux.  Autremeni,  il  au- 
rait fallu  vous  battre  pour  les  uns  ou  pour  les  autres,  pour 
la  croix  blanche  ou    pour  la  main  blanche. 

Ce  sont  les  signes  qui  distinguent  lesdrujjeaux  des  Maronites 
et  ceux  des  Druses,  dont  le  fond  est  également  rouge  d'ailleurs. 

Je  pris  congé  de  ce  Turc,  et,  comme  je  savais  que  mes 
comjiagnoni  resteraient  encore  à  Bethmérie  pendant  la  plus 
grande  chaleur  du  jour,  je  me  dirigeai  vers  le  quartier  des 


2  9.4  \  O  Y  A  G  IL     £  :■<     O  11  I  E  .N  T . 

Druses,  accompagné  du  seul  Muusju.  Le  s  :leil  était  tlans  toute 
sa  force,  et,  après  avoir  marché  dix  minutes,  nous  rencon- 
îr'ârues  les  deux  premières  maisons.  Il  y  avait  devant  celle  de 
droite  un  jardin  en  terrasse  où  jouaient  quelques  enfants.  Ils 
accoururent  pour  nous  voir  passer  et  poussèrent  de  grands 
cris  c[ui  firent  sortir  deux  femmes  de  la  maison.  L'une  d'elles 
portait  le  tantour,  ce  qui  indiquait  sa  condition  d'épouse  ou 
de  veuve;  l'autre  parais-ait  plus  jeune,  et  avait  la  tète  cou- 
verte d'un  simple  voile,  qu'elle  ramenaii  sur  une  p;u-tie  de  son 
visage.  Toutefois,  on  pouvait  distinguer  leur  physionomie,  qui 
dans  leurs  mouvements  apparaissait  et  se  couvrait  tour  à  tour 
comme  la  lune  dans  les  nuages. 

L'examen  rapide  que  je  pouvais  en  faire  se  complétait  par 
les  figures  des  enfants,  toutes  découvertes,  et  dont  les  traits, 
parfaitement  formés,  se  rapprochaient  de  ceux  des  deux 
femmes.  La  plus  jeune,  me  voy..ml  arrêté,  rentra  dans  la  mai- 
son et  revint  avec  une  gargoulette  de  terre  poreuse  dont  elle 
fit  pencher  le  bec  de  mon  côté  à  travers  les  grosses  feuilles  de 
cactier  qui  bordaient  la  terrasse.  Je  m'approchai  pour  boire, 
bien  que  je  n'eusse  pas  soif,  puisque  je  venais  de  prendre  des 
rafraîchissements  chez  le  moudhir.  L'autre  femme,  voyant  que 
je  n'avais  bu  qu'une  gorgée j  me  dit  : 

—  Tuurid  leben?  (Est-ce  du  lait  que  tu  veux?) 
Je  faisais  un  signe  de  refus,  mais  elle  était  déjà  rentrée. 
En  entendant  ce  mot  lehen^  je  me  rappelai  qu'il  veut  dire  en 
allemand  la  fie.  Le  Liban  tire  aussi  son  nom  de  ce  mol  leben, 
et  le  doit  à  la  blancheur  des  neiges  qui  couvrent  ses  mon- 
tagnes, et  que  les  Arabes,  au  travers  des  sables  enflammés  du 
désert,  rêvent  de  loin  comme  le  lait,  —  comme  la  viel  La 
bonne  femme  était  accourue  de  nouveau  avec  une  tasse  de 
lait  écumant.  Je  ne  pus  refuser  d'en  boire,  et  j'allais  tirer 
quelques  pièces  de  ma  ceinture,  lorsque,  sur  le  mouvement 
seul  de  ma  main,  ces  deux  personnes  firent  des  signes  de 
refus  ti  ès-énergic|ues.  Je  savais  déjà  que  l'hospitalité  a  dans  le 
Liban  des  hal>itudes  plus  qu'écossaises  :  je  n'insistai  pas. 


URUSES     ET     MAKOXITES.  295 

Autant  que  jeu  ai  pu  juger  par  l'aspect  compare  de  ces 
femmes  et  de  ces  enfants,  les  traits  de  la  population  druse  ont 
quelque  rapport  avec  ceux  de  la  race  persane.  Ce  hâle,  qui 
sépandait  sa  teinte  ambrée  sur  les  visages  des  petites  filles, 
n'altérait  pas  la  blancheur  mate  des  deux  femmes  à  demi 
voilées,  de  telle  sorte  qu'on  pourrait  croire  que  l'habitude  de 
se  couvrir  le  visage  est,  avant  tout,  chez  les  Levantines,  une 
question  de  coquetterie.  L'air  vivifiant  de  la  montagne  et  l'ha- 
bitude du  travail  colorent  fortement  les  lèvres  et  les  joues. 
!.e  fard  des  Turques  leur  esl  donc  inutile;  cependant,  comme 
chez  ces  dernières,  la  teinture  ombre  leurs  paupières  et  pro- 
longe l'arc  de  leurs  sourcils. 

J'allai  plus  loin  :  c'étaient  toujours  des  maisons  d'un  étage 
au  plus  bâties  en  pisé,  les  plus  gran'es  en  pierre  rougeâtre, 
avec  des  toits  plats  soutenus  par  des  arceaux  intérieurs,  des 
escaliers  en  dehors  montant  jusqu'au  toit,  et  dont  tout  le  mo- 
bilier, comme  on  pouvait  le  voir  par  les  fenêtres  grillées  ou 
les  portes  entr' ouvertes,  consistait  en  lambris  de  cèdre  sculp- 
tés ,  en  nattes  et  en  divans ,  les  enfants  et  les  femmes  ani- 
mant tout  cela  sans  trop  s'étonner  du  passage  d'un  étranger, 
ou  m'adressant  avec  bienveillance  le  sal-kher  (bonjour)  accou- 
tumé. 

Arrivé  au  bout  du  village  où  finit  le  plateau  de  Bethmérie, 
j'aperçus  de  l'autre  côté  de  la  vallée  un  couvent  où  Aloussa 
voulait  me  conduire;  mais  la  fatigue  commençait  à  me  gagner 
<;t  le  soleil  était  devenu  insupportable  :  je  m'assis  à  l'ombre 
d'un  mur  auquel  je  m'appuvai  avec  une  sorte  de  somnolence 
due  au  peu  de  tranquillité  de  ma  nuit.  Un  vieillard  sortit  de 
la  maison,  et  m'engagea  à  venir  me  reposer  chez  lui.  Je  le 
remerciai,  craignant  qu'il  ne  fût  déjà  tard  et  que  mes  compa- 
gnons ne  s'inquiétassent  de  mon  absence.  Voyant  aussi  que  je 
refusais  tout  rafraîchissement,  il  me  dit  que  je  ne  devais  pas 
le  quitter  sans  accepter  quelque  chose.  Alors,  il  alla  chercher 
de  petits  abricots  [niccli-inrcfi),  et  me  les  donna;  puis  il  \oulut 
encore  m'accompagner  jusqu'au  bout  de  la  me.  Il  parut  con- 


29G  voYAcr.    I:^    orient. 

tiaiié  en  apprcliant  par  Moussa  que  j'avais  déjeuné  chez  le 
cheik  chrétien. 

—  C'est  moi  qui  suis  le  cheik  véritable,  dit-il,  et  fai  le 
droit  de  donner  l'hospitalité  aux  étrangers. 

Moussa  me  dit  alors  que  ce  vieillard  avait  été,  er,  effet,  le 
cheik  ou  seigneur  du  village  du  temps  de  l'émir  Béchir;  mais, 
comme  il  avait  pris  parti  j)our  les  Egyptiens,  l'autorité  turque 
ne  voulait  plus  le  reconnaître,  et  l'élection  s'était  portée  sur 
un  Maronite. 

III    LE     MANOIR 

Nous  reniontàmes  à  cheval  vers  trois  heures,  et  ns)us  redes- 
cendîmes dans  la  vallée  au  fond  de  laquelle  coule  une  petite 
livière.  En  suivant  son  cours,  qui  se  dirige  vers  la  mer,  et 
remontant  ensuite  au  milieu  des  rochers  et  des  pins,  traversant 
çà  et  là  des  vallées  fertiles  plantées  toujours  de  mûriers,  d'oli- 
viers et  de  cotonniers,  entre  lesquels  on  a  semé  le  blé  et  l'orge, 
nous  nous  trouvâmes  enfin  sur  le  bord  du  Nahr-el  Kelb,  c'est- 
à-dire  le  fleuve  du  Chien,  l'ancien  Lycus,  qui  répand  une  eau 
rare  entre  les  rochers  rougeâtres  et  les  buissons  de  lauriers. 
Ce  fleuve,  qui,  dans  l'été,  est  à  peine  une  rivière,  prend  sa 
source  aux  cimes  neigeuses  du  haut  Liban,  ainsi  que  tous  les 
autres  cours  d'eau  qui  sillonnent  parallèlement  celte  côte 
jusqu'à  Antakich,  et  qui  vont  se  jeter  dans  la  mer  de  Syrie. 
I,cs  hautes  terrasses  du  couvent  d'Antoura  s'élevaient  à  notre 
gauche,  et  les  bâtiments  semblaient  tout  près,  quoique  nous 
en  fussions  sépares  par  de  profondes  vallées.  D'autres  couvents 
grecs,  maronites,  ou  appartenant  aux  lazaristes  européens, 
apparaissaient,  dominant  de  nombreux  villages,  et  tout  cela, 
qui,  comme  description,  peut  se  rapporter  simplement  à  la 
])hysionomie  des  Apennins  ou  dés  basses  Alpes,  est  d'un  effet 
de  contraste  prodigieux,  quand  on  songe  qu'on  est  en  pays 
musulman,  à  quelques  lieues  du  désert  de  Damas  et  des  ruines 
j)oudieuses  de  Balbek.  Ce  qui  fait  aussi  du  Liban  une  petite 
Europe  industrieuse,  libre,   intelligente  surtout,  c'est  que  là 


DRUSES     V.T     MARONITES.  297 

cesse  l'impression  de  ces  grandes  chaleurs  qui  énervent  les 
populations  de  TAsie.  Les  cheiks  et  les  habitants  aisés  ont, 
suivant  les  saisons,  des  résidences  qui,  plus  haut  ou  plus  bas 
dans  des  vallées  étagées  entre  les  monls,  leur  permettent  de 
vivre  au  milieu  d'un  éternel  printemps. 

La  zone  où  nous  entrâmes  au  coucher  du  soleil,  déjà  très- 
élevée,  mais  protégée  par  deux  chaînes  de  sommets  boisés,  me 
parut  d'une  température  délicieuse.  Là  commençaient  les  pro- 
priétés du  prince,  ainsi  que  Moussa  me  l'apprit.  >»ous  touchions 
donc  au  but  de  notre  course  ;  cependant  ce  ne  fut  qu'à  la  nuit 
fermée  et  après  avoir  traversé  un  bois  de  sycomores,  où  il 
était  très-difficile  de  guider  les  chevaux,  que  nous  aperçûmes 
un  groupe  de  bâtiments  dominant  un  mamelon  autour  duquel 
tournait  un  chemin  escarpé.  C'était  entièrement  l'apparence 
d'un  château  gothique;  quelques  fenêtres  éclairées  découpaient 
leurs  ogives  étroites,  qui  formaient,  du  reste,  l'unique  décoration 
extérieure  d'une  cour  carrée  et  d'une  enceinte  de  grands  murs. 
Toutefois,  après  qu'on  nous  eut  ouvert  une  porte  basse  à  cintre 
surbaissé,  nous  nous  trouvâmes  dans  une  vaste  cour  entourée 
de  galeries  soutenues  par  des  colonnes.  Des  valets  nombreux  et 
des  nègres  s'empressaient  autour  des  chevaux,  et  je  fus  intro- 
duit dans  la  salle  basse  ou  s(rdai\  vaste  et  décorée  de  divans, 
où  nous  j)rînies  place  en  attendant  le  souper.  Le  prince,  après 
avoir  fait  servir  des  rafraîchissements  pour  ses  compagnons  et 
pour  moi,  s'excusa  sur  l'heure  avancée  qui  ne  permettait  pas 
de  me  présenter  à  sa  famille,  et  entra  dans  cette  partie  de  la 
maison  qui,  chez  les  chrétiens  comme  chez  les  Turcs,  est  spé- 
cialement consacrée  aux  femmes  ;  il  avait  bu  seulement  avec 
nous  un  verre  de  vin  cCor  au  moment  où  l'on  apportait  le 
souper. 

Le  lendemain,  je  m'éveillai  au  bruit  que  faisaient  dans  la 
cour  les  sais  et  les  esclaves  noirs  occupés  du  soin  des  chevaux. 
Il  y  avait  aussi  beaucoup  de  montagnards  qui  apportaient  des 
provisions,  et  quelques  moines  maronites  en  capuchon  noir  et 
en  robe  bleue,  regardant  tout  avec  un  souriie  bienveillant.  Le 

17. 


298  VOYAGE    EX    oniE.\r. 

prince  descendit  bienlùt  et  me  conduisit  à  un  jardin  en  terrasse 
abrité  de  deux  côtés  par  les  murailles  du  château,  mais  ayant 
vue  au  dehors  sur  la  vallée  où  le  Nahr-el-Kelb  roule  profon- 
dément encaissé.  On  cultivait  dans  ce  petit  espace  des  bana- 
niers, des  pahniers  nains,  des  limoniers  et  autres  arbres  de  la 
plaine,  qui,  sur  ce  plateau  élevé,  devenaient  une  rareté  et  une 
recherche  de  luxe.  Je  songeais  un  peu  aux  châtelaines  dont  les 
fenêtres  grillées  donnaient  probablement  sur  ce  petit  Éden; 
mais  il  n'en  fut  pas  question.  Le  prince  me  paj'la  longtem{>s  de 
sa  famille,  des  voyages  cpie  son  grand-père  avait  faits  en  Eu- 
rope et  des  honneurs  qu'il  y  avait  obtenus.  Il  s'exprimait  fort 
bien  en  italien ,  comme  la  plupart  des  émirs  et  des  cheiks  du 
Liban,  et  paraissait  disiX)sé  à  faire  quelque  jour  un  voyage  en 
France. 

A  1  heure  du  dînei-,  c  est-à-dire  vers  midi,  on  me  fit  monter 
à  une  galerie  haute,  ouverte  sur  la  c(;ur,  et  dont  le  fond  for- 
mait une  sorte  dalcove  garnie  de  divans  avec  un  phuicher  en 
estrade  ;  deux  femuies  très-par<es  étaient  assises  sur  le  divan, 
les  jambes  croisées  à  la  manière  turque,  et  une  petite  fille  qui 
était  près  d'elles  vint  dès  l'entrée  me  baiser  la  main,  selon  la 
coutume.  J'aurais  volontiers  rendu  à  mon  tour  cet  hommage 
aux  deux  dames,  si  je  n'avais  pensé  que  cela  était  contraire 
aux  usages.  Je  saluai  seulement,  et  je  pris  place  avec  le  prince 
à  une  table  de  marqueterie  qui  sujiportait  un  large  plateau 
chargé  de  mets.  Au  moment  où  j'allais  m'asseoir,  la  petite  fille 
m'apporta  une  serviette  de  soie  longue  et  tramée  d  argent  à 
ses  deux  bouts.  Les  daines  continuèrent,  pendant  le  repas,  à 
poser  sur  l'estrade  comme  des  idoles.  Seulement,  quand  la 
fable  fut  olée,  nous  allâmes  nous  asseoir  en  face  d'elles,  et  ce 
fut  sur  l'ordre  de  la  plus  âgée  qu'on  apporta  des  nai'ghilés. 

Ces  personnes  étaient  vêtues,  par-dessus  les  gilets  qui  pres- 
sent la  poitrine  et  le  cficytian  (pautak)n)  à  longs  plis,  de  lon- 
gues robes  de  soie  rayée;  une  lourde  ceinture  d'orfèvrerie, 
des  pai'ures  de  diamants  et  de  rubis  témoignaient  d'un  luxe 
très-général  d'iiilleurs  en  Syrie,  même  chez   les  femmes  d'un 


DRUSKS     ET     MARONITKS.  299 

îiiaindre  rang;  quant  à  la  corne  que  la  maîtresse  de  la  maison 
balançait  sur  son  front  et  qui  lui  faisait  £aire  les  mouvements 
d'un  cygne,  elle  était  de  vermeil  ciselé  avec  des  incrustations 
de  turquoises;  les  tresses  de  cheveux,  entremêlés  de  grappes  de 
sequias,  ruisselaient  sur  les  épaules,  selon  1»  mode  générale  du 
Levant.  Les  pieds  de  ces  dames,  repliés  sur  le  divan,  igno- 
raient lusage  du  bas;  ce  qui,  dans  ces  pays,  est  général,  et 
ajoute  à  la  beauté  un  moyen  de  sédnctiori  bien  éloigné  de  nos 
idées.  Des  feiiuiies  qui'  marchent  à  peine,  qui  se  livrent  plu- 
sieurs fois  le  jour  à  des  ablutions  parfumées,  dont  les  chaus- 
sures ne  compriment  pirint  les  doigts,  arrÎYent,  on  le  conçoit 
bien,  à  rendre  leurs  pieds  aussi  charmants  qae  leurs  mains  ;  la 
teinture  de  henné,  qui  en  rougit  les  «)ngles,  et  les  anneaux  des 
<'hevilles,  riclies  comme  des  bracelets,  complètent  la  grâce  et 
le  charme  de  cette  portion  de  la  femme,  un  peu  trop  sacrifiée 
<'hez  nous  à  la  gloire  des  cordonniers. 

Les  princesses  me  firent  beaucoup  de  questions  sur  l'Eu- 
rope et  me  parlèrent  de  plusiems  voyageurs  qu'elles  avaient 
vus  déjà.  C'étaient  en  général  des  légitimistes  en  jxMerin.ige 
vei'S  Jéiiisalem,  et  l'on  conçoit  combien  d'idées  contradictoires 
se  trouvent  ainsi  ré{wndues,  sur  l'état  de  la  France,  parmi  les 
chrétiens  du  Liban.  On  peut  dire  seulement  que  nos  dissenti- 
ments politiques  n'ont  que  peu  d'influence  sur  des  peuples  dcmt 
la  constitution  sociale  diffère  beaucoup  de  la  nôtre.  Des  catho- 
liques obligés  de  reconnaître  comme  suzerain  l'empereur  des 
Turcs  n'ont  pas  d'opinion  bien  nette  touchant  notre  état  poli- 
lique.  CepencLint  ils  ne  se  considèrent  à  l'égard  du  sultan  que 
comme  tributaires.  Le  véritable  souverain  est  encore  p!j>ur  e.ix 
l'émir  Béchir,  livré  au  sultan  pur  les  Anglais  après  l'expédition 
de  1840. 

En  très-peu  de  temps,  je  me  trouvai  tort  à  mon  aise  dans 
cette  fiimiUe,  et  je  vis  avec  ])laisir  disparaître  la  cérémonie  et 
l'étiquette  du  premier  jour.  Les  princesses,  yètues  simplement 
el  comme  les  femmes  ordinaires  du  pays,  se  mêlaient  aux  tra- 
vaux de  leurs  gens,  et  la  plus  jeune  descendait  aux  fontaines 


300  VOYAGE     EN     ORIENT. 

avec  les  filles  du  village,  ainsi  que  la  Rébecca  de  la  Bible  et  la 
Nausicaa  d'Homère,  On  s'occupait  beaucoup  dans  ce  mo- 
nicnt-là  de  la  récolte  de  la  soie,  et  l'on  me  fit  voir  les  cabanes^ 
bâtiments  d'une  construction  légère  qui  servent  de  magna- 
nerie. Dans  certaines  salles,  on  nourrissait  encore  les  vers  sur 
des  cadres  superposés;  dans  d'autres,  le  sol  était  jonché 
d'épines  coupées  sur  lesquelles  les  larves  des  vers  avaient  opéré 
leur  transformation.  Les  cocons  étoilaient  comme  des  olives 
d'or  les  rameaux  entassés  et  figurant  d'épais  buissons  ;  il  fallait 
ensuite  les  détacher  et  les  exposer  à  des  vapeurs  soufrées  pour 
détruire  la  chrysalide,  puis  dévider  ces  fils  presque  imper- 
ceptibles. Des  centaines  de  femmes  et  d'enfants  étaient  em- 
])loyées  à  ce  travail,  dont  les  princesses  avaient  aussi  la  sur- 
veillance. 

IV     UNE     CHASSE 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  qui  était  un  jour  de  fête,  on 
vint  me  réveiller  dès  le  point  du  jour  pour  une  chasse  qui  de- 
vait se  faire  avec  éclat.  J'allais  m'excuser  sur  mon  peu  d'habi- 
leté dans  cet  exercice,  craignant  de  compi'omettre,  vis-à-vis 
de  ces  montagnards,  la  dignité  européenne;  mais  il  s'agissait 
simplement  d'une  chasse  au  faucon.  Le  préjugé  qui  ne  permet 
aux  Orientaux  que  la  chasse  des  animaux  nuisibles  les  a  con- 
duits ,  depuis  des  siècles,  à  se  servir  d'oiseaux  de  proie  sur 
lesquels  retombe  la  faute  du  sang  répandu.  La  nature  a  toute 
la  responsabilité  de  l'acte  cruel  commis  par  l'oiseau  de  proie. 
C'est  ce  qui  explique  comment  cette  sorte  de  chasse  a  toujours 
été  particulière  à  l'Orient.  A  la  suite  des  croisades,  la  mode 
s'en  répandit  chez  nous. 

Je  pensais  que  les  princesses  daigneraient  nous  accompagner, 
ce  qui  aurait  donné  à  ce  divertissement  un  caractère  tout  che- 
valeresque ;  mais  on  ne  les  vit  point  paraître.  Des  valets,  char- 
gés du  soin  des  oiseaux,  allèrent  chercher  les  faucons  dans  des 
logettes  situées  à  l'intérieur  de  la  cour,  et  les  remirent  au 
prince  et  à  deux  de  ses  cousins,  qui  étaient  les  personnages  les 


DRUSES    EX     MARONITES.  301 

plus  apparents  de  la  troupe.  Je  |)i(' parais  mon  poing  pour  en 
recevoir  un,  lorsqu'on  m'apprit  que  les  faucons  ne  pouvaient 
être  tenus  que  par  des  personnes  connues  deux.  Il  y  en  avait 
trois  tout  blancs,  chaperonnés  fort  élégamment,  et,  comme  on 
nie  l'expliqua,  de  cette  race  particulière  à  la  Syrie,  dont  les 
yeux  ont  l'éclat  de  l'or. 

Nous  descendîmes  dans  la  vallée,  en  suivant  le  cours  du 
Nahr-el-Ivelb,  jusqu'à  un  point  où  l'horizon  s'élargiî^sait,  et  où 
de  vastes  prairies  s'étendaient  à  l'ombre  des  noyers  et  des  peu- 
pliers. La  rivière,  en  faisant  un  coude,  laissait  échapper  dans 
la  plaine  de  vastes  tlaques  d'eau  à  demi  cachées  par  les  joncs 
et  les  roseaux.  On  s'arrêta,  et  l'on  attendit  que  les  oiseaux, 
effrayés  d'abord  par  le  bruit  des  pas  de  chevaux,  eussent  re- 
pris leurs  habitudes  de  mouvement  ou  de  repos.  Quand  tout 
fut  rendu  au  silence,  on  distingua,  parmi  les  oiseaux  qui  pour- 
suivaient les  insectes  du  marécage,  deux  hérons  occupés  pro- 
bablement de  pêche,  et  dont  le  vol  traçait  de  temps  en  temps 
des  cercles  au-dessus  des  herbes.  Le  moment  était  venu  :  on 
lira  quelques  coups  de  fusil  pour  faire  monter  les  hérons,  puis 
on  décoiffa  les  faucons,  et  chacun  des  cavaliers  qui  les  tenaient 
les  lança  en  les  encourageant  par  des  cris. 

Ces  oiseaux  commencent  par  voler  au  busard,  cherchant  une 
proie  quelconque  ;  ils  eurent  bientôt  aperçu  les  hérons,  qui, 
attaqués  isolément,  se  défendirent  à  coups  de  bec.  Un  instant, 
on  craignit  que  l'un  des  faucons  ne  fût  percé  par  le  bec  de 
celui  qu'il  attaquait  seul  ;  mais,  averti  probablement  du  danger 
de  la  lutte,  il  alla  se  réunir  à  ses  deux  compagnons  de  per- 
choir. L'un  des  hérons,  débarrassé  de  son  ennemi,  disparut 
dans  l'épaisseur  des  arbres,  tandis  que  l'autre  s'élevait  en 
droite  ligne  vers  le  ciel.  Alors  commença  l'intérêt  réel  de  la 
chasse.  En  vain  le  héron  poursuivi  s' éi ait-il  perdu  dans  l'es- 
pace, où  nos  yeux  ne  pouvaient  plus  le  voir,  les  faucons  le 
voyaient  pour  nous,  et,  ne  pouvant  le  suivre  si  haut,  atten- 
daient qu'il  redescendit.  C'était  un  spectacle  plein  d'émo- 
tions que  de  voir  planer  ces  trois  combattants  à  peine  visibles 


302  VOYAGE     EN     ORIENT. 

eux-mêmes ,  et  dont  la  blancheur  se  fondait  dans  l'azur  du 
ciel. 

Au  bout  de  dix  minutes,  le  héron,  fatigué  ou  peut-être  ne 
pouvant  plus  respirer  l'air  trop  raréfié  de  la  zone  qu'il  |jarcou- 
rait,  reparut  à  peu  de  distance  des  faucons,  qui  fondirent  sur 
lui.  Ce  lut  une  lutte  d'un  instant,  qui,  se  rapprochant  de  la 
terre,  nous  permit  d'entendre  les  cris  et  de  voir  un  mélange 
furieux  d'ailes,  de  cols  et  de  pattes  enlacés.  Tout  à  coup  les 
quatre  oiseaux  tombèrent  comme  une  masse  dans  Iherbe,  et 
les  piqueurs  furent  obliges  de  les  chercher  quelques  moments. 
Enfin  ils  ramassèrent  le  héron,  qui  vivait  encore,  et  dont  ils 
coupèrent  la  gorge,  alin  qu  il  ne  souffrît  pas  jiliis  long'enip-;. 
Ils  jetèrent  alors  aux  faucons  un  morceau  de  chair  coupé  diuis 
l'estomac  de  la  proie,  et  rapportèrent  en  triomphe  les  dé- 
pouilles sanglantes  du  \aincu.  Le  prince  me  parla  de  chasses 
qu'il  faisait  quelquefois  dans  la  vallée  de  Becquâ,  où  l'on  em- 
ployait  le  faucon  pour  prendre  des  gazelles.  INtalheureusenient, 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  cruel  dans  cette  chasse  que  l'em- 
ploi même  des  armes;  car  les  faucons  sont  dressés  à  s'aller 
poser  sur  la  tête  des  pauvres  gazelles,  dont  ils  crèvent  les 
yeux.  Je  n'étais  nullement  curieux  d'assister  à  d'aussi  tristes 
amusements. 

Il  3'  eut  ce  soir-là  un  banquet  splendide  auquel  beaucoup  de 
voisins  avaient  été  conviés.  On  avait  placé  dans  la  cour  beau- 
coup de  petites  tables  à  la  turque,  multipliées  et  dispfjstes 
<l'aj)rcs  le  rang  des  invités.  Le  héron,  victime  triomphale  de 
l'expédition,  décorait  avec  son  col  dressé  au  moyen  de  fils  de 
fer  et  ses  ailes  en  éventail  le  point  cential  de  la  table  prinrière, 
placée  sur  une  estrade,  et  où  je  fus  invité  à  m'assetJir  aiq>rès 
d'un  des  pères  lazaristes  du  CvUivent  d'Anîoura,  qui  se  trou- 
vait là  à  l'occasion  de  la  fête.  Des  chanteurs  et  das  musiciens 
étaient  placés  sur  le  perron  de  la  cour,  et  la  galerie  iniéricare 
était  pleine  de  gens  assis  à  d'autres  petites  tables  de  cinq  à  six 
personnes.  Les  plais,  à  peine  entamés,  passaient  des  premières 
tables  aux  autres,  et  finissaient  par  circuler  dans  la  cour,  où 


DR  r  SES     ET     MARONITES.  303 

les  montagnards,  assis  à  terre,  les  recevaient  à  leur  tour.  On 
nous  avait  donné  de  vieux  verres  de  Bohême  ;  mais  la  plupart 
des  convives  buvaient  dans  des  tasses  qui  faisaient  la  ronde.  De 
longs  cierges  de  cire  éclairaient  les  tables  principales.  Le  fond 
de  la  cuisine  se  composait  de  mouton  grillé,  de  pilau  en  py- 
ramide, jauni  de  poudre  de  cannelle  et  de  safran,  puis  de  fri- 
cassées, de  poissons  bouillis,  de  légumes  farcis  de  viandes  ha- 
chées, de  melon  d'eau,  de  bananes  et  auti'es  fruits  du  pays.  A 
la  fin  du  repas,  on  porta  des  santés  au  bruit  des  instruments 
et  aux  cris  joyeux  de  l'assemblée;  la  moitié  des  gens  assi^>  à 
table  se  levait  et  buvait  à  l'autre.  Cela  dura  longtemps  ainsi.  Il 
va  sans  dire  que  les  dames,  après  avoir  assisté  au  commence- 
ment du  repas,  mais  sans  y  prendre  part,  se  retirèrent  dans 
l'intérieur  de  la  maison. 

La  fête  se  prolongea  fort  avant  dans  la  nuit.  En  général,  on 
ne  peut  rien  distinguer  dans  la  vie  des  émirs  et  clieiks  maro- 
nites, qui  diffère  beaucoup  de  celle  des  autres  Orientaux,  si  ce 
n'est  ce  mélange  des  coutumes  arabes  et  de  certains  usages  de 
nos  époques  féodales.  C'est  la  transition  de  la  vie  de  tribu, 
comme  on  la  voit  établie  encore  au  pied  de  ces  montagnes,  à 
cette  ère  de  civilisation  moderne  qui  gagne  et  transforme  déjà 
les  cités  industrieuses  de  la  côte.  11  semble  que  l'on  vive  au 
milieu  du  xïii'  siècle  français;  mais,  en  même  temps,  on  ne 
peut  s'emj>ècher  de  penser  à  Saladin  et  à  son  frère  Malek-Adel, 
que  les  ]\larnnites  se  vantent  d'avoir  vaincu  entre  Beyrouth  et 
Saïda.  Le  lazariste  auprès  duquel  j'étais  placé  pendant  le  repas 
(il  se  nommait  le  père  Adam)  me  donna  beaucoup  de  détails  sur 
le  clergé  maronite.  J'avais  cru  jusque-là  que  ce  n'étaient  que 
des  catholiques  mé;liocres,  attendu  la  facult'  qu'ils  avaient  de 
se  marier.  Ce  n'est  là  toutefois  qu'une  tolérance  accordce  spé- 
cialement à  l'Eglise  syrienne.  Les  feuunes  des  curés  sont  appe- 
lées prêtresses  jwir  honneur,  mais  n'exercent  aucune  fonction 
sacerdotale.  Le  ])ape  admet  aussi  Texistence  d'un  patriarche 
maronite,  nomnu  par  un  conclave,  et  qui,  au  point  de  vue  ca- 
nonique,  oorte  le  titre  d'évêque  d'Antioche;  mais  ni   le  pa- 


304  VOYAGE     EN      ORIENT. 

tiiarclie   m   ses  douze  évcqucs    sufFragants    ne    peuvent  être 
mariés. 

V    LE     KESROUAN 

Nous  allâmes  le  lendemain  reconduire  le  père  Adam  à  An- 
toura.  C'est  un  édifice  assez  vaste  au-dessus  d'une  terrasse  qui 
domine  tout  le  pays,  et  au  bas  de  laquelle  est  un  vaste  jardin 
planté  d'orangers  énormes.  L'enclos  est  traversé  d'un  ruisseau 
qui  sort  des  montagnes  et  que  reçoit  un  grand  bassin.  L'église 
est  bâtie  hors  du  couvent,  qui  se  compose  à  l'intérieur  d'un 
édifice  assez  vaste  divisé  en  un  double  rang  de  cellules  ;  les 
pères  s'occupent,  comme  les  autres  moines  de  la  montagne,  de 
la  culture  de  l'olivier  et  des  vignes.  Ib  ont  des  clas-es  pour  les 
enfants  du  pays;  leur  bihiiotlièque  contient  beaucoup  de  livres 
imprimés  dans  la  montagne,  car  il  y  a  aussi  là  des  moines 
imprimeurs,  et  j'y  ai  trouvé  même  la  collection  d'un  journal- 
revue  intitulé  t Ermite  de  la  Montagne,  dont  la  jniblication  a 
cessé  'depuis  quelques  années.  Le  père  Adam  m'apprit  cjue  la 
première  imprimerie  avait  été  établie,  il  y  a  cent  ans, 
à  Mar-Hama,  par  un  religieux  d'Alep,  nommé  Abdallah 
Zeker,  qui  grava  lui-même  et  fondit  les  caractères.  Beaucoup 
de  livres  de  religion,  d'histoire  et  même  des  recueils  de  contes 
sont  sortis  de  ces  presses  bénies.  Il  est  assez  curieux  de  voir 
en  passant  au  bas  des  murs  d'un  couvent  des  feuilles  imprimées 
qui  sèchent  au  soleil.  Du  reste,  les  moines  du  Liban  evertent 
toute  sorte  d'états,  et  ce  n'est  pas  à  eux  qu'on  l'eprochera  la 
paresse. 

Outre  les  couvents  assez  nombreux  des  lazaristes  et  des 
jésuites  européens,  qui  aujourd'hui  luttent  d'influence  et  ne 
sont  pas  toujours  amis,  il  y  a  dans  le  Kesronan  environ 
deux  cents  couvents  de  moines  réguliers,  sans  compter  un 
grand  nombre  d'ermitages  dans  le  pays  de  Mar-Elicha.  On 
rencontre  aussi  de  nombieux  couvents  de  femmes  consacrés  la 
plupart  à  l'éducation.  Tout  cela  ne  forme-t-il  pas  un  j)ersonnel 
religieux  bien  considérable  pour  un  pays  de  cent  dix  lieues 


DUUSES     ET     MARONITES.  305 

carrées,  qui  ne  compte  pas  deux  cent  mille  habitants?  Il  est 
vrai  que  cette  portion  de  l'ancienne  Phénicie  a  toujours  été 
célèbre  par  l'ardeur  de  ses  croyances.  A  quelques  lieues  du 
point  où  nous  étions  coule  le  Nahr-Ibrahim,  l'ancien  Adonis, 
qui  se  teint  de  rouge  encore  au  printemps  à  l'époque  où  l'on 
j)leurait  jadis  la  mort  du  symbolique  favori  de  Vénus.  C'est 
jirès  de  l'endroit  où  cette  rivière  se  jette  dans  la  mer  qu'est 
située  Djébail,  l'ancienne  Byblos,  où  naquit  Adonis,  fils,  comme 
on  sait,  de  Cynire  —  et  de  Myrrha,  la  propre  fille  de  ce  roi 
phénicien.  Ces  souvenirs  de  la  Fable,  ces  adorations,  ces 
honneurs  divins  rendus  jadis  à  l'inceste  et  à  l'adultère  indignent 
encore  les  bons  religieux  lazaristes.  Quant  aux  moines  maro- 
nites, ils  ont  le  bonheur  de  les  ignorer  profondément. 

Le  prince  voulut  bien  m'accompagner  et  me  guider  dans 
plusieurs  excursions  à  travers  cette  province  du  Kesrouan,  que 
je  n'aurais  crue  ni  si  vaste  ni  si  peuplée.  Gazir,  la  ville  prin- 
cipale, qui  a  cinq  églises  et  une  population  de  six  mille  âmes, 
est  la  résidence  de  la  famille  Hobeïsch,  l'une  des  trois  plus 
nobles  de  la  nation  maronite;  les  deux  autres  sont  les  Avaki 
et  les  Khazen.  Les  descendants  de  ces  trois  maisons  se  comptent 
par  centaines,  et  la  coutume  du  Liban,  qui  veut  le  partage 
égal  des  biens  entre  les  frères,  a  réduit  beaucoup  nécessaire- 
ment l'apanage  de  chacun.  Cela  explique  la  plaisanterie  locale 
qui  appelle  certains  de  ces  émirs  p/inces  d olive  et  de  fromage , 
en  faisant  allusion  à  leurs  maigres  moyens  d'existence. 

Les  plus  vastes  propriétés  appartiennent  à  la  famille  Khazen, 
qui  réside  à  Zouk-^Mikel,  ville  plus  peuplée  encore  que  Gazir. 
Louis  XIV  contribua  beaucoup  à  l'éclat  de  celle  famille,  en 
confiant  à  plusieurs  de  ses  membres  des  fonctions  consulaires. 
11  y  a  en  tout  cinq  districts  dans  la  partie  de  la  province  dite 
le  Kesrouan  Gazir,  et  trois  dans  le  Kesrouan  Bekfaya,  situé  du 
côté  de  Balbek  et  de  Damas.  Chacun  de  ces  districts  comprend 
un  chef-lieu  gouverné  d'ordinaire  par  un  émir,  et  une  douzaine 
de  villages  ou  paroisses  placés  sous  l'autorité  des  cheiks. 
L'édifice  féodal  ainsi  constitué  aboutit  à  l'émir  de  la  province, 


306  VOYAGE     EN     ORIENT. 

qui,  liii-niême,  tient  ses  pouvoirs  du  grand  émir  résidant  à 
Deir-Khamar.  Ce  dernier  étant  aujouid'hiii  captif  des  TuiTS, 
son  autorité  a  été  déléguée  à  deux  kaimakams  ou  gouverneurs, 
l'un  IMaronite,  l'autre  Druse,  forcés  de  soumettre  aux  pachas 
toutes  les  questions  d'ordre  politique. 

Cette  disposition  a  l'inconvénient  d'entretenir  entre  les 
deux  peuples  un  antagonisme  d'intérêts  et  d'influences  qui 
n'existait  pas  lorsqu'ils  vivaient  réunis  sous  un  n>ême  prince. 
La  grande  pensée  de  l'émir  Fakardin,  qui  avait  été  de  mélanger 
les  populations  et  d'effacer  les  préjugés  de  race  et  de  religion, 
se  trouve  [)rise  à  contre-pied,  et  l'on  tend  a  fomoer  deux  nations 
ennemies  là  où  il  n'en  existait  qu'une  seule,  unie  par  des  liens 
de  solidarité  et  de  tolérance  mutuelle. 

On  se  demande  quelquefois  comment  les  souverains  du 
Liban  parvenaient  à  s'assnrer  la  sympathie  et  la  fidélité  de 
tant  de  peuples  de  religions  diverses.  A  ce  propos,  le  père 
Adam  me  disait  que  l'émir  Béchir  était  chrétien  par  son 
baptême.  Turc  par  sa  vie  et  Druse  par  sa  mort,  ce  dernier 
peuple  ayant  le  droit  immémorial  d'ensevelir  les  souverains  de 
la  montagne.  Il  me  racontait  encore  une  anecdote  locale  ana- 
logue. Un  Druse  et  un  Maronite  qui  faisaient  route  ensemble 
s'étaient  demandé  : 

—  Mais  quelle  est  donc  la  religion  de  notice  souverain? 

—  Il  est  Druse,  disait  l'un. 

—  Il  est  chrétien,  disait  l'autre. 

Un  métuali  (sectaire  musulman)  qui  passait  est  choisi  pour 
arbiti'e,  et  n'hésite  pas  à  répondie  : 

—  Il  est  Turc. 

Ces  braves  gens,  plus  irrésolus  que  jamais,  conviennent 
d'aller  chez  l'émir  lui  demander  de  les  mettre  d'accord.  L'érair 
Béchir  les  reçut  fort  bien,  et,  une  fois  au  courant  de  leur 
querelle,  dit  en  se  tournant  vers  son  vizir  : 

—  Voilà  des  gens  bien  curieux  !  Qu'on  leur  tranche  la  tête  à 
tous  les  trois  ! 

Sans  ajouter  une  croyance  exagérée  à  la  sanglante  affabu- 


DRL'SES     ET     MARONITES.  307 

!  ;ti;in  de  cette  histoire,  on  peut  y  reconnaître  la  politique 
(  iernelle  des  grands  tniirs  du  Liban.  Il  est  très-vrai  que  leur 
liais  contient  une  église,  une  mosc[uée  et  un  khahuc  (temple 
uruse).  Ce  fut  longtemps  le  triomphe  de  leur  politique,  et  c'en 
est  peut-être  devenu  Técueil. 

VI    UN     COllBAT 

J'acceptais  avec  bonheur  cette  vie  des  montagnes,  dans  une 
atmosphère  tempérée,  au  milieu  de  nsœurs  à  peine  différentes 
de  celles  que  nous  voyons  dans  nos  provinces  du  IMidi.  C'était 
un  repos  pour  les  longs  mois  passés  sous  les  ardeurs  du  soleil 
d'Egypte;  et,  quant  aux  personnes,  c'était,  ce  dont  l'âme  a 
besoin,  cette  sympathie  qui  n'est  jamais  entière  de  la  part  des 
musulmans,  ou  qui,  chez  la  plupart,  est  contrariée  par  les  pré- 
jugés de  race.  Je  retrouvais  dans  la  lecture,  dans  la  conver- 
sation, dans  les  idées,  ces  choses  de  l'Europe  que  nous  fuyons 
par  ennui,  par  fatigue,  mais  que  nous  rêvons  de  nouveau 
après  un  certain  temps,  comme  nous  avions  rêvé  l'inattendu, 
l'étrange,  pour  ne  pas  dire  l'inconnu  Ce  n'est  pas  avouer  cjue 
notre  monde  vaille  mieux  que  celui-là,  c'est  seulement 
retomber  insensiblement  dans  les  impressions  d  enfance,  c'est 
accepter  le  joug  commun.  On  lit  dans  une  pièce  de  vers  de 
Henri  Heine  l'apologue  d'un  sapin  du  Nord  couvert  de  neige, 
qui  demande  le  sable  aride  et  le  ciel  de  feu  du  désert,  tandis 
qu'à  la  même  heure  un  palmier  bi-ûlé  par  l'atmosphère  aride 
des  plaines  d'Egypte  demande  à  respirer  dans  les  brumes  du 
Nord,  à  se  baigner  dans  la  neige  fondue,  à  plonger  ses  racines 
dans  le  sol  glacé. 

Par  un  tel  esprit  de  contraste  et  d'inquiétude,  je  songeais 
déjà  à  retourner  dans  la  plaine,  me  disant,  après  tout,  que  je 
n'étais  pas  venu  en  Orient  pour  passer  mon  temps  dans  un 
paysage  des  Alpes;  mais,  un  soir,  j'entends  tout  le  monde 
causer  avec  inquiétude;  des  moines  descendent  des  couvents 
■voisins,   tout  effarés;  on  parle  des  Druses  qui  sont  venus  en 


308  VOYAGE     EN     ORIENT. 

nombre  de  leurs  jirovinres  et  qni  se  sont  jetés  sur  les  cantons 
mixtes,  désarmés  par  ordre  du  pacha  de  Beyroutli.  Le  Kes- 
rouan,  qui  fait  partie  du  pacbalik  de  Tripoli,  a  conservé  ses 
armes;  il  faut  donc  aller  soutenir  des  frères  sans  défense,  il 
faut  passer  le  Nahr-el-Kelb,  qui  est  la  limite  des  deux  pays, 
véritable  Rubicon,  qui  n'est  franchi  que  dans  des  circonstances 
graves.  Les  montagnards  armés  se  pressaient  impatiemment 
autour  du  village  et  dans  les  prairies.  Des  cavaliers  par- 
couraient les  localités  voisines  pn  jetant  le  vieux  cri  de  guerre  : 
«  Zèle  de  Dieu!  zèle  des  combats!  » 
Le  prince  me  prit  à  part  et  me  dit  : 

—  Je  ne  sais  ce  que  c'est;  les  rapports  qu'on  nous  fait  sont 
exagérés  peut-être,  mais  nous  allons  toujours  nous  tenir  prêts 
à  secourir  nos  voisins.  Le  secouis  des  jtachas  arrive  toujours 
quand  le  mal  est  fait...  Vous  feriez  bien,  quant  à  vous,  de  vous 
rendre  au  couvent  d'Antoura,  ou  de  regagner  Beyrouth  par 
la  mer. 

—  Non,  luidis-je;  laissez  moi  vous  accompagner.  Avant  eu 
le  maWieur  de  naître  dans  ime  époque  peu  guerrière,  je  n'ai 
encore  vu  de  combats  que  dans  l'intérieur  de  nos  villes  d'Eu- 
rope, et  de  tristes  combats,  je  vous  jure!  Nos  montagnes,  à 
nous,  étaient  des  groupes  de  maisons,  et  nos  vallées  des  places 
et  des  rues  !  Que  je  puisse  assister,  dans  ma  vie,  à  une  lutte  un 
jipu  grandiose,  à  une  guerre  religieuse.  Il  serait  si  beau  de 
mourir  pour  la  cause  que  vous  défendez  ! 

Je  disais,  je  pensais  ces  choses;  l'enthousiasme  environnant 
m'avait  gagné;  je  passai  la  nuit  suivante  à  rêver  cTes  exploits 
qui  nécessairement  m'ouvraient  les  plus  hautes  destinées. 

Au  point  du  jour,  quand  le  prince  monta  à  cheval,  dans  la 
cour,  avec  ses  hommes,  je  me  disposais  à  en  faire  autant  ;  mais 
le  jeune  Moussa  s'opposa  résolument  à  ce  que  je  me  servisse  du 
cheval  qui  m'avait  été  loué  à  Beyrouth  :  il  était  chargé  de  le 
ramener  vivant,  et  craignait  avec  raison  les  chances  d'une 
expédition  guerrière. 

Je  compris  la  justesse  de  sa  réclamation,  et  j'acceptai  un 


DRUSES    KT     MARONITES.  309 

des  chevaux  du  prince.  Nous  passâmes  enfin  la  rivière,  étant 
tout  au  plus  une  douzaine  de  cavaliers  sur  jieut-ètre  trois  cents 
hommes. 

Après  quatre  heures  de  marche,  on  s'arrêta  près  du  couvent 
de  Mar  Hama,  où  beaucoup  de  montagnards  vinrent  encore 
nous  rejoindre.  Les  moines  basiliens  nous  donnèrent  à  déjeuner; 
mais,  selon  eux,  il  fallait  attendre  :  rien  n'annonçait  que  les 
Druses  eussent  envahi  le  disfrict.  Cependant  les  nouveaux 
arrivés  exprimaient  un  avis  contraire,  et  l'on  résolut  d'avancer 
encore.  Nous  avions  laissé  les  chevaux  pour  couper  au  court 
à  travers  les  bois,  et,  vers  le  soir,  après  quelques  alertes,  nouo 
entendîmes  des  coups  de  fusil  répercutés  par  les  rochers. 

Je  m'étais  séparé  du  prince  en  gravissant  une  côte  pour 
arriver  à  un  village  qu'on  apercevait  au-dessus  des  arbres,  et 
je  me  trouvai  avec  quelques  hommes  au  bas  d'un  escalier  de  ter- 
rasses cultivées;  plusieurs  d'entre  eux  semblèrent  se  toai.ert<'.r, 
puis  ils  se  mirent  à  attaquer  la  haie  de  cactus  qui  formait 
clôture,  et,  pensant  qu'il  s'agissait  de  pénétrer  jusqu'à  des 
ennemis  cachés,  j'en  fis  autant  avec  mon  yatagan;  les  spatuLs 
cpiueuses  roulaient  à  terre  comme  des  tètes  coupées,  et  la 
luèche  ne  tarda  pas  à  nous  donner  passage.  Là,  mes  com- 
pagnons se  répandirent  dans  l'enclos,  et,  ne  trouvant  personne, 
se  mirent  à  hacher  les  pieds  de  mûriers  et  d'oliviers  avec  une 
rage  extraordinaire.  L'un  d'eux,  voyant  que  je  ne  faisais  rien, 
voulut  me  donner  une  cognée,  je  le  repoussai;  ce  spectacle 
de  destruction  me  révoltait.  Je  venais  de  reconnaître  que  le 
lieu  où  nous  nous  trouvions  n'était  autre  que  la  partie  druse  du 
village  de  Bethmérie  où  j'avais  été  si  bien  accueilli  quelques 
jours  auparavant. 

Heureusement,  je  vis  de  loin  le  gros  de  nos  gens  qui  arrivait 
sur  le  plateau,  et  je  rejoignis  le  prince,  qui  paraissait  dans  une 
i;rande irritation.  Je  m'approchai  de  lui  pour  lui  demander  si  nous 
n'avions  d'ennemis  à  combattre  que  des  >  actus  et  des  mûriers; 
mais  il  déplorait  déjà  tout  ce  qui  venait  d'arriver,  et  s'occupait 
à   empêcher  que   l'on   ne  mît  le   feu   aux    maisons.   Voyant 


310  VOYAGE     EN     ORIENT, 

quelques  ilaronites  (jui  s'en  approchaient  avec  des  branches  de 
sapin  allumées,  il  leur  ordonna  de  revenir.  Les  Maronites 
l'entourèrent  en  criant  : 

—  Les  Druses  ont  fait  cela  chez  les  chrétiens;  aujourd  hui, 
nous  sommes  forts,  il  faut  leur  rendre  la  pareille! 

Le  prince  hésitait  à  ces  mots,  parce  que  la  loi  du  talion  est 
sacrée  parmi  les  montagnards.  Pour  un  meurtre,  il  en  faut  un 
aulie,  et  de  même  pour  les  dégâts  et  ïes  incendies.  Je  tentai  de 
lui  faire  remai  quer  qu'on  avait  déjà  coupé  beaucoup  d'arbres, 
et  que  cela  jwuvait  passer  pour  une  compensation.  Il  trouva 
une  raison  plus  concluante  à  donner. 

—  Ne  voyez-vous  pas,  leur  dit-il,  que  l'incendie  serait 
aperçu  de  Beyroutli?  Les  Albanais  seraient  envoyés  de  nou- 
veau ici  ! 

Cette  considération  finit  par  calmer  les  esprits.  Cependant 
on  n'avait  trouvé  dans  les  maisons  qu'un  vieillard  coiffé  d'un 
turban  blanc,  qu'on  amena,  et  dans  lequel  je  reconnus  aussitôt 
le  bonhonin?e  qui,  lors  de  mon  |)a5sage  à  Bethmérie,  m'avait 
offej't  de  me  reposer  chez  lui.  On  le  conduisit  chez  le  cheik 
chrétien,  qui  paraissait  un  peu  embarrassé  de  tout  ce  tumulte, 
et  qui  cherchait,  ainsi  que  le  prince,  à  réprimer  l'agitation.  Le 
vieillard  druse  gardait  un  maintien  fort  ti'anquille,  et  dit  en 
regardant  le  prince  : 

—  La  paix  soit  avec  toi,  "iMiran;  que  viens-tu  faire  dans 
notre  pays? 

—  Où  sont  tes  frères?  dit  le  prince.  Ils  ont  fui  sans  doute  cr 
nous  apercevant  de  loin. 

—  Tu  sais  que  ce  n'est  pas  leur  habitude,  dit  le  vieillard  ; 
mais  ils  se  trouvaient  quelques-uns  seulement  conti-e  tout  ton 
peuple;  ils  ont  emmené  loin  d'ici  les  femmes  et  les  enfants. 
Moi,  j'ai  voulu  rester. 

