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Full text of "Vues des Cordillères, et monumens des peuples indigènes de l'Amérique"

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CORDILLERES, 

ET 

MONUMENS  DES  PEUPLES 

INDIGÈNES 

DE  UAMÉRIQUE. 

Par  al.  DE  HUMBOLDT. 

AVEC  19  PLANCHES,  DONT  PLUSIEURS  COLORIÉES. 

TOME   PREMIER. 


A  PARIS, 

A  LA  Librairie  grecque  -  latine  -  allemande,    bue  des 
Fossés-Moistmartke  ,   N,"  i4. 

1816. 


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DE    L  IMPRIMERIE    DE    J.    SMITH. 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/vuesdescordill01liumb 


AVERTISSEMENT 

DE    L'EDITEUR. 

L'Atlas  pittoresque  qui  accompagne 
l'édition  in -4^.  du  Voyage  de  MM.  de 
Humboldt  et  Bonpland  dans  les  régions 
équinoxiales  du  nouveau  continent ,  forme 
un  volume  grand  in  -  folio ,  orné  de 
soixante -neui"  Planches  exécutées  par 
les  premiers  artistes  de  Paris,  de  Rome 
et  de  Berlin.  Cet  ouvrage  ,  intéressant 
par  de  nombreuses  recherches  sur  les 
antiquités  du  Mexique  et  du  Pérou,  par 
Ja  description  des  sites  les  plus  remar- 
quables des  Cordillères,  et  par  la  pein- 
ture des  mœurs  de  ses  habitans  ,  peut 
être  joint  à  l'édition  in-8.°  du  Voyage, 
tout  comme  l'Atlas  géographique  et  phy- 
sique ,  exécuté  dans  le  même  format , 
doit  en  faire  nécessairement  partie.  Mais 
comme  l'Atlas   pittoresque  est ,    par  sa 


6  AVERTISSEMENT    DE    d'ÉDITEUR. 

nature,  d'un  ))rix  trop  élevé  ])OMr  que 
tous  les  amateurs  ])uissent  y  atteindre, 
on  a  cru  devoir  le  faire  iuij)rimer  dans 
le  format  de  la  petite  édition.  La  majeure 
partie  des  mémoires  qu'il  renferme  ])eut 
offrir  une  lecture  iustruetive,  sans  qu'on, 
ait  besoin  de  consulter  les  Planches. 
D'autres  parties  du  texte  seroient  diffi- 
cilement entendues  si  ce  texte  n'étoit 
accompagné  de  Planches;  pour  cette 
raison ,  on  a  choisi  sur  les  soixante-neuf 
Planches  les  dix-neuf  qui  ont  paru  in- 
dis])ensables,  et  on  les  a  fait  réduire  de 
manière  qu'elles  puissent  être  placées 
dans  ces  volumes. 


k'^^'^r'W^/V^^  V% 


INTRODUCTION. 


J'ai  réuni  dans  cet  ouvrage  tout  ce  qui 
a  rapport  à  l'origine  et  aux  premiers 
progrès  des  arts  chez  les  peuples  indi- 
gènes de  l'Amérique.  Les  deux  tiers  des 
Planches  qu'il  renferme  offrent  des 
restes  d'architecture  et  de  sculpture,  des 
tableaux  historiques ,  des  hiéroglyphes 
relatifs  à  la  division  du  temps  et  au 
système  du  calendrier.  A  la  re])résenta- 
tion  des  monumens  qui  intéressent  l'éi  ude 
philosophique  de  l'homme  sont  jointes 
les  vjies  pittoresques  de  différens  sites  j 
les  plus  remarquables  du  nouveau  con- 
tinent. Les  raisons  qui  ont  motivé  ce 
mélauge  se  trouvent  énoncées  parmi  les 
considérations  générales  placées  à  la  tête 
de  cet  Essai. 

La    description    de  chaque   Planche 


8  I^TROLILCTION. 

forme  j  autant  que  la  nature  du  sujet  l'a 
permis ,  un  mémoire  particulier.  J'ai 
donné  plus  de  développement  à  celles 
qui  peuvent  répandre  quelque  joi:"  sur 
les  analogies  que  l'on  observe  entre  les 
liabitans  des  deux  hémisphères.  On  est 
surpris  de  trouver,  vers  la  fin  du  quin- 
zième siècle,  dans  un  monde  que  nous 
appelons  nouveau,  ces  institutions  an- 
tiques ,  ces  idées  religieuses ,  ces  formes 
d'édifices  qui  semblent  remonter  ,  en. 
Asie,  à  la  première  aurore  de  la  civili- 
sation. Il  en  est  des  traits  caractéristiques 
des  nations  comme  de  la  structure  in- 
térieure des  végétaux  répandus  sur  la 
surtace  du  globe.  Partout  se  manifeste 
l'empreinte  d'un  type  piimltif,  malgré 
les  différences  que  produisent  ia  nature 
des  climats,  celle  du  sol  et  la  réunion 
de  plusieurs  causes  accidentelles. 

Au  commencemeut  de  la  conquête  de 
l'Amérique,  l'attention  de  l'Europe  étoit 
singulièrement  fixée  sur  les  constructions 


INTRODUCTION.  () 

gigantesques  de  Couzco ,  les  grandes  routes 
tracées  au  centre  des  Cordillères,  les  ])y- 
ramides  à  gradins,  le  culte  et  l'écriture 
symbolique  des  Mexicains.  Les  environs 
du  port  Jackson ,  dans  la  Nouvelle-Hol- 
lande ,  et  Tile  d'Otahiti  n'ont  pas  été 
décrits  plus  souvent  de  nos  jours,  que 
ne  l'étoient  alors  plusieurs  contrées  du 
Mexique  et  du  Pérou.  Il  faut  avoir  été 
sur  les  lieux  pour  apprécier  cette  naïveté^ 
cette  teinte  vraie  et  locale  qui  caracté- 
risent les  relations  des  premiers  voyageurs 
espagnols.  En  étudiant  leurs  ouvrages,  on 
regrette  qu'ils  ne  soient  pas  accompagnés 
de  figures  qui  puissent  donner  une  idée 
exacte  de  tant  de  mon u mens  détruits 
par  le  fanatisme  ou  tombés  en  ruine  par 
l'effet  d'une  coupable  insouciance. 

L'ardeur  avec  laquelle  on  s'étoit  livré 
à  des  recherches  sur  l'Amérique,  diminua 
dès  le  commencement  du  dix-septième 
siècle;  les  colonies  espagnoles,  qui  ren- 
ferment les  seules  régions  jadis  habitées 


10  INTr,ODUCTION. 

par  (les  pen]'lcs  n'vllisés,  restèrent  fer- 
mées aux  nations  étrangères;  et  réeein- 
ment,  lorsqne  l'abbé  Clavigero  ]3nblla  en 
Italie  son  Histoire  aneienne  du  Mexique, 
on  regarda  eonnne  livs-doiitenx  des  faits 
attestés  ])ar  une  foule  dt^  témoins  oeu- 
laires  souvent  ennemis  les  uns  des  autres. 
Des  éeri vains  célèbres  ,  plus  frapjiés  des 
contrastes  que  de  l'harnionie  de  la  nature  j 
s'étoient  plu  à  dépeindre  l'Amérique  en- 
tière connue  un  })ays  marécageux,  con- 
traire à  la  multiplication  des  animaux, 
et  nouvellement  habité  ])ar  des  bordes 
aussi  peu  civilisées  que  les  babltans  de 
la  mer  du  Sud.  Dans  les  reebercbes  bis- 
toriques  sur  les  Américains,  un  scepti- 
cisme absolu  avoit  été  substitué  à  une 
saine  critique.  On  confondoit  les  des- 
criptions déclamatoires  de  Solis  et  de 
quelques  autres  écrivains  qui  n'avoient 
pas  quitté  l'Europe,  avec  les  relations 
simples. et  vraies  des  premiers  vovageurs; 
il  paroissoit  du  devoir  d'un  philosophe 


INTRODUCTION.  I  I 

de  nier  tout  ce  qui  avoit  été  observé  par 
des  missionnaires. 

Depuis  la  fin  du  dernier  siècle,  une 
révolution  heureuse  s'est  opérée  dans  la 
manière  d'envisager  la  civilisation  des 
peuples  et  les  causes  qui  en  arrêtent  ou 
favorisent  les  progrès.  Nous  avons  appris 
à  connoitre  des  nations  dont  les  mœurs, 
les  instilutioiïs  et  les  arts  diffèrent  presque 
autant  de  ceux  des  Grecs  et  des  Romains , 
que  les  formes  primitives  d'animaux  dé- 
truits diffèrent  de  celles  des  espèces  qui 
sont  l'objet  de  l'histoire  naturelle  des- 
criptive. La  société  de  Calcutta  a  répandu 
une  vive  lumière  sur  l'histoire  des  peuples 
de  fAsie.  Les  monumens  de  l'Egypte  , 
décrits  de  nos  jours  avec  une  admirable 
exactitude,  ont  été  comparés  aux  monu- 
mens des  pays  les  plus  éloignés^  et  mes 
recherches  sur  les  peuples  indigènes  de 
l'Amérique  paroissent  à  une  époque  où 
l'on  ne  regarde  pas  comme  indigne  d'at- 
tention tout  ce  qui  s'éloigne  du  style  dont 


I 2  INTRODUCTION. 

les  Grecs'  nous   ont   laissé  d'inimitable» 
modèles. 