—  On  nous  a  dit  pourtant  que  vous  aviez  appelé  les  Druses 
de  l'autre  montagne  et  qu'ils  étaient  en  grand  nombre. 

—  On  vous  a  trompés.  Vous  avez  écouté  ne  mauvaises  gens, 
des   étrangers  qui  eussent  été   contents  de  nous  faire  égor- 


DRUSES     ET     MARONITES.  311 

ger,  afin  qu'ensuite  nos  frères  vinssent   ici  nous  venger  sur 
vous  ! 

Le  vieillard  ('tait  resté  debout  pendant  cette  explication.  Le 
cheik,  chez  lequel  nous  étions,  parut  frappé  de  ses  paroles,  et 
lui  dit  : 

—  Te  crois-tu  prisonnier  ici?  Nous  fûmes  amis  autrefois; 
pourquoi  ne  t'assieds- tu  pas  avec  nous? 

—  Parce  que  tu  es  dans  ma  maison,  dit  le  vieillard, 

—  Allons,  dit  le  cheik  chrétien,  oublions  tout  cela.  Prends 
place  sur  ce  divan  ;  on  va  t'apporter  du  café  et  une  pijie. 

—  Ne  sais-tu  pas,  dit  le  vieillard,  qu'un  Druse  n'accepte 
jamais  rien  chez  les  Turcs  ni  chez  leurs  amis,  de  peur  que  ce 
ne  soit  le  produit  des  exactions  et  des  impôts  injustes? 

—  Un  ami  des  Turc^?  Je  ne  le  suis  pas! 

—  N'ont-ils  pas  fait  de  toi  un  cheik,  tiindis  que  c'est  moi  qui 
l'étais  dans  le  village  du  temps  d'Ibrahim,  et  alors  ta  race  et  la 
mienne  vivaient  en  paix?  ]\'est-ce  pas  toi  aussi  qui  es  allé  te 
plaindre  au  pacha  pour  une  affaire  de  tapageurs,  une  maison 
brûlée,  une  querelle  de  bons  voisins,  que  nous  aurions  vidée 
facilement  enlre  nous? 

Le  cheik  secoua  la  tète  sans  répondre;  mais  le  pxince  coupa 
court  à  l'explication,  et  sortit  de  la  maison  en  tenant  le  Druse 
par  la  main- 

—  Tu  prendras  bien  le  café  avec  moi,  qui  n'ai  rien  accepté 
des  Turcs?  lui  dit-il. 

Et  il  ordonna  à  son  cafedji  de  lui  en  servir  sous  les  arbres. 

—  J'étais  un  ami  de  ton  père,  dit  le  vieillard,  et,  dans  ce 
temps-là,  Druses  et  Maronites  vivaient  en  paix. 

Et  ils  se  mirent  à  causer  longtemps  de  l'époque  où  les 
<leux  peuples  étaient  réunis  sous  le  gouvernement  de  la 
lamille  Scbehab,  et  n'étaient  pas  abandonnés  à  l'arbitraire  des 
vainqueurs. 

Il  fut  convenu  que  le  prince  remmènerait  tout  son  monde, 
(jue  les  Druses  reviendraient  dans  le  village  sans  appeler  des 
secours  éloignés,  et  que  l'on  considérerait  le  dégât  qui  venait 


312  VOYAGE     E>'     ORIENT. 

d'être  fait  chez  eux  comme  une  compensation  de  l'incendie 
précédent  d'une  maison  clirétienne. 

Ainsi  se  termina  cette  terrible  expédition,  où  je  m'étais 
promis  de  recueillir  tant  de  gloire;  mais  toutes  les  querelles 
des  villages  mixtes  ne  trouvent  pas  des  arbitres  aussi  conci- 
liants que  l'avait  été  le  prince  Abou-Miran.  Cependant  il  faut 
dire  que,  si  l'on  |:eut  citer  des  assassinats  isolés,  les  querelles 
générales  sont  rarement  sanglantes.  C'est  un  peu  alors  comme 
les  combats  des  Espagnols,  où  l'on  se  poursuit  dans  ks  monts 
sans  se  rencontrer,  parce  que  l'un  des  partis  se  rache  toujours 
quand  l'autre  est  en  force.  On  crie  beaucoup,  on  brûle  des 
maisons,  on  coupe  des  arbres,  et  les  bulletins,  rédigés  par  des 
intéressés,  donnent  seuls  le  compte  des  morts. 

Au  fond,  ces  peuples  s'estiment  entre  eux  plus  qu'on  ne 
croit,  et  ne  peuvent  oublier  les  liens  qui  les  unissaient  jadis. 
Tourmentés  et  excités  soit  par  les  missionnaires,  soit  par  les 
moines,  dans  l'intérêt  des  influences  européennes,  ils  se 
ménagent  à  la  manière  des  condottieri  d'autrefois,  qui  livraient 
de  grands  combats  sans  effusion  de  sang.  Les  moines  prêchent, 
il  faut  bien  courir  aux  armes;  les  missionnaires  anglais 
déclament  et  payent,  il  faut  bien  se  montrer  vaillants;  mais  il 
V  a  au  fond  de  tout  cela  doute  et  découragement.  Chacun  com- 
prend déjà  ce  que  veulent  quelques  puissances  de  l'Europe, 
divisées  de  but  et  dintérêt  et  secondées  par  l'imprévoyance  des 
Turcs.  En  suscitant  des  querelles  dans  les  villages  mixtes,  on 
croit  avoir  prouvé  la  nécessité  d'une  entière  séparation  entre 
les  deux  races  autrefois  unies  et  solidaires.  Le  travail  qui  se 
fait  en  ce  moment  dans  le  Liban  sous  couleur  de  pacification 
consiste  à  opérer  l'échange  des  propriétés  qu'ont  les  Druses 
dans  les  cantons  chrétiens  contre  celles  qu'ont  les  chrétiens 
dans  les  cantons  druses.  Alors,  plus  de  ces  luttes  intestines  tant 
de  fois  exagérées;  seulement,  on  aura  deux  peuples  bien 
distincts,  dont  l'un  sera  placé  peut-être  sous  la  protection  de 
l'Autriche,  et  l'autre  sous  celle  de  l'Angleterre.  Il  serait  alors 
difficile  que  la  France  recouviât  l'influence  qui,  du  temps  de 


DRUSES     ET     MARONITES.  ij  I  3 

Louis  XIV,  s'étendait  également  sur  la  race  druse  et  la  race 
maronite. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  me  prononcer  sur  d'aussi  graves 
intérêts.  Je  regretterai  seulement  de  n'avoir  point  pris  part 
dans  le  Liban  à  des  luttes  plus  homériques. 

Je  dus  bientôt  qiftter  le  prince  pour  nu  cendre  sur  un  autre 
point  de  la  montagne.  Cependant  la  renommée  de  l'affaire  de 
Bethmérie  grandissait  sur  mon  p.issage;  t^race  à  l'imagination 
bouillante  des  moines  italiens,  ce  combat  contre  des  mûriers 
avait  pris  peu  à  peu  les  proportions  d'une  croisade. 


18 


II 

LE  PRISONNIER 

I    LE     MATl»     ET     LE     SOin 

Que  dirons-nous  de  la  jeunesse,  ô  mon  ami  !  Nous  en  avons 
passé  les  plus  vives  ardeurs,  il  ne  nous  convient  plus  d'en 
parler  qu'avec  modestie,  et  cependant  à  peine  l'avons-nous 
connue!  à  peine  avons-nous  compris  qu'il  fallait  en  arriver 
bientôt  à  chanter  pour  nous-mêmes  l'ode  d  Horace  :  Elieul 
fugaces.  Posthume...  si  peu  de  temps  après  l'avoir  expliquée... 
Ah!  l'étude  nous  a  pris  nos  plus  beaux  instants!  Le  grand 
résultat  de  tant  d'efforts  perdus,  que  de  pouvoir,  par  exemple, 
comme  je  l'ai  fait  ce  matin,  comprendre  le  sens  d'un  chant 
grec  qui  résonnait  à  mes  oreilles  sortant  de  la  bouche  avinte 
d'un  matelot  levantin  : 

Ne  kalimcra  !  ne  orà  kali  ! 

Tel  était  le  refrain  que  cet  homme  jetait  avec  insouciance  au 
vent  des  mers,  aux  flots  reientissanis  qui  battaient  la  grève  : 
«  Ce  n'est  pas  bonjour,  ce  n'est  pas  bonsoir!  »  Voilà  le  sens  que 
je  trouvais  à  ces  paroles,  et,  dans  ce  nue  je  pus  saisir  des 
auires  vers  de  ce  chant  populaire,  il  y  avait,  je  crois,  cetie 
pensée  : 

Le  matin  n'est  plus,  le  soir  pas  encore! 

Pourtant  de  nos  yeux  l'éclair  a  pâli  ; 

et  le  refrain  revenait  toujours  : 

Ne  kalimcra  I  ne  orà  hait  ! 


DRUSES    ET     MAUONITES.  315 

mais,  ajoutait  la  chanson. 

Mais  le  soir  vermeil  re^semlile  à  l'aurore! 
Et  la  nuit,  plus  tard,  amène  l'oubli  ! 

Triste  consolation,  que  de  songer  à  ces  soirs  vermeils  de  la  vie 
el  à  la  nuit  qui  les  suivra  !  Nous  arrivons  bientôt  à  cette  heure 
solennelle  qui  n'est  plus  le  matin,  qui  n'est  pas  le  soir,  et  rien 
au  monde  ne  peut  faire  qu'il  en  soil  autrement.  Quel  remèJe 
y  trouverais- tu? 

J'en  vois  un  pour  moi  :  c'est  de  continuer  à  vivre  sur  ce 
rivage  d'Asie  où  le  sort  m'a  jeté;  il  me  semble,  depuis  peu  de 
mois,  que  j'ai  remonté  le  cerde  de  mes  jours  ;  je  me  sens  plus 
jeune,  en  efl'et  je  le  suis,  je  n'ai  que  vingt  ans! 

J'ignore  pourquoi  en  Europe  on  vieillit  si  vite;  nos  plus 
belles  années  se  passent  au  collège,  loin  des  femmes,  et  à  peine 
avons-nous  eu  le  temps  d'endosser  la  robe  virile,  que  déjà  nous 
ne  sommes  plus  des  jeunes  gens.  La  vierge  des  premières  amours 
nous  accueille  d'un  ris  moqueur,  les  belles  dames  plus  usagées 
rêvent  auprès  de  nous  peut-être  les  vagues  soupirs  de  Ché- 
rubin ! 

C'est  un  préjugé,  n'en  doutons  pas,  et  suitout  en  Europe, 
où  les  Chérubins  sont  si  rares.  Je  ne  connais  rien  de  plus 
gauche,  de  plus  mal  fait,  de  moins  gracieux,  en  un  mot,  qu'un 
Eui'opéen  de  seize  ans.  Nous  reprochons  aux  très-jeunes  filles 
leurs  mains  rouges,  leurs  épaules  maigres,  leurs  gestes  angu- 
leux, leur  voix  criarde  ;  mais  que  dira-t-on  de  l'éphèbe  aux 
contours  chétifs  qui  fait  chez  nous  le  désespoir  des  conseils  de 
révision?  Plus  tard  seulement,  les  membres  se  modèlent,  le 
galbe  se  prononce,  les  muscles  et  les  chairs  se  jouent  avec 
puissance  sur  l'appareil  osseux  de  la  jeimesse;  l'homme  est 
formé. 

En  Orient,  les  enfants  sont  moins  jolis  peut-être  que  chez 
nous;  ceux  des  riches  sont  bouffis,  ceux  des  pauvres  sont 
maigres  avec  un  ventre  énorme,  en  Egypte  surtout;  uiais 
généralement  le  second  tâge  est  beau  dans  les  deux  sexes.  Les 


316  VOYAGE     EN     OItlENT. 

jeunes  hommes  ont  l'air  de  femmes,  et  ceux  qu'on  voit  vêtus 
de  longs  habits  se  distinguent  à  peine  de  leurs  mères  et  de 
leurs  sœurs;  mais,  par  cela  même,  Thomme  n'est  séduisant  en 
réalité  que  quand  les  années  lui  ont  donné  une  apparence  plus 
mâle,  un  caractère  de  physionomie  p'us  marqué.  Un  amoureux 
imberbe  n'est  point  le  fait  des  belles  dames  de  l' Orient,  de 
sorte  qu'il  y  a  une  foule  de  chances,  pour  celui  à  qui  les  ans 
font  une  barbe  majestueuse  et  bien  fournie,  d'être  le  point  de 
mire  de  tous  les  yeux  ardents  qui  luisent  à  travers  les  trous  du 
yamack,  ou  dont  le  voile  de  gaze  blanche  estompe  à  peine  la 
noirceur. 

Et,  songes-y  bien,  après  cette  époque  où  les  joues  se 
revêtent  dune  épaisse  toison,  il  en  arrive  une  autre  où  l'em- 
bonpoint, faisant  le  corps  plus  beau  sans  doute,  le  rend  sou- 
verainement inélégant  sous  les  vêtements  étriqués  de  l'Europe, 
avec  lesquels  TAntinoiis  lui-même  aurait  l'air  dun  épais  cam- 
pagnard. C'est  le  moment  où  les  robes  flottantes,  les  vestes 
brodées,  les  caleçons  à  vastes  plis  et  les  larges  ceintures 
hérissées  d'armes  des  Levantins  leur  donnent  justement  l'aspect 
le  plus  majestueux.  Avançons  d'un  lustre  encore  :  voici  des 
fils  d'argent  qui  se  mêlent  à  la  barbe  et  qui  envahissent  la 
chevelure;  cette  dernière  même  s'éclaircit,  et  dès  lors  l'homme 
le  plus  actif,  le  plus  fort,  le  plus  capable  encore  d'émotions  et 
de  tendresse,  doit  renoncer  chez  nous  à  tout  espoir  de  devenir 
jamais  un  héros  de  roman.  En  Oiient,  c'est  le  bel  instant  de  la 
vie;  sous  le  tarbouch  ou  le  turban,  peu  importe  que  la  chevelure 
devienne  rare  ou  grisonnante,  le  jeune  homme  lui-même  n'a 
jamais  jiu  prendre  avantage  de  cette  parure  naturelle  ;  elle  est 
rasée;  il  ignore  dès  le  berceau  si  la  nature  lui  a  fait  les  cheveux 
plats  ou  bouclés.  A^vec  la  barbe  teinte  au  moyen  d'une  mixture 
persane,  l'œil  animé  d'une  légère  teinte  de  bitume,  un  homme 
est,  jusqu'à  soixante  ans,  sûr  de  plaire,  pour  peu  qu'il  se  sente 
capable  d'aimer. 

Oui,  soyons  jeunes  en  Europe  tant  que  nous  le  pouvons; 
mais  allons  vieillir  en  Orient,  le  pays  des  hommes  dignes  de  ce 


DRUSLS     El-     MAnO?<lTES.  317 

nom,  la  terre  des  patriarches!  En  Europe,  où  les  institutions 
ont  supprimé  la  force  matérielle,  la  femme  est  devenue  trop 
forte.  Avec  toute  la  puissance  de  séduction,  de  ruse,  de  persé- 
vérance et  de  persuasion  que  le  ciel  lui  a  départie,  la  femme  de 
nos  pays  est  socialement  l'égale  de  1  homme,  c'est  |)lus  qu'il 
n'en  faut  pour  que  ce  derniei'  soit  toujours  à  coup  sûr  vaincu. 
J'espère  que  tu  ne  m'opposeras  pas  le  tableau  du  bonheur  des 
ménages  parisiens  pour  me  détourner  d'un  dessein  où  je  fonde 
mon  avenir;  j'ai  eu  trop  de  regret  déjà  d'avoir  laissé  échapper 
nne  occasion  pareille  au  Caire.  Il  faut  que  je  m'unisse  à 
quelque  fille  ingénue  de  ce  sol  sacré  qui  est  notre  première 
patrie  à  tous,  que  je  me  retrempe  à  ces  sources  vivifiantes  de 
l'humanité,  d'où  ont  découlé  la  poésie  et  les  croyances  de  nos 
pères  ! 

Tu  ris  de  cet  enthousiasme,  qui,  je  l'avoue,  depuis  le  com- 
mencement de  mon  voyage,  a  déjà  eu  plusieurs  objets  ;  mais 
songe  bien  aussi  qu'il  s'agit  d'une  résolution  grave  et  que 
jamais  hésitation  ne  fut  plus  naturelle.  Tu  le  sais,  et  c'est  ce 
qui  a  peut-être  donné  quelque  intérêt  jusqu'ici  à  mes  confi- 
dences, j'aime  à  conduire  ma  vie  couune  un  roman,  et  je  me 
jilace  volontiers  dans  la  situation  d'un  de  ces  héros  actifs  et 
résolus  qui  veulent  à  tout  prix  créer  autour  d'eux  le  drame,  le 
nœud,  l'intérêt,  l'action  en  un  mot.  Le  hasard,  si  puissant  qu'il 
soit,  n'a  jamais  réuni  les  éléments  d'un  sujet  passable,  et  tout 
au  plus  en  a-t-il  disposé  la  mise  en  scène;  aussi,  laissons-le 
faire,  et  tout  avorte  malgré  les  plus  belles  dispositions.  Puis- 
qu'il est  convenu  qu'il  n'y  a  que  deux  sortes  de  dénoùments, 
le  uiariage  ou  la  mort,  visons  du  moins  à  l'un  des  deux...  car, 
jusqu'ici,  mes  aventures  se  sont  presque  toujours  arrêtées  à 
l'exposition  :  à  peine  ai-je  pu  accomplir  une  pauvre  péripétie, 
en  accolant  à  ma  fortune  l'aimable  esclave  que  m'a  vendue 
Abd-el-Kerim.  Cela  n'était  pas  bien  malaisé  sans  doute,  mais 
encore  fallait-il  en  avoir  l'idée  et  surtout  en  avoir  l'argent.  J'y 
ai  sacrifié  tout  l'espoir  d'une  tournée  dans  la  Palestine  qui  était 
marquée  sur  mon  itinéraire,  et  à  laquelle  il  faut  renoncei'- 

18. 


318  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Pour  les  cinq  bourses  que  m'a  coûtées  celte  fille  dorée  de  la 
Malaisie,  j'aurais  pu  visiter  Jérusalem,  Bethléem,  ?*'azareth,  et 
la  mer  Morte  et  le  Jourdain!  Comme  le  prophète  puni  de 
Dieu,  je  m'arrête  aux  confins  de  la  terre  promise,  et  à  peine 
puis-je,  du  haut  de  la  montagne,  y  jeter  un  regard  désolé.  Les 
gens  graves  diraient  ici  qu'on  a  toujours  tort  d'agir  autrement 
que  tout  le  monde,  et  de  vouloir  faire  le  Turc  quand  on  nest 
qu'un  simple  Nazaréen  d'Europe.  Auraient-ils  raison?  qui  le  sait? 

Sans  doute  je  suis  imprudent,  sans  doute  je  me  suis  attaché 
une  grosse  pierre  au  cou,  sans  doute  encore  j'ai  encouru  une 
grave  responsabilité  morale  ;  mais  ne  faut-il  pas  aussi  croire  à 
la  fatalité  qui  règle  tout  dans  cette  partie  du  monde  ?  C'est  elle 
qui  a  voulu  que  l'étoile  de  la  pauvre  Zeynab  se  rencontrât  avec 
la  mienne,  que  je  changeasse,  peut-être  favorablement,  les  con- 
ditioiis  de  sa  destinée  !  Une  imprudence  !  vous  voilà  bien  avec 
vos  préjugés  d'Europe  !  et  qui  sait  si,  prenant  la  route  du 
déseit,  seul  et  plus  riche  de  cinq  bourses,  je  n'aurais  pas  été 
attaqué,  pillé,  massacré  par  une  horde  de  Bédouins  flairant  de 
loin  ma  richesse  !  Va,  toute  chose  est  bien  qui  pourrait  être 
pire,  ainsi  que  l'a  reconnu  depuis  longtemps  la  sagesse  des 
nations. 

Peut-être  penses-tu,  d'après  ces  préparations,  que  j'ai  pris 
la  résolution  d'épouser  l'esclave  indienne  et  de  me  débarrasser, 
par  un  moyen  si  vulgaire,  de  mes  scrupules  de  conscience.  Tu 
me  sais  assez  délicat  pour  ne  pas  avoir  songé  un  seul  instant  à 
la  revendre  ;  je  lui  ai  offert  la  liberté,  elle  n'en  a  pas  voulu, 
et  cela,  par  une  raison  assez  simple,  c'est  qu'elle  ne  saurait 
qu'en  faire;  de  plus,  je  n'y  joignais  pas  l'assaisonnement  obligé 
d'un  si  beau  sacrifice,  à  savoir  une  dotation  propre  à  placer 
pour  toujours  la  personne  affranchie  au-dessus  du  besoin,  car 
on  m'a  expliqué  que  c'était  l'usage  en  pareil  cas.  Pour  te  mettre 
au  courant  des  autres  diOicultés  de  ma  position,  il  faut  que  je 
te  dise  ce  qui  m'est  arrivé  depuis  mon  retour  de  l'expédition 
dans  la  montagne  dont  je  t'ai  envoyé  le  récit. 

Je  suis  revenu  pour  quelques  jouas  m'établir  à  rh6;el  de 


DRLSES     KT     MARONITES.  319 

Tajjtistc  en  attendant  une  occasion  ])oin-  passer  par  nier  à 
Saïda,  l'ancienne  Sidon.  Le  temps  était  devenu  si  mauvais, 
qu'aucune  barque  n'osait  sortir.  Pourtaulà  terre  le  soleil  brille, 
l'azur  implacable  du  ciel  n'est  pas  terni  d'un  seul  nuage  :  on 
ne  se  plaint  guère  que  du  vent  qui  soulève  çà  et  là  des  colonnes 
de  poussière  ;  mais,  sur  la  mer,  tout  remue  et  se  balance,  les 
navires  ivres  entre-croisent  leurs  mâts  et  leurs  cheminées.  Rien 
n'est  plus  étonnant  à  voir  que  ce  désordre  au  milieu  du  calme, 
—  cette  tempête  à  sec,  cette  mer  perfide  qui  ouvre  ses  noirs 
abimes  sous  de  gais  rayons  de  soleil.  Il  doit  être  doublement 
triste  de  se  voir  noyé  par  un  si  beau  temps. 

J'ai  retrouvé  à  la  table  d'hôte  le  missionnaire  anglais  dont 
j'avais  fait  la  connaissance  quelque  temps  auparavant;  la  tem- 
pête ne  le  contrariait  pas  moins  que  moi  et  l'arrêtait  dans  le 
projet  du  même  voyage.  La  prévision  d'être  bientôt  compagnons 
de  route  vint  donner  à  nos  relations  quelque  chose  de  plus 
intime,  et  nous  sortîmes  ensemble  après  le  déjeuner  pour  aller 
voir  le  beau  spectacle  de  la  mer  agitée. 

En  descendant  au  port,  nous  rencontrâmes  le  père  Plancher, 
qui  s'arrèia  et  voulut  bien  causer  quelque  temps  avec  nous. 
Ce  n'est  pas  un  des  moindres  sujets  d'étonnementdans  ce  pays 
de  contrastes  que  de  voir  un  jésuite  et  un  missionnaire  évau- 
gélique  s'entretenir  avec  affabilité.  En  effet,  quelles  que  soient 
leurs  luttes  intimes  et  détomnées,  ces  pieux  adversaires  se 
rencontrent  continuellement  à  la  table  des  consuls  et  se  font 
bon  visage  à  défaut  de  mieux.  Du  reste,  à  part  l'influence  occulte 
qu'ils  peuvent  conquérir  dans  les  luttes  des  montagnards,  ils 
ne  risquent  plus  guère,  en  fait  de  conversion,  de  se  rencontrer 
sur  le  même  terrain.  Les  agents  catholiques  ont  renoncé  depuis 
longtemps  à  convertir  les  Druses,  et  ne  s'attaquent  guère 
qu'aux  Grecs  schismatiques,  dont  les  idées  ont  plus  de  rapport 
avec  les  leurs.  Les  missionnaires  anglais  ont,  au  contraire,  à 
leur  service  toutes  les  nuances  variées  des  diverses  sectes  pro- 
testantes, et  finissent  par  trouver  des  points  de  rapport  extra- 
ordinaires entre  leur  foi  et  celle  des  Druses.  La  question  en  fin 


3  20  %'OY  ACE     EN     ORIENT. 

de  compte  étant  d'instriie  le  plus  de  noms  possible  au  livre 
qui  contient  l'état  de  leurs  travaux,  ils  parviennent  à  prouver 
aux  néophytes  qu'au  fond  les  Anglais  sont  un  peu  Druses.  Cela 
explique  le  provei'bede  ces  derniers  :  Ingliz,  Dunl,  sava-sava 
(les  Anglais,  les  Druses,  c'est  la  même  chose).  Et  peut-être, 
de  celte  façon,  sont-ce  les  missionnaires  eux-mêmes  qui  ont 
l'air  de  se  convertir  ? 

II    UNE     VISITE     A    l'école     FRANÇAISE 

Je  m'étais  empressé,  au  retour  de  mon  excursion  dans  la 
montagne,  d'aller  à  la  peasion  de  madame  Cariés,  où  j'avais 
placé  la  pauvre  Ze3nab,  ne  voulant  pas  l'emmener  dans  des 
courses  si  dangereuses. 

C'était  dans  une  de  ces  hautes  maisons  d'architecture  ita- 
lienne, dont  les  bâtiments  à  galerie  intérieure  encadrent  un 
vaste  espace,  moitié  terrasse,  moitié  cour,  sur  lequel  flotte 
l'ombre  d'un  tendido  rayé.  L'édifice  avait  servi  autrefois  de 
consulat  français,  et  l'on  voyait  encore,  sur  les  frontons,  des 
écessons  à  fleurs  de  lis,  anciennement  dorés.  Des  orangers  et 
des  grenadiers,  plantés  dans  des  trous  ronds  pratiqués  entre  les 
dalles  de  la  cour,  égayaient  un  peu  ce  lieu  fermé  de  toutes  parts 
à  la  nature  extérieure.  Un  pan  de  ciel  bleu  dentelé  par  les 
frises,  que  traversaient  de  temps  à  autre  les  colombes  de  la 
mosquée  voisine,  tel  ét;iit  le  seul  horizon  des  pauvres  écoliéres. 
J'entendis  dés  l'entrée  le  bourdonnement  des  leçons  récitées, 
et,  montant  l'escalier  du  premit  r  étage,  je  me  trouvai  dans 
l'une  des  galeries  qui  précédaient  les  appartements.  J>à,  sur 
une  nalte  des  Tndes,  les  petites  filles  formaient  cercle,  accrou- 
pies à  la  manière  turque  autour  d'un  divan  où  siégeait  ma- 
dame Cariés.  Les  deux  plus  grandes  étaient  auprès  d'elle,  et 
dans  l'une  des  deux  je  reconnus  l'esclave,  qui  vint  à  moi  avec 
de  grands  éclats  de  joie. 

IMadame  Cariés  se  hâta  de  nous  faire  passer  dans  sa  chambre, 
laissant  sa  place  à  l'autre  grande,  qui,  par  un  premier  mouve- 


DnusES    F.T    >;Ano\iTcs.  321 

nient  naturel  anx  femmes  du  pays,  s'était  hatce,  à  ma  vue,  de 
cacher  sa  figure  avec  son  livre. 

—  Ce  n'est  donc  pas,  me  disais-je,  une  cliréticnne,  car  ces 
dernières  se  laissent  voii-  sans  difficulté  dans  l'inférionr  des 
maisons. 

De  longues  tresses  de  cheveux  blonds  entremêlées  de  cor- 
donnets de  soie,  des  mains  blanches  aux  doigts  effilés,  avec 
(OS  ongles  longs  qui  indiquent  la  race,  étaient  tout  ce  que  je 
j)ouvais  saisir  de  cette  gracieuse  apparition.  J'y  pris  à  peine 
garde,  au  reste;  il  me  tardait  d'apprendre  comment  l'es- 
clave s'était  trouvée  dans  sa  position  nouvelle.  Pauvre  fille  !  elle 
pleurait  à  chaudes  larmes  en  me  serrant  la  main  contre  son  front. 
J'étais  très-ému,  sans  savoir  encore  si  elle  av;  it  quel  |ue  plainte 
à  me  faire,  ou  si  ma  longue  absence  ('tait  cause  de  cette  effusion. 

Je  lui  demandai  si  elle  se  fiouvait  bien  dans  cette  maison.  Elle 
se  jeta  au  cou  de  sa  maîtresse  en  disant  que  c'était  sa  mère. 

—  Elle  est  bien  bonne,  me  dit  madame  Cariés  avec  son  ac- 
cent provençal,  mais  elle  ne  veut  rien  faire;  elle  apprend  bien 
quelques  mots  avec  les  jietites,  c'est  tout.  Si  l'on  veut  la  faire 
écrire  ou  lui  aiprendre  à  coudre,  elle  ne  veut  pas.  Moi,  je  lui 
ai  dit  :  a  Je  ne  peux  pas  te  punir;  quand  ton  maître  reviendra, 
il  verra  ce  qu'il  voudra  faire.  » 

Ce  que  m'apprenait  là  madame  Caillés  me  contrariait  vive- 
meut;  j'avais  cru  résoudre  la  question  de  l'avenir  de  cette  fille 
en  lui  faisant  apprendre  ce  qu'il  fallait  pour  qu'elle  trouvât  plus 
tard  à  se  placer  tt  à  vivre  par  elle-même  ;  j'étais  dans  la  posi- 
tion d'un  i)ère  de  famille  qui  voit  ses  proj<  ts  renversés  par  le 
mauvais  vouloir  ou  la  paresse  de  son  enfant.  D'un  autre  c(")té, 
peut-être  mes  droits  n'étaient-ils  pas  aussi  bien  fon  lés  que 
ceux  d'un  père.  Je  pris  l'air  le  plus  sévère  que  je  pus,  et  j'eus 
avec  l'esclave  l'entretien  suivant,  favorisé  par  l'intcriuédiaire 
de  la  maîtresse  ; 

—  Et  pourquoi  ne  veux  tu  pas  apprendre  à  coudre  ? 

■ —  Parce  que,  dès  qu'on  me  verr.iit  tiavailler  connue  une 
serval. te,  on  fer;iit  de  moi  unes:rvante. 


a22  VOYAGE     EN     OKI EN T. 

—  Les  femmes  des  chrétiens,  qui  sont  libres,  travaillent  sans 
être  des  servavites. 

—  Eh  bien,  je  n'épouserai  pas  un  chrétien,  dit  l'esclave  ; 
chez  nous,  le  mari  doit  donner  une  servante  à  sa  femme. 

J'allais  lui  répondre  qu'étant  esclave,  elle  était  moins  qu'une 
servante  ;  mais  je  me  rappelai  la  distinction  qu'elle  avait  établie 
déjà  entre  sa  position  de  cadine  et  celle  des  odaleuk,  des- 
tinées aux  travaux. 

—  Pourquoi,  repris-je,  ne  veux-tu  pas  non  plus  apprendre 
à  écrire?  On  le  montrerait  ensuite  à  chanter  et  à  danser;  ce 
n'est  plus  là  le  travail  d'une  servante. 

—  Non;  mais  c'est  toute  la  science  dune  aimée,  d'une  bala- 
dine,  et  j'aime  mieux  rester  ce  que  je  suis. 

On  sait  quelle  est  la  force  des  préjugés  sur  l'esprit  des  femmes 
de  l'Europe;  mais  il  faut  dire  que  l'ignorance  et  l'habitude  de 
mœurs,  appuyée  sur  une  antique  tradition  les  rendent  indes- 
tructibles chez  les  femmes  de  l'Orient  Elles  consentent  encore 
plus  facilement  à  quitter  leurs  croyances  qu'à  abandonner  des 
idées  où  leur  amour-propre  est  intéressé.  Aussi  madame  Cariés 
me  dit-elle  : 

—  Soyez  tranquille;  une  fois  qu'elle  sera  devenue  chrétienne, 
elle  verra  bien  que  les  femmes  de  notre  religion  peuvent  tra- 
vailler sans  manquer  à  leur  dignité,  et,  alors,  elle  apprendra  ce 
que  nous  voudrons.  Elle  est  venue  plusieurs  fois  à  la  messe  au 
couvent  des  Capucins,  et  le  supérieur  a  été  très-édifié  de  sa 
dévotion. 

• —  Mais  cela  ne  prouve  rien,  dis-je  ;  j'ai  vu  au  Caire  des 
santons  et  des  derviches  entrer  dans  les  églises,  soit  par  curio- 
sité, soit  pour  entendre  la  musique,  et  marquer  beaucoup  de 
respect  et  de  recueillement. 

Il  y  avait  sur  la  table,  auprès  de  nous,  un  Nouveau  Testa- 
ment en  français;  j'ouvris  niacliinalement  ce  livre  et  je  trouvai 
en  tète  un  portrait  de  Jésus-Christ,  et,  plus  loin,  un  portrait  de 
Marie.  Pendant  que  j'examinais  ciîs  gravures,  l'esclave  vint 
près  de  moi  et  me  dit,  en  mettant  le  doigt  sur  la  première  : 


DKUSES    ET     MAUOMTES.  323 

—  Jïssé !  (Jésus  !  ) 
Et  sur  la  seconde  : 

—  Myriaml  (Marie!) 

Je  rapprochai,  en  souriant,  le  livre  ouvert  de  ses  lèvres  ;  mais 
elle  recula  avec  effroi  en  s' écriant  : 

—  Mafisch  ! 

—  Pourquoi  recules-tu?  lui  dis-je;  n'honorez- vous  pas, 
dans  votre  relij^ion,  Jïssé  comme  un  prophète,  et  Myriam 
comme  l'une  des  trois  femmes  saintes? 

—  Oui,  dit-elle;  mais  il  a  été  écrit  ;  «Tu  n'adoreras  pas 
les  images.  » 

—  Vous  voyez,  dis-je  à  madame  Cariés,  que  la  conversion 
n'est  pas  bien   avancée. 

—  Attendez,  attendez,  me  dit  madame  Cariés. 

III  —  l'akkalé 

Je  me  levai  en  proie  à  une  grande  irrésolution.  Je  me  com- 
parais tout  à  l'heure  à  un  père,  et  il  est  vrai  que  j'éprouvais 
un  sentiment  d'une  nature  pour  ainsi  dire  familiale  à  l'égard 
de  cette  pauvre  lille,  qui  n'avait  que  moi  pour  appui.  Voilà 
certainement  !e  seul  beau  côté  de  l'esclavage  tel  qu'il  est  coni- 
]/ris  en  Orient.  L'idée  de  la  possession,  qui  attache  si  fort  aux 
objets  matériels  et  aussi  aux  animaux,  aurait-elle  sur  l'esprit 
une  influence  moins  noble  et  moins  vive  en  se  portant  sur  des 
créatures  pareilles  à  nous?  Je  ne  voudrais  pas  appl!C[uer  cette 
idée  aux  malheureux  esclaves  noirs  des  pays  chrétiens ,  et  je 
parle  ici  seulement  des  esclaves  que  possèdent  les  musuhnans, 
et  de  qui  la  position  est  réglée  par  la  religion  et  par  les  mœurs. 

Je  pris  la  main  de  la  pauvre  Zeynab ,  et  je  la  regardai  avec 
tant  d'attendrissement,  que  madame  Cariés  se  trouipa  sans 
doute  à  ce  témoignage. 

—  Voilà,  dit-elle,  ce  que  je  lui  fais  comprendre  :  vois-tu 
bien,  ma  fille,  si  tu  veux  devenir  chrétienne,  ton  maître 
t'épousera  peut-être  et  il  t'emmènera  dans  son  pays. 


3 -2-1  VOYAGE     EN     ORIENT. 

—  Oli  !  niaciinie  Carlos!  nrù'riai-je,  n'allez  pas  si  \he  dans 
vo'.ie  systùiue  de  conversion...  Quelle  idée  vous  avez  là! 

Je  n'avais  pas  encore  songé  à  celte  solution...  Oui,  sans 
doute,  il  est  triste,  au  moment  de  (juitter  l'Oiient  |)our  lEu- 
rope,  de  ne  savoir  trop  que  faire  d'une  esclave  qu'on  a 
achetée;  mais  l'épouser!  ce  serait  beaucoup  trop  chrétien. 
Madame  Cariés,  vous  n'y  songez  pas!  celte  femme  a  dix- huit 
ans  déjà,  ce  qui,  pour  TOrieiit,  est  assez  avancé,  elle  n"a  plus 
que  dix  ans  à  être  belle;  après  cjuoi,  je  serai,  moi,  jeune  en- 
core, répoux  d'une  femme  jaune,  qui  a  des  soleils  tatoués  sur 
le  front  et  sur  la  poitrine,  et  dans  la  narine  gauche  la  bouton- 
n'èie  d'un  anneau  qu'elle  y  a  porté.  Songez  un  peu  qu'elle  esi 
(oit  bien  en  coutume  levantin ,  mais  qu'elle  est  affreuse  avec 
les  modes  de  l'Em-ope.  Me  voyez-vous  entrer  dans  un  salon 
avcL  une  beauté  qu'on  pourrait  >uspccter  de  goùih  anthropo- 
phages! Cela  serait  fo)t  ridicule  et  pour  elle  et  pour  moi. 

Non,  la  conscience  n'exige  pas  cela  de  moi,  et  l'affection  ne 
m'en  donne  pas  non  plus  le  conseil.  Cette  esclave  m'est  chère 
sans  doute,  mais  enfin  elle  a  appartenu  à  d'autres  maîtres. 
L'édi. cation  lui  manque,  et  die  n'a  pas  la  volonté  d'ajip-endre. 
Comment  faire  son  égale  d'une  fennne,  non  pas  grossière  ou 
solte,  mais  ceriainement  illettrée?  Conq-rendra-t-elle  j)'us 
tard  a  nécessité  de  l'étude  et  du  travail?  De  plus,  le  dirai-je? 
jai  peu)- qu'il  ne  soit  impossible  qu'une  sympalhie  très-grande 
s'établisse  entre  deux  êtres  de  races  si  différentes  que  les 
nôtres. 

Et  pourtant  je  quitterai  cette  femme  avec  peine... 

Ex|)liquc  ([ui  pouria  ces  sentiments  irrésolus,  ces  idées  con- 
traires qui  se  mêlaient  en  ce  moment-là  dans  mon  cerveau. 
Je  m'étais  levé,  connue  pressé  par  l'heure,  pour  éviter  de 
donner  une  réponse  précise  à  madame  Cariés,  et  nous  passions 
de  sa  chambie  dans  la  galerie,  oii  les  jeunes  filles  continuaient 
à  étudier  sous  la  surveillance  de  la  plus  grande.  L'esclave  alla 
se  jeter  au  cou  de  cette  dernière,  et  l'empêcha  ainsi  de  se 
cacher  la  fism'e,  comme  elle  l'avait  fait  à  mon  arrivée. 


DRUS  ES     ET     MAHOMTES.  3  25 

—  Yn  mnkb'tuba  (c'est  mou  amie   !  s"écria-t-elle. 

Et  la  jeune  fille,  se  laissant  voir  enlin,  me  permit  d'ad- 
mirer des  traits  où  la  blancheur  européenne  s'al'.iait  au  dessin 
pur  (Je  ce  type  aquilin  qui,  eu  Asie  connue  chez  nous,  a  quel- 
que chose  de  royal.  Un  air  de  fierté,  tempéré  par  la  grâce,  ré- 
pandait sur  son  visage  quelque  chose  d'intelligent,  et  son 
sérieux  habituel  donnait  du  prix  au  sourire  qu'elle  m'adressa 
lorsque  je  1  eus  saluée.  Madame  Cariés  me  dit  : 

—  C'est  une  pauvre  fille  bien  intéressanie,  et  dont  le  père 
est  l'un  des  cheiks  de  la  montagne.  Malheureusement,  il  s'est 
laissé  prendre  dernièrement  par  les  Turcs.  Il  a  été  assez  im- 
prudent pour  se  hasarder  dans  Beyrouth  à  l'époque  des  trou- 
bles, et  on  l'a  mis  en  prison  parce  qu'il  n'avait  pas  payé  l'impôt 
depuis  1840.  Il  ne  voulait  pas  reconnaître  les  pouvoirs  actuels; 
c'est  pourquoi  le  séquestre  a  été  mis  sur  ses  biens.  Se  voyant 
ainsi  captif  et  abandonné  de  tous,  il  a  fait  venir  sa  fille,  qui  ne 
peut  l'aller  voir  qu'une  fois  par  jour;  le  reste  du  temps,  elle 
demeure  ici.  Je  lui  apprends  l'italien,  et  elle  enseigne  aux 
petites  filles  l'arabe  littéral...  car  c'est  une  savante.  Dans  sa 
nation,  les  femmes  d'une  certaine  naissance  peuvent  s'in- 
struire et  même  s'occuper  des  arts;  ce  qui,  chez  les  mu- 
sulmanes, est  regardé  comuie  la  marque  d'une  condition  infé- 
rieure. 

—  Mais  quelle  est  donc  sa  nation?  dis -je. 

—  Elle  appartient  à  la  race  des  Druses,  répondit  madame 
Cariés. 

Je  la  regardai  dès  lors  avec  plus  d'attention.  Elle  vit  bien 
que  nous  parlions  d'elle,  et  cela  parut  l'embarrasser  un  peu. 
L'esclave  s'était  à  demi  couchée  à  ses  cotés  sur  le  divan  et 
jouait  avec  les  longues  tresses  de  sa  chevelure.  Madame  Cariés 
me  dit  : 

—  Elles  sont  bien  ensemble  ;  c'est  comme  le  jour  et  la  nuit. 
Cela  les  amuse  de  causer  toutes  deux,  parce  que  les  autres 
sont  trop  petites.  Je  dis  quelquefois  à  la  votre  :  «  Si  au  moins 
tu  prenais   modèle    sur  ton  amie ,    tu  apprendrais    quelque 

I.  19 


326  VOYAGE    EN     ORIENT. 

chose...  »  ]Mais  elle  n'est  boune  que  pour  jouer  et  pour  chanter 
des  chansons  toute  la  journée.  Que  voulez-vous!  quand  on  les 
prend  si  tard,  on  ne  peut  plus  rien  en  faire. 

Je  donnais  peu  d'attention  à  ces  plaintes  de  la  bonne  ma- 
dame Cariés,  accentuées  toujours  par  sa  prononciation  proven- 
çale. Toute  au  soin  de  me  montrer  qu'elle  ne  devait  pas  être 
accusée  du  peu  de  progrès  de  l'esclave,  elle  ne  voyait  pas  que 
j'eusse  tenu  surtout,  dans  ce  moment -là,  à  être  informé  de  ce 
qui  concernait  son  autre  pensionnaire.  Néanmoins,  je  n'osais 
marquer  trop  clairement  ma  curiosité^  je  sentais  qu'il  ne  fallait 
pas  abuser  de  la  simplicité  d'une  bonne  femme  habituée  à  rece- 
voir des  pères  de  famille,  des  ecclésiastiques  et  autres  personnes 
graves...  et  qui  ne  voyait  en  moi  qu'un  client  également  sé- 
rieux. 

Appuyé  sur  la  rampe  de  la  galerie,  l'air  pensif  et  le  front 
baissé,  je  profitais  du  temps  que  me  donnait  la  faconde  méri- 
dionale de  l'excellente  institutrice  pour  admirer  le  tableau  char- 
mant qui  était  devant  mes  yeux.  L'esclave  avait  pris  la  main 
de  l'autre  jeune  fille  et  en  faisait  la  comparaison  avec  la  sienne  ; 
dans  sa  gaieté  imprévoyante,  elle  continuait  cette  pantomime 
en  rapprochant  ses  tresses  foncées  des  cheveux  blonds  de  sa 
voisine,  qui  souriait  d'un  tel  enfantillage.  Il  est  clair  qu'elle  ne 
crovait  pas  se  nuire  par  ce  parallèle,  et  ne  cherchait  qu'une 
occasion  de  jousr  et  de  rire  avec  l'entraînement  naïf  des  Orien- 
taux; pourtant  ce  spectacle  avait  un  charme  dangereux  pour 
moi  ;  je  ne  tardai  pas  à  l'éprouver. 

—  Mais,dis-je  à  madame  Cariés  avec  l'air  d'une  simple  cu- 
riosité, comment  se  fait-il  que  cette  pauvre  fille  druse  se  trouve 
dans  une  école  chrétienne? 

—  Il  n'existe  pas  à  Beyrouth  d'institutions  selon  son  culte  ; 
on  n'y  a  jamais  établi  d'asiles  publics  pour  les  femmes;  elle  ne 
pouvait  donc  séjourner  honorablement  que  dans  une  maison 
comme  la  mienne.  Vous  savez,  du  reste,  que  les  Druses  ont 
beaucoup  de  croyances  semblables  aux  nôtres  :  ils  admettent  la 
Bible  et  les  Évangiles,  et  prient  sur  les  tombeaux  de  nos  saints. 


DRUSES     ET     MAROMTES.  327 

Je  ne  voulus  pas,  pour  cette  fois,  questionner  plus  longue- 
ment madame  Cariés.  Je  sentais  que  les  leçons  étaient  suspen- 
dues par  ma  visite,  et  les  petites  filles  pai'aissaient  causer 
entre  elles  avec  surprise.  Il  fallait  rendre  cet  asile  ;i  sa  tran- 
quillité habituelle;  il  fallait  aussi  preudi'e  le  temps  de  réfléchir 
sur  tout  on  ftioade  d'idées  nouvelles  qui  venait  de  surgir  en 
moi. 

Je  pris  congé  de  madame  Cai'lès  et  lui  promis  de  revenir  la 
voir  le  lendemain. 

En  lisant  les  pages  de  ce  journal,  tu  souris^  n'est-ce  pas? 
de  mon  enthousiasme  pour  une  petite  fille  arabe  rencontrée  par 
hasard  sur  les  bancs  d'unje  classe  ;  tu  ne  crois  pas  aux.  passions 
subites,  tu  me  sais  même  assez  éprouvé  sur  ce  point  pour  n'en 
concevoir  pas  si  légèrement  de  nouvelles;  tu  fais  la  part  sans 
doute  de  l'entraînement,  du  climat,  de  la  poésie  des  lieux,  du 
costume,  de  toute  cette  mise  en  scène  des  montagnes  et  de  la 
mer,  de  ces  grandes  impressions  de  souvenir  et  de  localité  qui 
échauffent  d'avance  l'esprit  pour  une  illusion  passagère.  Il  te 
semble,  non  pas  que  je  suis  épris,  mais  que  je  crois  l'être... 
comme  si  ce  n'était  pas  la  même  chose  en  résultat! 

J'ai  entendu  des  gens  graves  plaisanter  sur  l'amour  que  l'on 
conçoit  pour  des  actrices,  pour  des  reines,  pour  des  femmes 
poètes,  pour  tout  ce  qui,  selon  eux,  agite  l'imagination  plus 
que  le  cœur,  et  pourtant,  avec  de  si  folles  amours,  on  aboutit 
au  déUre,  à  la  mort,  ou  à  des  sacrifices  inouïs. de  temps,  de 
fortune  ou  d'intelligence.  Ah!  je  crois  être  amoureux,  ah!  je 
crois  être  malade,  n'est-ce  pas?  Mais,  si  je  crois  l'être,  je  le 
suis  ! 

Je  te  fais  grâce  de  mes  émotions,  lis  toutes  les  histoires 
d'amoureux  possibles,  depuis  le  recueil  qu'en  a  fait  Plutarque 
jusqu'à  Werther,  et  si,  dans  notre  siècle,  il  se  rencontre  encore 
de  ceux-là,  songe  bien  qu'ils  n'en  ont  que  plus  de  mérite  pour 
avoir  triomphé  de  tous  les  moyens  d'analyse  que  nous  présen- 
tent l'expérience  et  l'observation.  Et,  maintenant,  échappons 
aux  généralités. 


328  VOYAGE     EN     ORIENT. 

En  quittant  la  maison  de  niadanie  Cariés,  j'ai  emporté  mon 
amour  comme  une  proie  dans  la  solitude.  Oh  !  que  j'étais 
lieureux  de  me  voir  une  idée,  un  but,  une  volonté,  quelque 
chose  à  rêver,  à  tâcher  d'atteindre  !  Ce  pays  qui  a  ranimé 
toutes  les  forces  et  les  inspirations  de  ma  jeunesse  ne  me  de- 
vait pas  moins  sans  doute  ;  j'avais  bien  senti  déjà  qu'en  mettant 
le  pied  sur  celte  terre  maternelle,  en  me  replongeant  aux 
sources  vénérées  de  notre  histoire  et  de  nos  croyances,  j'allais 
arrêter  le  cours  de  mes  ans,  que  je  me  refaisais  enfant  à  ce 
berceau  du  monde,  jeune  encore  au  sein  de  cette  jeunesse 
éternelle. 

Préoccupé  de  ces  pensées,  j'ai  traversé  la  ville  sans  prendre 
garde  au  mouvement  habituel  de  la  foule.  Je  cherchais  la  mon- 
tagne et  l'ombrage,  je  sentais  que  l'aiguille  de  ma  destinée 
avait  changé  de  place  tout  à  coup  ;  il  fallait  longuement  réflé- 
chir et  chercher  des  moyens  de  la  fixer.  Au  sortir  des  portes 
fortifiées,  par  le  coté  opposé  à  la  mer,  on  trouve  des  chemins 
profonds,  ombragés  de  halliers  et  bordés  par  les  jardins  touffus 
des  maisons  de  campagne  ;  plus  haut,  c'est  le  bois  de  pins-jxi- 
rasols  plantés,  il  y  a  deux  siècles,  pour  empêcher  l'invasion 
des  sables  qui  menacent  le  promontoire  de  Beyrouth.  Les 
troncs  rougeâtres  de  celte  plantation  régulière,  qui  s'étend  en 
quinconce  sur  un  espace  de  plusiein's  lieues,  semblent  les  co- 
lonnes d'un  temple  élevé  à  l'universelle  nature,  et  qui  domine 
d'un  côté  la  mer,  et  de  l'autre  le  désert,  ces  deux  faces  mornes 
du  monde.  J'étais  déjà  venu  rêver  dans  ce  lieu  sans  but  défini, 
sans  autre  pensée  que  ces  vagues  problèmes  philosophiques 
qui  s'agitent  toujours  dans  les  cerveaux  inoccupés  en  présence 
de  tels  spectacles.  Désormais  j'y  apportais  une  idée  féconde  ; 
je  n'étais  plus  seul  ;  mon  avenir  se  dessinait  sur  le  fond  lumi- 
ncxix  de  ce  tableau  la  femme  idéale  que  chacun  poursuit  dans 
ses  songes  s'était  réalisée  pour  moi  ;  tout  le  reste  était  oublié. 

Je  n'ose  te  dire  quel  vulgaire  incident  vint  me  tirer  de  ces 
hautes  réflexions  pendant  que  je  foulais  d'un  pied  superbe  .'e 
sable  rouge  du  sentier.  Un  énorme  insecte  le  traversait,  en 


DnVSES     ET     MAnONITES.  3-29 

poussant  devant  lui  une  biiule  plus  grosse  que  lui-niéiue  : 
c'était  une  sorte  d'escarbot  qui  me  rappela  les  scarabées  égyp- 
tiens, qui  portent  ie  monde  au-dessus  de  leur  tète.  Tu  me 
connais  jour  superstitieux,  et  tu  penses  bien  que  je  tirai  un 
augure  quelconque  de  cette  intervention  sjnjbolique  tracée  à 
travers  mon  cbeniin.  Je  revins  sur  mes  pas  avec  la  pensée  d'un 
obstacle  contre  lequel  il  me  faudrait  lutter. 

Je  me  suis  bâté,  dès  le  lendemain,  de  retourner  cliez  ma- 
dame Cariés.  Pour  donner  un  prétexte  à  cette  visite  rapprochée, 
j'étais  allé  acheter  au  bazar  des  ajustements  de  femme,  une 
mandille  de  Brousse,  quelques  pics  de  soie  ouvragée  en  tor- 
sades et  en  festons  pour  garnir  une  robe  et  des  guirlandes 
de  petites  fleurs  artificielles  que  les  Levantines  mêlent  à  leur 
coiffure. 

Lorsque  j'apportai  tout  cela  à  l'esclave,  que  madame  Cariés, 
en  me  voyant  arriver,  avait  fait  entrer  chez  elle,  celle-ci  se 
leva  en  poussant  des  cris  de  joie  et  s'en  alla  dans  la  galerie 
faire  voir  ces  richesses  à  son  amie.  Je  l'avais  suivie  pour  la 
ramener,  en  m'excusant  près  de  madame  Cariés  d'être  cause 
de  cette  folie;  mais  toute  la  classe  s'unissait  déjà  dans  le 
même  sentiment  d'admiration,  et  la  jeune  fille  druse  avait  jeté 
sur  moi  un  regard  attentif  et  souriant  qui  m'allait  jusqu'à  l'âme. 

—  Que  pense-t-elle?me  disais-je  ;elle  croira  sans  doute  que 
je  suis  épris  de  mon  esclave,  et  que  ces  ajustements  sont  des 
marques  d'affection.  Peut-être  aussi  tout  cela  est-il  un  peu 
brillant  pour  être  porté  dans  une  école  ;  j'aurais  dû  choisir  des 
choses  plus  utiles,  par  exemple  des  babouches  ;  celle  de  la 
pauvre  Zeynab  ne  sont  plus  d'une  entière  fraîcheur. 

Je  remarquai  même  qu'il  eût  mieux  valu  lui  acheter  une 
robe  neuve  que  des  broderies  à  coudre  aux  siennes.  Ce  fut 
aussi  l'observation  que  fit  madame  Cariés ,  qui  s'était  unie 
avec  bonhomie  au  mouvement  que  cet  épisode  avait  produit 
dans  sa  classe. 

—  Il  faudrait  une  bien  belle  robe  pour  des  garnitures  si 
brillantes  ! 


330  \0\AG\i     EX     OIIIENT. 

—  Vois-tu,  dit-elle  à  l'esclave,  si  tu  voulais  apprendre  à 
coudre,  le  sidi  (seigneur)  irait  acheter  au  bazar  sept  à  huit 
pics  de  taffetas,  et  tu  pourrais  te  faire  une  robe  de  grande 
dame. 

Mais  certainement  lesclave  eût  préféré  la  robe  toute  faite. 

Il  me  sembla  que  la  jeune  fille  druse  jetait  un  regard  assez 
triste  sur  ces  ornements,  qui  n'étaient  plus  faits  pour  sa  for- 
tune, et  qui  ne  l'étaient  guère  davantage  pour  celle  que  l'es- 
clave pouvait  tenir  de  moi  ;  je  les  avais  achetés  au  hasard, 
sans  trop  m'inquiéter  des  convenances  et  des  possibilités.  Il 
est  clair  qu'une  garniture  de  dentelle  appelle  une  robe  de  ve- 
lours ou  de  satin  ;  tel  était  à  peu  près  l'embarras  où  je  m'étais 
jeté  imprudemment.  De  plus,  je  semblais  jouer  le  rôle  difficile 
d'un  riche  particulier,  tout  prêt  à  déployer  ce  que  nous  appe- 
lons un  luxe  asiatique,  et  qui,  en  Asie,  donne  l'idée  plutôt 
d'un  luxe  européen. 

Je  crus  m'apercevoir  que  cette  supposition  ne  métait  pas, 
en  général,  défavorable.  Les  femmes  sont,  hélas!  un  peu  les 
mêmes  dans  tous  les  pays.  Madame  CarJès  eut  peut-être  aussi 
]  lus  de  considération  pour  moi  dès  lors,  et  voulut  bien  ne  voir 
qu'une  simple  curiosité  de  voyageur  dans  les  questions  que  je 
lui  fis  sur  la  jeune  fille  druse.  Je  n'eus  pas  de  peine  non  plus  à 
lui  faii  e  comprendre  que  le  peu  qu'elle  m'en  avait  dit  le  pre- 
mier jour  avait  excité  mon  intérêt  pour  l'infortune  du  père. 

—  Il  ne  serait  pas  impossible,  dk-je  à  l'institutrice,  que  je 
fusse  de  quelque  utilité  à  ces  personnes  ;  je  connais  un  des 
employés  du  j>aclia  ;  de  plus,  vous  savez  qu'un  Européen  un 
peu  connu  a  de  l'influence  sur  les  c(msuls. 

—  Oh  !  oui,  faites  cela  si  vous  pouvez  !  me  dit  madame 
Cariés  avec  sa  vivacité  provençale  ;  elle  le  mérite  bien,  et  son 
père  aussi  sans  doute.  C'est  ce  qu'ils  appellent  \m  a/,/,ai,  un 
homme  saint,  un  savant;  et  sa  fille,  qu'il  a  instruite,  a  déjà  le 
même  titre  parmi  les  siens  :  uhkulé  siti  (dame  spirituelle). 

—  Mais  ce  n'est  que  son  surnom,  dis-je;  elle  a  un  autre  nom 
encore? 


DR i" si; s    ir    .1'.  A  i;OM TES.  33  1 

—  Elle  s'appelle  Salèma  ;  Tautre  nom  lui  est  commun  avec 
toutes  les  autres  femmes  cjui  appartiennent  à  Tordre  religieux. 
La  pauvre  enfant,  ajouta  madame  Cariés,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu 
pour  l'amener  à  devenir  chrétienne,  mais  elle  dit  que  sa  reli- 
gion, c'est  la  même  chose  ;  elle  croit  tout  ce  que  nous  croyons, 
et  elle  vient  à  l'église  comme  les  antres...  Eh  bien,  que  voulez- 
vous  que  je  vous  dise?  ces  gens-là  sont  de  même  avec  les 
Turcs;  votre  esclave,  qui  est  musulmane,  me  dit  (lu' elle  respecte 
aussi  leui-s  croyances,  de  sorte  que  je  finis  par  ne  plus  lui  ea 
parler.  Et  pourtant  quand  on  croit  à  tout,  on  ne  croit  à  rien! 
Voilà  ce  que  je  dis. 

IV    LE     CHEIK.     DRUSE 

Je  me  hâtai,  en  quittant  la  maison,  d^aller  au  palais  du 
pacha,  pressé  que  j'étais  de  me  rendre  utile  à  la  jeune  akkalé 
siti.  Je  trouvai  mon  ami  l'Annériien  à  sa  yrlace  ordinaire, 
dans  la  salle  d'attente,  et  je  lui  demandai  ce  qu'il  savait  sur  la 
détention  d'un  chef  di'use  emprisonné  pour  n'avoir  pas  payé 
l'impôt, 

—  Oh  !  s'il  n'y  avait  que  cela,  me  dit-il,  je  doute  que  l'af- 
faire fût  grave,  car  aucun  des  cheiks  djuses  n'a  jjsyé  le  miri 
depuis  trois  ans.  Il  faut  qu'il  s'y  joigne  quelque  méfait  parti- 
culier. 

Il  alla  prendre  quelques  informations  près  des  autres  em- 
ployés, et  revint  bientôt  m'apprendre  qu'on  accusait  le  cheik 
Seïd-Eschérazy  d'avoir  fait  parmi  les  siens  des  prédications 
séditieuses.  C'est  un  homme  dangereux,  dans  le»^  temps  de 
troubles,  ajouta  l'Ai'ménien.  Du  l'este,  le  pacha  de  Beyrouth 
ne  peut  pas  le  mettre  en  liberté  ;  cela  dépend  du  pacha  d'Acre. 

—  Du  pacfia  d'Acre  !  ra'écriai-je  ;  mais  c'est  le  même  pour 
lequel  j'ai  une  lettre,  et  que  j'ai  connu  persoimellemenl  à  Paris! 

Et  je  montrai  une  telle  joie  de  cette  circonstance,  que  l'Ar- 
ménien me  crut  fou.  Il  était  loin,  certes,  d'en  soupçonner  le 
motif. 


332  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Rien  n'ajoute  de  force  à  un  rniour  commençant  comme  ces 
circonstances  inattendues  qui,  ^1  peu  importantes  qu'elles 
soient,  semblent  indiquer  l'action  de  la  destinée.  Fatalité  ou 
providence,  il  semble  que  Ton  voie  paraître  sous  la  trame  uni- 
forme de  la  vie  certaine  ligne  tracée  sur  un  patron  invisible,  et 
qui  indique  une  route  à  suivre  sous  peine  de  s'égarer.  Aussitôt 
je  m'imagine  qu'il  était  écrit  de  tout  temps  que  je  devais  me 
marier  en  Syrie  ;  que  le  sort  avait  tellement  jirévu  ce  fait  im- 
mense, que,  pour  l'accomjjlir,  .il  n'avait  pas  fallu  moin?  de 
mille  circonstances  encbaînées  bizarrement  dans  mon  existence, 
et  dont,  sans  doute,  je  m'exagérais  les  rapports. 

Par  les  soins  de  l'Arménien,  j'obtins  facilement  une  per- 
mission pour  aller  visiter  la  prison  d'Etat,  située  dans  un 
groupe  de  tours  qui  fait  partie  de  l'enceinte  orientale  de  la 
ville.  Je  m'y  rendis  avec  lui,  et,  moyennant  le  bakcbis  donné 
aux  gens  de  la  maison,  je  pus  faire  demander  au  cheik  druse 
s'il  lui  convenait  de  me  recevoir.  La  curiosité  des  Européens 
est  tellement  connue  et  acceptée  des  gens  de  ce  pays,  que  cela 
ne  fit  aucune  difllcuité.  Je  m'attendais  à  trouver  un  réduit  lu- 
gubre, d.  s  murailles  suintantes,  des  cachots;  mais  il  n'y  avait 
rien  de  semblable  dans  la  partie  des  prisons  qu'on  me  fit  voir. 
Cette  demeure  ressemblait  parfaitement  aux  autres  maisons  de 
Beyrouth,  ce  qui  n'est  pas  faire  absolument  leur  éloge;  il  n'y 
avait  de  plus  que  des  surveillants  et  des  soldats. 

Le  clieik,  maître  d'un  appartement  complet,  avait  la  faculté 
de  se  promener  sur  les  terrasses.  Il  nous  reçut  dans  une  salle 
servant  de  parloir,  et  fit  apporter  du  café  et  des  pipes  par  un 
esclave  qui  lui  ap<partenait.  Quant  à  lui-même,  il  s'abstenait  de 
fumer,  selon  l'usage  des  akkals.  Lorsque  nous  eûmes  pris 
place  et  que  je  pus  le  considérer  avec  attention,  je  m'étonnai 
de  le  trouver  si  jeune  ;  il  me  paraissait  à  peine  plus  âgé  que 
moi.  Des  traits  nobles  et  mâles  traduisaient  dans  un  autre  sexe 
la  physionomie  de  sa  fille  ;  le  timbre  pénétrant  de  sa  voix  me 
lraj)pa  fortement  par  la  même  raison. 

J'avais,  sans  trop  de  réflexion,   désiré   cette  entrevue,  et 


DKUSES     ET     MARONITES.  ?>  3  3 

déjà  je  me  sentais  ému  et  embarrassé  plus  qu'il  ne  convenait  à 
un  visiteur  simplement  curieux  ;  l'accueil  simple  et  confiant  du 
cheik  me  rassura.  J'étais  au  moment  de  lui  dire  à  fond  ma  pen- 
sée; mais  les  expressions  que  je  cherchais  pour  cela  ne  fai- 
saient que  m'avertir  de  la  singularité  de  ma  démarche.  Je  me 
bornai  donc,  pour  cette  fois,  à  une  conversation  de  touriste.  Il 
avait  vu  déjà  dans  sa  prison  plusieurs  Anglais,  et  était  fait  aux 
interrogations  sur  sa  race  tt  sur  lui-même. 

Sa  position,  du  reste,  le  rendait  fort  patient  et  assez  désireux 
de  conversation  et  de  compagnie.  La  connaissance  de  l'histoire 
de  son  pays  me  servait  surtout  à  lui  prouver  que  je  n'étais 
guidé  que  par  un  motif  de  science.  Sachant  combien  on  avait 
de  peine  à  faire  donner  aux  Druses  des  détails  sur  leur  religion , 
j'employais  simplement  la  formule  semi-interrogative  :  «  Est-il 
vrai  que...?»  et  je  développais  toutes  les  assertions  de  Niebuhr, 
de  Volney  et  de  Sacy.  Le  Druse  secouait  la  tète  avec  la  réserve 
prudente  des  Orientaux,  et  me  disait  simplement:  «Com- 
ment! cela  est-il  ainsi?  Les  chrétiehs  sont-ils  aussi  savants?... 
De  quelle  manière  a-t-on  pu  apprendre  cela  ?  »  et  autres 
phrases  évasives. 

Je  vis  bien  qu'il  n'y  avait  pas  grand'chose  de  plus  à  en  tirer 
pour  cette  fois.  Notre  conversation  s'était  faite  en  italien  ,  qu'il 
parlait  assez  purement.  Je  lui  demandai  la  permission  de  le 
revenir  voir  pour  lui  soumettre  quelques  fragments  d'une  his- 
toire du  grand  émir  Fakardin  ,  dont  je  lui  dis  que  je  m'occu- 
pais. Je  supposais  que  l'amour-propre  national  le  conduirait  à 
rectifier  les  faits  peu  favorables  à  son  peuple.  Je  ne  me  trom- 
pais pas.  Il  comprit  peut-être  que,  dans  une  époque  où  l'Eu- 
rope a  tant  d'influence  sur  la  situation  des  peuples  orientaux, 
il  convenait  d'abandonner  un  peu  cette  prétention  à  une 
doctrine  secrète  qui  n'a  pu  résister  à  la  pénétration  de  nos 
savants. 

—  Songez  donc,  lui  dis-je,  que  nous  possédons  dans  nos 
bibliothèques  une  centaine  de  vos  livres  religieux,  qui  tous  ont 
été  lus,  traduits,  commentés. 

19. 


3  34  VG  Vagi:    EN    ()i;ix.int. 

—  Notre  Seigneur  est  grand  !  dit-il  en  soupirant. 

Je  crois  bien  qu'il  me  prit  cette  fois  pour  tin  missionnaire; 
mais  il  n'en  marqua  rien  extérieurement,  et  m'engagea  vive- 
ment à  le  revenir  voir,  puisque  j'y  trouvais  quelque  plaisir. 

Je  ne  puis  te  donner  quun  résumé  des  entretiens  que  j'eus 
avec  le  cheik  druse,  et  dans  lesquels  il  voulut  bien  rectifier  les 
idées  que  je  m'étais  formées  de  sa  religion  d'après  des  frag- 
ments de  livres  arabes,  traduits  au  hasard  et  commentés  pai' 
les  savants  de  l'Europe.  Autrefois,  ces  choses  étaient  seci^ètes 
pour  les  étrangers ,  et  les  Druses  cachaient  leui's  livres  avec 
soin  dans  les  lieux  les  plus  retirés  de  leurs  maisons  et  de  leurs 
temples. 

C'est  pendant  les  guerres  qu'ils  eurent  à  soutenir,  soit 
contre  les  Tares,  soit  contre  les  Maronites,  qu'on  parvint  à 
réunir  un  grand  nombre  de  ces  mannsciits  et  à  se  faire  une 
idée  de  l'ensemble  du  dogme;  mais  il  était  impossible  qu'une 
religion  établie  depuis  huit  siècles  n'eût  pas  produit  un  fatras 
de  dissertadons  contradictoires ,  œuvre  des  secles  diverses  et 
des  phases  successives  amenc'es  par  le  temps.  Certains  éci'i- 
vainsy  ont  donc  vu  un  monument  des  plus  compliqués  de  l'ex- 
travagance humaine;  d'autres  ont  exalté  le  rapport  qui  existe 
entre  la  religion  druse  et  la  doctrine  des  initiations  antiques. 
Les  Druses  ont  été  comparés  successivement  aux  pythagori- 
ciens, aux  esséniens,  aux  gnortiques.  et  il  semble  aussi  que  les 
templiers ,  les  rose-croix  et  les  francs-maçons  modernes  leur 
aient  emprunté  beaucoup  d'idées.  On  ne  peut  douter  que  les 
écrivains  des  croisades  ne  les  aient  confondus  souvent  avec  les 
ismaéliens ,  dont  une  secte  a  été  cette  fameuse  association  des 
assassins  qui  fut  un  instant  la  tx^rreur  de  tous  les  souverains 
du  monde;  mais  ces  derniers  occupaient  le  Kuidislan,  et  leur 
citcih-cl-djchcl ,  ou  Vieux  de  la  Montagne.,  n'a  aucun  rapport 
avec  le  prifice  de  la  montagne  du  Liban. 

La  religion  des  Druses  a  cela  de  particulier,  qu'elle  prétend 
être  la  dernière  révélée  au  monde.  En  effet,  son  Messie  apparut 
vcis    Fin!    lO'.H),    près  de   (jualrc  cents  ans  après   Mahomet. 


DliTJSES     ET     MAUO^'ITES.  335 

Comme  le  nôtre,  il  s'incarna  dans  le  corps  d  un  homme;  muis 
il  ne  choisit  pas  mal  son  enveloppe  et  pouvait  bien  mener 
l'existence  d'un  dieu,  même  sur  la  terre,  puisqu'il  n'était  pas 
moins  que  le  commandeur  des  croyants,  le  calife  d'Egypte  et 
de  Svrie,  près  duquel  tous  les  autres  princes  de  la  terre  fai- 
saient une  bien  pauvre  ligure  en  ce  glorieux  an  1000.  A  l'épo- 
que de  sa  naissance,  toutes  les  planètes  se  trouvaient  rénales 
dans  le  signe  du  Gimeer,  et  l'étinceJant  Pharouis  (Saturne)  pré- 
sidait à  l'heure  où  il  entra  dans  le  monde.  En  outre,  la  nature 
lui  avait  tout  donné  p<3ur  soutenir  un  tel  rôle  :  il  avait  la  face 
d'un  li»n,  la  voix  vibrante  et  pareille  au  tonnerre,  et  l'oa  ne 
pouvait  supporter  l'éclat  de  son  œil  d'un  bleu  sombre. 

Il  semblerait  difficile  qu'un  souverain  doué  de  tous  ces 
avantages  ne  pût  se  faire  croire  sur  parole  en  annonçant  qu'il 
était  dieu.  Cependant  ITakera  ne  trouva  dans  son  propre  peuple 
qu'un  petit  nombre  de  sectateurs.  En  vain  fit-il  fermer  les 
mosquées,  les  églises  et  les  synagogues;  en  vain  établit-il  des 
maisons  de  conférences  où  des  docteurs  à  ses  gages  démon- 
traient sa  divinité  :  la  conscience  populaire  repoussait  le  dieu, 
tout  en  respectant  le  prince.  L'héritier  puissant  des  Fatiniites 
obtint  moins  de  pouvoir  sur  les  âmes  que  n'en  eut  à  Jérusa- 
lem le  fils  du  charpentier,  et  à  Médine  le  chamelier  Maho- 
met. L'avenir  seulement  lui  gardait  un  peuple  de  croyants 
fidèles,  qui,  si  peu  nombreux  qu'il  soit,  se  regarde,  ainsi 
qu'autrefois  le  peuple  hébreu,  comme  dépositaire  de  la  vraie 
loi,  de  la  règle  éternelle,  des  arcanes  de  l'avenir.  Dans  un 
temps  rapproché,  Ilakem  doit  reparaître  sous  une  forme  nou- 
"velle  et  établir  partout  la  supériorité  de  son  peuple,  qui  suc- 
cédera en  gloire  et  en  puissance  aux  musulmans  et  aux  chré- 
tiens. L'époque  fixée  par  les  livres  druses  est  celle  où  les 
chrétiens  auront  triomphé  des  musulmans  dans  tout  l'Orient. 

Lady  Stanhope,  qui  vivait  dans  le  pays  des  Druses,  et  qui 
s'était  infatuée  de  leurs  idées,  avait,  comme  l'on  sait,  dans  sa 
cour  un  cheval  tout  préparé  pour  le  Mcilidi,  qui  est  ce  même 
personnage   apocalyptique,   et    qu'elle   espérait   accompagner 


336  VOYAGE     EN     ORIENT. 

dans  sort  triomphe.  On  sait  que  ce  vœu  a  été  déçu.  Cependant 
le  cheval  futur  du  ^lahdi,  qui  porte  sur  le  dos  une  selle  natu- 
relle formée  par  des  replis  de  la  peau,  existe  encore  et  a  été 
racheté  par  un  des  cheiks  dru  ses. 

Avons-nous  le  droit  de  voir  dans  tout  cela  des  folies?  Au 
fond,  il  n'y  a  pas  une  religion  moderne  qui  ne  présente  des 
conceptions  semblahles.  Disons  plus,  la  croyance  des  Druses 
n'est  qu'un  syncrétisme  de  toutes  les  religions  et  de  toutes  les 
philosopbies  antérieures. 

Les  Druses  ne  reconnaissent  qu'un  seul  dieu,  qui  est  Hakem; 
seulement,  ce  dieu,  comme  le  Bouddha  des  Indous,  s'est  mani- 
festé au  monde  sous  plusieurs  formes  différentes.  Il  s'est  incarné 
dix  fois  en  différents  lieux  de  la  terre  ;  dans  l'Inde  d'abord  ,  en 
Perse  plus  tard,  dans  lYémen,  à  Tunis  et  ailleurs  encore.  C'est 
ce  qu'on  appelle  les  stations. 

Ilakem  se  nomme  au  ciel  Jlhar. 

Après  lui  \iennent  cinq  ministres,  émanations  directes  de  la 
Divinité,  dont  les  noms  d'anges  sont  Gabriel,  Michel,  Israfil, 
Azariel  et  Métatron  ;  on  les  appelle  symboliquement  l'Intelli- 
gence, l'Allie^  la  Parole,  le  Précédant  et  le  Suivant.  Trois  autres 
ministres  d'un  degré  inférieur  s'appellent,  au  figuré,  l'Applica- 
îion  ,  l'Ouverture  et  le  Fantôme;  ils  ont,  en  outre,  des  noms 
d'homme  qui  s'appliquent  à  leurs  incarnations  diverses,  car 
eux  aussi  interviennent  de  temps  ai  temps  dans  le  grand  drame 
de  la  vie  humaine. 

Ainsi,  dans  le  catéchisme  druse,  le  principal  ministre, 
nommé  Hamza,  cjui  est  le  même  que  Gabriel,  est  regardé 
comme  ayant  paru  sept  fois;  il  se  nommait  Schatnll  à  l'époque 
d'Adam,  plus  tard  Pythagore,  David,  Schoaïb  ;  du  temps  de 
Jésus,  il  était  le  vrai  Messie  et  se  nommait  Éléazar;  du  temps 
de  Mahomet,  on  l'appelait  Salman-el-Farési,  et  enfin,  sous  le 
nom  d'IIamza,  il  fut  le  prophète  de  ïlakem,  calife  et  dieu,  et 
fondateur  réel  de  la  religion  druse. 

Voilà,  certes,  une  croyance  où  le  ciel  se  préoccupe  constam- 
ment de  l'humanité.   Les  époques   où  ces  puissances   inicr- 


on  us  ES     ET     MAROINITES.  3  37 

vieiintrit  s'apjiellent  révolutions.  Chaque  fois  que  la  race 
humaine  se  fourvoie  et  tombe  trop  pnifondénient  dans  l'oubli 
de  srs  devoirs,  l'Etre  suprême  et  ses  anges  se  font  hommes, 
et,  par  les  seuls  moyens  humains,  rétablissent  l'ordre  dans  les 
choses. 

C'est  toujours,  au  fond,  l'idée  chrétienne  avec  une  inter- 
vention plus  fréquente  de  la  Divinité,  mais  l'idée  chrétienne 
sans  Jésus,  car  les  Druses  supposent  que  les  apôtres  ont  livré 
aux  Juifs  un  faux  Messie,  qui  s'est  dévoué  pour  cacher  l'autre; 
le  véritable  (Hamza)  se  trouvait  au  nombre  des  disciples,  sous 
le  nom  d'Éléazar,  et  ne  faisait  que  soufflei-  sa  pensée  à  Jésus, 
fils  de  Joseph.  Quant  aux  évangélistes,  ils  les  appellent  les 
pieds  de  la  sagesse,  et  ne  font  à  leurs  récits  que  cette  seule 
variante.  Il  est  vrai  qu'elle  supprime  l'adoration  de  la  croix  et 
la  pensée  d'un  Dieu  immolé  par  les  hommes. 

Maintenant,  par  ce  système  de  révélations  religieuses  qui  se 
succèdent  d'époque  en  époque,  les  Druses  admettent  aussi  l'idée 
musulmane,  mais  sans  Mahomet.  C'est  encore  Ilamza  qui,  sous 
le  nom  de  Salman-el-Farési,  a  semé  cette  parole  nouvelle.  Plus 
tard,  la  dernière  incarnation  de  Hakem  et  d'Hamza  est  venue 
coordonner  les  dogmes  divers  révélés  au  monde  sept  fois  depuis 
Adam,  et  qui  se  rapportent  aux  époques  d'IIénoch,  de  Koé, 
d'Abraham,  de  Moïse,  de  Pythagore,  du  Christ  et  de  Mahomet. 

On  voit  que  toute  cette  doctrine  repose  au  fond  sur  une 
inteiprétation  particulière  de  la  Bible,  car  il  n'est  question 
dans  cette  chronologie  d'aucune  divinité  des  idolâtres,  et 
Pythagore  en  est  le  seul  personnag'e  qui  s'éloigne  de  la  tradi- 
tion mosaïque.  On  peut  s'expliquer  aussi  comment  cette  série  de 
croyances  a  pu  faire  passer  les  Druses  tantôt  pour  Turcs,  tantôt 
pour  chrétiens. 

Nous  avons  compté  huit  personnages  célestes  qui  inter- 
viennent dans  la  foule  des  hommes,  les  uns  luttant  comme 
le  Christ  par  la  parole,  les  autres  par  l'épée  comme  les  dieux 
d'Homère.  Il  existe  nécessairement  aussi  des  anges  de  ténèbres 
qui  remplissent  un  rôle  tout  opposé.  Aussi,  dans  l'histoire  du 


338  VOYAGE     El-:      ORIENT. 

monde  qu'écrivent  les  Druses,  voit-on  chacune  des  sept  pé- 
riodes oifrir  l'intérêt  d'une  action  grandiose,  où  ces  éternels 
ennemis  se  cherchent  sous  oe  masque  humain,  et  se  recon- 
naissent à  leur  supériorité  ou  à  leur  haine. 

Ainsi  l'esprit  du  mal  sera  tour  à  tour  Eblis  ou  le  serpent; 
Méthouzel,  le  roi  de  la  ville  des  géants,  à  l'époque  du  déluge; 
Nemrod,  du  temps  d'Abraham;  Pharaon,  du  temps  de  Moïse; 
plus  tard,  Antiochus,  Hérode  et  autres  monstrueux  tyrans, 
secondés  d'acolytes  sinistres,  qui  renaissent  aux  mêmes  époques 
pour  contrarier  le  règne  du  Seigneur.  Selon  quelques  sectes, 
ce  retour  est  soumis  à  un  cycle  millénaire  que  ramène  l'influence 
de  certains  astres;  dans  ce  cas,  on  ne  compte  pas  l'époque  de 
IVIahon^et  comme  grande  révolution  périodique;  le  drame 
mystique  qui  renouvelle  à  chaque  fois  la  face  du  monde  est 
tantôt  le  paradis  perdu,  tantôt  le  déluge,  tantôt  la  fuite 
d'Egypte,  tantôt  le  règne  de  Salomon;  la  mission  du  Christ  et 
le  règne  de  Hakem  en  forment  les  deux  derniers  tableaux.  A 
ce  point  de  vue,  le  Mahdi  ne  pourrait  maintenant  reparaître 
qu'en  l'an  2000. 

Dans  toute  cette  doctrine,  on  ne  trouve  point  trace  du  péché 
originel  ;  il  n'y  a  non  plus  ni  paradis  pour  les  justes,  ni  enfer 
pour  les  méchants.  La  récompense  et  l'expiation  ont  lieu  sur  la 
terre  par  le  retour  des  âmes  dans  d'autres  corps.  La  beauté, 
la  richesse,  la  puissance  -sont  données  aux  élus  ;  les  in&dèles 
sontles  esclaves,  le.>  maladfîs,  les  souffrants.  Une  ^ie  pure  peut 
cependant  les  replacer  encore  au  rang  dont  ils  sont  déchus, 
et  faire  tomber  à  leur  place  l'élu  trop  fier  de  sa  pi'ospérité. 

Quant  à  la  transmigration,  elle  s'opère  d'une  manière  fort 
simple.  I^  nombre  des  hommes  est  constamment  le  même  sur 
la  tene.  A  chaque  seconde,  il  en  meurt  un  et  il  en  naît  un 
autre  ;  l'âme  qui  fuit  est  appelée  magnétiquement  dans  le  rayon 
du  corps  qui  se  forme,  et  l'influence  des  astres  règle  providen- 
tiellement cet  échange  de  destinées;  mais  les  hommes  n'ont 
;  as,  comme  les  esprits  célestes,  la  conscience  de  leurs  migra- 
tions. Les   fidèles  peuvent   cependant,    en   s'élevant  par  les 


DRUSES     ET     MARONITES.  339 

neuf  degrés  de  l'initiation,  arriver  peu  à  peu  à  la  connaissance 
de  toutes  choses  et  deux-mèmes.  C'est  là  le  bonheur  réservé 
aux  akkals  (spirituels),  et  tous  les  Druses  peuvent  s'élever  à 
ce  rang  par  l'étude  et  par  la  vertu.  Ceux,  au  contraire,  qui  ne 
font  que  suivre  la  loi  sans  prétendre  à  la  sagesse  s'appellent 
(Ijaltels,  c'est-à  dire  ignorants..  Ils  conservent  toxijours  la 
chance  de  s'élever  dans  une  autre  vie  et  d'épurer  leurs  âmes 
trop  attachées  à  la  matière. 

Quant  aux  chrétiens,  juifs,  mahométans  et  idolâtres,  on 
comprend  bien  que  leur  position  est  fort  inférieure.  Cependant 
il  faut  dire,  à  la  louange  de  la  religion  druse,  que  c'est  la  seule 
peut-être  qui  ne  dévoue  pas  ses  ennemis  aux  peines  éternelles. 
Lai'sque  le- Messie  aura  reparu,  les  Druses  seront  établis  dans 
toutes  les  royautés,  gouvernements  et  propriétés  de  la  terre  en 
raison  de  leurs  mérites,  et  les  autres  peuples  passeront  à  l'état 
de  valets,  d' esclaves  et  d'ouvriers;  enfin  ce  sera  la  plèbe  vul- 
gaire. Le  cheik  m'assurait  à  ce  propos  que  les  chrétiens  ne 
seraient  pas  les  plus  maltraités.  Espérons  donc  que  les  Druses 
seront  bons  maîtres. 

Ces  flétails  m'intéressaient  tellement,  que  je  voulus  connaître 

enfin  la  vie  de  cet  illustre  Hakem,  que  les  historiens  ont  peint 

comme  un  fou  furieux,  mi-paiti  de  Kéron  et  d  Héliogabale.  Je 

omprenais  bien  qu'au  point  de  vue  des  Druses,  sa  conduite 

devait  s'expliquer  d'une  tout  autre  manière. 

Le  bon  cheik  ne  se  plaignait  pas  trop  de  mes  visites  fré- 
c[uentes;  de  plus,  il  savait  que  je  pouvais  lui  être  utile  auprès 
du  pacha  d'Acre.  Il  a  donc  bien  voulu  me  raconter,  avec  toute 
la  pompe  romanesque  du  génie  arabe,  celte  histoire  de  Hakem, 
que  je  transcris  telle  à  peu  près  qu'il  me  l'a  dite.  En  Orient, 
tout  devient  conte.  Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  ceci 
fasse  suite  aux  Mille  et  une  Nuits.  Les  faits  principaux  de  cette 
histoire  sont  fondes  sur  des  traditions  authentiques;  et  je  n'ai 
pas  été  fâché,  après  avoir  observé  et  étudié  le  Caire  moderne, 
de  retrouver  les  souvenirs  du  Caire  ancien  ,  conservés  en 
Syrie  dans  les  familles  exilées  d'Egypte  depuis  huit  cents  ans. 


III 

HISTOIRE   DU   CALIFE   HAKEM 


I    LE     HACHICH 

Sur  la  rive  droite  du  'SW,  à  quelque  distance  du  port  de 
Fostat,  où  se  trouvent  les  ruines  du  vieux  Caire,  non  loin  de  la 
montagne  du  Mokattam,  qui  domine  la  ville  nouvelle,  il  yavait, 
quelque  temps  après  l'an  1  000  des  chrétiens,  qui  se  rapporte 
au  iv^  siècle  de  l'hégire  nmsulmane ,  un  petit  village  habité 
en  grande  partie  par  des  gens  de  la  secte  des  sabéens. 

Des  dernières  maisons  qui  bordent  le  fleuve,  on  jouit  d'une 
vue  charmante;  le  JNil  enveloppe  de  ses  flots  caressants  l'île  de 
Roddah,  qu'il  a  l'air  de  soutenir  comme  une  corbeille  de  fleurs 
qu'un  esclave  porterait  dans  ses  bras.  Sur  l'autre  rive,  on 
aperçoit  Gizèh,  et,  le  soir,  lorsque  le  soleil  vient  de  disparaître, 
les  pvraniides  déchirent  de  leurs  triangles  gigantesques  la 
bande  de  bruine  violette  du  couchant.  Les  têtes  des  palmiers- 
doums,  des  sycomores  et  des  figuiers  de  pharaon  se  détachent 
en  noir  sur  ce  fond  clair.  Des  troupeaux  de  buffles  que  semble 
garder  de  loin  le  sphinx,  allongé  dans  la  plaine  comme  un 
chien  en  arrêt,  descendent  par  longues  files  à  l'abreuvoir,  et 
les  lumières  des  pêcheurs  piquent  d'étoiles  d'or  l'ombre  opaque 
des  bei"ges. 

Au  village  des  sabéens,  l'endroit  où  l'on  jouissait  le  mieux 
de  cette  persjiective  était  un  okel  aux  blanches  murailles, 
entouré  de  caroubiers,  dont  la  terrasse  avait  le  pied  dans 
l'eau,  et  où,  toutes  les  nuits,  les  bateliers  qui  descendaient  ou 


D  r.  L  s  r.  s     £T     M  \  R  O  N  11  F.  S .  3  '(  1 

remontaient  le  Nil  pouvaient  voir  trembloter  les  veilleuses 
naiîeant  dans  des  flaques  d'huile. 

A  travers  les  baies  des  arcades,  un  curieux  placé  dans  une 
cange  au  milieu  du  fleuve  aurait  aisément  discerné  dans  l'in- 
térieur de  Tokel  les  voyageurs  et  les  habitués  assis  devant  de 
petites  tables  sur  des  cages  de  bois  de  palmier  ou  des  divans 
recouverts  de  nattes,  et  se  fût  assurément  étonné  de  leur  aspect 
étrange.  Leurs  gestes  extravagants  suivis  d'une  immobilité 
stupide,  les  rires  insensés,  les  cris  inarticulés  cjui  s'échappaient 
par  instants  de  leur  poitrine,  lui  eussent  fait  deviner  une  de  ces 
maisons  où,  bravant  les  défenses,  les  infidèles  vont  senivrer 
de  vin,  de  bouza  (bière)  ou  de  hachich. 

Un  soir,  une  barque  dirigée  avec  la  certitude  que  donne 
la  connaissance  des  lieux,  vint  aborder  dans  l'ombre  de  la 
terrasse,  au  pied  d'un  escalier  dont  l'eau  baisait  les  premières 
marches,  et  il  s'en  élança  un  jeune  homme  de  bonne  mine, 
qui  semblait  un  pécheur,  et  qui,  montant  les  degrés  d'un  pas 
ferme  et  rapide,  s'assit  dans  l'angle  de  la  salle  à  une  place  qui 
paraissait  la  sienne.  Personne  ne  fit  attention  à  sa  venue; 
c'était  évidemment  un  habitué. 

Au  même  moment,  par  la  porte  opposée,  c'est-à-dire  du 
côté  de  terre,  entrait  un  homme  vêtu  d'une  tunique  de  laine 
noire,  portant,  contre  la  coutume,  de  longs  cheveux  sous  un 
takieli  (bonnet  blanc). 

Son  apparition  inopinée  causa  quelque  surprise.  Il  s'assit 
dans  un  coin  à  l'ombre,  et,  l'ivresse  générale  reprenant  le 
dessus,  personne  bientôt  ne  fit  attention  à  lui.  Quoique  ses 
vêtements  fussent  misérables,  le  nouveau  venu  ne  portait  pas 
sur  sa  figure  l'humilité  inquiète  de  la  misère.  Ses  traits,  ferme- 
ment dessinés,  rappelaient  les  lignes  sévères  du  masque  léonin. 
Ses  yeux,  d'un  bleu  sombre  comme  celui  du  saphir,  avaient 
une  puissance  indéfinissable;  ils  effrayaient  et  charmaient  à 
la  fois. 

Yousouf  —  c'était  le  nom  du  jeune  homme  amené  par  la 
cange  —  se  sentit  t(mt  de  suite  au  cœur  une  sympathie  secrète 


342  VOYAGE     EN     OIIIENT, 

pour  rinconnu  dont  il  avait  remarqué  la  présence  inaccoutumée, 
rs'ayant  pai  encore  pris  part  à  l'orgie,  il  se  rapprocha  du  divan 
sur  lequel  s'était  accroupi  l'étranger. 

—  Frère,  dit  Yousouf,  tu  parais  fatigué  ;  sans  doute  tu  viens 
de  loin.   Veux-tu  prendre  quelque  rafraîchissement? 

—  En  effet,  ma  route  a  été  longue,  répondit  l'étranger.  Je 
suis  entré  dans  cet  okel  pour  me  reposer  ;  mais  que  pourrais-je 
boire  ici,  où  l'on  ne  sert  que  des  breuvages  défendus  ? 

—  Vous  autres  musulmans,  vous  n'osez  mouiller  vos  lèvres 
que  d'eau  pure  ;  mais,  nous  qui  sommes  de  la  secte  des  sabéens, 
nous  pouvons,  sans  offenser  notre  loi,  nous  désaltérer  du  gé- 
néreux sang  de  la  vigne  ou  de  la  blonde  liqueur  de  l'orge. 

—  Je  ne  vois  pourtant  devant  toi  aucune  boisson  fermentée  ^ 

—  Oh  !  il  y  a  longtemps  que  j'ai  dédaigné  leur  ivresse  gros- 
sière, dit  Yousouf  en  faisant  signe  à  un  noir,  qui  posa  sur  la 
tabie  deux  petites  tasses  de  verre  entourées  de  filigrane  d'argent 
et  une  boîte  remplie  d'une  pâte  verdâtre  où  trempait  une  spa- 
tule d'ivoire.  Cette  boîte  contient  le  paradis  promis  par  ton 
prophète  à  ses  croyants,  et,  si  tu  n'étais  pas  si  scrupuleux,  je 
te  mettrais  dans  une  heure  aux  bras  des  houris  sans  te  faire 
passer  sur  le  pont  d'Alsirat,  continna  en  riant  Y'ousouf. 

—  Mais  cette  pâte  est  du  hachich,  si  je  ne  me  trompe,  ré- 
pondit l'étranger  en  lepoussant  la  tasse  dans  laquelle  Yousouf 
avait  déposé  une  portion  de  la  fantastique  mixture,  et  le  hachich 
est  prohibé. 

—  Tout  ce  qui  est  agréable  est  défendu,  dit  Yousouf  en  ava- 
lant une  première  cuillerée. 

L'étranger  fixa  sur  lui  ses  prunelles  d'un  azur  sombre;  la 
peau  de  son  front  se  contracia  avec  des  plis  si  violents,  que  sa 
chevelure  en  suivait  les  ondulations  ;un  moment  on  eût  dit  qu'il 
voulait  s'élancer  sui"  l'insouciant  jeune  homme  et  le  mettre  en 
pièces  ;  mais  il  se  contint,  ses  traits  se  detentirent,  et,  chan- 
geant subitement  d'avis,  il  allongea  la  main,  prit  la  tasse,  et  se 
mit  à  déguster  lentement  la  pâte  verte. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  les  effets  du  hachich  commen- 


I    . 

DUUSES     ET     MAiîON  1T:  S.  34;î 

çaient  à  se  faire  sentir  sur  Yousouf  et  siu'  l'étranger  ;  une  douce 
langueur  se  répandait  dans  tous  leurs  membres,  un  vague  sou- 
rire voltigeait  sur  leure  lèvres.  Quoiqu'ils  eussent  à  peine  passé 
une  demi-heure  l'un  près  de  l'autre,  il  leur  semblait  se  con- 
naître depuis  mille  ans.  La  drogue  agissant  avec  plus  de  force 
sur  eux,  ils  commencèrent  à  rire,  à  s'agiter  tt  à  parler  avec 
une  volubilité  extrême,  l'étranger  surtout,  qui,  strict  obser- 
vateur des  défenses,  n'avait  jamais  goûté  de  cette  préparation 
et  en  ressentait  vivement  les  effets.  Il  paraissait  en  proie  à  une 
exaltation  extraordinaire;  des  essaims  de  pensées  nouvelles, 
inouïes,  inconcevables,  ti'aversaient  son  âme  en  tourbillons  de 
feu  ;  ses  yeux  étincelaient  comme  éclairés  intérieurement  par 
le  reflet  d  un  monde  inconnu,  une  dignité  surhumaine  relevait 
son  maintien  ;  puis  la  vision  s'éteignait,  et  il  se  laissait  aller  mol- 
lement sur  les  carreaux  à  toutes  les  béatitudes  du  kief. 

—  Eh  bien,  compagnon,  dit  Touiouf  saisissant  cette  inter- 
mittence dans  l'ivresse  de  l'inconnu,  que  te  semble  de  cette 
honnête  confiture  aux  pistaches?  Anathémati seras-tu  toujours 
les  braves  gens  qui  se  réunissent  tranquillement  dans  une  salle 
basse  pour  être  heureux  à  leur  manière  ? 

—  Le  hachich  rend  pareil  à  D'eu,  répondit  l'étranger  d'une 
voix  lente  et  profonde. 

—  Oui,  rcpliqn:!  Yoi!so!:f  avec  enthousiasme;  les  buveurs 
d'eau  ne  connaissent  que  l'apparence  grossière  et  matérielle  des 
choses.  L'ivresse,  en  troublant  les  yeux  du  corps,  éclaircit  ceux 
de  l'âme  ;  l'esprit,  dégagé  du  coips,  son  pesant  geôlier,  s'enfuit 
comme  un  prisonnier  dont  le  gardien  s'est  endormi,  laissant 
la  clef  à  la  porte  du  cachot.  Il  erre  joyeux  et  libre  dans  l'espace 
et  la  lumière,  causant  familièrement  avec  les  génies  qu'il  ren- 
contre et  qui  l'éblouissent  de  révélations  soudaines  et  char- 
mantes. Il  traverse  d'un  coup  d'aile  facile  des  atmosphères  de 
bonheur  indicible,  et  cela,  dans  l'esiace  d'une  minute  qui  sem- 
ble éternelle ,  tant  ces  sensations  s'y  succèdent  avec  rapidité. 
Moi,  j'ai  un  rêve  qui  reparaît  sans  cesse,  toujours  le  même  et 
toujours  varié  :  lorsque  je  me  retire  dans  ma  cange,  chancelant 


;',  '.  4  VOYAGE     EN     oniKNT. 

SOUS  la  splendeur  de  mes  visions,  fermant  la  paupière  à  ce  ruis- 
sellement perpétuel  d'hyacinthes,  d'escarboucles,  d'émeraudes, 
de  rubis,  qui  forment  le  fond  sur  lequel  le  hachich  dessine  des 
fantaisies  merveilleuses...,  comme  au  sein  de  l'infini,  j'aperçois 
une  figure  céleste,  plus  belle  que  toutes  les  créations  des  poètes, 
qui  me  sourit  avec  une  pénétrante  douceur,  et  qui  descend 
des  cieux  pour  venir  jusqu'à  moi.  Est-ce  un  ange,  une  péri? 
Je  ne  sais.  Elle  s'assied  à  mes  côtés  dans  la  barque,  dont  le 
bois  grossier  se  change  aussitôt  en  nacre  de  perle  et  flotte  sur 
une  rivière  d'argent,  pouss'^e  par  une  brise  chargée  de  par- 
fums. 

—  Heureuse  et  singulièi'e  vision  !  murmura  l'étranger  en  ba- 
lançant la  tète. 

—  Ce  n'est  pas  là  tout,  continua  Yousouf.  Une  nuit,  j'avais 
pris  une  dose  moins  forte  ;  je  me  réveillai  de  mon  ivres.se, 
lorsque  ma  cange  passait  à  la  pointe  de  l'île  de  Roddah.  Une 
femme  semblable  à  celle  de  mon  rêve  penchait  sur  moi  des  yeux 
qui,  pour  être  humains,  n'en  avaient  pas  moins  un  éclat  cé- 
leste ;  son  voile  entr'ouvert  laissait  flam])oyer,  aux  rayons  de 
la  lune  une  veste  roide  de  pierreries.  Jla  main  rencontra  la 
sienne;  sa  peau  douce,  onctueuse  et  fraîche  comme  un  ])étale 
de  fleur,  ses  bagues,  dont  les  ciselures  m'effleurèrent,  me  con- 
vainquirent de  la  réalité. 

—  Près  de  l'île  de  Roddah?  se  dit  l'étranger  d'un  air  mé- 
ditatif. 

—  Je  n'avais  pas  rêvé,  poursuivit  Yousouf  sans  prendre 
garde  à  la  remarque  de  son  confident  improvisé;  le  hachich 
n'avait  fait  que  développer  un  souvenir  enfoui  au  plus  jirofond 
de  mon  âme,  car  ce  visage  divin  m'clait  connu.  Par  exemple, 
où  l'avais-je  vu  déjà,  dans  quel  monde  nous  étions  nous  ren- 
contrés, quelle  existence  antérieure  nous  avait  mis  en  rapport, 
c'est  ce  que  je  ne  saurais  dire;  mais  ce  rappiochement  si 
étrange,  cette  aventure  si  bi/arre  ne  me  causaient  aucune  sur- 
prise :  il  me  paraissait  tout  naturel  que  cette  femme,  qui  réa- 
lisait si  complètement  mon  idéal,  se  trouvât  là  dans  ma  cange. 


DUUSES     ET     MAUONITES.  343 

au  milieu  du  IS'il,  comme  si  elle  se  fût  élancée  du  calice  d'une 
de  ces  larges  fleurs  qui  montent  à  la  surface  des  eaux.  Sans  lui 
demander  aucune  explication,  je  me  jetai  à  ses  pieds,  et,  comme 
à  la  péri  de  mon  rêve,  je  lui  adressai  tout  ce  que  l'amour  dans 
son  exaltation  peut  imagiv  er  de  plus  brûlant  et  de  plus  sublime; 
il  me  venaitdes  paroles  d'une  signification  immense,  des  expres- 
sions qui  renfermaient  des  univers  de  pensées,  des  phrases 
mystérieuses  où  vibrait  l'écho  des  mondes  disparus.  Mon  âme 
se  grandissait  dans  le  passé  et  dans  l'avenir;  l'amour  que  j  ex- 
primais, j'avais  la  conviction  de  l'avoir  ressenti  de  toute  éternité. 
A  mesure  que  je  parlais,  je  voyais  ses  grands  yeux  s'allumer  et 
lancer  d(  s  effluves;  ses  mains  transparentes  s'étendaient  vers 
moi,  s'cflilant  en  rayons  de  lumière.  Je  me  sentais  enveloppé 
d'un  réseau  de  flamme  et  je  retombais  malgré  moi  de  la  veille 
dans  le  rêve  Quand  je  pus  secouer  l'invincible  et  délicieuse 
torpeur  qui  liait  mes  membres,  j'étais  sur  la  rive  opposée  à 
Gizèh,  adossé  à  un  palmier,  et  mon  noir  dormait  tranquifleinent 
à  côté  de  la  cange  qu'il  avait  tirée  sur  le  sable.  Une  lueur  rose 
frangeait  l'horizon  ;  le  jour  allait  paraître. 

—  Voilà  un  amour  qui  ne  ressemble  guère  aux  amours  ter- 
restres, dit  l'étranger  sans  faire  la  moindre  objection  aux  im- 
possiliilités  du  récit  d'Yousouf,  car  le  hachich  rend  facilement 
crédule  aux  prodiges. 

—  Cette  histoire  incroyable,  je  ne  l'ai  jamais  dite  à  personne  ; 
pourquoi  te  l'ai-je  confiée,  à  toi  que  je  n'ai  jamais  vu?  Il  me 
paraît  difficile  de  l'expliquer.  Un  attrait  mystérieux  m'entraîne 
vers  toi.  Quand  tu  as  pénétré  dans  cette  salle,  une  voix  a  crié 
dans  mon  âme  :  «  Le  voilà  donc  enfin  !  »  Ta  venue  a  calmé  une 
inquiétude  secrète  qui  ne  me  laissait  aucun  repos.  Tu  es  celui 
que  j'attendais  sans  le  savoir  Mes  pensées  s'élancent  au-devant 
de  toi,  et  j'ai  dû  te  raconter  tous  les  mystères  de  mon  cœur. 

—  Ce  que  tu  éprouves,  répondit  l'étranger,  je  le  sens  aussi,  et 
je  vais  te  dire  ce  que  je  n'ai  pas  mémeosé  m'avouer  jusqu'ici. Tu 
as  une  passion  impossible  ;  moi,  j'ai  une  passion  monstrueuse  ! 

aimes  une  péri;  moi,  j'aime...  tu  vas  frémir...  ma  sœur!  et 


3i6  VOYAGE     EN     ORIENT. 

cependant,  chose  iLiangç,  je  ne  puis  épromer  aucun  remords 
de  ce  penchant  illéjiitiine  ;^  j'ai  beau  me  condamner,  je  suis 
absous  par  un  pouvoir  mystérieux  que  je  sens  en  moi.  Mon 
amour  n"a  rien  des  impuretés  terrestres.  Ce  n'est  pas  la  volupté 
qui  me  pousse  vers  ma  sœur,  bien  qu'elle  égale  en  beauté  le 
fantôme  de  mes  visions;  c'est  un  attrait  indéfinissable,  une  affec- 
tion profonde  comme  la  mer,  vaste  comme  le  ciel,  et  telle  que 
pourrait  l'éprouver  un  dieu.  L'idée  que  ma  sœur  poui'rait  s"u- 
riir  à  un  homme  m'inspire  le  dégoût  et  l'horreur  comme  un 
sacrilège  ;  il  y  a  chez  elle  quelque  chose  de  céleste  que  je  devine 
à  travers  les  voiles  de  la  chair.  Malgré  le  nom  dont  la  terre  la 
nomme,  c'est  l'épouse  de  mon  âme  divine,  la  vierge  qui  me  fut 
destinée  dès  les  premiers,  jours  de  la  création;  par  instants,  je 
crois  ressaisir,  à  travers  les  âges  et  les  ténèbi'es,  desappareuces 
de  notre  filiation  secrète.  Des  scènes  qui  se  passaient  avant 
l'apparition  des  hommes  sur  la  lei  re  me  reviennent  en  mémoire, 
et  je  me  vois  sous  les  rameaux  d'or  de  l'Éden,  assis  auprès 
d'elle  et  servi  par  les  esprits  obéissants.  En  m'unissant  à  une 
autre  femme,  je  craindrais  de  prostituer  et  de  dissiper  l'âme  du 
monde  qui  palpite  en  moi.  Par  la  concentration  de  nos  sangs 
divins,  je  voudrais  obtenir  une  race  immoi'telle,  un  dieu  défi- 
nitif, plus  puissant  que  tous  ceux  qui  se  sont  manifestés  jusqu'à 
présent  sous  divers  noms  et  sous  diverses  apparences  ! 