Il  anroit  été  utile  de  ranger  les  maté- 
riaux que  renferme  cet  ouvrage,  d'aj)rès 
un  ordre  géographique;  mais  la  difiiculLé 
de  réunir  et  de  terminer  à  la  l'ois  un 
grand  nombre  de  Planches  gravées  en 
Itahe,  en  Allemagne  et  en  France,  m'a 
empêché  de  suivre  cette  méthode.  Le 
défaut  d'ordre  ,  compensé,  jusqu'à  un 
certain  point ,  par  l'avantage  de  la  va- 
riété, est  d'ailleurs  moins  répréhensible 
dans  les  descriptions  d'un  Atlas  pitto- 
resque que  dans  un  discours  soutenu. 
Je  lâcherai  d'y  remédier  par  une  Table 
dans  laquelle  les  Planches  sont  classées 
d'après  la  nature  des  objets  qu'elles  re- 
présentent. 

I.    MûNUMENS. 

A.   Mexicains. 

Buste  (l'une  prêtresse;,   PI.  i  et  n  (PI.  i  df- 
lédit.  la-8.*'). 


INTRODUCTION.  13 

Pyramide  de  Cliolula  ,  PI.  vu  (  PI.  m  de 
l'édit.  in-8/'). 

Fort  de  Xocbicalco  ,  Pi.  ix. 

Bas -relief  représentant  le  triomphe  d'(in 
•guerrier,  PI.  xi. 

Calendrier  et  hiéroglyphes  des  jours  , 
PI.    xxiii  (PI.  VIII  de  l'édit.  in-S."). 

Vases  ,  PI.  XXXIX  (PI.  xiii  de  l'édit.  in-8.°). 

Bas-relief  sculpté  autour  d'une  pierre  cylin- 
drique ,    PI.  XXI. 

Hache  chargée  de  caractères,  PI.  xxviii. 

Maison  sépulcrale  de  Mitla ,  PI.  xlix  et  i.. 
(PI.  xvii  et  xviii  de  l'édit.  in-S."). 

Peintures  hiéroglyphiques  ; 

Manuscrits  du  Vatican,  PI.  xiii  (PI.  ri 
del'édit.  in-8.^)xiv. 
XXVI  (PI.  X  de  l'édit. 
in-8.°)  el^Lx. 
de  Veletri ,  PI.  xv,  xxvn 
(PI.  XI  de  l'édit.  in-S.") 
et  xxxvii. 
de  Vienne,  PI.  xlvi,  xlvii 

et  xLviii. 
de  Dresde,  PL  xi,v  (PI.  xvi 

de  l'édit.  in-8."). 
de  Berlin,  P!.  xii  (PI.  iv 
et  V  de  l'édit.  in-8."  ) , 
XXXVI,  xxxviii  et  Lvii, 
rie  Paris  ,  PI.  lv  et  lvi. 


1 4  INTRODUCTION. 

Manuscrits  de  Mend'za,  Pi.  lviii  et  lix. 
de  Genielli,  Pi.  xxxii. 

B.  Péruviens. 

Maison    de    l'Inca  au  Canar,  PI.  xvir,   xx 

et  Lxii. 
Inga-Chungana ,   PI.  xix. 
Ruines    du    Callo ,     PL   xxiv    (PI.    ix   de 

redit,  in-8.'  ). 
Inti-Guaicu,  PI»  xviii. 

C.  Miiyscas. 

Calendrier, PI.  xmv  (PI.  xv  de  l'édit.  in  8.°). 
Têtes  sculptées,  PI.  lxvi. 

ÏI.  Sites. 

A.  Plateau  du  Mexique. 

Grande  place  de  Mexico ,  PI.  m. 

Basaltes  de  Régla,    PI.  xxii. 

CoiFre  de  Perote,  PI.  xxxiv. 

Volcan  de  Jorullo,  PL  xmi   (PL   xiv  de 

l'édit.  in-8."). 
Porphyres  colonnaires  du  Jacal,  PI.  lxv. 
Oi'ganos  d'Actopan  ,   PL  lxiv. 

C.  Montagnes  de  l'Amérique  méridionale. 

Silla  de  Caracas,  PL  lxviii. 
Volcans  d'air  de  Turbaco,   PL  xu. 
Cascade  de  Tequendama,  PL  vi. 


INTRODUCTION.  I  5 

Lac  de  Guatavila ,  { PI.  lvxii.  PI.   xix  de 

l'éfiit.  in-8.°). 
Pont  naturel  d'Icononzo,  PI.  iv  (PI.  ii  de 

ledit,  in-^  °). 
Passage  de  Qaindiu,  PI.  v. 
Cascade  du  Rio  Vinagre,  Pi.  xxx. 
Chimhorazo,    PI.     xvi    (PI.    vu   de  l'édit. 

in-8.^)  et   xxv. 
Volcan  de  Totopaxi,  PI.  x. 
Sommets  pyramidaux  d'Iliuissa,  Pi.  xxxv. 
Nevado  du  Coiazori,  Pi.  ja. 
Ncvado  de  Cayambe ,  PI.  xlii. 
"VoLan  de  Picliinclia,  P'.  l\i. 
Pont   de   cordages   de   Penipe ,  PI.  xxxiii 

(PI.  XIX  de  l'édit.  in-8."). 
Po.  te  de  Jaen  de  Bracanioros,  PL  xxxi. 
Radeau  de  Guayaijuil,  PL  lxiii. 

J'ai  taché  de  donner  la  pins  grande 
exact  il  iide  à  la  représentation  des  objets 
qu'offrent  ces  gravures.  Ceux  qui  s'oc- 
cupent de  la  partie  pratique  des  arts 
savent  combien  il  est  difficile  de  sur- 
veiller le  grand  nombi^e  de  Planches  qui 
composent  un  Atlas  pittoresque.  Si  quel- 
ques-unes sont  moins  parfaites  que  les 
connoisseurs   ne  pourroicnt  le   désirer. 


l()  I?(TRGî)UCT10iV. 

cette  imperfection  ne  doit  pas  être  at- 
tribuée aux  artistes  chargés  ,  sous  mes 
yeux  j  de  l'exécution  de  mon  ouvrage , 
mais  aux  esquisses  que  j'ai  faites  sur  les 
lieux  dans  des  circonstances  souvent  très- 
pénibles.  Plusieurs  paysages  ont  été  co- 
loriés ,  parce  que  ,  dans  ce  genre  de 
gravure,  les  neiges  se  détachent  beaucoup 
mieux  sur  le  fond  du  ciel ,  et  que  l'imi- 
tai ion  des  peintures  mexicaines  rendoit 
déjà  indispensable  le  mélange  de  Planches 
coloriées  et  de  Planches  tirées  en  noir. 
On  a  senti  combien  il  est  dilTieile  de 
donner  aux  premières  cette  vigueur  de 
ton  que  nous  admirons  dans  les  Scènes 
Orientales  de  M.  Daniel. 

Je  me  suis  proposé,  dans  la  descrip- 
tion des  monumens  de  l'Amérique,  de 
tenir  un  juste  milieu  entre  deux  routes 
suivies  par  les  savans  qui  ont  fait  des 
recherches  sur  les  monumens,  les  langues 
et  les  traditions  des  peuples.  Les  uns  se 
livrant  à  des  hypothèses  brillantes  mais 


INTRODUCTION.  I  -j 

fondées  sur  des  bases  peu  solides,  ont 
tiré  des  résultats  généraux  d'un  petit 
nombre  de  faits  isolés.  Ils  ont  vu  en 
Amérique  des  colonies  chinoises  et  égyp- 
tiennes ;  ils  y  ont  reconnu  des  dialectes 
celtiques  et  l'alphabet  des  Phéniciens. 
Tandis  que  nous  ignorons  si  les  Osques^ 
les  Golhs  ou  les  Celtes  sont  des  peuples 
venus  d'Asie ,  on  a  voulu  prononcer  sur 
l'origine  de  toutes  les  hordes  du  nouveau 
continent.  D'autres  savans  ont  accumulé 
des  matériaux  sans  s'élever  à  aucune  idée 
générale,  méthode  stérile  dans  l'histoire 
des  peuples  comme  dans  les  différentes 
branches  des  sciences  physiques*  Puissé-jc 
avoir  été  assez  heureux  pour  éviter  les 
écarts  que  je  viens  de  désigner!  Un  petit 
nombre  de  nations,  très- éloignées  les 
unes  des  autres ,  les  Etrusques ,  les  Egyp- 
tiens ,  les  Tibétains  et  les  Aztèques , 
offrent  des  analogies  frappantes  dans 
leurs  édifices  ,  leurs  institutions  reli- 
gieuses, leurs  divisions  du  temps,  leurs 

I.  2 


1 8  INTRODUCTION. 

cycles  de  régénéralion  et  leurs  idées  mys- 
tiques. Il  est  du  devoir  de  l'historien 
d'indiquer  ces  analogies ,  aussi  difficiles 
à  expliquer  que  les  rapports  qui  existent 
entre  le  sanskrit,  le  persan,  le  grec  et 
les  langues  d'origine  germanique  :  mais, 
en  essayant  de  généraliser  les  idées,  il 
faut  savoir  s'arrêter  au  point  où  manquent 
les  données  exactes.  C'est  d'après  ces  pjin- 
cipes  que  j'exposerai  ici  les  résiillats  aux- 
quels semblent  conduire  les  notions  que 
j'ai  acquises  jusqu'à  ce  jour  sur  les  peuples 
indigènes  du  nouveau  monde. 