Pendant  que  Yousouf  et  l'étranger  échangaient  ces  longues 
confidences,  les  habitués  de  l'okel,  agités  par  l'ivresse,  se 
livraient  à  des  contorsions  extravagantes,  à  des  rires  insensés, 
à  des  pâmoisons  extatiques,  à  des  dan.ses  convulsives  ;  mais  peu 
à  peu,  la  force  du  chanvre  s'étant  dissipée,  le  calme  leur  était 
revenu,  et  ils  gisaient  le  long  des  divans  dans  l'état  de  prostra- 
tion qui  suit  ordinairement  ces  excès. 

Un  homme  à  mine  patriarcale,  dont  la  barbe  inondait  la 
robe  traînante,  entra  dans  l'okel  et  s'avança  jusqu'au  milieu 
de  la  salle. 

—  Mes  frères,  levez-vous,  dit-il  d'une  voix  sonore;  je  viens 
d'observer  le  ciel  ;  l'heure  est  favorable  pour  sacrifier  devant  le 


DnUSES     ET     MARONITES.  3  47 

sphinx   un  coq  blanc  en    l'honneur    dllermès  et  d'Agatho- 
daenion. 

Les  sabéens  se  dressèrent  sur  leurs  pieds  et  parurent  se  dis- 
poser à  suivre  leur  prêtre;  mais  l'étranger,  en  entendant  cette 
proposition,  changea  deux  ou  trois  fois  de  couleur  :  le  bleu  de 
ses  yeux  devint  noir,  des  plis  terribles  sillonnèrent  sa  face,  et 
il  s'échappa  de  sa  poitrine  un  rugissement  sourd  c|ui  fit  tres- 
saillir l'assemblée  d'effroi,  comme  si  un  lion  véritalile  fût  tombé 
au  milieu  de  l'okel. 

—  Impies  !  blasphémateurs  !  brutes  immondes  !  adorateurs 
d'idoles!  s'écria-t-il  d'une  voix  retentls;uiute  comme  un  ton- 
nerre. 

A  cette  explosion  de  colère  succéda  dans  la  foule  un  mouve- 
ment de  stupeur.  L'inconnu  avait  un  tel  air  d'autorité  et  soule- 
vait les  plis  de  son  sayon  par  des  gestes  si  fiers,  que  nul  n'osa 
répondre  à  ses  injures. 

Le  vieillard  s'approcha  de  lui  et  lui  dit  ; 

—  Quel  mal  trouves-tu,  frère,  à  sacrifier  un  coq,  suivant 
les  rites,  aux  bons  génies  Hermès  et  Agathodaemon  ? 

L'étranger  grinça  des  dents  rien  qu'à  entendre  ces  deux 
noms. 

—  Si  tu  ne  partages  pas  la  croyance  des  sabéens,  qu'es-tu 
venu  faire  ici?  es-tu  sectateur  de  Jésus  ou  de  Mahomet? 

—  Mahomet  et  Jésus  sont  des  imposteurs,  s'écria  l'inconnu 
avec  une  puissance  de  blasphème  incroyable. 

—  Sans  doute  tu  suis  la  religion  des  Parsis ,  tu  vénères  le 
feu... 

—  Fantômes ,  dérisions ,  mensonges  que  tout  cela  !  inter- 
rompit l'homme  au  sayon  noir  avec  un  redoublement  dindi- 
gnation. 

—  Alors,  qui  adores-tu? 

—  Il  me  demande  qui  j'adore  !.,.  Je  n'adore  personne,  puis- 
que je  suis  Dieu  moi-même  !  le  seul ,  le  vrai ,  l'unique  Dieu, 
dont  les  autres  ne  sont  que  les  ombres. 

A  cette  assertion  inconcevable,  inouïe,  folle,  les  sabéens  se 


348  VOYAGE     H\     ORItNT. 

jetèrent  sur  le  blasphémateur,  à  qui  ils  eussent  fiiit  un  mauvais 
parti,  si  Yousouf,  le  couvrant  de  son  corps,  ne  l'eût  entraîné  à 
rrculons  jusqu'à  la  terrasse  que  baignait  le  !Xil  ,  quoiqu'il  se 
débatlît  et  criât  comme  un  forcené.  Ensuite,  d'un  coup  de  pied 
\igoureux  donné  au  rivage,  Yousouf  lança  la  barcpie  au  milieu 
du  fleuve. 

Quand  ils  eurent  pris  le  courant: 

—  Où  faudra-t-il  que  je  te  conduise?  dit  Yousouf  à  son  ami. 

—  Là-bas,  dans  l'île  de  Roddah ,  où  tu  vois  briller  ces  lu- 
mières ,  répondit  l'étranger,  dont  l'air  de  la  nuit  avait  calmé 
l'exaltation. 

En  quelques  coups  de  rames,  ils  atteignirent  la  rive,  et 
l'homme  au  savon  noir,  avant  de  sauter  à  terre ,  dit  à  son  sau- 
veur en  lui  offrant  un  anneau  d'un  travail  ancien  qu'il  tira  de 
son  doigt  : 

—  En  quel([ue  lieu  que  tu  me  rencontres,  tu  n'as  qu'à  me 
présenter  cette  bague,  et  je  ferai  ce  que  tu  voudras. 

Puis  il  s'éloigna  et  dis])arut  sous  les  arbres  qui  bordent  le 
fleuve.  Pour  rattraper  le  temps  perdu  ,  Yousouf,  qui  voulait 
assister  au  sacrifice  du  coq,  se  mit  à  couper  leau  du  INil  avec 
un  redoublement  d'énergie. 

II    LA     DISETTE 

Quelques  jours  après,  le  calife  sortit  comme  à  l'ordinaire  de 
son  palais  pour  se  rendre  à  l'observatoire  du  Mokattam.  Tout 
le  monde  était  accoutumé  à  le  voir  sortir  ain^■i,  de  temps  en 
temps ,  monté  sur  un  âne  et  accompagné  d'un  seul  esclave  qui 
était  muet.  On  supposait  qu'il  passait  la  nuit  à  contempler  les 
astres,  car  on  le  voyait  revenir  au  point  du  jour  dans  le  même 
équipage ,  et  cela  étonnait  d'autant  moins  ses  serviteurs ,  que 
son  père,  Aziz-Billah,  et  son  grand-père,  Mf)ëzzeldin,  le  fonda- 
teur du  Caire,  avaient  fait  ainsi,  étant  fort  versés  tous  deux  dans 
les  sciences  cabalistiques;  mais  le  calife  Ilakem ,  après  avoir 
observé  la  disposition  des  astres  et  compris  qu'aucun  danger 


DUUSES     ET     MARONITES,  3  4  & 

ne  le  inenacak  immédiatement,  quittait  ses  hal)its  ordinaires, 
prenait  ceux  de  l'esclave,  qui  restait  à  l'attendre  dans  la  tour, 
et,  s'étant  mi  peu  noirci  la  fii^'ure  de  manière  à  déguiser  ses 
traits,  il  descendait  dans  la  ville  pour  se  mêler  au  peuple  et 
apprendre  des  secrets  dont  jilus  tard  il  faisait  son  profit  comme 
souverain.  C'est  sous  un  pareil  déguisement  qu'il  s'était  intro- 
duit naguère  dans  l'okel  des  sabéens. 

Cette  fois-là ,  Hakem  descendit  vers  la  place  de  Roumelieh , 
le  lieu  du  Caire  où  la  population  forme  les  groupes  les  plus 
animés  :  on  se  rassemblait  dans  les  boutiques  et  sous  les  arbres 
pour  écouter  ou  réciter  des  contes  et  des  poèmes ,  en  consom- 
mant des  boissons  sucrées,  des  limonades  et  des  fruits  confits. 
Les  jongleurs,  les  aimées  et  les  montreurs  d'animaux  attiraient 
ordinairement  autour  d'eux  une  foule  empressée  de  se  distraire 
après  les  travaux  de  la  journée  ;  mais ,  ce  soir-là ,  tout  était 
cliangé,  le  peuple  présentait  l'aspect  d'une  mer  orageuse  avec 
ses  houles  et  ses  brisants.  Des  voix  sinistres  couvraient  çà  et  là 
le  tumulte,  et  des  discours  pleins  d'amertume  retentissaient  de 
toutes  parts.  Le  calife  écouta,  et  entendit  partout  cette  excla- 
mation : 

—  Les  greniers  publics  sont  vides  ! 

En  effet ,  depuis  quelque  temps ,  une  disette  très-forte  in- 
quiétait la  population;  l'espérance  de  voir  arriver  bientôt  les 
blés  delà  haute  Egypte  avait  calmé  momentanément  les  crain- 
tes :  chacun  ménageait  ses  ressources  de  son  mieux  ;  pourtant, 
ce  jour-là ,  la  caravane  de  Syrie  étant  arrivée  très-nombreuse, 
il  était  devenu  pres([ue  impossible  de  se  nourrir,  et  une  grande 
foule  excitée  par  les  étrangers  s'était  portée  aux  greniers  pu- 
blics du  vieux  Caire,  ressource  suprême  des  plus  grandes  fa- 
mines. Le  dixième  de  chaque  récolte  est  entassé  là  dans  d  im- 
menses enclos  formés  de  hauts  murs  et  construits  jadis  par 
Amrou.  Sur  l'ordre  du  conquérant  de  l'Egypte,  ces  greniers 
furent  laissés  sans  toitures,  afin  que  les  oiseaux  pussent  y  pré- 
lever leur  part.  On  avait  respecté  depuis  cette  disposition 
pieuse,  (jui  ne  laissait  perdre  d'ordinaire  qu'une  faible  partie 
I.  20 


2Ô0  VOYAGE    EN     ORIENT. 

de  II  rt'serve,  et  semblait  porter  bonheur  à  la  ville;  mais,  ce 
jour-la,  quand  le  peuple  en  fureur  demanda  quil  lui  fût 
livré  des  grains,  les  employés  répondirent  qu'il  était  venu  des 
bandes  d'oiseaux  qui  avaient  tout  dévoré.  A  cette  réponse ,  le 
peuple  s'était  cru  menacé  des  plus  grands  maux  ,  et,  depuis  ce 
moment,  la  consternation  i-égnait  partout. 

—  Comment,  se  disait  Hakem,  n  ai-je  rien  su  de  ces  choses? 
Est-il  possible  qu'un  prodige  pareil  se  soit  accompli?  J'en  aurais 
vu  Tannonce  dans  les  astres;  rien  n'est  dérangé  non  plus  dans 
le  pentdde  que  j'ai  traeé. 

Tl  se  livrait  à  cette  méditation,  quand  un  vieillard,  qui  por- 
tait le  costume  des  Syriens,  s'approcha  de  lui  et  dit: 

—  Pourquoi  ne  leur  donnes-tu  pas  du  pain,  seigneui'? 
Hakem  leva  la  tète  avec  étonnement,  fixa  son  œil  de  lion 

sur  rétranger  et  crut  que  cet  homme  l'avait  reconnu  sous  son 
déguisement. 

Cet  homme  était  aveugle. 

—  Es-tu  fou ,  dit  Hakem ,  de  l'adresser  avec  ces  paroles  à 
quelqu'un  que  tu  ne  vois  pas  et  dont  tu  n'as  entendu  que  les 
pas  dans  la  poussière  ! 

-  Tous  les  hommes,  dit  le  vieillard,  sont  aveugles  vis-à-vis 
de  Dieu. 

—  C'est  domc  à  Dieu  que  tu  t'adresses? 

—  C'est  à  toi,  seigneur. 

liakem  réfléchit  un  instant,  et  sa  pensée  tourbillonna  de 
nouveau  comme  dans  l'ivresse  du  hachich. 

—  Sauve-les,  dit  le  vieillaj'd  ;  car  toi  seul  es  la  puissance,  toi 
seul' es  la  vie,  toi  seul  es  la  volonté  ! 

—  Crois-tu  donc  que  je  puisse  créer  du  blé  ici,  sur  l'heure? 
répondit  Hakem  en  proie  aune  pensée  indéfinie. 

—  Le  soleil  ne  peut  luire  à  travers  le  nuage,  il  le  dissipe 
lentement.  Le  nuage  qui  te  voile  en  ce  mo  cent,  c'est  le  corps 
où  tu  as  daigné  descendre,  et  qui  ne  peut  agir  qu'avec  les 
forces  de  l'homme.  Chaque  être  subit  la  loi  des  choses  ordon- 
nées par  Dieu,  Dieu  seul  n'obéit  qu'à  la  loi  qu'il  s'est  faite  lui- 


DRUSES     ET     iMARO:VITES.  35i 

même.  Le  monde,  qu'il  a  formé  par  un  art  cabalistique, 
se  dissoudrait  à  l'instant,  s'il  manquait  à  sa  pï'opre  vo- 
lonté. 

—  Je  vois  bien,  dit  le  calife  avec  un  effort  de  raison,  que  tu 
n'es  qu'un  mendiant;  tu  as  recoimu  qui  je  suis  sous  ce  dégui- 
sement, mais  ta  flatterie  est  grossière.  Voici  une  boui-se  de  se- 
quins;  laisse-moi. 

—  J'ignore  quelle  est  ta  condition,  seigneur,  car  je  ne  vois 
qu'avec  les  yeux  de  1  âme.  Quant  à  de  l'or,  je  suis  versé  dans 
Talcbimie  et  je  sais  en  faire  quand  j'en  ai  besoin;  je  donne  cette 
bourse  à  ton  peuple.  Le , pain  est  clier;  mais,  dans  cette  bonne 
ville  du  Caire,  avec  de  l'or,  on  a  de  tout. 

—  C'est  c[uelq'ue  nécromant,  se  dit  Hakem. 

Cependant  la  foule  ramassait  les  pièces  semées  à  terre  par  le 
vieillard  syrien  et  se  précipitait  au  four  du  boulanger  le  plus 
voisin.  On  ne  donnait,  ce  jour-là,  qu'une  ocque  (deux  livres) 
de  pain  pour  chaque  sequin  d'or. 

—  Ah  !  c'est  comme  cela?  dit  Hakem.  Je  comprends!  Ce 
vieillard  ,  qui  vient  du  pays  de  la  sagesse ,  m'a  reconnu  et  m'a 
parlé  par  allégories.  Le  calife  est  Funage  de  Dieu;  ainsi  que 
Dieu,  je  dois  punir. 

Il  so  dirigea  vers  la  citadelle,  où  il  trouva  le  chef  du  guet, 
Abou-Arous,  qui  était  dans  la  confidence  de  ses  déguisements. 
Il  se  fit  suivre  de  cet  officier  et  de  son  bourreau,  comme  il 
avait  déjà  fait  en  plusieurs  circonstances,  aimant  assez,  comme 
la  plupart  des  princes  orientaux,  cette  sorte  de  justice  expé- 
ditive;  puis  il  les  ramena  vers  la  maison  du  boulanger  qui  avait 
vendu  le  pain  au  poids  de  l'or. 

—  Voici  un  voleur,  dit-il  au  chef  du  guet. 

—  Il  faut  donc,  dit  celui-ci,  lui  clouer  l'oreille  au  volet  de  sa 
boutique  ? 

—  Oui,  dit  le  calife,  après  avoir  coupé  la  tête  toutefois. 

Le  peuple,  qui  ne  s'attendait  pas  à  pareille  fête,  fit  cercle 
avec  joie  d.ins  la  rue,  tandis  que  le  boulanger  protestait  en 
vain  de  son  innocence.  Le  calife,  enveloppé  dans  uu  abhah  noir 


3     2  VOYAGE     EN     ORIENT. 

qu'il  avait  piis  à  la  citadelle,  semblait  remplir  les  fonctions 
d'un  simple  cadi. 

Le  boulanger  était  à  genoux  et  tendait  le  cou  en  recom- 
mandant son  àme  aux  anges  Monkir  et  >'ekir.  A  cet  instant, 
un  jeune  liomme  fendit  la  foule  et  s'élança  vers  Hakem  en 
lui  montrant  un  anneau  d'argent  constellé.  C'était  Yousouf  le 
sabéen. 

—  Accordez-moi,  s'écria-t-il,  la  grâce  de  cet  homme. 
Hakem  se  rappela  sa  promesse  et  reconnut  son  ami  des  bords 

du  INil.  Il  fit  un  signe;  le  bourreau  s'éloigna  du  boulanger,  qui 
se  releva  joyeusement.  Hakem,  entendant  les  murmures  du 
peuple  désappointé,  dit  quelques  mots  à  l'oreille  du  chef  du 
guet,  qui  s'écria  à  haute  voix  : 

—  I.e  glaive  est  susjiendu  jusqu'à  demain  à  pareille  heure. 
Alors,  il  faudra  que  chaque  boulanger  fouinisse  le  pain  à  laison 
de  dix  ocques  pour  un  sequin. 

—  Je  comprenais  bien  l'autre  jour,  dit  le  sabéen  à  Hakem, 
que  vous  étiez  un  homme  de  justice,  en  voyant  votre  colère 
contre  les  boissons  défendues;  aussi  cette  bague  me  donne  un 
droit  dont  j'userai  de  temps  en  temps. 

—  Mon  frère,  vous  avez  dit  vrai,  répondit  le  calife  en  l'em- 
brassant. Maintenant,  ma  soirée  est  terminée;  allons  faire  une 
petite  débauche  de  hachich  à  l'okel  des  sabéens. 

m    LA     DAME     DU     ROYAUME 

A  son  entrée  dans  la  maison,  Yousouf  prit  à  part  le  chef  de 
l'okel  et  le  pria  d'excuser  son  ami  de  la  conduite  qu'il  avait 
tenue  quelques  jours  auparavant. 

—  Chacun,  dit-il,  a  son  idée  fixe  dans  l'ivresse;  la  sienne 
alors  est  d'être  dieu  ! 

Cette  explication  fut  transmise  aux  habitués,  qui  s'en  mon- 
trèrent satisfaits. 

Les  deux  amis  s'assirent  au  même  endroit  que  la  veille;  le 
négrillon  leur  apporta  la  boîte  qui  contenait  la  pâte  enivrante, 


DRUSES     ET     MARONITES.  353 

et  ils  en  prirent  chacun  une  dose  qui  ne  tarda  pas  à  produire 
son  effet;  mais  le  calife,  au  lieu  de  s'abandonner  aux  fantaisies 
de  l'hallucination  et  de  se  répandre  en  conversations  extra- 
vagantes, se  leva,  comme  poussé  par  le  bras  de  fer  d'une  idée 
fixe  ;  une  résolution  immuable  était  sur  ses  grands  traits 
fermement  sculptés,  et,  d'un  ton  de  voix  d'une  autorité  irré- 
sistible, il  dit  à  Yousouf  : 

—  Frère,  il  faut  prendre  la  cange  et  me  conduire  à  l'endroit 
où  tu  m'as  déposé  hier  à  l'île  de  Roddah,  près  des  terrasses  du 
jardin. 

A  cet  ordre  inopiné,  Yousouf  sentit  errer  sur  ses  lèvres 
quelques  représentations  qu'il  lui  fut  impossible  de  formuler, 
bien  qu'il  lui  parût  bizarre  de  quitter  l'okel  précisément  lorsque 
les  béatitudes  du  hachich  réclamaient  le  repos  et  les  divans 
pour  se  développer  à  leur  aise;  mais  une  telle  puissance  de 
volonté  éclatait  dans  les  yeux  du  calife,  que  le  jeune  homme 
descendit  silencieusement  à  sa  cange.  Hakem  s'assit  à  l'extie- 
mité,  près  de  la  proue,  et  Yousouf  se  courba  sur  les  rames. 
Le  calife,  qui,  pendant  ce  court  trajet,  avait  donné  des  signes 
de  la  plus  violente  exaltation,  sauta  à  terre  sans  attendre  que  la 
barque  se  fût  rangée  au  bord,  et  congédia  son  ami  d'un  geste 
royal  et  majestueux.  Yousouf  retourna  à  l'okel,  et  le  prince 
prit  le  chemin  du  palais. 

Il  rentra  par  une  poterne  dont  il  toucha  le  ressort  secret 
et  se  trouva  bientôt,  après  avoir  franchi  quelques  corridors 
obscurs,  au  milieu  de  ses  appartements,  où  son  apparition 
sm'prit  ses  gens,  habitués  à  ne  le  voir  revenir  qu'aux  pie- 
mières  lueurs  du  jour.  Sa  physionomie  illuminée  de  rayons,  sa 
démarche  à  la  fois  incertaine  et  roide,  ses  gestes  étranges, 
inspirèrent  une  vague  terreur  aux  eunuques;  ils  imaginaient 
qu'il  allait  se  passer  au  palais  quelque  chose  d'extraordinaire, 
et,  se  tenant  debout  contre  les  murailles,  la  tète  basse  et  les 
bras  croisés,  ils  attendirent  l'événement  dans  nne  respectueuse 
anxiété.  On  savait  les  justices  d'Hakem  promptes,  terribles  et 
sans  motif  apparent  Chacun  tremblait,  car  nul  ne  se  sentait  pur. 

20. 


354  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Hakem  cependant  ne  fit  tomber  aucune  tête.  Une  pensée 
plus  grave  Toccupait  tornt  entier;  négligeant  ces  petits  détaik 
de  police,  il  se  dingea  vers  l'appartement  de  sa  «œur,  la  prin- 
cesse Sétalmulc,  action  contraire  à  toutes  les  idées  musulmanes, 
et,  soulevant  la  portière,  il  pénétra  dans  la  première  salle,  au 
grand  effroi  des  emiuques  et  des  femmes  de  la  princesse,  qui 
se  voilèrent  précipitamment  le  visage. 

Sétalmulc  (ce  nom  veut  dire  la  dame  du  royaume,  sitt'  ol 
mulk)  était  assise  au  fond  d'une  pièce  retirée,  sur  une  pile  de 
carreaux  qui  garnissaient  une  alcôve  pratiquée  dans  l'épaisseur 
de  la  muraille;  l'intérieur  de  cette  salle  éblouissait  par  sa 
magnificence.  La  voûte,  travaillée  en  petits  dômes,  offrait 
l'apparence  d'tin  gâteau  de  miel  ou  d'une  grotte  à  stalactites 
par  la  complication  ingénieuse  et  savante  de  ses  ornements,  où 
le  rouge,  le  vert,  l'azur  et  l'or  mêlaient  leurs  teintes  éclatantes. 
Des  mosaïques  de  verre  revêtaient  les  murs  à  hauteur  d'homme 
de  leurs  plaques  splendides;  des  arcades  évidces  en  cœur  re- 
tombaient avec  grâce  sur  les  chapiteaux  évasés  en  forme  de  tur- 
ban que  supportaient  des  colonnettes  de  marbre.  Le  long  des 
corniches,  sur  les  jambages  des  portes,  sur  les  cadres  des  fenê- 
tres couraient  des  inscriptions  en  écriture  karmatique  dont  les 
caradtèi'es  élégants  se  mêkient  à  des  fleui's,  à  des  feuillages  et 
à  des  enroulements  d'arabesques.  Au  milieu  de  la  salle,  une 
fontaine  d'albâtre  recevait  dans  sa  vasque  sculptée  un  jet  d'eau 
dont  la  fusée  de  cristal  montait  jusqu'à  la  voûte  et  retombait  en 
pluie  fine  avec  un  grésillement  argentin. 

A  la  rumeur  causée  par  l'entrée  de  Hakem,  Sétalmulc, 
inquiète,  se  leva  et  fit  cpielques  pas  vers  la  porte.  Sa  ta'lie 
majestueuse  parut  aiiîsi  avec  tous  ses  avantages,  car  la  sœur  du 
caiife-était  la  plus  belle  princesse  du  monde  :  des  sourcils  d'un 
noir  velouté  surmontaient,  de  leurs  arcs  d'une  régularité  par- 
faite, des  yeux  qui  faisaient  baisser  le  regard  comme  si  l'on  eût 
contemplé  le  soleil  ;  son  nez  fin  et  d'une  courbe  légèrement 
aquiline  indiquait  la  roj'auté  de  sa  race,  et,  dans  sa  pâleur 
dorée,  relevée  aux  joues  de  deux  petits  nuages  de  fard,  sa 


DRtISES     ET     MARONITES.  355 

bouche  d'une  pourpre  éblouissante  éclatait  comme  une  grenade 
pleine  de  perles. 

Le  costume  de  Sctalmulc  était  d'une  richesse  inouïe  :  une 
corne  de  métal,  recouverte  de  diamants,  soutenait  son  voile  de 
gaze  mouchetée  de  paillons;  sa  robe,  nii-partie  de  velours  vert 
et  de  velours  incarnadin,  disparaissait  presque  sous  les  inextri- 
cables ramages  des  broderies.  Il  se  formait  aux  manches,  aux 
coudes,  à  la  poitrine,  des  foyers  de  lumière  d'un  éclat  prodi- 
gieux, où  l'or  et  l'argent  croisaient  leurs  étincelles;  la  ceinture, 
formée  de  plaques  d'or  travaillé  à  jour  et  constellée  d'énormes 
boutons  de  rubis,  glissait  par  son  poids  autour  d'une  taille 
souple  et  majestueuse,  et  s'arrêtait  retenue  par  l'opulent  con- 
tour des  hanches.  Ainsi  vêtue,  Sétalmulc  faisait  l'effet  d'une  de 
ces  reines  des  empires  disparus,  qui  avaient  des  dieux  pour 
ancêtres. 

La  portière  s'ouvrit  violemment,  et  Haiem  parut  sur  le 
seuil.  A  la  vue  de  son  frère,  Sétalmulc  ne  put  retenir  un  cri  de 
surprise  qui  ne  s'adressait  pas  tant  à  l'action  insolite  qu'à 
l'aspect  étrange  du  calife.  En  effet,  Hakem  semblait  n'être  pas 
animé  par  la  vie  teirestre.  Son  teint  pâle  reflétait  la  lumière 
d'un  autre  monde.  C'était  bien  la  forme  du  calife,  mais  éclairée 
d'un  autre  esprit  et  d'une  autre  âme.  Ses  gestes  étaient  des 
gestes  de  fantôme,  et  il  avait  l'air  de  son  propre  spectre.  Il 
s'élança  vers  Sétalmulc  plutôt  porté  par  la  volonté  que  par  des 
mouvements  humains,  et,  quand  il  fut  près  d'elle,  il  l'enveloppa 
d'un  regard  si  profond,  si  pénétrant,  si  intense,  si  chargé  de 
pensées,  que  la  princesse  frissonna  et  croisa  ses  bras  sur  son 
sein,  comme  si  une  main  invisible  eût  déchiré  ses  vêtements. 

—  Stélamulc,  dit  Hakem,  j'ai  pensé  longtemps  à  te  donner 
un  maii;  mais  aucun  homme  n'est  digne  de  toi.  Ton  sang 
divin  ne  doit  pas  souffrir  de  mélange.  Il  faut  transmettre  intact 
à  l'avenir  le  trésor  que  nous  avons  reçu  du  passé.  C'est  moi, 
Hakem,  le  calife,  le  seigneur  du  ciel  et  de  la  terre,  qui  serai 
ton  époux  :  les  noces  se  feront  dans  trois  jours.  Telle  est  ma 
volonté  sacrée. 


35C  VOYAGE     EX     ORIENT. 

La  princesse  éprouva,  à  cette  déclaration  imprévue,  un  tel 
saisissement,  que  sa  réponse  s'arrêta  à  ses  lèvres;  Hakem  avait 
parlé  avec  une  telle  autorité,  une  domination  si  fascinalrice,  que 
Sétalmulc  sentit  que  toute  objection  était  impossible.  Sans 
attendre  la  réponse  de  sa  sœur,  Hakem  rétrograda  jusqu'à  la 
porte;  puis  il  regagna  sa  chambre,  et,  vaincu  par  le  hachich, 
dont  l'effet  était  arrivé  à  son  plus  haut  degré,  il  se  laissa  tomber 
sur  les  coussins  comme  une  masse  et  s'endormit. 

Aussitôt  après  le  départ  de  son  frère,  Sétalmulc  manda  près 
d'elle  le  rand  vizir  Argévan,  et  lui  raconta  tout  ce  qui  venait 
de  se  passer.  Argévan  avait  été  le  régent  de  l'empire  pendant 
la  première  jeunesse  de  Hakem,  proclamé  calife  à  onze  ans; 
un  pouvoir  sans  contrôle  était  resté  dans  ses  mains,  et  la 
puissance  de  l'habitude  le  maintenait  dans  les  attributions  du 
véritable  souverain,  dont  Hakem  avait  seulement  les  honneurs. 

Ce  qui  se  passa  dans  l'esprit  d" Argévan,  après  le  récit  que 
lui  fit  Sétalmulc  de  la  visite  nocturne  du  calife,  ne  peut 
humainement  se  décrire;  )nais  qui  aurait  pu  sonder  les  secrets 
de  cette  ame  profonde?  Est-ce  l'étude  et  la  méditai  ion  qui 
avaient  amaigri  ses  joues  et  assombri  son  regard  austère?  Est-ce 
la  résolution  et  la  volonté  qui  avaient  tracé  sur  les  lignes  de 
son  front  la  forme  sinistre  du  tau,  signe  des  destinées  fatales? 
La  pâleur  d'un  masque  immobile,  qui  ne  se  plissait  par 
moments  qu'entre  les  deux  sourcils,  annonçait-elle  seulement 
qu'il  était  issu  des  plaines  bmlées  du  Maghreb?  Le  respect  qu'il 
inspirait  à  la  population  du  Caire,  l'influence  qu'il  avait  prise 
sur  les  riches  et  les  puissants,  étaient-ils  la  reconnaissance  de 
la  sagesse  et  de  la  justice  apportées  à  l'administration  de  l'Etat? 

Toujours  est-il  que  Sétalmulc,  élevée  par  lui,  le  respectait  à 
l'égal  de  son  père,  le  précédent  calife.  Argévan  partagea  l'in- 
dignation de  la  sultane  et  dit  seulement  : 

—  Hélas!  quel  malheur  pour  l'empire!  Le  prince  des 
croyants  a  vu  sa  raison  obscurcie...  Après  la  famine,  c'est  un 
autre  fléau  dont  le  ciel  nous  frappe.  Il  faut  ordonner  des 
prières  publiques  ;  notre  seigneur  est  devenu  fou  ! 


S 


nu  us  ES     ET     M  A  ROM  TES.  357 

—  Dieu  nous  eu  prc'scrve!  s'écria  Sétaluiulc. 

—  Au  réveil  du  prince  des  croyants,  ajouta  le  vizir,  j'espère 
que  cet  égarement  se  sera  dissipé,  et  qu'il  pourra,  connue  à 
l'ordinaire,  présider  le  grand  conseil. 

Argévan  attendait  au  point  du  jour  le  réveil  du  calife. 
Celui-ci  n'appela  ses  esclaves  que  très-tard,  et  on  lui  annonça 
que  déjà  la  salle  du  divan  était  remplie  de  docteurs,  de  gens 
de  loi  et  de  cadis.  Lorsque  Hakem  entra  dans  la  salle,  tout  le 
monde  se  prosterna  selon  la  coutume,  et  le  vizir,  en  se 
relevant,  interrogea  d'un  regard  curieux  le  visage  pensif  du 
maître. 

Ce  mouvement  n'échappa  point  au  calife.  Une  sorte  d'ironie 
glaciale  lui  sembla  empreinte  dans  les  traits  de  son  ministre. 
Depuis  quelque  temps  déjà,  le  prince  regrettait  l'autorité  trop 
grande  qu'il  avait  laissé  prendre  à  des  inférieurs,  et,  en  vou- 
lant agir  par  lui-même,  il  s'étonnait  de  rencontrer  toujouis 
des  résistances  parmi  les  ulémas,  cachefs  et  moudhirs,  tous 
dévoués  à  Argévan.  C'était  pour  échapper  à  cette  tutelle,  et 
afin  de  juger  les  choses  par  lui-même,  qu'il  s'était  précédem- 
ment résolu  à  des  déguisements  et  à  des  promenades  noc- 
turnes. 

Le  calife,  voyant  qu'on  ne  s'occupait  que  des  affaires  cou- 
rantes, arrêta  la  discussion,  et  dit  d'une  voix  éclatante  : 

—  Parlons  un  peu  de  la  famine  ;  je  me  suis  promis  aujour- 
d'hui de  faire  trancher  la  tète  à  tous  les  boulangers. 

Un  vieillard  se  leva  du  banc  des  ulémas,  et  dit  : 

—  Prince  des  croyants,  n'as-tu  pas  fait  grâce  à  l'un  d'eux 
hier  dans  la  nuit? 

Le  son  de  cette  voix  n'était  pas  inconnu  au  calife,  qui  ré- 
pondit : 

—  Cela  est  vrai;  mais  j'ai  fait  grâce  à  condition  que  le  pain 
serait  vendu  à  raison  de  dix  ocques  pour  un  sequin. 

—  Songe,  dit  le  vieillard,  que  ces  malheureux  payent  la  fa- 
rine dix  sequins  l'ardeb.  Punis  plutôt  ceux  qui  la  leur  vendent 
à  ce  prix. 


358  VOYAGE     EN     ORIENT, 

—  Quels  sont  ceux-là? 

—  Les  moullezims,  les  cachefs,  les  moudhirs  et  les  ulémas 
eux-mêmes,  qui  en  possèdent  des  amas  dans  leurs  maisons. 

Un  frémissement  courut  parmi  les  membres  du  conseil  et  les 
assistanls,  qui  étaient  les  principaux  habitants  du  Caire. 

Le  calife  pencha  la  tète  dans  ses  mains  et  réfléchit  quelques 
instants.  Argévan,  irrité,  \oulut  répondre  à  ce  que  venait  de 
■dire  le  vieil  uléma,  mais  la  voix  tonnante  de  Hakem  retentit 
dans  l'assemblée. 

—  Ce  soir,  dit-il,  au  moment  de  laprière,  je  sortirai  de  mon 
palais  de  Roddah,  je  traverserai  le  bras  du  Nil  dans  ma  cange, 
€t,  sur  le  rivage,  le  chef  du  guet  m'attendra  avec  son  bour 
reau;  je  suivrai  la  rive  gauche  dncalisch  (canal),  j'entrerai  au 
Caire -par  la  porte  Bab-el-Tahla,  pour  me  rendre  à  la  mosquée 
de  Rascliida.  A  chaque  maison  de  moultezim,  de  cachef  ou  d'ulé- 
ma ciue  je  rencontrerai,  je  demanderai  s'il  y  a  du  blé,  et,  dans 
toute  maison  où  il  n'y  en  aura  pas,  je  ferai  pendre  ou  décapiter 
le  propriétaire. 

Le  vizir  Argévan  n'osa  pas  élever  la  voix  dans  le  conseil 
après  ces  paroles  du  calife  ;  mais,  le  voyant  rentrer  dans  ses  ap- 
partements, il  se  précipita  sur  ses  pas,  et  lui  dit  : 

—  Vous  ne  ferez  pas  cela,  seigneur! 

—  Pietire-toi,  lui  dit  Hakem  avec  colère.  Te  souviens-tu 
que,  lorsque  j'étais  enfant,  tu  m'appelais  par  plaisanterie 
le  Lézard?...  Eh  bien,  maintenant  le  lézard  est  devenu  le  dra- 
gon. 

IV    LE    MOmSTAN 

Le  soir  nicmc  de  ce  Jour,,  quand  vint  rheurn  de  hi  prière, 
Hakem  enira  dans  la  ville  par  le  quai  tier  des  soldats,  suivi  seu- 
lement du  chef  du  guet  et  de  son  exécuteur  :  il  s'aperçut  que 
toutes  les  rues  étaient  illuminées  sur -son  passage .  Les  gens  du 
peuple  tenaient  des  bougies  à  la  main  pour  étlairer  la  marche 
du  jirin.cfi,  el  s'étaiont  groupés  principalcMient  lîcvanf  chaque 
maison  de  (lo(  tour,  de  rathcf,  de  noîiire  ou  autres  personnages 


DKOSES     ET     MARONITES.  359 

éminents  qu'indiquait  rordonnance.  Partout  le  calife  entrait  et 
trouvait  un  grand  amas  de  blé;  aussitôt  il  ordonnait  qu'il  fût 
distribué  à  la  foule  et  prenait  le  nom  du  propriétaire. 

—  Par  ma  promesse,  leur  disait-il,  votre  tète  est  sauve  j  mais 
apprenez  désormais  à  ne  pas  faire  chez  vous  d'amas  de  l)Ié,  sad 
pour  vivre  dans  l'abondance  au  milieu  de  la  misère  générale, 
soit  pour  le  revendre  au  poids  de  l'or  et  tirer  à  tous  en  peu 
de  jours  toute  la  fortune  publique. 

Après  avoir  visite  ainsi  quelques  maisons,  il  envoya  des  ofd- 
ciers  dans  les  autres  et  se  rendit  a  la  mosquée  de  Raschida 
pour  faire  lui-même  la  prière,  cai'  c'était  uii  vendredi  ;  mais,  en 
entrant,  son  étonnement  fut  grand  de  trouver  la  tribune  occu- 
pée et  d'être  salué  de  ces  paroles  : 

—  Que  le  nom  de  Hakeni  soit  glorifié  sur  la  terre  comme 
dans  les  cieux  !  Louange  éternelle  au  Dieu  vivant  ! 

Si  enthousiasmé  que  fût  le  peuple  de  ce  que  venait  de  faire 
Je  calife,  cette  prière  inattendue  devait  indigner  les  fidèles 
croyants;  aussi  plusieurs  montèrent-ils  à  la  chaire  pour  jeter 
en  bas  le  blasphémateur;  mais  ce  dernier  se  leva  et  descendit 
avec  majesté,  faisant  reculer  à  chaque  pas  les  assaillants  et 
traversant  la  foule  étonnée,  qui  s'écriait  en  le  voyant  de  plus 
près  : 

—  C'est  un  aveugle  !  la  main  de  Dieu  est  sur  lui. 

Hakem  avait  reconnu  le  vieillard  de  la  place  Roumelieh,  et, 
comme,  dans  l'état  de  veille,  un  rapport  inattendu  unit  parfois 
quelque  fait  matériel  aux  circonstances  d'un  rêve  oublié  jusque- 
là,  il  vit,  comme  par  un  coup  de  foudre,  se  mêler  la  double 
existence  de  sa  vie  et  de  ses  extases.  Cependant  son  esprit  lut- 
tait encore  contre  cette  impression  nouvelle,  de  sorte  que,  sans 
s'arrêter  plus  longtemps  dans  la  mosquée,  il  remonta  à  cheval 
et  prit  le  chemin  de  son  palais. 

Il  fit  mander  le  visir  Argévan,  n;.  cj  dernier  ne  put  être 
U'ouvé.  Comme  l'heure  était  venue  d'aller  au  Mokattara  consul- 
ter les  astres,  le  calilê  se  dirigea  vers  la  tour  de  Tobservatoire 
et  monta  à  T étage  supérieur,  dont  la  coupole,  percée  à  jour, 


360  VOYAGE     KN     ORIENT. 

indiquait  les  douze  maisons  des  astres.  Saturne,  la  planète  de 
Hakem,  était  pâle  et  plombé,  et  Mars,  qui  a  donné  5on  nom  à 
la  ville  du  Caire,  flambloyait  de  cet  éclat  sanglant  qui  annonce 
guerre  et  danger.  Hakem  descendit  au  premier  étage  de  la  tour, 
où  se  trouvait  une  table  cabalistique  établie  par  son  grand-père 
Moëzzeldin.  Au  milieu  d'un  cercle  autour  duquel  étaient  éci'its 
en  cbaldéen  les  noms  de  tous  les  pays  de  la  terre,  se  trouvait  la 
statue  de  bronze  d'un  cavalier  armé  d'une  lance  qu'il  tenait 
droite  ordinairement;  mais,  quand  un  peuple  ennemi  marchait 
contre  l'Egypte,  le  cavalier  baissait  sa  lance  en  arrêt,  et  se 
tournait  vers  le  pays  d'où  venait  l'attaque,  Hakem  vit  le  cava- 
lier tourné  vers  l'Arabie. 

—  Encore  cette  race  des  Abassides!  s'écria-t-il,  ces  fds  dé- 
générés d'Omar,  que  nous  avions  écrasés  dans  leur  capitale  Je 
Bagdad  !  Mais  que  m'importent  ces  infidèles  maintenant,  j'ai  en 
main  la  foudre  ! 

En  y  songeant  davantage,  pourtant,  il  sentait  bien  qu'il 
était  homme  comme  par  le  jjassé  ;  l'haUucination  n'ajout;iit 
plus  à  sa  certitude  d'être  un  dieu  la  conliance  d'une  force  sur- 
humaine. 

—  Allons,  se  dit-il,  prendre  les  conseils  de  Textase. 

Et  il  alla  s'enivrer  de  nouveau  de  cette  pâte  merveilleuse, 
(jui  peut-être  est  la  même  que  l'ambroisie,  nourriture  des  im- 
UKUtcls. 

Le  fidèle  Yousouf  était  arrivé  déjà,  regardant  d'un  œil  rê- 
veur l'eau  du  Ail,  morne  et  plate,  diminuée  à  un  point  qui 
annonçait  toujours  la  sécheresse  et  la  famine. 

—  Frère,  lui  dit  Hakem,  est-ce  à  tes  amours  que  tu  rêves  ? 
Dis  moi  a'ors  quelle  est  ta  maîtresse,  et,  sur  mon  serment,  tu 
Tauras. 

—  Le  sais-je,  hélas  !  dit  Yousouf.  Depuis  que  le  souffle  du 
khamsin  rend  les  nuits  élo'jffantes ,  je  ne  rencontre  plus  sa 
(•ange  dorée  sur  le  Nil.  Lui  demandtr  ce  qu'elle  est,  l'oserais-je, 
même  si  je  la  revoyais?  J'arrive  à  croire  parfois  que  tout  cela 
n'était  qu'une  illusion  de  cette  herbe  perfide,  qui   attaque  ma 


DRUSES     ET     IMARONITES.  301 

raison  peut  être,...  si  l)ien  que  je  ne  sais  plus  déjà  même  dis- 
tinguer ce  qui  est  rêve  de  ce  qui  est  réalité. 

—  Le  crois-tu?  dit  Hakem  avec  inquiétude. 

Puis,  après  un  instant  d'hésitation,  il  dit  à  son  compa- 
gnon : 

—  Qu'importe?  Oublions  la  vie  encore  aujourd'hui. 

Une  fois  plongé  dans  l'ivresse  du  hachich,  il  arrivait,  chose 
étrange,  que  les  deux  amis  entraient  dans  une  certaine  com- 
munauté d'idées  et  d'impressions.  Yousouf  s'imaginait  souvent 
que  son  compagnon,  s'élançant  vers  les  cieux  et  frappant  du 
pied  le  sol  indigne  de  sa  gloire,  lui  tendait  la  main  et  l'enti  aî- 
nait  dans  les  espaces  à  travers  les  astres  tourbillonnants  et  les 
atmosphères  blanchies  d'une  semence  d'étoiles;  bientôt  Saturne, 
pâle,  mais  couronné  d'un  anneau  lumineux,  grandissait  et  se 
rapprochait,  entouré  des  sept  lunes  qu'emporte  son  mouve- 
ment rapide,  et  dès  lors  qui  pourrait  dire  ce  qui  se  passait  à 
leur  arrivée  dans  cette  divine  patrie  de  leurs  songes?  La  langue 
humaine  ne  peut  exprimer  que  des  sensations  conformes  à  notre 
nature;  seulement,  quand  les  deux  amis  conversaient  dans  ce 
rêve  divin,  les  noms  qu'ils  se  donnaient  n'étaient  plus  des  noms 
di;  la  terre. 

Au  milieu  de  cette  extase,  arrivée  au  point  de  donner  à  leurs 
corps  l'apparence  de  masses  inertes,  Hakem  se  tordit  tout  à 
coup  en  s'écriant  : 

—  Éblis!  Éblis! 

Au  même  instant,  des  zebecks  enfonçaient  la  porte  de  l'okel, 
et,  à  leur  tête,  Argévan,  le  vizir,  faisait  cerner  la  salle  et  or- 
donnait qu'on  s'emparât  de  tous  ces  infidèles,  violateurs  de 
l'ordonnance  du  calife,  qui  défendait  l'usage  du  hachich  et  des 
boissons  fermentées. 

—  Démon!  s'écria  le  calife  reprenant  ses  sens  et  rendu  à 
lui-même,  je  te  faisais  chercher  pour  avoir  ta  tête  !  Je  sais  que 
c'est  toi  qui  as  organisé  la  famine  et  distribué  à  tes  créatures 
a  réserve  des  greniers  de  l'État!  A  genoux  devant  le  prince 
des  croyants!  Commence  par  répondre,  et  tu  finiras  par  mourir. 

I.  21 


362  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Argévan  fronça  le  sourcil,  et  son  œil  sombre  s'éclaira  d'un 
froid  sourire. 

—  Au  jMoristan,  ce  fou  qui  se  croit  le  tulife!  dit-il  dé- 
daigneusement aux  gardes. 

Quant  à  Yousouf ,  il  avait  déjà  sauté  dans  sa  cange ,  pré- 
voyant bien  cpi'il  ne  pourrait  défendre  son  ami. 

LeMoristan,  qui  aujourd'hui  est  attenant  à  la  mosquée  de 
Kalaoum ,  était  alors  une  vaste  prison  dont  une  partie  seule- 
ment était  consacrée  aux  fous  furieux.  Le  respect  des  Orientaux 
pour  les  fous  ne  va  pas  jusqu'à  laisser  en  liberté  ceux  qui 
pourraient  être  nuisibles.  Hakem,  en  s'éveilîant  le  lendemain 
dans  une  obscure  cellule,  comprit  bien  vite  qu'il  n'avait  rien  à 
gagner  à  se  mettre  en  fureur  ni  à  se  dire  le  calife  sous  des 
vêtements  de  fellah.  D'ailleurs,  il  y  avait  déjà  cinq  califes  dans 
rétablissement  et  un  certain  nombre  de  dieux.  Ce  dernier  titre 
n'était  donc  pas  plus  avantageux  à  prendre  que  l'autre.  Ilakcm 
rtait  trop  convaincu,  du  reste,  par  mille  efforts  faits  dans  la 
nuit  pour  briser  sa  chaîne,  que  sa  divinité,  emprisonnée  dans 
un  faible  corps,  le  laissait,  comme  la  plupart  des  Bouddhas  de 
l'Inde  et  autres  incarnations  de  l'Être  suprême ,  abandonné  à 
toute  la  malice  humaine  et  aux  lois  matérielles  de  la  force.  Il 
se  souvint  même  que  la  situation  où  il  s'était  mis  ne  lui  était 
pas  nouvelle. 

—  T.'chons  surtout,  dit-il,  d'éviter  la  flagellation. 

Cela  n'était  pas  facile,  car  c'était  le  moyen  employé  géné- 
ralement alors  contre  l'incontinence  de  l'imagination.  Quand 
arriva  la  visite  du  Ae/7w  (médecin),  celui-ci  était  accompagné 
d'un  autî'e  docteur  qui  paraissait  étranger.  La  prudence  de 
Hakem  était  telle,  qu'il  ne  marqua  aucune  surprise  de  cette 
visite,  et  se  borna  à  répondre  qu'une  débauche  de  hachich 
avait  été  chez  lui  la  cause  d'un  égarement  passager,  que  main- 
tenant il  se  sentait  comme  à  l'ordinaire.  Le  médecin  consultait 
son  compagnon  et  lui  parlait  avec  une  grande  déférence.  Ce 
dernier  secoua  la  tète  et  dit  que  souvent  les  insensés  avaient 
des  mou'<ents  lucides  et  se  faisaient  mettre  en  liberté  avec  d'à- 


DRUSES     ET     MAROMTES.  363 

droites  suppo^itions.  Cependant  il  ne  vojait  pas  de  difficulté  à 
ce  qu'on  donnât  à  ceJui-ci  la  liberté  de  se  promener  dans  les 
cours. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  aussi  médecin?  dit  le  calife  au  doc- 
teur étranger. 

—  C'est  le  prince  de  la  science,  s'écria  le  médecin  des  ious; 
c'est  le  grand  Ebn-Sina  (Avicenne),  qui,  arrivé  nouvellement 
de  Syrie,  daigne  visiter  le  Moristan. 

Cet  illustre  nom  d'Avicenne ,  le  savant  docteur ,  le  maiti  e 
vénéré  de  la  santé  et  de  la  vie  des  hommes,  —  et  qui  passait 
aussi  près  du  Milgaire  pour  un  magicien  capable  des  plus 
grands  prodiges,  —  fit  une  vive  impression  sur  l'esprit  du  ca- 
life. Sa  prudence  l'abandonna;  il  s'écria  : 

—  O  toi  qui  me  vois  ici,  tel  qu'autrefois  Aïssé  (Jésus), 
abandonné  sous  cette  forme  et  dans  mon  impuissance  humaine 
aux  entreprises  de  l'enfer,  doublement  méconnu  comme  calife 
et  comme  dieu,  songe  qu'il  convient  que  je  sorte  au  plus  tôt  de 
cette  indigne  situation.  Si  tu  es  pour  moi,  fais-le  connaître; 
si  tu  ne  crois  pas  à  mes  paroles,  sois  maudit  ! 

Avicenne  ne  répondit  pas  ;  mais  il  se  tourna  vei"s  le  médecin 
en  secouant  la  tète,  et  lui  dit  : 

—  Vous  voyez!...  déjà  sa  raison  l'abandonne . 
Et  il  ajouta  : 

—  Heureusement,  ce  sont  là  des  visious  qui  ne  font  de  mal  à 
qui  que  ce  soit.  J'ai  toujours  dit  que  le  chanvre  avec  lequel  on 
fait  la  pâte  de  hachich  était  cette  herbe  même  qui,  au  dire 
d'Hippocrate,  communiquait  aux  animaux  une  sorte  de  rage 
et  les  portait  à  se  précipiter  dans  la  mer.  Le  hachich  était 
connu  déjà  du  temps  de  Salomon  :  vous  pouvez  lire  le  mot 
hachichot  dans  le  Cantique  des  Cantiques ^  où  les  qualités  eni- 
vrantes de  cette  préparation... 

La  suite  de  ces  paroles  se  perdit  pour  Hakem  en  l'aison  de 
l'éloignement  des  deux  médecins,  qui  passaient  dans  une  autre 
cour.  Il  resta  seul,  abandonné  aux  impressions  les  plus  con- 
traires, doutant  qu'il  fût  dieu ,  doutant  même  parfois  qu'il  fût 


364  VOYAGE     EN     OHIENT. 

calife,  avant  peine  à  réunir  les  fragments  épars  de  ses  pensées. 
Profilant  de  la  liberté  relative  qui  lui  était  laissée,  il  s'approcha 
des  malheureux  répandus  çà  et  là  dans  de  bizarres  attitudes, 
et,  prêtant  l'oreille  à  leurs  chants  et  à  leurs  discours,  il  y  sur- 
prit quelques  idées  qui  attirèrent  son  attention. 