En  examinant  attentivement  la  cons- 
titution géologique  de  l'Amérique ,  en 
réfléchissant  sur  l'équilibre  des  fluides 
qui  sont  répandus  sur  la  surface  de  la 
terre ,  on  ne  sauroit  admettre  que  le 
nouveau  continent  soit  sorti  des  eaux 
plus  tard  que  l'ancien.  On  y  observe  la 
même  succession  de  couches  pierreuses 
que  dans  notre  hémisphère  ,  et  il  est 
probable  que,  dans   les  montagnes   du 


INTRODUCTION.  I Q 

Pérou,  les  granités,  les  schistes  micacés 
ou  les  différentes  formations  de  gypse 
et  de  grès  ont  pris  naissance  aux  mêmes 
époques  que  les  roches  analogues  des 
Alpes  de  la  Suisse.  Le  globe  entier  paroit 
avoir  subi  les  mêmes  catastrophes.  A  une 
hauteur  qui  excède  celle  du  Mont-Blanc, 
se  trouvent  suspendues,  sur  la  crête  des 
Andes,  des  pétrifications  de  coquilles 
pélagiques.  Des  ossemens  fossiles  d'élé- 
phans  sont  épars  dans  les  régions  équi- 
noxiales ,  et,  ce  qui  est  très-remarquable, 
ils  ne  se  trouvent  pas  au  pied  des  pal- 
miers dans  les  plaines  brûlantes  de  l'Oré- 
noque ,  mais  sur  les  plateaux  les  plus 
froids  et  les  plus  élevés  des  Cordil- 
lères. Dans  le  nouveau  monde  comme 
dans  l'ancien,  des  générations  d'espèces 
détruites  ont  précédé  celles  qui  peuplent 
aujourd'hui  la  terre,  l'eau  et  les  airs. 

Rien  ne  prouve  que  l'existence  de 
l'homme  soit  beaucoup  plus  récente  en 
Amérique  que  dans  les  autres  continens. 


20  INTRODUCTION. 

Sous  les  tropiques,  la  force  de  la  végé- 
tation, la  largeur  des  fleuves  et  les  inon- 
dations partielles  ont  mis  de  puissantes 
entraves  aux  migrations  des  peuples.  De 
vastes  contrées  de  l'Asie  boréale  sont 
aussi  foiblement  peuplées  que  les  savanes 
du  Nouveau -Mexique  et  du  Paraguay, 
et  il  n'est  pas  nécessaire  de  supposer  que 
les  contrées  les  plus  anciennement  habi- 
tées soient  celles  qui  offrent  la  plus 
grande  masse  d'habitans. 

Le  problème  de  la  première  popula- 
tion de  l'Amérique  n'est  pas  plus  du 
ressort  de  l'histoire  ,  que  les  questions 
sur  l'origine  des  plantes  et  des  animaux 
et  sur  la  distribution  des  germes  orga- 
niques ne  sont  du  ressort  des  sciences 
naturelles.  L'histoire  ,  en  remontant  aux 
époques  les  plus  reculées,  nous  montre 
presque  toutes  les  parties  du  globe  oc- 
cupées par  des  hommes  qui  se  croient 
aborigènes,  parce  qu'ils  ignorent  leur 
filiation.  Au  milieu  d'une  multitude  de 


INTRODUCTION.  2 1 

peuples  qui  se  sont  succédés  et  mêlés 
les  uns  aux  autres ,  il  est  impossible  de 
reconnoitre  avec  exactitude  la  première 
base  de  la  population ,  cette  couche 
primitive  au-delà  de  laquelle  commence 
le  domaine  des  traditions  cosmogoniques. 
Les  nations  de  l'Amérique ,  à  l'excep- 
tion de  celles  qui  avoisinent  le  cercle 
polaire ,  forment  une  seule  race  carac- 
térisée par  la  conformation  du  cràn^, 
par  la  couleur  de  la  peau,  par  l'extrême 
rareté  de  la  barbe  et  par  des  cheveux 
plats  et  lisses.  La  race  américaine  a  des 
rapports  très  -  sensibles  avee  celle  des 
peuples  mongols  qui  renferme  les  descen- 
dans  des  Hiong-nu ,  connus  jadis  sous 
le  nom  de  Huns ,  les  Kalkas ,  les  Ral- 
muks  et  les  Burattes.  Des  observations 
récentes  ont  même  prouvé  que  non  seu- 
lement les  habitans  d'Unalaska  y  mais 
aussi  plusieurs  2>euplades  de  l'Amérique 
méridionale  ,  indiquent  ,  par  des  ca- 
ractères   ostéologiques   de   la  tête  ^  uu 


52  INTRODUCTÏOX. 

passage  de  la  race  américaine  à  la  race 
mongole.  Lorsqu'on  aura  mieux  étudié 
les  hommes  bruns  de  l'Afrique  et  cet 
essaim  de  peuples  qui  habitent  l'inté- 
rieur et  le  nord  -  est  de  l'Asie ,  et  que 
des  voyageurs  systématiques  désignent 
vaguement  sous  le  nom  de  Tartars  et  de 
Tschoudes ,  les  races  caucasienne ,  mon- 
golcj  américaine,  malaye  et  nègre  paroi- 
iront  moins  isolées,  et  l'on  reconnoitra, 
dans  cette  grande  famille  du  genre  hu- 
main, un  seul  type  organique  modifié 
par  des  circonstances  qui  nous  resteront 
peut-être  à  jamais  inconnues. 

Quoique  les  peuples  indigènes  du 
nouveau  continent  soient  unis  par  des 
rapports  intimes ,  ils  offrent ,  dans  leurs 
traits  mobiles,  dans  leur  teint  plus  ou 
moins  basané,  et  dans  la  hauteur  de  leur 
taille,  des  différences  aussi  marquantes 
que  les  Arabes ,  les  Persans  et  les  Slaves , 
C[ui  appartiennent  tous  à  la  race  cauca- 
sienne.  Les  hordes  qui  parcourent   les 


INTRODUCTION.  2.3 

plaines  brûlantes  des  régions  éqninoxiales 
n'ont  cependant  pas  la  peau  d'une  con- 
leur  [)lus  foncée  que  les  peuples  mon- 
tagnards ou  les  habitans  de  la  zone 
tempérée,  soit  que  dans  l'espèce  humaine 
et  dans  la  plupart  des  animaux  il  y  ait 
une  certaine  époque  de  la  vie  organique 
au-delà  de  laquelle  l'influence  du  climat 
et  de  la  nourriture  est  presque  nulle , 
soit  que  la  déviation  du  type  primitif 
ne  devienne  sensible  qu'après  une  longue 
série  de  siècles.  D'ailleurs ,  tout  concourt 
à  prouv  er  que  les  Américains  ,  de  même 
que  les  peuples  de  race  mongole ,  ont 
une  moindre  flexibilité  d'organisation 
que  les  autres  nations  de  l'Asie  et  de 
l'Europe. 

La  race  américaine,  la  moins  nom- 
breuse de  toutes  y  occupe  cependant  le 
plus  grand  espace  sur  le  glol>e.  Elle 
s'étend  à  travers  les  deux  hémisphères, 
depuis  les  68  degrés  de  latitude  nord 
jusqu'aux    55  degrés   de    latitude    sud. 


^4  INTRODUCTION. 

C'est  la  seule  de  toutes  les  races  qui  ait 
fixé  sa  demeure  dans  les  plaines  brûlantes 
voisines  de  rOçéan ,  comme  sur  le  dos 
des  montagnes  ,  où  elle  s'élève  à  des  hau- 
teurs qui  excèdent  de  200  toises  celle  du 
Pic  de  Ténériffe, 

Le  nombre  des  langues  qui  distinguent 
les  différentes  peuplades  indigènes  paroit 
encore  plus  considéraljle  dans  le  nouveau 
continent  qu'en  Afrique,  où,  d'après  les 
recherches  récentes  de  MM.  Seetzen  et 
Vater,  il  y  en  a  au-delà  de  cent  qua-»' 
rante.  Sous  ce  raj^port,  l'Amérique  en^ 
tière  ressemble  au  Caucase,  à  l'Italie, 
avant  la  conquête  des  Romains,  à  l'Asie 
mineure  lorsqu'elle  réunissoit,  sur  une 
petite  étendue  de  terrain  _,  les  Ciliciens 
de  race  sémitique,  les  Phrygiens  d'ori- 
gine tlirace,  les  Lydiens  et  les  Celtes, 
La  configuration  du  sol ,  la  force  de  la 
végétation,  la  crainte  qu'ont,  sous  les 
tropiques,  les  peuples  montagnards  da 
s'exposer  aux  chaleurs  des  plaines ,  en-^ 


TNTRODUCTIOX.  2  5» 

travent  les  communications,  et  contri- 
buent par  là  à  l'étonnante  variété  des 
langues  américaines.  Aussi  l'on  observe 
que  cette  variété  est  moins  grande  dans 
les  savanes  et  les  forets  du  Nord  que  les 
chasseurs  peuvent  parcourir  librement, 
sur  les  rivages  des  grandes  rivières  _,  le 
long  des  côtes  de  l'Océan ,  et  partout  où 
les  Incas  ont  étendu  leur  théocratie  par 
la  force  des  armes. 

Lorsqu'on  avance  qu'on  trouve  plu- 
sieurs centaines  de  langues  dans  un  con- 
tinent dont  la  population  entière  n'égale 
pas  celle  de  la  France ,  on  considère 
comme  différentes  des  langues  qui  offrent 
les  mêmes  rapports  entre  elles,  je  ne 
dirai  pas  que  l'allemand  et  le  hoUan- 
dois,  ou  l'italien  et  l'espagnol ,  mais  que 
le  danois  et  l'allemand ,  le  chaldéen  et 
l'arabe ,  le  grec  et  le  latin.  A  mesure  que 
l'on  pénètre  dans  le  dédale  des  idiomes 
américains ,  on  reconnoit  que  plusieurs 
sont    susceptibles    d'être    groupés   par 


20  INTRODUCTION. 

familles,  tandis  qu'un  très-grand  nombre 
restent  isolés,  comme  le  basque  parmi 
les  langues  européennes  et  le  japonois 
parmi  les  langues  asiatiques.  Cet  isole- 
ment n'est  peut-être  qu'apparent;  et  l'on 
est  fondé  à  supposer  que  les  langues  qui 
semblent  résister  à  toute  classification 
ethnographique,  ont  des  rapports  soit 
avec  d'autres  qui  sont  éteintes  depuis 
long-temps ,  soit  avec  les  idiomes  de 
peuples  que  les  voyageurs  n'ont  pas 
encore  visités. 