Un  de  ces  insensés  était  parvenu,  en  ramassant  divers  dé- 
bris, à  se  composer  une  sorte  de  tiare  étoilée  de  morceaux  de 
verre,  et  drapait  sur  ses  épaules  des  haillons  couverts  de  bro- 
deries éclatantes  qu'il  avait  figurées  avec  des  bribes  de  clin- 
quant. 

—  Je  suis,  disait-il,  le  kaïmalzcman  (le  chef  du  siècle),  et 
je  vous  dis  que  les  temps  sont  arrivés. 

—  Tu  mens,  lui  disait  un  autre.  Ce  n'est  pas  toi  qui  es  le 
véritable  ;  mais  tu  appartiens  à  la  race  des  dives  et  tu  cherches 
à  nous  tromper. 

—  Qui  suis-je  donc,  à  ton  avis?  disait  le  premier. 

—  Tu  n'es  autre  que  Thamurath ,  le  dernier  roi  des  génies 
rebelles  !  Ne  te  souviens-tu  pas  de  celui  qui  te  vainquit  dans 
File  de  Sérendib,  et  qui  n'était  autre  qu'Adam,  c'est-à-dire 
moi-même?  Ta  lance  et  ton  bouclier  sont  encore  suspendus 
comme  trophées  sur  mon  tombeau  '. 

—  Sou  tombeau!  dit  l'autie  en  éclatant  de  rire,  jamais  on 
n"a  pu  en  trouver  la  place.  Je  lui  conseille  d'en  parler. 

—  J'ai  le  droit  de  pailer  de  tombeau,  ayant  vécu  déjà  six 
(ois  parmi  les  hommes  et  étant  mort  six  fois  aussi  comme  je  le 
devais  ;  on  m'en  a  construit  de  magnifiques  ;  mais  c'est  le  tien 
qu'il  serait  dillicile  de  découvrir,  attendu  que,  vous  autres 
dives,  vous  ne  vivez  que  dans  des  corps  morts  ! 

La  huée  générale  qui  succéda  à  ces  paroles  s'adressait  au 
malheureux  empereur  des  dives,  qui  se  leva  furieux,  et  dont  le 
prétendu  Adam  fit  tomber  la  couronne  d'un  revers  de  main, 
l'autre  fou  b' élança  sur  lui,  et  la  lutte  des  deux  ennemis  allait 

K .  Les  traditions  des  Araljes  et  des  Persans  siipjjosent  que,  pendant  de  lon- 
gues sciits  d'années,  la  terre  fut  peuplée  par  des  races  dites  pieaiUaiiiles,  dont 
le  dernier  empereur  fui  vaincu  par  Adam. 


DR  USES     ET     MARONITES.  3G5 

se  renouveler  après  cinq  milliers  d'années  (d'après  leur  compte), 
si  Tun  des  sm-veillants  ne  les  eût  séparés  à  coups  de  nerf  de 
bœuf,  distribués  d'ailleurs  avec  impartialité. 

On  se  demanilera  quel  était  Pintérèt  que  prenait  Il.ikem  à 
ces  conversations  d'insensés  qu'il  écoutait  avec  une  attention 
marquée,  ou  qu'il  provoquait  même  par  quelques  mots.  Seul 
maître  de  sa  raison  au  milieu  de  ces  intelliijences  égarées,  il  se 
replongeait  silencieusement  dans  tout  un  monde  de  souvenirs. 
Par  un  effet  singulier  qui  résultait  peut-être  de  son  attitude 
austère,  les  fous  semblaient  le  respecter,  et  iml  d'entre  eux 
n'osait  lever  les  yeux  sur  sa  (igui  e  ;  cependant  quelque  chose 
les  portait  à  se  grouper  autour  de  lui,  comme  ces  plantes  qui, 
dans  les  dernières  heures  de  la  nuit,  se  tournent  déjà  vers  la 
lumière  encore  absente. 

Si  les  mortels  ne  peuvent  concevoir  par  eux-mêmes  ce  qui 
se  passe  dans  l'âme  d'un  homme  qui  tout  à  coup  se  sent  pro- 
phète, ou  d'un  mortel  qui  se  sent  dieu,  la  Fable  et  l'histoire  du 
moins  leur  ont  permis  de  supposer  quels  doutes ,  quelles  an- 
goisses doivent  se  produire  dans  ces  divines  natures  à  l'époque 
indécise  où  leur  intelligence  se  dégage  des  liens  passagers  de 
l'incarnation.  Hakem  arrivait  par  instants  à  douter  de  lui- 
même  ,  comme  le  Fils  de  l'homme  au  mont  des  Oliviers ,  et  ce 
qui  surtout  frappait  sa  pensée  d'étourdissement,  c'était  l'idée 
que  sa  divinité  lui  avait  été  d'abord  révélée  dans  les  extases  du 
hachich. 

—  Il  existe  donc,  se  disait-il,  quel([ue  chose  de  plus  fort  que 
celui  qui  est  tout,  et  ce  serait  une  herbe  des  champs  qui  pour- 
rait créer  de  tels  prestiges?  Il  est  vrai  qu'un  simple  ver  prouva 
qu'il  était  plus  fort  que  Salonion,  lorsqu'il  perça  et  fit  se  rompre 
par  le  milieu  le  bâton  sur  lequel  s'était  appuyé  ce  prince  des 
génies;  mais  qu'était-ce  que  Salomon  auprès  de  moi,  si  je  suis 
véritablement  Albar  (l'Eternel)  ? 


306  VOYAGE     EN     ORIENT. 


V    L    INCENDIE     DU     CAIRE 

Par  une  étrange  raillerie  dont  l'esprit  du  mal  pouvait  seul 
concevoir  l'idée,  il  arriva  qu'un  jour  le  Moristan  reçut  la  visite 
de  la  sultane  Sétalmulc,  qui  venait,  selon  l'usage  des  personnes 
royales ,  apporter  des  secours  et  des  consolations  aux  prison- 
niers. Apiès  avoir  visité  la  partie  de  la  maison  consacrée  aux 
criminels,  elle  voulut  aussi  voir  l'asile  de  la  démence.  La  sul- 
tane était  voilée;  mais  Hakem  la  reconnut  à  sa  voix  ,  et  ne  put 
retenir  .sa  fureur  en  vovani  près  d'elle  le  ministre  Argévan,  qui, 
souriant  et  calme,  lui  faisait  les  honneurs  du  lieu. 

—  Voici,  disait-il,  des  malheureux  abandonnés  à  mille  ex- 
travagances. L'un  se  dit  prince  des  génies,  un  autre  prétend 
qu'il  est  le  même  ciii'Adam  ;  mais  le  plus  ambitieux,  c'est  celui 
que  vous  vo}ez  là, dont  la  ressemblance  avec  le  calife  votre  frère 
est  frappante. 

—  Cela  est  extraordinaire  eu  effet,  dit  Sétalmulc. 

—  Eh  bien ,  reprit  Argévan  ,  celte  ressemblance  seule  a  été 
cause  de  son  malheur.  A  force  de  s'entendre  dire  qu'il  était 
l'image  même  du  calife,  il  s'est  figuré  être  le  calife,  et,  non 
content  de  celte  idée,  il  a  prétendu  qu'il  était  dieu.  C'est  sim- 
plement un  misérable  fellah  qui  s'est  gâté  l'esprit  comme  tant 
d'autres  par  l'abus  des  substances  enivrantes...  I\Iais  il  serait 
curieux  de  voir  ce  qu'il  dirait  en  présence  du  calife  lui-même... 

—  Misérable  !  s'écria  Hakem  ,  tu  as  donc  créé  im  fantôme 
qui  me  ressemble  et  qui  tient  ma  place  ? 

Il  s'arrêta  ,  songeant  tout  à  coup  que  sa  prudence  l'aban- 
donnait et  que  jieut-être  il  allait  livrer  sa  vie  à  de  nouveaux 
dangers  ;  heureusement,  le  bi  uit  que  faisaient  les  fous  empêcha 
que  l'on  n'entendit  ses  paroles.  Tous  ces  malheureux  acca- 
blaient Argévan  d'imprécations,  et  le  roi  des  dives  surtout  lui 
portait  des  défis  terribles. 

—  Sois  tranquille  !  lui  criait-il.  Attends  que  je  sois  mort  seu- 
lement; nous  nous  retrouverons  ailleurs. 


DRTJSES     KT     MA  lî  OMITES.  3G7 

Ar^évan  haussa  les  épaules  et  sortit  avec  la  snltar^. 

Hakem  n'avait  pas  même  essayé  d'invocpier  les  soiirenirs  de 
cette  dernière  En  y  réfléchissant,  il  voyait  la  trar..c  trop 
bien  tissée  pour  espérer  de  la  rompre  d'un  s  ul  effort.  Ou  il 
était  réellement  méconnu  au  profit  de  quelque  imposteur,  ou 
sa  sœur  et  son  ministre  s'étaient  entendus  pour  lui  donner 
une  leçon  de  sagesse  en  lui  faisant  passer  quelques  jours  au 
Moristan.  Peut-être  voulaient-ils  profiter  plus  tard  de  la  no- 
toriété qui  résulterait  de  cette  situation  pour  s'emparer  du 
|X)uvoir  et  le  ma  ntcnir  Ini-mème  en  tutelle.  Il  y  avait  bien 
sans  doute  quelque  chose  de  cela  :  ce  qui  pouvait  encore  le 
donner  à  penser,  c'est  que  la  sultane,  en  quittant  le  Moristan, 
promit  à  l'iman  de  la  mosquée  de  consacrer  une  somme  consi- 
dérable à  faire  agrandir  et  magnifiquement  réédifier  le  local  des- 
tiné aux  fous,  — au  point,  disait-elle,  que  leur  ludjitation  pa- 
raîtra digne  d'un  calife  '. 

Hakem,  après  le  départ  de  sa  sœur  et  de  son  ministre,  dit 
seulement  : 

—  Il  fallait  qu'il  en  fût  ainsi  ! 

Et  il  reprit  sa  manière  de  vivre  ,  ne  démentant  pas  la  dou- 
ceur et  la  patience  dont  il  avait  fait  preuve  jusque-là.  Seule- 
ment, il  s'entretenait  longuenii-nt  avec  ceux  de  ses  compagnons 
d'infortune  qui  avaient  des  instants  lucides,  et  aussi  avec  des 
habitants  de  l'autre  partie  du  Moristan  qui  venaient  souvent  aux 
grilles  formant  la  séparation  des  cours,  pour  s'anmser  des  ex- 
travagances de  leurs  voisins.  Hakem  les  accueillait  alors  avec 
des  paroles  telles ,  que  ces  malheureux  se  pressaient  là  des 
heures  entières,  le  regardant  comme  un  inspiré  {melbous). 
?\'est-ce  pas  une  chose  étrange  que  la  parole  divine  trouve  tou- 
jours ses  premiers  fidèles  parmi  les  misérables?  Ainsi,  mille  ans 
auparavant,  le  Messie  voyait  son  auditoire  composé  surtout  de 
gens  de  mauvaise  vie,  de  péagers  et  de  publicains. 


i.  C'est  depuis,  en  effet,  qu'a  été  construit  le  bâtiment  ;;cti;el,  1  un  des  plus 
magnifiques  du  Caire. 


3G8  VOYAGE    EN     ORIENT. 

Le  calife,  une  fois  établi  dans  leur  confiance,  les  appelait  les 
uns  api  es  les  autres,  leur  faisait  raconter  leur  vie,  les  circon- 
slances  de  leurs  fautes  ou  de  leurs  crimes,  et  recherchait  pro- 
fondément les  ]n-emiers  motifs  de  ces  désordres  :  ignorance  et 
misère,  voilà  ce  qu'il  trouvait  au  fond  de  tout.  Ces  hommes  lui 
racontaient  aussi  les  mystères  de  la  vie  sociale,  les  manœuvres 
des  usuriers,  des  monopoleurs,  des  gens  de  loi,  des  chefs  de 
corporation  ,  des  collecteurs  et  des  plus  hauts  négociants  du 
Caire,  se  soutenant  tous,  se  tolérant  les  uns  les  autres,  multi- 
pliant leur  pouvoir  et  leur  influence  par  des  alliances  de  famille, 
corrupteurs,  corrompus,  augmentant  ou  baissant  à  volonté  les 
tarifs  du  commerce,  maîtres  de  la  famine  ou  de  Tabondiince, 
de  l'émeute  ou  de  la  guerre,  oj)primant  sans  contrôle  un  peu[)!e 
en  proie  aux  premières  nécessités  de  la  vie.  Tel  avait  été  le 
résultat  de  l'administration  d'Argévan  le  vizir,  pendant  la 
longue  minorité  de  Ilakem. 

De  plus ,  des  bruits  sinistres  couraient  dans  la  pnson  ;  les 
gardiens  eux-mêmes  ne  craignaient  pas  de  les  répandre  :  on 
disait  qu'une  armée  étrangère  s'apj)rochait  de  la  ville  et  cam- 
pait déjà  dans  la  plaine  de  Gizèh ,  que  la  trahison  lui  soumet- 
trait le  Caii  e  sans  résistance,  et  que  les  seigneurs,  les  ulémas  et 
les  marchands,  craignant  pour  leurs  richesses  le  résultat  d'un 
siige,  se  préparaient  à  livrer  les  portes  et  avaient  séduit  les 
chefs  militaires  de  la  citadelle  On  s'attendait  à  voir  le  lende- 
main même  le  généial  ennemi  faire  son  entrée  dans  la  ville  par 
la  p  irte  de  Bab-el  lladyd.  De  ce  moment,  la  race  des  Fati- 
mites  était  dépossédée  du  trône;  les  califes  Abassides  rt'gnaient 
désormais  au  Caire  comme  à  Bagdad  ,  et  les  prières  publiques 
allaient  se  faire  en  leur  nom. 

—  Voilà  ce  qu'Argévan  m'avait  préparé  !  se  dit  le  calife  ; 
voilà  ce  que  m'annonçait  le  talisman  dis|)osé  par  mon  père,  et 
ce  qui  faisait  pâlir  dans  le  ciel  l'étincelant  Pharoùis  (Saturne)  ! 
Mais  le  moment  est  venu  de  voir  ce  que  peut  ma  parole,  et  si 
je  me  laisserai  vaincre  comme  autrefois  le  Nazaréen. 

Le  soir  approchait;  les  prisonniers  étaient  réunis  dans  les 


DRUSES    ET     MARONITES.  3G9 

cours  pour  la  prière  accoutumée.  Hakeni  prit  la  parole,  s' adres- 
sant à  la  fois  à  cette  double  population  d'insensés  et  de  malfai- 
teurs que  séparait  une  porte  jj;rillée  ;  il  leur  dit  ce  qu'il  était  et 
ce  qu'il  voulait  d'eux  avec  une  telle  autorité  et  de  telles  preu- 
ves, que  personne  n'osa  douter.  En  un  instant ,  l'etfort  de  cent 
bras  avait  rompu  les  barrières  intérieures,  et  les  gardiens, 
frappés  de  crainte,  livraient  les  portes  donnant  sur  la  mosquée. 
Le  calife  y  entra  bientôt,  porté  dans  les  bras  de  ce  peuple  de 
malheureux  que  sa  voix  enivrait  d'enthousiasme  et  de  con- 
fiance. 

—  C'est  le  calife  !  le  véritable  prince  des  croyants  !  s'écriaient 
les  condamnés  judiciaires. 

—  C'est  Allah  qui  vient  juger  le  monde  !  hui'lalt  la  troupe 
des  insensés. 

Deux  d'entre  ces  derniers  avaient  pris  place  à  la  droite  et  à 
la  gauche  de  Hakem,  criant  : 

—  Venez  tous  aux  assises  que  tient  notre  seigneur  Hakem. 
Les  croyants  réunis  dans  la  mosquée  ne  pouvaient  comprendre 

que  la  prière  fût  ainsi  troublée  ;  mais  linquictude  répandue 
par  l'approche  des  ennemis  disposait  tout  le  monde  aux  événe- 
ments extraordinaires.  Quelques-uns  fuyaient,  semant  l'alarme 
dans  les  rues  ;  d'autres  criaient  : 

—  C'est  aujourd'hui  le  jour  du  dernier  jugement  ! 

Et  celte  pensée  réjouissait  les  plus  pauvres  et  les  plus  souf- 
frants, qui  disaient  : 

—  Enfin,  Seigneur  1  enfin  voici  ton  jour  ! 

Quand  Hakem  se  montra  sur  les  marches  de  la  mosquée,  un 
éclat  surhumain  environnait  sa  face,  et  Sii  chevelure,  qu'il  por- 
tait toujours  longue  et  flottante  contre  l'usage  des  musulmans, 
répandait  ses  longs  anneaux  sur  un  manteau  de  pourpre  dont 
ses  compagnons  lui  avaient  couvert  les  épaules.  Les  juifs  et  les 
chrétiens,  toujours  nombreux  dans  cette  rue  Soukarieh  qui 
traverse  les  bazars,  se  prosternaient  eux-mêmes,  disant  : 

—  C'est  le  véritable  Alessie,  ou  bien  c'est  l'Antéchrist  annoncé 
par  les  Ecritures  pour  paraître  mille  ans  après  Jésus! 

21. 


370  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Quelques  personnes  aussi  avaient  reconnu  le  souverain  ; 
mais  on  ne  pouvait  s'expliquer  comnientil  se  trouvait  au  milieu 
de  la  ville,  tandis  que  le  Iiruit  général  était  qu'à  cette  heure-là 
même,  il  marchait  à  la  tète  des  troupes  contre  les  ennemis 
campés  dans  la  plaine  qui  entoure  les  pyramides. 

—  O  vous,  mon  peuple  !  dit  Hakem  aux  malheui-eux  qui 
l'entouraient,  vous,  mes  fils  véritables,  ce  n'est  pas  mon  jour, 
c'est  le  vôtre  qui  est  venu.  Nous  sommes  arrivés  à  cette  époque 
qui  se  renouvelle  chaque  fois  que  la  parole  du  ciel  perd  de  son 
pouvoir  sur  les  âmes,  moment  où  la  vertu  devient  crime,  où  la 
sagesse  devient  folie,  où  la  gloii'e  devient  honte,  tout  ainsi  mar- 
chant au  reboui's  de  la  justice  et  de  la  vérité.  Jamais  alors  la 
voix  d'en  haut  n'a  manqué  d'ilhuuiner  les  esprits,  ainsi  que 
l'éclair  avant  la  foudre;  c'est  pourquoi  il  a  été  dit  tour  à  tour  : 
«  Malheur  à  Énochia,  ville  des  enfants  de  Gain,  ville  d'impu- 
retés et  de  tyrannie  !  malheur  à  toi,  Gomorrhe  !  malheur  h 
vous,  Kinive  et  Babylone  !  et  malheur  à  toi,  Jérusalem  !  »  Cette 
voix,  qui  ne  se  lasse  pas,  retentit  ainsi  dâge  en  Age,  et  toujours, 
entre  la  menace  et  la  peine,  il  y  a  eu  du  temps  pour  le  repentir. 
Cependant  le  délai  se  raccourcit  de  jour  en  jour  ;  quand  l'orage 
se  rapproche, le  feu  suit  de  plus  près  l' éclair!  Montrons  que  dé- 
sormais la  jîarole  est  armée,  et  que  sur  la  terre  va  s'établir  enfin 
le  règne  annoncé  parles  prophètes  !  A  vous,  enfants,  cette  ville 
enrichie  par  la  fraude,  par  l'usure,  parles  injustices  et  la  rapine  ; 
à  vous  ces  trésors  pillés,  ces  richesses  volées.  Faites  justice  de 
ce  luxe  cjLii  trompe,  de  ces  vertus  fausses,  de  ces  mérites  acquis 
à  prix  d'or,  de  ces  trahisons  parées  qui,  sous  prétexte  de  paix, 
vous  ont  vendus  à  l'ennemi.  Le  feu,  le  feu  partout  à  cette  ville 
que  mon  aïeul  Moëzzeldin  avait  fondée  sous  les  auspices  de  la 
victoire  (Aa/iira),  et  qui  deviendrait  le  monument  de  votre 
lâcheté  ! 

Etait-ce  comme  souverain,  était-ce  comme  dieu  que  le  calife 
s'adressait  ainsi  à  la  foule?  Certainement  il  avait  en  lui  cette 
raison  suprême  qui  est  au-dessus  de  la  justice  ordinaire  ;  autre- 
ment, sa  colère  eût  frappé  au  hasard  comme  celle  des  bandits 


D  RUSES     ET     MAllONITES.  371 

qu'il  avait  déchaînés.  En  peu  d'instants,  la  flamme  avait  dévoré 
les  bazars  au  toit  de  cèdre  et  les  palais  aux  terrasses  sculptées, 
aux  colonnettes  frêles  ;  les  plus  riches  habitations  du  Caire 
livraient  au  peuple  leurs  intérieurs  dévastés.  Nuit  terrible,  où 
la  puissance  souveraine  prenait  les  allures  de  la  révolte,  où  là 
vengeance  du  ciel  usait  des  armes  de  l'enfer! 

L'incendie  et  le  sac  de  la  ville  durèrent  trois  jours  ;  les  habi- 
tants des  plus  riches  quartiers  avaient  pris  les  armes  pour  se 
défendre,  et  une  partie  des  soldats  grecs  et  des  kctainis,  troupes 
barbaresques  dirigées  par  Argévan,  luttaient  contre  les  pri- 
sonniers et  la  populace  qui  exécutaient  les  ordres  de  Hakem. 
Argévan  répandait  le  bruit  que  Hakem  était  un  imposteur,  que 
le  véritable  calife  était  avec  l'armée  dans  les  plaines  de  Gizèli, 
de  sorte  qu'un  combat  terrible  aux  lueurs  des  incendies  avait 
lieu  sur  les  grandes  places  et  dans  les  jaidins.  Hakem  s'était 
retiré  sur  les  hauteurs  de  Karafah,  et  tenait  en  plein  air  ce  tri- 
bunal sanglant  où,  selon  les  traditions,  il  apparut  comme  assisté 
des  anges,  ayant  près  de  lui  Adam  et  Salomon,  l'un  témoin 
pour  les  hommes,  l'autre  pour  les  génies.  On  amenait  là  tous 
le?  gens  signalés  par  la  haine  publique,  et  leur  jugement  avait 
lieu  en  peu  de  mots  ;  les  têtes  tombaient  aux  acclamations  de 
la  foule  ;  il  en  périt  plusieurs  milliers  dans  ces  trois  jours.  La 
mêlée  au  centre  de  la  ville  n'était  pas  moins  meurtrière  ;  Argé- 
van fut  enfin  frappé  d'un  coup  de  lance  entre  les  épaules  par 
un  nommé  Reïdan,  qui  apporta  sa  tête  aux  pieds  du  calife  ;  de 
ce  moment,  la  résistance  cessa.  On  dit  qu'à  l'instant  même  où 
ce  vizir  tomba  en  poussant  un  cri  épouvantable,  les  hôtes  du 
Moristan,  doués  de  cette  seconde  vue-  particulière  aux  insensés, 
s'écrièrent  qu'ils  voyaient  dans  l'air  Éblis  (Satan),  qui,  sorti  de 
la  dépouille  mortelle  d'Argévan,  appelait  à  lui  et  ralliait  dans 
l'air  les  démons  incarnés  jusque-là  dans  les  corps  de  ses  parti 
sans.  Le  combat  commencé  sur  terre  se  continuait  dans  l'espace; 
les  phalanges  de  ces  éternels  ennemis  se  reformaient  et  luttaient 
encore  avec  les  foices  des  éléments.  C'est  à  ce  propos  qu'un 
poète  arabe  a  dit  : 


372  VOYAGE     EN     ORIENT, 

«  Egypte  !  Egypte  !  tu  les  connais,  ces  luttes  sombres  des 
bons  et  des  mauvais  génies,  quand  Typhon  à  l'iialcine  ctouf- 
fanle  absorbe  l'air  et  la  lumière  ;  quand  la  peste  décime  tos  po- 
pulations laborieuses  ;  quand  le  Nil  diminue  ses  inondations 
annuelles  ;  quand  b-s  sauterelles  en  épais  nuages  dévorent  dans 
un  jour  toute  la  verdure  des  champs. 

»  Ce  n'est  donc  pas  assez  que  l'enfer  agisse  par  ces  redou- 
tables fléaux,  il  ptui  aussi  peupler  la  terre  d'âmes  cruelles  et 
cupides,  qui,  sous  la  forme  humaine,  cachent  la  nature  per- 
verse des  chacals  et  des  serpents!  » 

Cependant,  quand  arriva  le  quatrième  jour,  la  ville  étant  à 
moitié  brûlée,  les  chérifs  se  rassemblèrent  dans  les  mosquées, 
levant  en  lair  les  Alcorans  et  s'écriant  : 

—  O  Hakem  !  ô  Allah  ! 

Mais  leur  cœur  ne  s'unissait  pas  à  leur  prière  Le  vieillard 
qui  avait  déjà  salué  dans  Hakem  la  divinité,  se  présenta  devant 
ce  jirince  et  lui  dit  : 

—  Seigneur,  c'est  assez;  arrête  la  destruction  au  nom  de 
ton  aïeul  Moëzzeldin. 

Ilakem  voulut  questionner  cet  étrange  personnage  qui  n'ap- 
paraissait qu'à  des  heures  sinistres-  mais  le  vieillard  avait  dis- 
paru déjà  dans  la  mêlée  des  assistants. 

Hakem  prit  sa  monture  ordinaire,  un  âne  gris,  et  se  mit  à 
parcourir  la  ville,  semant  des  paroles  de  réconciliation  et  de 
clémence.  C'est  à  dater  de  ce  moment  qu'il  réforma  les  édits 
sévères  prononcés  contre  les  chrétiens  et  les  juifs,  et  dispensa 
les  premiers  de  porter  sur  les  épaides  une  lourde  croix  de  bois, 
les  autres  de  porter  au  col  un  billot.  Par  une  tolérance  égale 
envers  tous  les  cultes,  il  voulait  amener  les  esprits  à  accepter 
peu  à  peu  une  doctrine  nouvelle.  Des  lieux  de  conférences  furent 
établis,  notamment  dans  un  édifice  qu'un  appela  maison  de 
sagesse,  et  plusieurs  docteurs  commencèrent  à  st)Utenir  publique- 
ment la  divinité  de  Hakem.  Toutefois,  l'esprit  humain  est  telle- 
ment rebelle  aux  croyances  que  le  temj)s  n'a  pas  consacrées, 
qu'on  ne  put  inscrire  au  nombre  des  lidèlcs  qu'environ  trente 


DRLSES    F.T     MARONITES.  373 

mille  habitants  du  Caire.  Il  y  eut  un  iionnué  Almoschacijar  qui 
dit  aux  sectateurs  de  Hakeni  : 

—  Celui  que  vous  invoquez  à  la  place  de  Dieu  ne  pourrait 
créer  une  niouclie,  ni  empêcher  une  mouche  de  rin(|ui('-ter. 

Le  calife,  instruit  de  ces  paroles,  lui  fit  donner  cent  pièces 
d'or,  pour  preuve  qu'il  ne  voulait  pas  forcer  les  consciei.ce'?. 
D'autres  disaient  : 

—  Ils  ont  été  ])lusieurs  dans  la  famille  des  Fatiniites  atteints 
de  cette  illusion.  C'e^t  ainsi  que  le  grand-])ère  de  Hakem, 
Moézzeldin,  se  cachait  ])endant  plusieurs  jours  et  disait  avoir 
été  enlevé  au  ciel  ;  j)lus  tard,  il  s'est  retiré  dans  un  souterrain, 
et  on  a  dit  cju'il  avait  dispaiu  de  la  terre  sans  mourir  comme 
les  autres  honunes. 

Hakem  recueillait  ces  ])aroles,  qui  le  jetaient  dans  de  longues 
méditations. 

VI     LES     DEUX     CALIFES 

La  calife  était  rentré  dans  son  palais  des  bords  du  Nil  et 
avait  repris  sa  vie  habituelle,  reconnu  désormais  de  tous  et  dé- 
barrassé d'ennemis.  Dejjuis  quelque  temps  déjà,  les  choses 
avaient  repris  leur  cours  accoutumé.  Un  jour,  il  entra  chez  sa 
sœur  Sétalmulc  et  lui  dit  de  préparer  tout  pour  leur  mariage, 
qu'il  désirait  faire  secrètement,  de  peur  de  soulever  l'indignation 
publique,  le  peuple  n'étant  pas  encore  assez  convaincu  de  la 
divinité  de  Hakem  pour  ne  pas  .se  choquer  d'une  telle  ^iolation 
des  lois  établies.  Les  cérémonies  devaient  avoir  pour  témoins 
seulement  les  e^inuques  et  les  esclaves,  et  s'accomplir  dans  la 
mosquée  du  palais  ;  quant  aux  fêtes,  suite  obligatoire  de  cette 
union,  les  habitants  du  Caire,  accoutumés  à  voir  les  ombrages 
du  sérail  s'étoiler  de  lanternes  et  à  entendre  des  bruits  de  mu- 
sique emportés  par  la  biise  nocturne  de  l'autre  côté  du  fleuve, 
ne  les  remarqueraient  pas  ou  ne  s'en  étonneraient  en  aucune 
façon.  Plus  tard,  Hakem,  lorsque  les  temps  seraient  venus  et 
les  esprits  favorablement  disposés,  se  réservait  de  proclamer 
hautement  ce  mariage  mystique  et  religieux. 


374  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Quand  le  soir  vint,  le  calife,  s'étant  dégiiisé  suivant  sa  cou- 
tume, sortit  et  se  dirigea  vers  son  observatoire  du  Mokattam, 
afin  de  consulter  les  as'res.  Le  ciel  n'avait  rien  de  rassurant 
pour  Ilakem  :  des  conjonctions  sinistres  de  planètes,  des  nœuds 
d'étoiles  embrouillés  lui  ])résageaient  un  j>éril  de  mort  pro- 
chaine. Ayant  comme  Dieu  la  conscience  de  son  éternité,  il 
s'alarmait  peu  de  ces  menaces  célestes,  qui  ne  regardaient  que 
son  enveloj)pe  périssable.  Cependant  il  se  sentit  le  cœur  serré 
par  une  tristesse  joignante,  et,  renonçant  à  sa  tournée  habi- 
tuelle, il  revint  au  palais  dans  les  premières  heures  de  la  nuit. 

En  traversant  le  fleuve  dans  sa  cange,  il  vit  avec  surpi-ise  les 
jardins  du  palais  illuminés  comme  pour  une  fête  :  il  entra.  Des 
lanternes  pendaient  à  tous  les  arbres  comme  des  fruits  de  rubis, 
de  saphir  et  d'émeraude  ;  des  jets  de  senteur  lançaient  sous  les 
feuillages  leurs  fusées  d'argent;  l'eau  courait  dans  les  rigoles 
de  marbre,  et  du  pavé  d'albâtre  découpé  ù  jour  des  kiosques 
s'exhalait,  en  légères  spirales,  la  fumée  bleuâtre  des  parfums 
les  plus  précieux,  qui  mêlaient  leurs  arômes  à  celui  des  fleurs. 
Des  murmures  harmonieux  de  musi(jues  cachées  alternaient 
avec  les  chants  des  oiseaux,  qui,  trompés  par  ces  lueurs, 
croyaient  saluer  l'aube  nouvelle,  et,  dans  le  fond  flamboyant,  au 
milieu  d'un  embrasement  de  lumière,  la  façade  du  palais,  dont 
les  lignes  architeciurales  se  dessinaient  en  cordons  de  feu. 

L'étonnement  de  Hakem  était  extrême  ;  il  se  demandait  : 

—  Qui  donc  ose  donner  une  fête  chez  moi  lorsque  je  suis 
absent?  De  quel  hôtfe  inconnu  célèbre-t-on  l'arrivée  à  cette 
heure?  Ces  jardins  devraient  être  déserts  et  silencieux.  Je  n'ai 
cependant  point  pris  de  hachich  cette  fois,  et  je  ne  suis  pas  le 
jouet  d'une  hallucination. 

Il  pénétra  plus  loin.  Des  danseuses,  revêtues  de  costumes 
éblouissants,  ondulaient  comme  des  serpents,  au  milieu  de  tapis 
de  Perse  entourés  de  lampes,  pour  qu'on  ne  perdit  rien  de  leurs 
mouvements  et  de  leurs  poses.  Elles  ne  parurent  pas  apercevoir 
le  calile.  Sous  la  porte  du  palais,  il  rencontra  tout  un  monde 
d'esclaves  et  de  pages  poitarit  des  fruits  glacés  et  des  confitui'es 


DRUSES     ET     MAUONITES.  375 

dans  des  bassins  d'or,  des  afgniéi-es  d'argent  pleines  de  sorbets. 
Quoiqu'il  marchât  à  côté  d'eux,  les  coudoyfit  et  en  fût  coudoyé, 
personne  ne  fit  à  lui  la  moindre  attention.  Cette  singularité 
commença  à  le  pénétrer  d'une  incjuiétude  secrète.  Il  se  sentait 
passer  à  l'état  d'ombre,  d'espiit  invisible,  et  il  continua  d'avancer 
de  chambre  en  chambre,  traversant  les  groupes  comme  s'il  eut 
eu  au  doigt  l'anneau  magique  possédé  par  Grgès. 

Lorsqu'il  lut  arrivé  au  seuil  de  la  dernière  salle,  il  fut  ébloui 
par  un  torrent  de  lumière  :  des  milliers  de  cierges,  posés  sui- 
des candélabres  d'argent,  scintillaient  comme  des  bouquets  de 
feu,  croisant  leurs  auréoles  ardentes.  Les  instruments  des  mu- 
siciens cachés  dans  les  tribunes  tonnaient  avec  une  énergie 
triomphale.  Le  calife  s'approcha  chancelant  et  s'abrita  derrière 
les  plis  étoffés  dune  énorme  portière  de  brocart.  Il  vit  aloi s 
au  fond  de  la  salle,  assis  sur  le  divan  à  côté  de  Sétalmulc,  uii 
homme  ruisselant  de  pierreries,  constellé  de  diatiianîs  qui  étin- 
celaient  au  milieu  d'un  fourmillement  de  binettes  et  de  rayons 
prismatiques.  On  eût  dit  que,  pour  revêtir  ce  nouveau  calife, 
les  trésors  d'Haroun-al-Raschid  avaient  été  épuisés. 

On  conçoit  la  stupeur  de  Hakem  à  ce  sjiectacle  inouï  :  il 
chercha  son  poignard  à  sa  ceinture  poui'  s'élancer  sur  cet 
usurpateur;  mais  une  force  irrésistible  le  paralysait.  Celle  vi- 
sion lui  semblait  un  avertissement  céleste,  et  son  trouble 
augmenta  encore  lorsqu'il  reconnut  ou  crut  reconnaître  ses 
propres  traits  dans  ceux  de  l'homme  assis  près  de  sa  sœur.  Il 
crut  que  c'était  son  ferone?-  ou  son  double,  et,  pour  les  Orien- 
taux, voir  son  propre  spectre  est  un  signe  do  plus  mauvais 
augure.  L'ombre  force  le  corps  à  la  suivre  dans  le  délai  d'un 
jour. 

Ici  l'aj-.parition  était  d'autant  plus  menaçante,  que  le  ferouer 
accomplissait  d'avance  un  dessein  conçu  par  Hakem.  L'action 
de  ce  calife  tantas^tique,  épousant  Sétalmulc,  que  le  vrai  calife 
avait  résolu  d  épouser  lui-même,  ne  cachait  elle  pas  un  sens 
énigmalique,  un  symbole  mystéiieux  et  terrible  ?  N'était-ce 
pas   quoique  divinité  jalouse,  cherchant  à  usurper  le  ciel  en 


376  VOYAGE     EN     ORIENT. 

enlevant  Sélalmulc  à  son  frère,  en  séparant  le  couple  cosmo- 
gonique  et  ])rovidentiel  ?  La  race  des  dives  tachait-elle,  par  ce 
moyen,  d'intcriou'pre  la  filiation  des  esprits  supérieurs  et  d'y 
substituer  son  engeance  impie  ?  (les  pensées  traversèrent  à  la 
fois  la  tète  de  Hakeni  :  dans  son  courroux,  il  eût  voulu  pro- 
duire un  tremblement  de  terre,  un  déluge,  une  pluie  de  )eu  ou 
un  cataclysme  quelconque  ;  mais  il  se  ressouvint  que,  lié  à  une 
statue  d'argile  terrestre,  il  ne  pouvait  emjiloyer  que  des  me- 
sures humaines. 

Ne  pouvant  se  manifester  d'une  manière  si  victorieuse, 
Hakem  se  retira  lentement  et  regagna  la  porte  qui  donnait  sur 
le  Nil  ;  un  banc  de  pierre  se  trouvait  là,  il  s'y  assit  et  resta 
quelque  temps  abhné  dans  ses  réflexions  à  chercher  un  sens 
aux  scènes  bizarres  qui  venaient  de  se  passer  devant  lui.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  la  poterne  se  rouvrît,  et,  à  travers 
l'obscuiité,  Ilakein  vit  sortir  vaguement  deux  ombres  dont 
l'une  faisait  sur  la  nuit  une  tache  plus  sombre  que  l'autre.  A 
l'aide  de  ces  vagues  reflets  de  la  terre,  du  ciel  et  des  eaux  qui, 
en  Orient,  ne  permettent  jamais  aux  ténèbres  d'être  complète- 
ment opaques,  il  discerna  que  le  premier  était  un  jeune  homme 
de  race  arabe,  et  le  second  un  Éthiopien  gigantesque. 

Arrivé  sur  un  point  de  la  berge  qui  s'avançait  dans  le 
fleuve,  le  jeune  homme  se  mit  à  genoux,  le  noir  se  plaça  près 
de  lui,  et  l'éclair  d'un  damas  élincela  dans  l'ombre  comme  un 
filon  de  foudre.  Cej)endant,  à  la  grande  surjirise  du  calife,  la 
tète  ne  tomba  pas,  et  le  noir,  s'étant  incliné  vers  l'oreille  du 
patient,  j)arut  murmurer  quelques  mots  après  lesquels  celui- 
ci  se  releva,  calme,  tranquille,  sans  empressement  joyeux, 
comme  s'il  se  fût  agi  de  tout  autre  que  lui-même.  L'Ethio- 
pien remit  son  damas  dans  le  fourreau,  et  le  jeune  homme  se 
dirigea  vers  le  bord  du  fleuve,  précisément  du  coté  de  Hakem, 
sans  doute  jH)ur  aller  reprendre  la  barque  qui  l'avait  amené. 
Là,  il  se  trouva  face  à  face  avec  le  calife,  qui  fit  mine  de  se 
réveiller,  et  lui  dit  : 

—  La  paix  soit  avec  toi,  Yousoufl  Que  fais-tu  par  ici? 


DUUSES     ET     MAROMTES.  377 

—  A  loi  aussi  la  paix  !  répondit  Yousouf,  qui  ne  voyait  tou- 
jours dans  son  ami  qu'un  compagnon  d'aventures  et  ne  s'éton- 
nait pas  de  l'avoir  rencontré  endormi  sur  la  beigi-,  comme 
font  les  enfants  du  >ii  dans  les  nnits  brûlantes  de  l'été. 

Yousouf  le  lll  monter  dans  la  cange,  et  ils  se  laissèrent  aller 
au  courant  du  flcu\e,  le  long  du  bord  oriental.  L'aube  teignait 
déjà  d'une  bande  rougeâtre  la  plaine  voisine,  el  dessinait  le 
prudl  des  ruines  encore  existantes  d'Héliopolis,  au  bord  du 
désert.  Ilakem  paraissait  rêveur,  et,  examinant  avec  attention 
les  traits  de  son  compagnon  que  le  jour  accusait  davantage,  il 
kii  trouvait  avec  lui-même  une  certaine  ressemblance  qu'il 
n'avait  jamais  remarquée  jusque-là,  car  il  l'avait  toujours  ren- 
contré dans  la  nuit  ou  vu  à  travers  les  enivrements  de  l'orgie. 
Il  ne  pouvait  plus  douter  que  ce  ne  fût  là  le  [<■?■  mer,  le  double, 
l'apparition  de  la  veille,  celui  peut-être  à  qui  l'on  avait  fait 
jouer  le  rôle  de  calife  pendant  son  séjour  au  Moristan.  Cette 
explication  naturelle  lui  laissait  encore  un  sujet  détonne- 
ment. 

—  Nous  nous  ressemblons  comme  des  frères,  dit-il  à  You- 
souf; quelquefois,  il  suffit,  pour  justifier  un  semblable  hasard, 
d'être  issu  des  mêmes  contrées.  Quel  est  le  lieu  de  ta  naissance, 
ami? 

—  Je  suis  né  au  |)ied  de  l'Atlas,  à  Kétama,  dans  le  ^laghreh, 
parmi  les  Berbères  et  les  Kabyles.  Je  n'ai  pas  connu  mon  père, 
qui  s'appelait  Dawas,  et  qui  fut  tué  dans  un  combat  peu  de 
temps  après  ma  naissance  ;  mon  aïeul,  tiès-avancé  en  âge,  était 
l'un  des  cheiks  de  ce  pays  perdu  dans  les  sables. 

—  INIes  aïeux  sont  aussi  de  ce  pays,  dit  Hakem  ;  peut-être 
sommes-nous  issus  de  la  même  tribu...  Mais  qu'importe? 
notre  amitié  n'a  pas  besoin  des  liens  du  sang  pour  être  durable 
et  sincère.  Raconte  moi  pourquoi  je  ne  t'ai  pas  vu  depuis  plu- 
sieurs jours. 

—  Que  me  demandes-tu!  dit  Yousouf;  ces  jours,  ou  plutôt 
ces  nuits,  car,  les  jours,  je  les  consacrais  au  sonuiieil,  ont  passé 
comme  des  rêves  délicieux  et  pleins  de  merveilles.  Depuis  que 


378  VOYAGE     EN     ORIENT. 

la  justice  nous  a  surpris  dans  t'okel  et  séparés,  j'ai  de  aouNoan 
rencontié  sur  le  Nil  la  vision  charmante  dont  je  ne  puis  plus 
révoquer  en  doute  la  réalité.  Souvent,  me  mettant  la  main  sur 
les  yeux,  pour  m'empèclier  de  reconnaître  la  porte,  elle  m'a 
fait  pénétrer  dans  des  jardins  magnifiques,  dans  des  salles  d'une 
splendeur  éblouissante,  oTi  le  génie  de  l'architecte  avait  dé- 
passé les  constructions  fantastiques  qu'élève  dans  les  nuages  la 
fantaisie  du  liachicli.  Etrange  destinée  qîie  la  mienne  !  ma  veille 
est  encore  plus  remplie  de  rêves  que  mon  sommeil.  Dans  ce 
palais,  personne  ne  semblait  s'étonner  de  ma  présence,  et, 
quand  je  passais,  tous  les  fronts  s'inclinaient  respectueusement 
devant  moi.  Puis  cette  femme  étrange,  me  faisant  asseoir  à  ses 
pieds,  m'enivrait  de  sa  parole  et  de  son  regard.  Chaque  fois 
qu'elle  soulevait  sa  paupière  frangée  de  longs  cils,  i!  me  sem- 
blait voir  s'ouvrir  un  nouveau  paradis.  Les  inflexions  de  sa 
voix  harmonieuse  me  plongeaient  dans  d'ineffables  extases. 
Mon  âme,  caressée  jjar  cette  mélodie  enchanteresse,  se  fondait 
en  délices.  Des  esclaves  apportaient  des  collations  exquises, 
des  conserves  de  roses,  des  sorbets  à  la  neige  qu'elle  touchait 
à  peine  du  bout  des  lèvres  ;  car  une  créature  si  céleste  et  si 
parfaite  ne  doit  vivre  que  de  parfums,  de  rosée,  de  rayons. 
Une  fois,  déplaçant  par  des  paroles  magiques  une  dalle  du 
pavé  couverte  de  sceaux  mystérieux,  elle  m'a  fait  descendre 
dans  les  caveaux  où  sont  renfermés  ses  trésors  et  m'en  a  détaillé 
les  richesses  en  nie  disant  qu'ils  seraient  à  moi  si  j'avais  de 
l'amour  et  du  courage.  J'ai  vu  là  plus  de  merveilles  que  n'en 
renferme  la  montagne  de  Raf,  où  sont  cachés  les  trésors  des 
génies  ;  des  éléphants  de  cristal  de  roche,  des  arbres  d'or  sur 
lesquels  chantaient,  en  battant  des  ailes,  des  oiseaux  de  pierre- 
ries, des  paons  ouvrant  en  forme  de  roue  leur  cjueue  étoilée  de 
soleils  en  diamants,  des  masses  de  camphre  taillées  en  melon 
et  entourées  d'une  résille  de  liligrane,  des  tentes  de  velours  et 
de  brocart  avec  leui-s  mâts  d'argent  massif;  puis,  dans  des 
citernes,  jetés  comme  du  grain  dans  un  silo,  des  monceaux  de 
pièces  d'or  et  d'argent,  des  tas  de  perles  et  d'escarboucles. 


UUUSES     ET     MARONITES.  379 

Hakeii),  qui  avait  écouté  attentivement  cette  description,  dit 
à  son  ami  Yousouf  : 

—  Sais-tu,  frère,  que  ce  que  tii  as  vu  là,  ce  sont  les  trésors 
d'Haroun-al-Raschid  enlevés  par  les  Fatiniites,  et  qui  ne 
peuvent  se  trouver  que  dans  le  palais  du  calife? 

—  Je  rignorais;  mais  déjà,  à  la  beauté  et  à  la  richesse  de 
mon  inconnue,  J'avais  deviné  qu'elle  devait  être  du  plus  haut 
rang  :  que  sais-je?  peut-être  une  parente  du  grand  vizir,  la 
femme  ou  la  fille  d'un  puissant  seigneur.  Mais  qu'avais-j(.' 
besoin  d'apprendre  son  nom?  Elle  m'aimait;  n'était-ce  pas 
assez?  Hier,  lorsque  j'arrivai  au  lieu  ordinaire  du  rendez  vous, 
je  trouvai  des  esclaves  qui  me  baignèrent,  me  parfumèrent  et 
me  revêtirent  d'habits  magnifiques  et  tels  que  le  calife  Hakem 
lui-même  ne  pourrait  en  porter  de  plus  splendides.  Le  jardin 
était  illuminé,  et  tout  avait  un  air  de  fête  comme  si  une  noce 
s'apprêtait.  Celle  que  j'aime  me  permit  de  prendre  place  à  ses 
côtés  sur  le  divan,  et  laissa  tomber  sa  main  dans  la  mienne  en 
me  lançant  un  regard  chargé  de  langueur  et  de  volupté.  Tout  à 
coup  elle  pâlit  comme  si  une  apparition  funeste,  une  vision 
sombre,  perceptible  pour  elle  seule,  fût  venue  faire  tache  dans 
la  fêle.  Elle  congédia  les  esclaves  d'un  geste,  et  me  dit  d'une 
voix  haletante  :  a  Je  suis  perdue!  Derrière  le  rideau  de  la 
porte,  j*ai  vu  briller  les  prunelles  d'azur  qui  ne  ]}ardonnent 
pas.  M'aimes-tu  assez  pour  mourir?  »  Je  l'assurai  de  mon 
dévouement  sans,  bornes.  «  Il  faut,  continua-t-elle,  que  tu 
n'aies  jamais  existé,  que  ton  passage  sur  la  terre  ne  laisse 
aucune  trace,  que  tu  sois  anéanti,  que  ton  corps  soit  divisé  en 
parcelles  impalpables,  et  qu'on  ne  puisse  retrouver  un  atome 
de  toi;  autrement,  celui  dont  je  dépends  saurait  inventer  pour 
moi  des  supplices  à  épouvanter  la  méchanceté  des  dives,  à  faire 
frissonner  dépouvante  les  damnés  au  fond  de  l'enfer.  Suis  ce 
nègre;  il  disposera  de  ta  vie  comme  il  convient.  »  En  dehors 
de  la  poterne,  le  nègre  me  fit  mettre  à  genoux  comme  pour 
me  trancher  la  tète  ;  il  balança  deux  ou  trois  fois  sa  lame; 
puis,  voyant  ma  fermeté,  il  me  dit  que  tout  cela  n'était  qu'un 


380  VOYAGE     EJi     ORIENT. 

jeu,  une  épreuve,  et  que  la  princesse  avait  voulu  savoir  si 
j'étais  réellement  aussi  brave  et  aussi  dévoué  que  je  le  pré- 
tendais. «  Aie  soin  de  te  trouver  demain  au  Caire  vers  le  soir, 
à  la  fontaine  des  Amants,  et  un  nouveau  rendez-vous  te  sera 
assigné,  »  ajoula-t-il  avant  de  rentrer  dans  le  jardin. 

Après  tous  ces  éclaircissements,  Hakem  ne  pouvait  plus 
douter  des  circonstances  qui  avaient  renversé  ses  projets.  Il 
s'étonnait  seulement  de  n'éprouver  aucune  colère  soit  de  la 
trahison  de  sa  sœur,  soit  de  l'amour  inspiré  par  un  jeune 
homme  de  basse  extraction  à  la  sœur  du  calife.  Etait-ce  qu'a- 
près tant  d'exécutions  sanglantes,  il  se  trouvait  las  de  punir,  ou 
bien  la  conscience  de  sa  divinité  lui  inspirait-elle  cettu  immense 
affection  paternelle  qu'un  dieu  doit  ressentir  à  l'égard  des 
créatures?  Impitoyable  pour  le  mal,  il  se  sentait  vaincu  par  les 
grâces  toutes-puissantes  de  la  jeunesse  et  de  l'amour.  Sélalmulc 
était-elle  coupable  d'avoir  repoussé  une  alliance  où  ses  pré- 
jugés voyaient  un  crime?  Yousouf  Tétait-il  davantage  d'avoir 
aimé  une  femme  dont  il  ignorait  la  condition?  Aussi  le  calife 
se  prometiait  d'apparaiire,  le  soir  même,  au  nouveau  rendez- 
vous  qui  était  donné  à  Yousouf,  m;iis  pour  pardonner  et  pour 
bénir  ce  mariage.  Il  ne  provoquait  |)lus  que  dans  cette  pensée 
les  confidences  de  Yousouf.  Quelque  chose  de  sf)mbre  tra- 
versait encore  son  esprit;  mais  c'était  sa  propre  destinée  qui 
rin(|uiétait  désormais. 

—  Les  événeu)ents  tournent  contre  moi,  se  dit-il,  et  ma 
volonté  elle-même  ne  me  défend  plus. 

Il  dit  à  Yousouf  en  le  quittant  : 

—  Je  regrette  nos  bonnes  soirées  de  l'okel.  Nous  y  retour- 
nerons, c.ir  le  calife  vient  de  retirer  les  ordonnances  contre 
le  haclîich  et  les  liqueurs  fermentées.  Nous  nous  re verrons 
bientôt,  ami. 

Hakem,  rentré  dans  son  palais,  fit  venir  le  chef  de  sa  garde, 
Abou-Arous,  qui  faisait  le  service  de  nuit  avec  un  co)j)s  de 
mille  hommes,  et  rétablit  la  consigne  interrompue  pendant  les 
jours  de  trouble,  voulant  que  toutes  les  portes  du  Caire  fussent 


DRrSES     ET     MAROMTES.  381 

fermées  à  l'heure  où  il  se  rendait  à  son  observatoire,  et  qu'une 
seule  se  rouvrît  à  un  signal  convenu  quand  il  lui  plairait  de 
rentrer  lui-même.  Il  se  fit  accompagner,  ce  soir-là,  jusqu'au 
bout  de  la  rue  nomnite  Derh-ai-Siba,  monta  sur  l'âne  que  ses 
gens  tenaient  prêt  chez  rtui)U(]ue  Xésim,  huissier  de  la  porte, 
et  sortit  dans  la  campagne,  suivi  seulement  dun  valet  de  pied 
et  du  jeune  esclave  qui  l'accompagnait  d'ordinaire.  Quand  il  eut 
gravi  la  montagne,  sans  même  être  encore  monté  dan^  la  tour 
de  l'observatoire,  il  regarda  les  astres,  frappa  ses  mains  l'une 
contre  l'autre,  et  s'écria  : 

—  Tu  as  donc  paru,  funeste  signe! 

Ensuite  il  rencontra  des  cavaliers  arabes  qui  le  reconnurent 
et  lui  demandèrent  quelques  secours;  il  envoya  son  valet  avec 
eux  chez  l'eunuque  Nésim  pour  qu'on  leur  donnât  une  gratifi- 
cation ;  puis,  au  lieu  de  se  rendre  à  la  tour,  il  prit  le  chemin  de 
la  nécropole  située  à  gauche  du  Mokattam,  et  s'avança  jusqu'au 
tombeau  de  Fukkaï,  près  de  l'endroit  nommé  Maksaha  à  cause 
des  joncs  qui  y  croissaient.  Là,  trois  hommes  tombèrent  sur 
lui  à  coups  de  poignard  ;  mais  à  peine  était-il  frappé,  que  l'un 
d'eux,  reconnaissant  ses  traits  à  la  clarté  de  la  lune,  se  retourna 
contre  les  deux  autres  et  les  combattit  jusqu'à  ce  qu'il  fut 
tombé  lui-même  auprès  du  calife  en  s'écriant  : 

—  O  mon  frère! 

Tel  fut  du  moins  le  récit  de  l'esclave  échappé  à  cette  bouche- 
rie, qui  s'enfuit  vers  le  Caire  et  alla  avertir  Abou-Arous;  mais, 
quand  les  gardes  arrivèrent  au  lieu  du  meurtre,  ils  ne  trou- 
vèrent plus  que  des  vêtements  ensanglantés  et  l'âne  gris  du 
calife,  nommé  Kamar,  qui  avait  les  jarrets  coupés. 

VII    LE    DÉPART 

L'histoire  du  calife  Hakem  était  terminée. 

Le  cheik  s'arrêta  et  se  mit  à  réfléchir  profondément.  J'étais 
ému  moi-même  au  récit  de  cette  passion,  moins  douloureuse 
sans  doute  que  celle  du  Golgotha,  mais  dont  j'avais  vu  récem- 


382  VOYAGE     EN     ORIENT. 

ment  le  théâtre,  ayant  gravi  souvent,  pendant  mon  séjour  au 
Caire,  ce  Mokaltani,  qui  a  conservé  les  ruines  de  lobàcr'  gloire 
de  Hakem.  Je  me  disais  que,  dieu  ou  homme,  ce  calife  Hakera, 
tant  calomnié  pai'  les  historiens  cophtes  et  musulmans,  avait 
voulu  sans  doute  amener  le  règne  de  la  raison  et  de  la  justice; 
je  voyais  sous  im  nouveau  jour  tous  les  événements  rapportés 
par  El-Macin,  par  3fakrisi,  par  Novaïri  et  autres  auteurs  que 
j'avais  lus  au  Caire,  et  je  déplorais  ce  destin  qui  condamne  les 
prophètes,  les  réformateurs,  les  messies,  quels  qu'ils  soient,  à 
la  mort  violente,  et,  plus  tard,  à  l'ingratitude  humaine. 

—  Mais  vous  ne  m'avez  pas  dit,  ûs-je  observer  au  cheik, 
par  quels  ennemis  le  meurtre  de  Hakem  avait  été  ordonné  ? 

—  Vous  avez  lu  les  histoj  iens,  me  dit-il  ;  ne  savez-vous  pas 
que  Yousouf,  fils  de  Dawas,  se  trouvant  au  rendez-vous  ûxé  à 
la  fontaine  des  Amants,  y  rencontra  des  esclaves  qui  le  con- 
duisirent dans  une  maison  où  Faltendait  la  sultane  Sélalmulc, 
qui  s'y  était  rendue  déguisée;  qu'elle  le  lit  consentir  à  tuer 
Hakem,  lui  disant  que  ce  dernier  voulait  la  faire  mourir,  et  lui 
promit  de  l'épouser  ensuite?  Elle  prononça  en  finissant  ces 
paroles  conservées  par  l'histoire  :  «  Rendez-vous  sm'  la  mon- 
tagne, il  y  viendra  sans  faute  et  y  restera  seul,  ne  gardant  avec 
lui  que  l'homme  qui  lui  sert  de  valet.  Il  entrera  dans  la  vallée; 
courez  alors  sur  lui  et  tuez- le;  tuez  aussi  le  valet  et  le  jeune  es- 
clave, s'il  est  avec  lui.  »  Elle  lui  donna  un  de  ces  poignards  dont 
la  pointe  a  forme  de  lance,  et  fjue  l'on  nomme  j  a  fours,  et  arma 
aussi  les  deux  esclaves,  qui  avaient  ordre  de  le  seconder,  et  de 
le  tuer  s  il  manquait  à  son  serment.  Ce  fut  seulement  après 
avoir  porté  le  premier  coup  au  cahfe,  que  Yousouf  le  reconnut 
pour  le  compagnon  de  ses  courses  nocturnes,  et  se  tourna 
contre  les  deux  esclaves,  ayant  dès  lors  horreur  de  son  action; 
mais  il  tomba  à  son  tour  frappé  par  eux. 

—  Et  que  devinrent  les  deux  cadavres,  qui,  selon  l'histoire, 
ont  disparu,  puisqu'on  ne  retrouva  que  l'âne  et  les  sept 
tuniques  de  Hakem,  dont  les  boutons  n'avaient  point  été 
défaits? 


DRIISES     ET     MARONITES.  383 

—  Vous  ai-je  dit  qu'il  y  eût  des  cadavres?  Telle  n'est  pas 
notre  tradition.  Les  astres  promettaient  au  calife  quatre- 
vingts  ans  de  vie,  s'il  échappait  au  danger  de  cette  nuit  du 
27  schawal  411  de  l'hégire.  Ne  savez-vous  pas  que,  pendant 
seize  ans  après  sa  disparition,  le  peuple  du  Caire  ne  cessa  de  dire 
qu'il  était  vivant  *  ? 

—  On  m'a  raconté,  en  effet,  bien  des  choses  semblables, 
dis-je;  mais  on  attribuait  les  fiéquentes  apparitions  de  Hakem 
à  des  imposteurs,  tels  que  Schérout,  Sikkin  et  d'auti'es,  qui 
avaient  avec  lui  quelque  ressemblance  et  jouaient  ce  rôle.  C'est 
ce  qui  arrive  pour  tous  ces  souverains  merveilleux  dont  la  vie 
devient  le  sujet  des  légendes  populaires.  Les  Cophtes  pré- 
tendent que  Jésus-Clirist  apparut  à  Hakem,  qui  demanda 
pardon  de  ses  impiétés  et  lit  pénitence  pendant  de  longues 
années  djuis  le  désert. 

—  Voici  la  vérité  selon  nos  livres,  dit  le  cheik.  Après  la 
scène  sanglante  qui  eut  lieu  près  des  tombeaux,  les  deux 
esclaves  chargés  des  ordi'es  de  Sétalmulc  s'enfuirent  et  gagnè- 
rent la  ville.  LTn  vieillard  passa  suivi  d'une  troupe  armée,  fit 
examiner  par  l'un  des  siens  les  blessures  du  calife  et  de  Yousouf, 
fils  de  Davvas,  et  y  fit  verser  une  liqueur  précieuse.  Ensuite  on 
transporta  ces  corps  dans  le  tombeau  des  Fatimites,  nécropole 
immense  construite  par  Moëzzeldin,  le  fondateur  du  Caire. 
Les  deu\  amis,  l'un  calife,  l'autre  pêcheur,  furent  placés  dans 
des  tombeaux  pareils  ;  ils  étaient  tous  deux  princes,  tous  deux 
petits-fils  de  Moëzzeldin.  Ce  dernier  vivait  encore. 

—  Pardon,  dis-je  au  cheik,  j'ai  eu  déjà  peine  à  distinguer 
dans  votre  récit  ce  qui  est  merveilleux  de  ce  qui  est  réel,  c'est 
le  défaut  pour  nous  de  toutes  vos  histoires  arabes... 

I .  Tous  ces  détaik,  ainsi  que  les  données  générales  de  la  légende,  sont  ra- 
contés par  les  hiàtoriens  cités  plus  haut,  et  reproduits  la  plupart  dans  l'ouvrage 
de  Silvestre  de  S;icy  sur  la  religion  des  Dru'es.  Il  est  probable  que,  dans  ce 
récit,  fait  au  point  de  vue  particulier  des  Drnses,  on  assiste  à  une  de  ces  luttes 
millénaires  entre  les  bons  et  les  mauvais  esprits  incarnés  dans  une  forme  hu- 
maine, dont  nous  avons  donné  un  aperçu  pages  370-372. 


384  VOYAGE     EN     ORIENT. 

—  Rien  de  ce  que  je  vous  ai  raconté,  dit  le  cheik,  ne 
s'éloigne  des  prohabilités  humaines.  Je  n'ai  pas  dit  que  Hakem 
eût  fait  des  prodiges  ;  je  n'ai  analysé  que  les  sensations  de  son 
âme,  dont  son  prophète  Hamza  nous  a  transn)is  les  mystères. 
Pour  nous,  Hakem  est  dieu  ;  vous  avez  le  droit,  vous  autres 
chrétiens,  de  ne  voir  en  lui  qu'un  insensé. 

—  Et  son  grand-père,  était-il  aussi  un  dieu? 

—  rs'on;  mais  il  était,  comme  vous  savez,  grand  cabaliste,  et 
sa  piété  singulière  le  mettait  en  communication  d'esprit  avec 
Albar  (nom  (  éleste  de  Hakem).  Albar  lui  dit  un  jour  :  «  Le 
temps  approche  où  je  descendrai  sur  la  terre;  alors,  je  paraîtrai 
sous  forme  d'homme  et  je  participerai  à  toutes  les  misères  de 
l'existence.  Je  naîtrai  comme  ton  petit-fils  et  comme  toi-même; 
tu  ne  me  connaîtras  pas,  »  Or,  jMoëzzeldin  eut  deux  pelits-fils 
dont  le  premier  naquit  héritier  du  trône  ;  l'autre  fut  élevé 
comme  un  simple  fellah  dans  le  pays  de  Ketama  (près  de  la 
province  de  Constantine).  Moëzzeldin,  fatigué  du  trône,  parvint, 
grâce  aux  soins  d'Avicenne,  son  médecin,  à  se  faire  passer  pour 
morf.  Il  ignorait  dans  lequel  de  ses  deux  petits-fils  était  la 
divinité,  et  voulut  les  éprouver  dans  ces  conditions  diverses. 
Retiré  dans  un  monastère  de  derviches,  il  assistait  inconnu  à 
toutes  les  actions  du  règne  de  Hakem,  et,  n'en  comprenant  pas 
les  motifs  (ô  aveuglement  des  hommes!),  il  préparait  en  secret 
l'autre  à  le  remplacer  sur  le  trône.  Ce  fut,  dit-on,  lui-même 
qui  arrangea  le  guet-apens  du  iMokattam.  Les  deux  frères 
n'avaient  été  qu'étourdis  par  clés  coups  de  masse;  ils  reprirent 
leurs  sens  dans  le  tombeau  de  leur  famille,  où  l'aïeul  apparut 
comme  un  fantôme  et  leur  demanda  compte  de  leur  vie  passée. 
Dans  ce  sépulcre,  voisin  des  hy|)ogées  et  des  pyramides,  Hakem 
semblait  un  pharaon  jugé  par  des  rois  ses  ancêtres.  Il  parla,  il 
expliqua  ses  actions  et  ses  doctrines  Son  aïeul  et  son  frère 
tombèrent  à  ses  pieds  et  le  leconnurent  pour  dieu.  Mais  Hakem 
ne  voulut  plus  retourner  au  Caire.  Il  se  rendit  avec  Moëzzeldin 
dans  le  désert  d'Ammon  et  constitua  sa  doctrine,  que  son 
frère  répandit  plus  lard  sous  le  nom  d'Hamza.   Depuis,  il  se 


DRUSES     ET     MARONITES.  385 

montra  sur  divers  points  de  la  terre  et  se  retira  en  dernier 
lieu  sur  le  Liban,  où  le  |)euple  crut  en  lui. 

Une  autre  version  moins  détaillée  dit  seulement  que  Hakein 
n'était  pas  mort  des  coups  qui  lui  avaient  été  portés.  Recueilli 
par  un  vieillard  inconnu,  il  survécut  à  la  nuit  fatale  où  sa  sœur 
l'avait  fait  assassiner  ;  mais,  futigué  du  trône,  il  se  retira  dans  le 
désert  d'Ammon,  et  formula  sa  doctrine,  qui  fut  publiée  depuis 
par  son  disciple  Hamza.  Ses  sectateurs,  chassés  du  Caiie  après 
sa  mort,  se  retirèrent  sur  le  Liban,  où  ils  ont  formé  la 
nation  des  Druses. 

Toute  cette  légende  me  tourbillonnait  dans  la  tète,  et  je 
me  promettais  bien  de  venir  demander  au  chefdruse  de  nou- 
veaux détails  sur  la  religion  de  Hakem;  mais  la  tempête  qui 
me  retenait  à  Beyrouth  s'était  apaisée,  et  je  dus  partir  pour 
Saint-Jean-d'Acre,  où  j'espérais  intéresser  le  pacha  en  faveur 
du  prisonnier.  Je  ne  revis  donc  le  cheik  que  pour  lui  faiie  mes 
adieux  sans  oser  lui  parler  de  sa  fille,  et  sans  lui  apprendre 
que  je  l'avais  vue  déjà  chez  madame  Cariés. 


22 


IV 
LES  AKKALS  —  L\ANTILIBAN 


1    LE     PAQVEBOT 

Il  faut  s'attendre,  sur  les  na\-ires  arabes  et  grecs,  à  ces  tra- 
versées capricieuses  qui  renouvellent  les  destins  errants  d"U- 
Ivsse  et  de  Téléiuaque  ;  le  moindre  coup  de  vent  les  emporte  à 
tous  les  coins  de  la  Méditerranée;  aussi  rEuropéien  qui  veut 
aller  d'un  point  à  l'autre  des  côtes  de  Syrie  est-il  forcé  d'at- 
tendre le  passage  du  paquebot  anglais  qui  fait  seul  le  service 
des  échelles  delà  Palestine.  Tous  les  mois,  un  simple  brick, 
qui  n'est  pas  même  un  vapeur,  remonte  et  descend  ces  échelons 
de  cités  illustres  qui  s'appelaient  Béryte,  Sidon,  Tyr,  Ptolémaïs 
et  Césarée,  et  qui  n'ont  conservé  ni  leurs  noms  ni  même  leurs 
ruines.  A  ces  reines  des  mers  et  du  commerce  dont  elle  est 
Tunique  héritière,  l'Angleterre  ne  fait  pas  seulement  l'honneur 
d'un  steambnnt.  Cependant  les  divisions  sociales  si  chères  à 
cette  nation  libre  sont  strictement  observées  sur  le  pont, 
comme  s'il  s'agissait  d'un  vaisseau  de  premier  ordre.  Les  first 
places  sont  interdites  aux  passagers  inférieurs ,  c'est-à-dire  à 
ceux  dont  la  bourse  est  la  moins  garnie,  et  cette  disposition 
étonne  parfois  les  Orientaux  quand  ils  voient  des  marchands 
aux  places  d'honneur,  tandis  que  des  cheiks,  des  chérifs  ou 
même  des  émirs  se  trouvent  confondus  avec  les  soldats  et  les 
valets.  En  général,  la  chaleur  est  trop  grande  pour  que  l'on 
couche  dans  les  cabines,  et  chaque  voyageur,  apportant  son 
lit  sur  son  dos  comme  le  paralytique  de  l'Evangile,  choisit  une 


I 


DRUSES    ET     MAROMTES.  387 

place  sur  le  pont  pour  le  sommeil  et  pour  la  sieste  ;  le  reste  du 
temps,  il  se  tient  accroujii  sur  son  matelas  ou  sur  sa  natte,  le 
dos  appnyé  contre  le  bordage  et  fumant  sa  pipe  ou  son  narghilé. 
Les  Francs  seuls  passent  la  joun.ée  à  se  promener  sur  le  pont, 
à  la  grande  surprise  des  Levantins,  qui  ne  comprennent  rien  à 
cette  agitation  d'écureuil.  Il  est  difticile  d'ai-penter  ainsi  le 
plancher  sans  accrocher  les  jambes  de  quelque  Turc  ou  Bé- 
douin, qui  fait  un  soubresaut  farouche,  porte  la  main  à  son 
poignard  et  lâche  des  imprécations,  se  promettant  de  vous 
retrouver  ailleurs.  Les  musuhiians  qui  voyagent  avec  leur  sé- 
rail, et  qui  n'ont  pas  assez  payé  pour  obtenir  un  cabinet  sé- 
pare^ sont  obligés  de  laisser  leurs  femmes  dans  une  sorte  de 
parc  formé  à  l'arrière  par  des  balustrades,  et  où  elles  se  pres- 
sent comme  des  agne.iux.  Quelquefois,  le  mal  de  mer  les  gagne, 
et  il  faut  alors  que  chaque  époux  s'occupe  d'aller  chercher  ses 
femmes ,  de  les  faire  descendre  et  de  les  ramener  ensuite  au 
bercail.  Rien  n'égale  la  patience  d'un  Turc  pour  ces  mille 
soins  de  famille  qu'il  faut  accomplir  sous  l'œil  railleur  des  in- 
fidèles. C'est  lui-même  qui,  matin  et  soir,  s'en  va  remplu'  à  la 
tonne  commune  les  vases  de  cui^Te  destinés  aux  ablutions  reli- 
gieuses, qui  renouvelle  l'eau  des  narghilés,  soigne  les  enfants 
incommodés  du  roulis,  toujours  pour  soustraire  le  plus  possi- 
ble ses  femmes  ou  ses  esclaves  au  contact  dangereux  des 
Francs.  Ces  précautions  n'ont  pas  lieu  sur  les  vaisseanx  où 
il  ne  se  trouve  que  des  passagers  levantins.  Ces  derniers, 
bien  qu'ils  soient  de  religions  diverses,  observent  entre  eux 
une  sorte  d'étiquette ,  surtout  en  ce  qui  se  rapporte  aux 
femmes. 

L'heure  du  déjeuner  sonna  pendant  que  le  missionnaire  an- 
glais, embarqué  avec  moi  pour  Acre,  me  faisait  remarquer  un 
point  de  la  côte  qu'on  suppose  être  le  lieu  même  où  Jonas 
s'élança  du  ventre  de  la  baleine.  Une  petite  mosquée  indique 
la  piété  des  musulmans  pour  cette  tradition  biblique,  et,  à  ce 
propos,  j'avais  entamé  avec  le  révérend  une  de  ces  discussions 
religieuses  qui  ne  sont  plus  de  mode  en  Europe,  mais  qui  nais- 


388  VOYAGE     EN     ORIENT. 

sent  si  naturelleiiieut  enlre  voyageurs  dans  ces  pays  où  l'on 
sent  que  la  j  eliglon  est  tout. 

—  Au  fond,  lui  disais-je,  le  Coran  n'est  qu'un  résumé  de 
l'Ancien  et  du  rs'ouveau  Testament  rédigé  en  d'autres  termes 
et  augmenté  de  quelques  prescriptions  particulières  au  climat. 
Les  musulmans  honorent  le  Christ  comme  prophète,  sinon 
comme  dieu  ;  ils  révèrent  la  Kadra  Myriam  (la  Vierge  Marie), 
et  aussi  nos  anges,  nos  prophètes  et  nos  saints;  d'où  vient 
donc  l'inmiense  préjugé  qui  les  sépare  encore  des  chrétiens  et 
qui  rend  toujours  entre  eux  les  relations  mal  assurées? 

—  Je  n'accepte  pas  cela  pour  ma  croyance,  disait  le  révé- 
rend, et  je  pense  que  les  protestants  et  les  Turcs  finiront  un 
jour  par  s'entendre.  Il  se  formera  quelque  secte  intermédiaire, 
une  sorte  de  christianisme  oriental... 

—  Ou  d" islamisme  anglican,  lui  dis-je.  Mais  pourquoi  le 
catholicisme  n'opérerait-il  pas  cette  fusion? 

—  C'est  qu'aux  yeux  des  Orientaux,  les  catholiques  sont 
idolâtres.  Vous  avez  beau  lein'  expliquer  que  vous  ne  reudez 
pas  un  culte  à  la  figure  peinte  ou  sculptée,  mais  à  la  personne 
divine  qu  elle  leprésente ;  que  vous  linnoi-ez,  mais  que  vous 
n'adorez  pas  les  anges  et  les  saints  :  ils  ne  comprennent  pas 
cette  distinction.  Et,  d'ailleurs,  quel  peuple  idolâtre  a  jamais 
adoré  le  l)ois  ou  le  métal  lui-même?  V^ous  êtes  donc  pour  eux  à 
la  fois  des  idolâtres  et  des  polythéistes,  tandis  que  les  diverses 
communions  protestantes . . . 

Notre  discussion,  que  je  résume  ici ,  continuait  encore  après 
le  déjeuner,  et  ces  dernières  paroles  avaient  frappé  l'oreille 
d'un  ])elit  homme  à  l'œil  vif,  à  la  barbe  noire,  vêtu  d'un  caban 
grec  dont  le  capuchon,  relevé  sur  sa  tète,  dissimulait  la  coif- 
fure, seul  indice  en  Orient  des  conditions  et  des  nationalités. 

Nous  ne  restâmes  pas  longtemps  dans  l'indécision. 

—  Eh!  sainte  Vierge!  s'écria-t-il,  les  protestants  n'y  feront 
pas  plus  que  les  autres.   Les  Turcs  seront  toujours  les  Turcs! 

Il  prononçait  Turs. 

L'interniption.^- indiscrète  et  l'accent  provençal  de  ce  per- 


DRU  SES     ET     MARONITES.  3  89 

sonnage  ne  me  rendiient  pas  insensible  au  plaisir  de  rencontrer 
un  compatriote.  Je  me  tournai  donc  de  son  coté,  et  je  lui  ré- 
pondis quelques  paroles  auxquelles  il  répliqua  avec  volubilité. 

—  Non,  monsieur,  il  n'y  a  rien  à  faire  avec  le  Tur  (Turc)  ; 
c'est  un  peuple  qui  s'en  va  !...  Monsieur,  je  fus  ces  tenij.s  der- 
niers ù  Constanlinnple  ;  je  me  disais  :  «  Où  sont  les  TiirsP...  >) 
Il  n'y  en  a  plus! 

Le  paradoxe  se  réunissait  à  la  prononciation  pour  signaler 
de  plus  en  plus  un  enfant  de  la  Cannebière.  Seulement,  ce  mot 
Tur,  qui  revenait  à  tout  moment,  m'agaçait  un  peu, 

—  Vous  allez  loin!  lui  répliquai-je;  j'ai  moi-même  vu  déjà 
un  assez  bon  nombre  de  Turcs... 

J'affectais  de  dire  ce  mot  en  appuyant  sur  la  désinence  ;  le 
Provençal  n'acceptait  pas  cette  leçon. 

—  Vous  croyez  que  ce  sont  des  Tuis  que  vous  avez  vus? 
disait-il  en  prononçant  la  syllabe  d'une  voix  encore  plus  flùtce; 
ce  ne  sont  pas  de  vrais  Turs  :  j'entends  le  7'«/-0smanli...  tous 
les  musulmans  ne  sont  pas  des  Turs! 

Après  tout,  un  IMéridional  trouve  sa  prononciation  excellente 
et  celle  d'un  Parisien  fort  ridicule;  je  m'habituais  à  celle  de 
mon  voisin  mieux  qu'à  son  paradoxe. 

—  Êtes-vous  bien  sûr,  lui  dis-je,  que  cela  soit  ainsi  ? 

—  Eh!  monsieur,  j'arrive  de  Constant inople;  ce  sont  tous 
là  des  Grecs,  des  Arméniens,  des  Italiens,  des  gens  de  Mar- 
seille. Tous  les  Turs  que  l'on  peut  trouver,  on  en  fait  des  cadis, 
des  ulémas,  des  pachas;  ou  bien  on  les  envoie  en  Europe  pour 
les  faire  voir.  Que  voulez-vous!  tous  leurs  enfants  meurent; 
c'est  une  race  qui  s'en  va! 

—  Mais,  lui  dis-je,  ils  savent  encore  assez  bien  garder  leurs 
provinces,  cependant. 

—  Eli!  uionsieur,  qu'est-ce  qui  les  maintient?  C'est  l'Eu- 
rope, ce  senties  gouvernements  qui  ne  veulent  rien  changer 
à  ce  qui  existe,  qui  craigneni  les  révolutions,  les  guerres,  et 
dont  chacun  veut  empêcher  que  l'autre  prenne  la  part  la  plus 
forte  ;   c'est    pourquoi  ils  restent  en  échec  à   se  regarder  le 

22. 


390  VOYAGE     EX     ORIENT. 

Manc  des  yeux,  et,  pendant  ce  temps,  ce  sont  les  populations 
([ui  en  souffrent!  On  vous  parle  des  armées  du  sultan;  quv 
voyez-vous?  Des  Albanais,  des  Bosniaques,  des  Circassiens, 
(les  Kurdes;  les  marins,  ce  sont  des  Grecs;  les  officiers  seuls 
.sont  de  la  race  turque.  On  les  met  en  campagne  ;  tout  cela  se 
sauve  au  premier  coup  de  canon,  ainsi  que  nous  avons  vu 
maintes  fois...,  à  moins  que  les  Anglais  ne  soient  là  pour  leur 
tenir  la  baïonnette  au  dos,  comme  dans  les  affaires  de  Syrie. 

Je  me  tournai  du  coté  du  missionnaire  anglais  ;  mais  il  s'était 
éloigné  de  nous  et  se  promenait  sur  l'arrière. 

—  Monsieur,  me  dit  le  Marseillais  en  n»e  prenant  le  bras, 
qu'est-ce  que  vous  croyez  que  les  dij)lomates  feront  quand  les 
rayas  viendront  leur  dire  :  «  Voilà  le  malheur  qui  nous  arrive  ; 
il  n'y  a  plus  un  seul  Tur  dans  tout  l'empire...  Nous  ne  savons 
que  faire,  nous  vous  aj>poitons  les  clefs  de  tout!  a 

L'audace  de  cette  supposition  me  fit  rire  de  tout  mon  cœur. 
Le  Marseillais  continua  imperturbablement  : 

—  L'Europe  dira  :  «  Il  doit  y  en  avoir  encore  quelque  part, 
cberclions  bien!...  Est-ce  possible?  Plus  de  pachas,  plus  de 
vizirs,  plus  de  muchirs,  plus  de  nazirs?...  Cela  va  déranror 
toutes  les  relations  diplomatiques.  A  qui  s'adresser  ?  Comment 
ferons-nous  pour  continuer  à  payer  les  drogmans  ?  » 

—  Ce  sera  embarrassant  en  effet. 

—  Le  pape,  de  son  côté,  dira  :  «  Eli!  mon  Dieu!  comment 
faire?  Qu'est-ce  qui  va  donc  garder  le  saint  sépulcre  à  présent? 
Voilà  qu'il  n'y  a  plus  de  Turs^  !... 

Un  Marseillais  développant  un  paradoxe  ne  vous  en  tient 
pas  quitte  facilement.  Celui-là  semblait  heureux  d'avoir  pris  le 
contre-pied  du  mot  naïf  d'un  de  ses  concitoyens  :«  Vous  allez  à 
Constantinoplc?...  Vous  y  verrez  bien  des  Tursl  » 

1 .  On  ne  doit  certainement  pas  prendre  au  sérieux  cette  plaisanterie  méri- 
dionale, qui  se  rapjxirte  aux  circonstances  d'une  autre  époque.  Si  jadis  la 
force  de  l'enqiire  turc  reposait  .sur  l'énergie  de  ipilices  éfiangèrcs  d'origine  à 
la  race  d'Otliman,  la  Porle  a  su  se  déliarnisscr  cutin  de  cet  élémtut  dangereux, 
et  reconquérir  une  puissance  dont  l'exécution  sincère  des  idées  de  la  Réforme- 
lui  assurera  !a  durée. 


DRUSES     ET    MAnONITES.  39t 

Ce  tableau,  plein  d'exagération  sans  cloute,  me  frappait  par 
quelques  traits  do  vérité.  Que  le  nombre  des  Turcs  ait  diminué 
beaucoup,  cela  li'est  pas  douteux;  les  races  d'hommes  s'altè- 
rent et  se  perdent  sous  certaines  influences,  comme  celles  des 
animaux.  Déjà  depuis  lonytei)i])S,  la  principale  force  de  l'em- 
pire turc  reposait  dans  l'énergie  de  milices  étrangères  d'origine 
à  la  race  d'Othman,  telles  que  les  mauielouks  et  les  janissaires. 
Aujourd'hui,  c'est  à  l'aide  de  quelques  légions  d'Albanais  que 
la  Porte  maintient  sous  la  loi  du  croissant  vingt  millions  de 
Grecs,  de  catholiques  et  d'Arméniens.  Le  pourrait-elle  encore 
sans  l'appui  moral  de  la  diplomatie  em-opéenne  et  sans  les  se- 
cours armés  de  lAGgleterre?  Quand  on  songe  que  celte  Syrie, 
dont  les  canons  anglais  ont  bmnbardé  tous  les  ports  en  1840, 
et  cela,  au  profit  des  Turcs,  est  la  même  terre  où  toute  l'Europe 
féodale  s'est  ruée  pendant  six  siècles,  et  que  nos  religions  d'Etat 
tiennent  pour  sacrée,  on  peut  croire  que  le  sentiment  religieux 
est  tombé  bien  bas  en  Europe.  Les  Anglais  n'ont  pas  même  eu 
l'idée  de  réserver  aux  chrétiens  l'héritage  envahi  de  Richard 
Cœur-de-lion. 

Je  voulais  communiquer  ces  réflexions  au  révérend  ;  mais, 
quand  je  revins  près  de  lui,  il  m'accueillit  d'un  air  très-froid. 
Je  compris  qu'étant  aux  premières  places,  il  trouvait  inconve- 
nant que  je  me  fusse  entretenu  avec  quelqu'un  des  secondes. 
Désormais  je  n'avais  plus  droit  à  faire  partie  de  sa  société;  il 
regrettait  sans  doute  amèrement  d'avoir  entamé  quelques  rela- 
tions avec  un  homme  qui  ne  se  conduisait  pas  en  gentleman. 
Peut-être  m'avait -il  pardonné,  à  cause  de  mon  costume  levan- 
tin, de  ne  point  porter  de  gants  jaunes  et  de  bottes  vernies  ;  mais 
se  prêter  à  la  conversation  du  premier  venu,  c'était  décidément 
improper  !  Il  ne  me  reparla  plus. 

II   —   LE    POPE    ET    SA    FEMME 

N'ayant  désormais  rien  à  ménager,  je  voulus  jouir  entière- 
ment delà  compignie  du  Marseillais,  qui,  vu  les  occasions  rares 


392  VOYAGE     EN     ORIENT. 

d'amusement  qu'on  peut  rencontrer  sur  un  paquebot  anglais, 
devenait  un  compagnon  précieux.  Cet  liomme  avait  beaucoup 
voyagé,  beaucoup  vu;  son  conniierce  le  forçait  à  s'arrêter  d'é- 
chelle en  échelle,  et  le  conduisait  naturellement  à  entamer  des 
relations  avec  tout  le  monde. 

—  L'Anglais  ne  veut  plus  causer?  me  dit-il.  C'est  peut-être 
qu'il  a  le  mal  de  mer  (il  prononçait  mené).  Ah!  oui,  le  voilà 
qui  fait  un  plongeon  dans  la  cajute.  11  aura  trop  déjeuné  sans 
doute... 

Il  s'arrêta  et  reprit  après  un  éclat  de  rire  : 

—  C'est  comme  un  député  de  chez  nous,  qui  aimait  fort  les 
grosses  pièces.  Un  jour,  dans  un  plat  de  grives,  on  te  lui  campe 
une  chouette  (il  prononçait  .yo«r«p).  «  Ah!  dit-il,  en  voilà  une 
qu'elle  est  grosse  !  »  Quand  il  eut  fini;  nous  lui  apprîmes  ce  que 
c'était  qu'il  avait  mangé...  IMonsieur,  cela  lui  fit  un  effet 
comme  le  roulis!...  C'est  très-indigeste,  la  chouette! 

Décidément,  mon  Provençal  ii'ap])artenait  pas  à  la  meilleure 
compagnie,  mais  j'avais  franchi  le  R.ubicon  La  limite  qui  sé- 
pare les  first  places  des  second  jdnccs  était  dépassée,  je  n'ap- 
partenais j)Ius  au  monde  comme  il  faut;  il  fallait  se  résigner 
à  ce  destin.  Peut-être,  hélas!  le  révérend  qui  m'avait  si  im- 
prudemment admis  dans  son  intimité  me  comparait-il  en  lui- 
même  aux  anges  déchus  de  Milton.  J'avouerai  que  je  n'en  con- 
çus pas  de  longs  regrets  ;  l'avant  du  paquebot  était  infiniment 
plus  amusiuit  que  l'arrière.  Les  haillons  les  plus  pittoresques, 
les  types  de  races  les  plus  variés  se  pressaient  sur  des  nattes, 
sur  des  matelas,  sur  des  tapis  troués,  rayonnants  de  l'éclat  de 
ce  soleil  splendide  qui  les  couvrait  d'un  manteau  d'or.  L'œil 
élincelant,  les  dents  blanches,  le  rire  insouciant  des  monta- 
gnards, l'attitude  patriarcale  des  pauvres  familles  kurdes,  çà  et 
là  groupées  à  l'ombre  des  voiles,  comme  sous  les  tentes  du  dé- 
sert, l'imposante  gravité  de  certains  émirs  ou  chéiifs  plus  ri- 
ches d'ancêtres  que  de  piastres,  et  qui,  comme  don  Quichotte, 
semblaient  se  dire  :  «  Partout  où  je  m'assieds,  je  suis  à  la  place 
d'honneur,  »  tout  cela  sans  doute  valait  bien  la  compagnie  de 


DRUSES     ET    MAROMTES.  393 

quelques  touristes  taciturnes  et  d'un  certain  nombre  d'Orien- 
taux cérémonieux. 

Le  3Iarseillais  m'avait  conduit  en  causant  jusqu'à  une  place 
où  il  avait  étendu  son  matelas  auprès  d'un  autre  occupé  par  un 
prêtre  grec  et  sa  femme  qui  faisaient  le  pèlerinage  de  Jérusa- 
lem. C'étaient  deux  vieillards  de  fort  bonne  humeur,  qui  avaient 
lié  déjà  une  étroite  amitié  avec  le  Marseillais.  Ces  gens  possé- 
daient un  corbeau  qui  sautelait  sur  leurs  genoux  et  sur  leurs 
pieds  et  partageait  leur  maigre  déjeuner.  Le  Marseillais  me  fit 
asseoir  près  de  lui  et  tira  d'une  caisse  un  énorme  saucisson  et 
une  bouteille  de  forme  européenne. 

—  Si  vous  n'aviez  pas  déjeuné  tout  à  l'heure,  me  dit-il,  je 
vous  offrirais  de  ceci  ;  mais  vous  pouvez  bien  en  goûter  :  c'est 
du  saucisson  d'Arles,  monsieur!  cela  rendrait  l'appétit  à  un 
mort!...  Voyez  ce  qu'ils  vous  ont  donné  à  manger  aux  pre- 
mières, toutes  leurs  conserves  de  rosbif  et  de  légun)es  qu'ils 
tiennent  dans  des  boîtes  de  fer-blanc,  si  cela  vaut  une  bonne 
rondelle  de  saucisson,  que  la  larme  en  coule  sur  le  cou- 
teau!... Vous  pouvez  traverser  le  désert  avec  cela  dans  votre 
poche,  et  vous  ferez  encore  bien  des  politesses  aux  Arabes, 
qui  vous  diront  qu'ils  n'ont  jamais  rien  mangé  de  meil- 
leur ! 

Le  Marseillais,  pour  prouver  son  assertion,  découpa  deux 
tranches  et  les  offrit  au  pope^  grec  et  à  sa  femme,  qui  ne  man- 
quèrent pas  de  faire  honneur  à  ce  régal. 

—  Par  exemple,  cela  pousse  toujours  à  boire,  reprit -il. 
Voilà  du  vin  ile  la  Camai'gue  qui  vaut  mieux  que  le  vin  de  Chy- 
pre, s'entend  comme  ordinaire...  Mais  il  faudrait  une  tasse; 
moi,  quand  je  suis  seul,  je  bois  à  même  la  bouteille. 

Le  pope  tira  de  dessous  ses  habits  une  sorte  de  coupe  en  ar- 
gent couverte  d'ornements  repoussés  d'un  travail  ancien,  et  qui 
portait  à  l'intérieur  des  traces  de  dorure;  peut  être  était-ce  un 
calice  d'église.  Le  sang  de  la  grappe  perlait  joyeusement  dans 
le  vermeil.  ]1  y  avait  si  longtemps  que  je  n'avais  bu  de  vin 
rouge,  et  j'ajouterai  même  de  vin  français,  que  je  vidai  la  tasse 


394  TOYAGE     EX     OniE>T. 

sans  faire  de  façons.  Le  jjope  et  sa  femme   n'en  étaient  pas  à 
faire  connaissance  a\ec  le  vin  du  ^larseiliais. 

—  Voyez-vons  ces  braves  gens-là,  me  dit  celui-ci,  ils  ont 
peut-être  à  eux  deux  un  siècle  et  demi,  et  ils  ont  voulu  voir  la 
terre  sainte  avant  de  mourir.  Ils  vont  célébrer  la  cinquantaine 
de  leur  mariage  à  Jérusalem  ;  ils  avaient  des  enfants,  qui  sont 
moris ,  ils  n'ont  plus  à  présent  que  ce  corbeau  !  eh  bien , 
c'est   égal ,    ils  s'en  vont   remeicier  le  bon  Dieu  ! 

Le  pope,  qui  comprenait  que  nous  parlions  de  lui,  souriait 
d'un  air  bienveillant  sous  son  toquet  noir;  la  bonne  vieille, 
dans  ses  longues  draperies  bleues  de  laine,  me  faisait  songer 
au  type  austère  de  Rébecca. 

La  marche  du  paquebot  s^était  ralentie,  et  quelques  passa- 
gers debout  se  montraient  un  point  blanchâtre  sur  le  livage; 
nous  étions  arrivés  devant  le  port  de  Saïda,  l'ancienne  Sidon. 
La  montagne  d'Élie  {Mar-Elias),  sainte  pour  les  Turcs  comme 
pour  les  chrétiens  et  les  Druses,  se  dessinait  à  gauche  de  la 
ville,  et  la  masse  imposante  du  khan  français  ne  tarda  pas  à 
attirer  nos  yeux.  Les  murs  et  les  tours  portent  les  traces  du 
bombardement  anglais  de  1840,  qui  a  démantelé  toutes  les 
villes  maritimes  du  Liban.  De  plus,  tous  leurs  ports,  depuis  Tri- 
poli jusqu'à  Saint- Jean-d'Acre,  avaient  été,  comme  on  sait, 
comblés  jadis  d'après  les  ordres  de  Fakardin,  prince  des  Druses, 
afin  d'empêcher  la  descente  des  troupes  turques,  de  sorte  que 
ces  villes  illustres  ne  sont  que  ruine  et  désolation.  La  nature 
pourtant  ne  s'associe  pas  à  ces  effets  si  longtemps  renouvelés 
des  malédictions  bibliques.  Elle  se  plaît  toujours  à  encadrer  ces 
débris  d'une  verdure  délicieuse.  Les  jardins  de  Sidon  fleuris- 
sent encore  comme  au  temps  du  culte  d'Astarté.  La  ville  mo- 
derne est  bâtie  à  un  mille  de  l'ancienne,  dont  les  ruines  entou- 
rent un  mamelon  surmonté  d'une  tour  carrée  du  moyen  âge, 
autre  ruine  elle-même. 

Beaucoup  de  passagers  descendaient  à  Saïda,  et,  comme  le 
paquebot  s'y  arrêtait  pour  quelques  heures,  je  me  fis  mettre  à 
terie  en  même  temps  que  le  Marseillais.  Le  pope  et  sa  femme 


DULsES     ET     MAROMTES.  305 

débarquèrent  aussi,  ne  pouvant  ])lus  supporter  la  mer  et  ayant 
iésolii  de  continuer  par  terre  leiu-  ptMeriuage. 

Nous  longeons  dans  un  oaïque  les  arches  du  ]}ont  maritime 
qui  joint  à  la  ville  le  tort  bâti  sur  un  ilôt;  nous  passons  au  mi- 
lieu des  iVèles  tartanes  qui  seules  trouvent  assez  de  fond  pour 
s'abriter  dans  le  port ,  et  nous  abordons  à  une  ancienne  jetée 
dont  les  pienes  énormes  sont  en  j>artie  semées  dans  les  flots. 
La  vague  écume  sur  ces  débris,  et  l'on  ne  peut  débarquer  à 
pied  sec  qu'en  se  faisant  porter  par  des  harnais  pi^esque  nus. 
Xous  rions  ni?  peu  de  l'embarras  des  deux  Anglaises ,  compa- 
gnes du  missionnaire,  qui  se  tordent  dans  les  bras  de  ces  tritons 
cuivrés,  aussi  blondes,  mais  plus  vêtues  que  les  néréides  du 
Triomphe  de  Gcilatée.  Le  corbeau  commensal  du  pauvre  mé- 
nage grec,  bat  des  ailes  et  pousse  des  cris;  «ne  tourbe  de  jeunes 
drôles,  qui  se  sont  fait  des  machlabs  raves  avec  des  sacs  en  j>oil 
de  chameau,  se  précipitent  sur  les  bagages;  quelques-uns  se 
proposent  comme  cicérones  en  hurlant  deux  ou  trois  mots 
français.  L'œil  se  repose  avec  plaisir  sur  des  bateaux  chargés 
d'oranges,  de  ligues  et  d'énormes  raisins  de  la  terre  promise; 
plus  loin,  une  odeur  pénétrante  d'épiceries,  de  salaisons  et  de 
fritures  signale  le  voisinage  des  boutiques.  En  effet,  on  passe 
entre  les  bàlimeiils  de  la  marine  et  ceux  de  la  douane,  et  l'on 
se  trouve  dans  une  rue  bordée  d'étakiges  qui  aboutit  à  la  porte 
du  khan  français.  Nous  voilà  sur  nos  terres.  Le  drapeau  trico- 
lore flotte  sur  l'édifice,  qui  est  le  plus  considérable  de  Saïda. 
La  vaste  cour  carrée,  ombragée  d'acacias  avec  un  bassin  au 
centre,  est  entourée  de  deux  rangées  de  galeries  qui  corres- 
pondent en  bas  à  des  magasins,  en  haut  à  des  chambres 
occupées  par  des  négociants.  On  m'ihdlque  le  logement  consu- 
laire situé  dans  l'angle  gauche,  et,  pendant  que  j'y  monte,  le 
Marseillais  se  rend  avec  le  pope  au  couvent  des  franciscains, 
qui  occupe  le  bâtiment  du  fond.  C'est  une  ville  que  ac  khan 
français,  nous  n'en  avons  pas  de  plus  important  dans  toate  la 
Syrie.  ^lalheureusement,  notre  commerce  n'est  plus  en  rapport 
avec  les  proportions  de  son  comptoir. 


396  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Je  causais  tranquillement  avec  M.  Conti ,  notre  vice-consul, 
lorsque  le  Marseillais  nous  arriva  tout  animé,  se  plaignant  des 
franciscains  et  les  accablant  dépithètes  voltairiennes,  Ils  avaient 
refusé  de  recevoir  le  pojie  et  sa  femme. 

—  C'est,  dit  M.  Conti,  qu'ils  ne  logent  personne  qui  ne  leur 
ait  été  adressé  avec  une  lettre  de  recommandation. 

—  Eh  bien  ,  c'est  fort  commode,  dit  le  Marseillais  ;  mais  je 
les  connais  tous,  les  moines,  ce  sont  là  leurs  manières  ;  quand 
ils  voient  de  pauvres  diables  ,  ils  ont  toujours  la  même  chose  à 
dire.  Les  gens  à  leur  aise  donnent  huit  piastres  (deux  francs) 
par  jour  dans  chaque  couvent;  on  ne  les  taxe  pas,  mais  c'est  le 
prix,  et  avec  cela  ils  sont  sûrs  d'être  bien  accueillis  partout. 

—  Mais  on  recommande  aussi  de  pauvres  pèlerins,  dit 
M.  Conti,  et  les  pères  les  accueillent  gratuitement. 

—  Sans  doute,  et  puis,  au  bout  de  trois  jours,  on  les  met  à 
la  porte,  dit  le  Marseillais.  Et  combien  en  reçoivent-ils,  de  ces 
pauvres-là,  par  année?  Vous  savez  bien  qu'en  France  on  n'ac- 
corde de  passe-jiort  pour  l'Orient  qu'aux  gens  qui  prouvent 
qu'ils  ont  de  quoi  faire  le  voyage. 

—  Ceci  est  très-exact,  dis-je  à  M.  Conti,  et  rentre  dans  les 
maximes  d'égalité  applicables  à  tous  les  Français...  quand  ils 
ont  de  l'argent  dans  leur  poche. 

—  Vous  savez  sans  doute,  répondit-il ,  que,  d'après  les  ca- 
pitulations avec  la  Porte,  les  consuls  sont  forcés  de  rapatrier 
ceux  de  leurs  nationaux  qui  manqueraient  de  ressources  pour 
retourner  en  Euroj)e.  C'est  une  grosse  dépense  pour  l'Etat. 

—  Ainsi,  dis-je,  |)lus  de  croisades  volontaires,  plus  de  pèle- 
rinages possibles,  et  nous  avons  une  religion  d'Ktat! 

—  Tout  cela ,  s'écria  le  Marseillais ,  ne  nous  donne  pas  un 
logement  pour  ces  braves  gens. 

— Je  les  recommanderais  bien,  dit  M.  Conti;  mais  vous  com- 
prenez que,  dans  tous  les  cas,  un  couvent  catholique  ne  peut 
pas  recevoir  un  prêtre  grec  avec  sa  femme.  Il  y  a  ici  un  cou- 
vent grec  où  ils  peuvent  aller, 

—  Eh  !  que  voulez-vous  !  dit  le  Marseillais,  c'est  encore  une 


DnuSF.S     ET     MAROiMTKS.  39T 

affaire  pire.  Ces  pauvres  diables  sont  des  Grecs  schismatiques; 
dans  toutes  les  religions,  plus  les  croyances  se  rapprochent, 
plus  les  croyants  se  détestent;  arrangez  cela...  jMa  foi ,  je  vais 
frapper  à  la  porte  d'un  Turc.  Ils  ont  cela  de  bon,  au  moins, 
qu'ils  donnent  l'hospitalité  à  tout  le  monde. 

M.  Conti  eut  beaucoup  de  peine  à  retenir  le  Marseillais;  il 
voulut  bien  se  charger  lui-même  d'héberger  le  pope,  sa  femme 
et  le  corbeau,  qui  s'unissait  à  l'inquiétude  de  ses  maîtres  en 
poussant  des  croacs  plaintifs. 

C'est  un  homme  excellent  que  notre  consul,  et  aussi  un  sa- 
vant orientaliste;  il  m'a  fait  voir  deux  ouvrages  traduits  de  ma- 
nuscrits qui  lui  avaient  été  prêtés  par  un  Druse.  On  comprend 
ainsi  que  la  doctrine  n'est  plus  tenue  aussi  secrète  qu'autiefois. 
Sachant  que  ce  sujet  m'intéressait,  M.  Conti  voulut  bien  en 
causer  longuement  avec  moi  pendant  le  dîner.  Nous  allâmes 
ensuite  voir  les  ruines,  auxquelles  on  arrive  à  travers  des  jar- 
dins délicieux,  qui  sont  les  plus  beaux  de  toute  la  cote  de  Sy- 
rie. Quant  aux  ruines  situées  au  nord,  elles  ne  sont  plus  que 
fragments  et  poussière  :  les  seuls  fondements  d'une  muraille 
paraissent  remonter  à  l'époque  phénicienne;  le  reste  est  du 
moyen  âge  :  on  sait  que  saint  Louis  fit  reconstruire  la  ville  et 
réparer  un  château  carré ,  anciennement  construit  par  les 
Piolémées.  La  citerne  d'Élie ,  le  sépulcre  de  Zabulon  et  quel- 
ques grottes  sépulcrales  avec  des  restes  de  pilastres  et  de  pein- 
tures complètent  le  tableau  de  tout  ce  que  Saïda  doit  au  passé. 

M.  Conti  nous  a  fait  voir,  en  revenant,  une  maison  située 
au  bord  de  la  mer,  qui  fut  habitée  par  Bonaparte  à  l'époque  de 
la  campagne  de  Syrie.  La  tenture  en  papier  peint,  ornée  d'at- 
tributs guerriers ,  a  été  posée  à  son  intention ,  et  deux  biblio- 
thèques, surmontées  de  vases  chinois,  renfermaient  les  livres 
et  les  plans  que  consultait  assidûment  le  héros.  On  sait  qu'il 
s'était  avancé  jusqu'à  Saïda  pour  établir  des  relations  avec  des 
émirs  du  Liban.  Un  traité  secret  mettait  à  sa  solde  six  mille 
Maronites  et  six  mille  Druses  destinés  à  arrêter  l'armée  du 
pacha  de  Damas,  marchant  sur  Acre.  Malheureusement,  les  in- 
I.  23 


398  VOYAGE     EN     ORIENT. 

trigues  des  souverains  de  l'Europe  et  d'une  partie  des  couvents, 
Iiostiles  aux  idées  de  la  Révolution,  arrêtèrent  l'élan  des  popu- 
lations ;  les  princes  du  Liban ,  toujours  politiques ,  subordon- 
r-aient  leur  concours  officiel  au  résultat  du  siège  de  Saint-Jean- 
d'Acre.  Au  reste,  des  milliers  de  combattants  indigènes  s'étaient 
réu  is  déjà  à  l'armée  française  en  haine  des  Turcs;  mais  le 
nombre  ne  pouvait  rien  faire  en  cette  circonstance.  Les  équi- 
pages de  siège  que  l'on  attendait  furent  saisis  par  la  flotte  an- 
glaise ,  qui  parvint  à  jeter  dans  Acre  ses  ingénieurs  et  ses 
canonniers.  Ce  fut  un  Français,  nommé  Phélippeaux,  ancien 
condisciple  de  Napoléon,  qui,  comme  on  sait,  dirigea  la  dé- 
fense. Une  vieille  haine  d'écolier  a  peut-être  décidé  du  sort 
d'un  monde  ! 