La  plupart  des  langues  américaines , 
même  celles  dont  les  groupes  diffèrent 
entre  eux  comme  les  langues  d'origine 
germanique,  celtique  et  slave,  offrent 
ime  certaine  analogie  dans  fensemble 
de  leur  organisation  ,  par  exemple ,  dans 
la  complication  des  formes  grammati- 
cales ,  dans  les  modifications  que  subit 
le  verbe  selon  la  nature  de  son  régime 
et  dans  la  multiplicité  des  particules 
additives    (  ciffixa   et  suffîxa  ).    Cette 


INTRODUCTION.  2  7 

tendance  uniforme  des  idiomes  annonce , 
sinon  nne  communauté  d'origine ,  du 
moins  une  analogie  extrême  dans  les 
dispositions  intellectuelles  des  peuples 
américains  depuis  le  Groenland  jusqucs 
aux  terres  magellaniques. 

Des  recherches  faites  avec  un  soin 
extrême  et  d'après  une  méthode  que 
l'on  ne  suivoit  pas  jadis  dans  l'étude 
des  étymologies ,  ont  prouvé  qu'il  y  a 
un  petit  nombre  de  mots  communs  aux 
langues  des  deux  continens.  Dans  quatre- 
vingt-trois  langues  américaines  exami- 
nées par  MM.  Barton  et  Vater ,  on  en 
a  reconnu  environ  cent  soixante-dix  dont 
les  racines  semblent  être  les  mêmes;  et 
il  est  facile  de  se  convaincre  que  cette 
analogie  n'est  pas  accidentelle ,  qu'elle 
ne  repose  pas  simplement  sur  l'harmonie 
imitative ,  ou  sur  cette  égalité  de  con- 
formation dans  les  organes ,  qui  rend 
presque  identiques  les  premiers  sons  ar- 
ticulés par  les  enfans.  Sur  cent  soixante- 


28  INTRODUCTION. 

dix  mots  qui  ont  des  rnpjiorts  entre  eux, 
il  y  en  a  trois  cinquièmes  qui  rappellent 
le  mantchou,   le   tungouse,    le  mongol 
et    le   samojède  ,     et    deux   cinquièmes 
qui    rappellent  les   langues   celtique    et 
tsclioude  ,    le    basque  ,   le    copte   et   le 
Congo.    Ces    mots    ont    été    trouvés   en 
comparant  la  totalité  des  langues  amé- 
ricaines avec  la  totalité  des  langues  de 
l'ancien  monde  ;  car  nous  ne  connoissons 
jusqu'ici    aucun    idiome  de    l'Amérique 
qui,  plus  que  les  autres,  semble  se  lier 
à  un  des  groupes  nombreux  de  langues 
asiatiques,  africaines  ou  euroj^éennes.  Ce 
que  quelques  savans,  d'après  des  théo- 
ries  abstraites ,   ont   avancé   sur  la  pré- 
tendue  pauvreté  de    toutes    les  langues 
américaines  et  sur   l'extrême    imperfec- 
tion   de   leur    système  numérique  ,    est 
aussi  hasardé  que    les  assertions  sur    la 
foiblcsse  et  la  stupidité   de  l'espèce  hu- 
maine dans    le    nouveau  continent,  sur 
le   rapetissement  de  la  nature  vivante  j 


INTRODUCTION.  29 

et  sur  la  dégénéralion  des  animaux 
qui  ont  été  portés  d'un  hémisphère  à 
l'autre. 

Plusieurs  idiomes  qui  n'appartiennent 
aujourd'hui  qu'à  des  peuples  barbares, 
semblent  être  les  débris  de  langues  riches, 
flexibles  et  annonçant  une  culture  avan- 
cée. Nous  ne  discuterons  pas  si  l'élat 
primitif  de  l'espèce  humaine  a  été  un 
état  d'abrutissement ,  ou  si  les  hordes 
sauvages  descendent  de  peuples  dont  les 
facultés  intellectuelles  et  les  langues  dans 
lesquelles  ces  facultés  se  reflètent  étoient 
également  développées  :  nous  rappelle- 
rons seulement  que  le  peu  que  nous 
savons  de  l'histoire  des  Américains  tend 
à  prouver  que  les  tribus  dont  les  migra- 
tions ont  été  dirigées  du  nord  au  sud, 
offroient  déjà ,  dans  les  contrées  les  plus 
septentrionales ,  celte  variété  d'idiomes 
que  nous  trouvons  aujourd'bui  sous  la 
zone  torride.  On  peut  conclure  de  là , 
par  analogie ,  que  la  ramification  ,  ou  , 


3o  INTRODUCTIOiV. 

pour  employer  une  expression  indépen- 
daijte  de  tout  système,  que  la  mullipli- 
cité  des  langues  est  un  phénomène  très- 
ancien.  Peut-être  celles  que  nous  appelons 
américaines  n'appartiennent-elles  pas  plus 
à  l'Amérique  que  le  madjare  ou  hongrois 
et  le  tschoude  ou  finnois  n'apjjarliennent 
à  TEurope. 

On  ne  sauroit  disconvenir  que  la  com- 
paraison entre  les  idiomes  des  deux 
continens  n'a  pas  conduit  jusqu'ici  à  des 
résultats  généraux  :  mais  il  ne  faut  pas 
perdre  l'espérance  que  cette  même  étude 
ne  devienne  plus  fructueuse  lorsque  la 
sagacité  des  savans  pourra  s'exercer  sur 
un  plus  grand  nombre  de  matériaux. 
Combien  de  langues  de  l'Amérique  et  de 
TAsie  centrale  et  orientale  dont  le  méca- 
nisme nous  est  encore  aussi  inconnu  que 
celui  du  tyrlîénien ,  de  l'osque  et  du 
sabin  !  Parmi  les  peuples  c|ui  ont  disparu 
dans  fancien  monde,  il  en  est  peut-être 
plusieurs  dont  quelques  tribus  peu  nom- 


INTRODUCTION.  3 1 

breuses  se  sont  conservées  dans  les  vastes 
solitudes  de  l'Amérique. 

Si  les  langues  ne  prouvent  que  foible- 
ment  l'ancienne  communication  entre  les 
deux  mondes,  cette  communication  se 
manifeste  d'une  manière  indubitable  dans 
les  cosmogonies,  lesmonumens,  les  hié- 
roglyphes et  les  institutions  des  peuples 
de  l'Amérique  et  de  l'Asie.  J'ose  me 
flatter  que  les  feuilles  suivantes  justifie- 
ront cette  assertion,  en  ajoutant  plusieurs 
preuves  nouvelles  à  celles  qui  étoient 
connues  depuis  long-temps.  On  a  taché 
de  distinguer  avec  soin  ce  qui  indique 
une  communauté  d'origine,  de  ce  qui 
est  le  résultat  de  la  situation  analogue 
dans  laquelle  se  trouvent  les  peuples 
lorsqu'ils  commencent  à  perfectionner 
leur  état  social. 

Il  a  été  impossible  jusqu'ici  de  mar- 
quer l'époque  des  communications  entre 
les  liabitans  des  deux  mondes;  il  seroit 
téméraire  de  désigner  le  groupe  de  peuples 


32  INTRODUCTION. 

de  l'ancien  continent  avec  lequel  les  Toî- 
tèques ,  les  Aztèques  ,  les  Muyscas  ou 
les  Péruviens  offrent  le  plus  de  rapports, 
puisque  ces  rapports  se  manifestent  dans 
des  traditions,  des  monumens  et  des  usages 
qui  peut-être  sont  antérieurs  à  la  divi- 
sion actuelle  des  Asiaticpies  en  Mongols^ 
en  Hindoux,  en  Tongouses  et  en  Chinois. 
Lors  de  la  découverte  du  nouveau 
inonde,  ou,  pour  mieux  dire,  lors  de 
la  première  invasion  des  Espagnols,  les 
peuples  américains,  les  plus  avancés  dans 
la  culture ,  étoient  des  peuples  monta- 
gnards. Des  hommes  nés  dans  les  plaines 
sous  des  climats  tempérés^  avoient  suivi 
le  dos  des  Cordillères  qui  s'élèvent  à 
mesure  qu'elles  se  rapprochent  de  l'équa- 
teur.  Ils  trouvoient  dans  ces  hautes  ré- 
gions une  température  et  des  plantes  qui 
ressembloient  à  celles  de  leur  pays  natal. 
Les  facultés  se  développent  plus  faci- 
lement partout  où  l'homme,  fixé  sur  un 
sol  moins  lerlile,  et  forcé  de  lutter  contre 


INTRODUCTION.  33 

les  obstacles  que  lui  oppose  la  nature, 
ne  succombe  pas  à  cette  lutte  prolongée. 
Au  Caucase  et  dans  l'Asie  centrale,  les 
montagnes  arides  offrent  un  refuge  à  des 
peuples  libres  et  barbares.  Dans  la  partie 
ëquinoxiale  de  l'Amérique  où  des  savanes 
toujours  vertes  sont  suspendues  au-dessus 
de  la  région  des  nuages,  on  n'a  trouvé 
des  peuples  policés  qu'au  sein  des  Cor- 
dillères :  leurs  premiers  progrès  dans  les 
arts  y  étoient  aussi  anciens  que  la  forme 
bizarre  de  leurs  gouvernemens  qui  ne 
favorisoient  pas  la  liberté  individuelle. 

Le  nouveau  continent ,  de  même  que 
l'Asie  et  l'Afrique  ,  présente  plusieurs 
centres  d'une  civilisation  primitive  dont 
nous  ignorons  les  rapports  mutuels , 
comme  ceux  de  Méroé ,  du  Tibet  et  de 
la  Chine.  Le  Mexique  reçoit  sa  culture 
d'un  pays  situé  vers  le  nord;  dans  rx\mé- 
rique  méridionale,  les  grands  édifices  de 
Tiahuanaco  ont  servi  de  modèles  aux 
monumens  que  les  Incas  élevèrent  au 
I.  3 


34  i:^TRODrCTlON. 

Coiizco.  Au  milieu  des  vastes  plaines  du 
Haut -Canada,  en  Floride  et  dans  le 
désert  limité  par  l'Orénoqiie,  le  Cassi- 
quiaré  et  le  Guainia,  des  digues  d'une 
longueur  considérable  ,  des  armes  de 
bronze  et  des  pierres  sculptées,  annoncent 
que  des  peuples  industrieux  ont  habité 
jadis  ces  mêmes  contrées  que  traversent 
aujourd'hui  des  hordes  de  sauvages  chas- 
seurs. 

La  distribution  inégale  des  animaux 
sur  le  globe  a  exercé  une  grande  inlkience 
sur  le  sort  des  nations  et  sur  leur  ache- 
minement plus  ou  moins  rapide  vers  la 
civilisation.  Dans  l'ancien  continent,  la 
vie  pastorale  forme  le  passage  de  la  vie 
des  peuples  chasseurs  à  celle  des  peuples 
agricoles.  Les  ruminans,  si  faciles  à  ac- 
climater sous  toutes  les  zones ,  ont  suivi 
le  Nègre  africain  comme  le  Mongol,  le 
Malaye  et  l'homme  de  la  race  du  Cau- 
case. Quoique  plusieurs  quadrupèdes  et 
un  plus  grand  nombre  de  végétaux  soient 


ir^TRODUCTlON.  35 

communs  aux  parties  les  plus  septen- 
trionales des  deux  mondes,  l'Amérique 
ne  présente  cependant  y  dans  la  famille 
des  bœufs,  que  le  bison  et  le  bœuf  mus- 
qué, deux  animaux  difficiles  à  subju- 
guer ,  et  dont  les  femelles  ne  donnent 
que  peu  de  lait ,  malgré  la  richesse  des 
pâturages.  Le  chasseur  américain  n'étoit 
pas  préparé  à  l'agriculture  par  le  soin 
des  troupeaux  et  les  habitudes  de  la  vie 
pastorale.  Jamais  l'habitant  des  Andes 
n'a  été  tenté  de  traire  le  lama,  l'alpaca 
et  le  guanaco.  Le  laitage  étoit  jadis  une 
nourriture  inconnue  aux  Américains, 
comme  à  plusieurs  peuples  de  l'Asie 
orientale. 

Nulle  part  on  n'a  vu  le  sauvage  libre 
et  errant  dans  les  forets  de  la  zone  tem- 
pérée abandonner,  de  son  gré,  la  vie 
de  chasseur  pour  embrasser  la  vie  agri- 
cole. Ce  passage,  le  plus  difficile  et  le 
plus  important  dans  l'histoire  des  sociétés 
humaines,  ne  peut  être  amené  que  par 

5* 


36  IMllODUCTION. 

la  force  des  circonstances.  Lorsque,  dans 
leurs  migrations  lointaines,  des  hordes 
de  chasseurs,  poussées  par  d'autres  hordes 
belhqueuses,  parviennent  dans  les  })laines 
de  la  zone  équinoxiale,  l'épaisseur  des 
forets  et  une  riche  végétation  les  font 
clianger  d'habitudes  et  de  caractère.  Il  est 
des  contrées  entre  l'Orénoque ,  l'Ucajalé 
et  la  rivière  des  Amazones ,  où  l'homme 
ne  trouve  ,  pour  ainsi  dire  ,  d'espace 
libre  que  les  rivières  et  les  lacs.  Fixées 
au  sol  sur  le  bord  des  fleuves,  les  tribus 
les  plus  sauvages  environnent  leurs  ca- 
banes de  bananiers ,  de  jntropha  et  de 
quelques  autres  plantes  alimentaires. 

Aucun  fait  historique,  aucune  tradi- 
tion ne  lient  les  nations  de  l'Amérique 
méridionale  à  celles  qui  vivent  au  nord 
de  l'isthme  de  Panama.  Les  annales  de 
l'empire  mexicain  paroissent  remonter 
jusqu'au  sixième  siècle  de  notre  ère.  On 
y  trouve  les  époques  des  migrations ,  les 
causes  qui  les  ont  amenées ,  les  noms  des 


INTRODUCTION.  3'J 

cliefs  issus  de  la  famille  illustre  de  Citin, 
qui  ,  des  régions  inconnues  d'Aztlan 
et  de  Téocolhuacan ,  ont  conduit  des 
peuples  septentrionaux  dans  les  plaines 
d'x\nahuac.  La  fondation  de  Ténoch- 
titlan,  comme  celle  de  Rome,  tombe 
dans  les  temps  héroïques;  et  ce  n'est 
que  depuis  le  douzième  siècle  que  les 
annales  aztèques,  semblables  à  celles  des 
Chinois  et  des  Tibétains  ,  rapportent 
presque  sans  interruption  les  fêtes  sécu- 
laires, la  généalogie  des  rois,  les  tributs 
imposés  aux  vaincus ,  les  fondations  des 
villes,  les  phénomènes  célestes,  et  jus- 
qu'aux événemens  les  plus  minutieux 
qui  ont  influé  sur  l'état  des  sociétés 
naissantes. 

Quoique  les  traditions  n'indiquent 
aucune  liaison  directe  entre  les  peuples 
des  deux  Amériques,  leur  histoire  n'en 
offre  pas  moins  des  rapports  frappans 
dans  les  révolutions  politiques  et  reli- 
gieuses,   desquelles    date  la  civilisation 


38  INTRODUCTION. 

des  Aztèques ,  des  Muyscas  et  des  Pi'rii- 
viens.  Des  hommes  barbus  et  moins 
basanés  que  les  indigènes  d'Anahuac, 
de  Cundinamarca  et  du  plateau  du 
Couzco ,  paroissent  sans  que  Ton  puisse 
indiquer  le  lieu  de  leur  naissance.  Grands- 
pi  êtres,  législateurs,  amis  de  la  paix  et 
des  arts  qu'elle  favorise ,  ils  changent 
tout  d'un  coup  l'état  des  peuples  qui  les 
accueillent  avec  vénération.  Quetzalcoatl, 
Bochica  et  Manco-Capac  sont  les  noms 
sacrés  de  ces  êtres  mystérieux.  Quetzal- 
coalt,  vêtu  de  noir,  en  habit  sacerdotal, 
vient  de  Panuco,  des  rivages  du  golfe 
du  Mexique  ;  Bochica  ,  le  Boudha  des 
Muyscas  ,  se  montre  dans  les  hautes 
plaines  de  Bogota ,  où  il  arrive  des  sa- 
vanes situées  à  l'est  des  Cordillères.  L'his- 
toire de  ces  législateurs ,  que  j'ai  tâché  de 
développer  dans  cet  ouvrage,  est  mêlée  de 
merveilles,  de  fictions  religieuses  et  de  ces 
traits  qui  décèlent  un  sens  allégorique. 
Quelques    savans    ont    cru    reconnoitre 


INTRODUCTION.  3g 

dans   ces  étrangers  des  Européens  nau- 
fragés ,   ou   les  descendans  de  ces  Scan- 
dinaves qui,  depuis  le  onzième  siècle, 
ont  visité  le  Groenland ,   Terre-Neuve , 
et  peut-être  même  la  Nouvelle -Ecosse; 
mais ,  pour  peu  que  l'on  réfléchisse  sur 
l'époque  des    premières   migrations  tol- 
tèques,  sur  les  institutions  monastiques, 
les  symboles  du  culte  ,  le  calendrier  et 
la  forme  des  monumens  de  Cholula ,  de 
Sogamozo  et  du  Couzco ,  on  conçoit  que 
ce  n'est  pas  dans  le  nord  de  l'Europe  que 
Quetzalcoatl,  Bochica   et  IManco-Capac 
ont  puisé  leur  code  de  lois.  Tout  semble 
nous  porter  vers  l'Asie  orientale,    vers 
des  peuples  qui  ont  été  en  contact  avec 
les  Tibétains,  les  Tartares  Shamanistes, 
et  les  Ainos  barbus  des  iles  de  Jesso  et 
de  Sachalin. 