III Vy     DKJKUNER     A     S  A  I  ?<  T- J  E  AN  -  D  '  A  CR  E 

Le  paquebot  avait  remis  à  la  voile;  la  chaîne  du  Liban  s'a- 
baissait et  reculait  de  plus  en  plus,  à  mesura  que  nous  appro- 
chions d'Acre  ;  la  plage  devenait  sablonneuse  et  se  dépouillait 
de  verdure.  Cependant  nous  ne  tardâmes  pas  à  apercevoir  le 
port  de  Sour,  l'ancienne  Tyr,  où  l'on  ne  s'arrèla  que  pour 
prendie  quelques  passai^ers.  La  ville  est  beaucoup  moins  im- 
portante encore  que  Saïda.  Elle  est  bâti;'  sur  le  rivage,  et  l'îlot 
où  s'élevait  Tyr  à  l'époque  du  siège  qu'en  fit  Alexandre  n'est 
plus  couvert  que  de  jardins  et  de  pâturages.  La  jetée  que  fit 
construire  le  conqiiéiant,  tout  empâtée  parles  sables,  ne  montre 
plus  les  traces  du  travail  humain;  c'est  un  isthme  d'un  quart 
de  lieue  simplement.  Riais,  si  l'antitjuité  ne  se  révèle  plus  sur 
ces  bords  que  par  des  débris  de  colonnes  rouges  et  grises,  l'âge 
chrétien  a  laissé  des  vestiges  plus  imposants.  On  distingue  en- 
core les  fondations  de  l'ancienne  cathédrale,  bâtie  dans  le  goût 
^yrien ,  qui  se  divisait  en  trois  nefs  semi-circulaires,  séparées 
par  des  pilastres,  et  où  fut  le  tombeau  de  Frédéric  Barberousse, 
aoyé  près  de  Tyr,  dans  le  Rasauiy.  Les  fameux  jjuits  d'eau  vive 
ieRas-el-Aïn,  célébrés  dans  la  Bible,  et  qui  sont  de  véritables 


DRUSES     JÎT     MARONITES.  399 

puits  artésiens,  dont  on  attribue  la  création  à  Salomon,  existent 
encore  à  une  lieue  de  la  ville,  et  l'aqueduc  qui  en  amenait 
les  eaux  à  Tyr  découpe  toujours  sur  le  ciel  plusieurs  de  ses 
arches  immenses.  Voilà  tout  ce  qut?  Tyr  a  conservé  :  ses  vases 
transparents,  sa  pourpre  éclatante,  ses  bois  précieux  étaient 
jadis  renommés  par  toute  la  terre.  Ces  riches  exportations  ont 
fait  place  à  un  petit  commerce  de  grains  récoltés  par  les  Mé- 
tualis,  et  vendus  par  les  Grecs,  très-nombreux  dans  la  ville. 

La  nuit  tombait  lorsque  nous  entrâmes  dans  le  port  de  Saint- 
Jean-d'Acre.  Il  était  trop  tard  pour  débarquer;  mais,  à  la  clarté 
si  nette  des  étoiles,  tous  les  détails  du  golfe,  gracieusement 
arrondi  entre  Aci'e  et  Kaïffa,  se  dessinait  à  l'aide  du  contraste 
de  la  terre  et  des  eaux.  Au  delà  d'un  horizon  de  quelques  lieues 
se  découpent  les  cimes  de  l'AntiJiban  qui  s'abaissent  à  gauche, 
tandis  qu'à  droite  s'élève  et  s'étage  en  croupes  hardies  la 
chaîne  du  Carmel,  qui  s'étend  vers  la  Galilée.  La  ville  endor- 
mie ne  se  révélait  encore  que  par  ses  murs  à  créneaux ,  ses 
tours  carrées  et  les  dômes  d'étain  de  sa  mosquée ,  indiquée  de 
de  loin  par  un  seul  minaret.  A  part  ce  détail  musulman,  on  peut 
rêver  encore  la  cité  féodale  des  templiers ,  le  dernier  rempart 
des  croisades. 

Le  jour  vint  dissiper  cette  illusion  en  trahissant  l'amas  de 
ruines  informes  qui  résultent  de  tant  de  sièges  et  de  bombarde- 
ments accomplis  jusqu'à  ces  dernières  années.  Au  point  du 
jour,  le  Marseillais  m'avait  réveillé  pour  me  montrer  l'étoile 
du  matin  levée  sur  le  village  de  Nazareth,  distant  seulement 
de  huit  lieues.  On  ne  peut  échapper  à  l'émotion  d'un  tel  sou- 
venir. Je  proposai  au  Marseillais  de  faire  ce  petit  voyage. 

—  C'est  dommage,  dit-il,  qu'il  ne  s'y  trouve  plus  la  maison 
de  la  Vierge  ;  mais  vous  savez  que  les  anges  l'ont  transportée 
en  une  nuit  à  Lorette,  près  de  ^'enise.  Ici,  on  en  montre  la 
place,  voilà  tout.  Ce  n'est  pas  la  peine  d'y  aller  pour  voir  qu'il 
n'y  a  plus  rien  ! 

Au  reste,  je  songeais  surtout  pour  le  moment  à  faire  ma 
visite  au  pacha.  Le  Marseillais,  par  son  expérience  des  mœurs 


400  VOYAGE    EN     ORIENT. 

turques,  pouvait  me  donner  des  conseils  quant  à  la  manière  de 
me  présenter,  et  je  lui  appris  comment  j'avais  fait  à  Paris 
la  connaissance  de  ce  personnage. 

—  Pensez-vous  qu'il  me  recoimaîtra?  lui  dis-je. 

—  Eh!  sans  doute,  répondit-il;  seulement,  il  faut  reprendre 
le  costume  européen;  sans  cela,  vous  seriez  obligé  d'attendi-e 
votre  tour  d'audience,  et  il  ne  serait  peut-être  pas  pour  au- 
jourd'hui. 

Je  suivis  ce  conseil,  gardant  toutefob  le  tarbouch,  à  cause 
de  mes  cheveux  rasés  à  l'orientale. 

—  Je  connais  bien  votre  pacha,  disait  le  Marseillais  pendant 
que  je  changeais  de  costume.  On  l'appelle  à  Constantinople 
Guezlufi,  ce  qui  veut  dire  l'homme  aux  lunettes. 

—  C'est  juste,  lui  dis-je,  il  portait  des  lunettes  quand  je  l'ai 
connu. 

—  Eh  bien,  voyez  ce  que  c'est  chez  les  Turs  :  ce  sobriquet 
est  devenu  son  nom,  et  cela  restera  dans  sa  famille;  on 
appellera  son  fils  GuezluA-Oglou,  ainsi  de  tous  ses  descendants. 
La  plupart  des  noms  propres  ont  des  origines  semblables... 
Cela  indique,  d'ordinaire,  que,  l'homme  s'étant  élevé  par  son 
mérite,  ses  enfants  acceptent  l'héritage  d'un  surnom  souvent 
ironique,  car  il  rappelle  ou  un  ridicule,  ou  un  défaut  corporel, 
ou  l'idée  d'un  métier  que  le  personnage  exerçait  avant  son 
élévation 

~-  C'est  encore,  dis-je,  un  des  principes  de  l'égalité  musul- 
mane. On  s'honore  par  l'humilité.  ?v'est-ce  pas  aussi  un 
principe  chrétien? 

—  Ecoutez,  dit  le  Marseillais,  puisque  le  pacha  est  votre 
ami,  il  faut  que  vous  fassiez  quelque  chose  pour  moi.  Dites-lui 
que  jai  à  lui  vendre  une  pendule  à  musique  qui  exécute  tous 
les  opéras  italiens.  Il  y  a  dessus  des  oiseaux  qui  battent  des 
ailes  et  qui  chantent.  C'est  une  petite  merveille...  lis  aiment 
cela,  les  Turs! 

Nous  ne  tardâmes  pas  à  être  mis  à  terre,  et  j'en  eus  bientôt 
assez  de  parcourir  des  rues  étroites  et  poudreuses  en  attendant 


DRUSES     ET     MARONITES.  401 

riicure  convenable  pour  me  présenter  au  pacha.  A  paît  le 
l)azar  voûté  en  ogive  et  la  mosquée  de  Djezzar-Pacha,  fraîche- 
ment restaurée,  il  reste  peu  de  chose  à  voir  dans  la  ville  ;  il 
faudrait  une  vocation  d'architecte  pour  relever  les  plans  des 
églises  et  des  couvents  de  l'époque  des  croisades.  L'emplace- 
ment est  encore  maïqué  par  les  fondations;  une  galerie  qui 
longe  le  port  est  seule  restée  debout,  comme  débris  du  palais 
des  grands  maîtres  de  Sain t-Jean-de- Jérusalem. 

Le  pacha  demeurait  hors  de  la  ville,  dans  un  kiosque  d'été 
situié  près  des  jardins  d'Abdallah,  au  bout  d'un  aqueduc  qui 
traverse  la  plaine.  En  voyant  dans  la  cour  les  chevaux  et  les 
esclaves  des  visiteurs,  je  reconnus  que  le  IMarseillais  avait  eu 
raison  de  me  faire  changer  de  costume.  Avec  l'habit  levantin, 
je  devais  paraître  un  mince  personnage;  avec  l'habit  noir,  tous 
les  regards  se  fixaient  sur  moi. 

Sous  le  péristyle,  au  bas  de  l'escalier,  était  un  amas  immense 
de  babouches,  laissées  à  mesure  par  les  entrants.  Le  serdarbachi 
qui  me  reçut  voulut  me  faire  ôter  mes  bottes;  mais  je  m'y 
refusai,"  ce  qui  donna  une  haute  opinion  de  mon  importance. 
Aussi  ne  restai-je  qu'un  instant  dans  la  salle  d'attente.  On 
avait,  du  reste,  remis  au  pacha  la  lettre  dont  j'étais  chargé, 
et  il  donna  ordre  de  me  faire  entrer,  bien  que  ce  ne  fut  pas 
mon  tour. 

Ici  l'accueil  devint  plus  cérémonieux.  Je  m'attendais  déjà  à 
une  réception  européenne;  mais  le  pacha  se  borna  à  me  faire 
asseoir  près  de  lui  sur  un  divan  qui  entourait  une  partie  de  la 
salle.  Il  affecta  de  ne  parler  qu'italien,  bien  que  je  l'eusse 
entendu  parler  français  à  Paris,  et,  m'ayant  adressé  la  phrase 
obligée  :  a  Ton  X/e/"  est-il  bon?  »  c'est-à-dire  :  «Te  trouves-tu 
bien?  »  il  me  fit  apporter  la  chibouk  et  le  café.  Notre  conver- 
sation s'alimenta  encore  de  lieux  communs.  Puis  le  pacha  me 
répéta  :  «  Ton  kief  est-il  bon?  »  et  fit  servir  une  autre  tasse  de 
café.  J'avais  couru  les  rues  d'Acre  toute  la  matinée  et  traversé 
la  plaine  sans  rencontrer  la  moindre  trattoria ;  j'avais  refusé 
même  un  morceau  de  pain  et  de  saucisson  d'Arles  offerts  par  le 


î  0  2  V  o  *i  A  G  E    i:  .\    u  1!  1 1;  .N  i . 

Marseillais,  comptanL  un  peu  sur  T hospitalité  musulmane; 
mais  le  moyen  de  faire  fond  sur  ramitié  des  gi-ands  !  La  con- 
versation se  pi'olongeait  sans  (jue  le  pacha  m'ofiVît  autre  chose 
que  du  café  sans  sucre  et  de  la  fumée  de  tabac.  Il  répéta  une 
troisième  lois  :  «  Ton  kief  est-il  bon?  »  Je  me  levai  pour 
prendre  congé.  En  ce  raomentlà,  midi  sonna  à  une  pendule 
placée  au-dessus  de  ma  tète,  elle  commença  un  air;  une  seconde 
sonna  presque  aussitôt  et  commença  un  air  différent;  une 
troisième  et  une  quatrième  débutèrent  à  leur  tour,  et  il  en 
résulta  le  charivari  que  l'on  peut  penser.  Si  habitué  que  je 
fus^e  an\  singularités  des  Turcs,  je  ne  pouvais  comprendre 
que  Ton  réunit  tant  de  pendules  dans  la  même  salle.  Le  pacha 
paraissait  enchanté  de  cette  harmonie  et  fier  sans  doute  de 
montrer  à  un  Européen  son  amour  du  progrès.  Je  songeais 
en  moi-même  à  la  commission  dont  le  ^larseillais  m'avait 
chargé.  La  négociation  me  paraissait  d'autant  plus  difficile, 
que  les  quatre  pendules  occupaient  chacune  symétriquement  j 
une  des  faces  de  la  salle.  Où  placer  la  cinquième?  Je  n'en 
parlai  pas 

Ce  n'était  pas  le  moment  non  plus  de  parler  de  l'affaire  du 
cheik  dru«e  prisonnier  h  Beyrouth.  Je  gardai  ce  point  délicat 
pour  une  autre  visite,  où  le  pacha  m'accueillerait  peut-être 
moins  froidement.  Je  me  retirai  en  prétextant  des  affaires  à  la 
ville.  Lorsque  je  fus  dans  la  com',  un  officier  vint  me  prévenir 
que  le  pacha  avait  ordonné  à  deux  cavas  de  m'accompagner 
partout  où  je  voudrais  aller.  Je  ne  m'exagérai  pas  la  portée  de 
cette  attention,  qui  se  résout  d'ordinaire  en  un  fort  bakchis  à 
donner  auxdits  estafiers. 

Lorsque  nous  fûmes  entrés  dans  la  ville,  je  demandai  à  l'un 
d'eux  où  l'on  pouvait  aller  déjeuner.  Ils  se  regardèrent  avec 
des  yeux  très-étonnés  en  se  disant  que  ce  n'était  pas  l'heure. 
Comme  j'insistais,  ils  me  demandèrent  une  colonnate  (piastre 
d'Espagne)  pour  acheter  des  poules  et  du  riz...  Où  auraient-ils 
fait  cuire  cela?  Dans  un  corps  de  garde.  Cela  me  parut  une 
oeuvre  chère  et  compliquée.  Enfin  ils  eurent  l'idée  de  me  mener 


or.usKS    r.r    -ni  v  ion  i  i  ts.  403 

,iu  consulat  Irauçais;  mais  j'appris  là  que  notie  agent  nsidait 
de  l'autre  côté  du  golfe,  sur  le  revers  du  mont  Caraicl.  A 
Saint-Jean-d'Acre,  comme  dans  les  villes  du  Liban,  les  Euro- 
péens ont  des  habitations  dans  les  montagnes,  à  des  hauteurs 
où  cessent  l'impression  des  grandes  chaleurs  et  l'effet  des  vents 
brûlants  de  la  plaine.  Je  ne  me  sentis  pas  le  courage  d'aller 
demander  à  déjeuner  si  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Quant 
à  me  présenter  au  couvent,  je  savais  cpi'on  ne  m'y  aurait  pas 
reçu  sans  lettres  de  recommandation.  Je  ne  comptais  donc  plus 
que  sur  la  rencontre  du  ^larseiilais,  lequel  probabhment  de- 
vait se  trouver  au  bazar. 

En  efTet,  il  était  on  train  de  vendre  à  un  maichand  grec  un 
assortiment  de  ces  anciennes  montres  de  nos  pères,  en  forme 
doignons,  que  les  Turcs  préfèreut  aux  montres  plates.  Les 
plus  grosses  sont  les  plus  chères;  les  œufs  de  JNuremberg  sont 
hors  de  prix.  Nos  vieux  fusils  d'Europe  trouvent  aussi  leur 
placement  dans  tout  lOrient,  car  on  n'y  veut  que  des  fusils  à 
pierre. 

—  Voilà  mon  commerce,  me  dit  le  Marseillais;  j'achète  en 
France  toutes  ces  anciennes  choses  à  bon  marclié,  et  je  les 
levends  ici  le  plus  cher  possible.  Les  vieilles  parures  de  pierres 
fines,  les  vieux  cachemires,  voilà  ce  qui  se  vend  aus^i  fort  bien. 
Cela  est  venu  de  l'Orient,  et  cela  y  retourne.  En  Fi-ance,  on  ne 
sait  pas  le  prix  des  belles  choses  ;  tout  dépend  de  la  mode. 
Tenez,  la  meilleure  spéculation,  c'est  d'acheter  en  France  les 
armes  turques,  les  chibouks,  les  bouquins  d'qjubre  et  toutes 
les  curiosités  orientales  rapportées  en  divers  temps  par  les 
voyageurs,  et  puis  de  venir  les  revendre  dans  ces  pays-ci. 
Quand  je  vois  des  Européens  acheter  ici  des  étoffes,  des 
costumes,  des  armes,  je  dis  en  moi-même  :  «  Pauvre  dupe  î 
cela  te  coûterait  moins  cher  à  Paris,  chez  un  marchand  de 
bric-à-brac.  » 

—  Mon  cher,  lui  dis-je,  il  ne  s'agit  pas  de  tout  cela;  avez- 
vous  encore  un  morceau  de  votre  saucisson  d'Arles  ? 

—  LUi  !  je  crois  bien  !  cela  dure  longtemps.  Je  comprends 


404  VOYAGE     EN     ORIENT. 

votre  affaire  :  vous  n'avez  pas  déjeuné...  C'est  bon.  Nous 
allons  entrer  chez  un  cafedji  ;  on  ira  vous  chercher  du 
pain. 

Le  plus  triste,  c'est  qu'il  n'y  avait  dans  la  ville  que  de  ce 
pain  sans  levain,  cuit  sur  des  plaques  de  tôle,  qui  ressemble  à 
de  la  galette  ou  à  des  crêpes  de  carnaval.  Je  n'ai  jamais  sup- 
porté cette  indigeste  nourriture  qu'à  condition  d'en  manger 
fort  peu  et  de  me  rattraper  sur  les  autres  comestibles.  Avec 
le  saucisson,  cela  était  plus  difficile  ;  je  fis  donc  un  pauvre  dé- 
jeuner. 

Nous  offrîmes  du  saucisson  aux  cavas  ;  mais  ces  derniers  le 
refusèrent  par  un  scrupule  de  religion. 

—  Les  malheureux  !  dit  le  Marseillais,  ils  s'imaginent  que 
c'est  du  porc!...  ils  ne  savent  pas  que  le  saucisson  d'Arles  se 
fait  avec  de  la  viande  de  mulet... 

IV    AVENTURE     D*UN     MARSEILLAIS 

L'heure  de  la  sieste  était  arrivée  depuis  longtemps;  tout  le 
monde  dormait,  et  les  deux  cavas,  pensant  que  nous  allions  en 
faire  autant,  s'étaient  étendus  sur  les  bancs  du  café.  J'avais 
bien  envie  de  laisser  là  ce  cortège  incommode  et  d'aller  faire 
mon  kief  hors  de  la  ville  sous  des  ombrages  ;  mais  le  Marseil- 
lais me  dit  que  ce  ne  serait  pas  convenable,  et  que  nous  ne 
rencontrerions  pas  plus  d'ombre  et  de  fraîcheur  au  dehors 
qu'entre  les  gros  murs  du  bazar  où  nous  nous  trouvions.  Nous 
nous  mîmes  donc  à  causer  pour  passer  le  temps.  Je  lui  racontai 
ma  position,  mes  projets;  l'idée  que  j'avais  conçue  de  me  fixer 
en  Syrie,  d'y  épouser  une  femme  du  pays,  et,  ne  pouvant  pas  j 
choisir  une  musulmane,  à  moins  de  changer  de  religion,  com- 
ment j'avais  été  conduit  à  me  préoccuper  d'une  jeune  fille 
druse  qui  me  convenait  sous  tous  les  rapports.  Il  y  a  des  mo- 
ments où  l'on  sent  le  besoin,  comme  le  barbier  du  roi  jMidas, 
de  déposer  ses  secrets  n'importe  où.  Le  Marseillais,  homme 
léger,  ne  méritait  peut-être  pas  tant  de  confiance;  mais,  au 


DUUSES     ET     MARONITES.  405 

fond,  c'était  un  bon  diable,  et  il  m'en  donna  la  preuve  par 
rintérêt  que  ma  situation  lui  inspira. 

—  Je  vous  avouerai,  lui  dis-je,  qu'ayant  connu  le  pacha  à 
l'époque  de  son  séjour  à  Paris,  j'avais  espéré  de  sa  part  une 
réception  moins  cérémonieuse;  je  fondais  même  quelque  espé- 
rance sur  des  services  que  cette  circonstance  m'aurait  permis 
de  rendre  au  cheik  druse,  père  de  la  jolie  fille  dont  je  vous 
ai  parlé...  Et  maintenant,  je  ne  sais  trop  ce  que  j'en  puis 
attendre. 

—  Plaisantez-vous?  me  dit  le  Marseillais;  vous  allez  vous 
donner  tant  de  peine  pour  une  petite  fille  des  montagnes  ?  Eh  ! 
quelle  idée  vous  faites-vous  de  ces  Druses?  Un  cheik  druse,  eh 
bien,  qu'est-ce  que  c'est  près  d'un  Européen,  d'un  Fiançais 
qui  est  du  beau  monde?  Voilà  dernièrement  le  fils  d'un  consul 
anglais,  M.  Parker,  qui  a  épousé  une  de  ces  femmes-là,  une 
Ansarienne  du  pays  de  Tripoli  ;  personne  de  sa  famille  ne  veut 
plus  le  voir!  C'était  aussi  la  fille  d'un  cheik  pourtant. 

—  Oh  !  les  Ansariens  ne  sont  pas  les  Druses. 

—  Voyez-vous,  ce  sont  là  des  caprices  de  jeune  homme. 
Moi,  je  suis  resté  longtemps  à  Tripoli  ;  je  faisais  des  affaires 
avec  im  de  mes  compatriotes  qui  avait  établi  une  filature  de 
soie  dans  la  montagne  ;  il  connaissait  bien  tous  ces  gens-là  ;  ce 
sont  des  peuples  où  les  hommes,  les  femmes  mènent  une  vie 
bien  singulière. 

Je  me  mis  à  rire,  sachant  bien  qu'il  ne  s'agissait  là  que  de 
sectes  qui  n'ont  qu'un  rapport  d'origine  avec  les  Druses,  et  je 
priai  le  Marseillais  de  me  conter  ce  qu'il  savait. 

—  Ce  sont  des  drôles!...  me  dit-il  à  l'oreille  avec  cette 
expression  comique  des  Méridionaux,  qui  entendent  par  ce 
terme  quelque  chose  de  particulièrement  égrillard. 

—  C'est  possible,  dis-je  ;  mais  la  jeune  fille  dont  je  vous 
parle  n'appartient  pas  à  des  sectes  pareilles,  où  peuvent  exister 
quelques  pratiques  dégénérées  du  culte  primitif  des  Druses. 
C'est  ce  qu'on  appelle  une  savante,  une  akkalé. 

—  Eh  !  oui,  c'est  bien  cela  ;  ceux  que  j'ai  vus  nomment  leurs 

23. 


4  06  VOYAGE     EN     ORIENT. 

piètrc-^îos  alfails ;  c'est  le  nir'me  mot  varié  par  la  prononcia- 
tion locale.  Eh  bien,  ces  prêtresses,  savez-vous  à  quoi  elles 
s'emploient?  On  les  fait  monter  sur  la  sainte  table  pour  repré- 
senter la  Kadra  (la  Vierge).  Bien  entendu  qu'elles  sont  là  dans 
Id  tenue  la  plus  simple,  sans  robe  ni  rien  sur  elles,  et  le 
prêtre  fait  la  prière  en  disant  qu'il  faut  adorer  l'image  de  la 
maternité.  C'est  comme  une  messe  ;  seulement,  il  y  a  sur  l'autel 
un  grand  vase  de  vin  dont  il  boit,  et  qu'il  fait  passer  ensuite  à 
tous  les  assistants. 

—  Croyez -vous,  dis-je,  à  ces  bourdes  inventées  par  les  gens 
des  autres  cultes  ? 

—  Si  j'y  crois?  J'y  crois  si  bien,  que  j'ai  vu,  moi,  dans  le 
district  de  Kadmous,  le  jour  de  la  fête  de  la  Nativité,  tous  les 
honmies  qui  rencontraient  des  femmes  sur  les  chemins  se  pros- 
terner devant  elles  et  enibrasser  leurs  genoux. 

—  Eh  bien,  ce  sont  des  restes  de  l'ancienne  idolâtrie  d'As- 
tai'té,  qui  se  sont  mélangés  avec  les  idées  chrétiennes. 

—  Et  que  dites-vous  de  leur  manière  de  célébrer  l'Epi- 
phanie ? 

—  La  fête  des  Rois  ? 

—  Oui...  Mais,  pour  eux,  cette  fêle  est  aussi  le  commence- 
ment de  l'année.  Ce  jour-là,  les  akkals  (initiés),  hommes  et 
femmes,  se  réunissent  dans  leurs  hlialoucs,  ce  qu'ils  appellent 
leurs  temples  :  il  y  a  un  moment  de  l'office  où  l'on  éteint  toutes 
les  lumières,  et  je  vous  laisse  à  penser  ce  qu'il  peut  arriver  de 
beau. 

—  Je  ne  crois  à  rien  de  tout  cela  ;  on  en  a  dit  autant  d'ail- 
leurs des  agnpes  des  premiers  chrétiens  Et  quel  est  l'Européen 
qui  a  pu  voir  de  pareilles  cérémonies,  puisque  les  initiés  seuls 
peuvent  entrer  dans  ces  temples? 

—  Qui?  Eh!  tenez,  simjilement  mon  compatriote  de  Tripoli, 
le  filateur  de  soie,  qui  faisait  des  affaires  avec  un  de  ces  akkals. 
Celui-ci  lui  devait  de  l'argent,  mon  ami  lui  dit  :  «  Je  te  tiens 
quitte,  si  tu  veux  t'arranger  pour  me  conduire  à  une  de  vos 
assemblées.  »  L'autre  fit  bien  des  difficultés,  disant  que,  s'ils 


DR  USES    r.T     MARONITES.  407 

étaient  découverts,  on  les  poignarderait  tous  les  deux.  N'in:- 
porte,  quand  un  Marseillais  a  mis  une  chose  dans  sa  tête,  il 
faut  qu'elle  aboutisse.  Ils  prennent  rendez-vous  le  jour  de  la 
fête;  l'akkal  avait  expliqué  d'avance  à  mon  ami  toutes  les  mo- 
meries  qu'il  fallait  faire,  et,  avec  le  costume,  sachant  bien  la 
langue,  il  ne  risquait  pas  grand" chose.  Les  voilà  qui  arrivent 
devant  un  de  ces  khaloués  ;  c'est  comme  un  tombeau  de  santon, 
une  chapelle  carrée  avec  un  petit  dôme,  entourée  d'arbres  et 
adossée  aux  rochers.  Vous  en  avez  pu  voir  dans  la  montagne. 

—  J'en  ai  vu. 

—  Mais  il  y  a  toujours  aux  environs  des  gens  armés  pour 
empêcher  les  curieux  d'approcher  aux  heures  des  piières. 

—  Et  ensuite? 

—  Ensuite,  ils  ont  attendu  le  lever  d'une  étoile  qu'ils  ap- 
pellent Sorkra  ;  c'est  l'étoile  de  Vénus.  Ils  lui  font  une  prière 

—  C'est  encore  tin  reste,  sans  doute,  de  l'adoration  d'As- 
tarté. 

—  Attendez.  Ils  se  sont  mis  ensuite  à  compter  les  étoiles 
filantes.  Quand  cela  est  arrivé  à  un  certain  nombre,  ils  en  ont 
tiré  des  augures,  et  puis,  les  trouvant  favorables,  ils  sont  entrés 
tous  dans  le  temple  et  ont  commencé  la  cérémonie.  Pendant 
les  prières,  les  femmes  entraient  une  à  une,  et,  au  moment  du 
sacrifice,  les  lumières  se  sont  éteintes. 

—  Et  qu'est  devenu  le  Marseillais  ? 

—  On  lui  avait  dit  ce  qu'il  fallait  faire,  parce  qu'il  n'y  a  pas 
là  à  choisir  ;  c'est  comme  un  mariage  qui  se  ferait  les  yeux 
fermés... 

—  Eh  bien,  c'est  leur  manière  de  se  marier,  voilà  tout;  et, 
du  moment  qii'il  y  a  consécration,  l'énormité  du  fait  me  semble 
beaucoup  diminuée  ;  c'est  même  une  coutume  très-favorable 
aux  femmes  laides. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  !  Ils  sont  mariés  en  outre,  et 
chacun  est  tenu  d'emmener  sa  femme.  Le  grand  cheik  lui-même, 
qu'ils  appellent  le  mekkadani,  ne  peut  se  refuser  à  cette  pratique 
égalitaire. 


408  VOYAGE    EN    ORIENT. 

■ —  Je  coninience  à  être  inquiet  du  sort  de  votre  ami, 

—  Mon  ami  se  trouvait  dans  le  ravissement  du  lot  qui  lui 
était  échu.  H  se  dit  ;  «  Quel  dommage  de  ne  pas  savoir  qui 
l'on  a  aimé  un  instant!  »  Les  idées  de  ces  gens-là  sont  ab- 
surdes... 

—  Ils  veulent  sans  doute  que  personne  ne  sache  au  juste 
quel  est  son  père  ;  c'est  pousser  un  peu  loin  la  doctrine  de  l'é- 
galité. L'Orient  est  plus  avancé  que  nous  dans  le  communisme. 

—  Mon  ami,  reprit  le  Marseillais,  eut  une  idée  bien  ingé- 
nieuse ;  il  coupa  un  morceau  de  la  robe  de  la  femme  qui  était 
près  de  lui,  se  disant  :  «  Demain  mathi,  au  grand  jour,  je 
saurai  à  qui  j'ai  eu  affaire.  » 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Monsieur,  continua  le  Marseillais,  quand  ce  fut  au  point 
du  jour,  chacun  sortit  sans  rien  dire,  après  c[ue  les  ofllciants 
eurent  appelé  la  bénédiction  du  bon  Dieu.,,  ou,  qui  sait?  jîeut- 
élre  du  dial)le,  sur  la  postérité  de  tous  ces  mariages.  Voilà 
mon  ami  qui  se  met  à  guetter  les  femmes,  dont  chacune  avait 
repris  son  voile.  Il  reconnaît  bientôt  celle  à  qui  il  manquait 
un  morceau  de  sa  robe.  Il  la  suit  jusqu'à  sa  maison  sans  avoir 
l'air  de  rien,  et  puis  il  entie  un  peu  plus  tard  chez  elle  comme 
quelqu'un  qui  passe.  Il  demande  à  boite  :  cela  ne  se  refuse 
jamais  dans  la  montagne,  et  voilà  qu'il  se  trouve  entouré  d'en- 
fants et  de  petiis-enfants...  Cette  fennne  était  une  vieille  ! 

—  Une  vieille  ? 

—  Oui,  monsieur  !  et  vous  jugez  si  mon  ami  fut  content  de 
son  ex^)édiiion, 

—  Pour(jiioi  vouloir  tout  approfondir?  Ne  valait-il  pas  mieux 
conserver  TiHusion  ?  Les  mystères  antiques  ont  eu  une  légende 
plus  gracieuse,  celle  de  Psyché. 

—  Vous  croyez  que  c'est  une  fable  que  je  vous  conte  ;  mais 
tout  le  monde  sait  cette  histoire  à  Tripoli.  Maintenant,  que 
dites-vous  de  ces  i)aroissiens-là  et  de  leurs  cérémonies? 

—  Votre  imagination  va  trop  loin,  dis-je  au  Marseillais;  la 
coutume  dont  vous  parlez  n'a  lieu  que  dans  une  secte  repous- 


DRUSES     ET     MARONITES.  /,09 

sée  de  toutes  les  autres.  Il  serait  aussi  injuste  d'attribuer  de 
pareilles  mœurs  aux  Ansariens  et  aux  Druses  que  de  faire  ren- 
tier dans  le  christianisme  certaines  folies  analogues  attribuées 
aux  anabaptistes  ou  aux  vaudois  ^. 

Notre  discussion  continua  quelque  temps  ainsi.  L'erreur  de 
mon  compagnon  me  contrariait  dans  les  sympathies  que  je 
m'étais  formées  à  l'égard  des  populations  du  Liban,  et  je  ne 
négligeai  rien  pour  le  détromper,  tout  en  accueillant  les  ren- 
seignements précieux  que  m'apportaient  ses  propres  obser- 
vations. 

La  plupart  des  voyageurs  ne  saisissent  que  les  détails  bizarres 
de  la  vie  et  des  coutumes  de  certains  peuples.  Le  sens  général 
leur  échappe  et  ne  peut  s'acquérir  en  effet  que  par  des  études 
profondes.  Combien  je  m'applaudissais  d'avoir  pris  d'avance 
une  connaissance  exacte  de  l'histoire  et  des  doctrines  l'eligieuses 
de  tant  de  j^opulations  du  Liban,  dont  le  caractère  m'inspirait 
de  l'estime  !  Dans  le  désir  que  j'avais  de  me  fixer  au  milieu 
d'elles,  de  pareilles  données  ne  m'étaient  pas  indifférentes,  et 
j'en  avais  besoin  pour  résister  à  la  plupart  des  préjugés  euro- 
péens. 

En  général,  nous  ne  nous  intéressons  en  Sjrrie  qu'aux  Maro- 
nites, catholiques  comme  nous,  et  tout  au  plus  encore  aux 
Grecs,  aux  Arméniens  et  aux  juifs,  dont  les  idées  s'éloignent 
moins  des  nôtres  que  celles  des  musulmans  ;  nous  ne  songeons 
pas  qu'il  existe  une  série  de  croyances  intermédiaires  capables 
de  se  rattacher  aux  principes  de  civilisation  du  Nord,  et  d'y 
amener  peu  à  peu  les  Arabes. 

La  Syiie  est  certainement  le  seul  point  de  l'Orient  où  l'Europe 
puisse  poser  solidement  le  pied  pour  établir  des  relation*  com- 
merciales, ainsi  que  le  fit  l'ancienne  Grèce.  Partout  ailleurs,  il 
faudrait  refouler  les  populations  arabes  ou  craindre  constam- 
ment leur  rébellion,  comme  il  arrive  en  Algérie.  Une  moitié  au 

{.  On  sait  que  récemment  des  pratiques  sembhiljles  ont  été  attribuées,  ea 
France,  à  la  secte  des  béguins;  mais  il  est  j)robable  que  les  sectaires  d'Orient 
sont  les  seuls  qui  poussent  si  loin  la  frénésie  religieuse. 


410  VOYAGE      EN      OniENT. 

moins  des  populations  syriennes  se  compose  soit  de  chrétiens, 
soil  de  races  di'-posées  aux  idées  de  réforme  que  font  aujour- 
d  Imi  prévaloir  les  musulmans  éclairés.  Il  faudiait  même 
ajout!  r  à  ce  nombre  une  grande  partie  des  Arabes  du  désert, 
qui,  comme  les  Persans,  appartiennent  à  la  secte  d'Ali. 

V    LE     DÎNER     DU     PACHA 

La  journée  était  avancée,  et  la  fraiclieur  amenée  par  la  brise 
maritime  mettait  fin  au  sommeil  des  gens  de  la  ville.  Nous  sor- 
tîmes du  cafc  et  je  commençais  à  m'inquiéter  du  dîner;  mais 
les  cavas ,  dont  je  ne  comprenais  qu'Imparfaitement  le  bara- 
gouin plus  turc  qu'arabe,  me  répétaient  toujours  ;  Ti  snhir? 
co:iime  d;s  Levantins  de  Molière. 

—  Demandez-leur  donc  ce  que  je  dois  savoir,  dis-je  enfin  au 
INlarseillals. 

—  Ils  disent  qu'il  est  temps  de  retourner  chez  le  pacha. 

—  Pour  quoi  faire? 

—  Pour  dîner  avec  lui. 

—  ^la  foi,  dis-je,  je  n'y  comptais  plus;  le  pacha  ne  m'avait 
pas  invité. 

—  I>u  moment  qu'il  vous  faisait  accomjiagnor,  cela  allait  de 
soi-môni!'. 

—  ^lais,  dans  ces  ]iavs-ci,  le  dîner  a  lieu  ordinairement  vers 
midi. 

—  Non  pas  chez  les  Turcs,  dont  le  repas  principal  se  fait  aii 
coucher  du  soleil,  apiès  la  prière. 

Je  pris  congé  du  ÎMarseillais  et  je  retournai  au  kiosque  du 
pacha.  En  traversant  la  ]ilaine  couverte  d'herbes  sauvages  brû- 
lées par  le  soleil,  j'admirais  l'emplacement  de  l'ancienne  ville, 
si  puissante  et  si  magnifique,  aujourd'hui  réduite  à  cette  lan- 
gue de  terre  informe  qui  s'avance  dans  les  flots  et  où  se  sont 
accumulés  les  débris  de  trois  bombardements  iLiribles  depuis 
cinquante  ans.  On  heurte  à  tout  moment  du  pied  dans  la  plaine 
des  débris  de  bombes  et  des  boulets  dont  le  sol  est  criblé. 


DRUSES     ET     MARONITES.  4H 

En  rentrant  au  pavillon  où  j'avais  été  reçu  le  malin,  je  ne  vis 
plus  d'amas  de  chaussures  au  bas  de  l'escalier,  plus  de  visi- 
teurs encombrant  le  mabahini  (pièce  d'entrée)  ;  on  me  fit  seu- 
lement traverser  la  salle  aux  pendules,  et  je  trouvai  dans  la 
pièce  suivante  le  pacha,  qui  fumait  assis  sur  l'appui  de  la  fenê- 
tre, et  qui,  se  levant  sans  façon,  me  donna  une  poignée  de  main 
à  la  française. 

—  Comment  cela  va-t-il  ?  Vous  ètes-vous  bien  promené  dans 
notre  belle  ville?  me  dit-il  en  français;  avez- vous  tout  vu? 

Son  accueil  était  si  différent  de  celui  du  matin,  que  je  ne  pus 
m'empècher  d'en  faire  paraître  quelque  surprise. 

—  Ah!  pardon,  me  dit-il,  si  je  vous  ai  reçu  ce  malin  en  pa- 
cha. Ces  braves  gens  qui  se  trouvaient  dans  la  salle  daudience 
ne  m'auraient  point  pardonné  de  manquer  à  l'étiquette  en  fa- 
veur d'un  Frangui.  A  Constantinople,  tout  le  monde  compren- 
drait cela;  mais,  ici,  nous  sommes  e// proc/wre. 

Après  avoir  appuyé  sur  ce  dernier  mot,  le  pacha  voulut  bien 
m'apprendra  qu'il  avait  habité  longtemps  IMetz  en  Lorraine, 
comme  élève  de  l'Ecole  préparatoire  d'artillerie.  Ce  détail  me 
mil  tout  à  fait  à  mon  aise  en  me  fournissant  l'occasion  de  lui 
parler  de  quelques-uns  de  mes  amis  qui  avaient  été  ses  cama- 
rades. Pendant  cet  entretien,  le  coup  de  canon  du  port,  ■saluant 
le  coucher  du  soleil,  retentit  du  côté  de  la  ville.  Un  grand 
bruit  de  tambours  et  de  fifres  annonça  l'heure  de  la  prière  aux 
Albanais  répandus  dans  les  cours.  Le  pacha  me  quitta  un  in- 
stant, sans  doute  pour  aller  remplir  ses  devoirs  religieux;  en- 
suite il  revint  et  me  dit  : 

—  Nous  allons  dîner  à  l'européenne. 

En  effet,  on  apporta  des  chaises  et  une  table  haute,  au  lieu 
deretouiner  un  tabouret  et  de  poser  dessus  un  plateau  de  métal 
et  des  ccmssins  à  l'entour,  comme  cela  se  fait  d'ordinaire.  Je 
sentis  tout  ce  qu'il  y  avait  d'obligeant  dans  le  procède  du  pacha, 
et  toutefois,  je  l'avouerai,  je  n'aime  pas  ces  coutiunes  de  l'Eu- 
rope envahissant  peu  à  peu  l'Orient;  je  me  plaignis  au  pacha 
d'être  traité  par  lui  en  touriste  vulgaire. 


412  VOYAGEEXOUIENT. 

—  Vous  venez  bien  me  voir  en  habit  noir  !...  me  dit-il. 

La  réplique  était  juste;  pourtant  je  sentais  bien  que  j'avais 
eu  raison.  Quoi  que  l'on  fasse,  et  si  loin  que  Ton  puisse  aller 
dans  la  bienveillance  d'un  Turc,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  puisse 
y  avoir  tout  de  suite  fusion  entre  notre  façon  de  vivre  et  la 
sienne.  Les  coutumes  européennes  qu'il  adopte  dans  certains 
cas  deviennent  une  sorte  de  terrain  neutre  où  il  nous  accueille 
sans  se  livrer  lui-même  ;  il  consent  à  imiter  nos  mœurs  comme 
il  use  de  notre  langue,  mais  à  l'égard  de  nous  seulement.  Il 
ressemble  à  ce  personnage  de  ballet  qui  est  moitié  paysan  et 
moitié  seigneur;  il  montre  à  l'Europe  le  coté  gentleman,  il  est 
toujours  un  pur  Osmanli  pour  l'Asie. 

Les  préjugés  des  populations  font,  d'ailleurs,  de  cette  poli- 
tique une  nécessité. 

Au  demeurant,  je  retrouvai  dans  le  pacha  d'Acre  un  très- 
excellent  homme,  plein  de  politesse  et  d'alfabilité,  attristé  vi- 
vement de  la  situation  que  les  puissances  font  à  la  Turquie.  Il 
me  racontait  qu'il  venait  de  quitter  la  haute  position  de  pacha 
de  Tophana  à  Constantinople,  par  ennui  des  tracasseries  con- 
sulaires. 

—  Imaginez,  me  disait-il,  une  grande  ville  où  cent  mille  in- 
dividus échappent  à  l'action  de  la  justice  locale  :  il  n'y  a  pas  là 
un  voleur,  un  assassin,  un  débauché  qui  ne  parvienne  à  se 
mettre  sous  la  protection  d'un  consulat  quelconque.  Ce  sont 
vingt  polices  qui  s'annulent  les  unes  par  les  autres,  et  c'est  le 
pacha  ([ui  est  responsable  pourtant!...  Ici,  nous  ne  sommes 
guère  plus  heureux,  au  milieu  de  sept  ou  huit  peuples  diffé- 
rents, qui  ont  leurs  cheiks,  leurs  cadis  et  leurs  émirs.  Nous 
consentons  à  les  laisser  tranquilles  dans  leurs  montagnes, 
pourvu  qu'ils  payent  le  tribut...  Eh  bien,  il  y  a  trois  ans  que 
nous  n'en  avons  reçu  un  para. 

Je  vis  que  ce  n'était  pas  encore  l'instant  de  parler  en  fa- 
veur du  cheik  druse  prisonnier  à  Beyrouth,  et  je  portai  la  con- 
versation sur  un  autre  sujet.  Après  le  dîner,  j'espérais  tjue  le 
pacha  suivrait  au  moins  l'ancienne  coutume  en  me  régalant 


DnUSES     ET     MARONITES.  413 

d'une  danse  d'aimées,  car  je  savais  bien  qu'il  ne  pousserait  pas 
la  courtoisie  française  jusqu'à  me  jjrésenter  à  ses  femmes;  mais 
je  devais  subir  l'Europe  jusqu'au  bout.  Nous  descendîmes  à 
une  salle  de  billard  où  il  fallut  faire  des  carambolages  jusqu'à 
une  heure  du  matin.  Je  me  laissai  gagner  tant  que  je  pus,  aux 
grands  éclats  de  rire  du  pacha,  qui  se  rappelait  avec  joie  ses 
amusements  de  l'école  de  Metz. 

—  Un  Français,  un  Français  qui  se  laisse  battre!  s'écriait-il. 

—  Je  conviens,  disais-je,  que  Saint-Jean-dAcre  n'est  pas 
favorable  à  nos  armes;  mais,  ici,  vous  combattez  seul,  et  l'an- 
cien pacha  d'Acre  avait  les  canons  de  l'Angleterre. 

Nous  nous  séparâmes  enfin.  On  me  conduisit  dans  une  salle 
très-gi'ande,  éclairée  par  un  cierge,  placé  à  terre  au  milieu, 
dans  un  chandelier  énorme.  Ceci  rentrait  dans  les  coutumes 
locales.  Les  esclaves  me  firent  un  lit  avec  des  coussins  disposés 
à  terre,  sur  lesquels  on  étendit  des  draps  cousus  d'un  seul  côté 
avec  les  couvertures;  je  fus,  en  outre,  gratifié  d'un  grand 
bonnet  de  nuit  en  soie  jaune  matelassée,  qui  avait  des  côtes 
comme  un  melon. 

VI    CORRESPONDANCE     (fRAGMENTs) 

Jinterromps  ici  mon  itinéraire,  je  veux  dire  ce  relevé,  jour 
par  jour,  heure  par  heure,  d'impressions  locales,  qui  n'ont  de 
mérite  qu'une  minutieuse  réalité.  Il  y  a  des  moments  où  la  vie 
multiplie  ses  pulsations  en  dépit  des  lois  du  temps,  comme  une 
horloge  folle  dont  la  chaîne  est  brisée;  d'autres  où  tout  se 
traîne  en  sensations  inappréciables  ou  peu  dignes  d'être  no- 
tées. Te  pai'lerai-je  de  mes  pérégrinations  dans  la  montagne, 
parmi  des  lieux  qui  n'offriraient  qu'une  topographie  aride,  au 
milieu  d'hommes  dont  la  physionomie  ne  peut  être  saisie  qu'à 
la  longue,  et  dont  l'attitude  grave,  la  vie  uniforme,  prêtent 
beaucoup  moins  au  pittoresque  c[ue  les  populations  bruyantes 
et  contrastées  des  villes?  Il  me  semble,  depuis  cjuclque  temps, 
que  je  vis  dans  un  siècle  d'autrefois  ressuscité  par  magie;  l'âge 


414  \ O YAGE      tN     O RI ENT. 

féodal   iirentonic  avec  ses   inslitutiuiis    immobiles  comme  la 
pierre  du  duujon  qui  les  a  gardt'es. 

Apres  montagnes,  noirs  abimes,  où  les  feux  de  midi  décou- 
pent des  cercles  de  brume,  fleuves  et  torrents,  illustres  comme 
des  ruines ,  qui  roulez  encore  les  colormes  des  teu>ples  et  les 
idoles  brisées  des  dieux  ;  neiges  éternelles  qui  couronnez  des 
monts  dont  le  pied  s'allonge  dans  les  champs  de  braise  du 
désert;  horizons  lointains  des  vallées  que  la  mer  emplit  à  moi- 
tié de  ses  flots  bleus;  forêts  odorantes  de  cèdre  et  de  cinna- 
mome  ;  rochers  sublimes  où  retentit  la  cloche  des  ermitages  ; 
fontaines  célébrées  par  la  muse  biblique,  où  les  jeunes  filles  se 
pressent  le  soir,  portant  sur  le  front  leurs  urnes  élancées;  oui, 
vous  êtes  pour  TEuroiiéen  la  terre  paternelle  et  sainte,  vous 
êtes  encore  la  patrie  !  Laissons  Damas,  la  ville  arabe,  s'épa- 
nouir au  bord  du  désert  et  saluer  le  soleil  levant  du  haut  de 
ses  minarets;  mais  le  Liban  et  le  Carmel  sont  1  héritage  des 
croisades  :  il  faut  qu'ils  appartiennent,  sinon  à  la  croix  seule, 
du  moins  à  ce  que  la  ci'oix  symbolise,  à  la  liberté. 


Je  résume  pour  toi  les  changements  qui  se  sont  accumulés 
depuis  quelcjues  mois  dans  mes  destinées  errantes.  Tu  sais  avec 
quelle  bonté  le  pacha  d'Acre  m'avait  accueilli  à  mon  passage. 
Je  lui  ai  fait  enlin  la  confidence  entière  du  projet  que  j'avais 
formé  d'épouser  la  fille  du  cheik  Eschérazy,  et  de  laide  que 
j'attendais  de  lui  en  cette  occasion.  Il  se  mit  à  rire  d'abord 
avec  l'entraînement  naïf  des  Orientaux  en  me  disant  : 

—  Ah  çà!  vous  y  tenez  décidément? 

—  Absolument,  répondis-je.  Voyez-vous,  on  peut  bien  dire 
cela  à  un  musulman  ;  il  y  a  dans  cette  affaire  un  enchaînement 
de  fatalités.  C'est  en  Egypte  qu'on  m'a  donné  l'idée  du  ma- 
riage ;  la  chose  y  paraît  si  simple,  si  douce,  si  facile,  si  déga- 
gée de  toutes  les  entraves  (jui  nuisent  en  Europe  à  celte  insti- 
tution, que  j'en  ai  accepté  et  couvé  amoureusement  l'idée; 
mais  je  suis  difficile,  je  l'avoue,  et  puis,  sans  doute,  beaucoup 


DRIJSKS     ET     MARONITES.  4i5 

d'Eur(ij)ccns  ne  ^e  font  l.;-t]e-siis  iinciin  t>ci:!|)ii!e ;...  cependant 
cet  achat  de  filles  à  leurs  parents  ma  toujours  semblé  quelque 
chose  de  révoltant.  Les  Cophtes,  les  Grecs  qui  font  de  tels 
marchés  avec  les  Européens,  savent  bien  que  ces  mariages 
n'ont  rien  de  sérieux,  malgré  une  prétendue  consécration  reli- 
gieuse... J'ai  hésité,  j'ai  réfléchi,  j'ai  fini  par  acheter  une 
esclave  avec  le  prix  que  j'aurais  mis  à  une  épouse.  Mais  on  ne 
touche  guère  impunément  aux  mœurs  d'un  monde  dont  on 
n'est  pas;  cette  femme,  je  ne  puis  ni  la  renvoyer,  ni  la  vendre, 
ni  l'abandonner  sans  scrupule,  ni  même  l'épouser  sans  folie. 
Pourtant  c'est  une  chaîne  à  mon  pied,  c'est  moi  qui  suis  l'es- 
clave; c'est  la  fatalité  qui  me  retient  ici,  vous  le  voyez  bien! 

—  N'est-ce  que  cela?  dit  le  pacha,  donnez-la-moi...  pour 
un  cheval,  pour  ce  que  vous  voudrez,  sinon  pour  de  l'argent; 
nous  n'avons  pas  les  mêmes  idées  cpie  vous,  nous  autres. 

—  Pour  la  liberté  du  cheik  Eschérazy ,  lui  dis-je  :  au  moins, 
ce  serait  un  noble  prix. 

—  Non,  dit  il,  une  grâce  ne  se  vend  pas. 

—  Eh  bien,  vous  voyez,  je  retombe  dans  mes  incertitudes. 
Je  ne  suis  pas  le  premier  Franc  qui  ait  acheté  une  esclave  ; 
ordinairement,  on  laisse  la  pauvre  fille  dans  un  couvent;  elle 
fait  une  conversion  éclatante  dont  1  honneur  rejaillit  sur  son 
maître  et  sur  les  pères  qui  l'ont  instniiie  ;  puis  elle  se  fait  reli- 
gieuse ou  devient  ce  qu'elle  peut,  c'est-à-dire  souvent  mal- 
heureuse. Ce  serait  pour  moi  un  remords  épouvantable. 

—  Et  que  voulez- vous  faire? 

—  Epouser  la  jeune  fille  dont  je  vous  ai  parlé,  et  à  qui  je 
donnerai  l'esclave  comme  présent  de  noces,  comme  douaire  ; 
elles  sont  amies,  elles  vivront  ensemble.  Je  vous  dirai  de  plus 
que  c'est  elle-même  qui  m'a  donné  cette  idée.  La  réalisation 
dépend  de  vous. 

Je  t'expose  sans  ordre  les  raisonnements  que  je  fis  jiour  ex- 
citer et  mettre  à  profit  la  bienveillance  du  pacha. 