En  employant  dans  le  cours  de  ces 
recherches  les  mots  monumens  du  nou- 
veau monde ,  progrès  dans  les  arts  du 
dessin  y  culture  intellectuelle ,  je  n'ai 


/|0  INTRODUCTION. 

pas  voulu  désigner  un  état  de  choses  qui 
indique  ce  qu'on  appelle  un  peu  vague- 
ment une  civilisation  très-avancée.  Rien 
n'est  plus  diffî*  ile  que  de  com])arer  des 
nations  qui  ont  suivi  des  routes  diffé- 
rentes dans  leur  perfeciionnement  social. 
Les  Mexicains  et  les  Péruviens  ne  sau- 
roient  être  jugés  d'après  des  principes 
puisés  dans  Vhisloire  des  peuples  que  nos 
études  nous  rajipellent  sans  cesse.  Ils 
s'éloignent  autant  des  Grecs  et  des  Ro- 
mains qu'ils  se  ra])prochentdes  Etrusques 
et  des  Tibétains.  Chez  les  Péruviens  , 
un  gouvernement  théocratique  ,  tout  en 
favorisant  les  progrès  de  l'industrie  ,  les 
travaux  publics,  et  tout  ce  qui  indique, 
pour  ainsi  dire,  une  civilisation  en  masse, 
entravoit  le  développement  des  facultés 
individuelles.  Chez  les  Grecs ,  au  con- 
traire ,  avant  le  temps  de  Périclès  ,  ce 
développement  si  libre  et  si  rapide  ne 
répondoit  pas  aux  progrès  lents  de  la 
civilisation  en  masse.  L'empire  des  Incas 


INTRODUCTION.  4t 

rcssembloit  à  un-  grand  établissement 
monastique,  dans  lequel  éloil  prescrit, 
à  chiique  membre  de  la  congrégation, 
ce  qu'il  devoit  faire  pour  le  bien  commun. 
En  étudiant  sur  les  lieux  ces  Péruviens 
qui,  à  travers  des  siècles,  ont  conservé 
leur  physionomie  nationale,  on  apprend 
à  apprécier  à  sa  juste  valeur  le  code  des 
lois  de  Manco-Capac  et  les  effets  qu'il  a 
produits  sur  les  mœurs  et  sur  la  félicité 
publique.  Il  y  avoit  une  aisance  générale 
et  peu  de  bonheur  privé  ;  plus  de  rési- 
gnation aux  décrets  du  souverain  que 
d'amour  pour  la  patrie;  une  obéissance 
passive  sans  courage  pour  les  entreprises 
hardies 5  un  esprit  d'ordre  qui  régloit 
minutieusement  les  actions  les  plus  in- 
différentes de  la  vie ,  et  point  d'étendue 
dans  les  idées ,  point  d'élévation  dans 
le  caractère.  Les  institutions  politiques 
les  plus  compliquées  que  présente  l'his- 
toire de  la  société  humaine  avoient  étouffé 
le  germe  de  la  liberté  individuelle;  et  le 


42  INTRODUCTION. 

fondateur  de  l'empire  du  Couzco,  en  se 
flattant  de  pouvoir  forcer  les  hommes  à 
être  heureux ,  les  avoit  réduits  à  l'état 
de  simples  machines.  La  théocratie  péru- 
vienne étoit  moins  oppressive  sans  doute 
que  le  gouvernement  des  rois  mexicains  ; 
mais  l'un  et  l'autre  ont  contribué  à 
donner  aux  monumens ,  au  culte  et  à 
la  mythologie  des  deux  peuples  monta- 
gnards ,  cet  aspect  morne  et  sombre  qui 
contraste  avec  les  arls  et  les  douces  fic- 
tions des  peuples  de  la  Grèce. 


*aris,  au  mois  d'avril  i8i3. 


VUES  PITTORESQUES 

DES  CORDILLÈRES, 

ET  MONLMENS  DES  PEUPLES  INDIGÈNES 
DE  L'AMÉRIQUE. 


J_j  E  s  monuniens  des  nations  dont  nous 
sommes  séparés  par  un  long  intervalle  de 
siècles,  peuvent  fixer  notre  intérêt  de  deux 
manières  très-différentes.  Si  les  ouvrages  de 
l'art  parvenus  jusqu'à  nous  appartiennent  à 
des  peuples  dont  la  civilisation  a  été  très- 
avancée,  c'est  par  l'harmonie  et  la  beauté 
des  formes  ,  c'est  par  le  génie  avec  lequel  ils 
sont  conçus  qu'ils  excitent  notre  admiration. 
Le  buste  d'Alexandre,  trouvé  dans  les  jardins 
des  Pisons,  serait  regardé  comme  un  reste 
précieux  de  l'antiquité,  quand  même  l'ins- 
cription n'indiquerait  pas  qu'il  nous  retrace 
les  traits  du  vainqueur  d'Arbèle.  Une  pierre 
gravée,    une  médaille  des  beaux  temps  de 


44  VT.IKS  DES  CORDILLÈRES, 

la  Grèce,  intéressent  l'ami  des  arts  par  la 
sévérité  du  style,  par  le  fini  de  l'exécution, 
lors  même  qu'aucune  légende  ,  qu'aucun 
monogramme  ne  rattache  ces  objets  à  une 
époque  déterminée  de  l'histoire.  Tel  est  le 
privilège  de  ce  qui  a  été  produit  sous  le  ciel 
de  l'Asie  mineure,  et  d'une  partie  de  l'Europe 
australe. 

Au  contraire,  les  monumens  des  peuples 
qui  ne  sont  point  parvenus  à  un  haut  degré 
de  culture  intellectuelle,  ou  qui,  soit  par  des 
causes  religieuses  et  politiques,  soit  par  la 
nature  de  leur  organisation ,  ont  paru  moins 
sensibles  à  la  beauté  des  formes,  ne  peuvent 
être  considérés  que  comme  des  monumens 
historiques.  C'est  à  cette  classe  qu'appar- 
tiennent les  restes  de  sculpture  répandus  dans 
les  vastes  contrées  qui  s'étendent  depuis  les 
rives  de  l'Euphrate  jusqu'aux  côtes  orien- 
tales de  l'Asie.  Les  idoles  du  Tibet  et  de 
rindostan,  celles  qu'on  a  trouvées  sur  le  pla- 
teau central  de  la  Mongolie,  fixent  nos  re- 
gards, parce  qu'elles  jettent  du  jour  sur  les 
anciennes  communications  des  peuples,  et 
sur  l'origine  commune  de  leurs  traditions 
mythologiques. 


ET  MOIVUMENS  DE  l'aMÉUIOUE.  4^ 

Les  ouvrages  les  plus  grossiers ,  les  formes 
les  plus  bizarres ,  ces  masses  de  rocliers 
sculptés,  qui  n'imposent  que  par  leur  gran- 
deur et  par  la  liante  antiquité  qu'on  leur  at- 
tribue ,  les  pyramides  énormes  qui  annoncent 
le  concours  d'une  multitude  d'ouvriers;  tout 
se  lie  à  l'étude  philosophique  de  l'histoire. 

C'est  par  ce  même  lien  que  les  foibles 
restes  de  l'art,  ou  plutôt  de  l'industrie  des 
peuples  du  nouveau  continent,  sont  dignes 
de  notre  attention.  Persu;»dé  de  cette  vérité, 
j'ai  réuni  ,  pendant  mes  voyages  ,  tout  ce 
qu'une  active  curiosité  a  pu  me  l'aire  décou- 
vrir diins  des  pa\s  où  ,  pendant  des  siècles  de 
barbarie,  l'intolérance  a  détruit  presque  tout 
ce  qui  lenoit  aux  mœurs  et  au  cidle  des  an- 
ciens habitans  ;  où  l'on  a  démoli  des  édifices 
pour  en  arracher  des  pierres  ou  pour  y  cher- 
cher des  trésors  cachés. 

Le  rapprochement  que  je  me  propose  de 
faire  entre  les  ouvrages  de  l'art  du  Mexique 
et  du  Pérou,  et  ceux  de  l'ancien  monde, 
répandra  quelque  intérêt  sur  mes  recherches 
et  sur  l'Allas  pittoresque  qui  en  contient  les 
résultats.  Eloigné  de  tout  esprit  de  système, 
j'indiquerai  les  analogies  qui  se  présentent 


46  VUKS   DES  CORDILLÈRES, 

naturellement,  en  dislinfjiiant  celles  qui  pa- 
roissent  prouver  une  identité  de  race,  de  celles 
qui  ne  lienneal  probahlcnient  qu'à  des  causes 
intérieures,  à  celte  ressemblance  qu'offrent 
tous  les  peuples  dans  le  développement  de 
leurs  facultés  intellectuelles.  Je  dois  me  borner 
ici  à  une  description  succincte  des  objets  re- 
présentés dans  les  gravures.  Les  conséquences 
auxquelles  paroît  conduire  l'ensemble  de  ces 
monumens  ne  peuvent  être  discutées  que  dans 
la  relation  du  vojage.  Les  peuples  auxquels 
on  attribue  ces  édifices  et  ces  scupltures  exis- 
tant encore ,  leur  physionomie  et  la  connois- 
sance  de  leurs  mœurs  serviront  à  éclaircir 
l'histoire  de  leurs  migrations. 

Les  recherches  sur  les  monumens  élevés 
par  des  nations  à  demi-barbares,  ont  encore 
un  autre  intérêt  qu'on  pourrait  nommer  psj- 
colof^ique  :  elles  offrent  à  nos  jeux  le  tableau 
de  la  marche  uniforme  et  progressive  de  l'es- 
prit humain.  Les  ouvrages  des  premiers  habi- 
tans  du  Mexique  tiennent  le  milieu  entre  ceux 
des  peuples  scjthes  et  les  monumens  antiques 
de  rindostan.  Quel  spectacle  imposant  nous 
offre  le  génie  de  l'homme ,  parcourant  l'espace 
qu'il  j  a  depuis  les  tombeaux  de  Tinian  et  les 


ET  MOKUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  4^ 

Statues  de  l'île  de  Pâques,  jusqu'aux  monii- 
mens  du  temple  mexicain  de  Mitla  ;  et  depuis 
les  idoles  informes  que  renfermoit  ce  temple, 
jusqu'aux  cbefs-d'œuvres  du  ciseau  de  Praxi- 
tèle et  de  Ljsippe  ! 

Ne  nous  nous  étonnons  pas  de  la  grossièreté 
du  style  et  de  l'incorrection  des  contours  dans 
les  ouvrages  des  peuples  de  l'Amérique.  Sé- 
parés peut-être  de  bonne  heure  du  reste  du 
genre  humain ,  errans  dans  un  pays  où  l'homme 
a  dû  lutter  long- temps  contre  une  nature  sau- 
vage et  toujours  agitée,  ces  peuples,  livrés  à 
eux-mêmes ,  n'ont  pu  se  développer  qu'avec 
lenteur.  L'est  de  l'Asie ,  l'occident  et  le  nord 
de  l'Europe ,  nous  offrent  les  mêmes  phéno- 
mènes. En  les  indiquant,  je  n'entreprendrai 
pas  de  prononcer  sur  les  causes  secrètes  par 
lesquelles  le  germe  des  beaux  arts  ne  s'est 
développé  que  sur  une  très-petite  partie  du 
globe.  Combien  de  nations  de  l'ancien  con- 
tinent ont  vécu  sous  un  climat  analogue  à 
celui  de  la  Grèce  ,  entourées  de  tout  ce  qui 
peut  émouvoir  l'imagination,  sans  s'élever  au 
sentiment  de  la  beauté  des  formes,  sentiment 
qui  n'a  présidé  aux  arts  que  là  où  ils  ont  été 
lécondés  par  le  génie  des  Grecs  ! 


48  VUES  DES  CORDILLÈRES  , 

Ces  considérations  suffisent  pour  marquer 
le  Inil  que  je  me  suis  proposé  en  publiant 
ces  lVaf]rniens  de  monumens  amciicains.  Leur 
étude  peut  devenir  utile  comme  celle  des 
langues  les  plus  imparfaites,  qui  intéressent 
non  seulement  par  leur  analog-ie  avec  des 
la  T^nies  connues,  mais  encore  par  la  relation 
intime  qui  existe  entre  leur  structure  et  le 
degré  d'intelligence  de  l'homme  plus  ou  moins 
éloisrné  de  la  civilisation. 

En  présentant  dans  un  même  ouvrage  les 
monumens  grossiers  des  peuples  indigènes  de 
l'Amérique  et  les  vues  pittoresques  du  pays 
montueux  que  ces  peuples  ont  habité ,  je  crois 
réunir  des  objels  dont  les  rapports  n'ont  pas 
échappé  à  la  sagacité  de  ceux  qui  se  livrent 
à  l'étude  philosophique  de  l'esprit  humain. 
Quoique  les  mœurs  des  nations,  le  dévelop- 
pement de  leurs  facultés  intellectuelles,  le 
caractère  particulier  empreint  dans  leurs  ou- 
vrages, dépendent  à  la  fois  d'un  grand  nombre 
de  causes  qui  ne  sont  pas  purement  locales, 
on  ne  sauroit  douter  que  le  climat,  la  confi- 
guration du  sol,  la  physionomie  des  végétaux. 
l'aspect  d'une  nature  riante  ou  sauvage,  n'in- 
fluent sur  le  progrès  des  arls  et  sur  le  style 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  ^9 

qui  distingue  leurs  productions.  Cette  in- 
fluence est  d'autant  plus  sensible  que  l'homme 
est  plus  éloigné  de  la  civilisation.  Quel  con- 
traste entre  l'architecture  d'un  peuple  qui  a 
habité  de  vastes  et  ténébreuses  cavernes,  et 
celle  de  ces  hordes  long-temps  nomades ,  dont 
les  monumens  hardis  rappellent,  dans  le  fût 
des  colonnes,  les  troncs  élancés  des  palmiers 
du  désert  î  Pour  bien  connoître  l'origine  des 
arts ,  il  faut  étudier  la  nature  du  site  qui  les 
a  vus  naître.  Les  seuls  peuples  américains 
chez  lesquels  nous  trouvons  des  monumens 
remarquables,  sont  des  peuples  montagnards. 
Isolés  dans  la  région  des  nuages,  sur  les  pla- 
teaux les  plus  élevés  du  globe,  entourés  de 
volcans  dont  le  cratère  est  environné  de 
glaces  éternelles,  ils  ne  paroissent  admirer, 
dans  la  solitude  de  ces  déserts,  que  ce  qui 
frappe  l'imagination  par  la  grandeur  des 
masses.  Les  ouvrages  qu'ils  ont  produits 
portent  l'empreinte  de  la  nature  sauvage  des 
Cordillères. 

Une  partie  de  cet  Atlas  est  destinée  à  faire 
connoître  les  grandes  scènes  que  présente 
cette  nature.  On  s'est  moins  attaché  à  peindre 
celles  qui  produisent  un  effet  pittoresque  qu'à 

4 


5o  TUES  DES  CORDILLÈRES, 

représenter  exaclemenl  les  contours  des  mon- 
tagnes, les  vallées  dont  leurs  flancs  sont  sil- 
lonnés, et  les  cascades  imposantes  formées 
par  la  cliute  des  lorrens.  Les  Andes  sont  à  la 
chaîne  des  hautes  Alpes  ce  que  ces  der- 
niers sont  à  la  chaîne  des  Pyrénées,  Ce  que 
j'ai  vu  de  romantique  ou  de  grandiose  sur  les 
bords  de  la  Saverne,  dans  l'Allemagne  sep- 
tentrionale, dans  les  monts  Euganéens,  dans 
la  chaîne  centrale  de  l'Europe,  sur  la  pente 
rapide  du  volcan  de  Ténériffe  ;  tout  se  trouve 
réuni  dans  les  Cordillères  du  nouveau  monde. 
Des  siècles  ne  suffiroient  pas  pour  observer 
les  beautés  et  pour  découvrir  les  merveilles 
que  la  nature  y  a  prodiguées  sur  une  étendue 
de  deux  mille  cinq  cents  lieues,  depuis  les 
montagnes  granitiques  du  détroit  de  Magellan 
jusqu'aux  cotes  voisines  de  l'Asie  orientale. 
Je  croirai  avoir  atteint  mon  but,  si  les  foibles 
esquisses  que  contient  cet  ouvrage  excitent 
des  voyageurs,  amis  des  arts,  à  visiter  les 
régions  que  j'ai  parcourues  ,  pour  retracer 
fidèlement  ces  sites  majestueux ,  qui  ne 
peuvent  être  comparés  à  ceux  de  l'ancien 
Continent. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  5l 

s 

PLANCHES  I   ET   IL' 

Buste  d'une  Prêtresse  aztèque. 

J'ai  placé  à  la  tête  de  mon  Atlas  pittoresque 
un  reste  précieux  de  la  sculpture  aztècpie. 
C'est  un  buste  en  basalte  conserve  à  Mexico 
dans  le  cabinet  d'un  amateur  éclairé,  M.  Dupé, 
capitaine  au  service  de  Sa  Majesté  Catho- 
lique. Cet  officier  instruit,  qui,  dans  sa  jeu- 
nesse, a  puisé  le  goût  des  arts  en  Italie,  a 
fait  plusieurs  voyages  dans  l'intérieur  de  la 
Nou^  elle -Espagne,  pour  étudier  les  monu- 
mens  mexicains.  Il  a  dessiné^  avec  un  soin 
particulier ,  les  reliefs  de  la  pyramide  de 
Papantla,  sur  laquelle  il  pourroit  publier  un 
ouvrage  très-curieux. 

Le  buste,  représenté  dans  sa  grandeur  na- 
turelle, et  de  deux  côtés  (PI.  i  et  ii),  frappe 
surtout  par  une  espèce  de  coiffe  qui  a  quelque 
ressemblance  avec  le  voile  ou  calantica  des 
têtes  dlsis,  des  Sphinx,  des  Antinous  et  d'un 
grand  nombre  d'autres  statues  égyptiennes. 
Il  faut  observer  cependant  que,  dans  le  voile 

»  PI.  I  de  l'édition  in-8". 

4^ 


52  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

cg-yplien,  les  deux  bouts  qui  se  prolongent 
au-dessous  des  oreilles ,  sont  le  plus  souvent 
Irès-minces ,  et  plies  transversalement.  Dans 
une  statue  d'Apis,  qui  se  trouve  au  musée 
Capilolin  ,  les  bouts  sont  convexes  par- 
devant,  et  striés  longitudinalement ,  tandis 
que  la  partie  postérieure,  celle  qui  touche 
le  col,  est  plane  et  non  arrondie  comme 
dans  la  coiffe  mexicaine.  Cette  dernière  pré- 
sente la  plus  grande  analogie  avec  la  draperie 
striée  qui  entoure  les  têtes  enclavées  dans  les 
oîiapiteaux  des  colonnes  de  Tentyris ,  comme 
on  peut  s'en  convaincre  en  consultant  les 
dessins  exacts  que  M.  Denon  en  a  donnés  dans 
son  Voyage  en  Egypte  '. 

Peut-être  les  bourrelets  cannelés  qui,  dans 
l'ouvrage  mexicain  ,  se  prolongent  vers  les 
épaules ,  sont-ils  des  masses  de  cheveux  sem- 
blables aux  tresses  que  l'on  voit  dans  une 
statue  d'Isis,  ouvrage  grec  qui  est  placé  dans 
la  bibliothèque  de  la  Villa-Ludovisi,  à  Rome. 
Cet  arrangement  extraordinaire  des  cheveux 
frappe  surtout  dans  les  revers  du  buste  gravé 
sur  la  seconde  Planche ,  et  qui  présente  une 

*  Denon,  Voyage,  pi.  Sg,  4o,  60  (u".  7  el  8). 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  55 

énorme  bourse  attacliée  au  milieu  par  un 
nœud.  Le  célèbre  Zoega  ,  que  la  mort  vient 
d'enlever  aux  sciences,  m'a  assuré  avoir  vu 
une  bourse  tout-à  fait  semblable,  dans  une 
petite  statue  d'Osiris ,  en  bronze,  au  musée 
du  cardinal  Borgia ,  à  Veletri. 

Le  front  de  la  prétresse  aztèque  est  orné 
d'une  rangée  de  perles  qui  bordent  un  ban- 
deau très-étroit.  Ces  perles  n'ont  été  obser- 
vées dans  aucune  statue  de  l'Egypte.  Elles 
indiquent  les  communications  qui  existoient 
entre  la  ville  de  Ténochtillan ,  l'ancien  Mexico, 
et  les  côtes  de  la  Californie ,  où  l'on  en  péchoit 
un  très-grand  nombre.  Le  col  est  enveloppé 
d'un  mouchoir  triangulaire,  auquel  pendent 
vingt -deux  grelots  ou  glands,  placés  avec 
beaucoup  de  symétrie.  Ces  grelots,  comme 
la  coiffe,  se  retrouvent  dans  un  grand  nombre 
de  statues  mexicaines,  dans  des  bas-reliefs  et 
des  peintures  hiéroglyphiques.  Ils  rappellent 
les  petites  pommes  et  les  fruits  de  grenade 
qui  étoient  attachés  ù  la  robe  du  grand-prêlre 
des  Hébreux. 