—  Je  ne  puis  presque  rien,  me  dit-il  enfln  ;  le  pachalik 


41  G  VOYVGE     EN     ORIENT. 

d'Acre  n'est  plus  ce  qu'il  était  jadis;  on  l'a  partagé  en  trois 
gouvernements,  et  je  n'ai  sur  celui  de  Beyrouth  qu'une  auto- 
rité nominale.  Supposons  de  plus  que  je  parvienne  à  faire 
mettre  en  liberté  le  cheik,  il  acceptera  ce  bienfait  sans  recon- 
naissance... Vous  ne  connaissez  pas  ces  gens-là!  J'avouerai 
que  ce  cheik  mérite  quelques  égards.  A  l'époque  des  derniers 
troubles,  sa  femme  a  été  tuée  par  les  Albanais.  Le  ressentiment 
l'a  conduit  à  des  imprudences  et  le  rend  dangereux  encore. 
S'il  veut  promettre  de  rester  tranquille  à  l'avenir,  on  verra. 

J'appuyai  de  tout  mon  pouvoir  sur  cette  bonne  disposition, 
et  j'obtins  une  lettre  pour  le  gouverneur  de  Beyrouth,  Essad- 
Pacha.  Ce  dernier,  auprès  duquel  l'Arménien,  mon  ancien 
compagnon  de  route,  m'a  été  de  quelque  utilité,  a  consenti  à 
envoyer  son  prisonnier  au  kaimakam  druse,  en  réduisant  son 
affaire,  compliquée  précédemment  de  rébellion,  à  un  simple 
refus  d'impôts  pour  lequel  il  deviendra  facile  de  prendre  des 
arrangements. 

Tu  vois  que  les  pachas  eux-mêmes  ne  peuvent  pas  tout  dans 
ce  pays;  sans  quoi,  l'extrême  bonté  de  Méhmet  pour  moi  eût 
aplani  tous  les  obstacles.  Peut-être  aussi  a-t-il  voulu  m'obliger 
plus  délicatement  en  déguisant  son  intervention  auprès  des 
fonctionnaires  inférieurs.  Le  fait  est  que  je  n'ai  eu  qu'à  me 
présenter  de  sa  part  au  kaimakam  pour  en  être  admirablement 
accueilli;  le  cheik  avait  été  déjà  transféré  à  Deïr-Khamar,  rési- 
dence actuelle  de  ce  personnage ,  héritier  pour  une  part  de 
l'ancienne  autorité  de  l'émir  Béchir.  Il  y  a,  comme  tu  sais, 
aujourd'hui  un  kaimakam  (gouverneur)  pour  les  Druses  et  un 
autre  pour  les  Maronites  ;  c'est  un  pouvoir  mixte  qui  dépend 
au  fond  de  l'autorité  turc[ue,  mais  dont  l'institution  ménage 
Tamour-propre  national  de  ces  peuples  et  leur  prétention  à  se 
gouverner  par  eux-mêmes. 


Tout  le  monde  a  décrit  Deïr-Khamar  et  son  amas  de  mai- 
sons à  toits  plats  sur  un  mont  abrupt  comme  l'escalier  d'une 


D  RUSES    ET     MARONITES.  417 

Babel  ruinée.  Beit-Eddin,  lantique  résidence  des  émirs  de  la 
montagne ,  occupe  un  autre  pic  qui  semble  toucher  celui-là, 
mais  qu'une  vallée  profonde  en  sépare.  Si,  de  Deïr-Rhamar, 
vous  regardez  Beit-Eddin ,  vous  croyez  voir  un  château  de 
fée;  ses  arcades  ogivales,  ses  terrasses  hardies ,  ses  colon- 
nades, ses  pavillons  et  ses  tourelles  offrent  un  mélange  de  tous 
les  styles  plus  éblouissant  comme  masse  que  satisfaisant  dans 
les  détails.  Ce  palais  est  bien  le  symbole  de  la  politique  des 
émirs  qui  rhabitaienl.  Il* est  païen  par  ses  colonnes  et  ses 
peintures,  chrétien  par  ses  tours  et  ses  ogives,  musulman  par 
ses  dômes  et  ses  kiosques;  il  contient  le  temple,  Téglise  et  la 
mosquée,  enchevêtrés  dans  ses  constructions.  A  la  fois  palais, 
donjon  et  sérail,  il  ne  lui  reste  plus  aujourd'hui  qu'une  por- 
tion habitée  :  la  prison. 

C'est  là  qu'on  avait  provisoirement  logé  le  cheik  Eschérazy, 
heureux  du  moins  de  n'être  plus  sous  la  main  dune  justice 
étrangère.  Dormir  sous  les  voûtes  du  vieux  palais  de  ses  prin- 
ces, c'était  un  adoucissement  sans  doute;  on  lui  avait  permis 
de  garder  près  de  lui  sa  fille,  autre  faveur  qu'il  n'avait  pu  ob- 
tenir à  Beyrouth.  Toutefois  le  kaïmakam,  étant  responsable  du 
prisonnier  ou  de  la  dette,  le  faisait  garder  étroitement. 


J'obtins  la  permission  de  visiter  le  cheik,  comme  je  l'avais 
fait  à  Beyrouth;  ayant  pris  un  logement  à  Deïr-Khamar,  je 
n'avais  à  traverser  que  la  vallée  intermédiaire  pour  gagner 
l'immense  terrasse  du  palais,  d'où,  parmi  les  cimes  des  mon- 
tagnes, on  voit  au  loin  resplendir  un  pan  bleu  de  mer.  Les 
galeries  sonores,  les  salles  désertes,  naguère  pleines  de  pages, 
d'esclaves  et  de  soldats,  me  faisaient  penser  à  ces  châteaux  de 
Walter  Scott  que  la  chute  des  Stuarts  a  dépouillés  de  leurs 
splendeurs  royales.  La  majesté  des  scènes  de  la  nature  ne  par- 
lait pas  moins  hautement  à  mon  esprit...  Je  sentis  qu'il  fallait 
franchement  m'expliquer  avec  le  cheik  et  ne  pas  lui  dissimuler 
les  raisons  que  j'avais  eues  de  chercher  à  lui  être  utile.  Rien 


il  8  VOYAGE     EN     ORIENT. 

irest  pire  que  reffosiou  duue  reconnaissance   qui  n'est  pas 
méritée. 

Aux  premières  ouvertures  que  j'en  fis  avec  grand  embarras, 
il  se  frappa  le  front  du  doigt. 

—  Enté  lueiljnoiin  (es-tu  fou)?  me  dit-il. 

—  Aledjnoun,  dis-je,  c'est  le  surnom  d'an  amoureux  célùbre, 
et  je  suis  loin  de  le  repousser. 

—  Aurais- tu  vu  ma  fille?  s"écria-t-il. 

L'expression  de  son  regard  était  telle  dans  ce  moment,  que 
je  songeai  involontairement  à  ime  histoire  que  le  pacha  d'Acre 
m'avait  contée  en  me  parlant  des  Druses.  Le  souvenir  n'en 
était  pas  gracieux  assurément.  Un  kya3'a  lui  avait  raconté  ceci  : 

—  J'étais  endormi,  lorsqu'à  minuit  j'entends  heurter  à  la 
porte  ;  je  vois  entrer  un  Druse  portant  un  sac  sur  ses  épaules. 

■>  —  Qu'apportez-vous  là?  lui  dis-je 

»  —  Ma  sœur  avait  une  intrigue,  et  je  1  ai  tuée.  Ce  sac  ren- 
ferme.son  tantoiu". 

»  —  Mais  il  y  a  deux  lantours! 

»  —  C'est  que  j'ai  tué  aussi  la  mère,  qui  avait  connaissance 
du  fait.  Il  n'y  a  de  force  et  de  puissance  qu'en  Dieu  très-haut. 

»  Le  Druse  avait  apporté  ces  bijoux  de  ses  victiuies  pour 
apaiser  la  justice  turque. 

»  Le  kyaya  le  fit  arrêter  et  lui  dit  : 

B  —  Va  dormir,  je  te  parlerai  demain. 

»  Le  lendemain,  il  lui  dit  : 

T —  Je  suppose  que  tu  n'as  pas  dormi? 

j>  —  Au  contraire,  lui  dit  l'autre.  Depuis  un  an  que  je 
soupçonnais  ce  déshonneur,  j'avais  perdu  le  sommeil;  je  l'ai 
retrouvé  cette  nuit. 

Ce  souvenir  me  revint  comme  un  éclair;  il  n'y  avait  pas  à 
balancer.  Je  n'avais  l'ien  à  craindie  poui*  moi  sans  doute;  mais 
ce  prisonnier  avait  sa  fille  près  de  lui  :  ne  pouvait-il  pas  la 
soupçonner  d'autre  chose  encore  que  d'avoir  été  vue  sans  voile? 
Je  lui  expliquai  mes  visites  chez  luiidaïue  Cariés,  bien  justifiées, 
certes,  par  le  séjour  qu'y  fai-ait  mon  esclave,  lamiiié  que  cette 


DRUSES     ET     MAROMTES.  419 

dernière  avait  pour  sa  fille,  le  hasard  qui  me  l'avait  fait  ren- 
contrer; je  glissai  sur  la  question  du  voile  qui  pouvait  s'être 
dérangé  par  hasard,..  Je  pense,  dans  tous  les  cas,  qu'il  ne  put 
douter  de  ma  sincérité. 

—  Chez  tous  les  peuples  du  monde,  ajoutai-je,  on  demande 
une  fille  en  mariage  à  son  père,  et  je  ne  vois  pas  la  raison  de 
votre  surprise.  Vous  pouvez  penser,  par  les  relations  que  j'ai 
dans  ce  pays,  que  ma  position  n'est  pas  inférieure  à  la  vôtre. 
Pour  ce  c[ui  est  de  la  religion,  je  n'accepterais  pas  d'en  changer 
pour  le  plus  beau  mariage  de  la  terre;  mais  je  connais  la  votre, 
je  sais  qu'elle  est  très-tolérante  et  qu'elle  admet  toutes  les 
formes  possibles  de  cultes  et  toutes  les  révélations  connues 
comme  des  manifestations  diverses,  mais  également  saintes  de 
la  Divinité.  Je  partage  pleinement  ces  idées,  et,  sans  cesser 
d'être  chrétien,  je  crois  pouvoir... 

—  Eh  1  malheureux  !  s'écria  le  cheik,  c'est  impossible  : 
la  plume  est  brisée^  T encre  est  sèche,  le  livre  est  fermé l 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Ce  sont  les  paroles  mêmes  de  notre  loi.  Personne  ne  peut 
j)lus  entrer  dans  notre  communion. 

—  Je  pensais  que  l'initiation  était  ouverte  à  tous. 

—  Aux  djahels  (ignorants)  qui  sont  de  notre  peuple,  et  qui 
s'élèvent  par  l'étude  et  par  la  vertu,  mais  non  pas  aux  étran- 
gers, car  notre  peuple  est  seul  élu  de  Dieu. 

—  Cependant  vous  ne  condamnez  pas  les  autres. 

—  Pas  plus  que  l'oiseau  ne  condamne  laniujal  qui  se  traîne 
à  terre.  La  parole  vous  a  été  prêchée  et  \ous  ue  lavez  pas 
écoutée. 

—  En  quel  temps? 

—  Du  temps  de  Hamza,  le  prophète  de  notre  seigneur 
Hakem . 

—  jMais  avons-nous  pu  l'entendre? 

—  Sans  doute,  car  il  a  envoyé  des  missionnaires  {clays)  dans 
toutes  les  îles  (ityious;. 

—  Ll  quelle  tst  noire  faule?  rsous  n'étions  pas  nés  ! 


420  VOYAGE     EN     ORIENT. 

—  Vous  existiez  dans  dautres  corps,  mais  vous  aviez  le 
même  esprit.  Cet  esprit,  immortel  comme  le  nôtre,  est  resté 
fermé  à  la  parole  divine.  Il  a  montré  par  là  sa  nature  inférieure. 
Tout  est  dit  pour  l'éternité. 

On  n'étonne  pas  facilement  un  garçon  qui  a  fait  sa  philo- 
sophie en  Allemagne,  et  qui  a  lu  dans  le  texte  original  la 
Symbolique  de  Kreutzer.  Je  concédai  volontiers  au  digne  akkal 
sa  doctrine  de  transmigration,  et  je  lui  dis,  partant  de  ce  point  : 

—  Lorsque  les  days  ont  semé  la  parole  dans  le  monde,  vers 
Tan  1000  de  l'ère  chj'étienne,  ils  ont  fait  des  prosélytes,  n'est- 
ce  pas,  ailleurs  que  dans  ces  montagnes?  Qui  te  prouve  que  je 
ne  descends  pas  de  ceux-là?  Veux-tu  que  je  te  dise  où  croit  la 
plante  nommée  alliedj  (plante  symholique)  ? 

—  L'a-t-on  semée  dans  ton  pays? 

—  Elle  ne  croît  que  dans  le  cœur  des  fidèles  unitaires  pour 
qui  Hakem  est  le  vrai  Dieu. 

—  C'est  bien  la  phrase  sacramentelle  ;  mais  tu  peux  avoir 
appris  ces  paroles  de  quehjue  renégat. 

—  Veux-tu  que  je  te  récite  le  catéchisme  druse  tout  entier? 

—  Les  Francs  nous  ont  volé  beaucoup  de  livres,  et  la 
science  acquise  par  les  infidèles  ne  peut  provenir  que  des 
mauvais  esprits.  Si  tu  es  l'un  des  Dr  uses  des  autres  iles,  tu 
dois  avoir  ta  pierre  noire  {liorsé).  Montre-la,  nous  te  recon- 
naîtrons. 

—  Tu  la  verras  plus  tard,  lui  dis-je. 

Mais  au  fond  je  ne  savais  de  quoi  il  voulait  parler.  Je  rompis 
l'entretien  pour  cette-fois  là,  et,  lui  promettant  de  le  revenir 
voir,  je  retournai  à  Deïr-Kliamar. 


Je  demandai  le  soir  même  au  kaïmakam,  comme  par  une 
simple  curiosité  d'étranger,  ce  que  c'était  que  le  horse;  il  ne  fit 
pas  de  difficulté  de  me  dire  que  c'était  une  pierre  taillée  en 
forme  d'animal  que  tous  les  Druses  portent  sur  eux  comme 
signe  de  reconnaissance,  et  qui,  trouvée  sur  quelques  morts, 


DUUSES    i:t    MAKOMTES.  421 

avait  donné  l'opinion  qu'ils  adoraient  un  veau,  chose  aussi 
absurde  que  de  croire  les  chrétiens  adoiateurs  de  l'agneau  ou 
du  pigeon  symbolique.  Ces  pierres,  qu'à  l'époque  de  la  propa- 
gande primitive,  on  distribuait  à  tous  les  lidèles,  se  transmet- 
taient de  pure  en  fils. 

Il  me  suffisait  donc  d'en  trouver  une  pour  convaincre  l'akkal 
que  je  descendais  de  quelque  ancien  fidèle;  mais  ce  mensonge 
me  répugnait.  Le  kaimakam,  plus  éclairé  par  sa  position  et  plus 
ouvert  aux  idées  de  l'Europe  que  ses  compatriotes,  me  donna 
des  détails  qui  m'éclairèrent  tout  à  coup.  Mon  ami,  j'ai  tout 
compris,  tout  deviné  en  un  instant;  mon  rêve  absurde  devient 
ma  vie,  l'impossible  s'est  réalisé! 


Cherche  bien,  accumule  les  suppositions  les  plus  baroques, 
ou  plutôt  jette  ta  langue  aux  chiens,  comme  dit  madame  de  Sé- 
vigné.  Apprends  maintenant  une  chose  dont  je  n'avais  moi- 
même  jusqu'ici  qu'une  vague  idée  :  les  akkals  druses  sont  les 
francs  maçons  de  l'Orient. 

Il  ne  faut  pas  d'autres  raisons  pour  expliquer  l'ancienne 
prétention  des  Druses  à  descendre  de  certains  chevaliers  des 
croisades.  Ce  que  leur  grand  émir  Fakardin  déclarait  à  la  cour 
des  Médicis  en  invoquant  l'appui  de  l'Europe  contre  les  Turcs, 
ce  qui  se  trouve  ^i  souvent  rappelé  dans  les  lettres  patentes  de 
Henri  IV  et  de  Louis  XIV  en  faveur  des  peuples  du  Liban,  est 
véritable,  au  moins  en  partie.  Pendant  les  deux  siècles  qu'a 
duré  l'occupation  du  Liban  par  les  chevaliers  du  Temple,  ces 
derniers  y  avaient  jeté  les  bases  d'une  institution  profonde. 
Dans  leur  besoin  de  dominer  des  nations  de  races  et  de 
religions  différentes,  il  est  évident  que  ce  sont  eux  qui  ont 
établi  ce  système  d'affiliations  maçonniques,  tout  empreint,  au 
reste,  des  coutumes  locales.  Les  idées  orientales  qui,  par  suite, 
pénétrèrent  dans  leur  ordre  ont  été  cause  en  partie  des  accu- 
sations d'hérésie  qu'ils  subirent  en  Europe.  La  franc-ma- 
çonnerie a,  comme  tu  sais,  hérité  de  la  doctrine  des  templiers; 
I.  2i 


422  VOYAGE     EN     ORIENT. 

voilà  le  rapport  établi,  voilà  pourquoi  les  Druses  parlent  de 
leurs  coreligionnaires  d  Europe,  dispersés  dans  divers  pays, 
et  principalement  dans  les  montagnes  de  l'Ecosse  [djebel-el- 
Srouzia).  Ils  entendent  par  là  les  compagnons  et  maîtres 
écossais,  ainsi  que  les  rose-croix,  dont  le  grade  correspond  à 
celai  d'ancien  templier*. 

Mais  tu  sais  que  je  suis  moi-même  l'un  des  enfants  de  la 
veuve,  un  louveteau  (fils  de  maître),  que  j'ai  été  nourri  dans 
riiorreur  du  meurtre  d'Adoniram  et  dans  l'admiration  du  saint 
Temple,  dont  les  colonnes  ont  été  des  cèdres  du  mont  Liban. 
Sérieusement,  la  maçonnerie  est  bien  dégénérée  parmi  nous;... 
tu  vois  pourtant  que  cela  peut  servir  en  voyage.  Bref,  je  ne 
suis  plus  pour  les  Druses  un  infidèle,  je  suis  un  muta-darassin, 
un  étudiant.  Dans  la  maçonnerie,  cela  correspondrait  au  grade 
d" apprenti  ;  il  faut  ensuite  devenir  compagnon  [réfik),  puis 
maître  {day)  ;  l'akkal  serait  pour  nous  le  rose-croix  ou  ce 
qu'on  appelle  chevalier  {kaddoscli) .  Tout  le  reste  a  des  rap- 
ports intimes  avec  nos  loges,  je  t'en  abrège  les  détails. 


Tu  vois  maintenant  ce  qui  a  dû  arriver.  J'ai  produit  mes 
titres,  ayant  heureusement  dans  mes  papiers  un  de  ces  beaux 
diplômes  maçonniques  pleins  de  signes  cabalistiques  familiers 
aux  Orientaux.  Quand  le  cheik  m'a  demandé  de  nouveau  ma 
pierre  noire,  je  lui  ai  dit  que  les  templiers  français,  ayant  été 
brûlés,  n'avaient  pu  transmettre  leurs  pierres  aux  francs-maçons, 
qui  sont  devenus  leurs  successeurs  spirituels.  Il  faudrait  s'as- 
surer de  ce  fait,  qui  n'est  que  probable  ;  cette  pierre  doit  être 
le  hohnmet  (petite  idole)  dont  il  est  question  dans  le  jji'ocès  des 
templiers. 


\ .  Les  missionnaires  anglais  appuient  beaucoup  sur  cette  circonstance  pour 
établir  parmi  les  Druses  l'influence  de  leur  pays.  Ils  leur  font  croire  que  le 
rite  ecossaix  est  particulier  à  l'.Vugleterre.  On  peut  s'assurer  que  la  maçonnerie 
française  a  lu  première  compris  ces  rapports,  puisqu'elle  fonda  à  l'époque  de 
la  Révolution  les  loges  des  Druses  réunis,  des  Com/iiandeurs  du  Liban,  etc. 


I 


DIlIiSES     Kl      MAHONriES.  423 

A  ce  jioint  de  vue,  iiio  i  niariîige  devient  clc  la  Itaiiîe  poli- 
tique. Il  s'agit  peut-être  de  renouer  les  liens  qui  attachaient 
autrefois  les  Druses  à  la  France.  Ces  braves  gens  se  plaignent 
de  voii-  notre  |)rotection  ne  s'étendre  que  sur  les  catholiques, 
tandis  (jM'autrefois  les  rois  de  Fjance  les  comprenaient  dans 
lenrs  svni|)alhies  comme  descendants  des  croisés  et  pour  ainsi 
ilire  chrétiens'.  Les  agents  ariglais  profitent  de  cette  situation 
pour  faire  valoir  leur  appui,  et  de  là  les  luttes  des  deux  peuples 
rivaux,  druse  et  maronite,  autrefois  unis  sous  les  mêmes  princes. 

Le  kaïmakam  a  permis  enfin  au  cheik  Eschérazy  de  retourner 
dans  son  pays  et  ne  lui  a  pas  caché  que  c'était  à  mes  sollicita- 
tions près  du  pacha  d'Acre  qu'il  devait  ce  résultat.  Le  cheik 
m'a  dit  : 

—  Si  tu  as  voulu  te  rendre  utile,  tu  n'as  fait  que  le  devoir 
de  chacun  ;  si  tu  y  avais  ton  intérêt,  pourquoi  te  remercierais-je  ? 


Sa  doctrine  m'étonne  sur  quelques  points,  cependant  elle  est 
noble  et  pure,  quand  on  sait  bien  se  l'expliquer.  Les  akkals  ne 
reconnaissent  ni  vertus  ni  crimes.  L'homme  honnête  n'a  pas  de 
mérite  ;  seulement,  il  s'élève  dans  l'échelle  des  êtres  comme 
le  vicieux  s'abaisse.  La  ti'ansmigration  amène  le  châtiment  ou 
la  récompense. 

On  ne  dit  pas  d'un  Druse  qu'il  est  mort,  on  dit  qu'il  s'est 
transmigré. 

Les  Druèes  ne  font  pas  l'aumône,  parce  cpie  l'aumône,  selon 
eux,  dégrade  celui  qui  l'accepte.  Ils  exercent  seulement  l'hos- 
pitalité, à  titre  d'échange  dans  celte  vie  ou  dans  une  autre. 

Ils  se  font  une  loi  de  la  vengeance  ;  toute  injustice  doit  être 
punie  ;  le  pardon  dégrade  celui  qui  le  subit. 

On  s'élève  chez  eux  non  par  l'humilité,  mais  par  la  science; 
il  faut  se  rendre  le  plus  possible  semblable  à  Dieu. 

\.  Si  frivoles  que  soient  ces  jwges,  elles  contiennent  une  donnée  vraie.  Oa 
peut  se  r.ij>(;clc'r  la  pétition  collective  que  les  Druses  et  les  Maronites  ont 
adressée  récemment  i\  la  chanilne  des  députés. 


424  VOYAGE     EN     OUIENT. 

La  prière  n'est  pas  obligatoire;  elle  nest  d'aucun  secours 
pour  racheter  une  faute. 

C'est  à  l'homme  de  réparer  le  mal  qu'il  a  fait,  non  qu'il  ait 
mal  agi  peut-être,  mais  parce  que  le  mal,  par  la  force  des 
choses,  retomberait  un  jour  sur  lui. 

L'institution  des  akkals  a  quelque  chose  de  celle  des  lettrés 
de  la  Chine.  Les  nobles  [chérifs)  sont  obligés  de  subir  les 
épreuves  de  l'initiation;  les  paysans  [salems)  deviennent  leurs 
égaux  ou  leurs  supérieurs,  s'ils  les  atteignent  ou  les  surpassent 
dans  cette  voie. 

Le  cheik  Eschérazy  était  un  de  ces  derniers. 

Je  lui  ai  présenté  l'esclave  en  lui  disant  : 

—  Voici  la  servante  de  ta  fille. 

Il  l'a  regardée  avec  intérêt,  l'a  trouvée  douce  et  pieuse.  De- 
Duis  ce  temps-là,  les  deux  femmes  restent  ensemble. 


Nous  sommes  partis  de  Beit-Eddin  tous  quatre  sur  des  mulets; 
nous  avons  traversé  la  plaine  de  Bekàa,  l'ancienne  Syrie  creuse, 
et,  après  avoir  gagné  Zaklé,  nous  sommes  arrivés  à  Balbek, 
dans  l'Antiliban.  J'ai  rêvé  quelques  heures  au  milieu  de  ces 
mngnifi,|ues  ruines,  qu'on  ne  peut  plus  dépeindre  après  Volney 
et  J^amartine.  Nous  avons  gagné  bientôt  la  chaîne  montueuse 
qui  avoisine  le  Hauran.  C'est  là  que  nous  nous  sommes  arrêtés 
dans  un  village  où  se  cultivent  la  vigne  et  le  mûrier,  à  une 
journée  de  Damas.  Le  cheik  m'a  conduit  à  son  humble  maison, 
dont  le  toit  plat  est  traversé  et  soutenu  par  un  acacia  (l'aibre 
d'IIiram) .  A  de  certaines  heures,  cette  maison  s'emplit  d'enfants  : 
c'est  une  école.  Tel  est  le  plus  beau  titre  de  la  demeure  d'un  akkal. 

Tu  comprends  que  je  n'ai  pas  à  te  décrire  les  rares  entrevues 
cjue  j'ai  avec  ma  fiancée.  En  Orient,  les  feuuues  vivent  ensemble 
et  les  hommes  ensemble,  à  moins  de  cas  particuliers.  Seulement, 
cette  aimable  personne  m'a  donné  une  tulipe  rouge  et  a  planté 
dans  le  jardin  un  petit  acacia  qui  doit  croître  avec  nos  amours. 
C'est  un  usage  du  pays. 


DRUSES     ET     MARONITES.  i25 

Et  niaiulenaut  j'étudie  pour  arriver  à  la  dignité  de  léfik 
(compagnon),  où  j'espère  atteindre  dans  peu.  Le  mariage  est 
fixé  pour  cette  époque. 


Je  fais  de  temps  en  temps  une  excursion  à  Balbek.  J'y  ai 
rencontré,  chez  l'évêque  ma)onite,  le  père  Planchet,  qui  se 
trouvait  en  tournée.  Il  n'a  pas  trop  blâmé  ma  résolution,  mais 
il  m'a  dit  que  mon  mariage...  n'en  serait  pas  un.  Élevé  dans 
des  idées  philosophiques,  je  me  préoccupe  fort  peu  de  cette 
opinion  d'un  jésuite.  Pourtant  n'y  aurait-il  pas  moyen  d'amener 
dans  le  Liban  la  mode  des  mariages  mixtes?  — J'y  réfléchirai. 


24 


V 
ÉPILOGUE 


ConstaDt'noplp, 

l\Ion  ami,  l'homme  5'ai;iteet  Dieu  le  mène.  Il  était  sans  doute 
établi  de  toute  éternité  tjue  je  ne  pourrais  nie  marier  ni  en 
Egypte,  ni  en  Syrie,  pays  où  les  unions  sont  pourtant  d'une 
facilité  qui  touche  à  labsuide.  Au  moment  où  je  commençais 
à  me  rendre  digne  d'épouser  la  fille  du  cheik,  je  me  suis  trouvé 
pris  tout  à  coup  d'une  de  ces  fièvres  de  Syrie  qui,  si  elles  ne 
vous  enlèvent  pas,  durent  des  mois  ou  des  années.  Le  seul 
remède  est  de  quitter  le  pays.  Je  me  suis  hâté  de  fuir  ces 
vallées  du  Hauran  à  la  fois  humides  et  poudreuses,  où  s'extra- 
vasent  les  rivières  qui  arrosent  la  plaine  de  Damas.  J'espérais 
retrouver  la  santé  à  Beyrouth  ;  mais  je  n'ai  pu  y  reprendre  que 
la  force  nécessaire  pour  m'embarqiicr  sur  le  paquebot  autri- 
chien venu  de  Trieste,  et  qui  m'a  transporté  à  Smyrne,  puis  à 
Conslantinople.  J'ai  pris  pied  enfin  sur  la  terre  d  Europe.  — 
C'est  à  peu  près  ici  le  climat  de  nos  villes  du  Midi, 

La  santé  qui  revient  donne  jilus  de  force  à  mes  regrets... 
]Mais  que  résoudre  ?  Si  je  retourne  en  Syrie  plus  tard,  je  verrai 
renaître  cette  fièvre  que  j'ai  eu  le  malheur  d'y  prendre  ;  c'est 
l'opinion  des  médecins.  Quant  à  faire  venir  ici  la  femme  que 
j'avais  clioisie,  ne  serait-ce  ])as  l'exposer  elle-même  à  ces  ter- 
ribles maladies  qui  emportent,  dans  les  pays  du  Kord,  les  trois 
quarts  des  femmes  d'Orient  qu'on  y  transplante  ? 

Après  avoir  longtemps  rétléchi  sur  tout  cela  avec  la  sérénité 


CRISES    KT     MAROMTES.  /(27 

d'esprit  que  donne  la  convalescence,  je  me  suis  décelé  à  éciiie 
au  clieik  druse  pour  dégager  ma  parole  et  lui  rendre  la  sienne. 

II 

Galata . 

Du  pied  de  la  tour  de  Galata,  —  ayant  devant  moi  tout  le 
panorama  de  Constantinople,  de  son  Bos|)hore  et  de  ses  niei'S, 
—  je  tourne  encore  une  fois  mes  regards  vers  l'Egypte,  depuis 
longtemps  disparue! 

Au  delà  de  l'horizon  paisible  qui  m'entoure,  sur  cette  terre 
d'Europe,  musulmane,  il  est  vrai,  mais  rappelant  déjà  la  patrie, 
je  sens  toujours  l'éblouissement  de  ce  mirage  lointain  qui 
flamboie  et  poudroie  dans  mon  souvenir...  comme  l'image  du 
soleil  qu'on  a  regardé  fixement  poursuit  longtemps  l'œil  fatigué 
qui  s'est  replongé  dans  l'ombre. 

Ce  qui  m'entoure  ajoute  à  cette  impression  :  mi  cimetière 
turc,  à  l'ombre  des  murs  de  Galata  la  Génoise.  Derrière  moi, 
une  boutique  de  barbier  arménien  qui  sert  en  même  temps  de 
café  ;  d'énormes  chiens  jaunes  et  rouges  couchés  au  soleil  clans 
l'herbe,  couverts  de  plaies  et  de  cicatrices  résultant  de  leurs 
combats  nocturnes.  A  ma  gauche,  un  vénérable  santon,  coiffé 
de  son  bonnet  de  feutre,  dormant  de  ce  sommeil  bienheureux 
qui  est  pour  lui  l'anticipation  du  paradis.  En  bas,  c'est  Tophana 
avec  sa  mosquée,  sa  fontaine  et  ses  batteries  de  canon  com- 
mandant l'entrée  du  détroit.  De  temps  en  temps,  j'entends  des 
psaumes  de  la  liturgie  grecque  chantés  sur  un  ton  nasillard, 
et  je  vois  passer  sur  la  chaussée  qui  mène  à  Péra  de  longs  cor- 
tèges funèbres  conduits  par  des  popes,  qui  portent  au  front  des 
couronnes  de  forme  impériale.  Avec  leur  longue  barbe,  leur 
robe  de  soie  semée  de  clinquant  et  leurs  ornements  de  fausse  or- 
fèvrerie, ils  semblent  les  fantômes  des  souverains  du  Bas-Empire. 

Tout  cela  n'a  rien  de  bien  gai  pour  le  moment.  R.entrons 
dans  le  passé.  Ce  que  je  regrette  aujourd'hui  de  l'Egypte,  cène 
sont  pas  les  oignons  raonitrueux  dont  les  Hébreux  pleuraient 
l'absence  sur  la  terre  de  Chanaan.   C'est  un  ami,  c'est  une 


42  8  VOYAGE     EN     OUI ENT. 

femme,  —  l'un  séparé  de  moi  seulement  par  la  tombe ,  l'autre 
à  jamais  perdue. 

Mais  pourquoi  réunirais-je  ici  deux  noms  qui  ne  peuvent  se 
rencontrer  que  dans  mon  souvenir ,  et  pour  des  impreiîsions 
toutes  personnelles  !  C'est  en  arrivant  à  Constantinople  que  j'ai 
reçu  la  nouvelle  de  la  mort  du  consul  général  de  France,  dont 
je  t'ai  parlé  déjà  et  qui  m'avait  si  bien  accueilli  au  Caire.  C'était 
un  homme  connu  de  toute  l'Europe  savante ,  un  diplomate  et 
un  érudit,  ce  qui  se  voit  rarement  ensemble.  Il  avait  cru  de- 
voir prendre  au  sérieux  un  de  ces  postes  consulaires  qui,  géné- 
ralement, n'obligent  personne  à  acquérir  des  connaissances 
spéciales. 

En  effet,  selon  les  lois  ordinaires  de  l'avancement  diploma- 
tique, un  consul  d'Alexandrie  se  trouve  promu  d'un  jour  à 
l'autre  à  la  position  de  ministre  plénipotentiaire  au  Brésil  ;  un 
chargé  d'affaires  de  Canton  devient  consul  général  à  Hambourg. 
Où  est  la  nécessité  d'apprendre  la  langue,  d'étudier  les  mœurs 
d'un  pays,  d'y  nouer  des  l'elations,  de  s'informer  des  débouchés 
qu'y  pourrait  trouver  notre  commerce?  Tout  au  plus  pense-t-on 
à  se  préoccuper  de  la  situation ,  du  climat  et  des  agréments  de 
la  résidence  qu'on  sollicite  comme  supérieure  à  celle  qu'on 
occupe  déjà. 

Le  consul,  au  moment  où  je  l'ai  rencontré  au  Caire,  ne  son- 
geait qu'à  des  recherches  d'antiquités  égyptiennes.  Un  jour 
qu'il  me  parlait  d'hypogées  et  de  pyramides,  je  lui  dis  : 

—  Il  ne  faut  pas  tant  s'occuper  des  tombeaux?...  Est-ce 
que  vous  sollicitez  un  consulat  dans  l'autre  monde.^ 

Je  ne  croyais  guère,  en  ce  moment-là,  dire  quelque  chose  de 
cruel. 

—  Ne  vous  apercevez-vous  pas,  me  répondit-il,  de  l'état  où 
je  suis?...  Je  respire  à  peine.  Cependant  je  voudrais  bien  voir 
les  pyramides.  C'est  pour  cela  cpie  je  suis  venu  au  Caire.  Ma 
résidence  à  Alexandrie,  au  bord  de  la  mer,  était  moins  dange- 
reuse... ;  mais  l'air  qui  nous  entoure  ici,  imprégné  de  cendre  et 
de  poussière,  me  sera  mortel. 


DRUSES     ET     MARONITES.  429 

En  effet,  le  Caire,  dans  ce  moment-là,  n'offrait  pas  une 
atmosphère  très-saine  et  me  Hiisait  l'effet  d'un  étouffoir  fermé 
sur  des  charbons  incandescents.  Le  khamsin  soufflait  dans  les 
rues  toutes  les  ardeurs  de  la  Nubie.  La  nuit  seule  réparait  nos 
forces,  et  nous  permettait  de  subir  encore  le  lendemain. 

C'est  la  triste  contre-partie  des  splendeurs  derEg3pte;  c'est 
toujours  comme  autrefois  le  souffle  funeste  de  Tyjihon  ((ui 
triomphe  de  l'œuvre  des  dieux  bienfaisants  ! 

Le  vent  du  midi,  le  khamsin,  qui  dure  environ  cinquante 
jours,  a  cependant  des  intervalles  de  calme.  Unsoir^  après  une 
journée  plus  belle  qu'à  l'ordinaire,  le  consul  m'invita  à  l'ac- 
compagner le  lendemain  aux  pyramides  de  Gizèh.  Nous  par- 
tâmes  au  point  du  jour  dans  sa  voiture,  et  nous  nous  arrêtâmes 
pour  déjeuner  à  l'île  de  Roddah,  vei'te  comme  une  île  de  la 
Baltique,  cultivée  à  l'anglaise  par  les  soins  d'Ibrahim-Pacha, 
plantée  en  partie  de  peupliers,  de  saules  et  d'acacias,  avec  des 
étangs,  des  rivières  factices,  peuplés  de  cygnes  et  des  ponts 
chinois  sur  des  allées  de  gazon. 

Le  déjeuner  fut  servi  dans  un  kiosque  situé  au  nord  de  File 
et  construit  en  rocailles,  qui  avait  été  longtemps  le  harem 
d'été  d'Ibrahim.  Ce  dernier,  séjournant  presque  toujoui'S  à 
Alexandrie,   ne  l'occupait  plus  depuis  quelques  années. 

—  Le  palais  où  nous  sommes,  me  dit  le  consul,  a  été  mis  à 
ma  disposition  par  Ibrahim,  et  je  l'habite  lorsque  le  séjour  du 
Caire  me  devient  trop  pénible. 

Nous  allâmes  ensuite  visiter  toutes  les  parties  de  l'île  ,  déli^ 
cieuse  l'etraite  où  les  califes  fatimites  avaient  jadis  établi  lem 
palais  ;  —  le  consul  me  fit  voir,  à  l'extrémité  du  bras  du  Nil 
qui  correspond  au  vieux  Caire ,  l'endroit  où  l'on  suppose  que 
Moïse  fut  recueilli,  dans  son  berceau  flottant,  par  la  fille  dn 
pharaon.  Ce  point  est  situé  près  du  Mekfàas ,  qui,  comme  on 
sait,  est  destiné  à  constater  la  hauteur  des  inondations.  Un 
pilier  de  marbre,  hexagone,  consaci-é  autrefois  à  Sérapis,  est 
placé  au  milieu  d'un  puits,  et  a  marqué  déjà,  dumnt  trente 
siècles,  l'étiage  du  fleuve  sacré. 


430  VOYAGE     EN     ORIENT. 

Le  milieu   du  jour   afriva,  et  mou   pauvre   C(>m]iagnon    de     j 
route  ne  parlait  pas  d'aller  plus  loin...  Mais  je  t'ai  déjà  parlé 
de  cela. 

Est-ce  l'atteinte  des  fièvres  que  j'ai  moi-même  éprouvée  en 
Syrie,  qui  nie  fait  revenir  à  la  pensée  de  cette  mort  avec  un 
sentiment  si  triste?.,. 

Et  c'est  au  milieu  du  cimetière  de  Galata,  devant  l'éblouis- 
sant tableau  de  Constantinople  et  de  Scutari,  qui  bordent  sous 
mes  yeux  la  côte  d'Europe  et  la  côte  d'Asie,  que  je  pense  tris- 
tement à  cette  fin  si  prématurée,  à  cet  homme  dont  les  derniers 
entretiens  m'avaient  révélé  tant  de  science  modeste  et  tant 
d'affabilité,  précieuse  en  voyage  sur  cette  terre  arabe...  où 
l'on  n'a  qu'à  choisir  entre  des  tombes  et  des  ruines. 

Tout  m'accable  à  la  fois.  J'ai  écrit  au  consul  de  Beyrouth 
en  le  priant  de  s'informer  du  sort  des  personnes  qui  m'étaient 
devenues  chères...  Il  n'a  pu  me  donner  que  des  renseignements 
vagues.  Une  révolte  nouvelle  avait  éclaté  dans  le  Hauran, .. 
Qui  sait  ce  que  seront  devenus  le  bon  cheik  druse,  et  sa  fille, 
et  l'esclave  que  j'avais  laissée  dans  leur  fauiille?  Un  prochain 
courrier  me  l'apprendra  peut-être. 

IIÎ 

Péra. 

Mon  itinéraire  de  Beyrouth  à  Co:istantinople  est  nécessaire- 
ment fort  succinct.  Je  m'étais  embarqué  sur  le  paquebot  au- 
trichien, et,  le  lendemain  de  mon  départ,  nous  relâchions  à 
Larnaca,  un  port  de  Chypre.  Malheureusement,  là  comme  ail- 
leurs, il  nous  était  interdit  de  descendre,  à  moins  de  faire 
quarantaine.  Los  côtes  sont  arides  comme  dans  tout  l'archipel; 
c'est,  dit-on,  dans  l'intérieur  de  cette  île  que  l'on  retrouve 
seulement  les  vastes  jirairies,  les  bois  touffus  et  les  forêts 
ombreuses  consacrées  jadis  à  la  déesse  de  Paphos.  Les  ruines 
du  temple  existent  encore,  et  le  village  qui  les  entoure  est  la 
résidence  d'un  évêque. 

Le  lendemain,  nous  avons  vu  se  dessiner  les  sombres  mon- 


DnUSEj     E'i      MAUONITES.  431 

tagnes  des  côtes  d'Anatolie.  Noiis  nous  sommes  encore  arrêtes 
dans  le  port  de  Rhodes.  J'ai  vu  les  deux  rochers  où  avaient  dû 
autrefois  se  poser  les  pieds  de  la  statue  colossale  d'Apollon. 
Ce  bronze  aurait  dû  être  ,  quant  aux  proportions  humaines, 
deux  fois  plus  haut  que  les  tours  de  Notre-Dame.  Deux  forts, 
bâtis  par  les  anciens  chevaliers,  défendent  cette  entrée. 

Le  lendemain,  nous  traversâmes  la  partie  orientale  de  l'ar- 
chipel, et  nous  ne  perdions  pas  un  seul  instant  la  terre  de  vue. 
Pendant  plusieurs  heures,  nous  avons  eu  à  notre  gauche  l'île 
de  Cos ,  illustrée  j)ar  le  souvenir  d'Hipjiocrate.  On  distinguait 
çà  et  là  de  charmantes  lignes  de  verdure  et  des  villes  aux 
blanches  maisons,  dont  il  semble  que  le  séjour  doit  être  heu- 
reux. Le  père  de  la  médecine  n'avait  pas  mal  choisi  son  séjour. 

Je  ne  puis  assez  m'étonner  des  teintes  roses  qui  revêtent  le 
soir  et  le  matin  les  hautes  roches  et  les  montagnes.  —  C'est 
ainsi  qu'hier  j'avais  vu  Pathmos ,  l'île  de  saint  Jean,  inondée 
de  ces  doux  rayons.  Voilà  pourquoi,  peut-être,  l'Apocalypse 
a  parfois  des  descriptions  si  attrayantes...  Le  jour  et  la  nuit, 
l'apôtre  rêvait  de  monstres,  de  destructions  et  de  guerres;  — 
le  soir  et  le  matin ,  il  annonçait  sous  des  couleurs  riantes  les 
merveilles  du  règne  futur  du  Christ  et  de  la  nouvelle  Jéru- 
salem, étincelanle  de  clartés. 

On  nous  a  fait  faire  à  Smyrne  une  quarantaine  de  dix  jours. 
Il  est  vrai  que  c'était  dans  un  jardin  délicieux ,  avec  toute  la 
vue  de  ce  golfe  immense,  qui  ressemble  à  la  rade  de  Toulon. 
Nous  demeurions  sous  des  tentes  qu'on  nous  avait  louées. 

Le  onzième  jour,  qui  était  celui  de  notre  liberté,  nous  avons 
eu  toute  une  joui-née  pour  parcourir  les  rues  de  Smyrne,  et 
j'ai  regretté  de  ne  pouvoir  aller  visiter  Bournabat,  oîi  sont  les 
maisons  de  campagne  des  négociants,  et  qui  est  éloigné  d'envi- 
ron deux  lieues.  C'est,  dit-on,  un  séjour  ravissant. 

Smyrne  est  presque  européenne.  Quand  on  a  vu  le  bazar, 
pareil  à  tous  ceux  de  l'Oritnt,  la  citadelle  et  le  pont  des  cara- 
vanes jeté  sur  l'ancien  Mélès ,  qui  a  fourni  un  surnom  à  Ho- 
n;èrc,  le  mieux  e-t  encore  âo  vi-itcr  la  rue  des  Pio  es,  où  l'on 


432  VOYAGE     E>-     ORIENT. 

entrevoit,  aux  fenêtres  et  sur  les  portes,  les  traits  furtifs  des 
jeunes  Grecques ,  —  qui  ne  fuient  jamais  qu'après  s'être  laissé 
voir ,  comme  la  nymphe  de  Virgile. 

Nous  avons  regagné  le  paquebot  après  avoir  entendu  un 
opéra  de  Donizetti  au  théâtre  italien. 

Il  a  fallu  tout  un  jour  pour  arriver  aux  Dardanelles ,  en 
laissant  à  gauche  les  livages  où  fut  Troie  —  et  Ténédos ,  et 
tant  d'autres  lieux  célèbres  qui  ne  tracent  qu'une  ligne  bru- 
meuse à  l'horizon. 

Après  le  détroit,  qui  semble  un  large  fleuve,  on  s'engage 
pour  tout  un  jour  dans  la  mer  de  Marmara,  et,  le  lendemain,  à 
l'aube,  on  jouit  de  l'éblouissant  spectacle  du  port  de  Constan- 
tinople,  le  plus  beau  du  monde  assurément. 


HOTE       DE      LEPlLOGUE. 


Tous  les  détails  de  ce  voyage  sont  e.xacts;  sur  certains  points  tou- 
tefois, il  a  fallu  grouper  les  événements  pour  éviter  les  longueurs. 

L'auteur  a  appris,  depuis,  que  l'esclave  javanaise  s'était  enfuie  de 
la  maison  où  il  l'avait  placée.  Le  fanatisme  religieux  n'y  a  pas  été 
étranger  sans  doute. 

Quant  à  son  sort  actuel ,  auquel  s'est  intéressé  notre  consul ,  il 
semble  fixé  heureusement,  d'après  ce  post-scriptum  trop  laconique 
ci  une  lettre  adressée  à  l'auteur  par  Camille  Rogier,  le  peintre,  qui 
parcourt  la  Syrie  :  «  La  femme  jaune  est  à  Damas,  mariée  à  un  Turc, 
elle  a  deux  enfants.  » 


FIN     DU     T03IE     PREMIER. 


TABLE 


INTRODUCTION 

(  —  L'Archipel 1 

TI   —  La  messe   de  Vénus 5 

III  —  Le  songe  de  Polypliile   7 

IV  —  San-Nicolo 11 

V  —  Aplunori 1  '• 

VI   —  Palaeocastro 18 

VII  —  Les  trois  Vénus .....  19 

VIIÏ  —  Les  Cyclades 22 

IX  —   Saint-Georges 2.j 

X  —  Les  moulins  de  Syra 29 

LES   FEMMES    DU    CAIRE 

I  —    LES    MARIAGES    COPHTES 

I  —  Le  masque  et  le  voile 35 

II  —  Une  noce  aux  flambeaux 40 

III  —  Le  drograan  Abdallah 46 

IV  —   Inconvénients  du  célibat 51 

V  —  Le  mousky 56 

VI  —  Une  aventure  au  besestain 60 

VII  —  Une  maison  dangereuse C6 

VIII  —  Le  wékil 69 

IX  -  -  Le  jardin  de  Rosette 7â 

I.  25 


434 


II    —    LES     liSCLAVES 

I  —  Un  lever  de  soleil 80 

II  —  M.  Jean '. 83 

III  —  Les  kliowals 87 

IV  —  La  kbanoun 8!' 

V  —  Visite  au  consul  de  Fiaïuc 9'2 

VI  —  Les  derviches Ç  .S 

VII  —  Contrariétés  domestiques 101 

VIII  —  L'okel  des  Jellab 104 

IX  —  Le  théâtre  du  Caire 10.1 

X  —  La  boutique  du  barbier 111 

XI  —  La  caravane  de  la  Mecque 1  1 4 

XII  —  Abd-el-Ktrim 1 20 

XIII  —  La  Javanaise Iv.'i 


III    LE     HAI!i::,I 

I  —  Le  passé  et  l'avenir 128 

II  —  La  vie  intime  à  l'époque  du  kh.:!!ii;.i 132 

III  —  Soins  du  ménage ^ l.Hô 

IV  —   Premières  leçons  d'arabe 140 

V  —  L'aimable  interprète 14i^ 

VI  —  L'Uc  de  Roddali 14(; 

VII  —  Le  harem  du  vice-roi 1  ôii 

VIII   —  Les  mystères  du  h^ireui KiO 

IX  —  La  leçon  de  fr inçais lui 

X   —   Choubrah ! 16(i 

XI  —  Les  afntc's IGVI 


IV  —  LES   prnA.iriOEs 

I  --  L'ascension ,  ~ 17'^ 

Il  —  La  plate-forme l"li 

III  —  Les  épreuves ,    1  f'i 

IV  —  Dé,.art 192 


V    —    LA     CAISGE 

I  —  Préparatifs  de  navigation 193 

II  —  Une  fête  de  famille 196 

III  —  Le  mutihir l&'J 

IV  —  Le  sirafeh 203 

V  —  La  foret  de  pierre. 20d 

VI  —  Un  déjeimer  en  quarantaine 211 


^35 


VI    LA    SANTA  -  BARBARA 

I   —  Un  compagnon ^  c  <  •  •    s-   i  :    .  c  .  . . .  .  .  218 

II  —  Le  lac  Meiiz;.loli ..,.-.»     222 

III  —  L.i  boiub^udc 225 

IV  —  Andai-e  sul  marc , 228 

V  —  Idylle .  •  .  232 

VI    —  Journal  de  bord 235 

VU  —  Le  matelot  Hadji 230 

VIII   —   La  menace 243 

IX  —  Côtes  de  Palestine 247 

X  —  La  quarantaine 250 


VII    LA     MONTAGNE 

1  —  Le  père  Plancliet 255 

Il  —  Le  kief • 261 

III  —  La  table  d'hôte 264 

IV  —  Le  palais  du  pacha 269 

V  —  Les  bazars.  —  Le  port 273 

VI  —  Le  tombeau  du  s.iuton , 278 


DRUSES  ET  MARONITES 

I    UN     PlilNCE     DU     LIBAN 

I  —  La  montagne 285 

II  —  Un  village  mixte , , 291 

III  —  Le  manoir     296 

IV  —   Une  ^;hasse    300 

V  —  Le  kesrouau , 304 

VI  —  Un  combat 307 

II    —    LE     PKISONMrU 

I  —  Le  matin  et  le  soir , 314 

II  —  Une  visite  à  l'école  française 320 

III  —  L'akkalé 323 

IV  —  Le  cheik  druse 331 

III    —     HISTOIRE     DU     CALIFE     HAKEM 

1  —  Le  hachich ....,',..  340 

II  —  La  disette   , « 348 


436  TA  RLE. 

ni   —  La  dame  du  r(i\  iiurnc 352 

IV  —  Le  Moristan. .  ." 358 

V  —  L'inceiullL-  ilu  Caire 366 

VI  —  Les  deux  califes 373 

VII  —  Le  départ 381 


IV    LES     AKKAI.S    L   ANTILIBAN 

I  —  Le  paquebot 386 

il  —  Le  pope  et  sa  femme , .  391 

ITI  —  Un  déjeuner  à  Saint-Jeaii-d'Acre 398 

IV  —  Aventure  d'un  Mar.scillais 404 

V  —  Le  dîner  du  pacha 410 

VI  —  Correspondance  (fragments) 413 


V    —    EPILOGUE 

I  —  De  Constantinople 426 

II  —  De  Galata 427 

1 II  —  De  Péra • 430 


riîi    DE    LA    TAELII 


Paris. —  Imp.  N.-M.  DUVAL,  17,  rue  de  l'Echiquier 


X' 


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188^ 

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Gérard  de  Nerval,   Gérard 
Labninie 

Voyage  en  Orient 


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