Sur  le  devant  du  buste,  et  à  un  demi- 
décimètre  de  hauteur  au-dessus  de  sa  base, 
on  remarque  de  chaque  coté  les  doigts  du 


54  VUES  DES  COnDILLÈRES, 

pied ,  mais  il  n'y  a  pas  de  mains,  ce  qui  in- 
dique l'enfance  de  l'art.  On  croit  reconnoître, 
sur  le  revers,  que  la  figure  est  assise  ou  même 
accroupie.  Il  y  a  lieu  de  s'étonner  que  les 
yeux  soient  sans  pupilles,  tandis  qu'on  les 
trouve  indiquées  dans  le  bas-relief  découvert 
récemment  à  Oaxaca.   (PI.  xi.  ) 

Le  basalte  de  cette  scuplture  est  très-dur  et 
d'un  beau  noir;  c'est  du  vrai  basalte  auquel 
sont  mêlés  quelques  grains  de  péridot,  et  non 
de  la  pierre  lydique  ou  du  porphyre  à  base 
de  griinstein,  que  les  antiquaires  appellent 
communément  basalte  égyptien.  Les  plis  de 
la  coiffe,  et  surtout  les  perles,  sont  d'un 
grand  fini ,  quoique  l'artiste ,  dépourvu  de 
ciseaux  d'acier,  et  travaillant  peut-être  avec 
les  mêmes  outils  de  cuivre  mêlé  d'étain ,  que 
j'ai  rapportés  du  Pérou ,  ait  du  trouver  d© 
grandes  difficultés  dans  l'exécution. 

Ce  buste  a  été  dessiné  très-exactement ,. 
sous  les  yeux  de  M.  Dupé,  par  un  élève  de 
l'académie  de  peinture  de  Mexico.  Il  ao"',58 
de  hauteur,  sur  o"',i9  de  largeur.  Je  lui  ai 
laissé  la  dénomination  de  Busle  d'une  Prê- 
tresse qu'on  lui  donne  dans  le  pays.  Il  se 
pourroit  cependant  qu'il  représentât  quelque 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.      65 

divinité  mexicaine ,  et  qu'il  eiit  été  placé 
originairement  parmi  les  Dieux  pénates.  La 
coifFe  et  les  perles  qui  se  retrouvent  dans 
ime  idole  découverte  dans  les  ruines  de  Tez- 
cuco,  et  que  j'ai  déposée  au  cabinet  du  roi 
de  Prusse,  à  Berlin,  autorisent  celte  conjec^ 
ture  :  l'ornement  du  col  et  la  forme  non 
monstrueuse  de  la  tête  rendent  plus  pro- 
J3able  que  le  buste  représente  simplement 
une  femme  aztèque.  Dans  cette  dernière  sup- 
position, les  bourrelets  cannelés  qui  se  pro- 
longent vers  la  poitrine,  ne  pourroient  être 
des  tresses,  car  le  grand-prètre  ou  Tepan- 
teohuatzin  coupoit  les  cheveux  aux  vierges 
qui  se  dévouaient  au  service  du  temple. 

Une  certaine  ressemblance  entre  le  calan- 
tlca  des  tètes  d'Isis  et  la  coiffe  mexicaine ,  les 
pyramides  à  plusieurs  assises _,  analogues  à 
celles  du  Fayoum  et  de  Salcharah ,  l'usage 
fréquent  de  la  peinture  hiéroglyphique  ,  les 
cinq  jours  complémentaires  ajoutés  à  la  fin  de 
l'année  mexicaine,  et  qui  rappellent  les épa- 
gomèmes  de  l'année  memphitique,  offrent 
des  points  de  ressemblance  assez  remarquables 
entre  les  peuples  du  nouveau  et  de  l'ancien 
continent.    Nous    sommes    cependant    bien 


56  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

éloignés  de  nous  livrer  à  des  hypothèses  qui 
seroient  aussi  va<:;'ues  et  aussi  hasardées  que 
celles  par  lesquelles  on  a  fait  des  Chinois  une 
colonie  de  l'Egyple,  et  de  la  langue  basque 
un  dialecte  de  l'hébreu.  La  plupart  de  ces 
analogies  s'évanouissent  dès  que  l'on  examine 
les  faits  isolément.  L'année  mexicaine ,  par 
exemple,  malgré  ses  épagomènes,  diffère  tota- 
lement de  celle  des  Egyptiens.  Un  grandgéo- 
mètre  ,qui  a  bien  voulu  examinerles  fragmens 
que  j'ai  rapportés,  a  reconnu,  par  l'intercala- 
tion  mexicaine,  que  la  durée  de  l'année  tropi- 
que des  Aztèques  est  presque  identique  avec  la 
durée  trouvée  parles  astronomes  d'Almamon  '. 
En  remontant  aux  temps  les  plus  reculés, 
l'histoire  nous  indique  plusieurs  centres  de 
civilisation  ,  dont  nous  ne  connoissons  pas  les 
rapports  mutuels,  tels  que  Méroé,  l'Egypte, 
les  bords  de  l'Euphrale ,  l'Indostan  et  la 
Chine.  D'autres  foyers  de  lumières  ,  encore 
plus  anciens,  étoient  placés  peut-être  sur  le 
plateau  de  l'Asie  centrale;  et  c'est  au  reflet  de 
ces  derniers  que  l'on  est  tenté  d'attribuer  le 
commencement  de  la  civilisation  américaine. 

'  Laplace,  Exposition   du   Système  du  Monde, 
3."  édit. ,  p.  554. 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  67 


PLANCHE   III. 


Vue  de  la  grande  Place  de  Mexico, 


La  ville  de  Ténochtillan,  capitale  d'Ana- 
huac  ,  fondée,  l'an  i325,  sur  un  petit  groupe 
d'Ilots  situé  dans  la  partie  occidentale  du  lac 
salé  de  Tezcuco,  fut  totalement  détruite  pen- 
dant le  siège  qu'en  firent  les  Espagnols,  en 
1621,  et  qui  dura  soixante-quinze  jours.  La 
nouvelle  ville,  qui  compte  près  de  cent  qua- 
rante mille  habitans,  a  été  reconstruite  par 
Cortez,  sur  les  ruines  de  l'ancienne,  en  sui- 
vant les  mêmes  alignemens  des  rues;  mais 
les  canaux  qui  traversoient  ces  rues  ont  été 
comblés  peu  à  peu ,  et  Mexico ,  singulière- 
ment embelli  par  le  vice-roi  comte  RevilJa- 
gigedo,  est  aujourd'hui  comparable  aux  plus 
belles  villes  de  l'Europe.  La  grande  place , 
représentée  dans  la  troisième  Planche ,  est  io 
site  qu'occupoit  jadis  le  grand  temple  de 
Mexitli,  qui,  comme  tous  les  tcocallis  ou 
maisons  des  dieux  mexicains,  étoit  un  édifice 
pyramidal,  analogue  au  monument  babylonien 


58  VUIÎS  DES  CORDILLÈRES  , 

dédié  à  Jupiter  Bélus.  On  voit  à  droite  le 
palais  du  \ice-roi  de  la  Nouvelle-Espagne ^ 
édifice  d'une  architecture  simple,  appartenant 
orig-inairement  à  la  famille  des  Gortez ,  qui 
est  celle  du  marquis  de  la  Vallée  cVOaxacaj 
duc  de  Monte  Leone.  Au  milieu  de  la  «ravure 
se  présente  la  cathédrale  ,  dont  une  partie 
(  el  sagrario  )  est  dans  l'ancien  stvle  indien 
ou  moresque,  vulgairement  appelé  gothique. 
C'est  derrière  cette  coupole  du  sagrario  j 
au  coin  de  la  rue  del  Indio  triste  et  de  celle 
de  Tacuba,  que  se  trouvoit  jadis  le  palais  du 
roi  Axajacatl ,  dans  lequel  Montezuma  logea 
les  Espagnols,  lors  de  leur  arrivée  à  Ténoch- 
litlan.  Le  palais  de  Montezuma  même  éloit 
à  droite  de  la  cathédrale,  vis-à-vis  le  palais 
actuel  du  vice-roi.  J'ai  cru  utile  d'indiquer 
ces  localités,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  sans 
intérêt  pour  ceux  qui  s'occupent  de  l'histoire 
de  la  conquête  du  Mexique. 

La  Plaza  major  y  qu'il  ne  faut  pas  con- 
fondre avec  le  grand  marché  de  Tlatelolco , 
décrit  par  Cortez  dans  ses  lettres  à  l'empereur 
Charles -Quint,  est  ornée,  depuis  l'année 
1800,  de  la  statue  équestre  du  roi  Charles  IV, 
exécutée  aux  frais  du  vice -roi  marquis  de 


ET  MONUMENS  DE  l' AMÉRIQUE.  5c) 

Branciforte.  Cette  statue  en  bronze  est  d'une 
grande  pureté  de  style,  et  de  la  plus  belle 
exécution  :  elle  a  été  dessinée ,  modelée , 
fondue  et  placée  par  le  même  artiste  ,  Don 
Manuel  Toisa ,  natif  de  Valence ,  en  Espagne , 
et  directeur  de  la  classe  de  sculpture  de  l'aca- 
démie des  beaux-arts  à  Mexico.  On  ne  sait  ce 
qu'on  doit  le  plus  admirer,  ou  du  talent  de 
cet  artiste ,  ou  du  courage  et  de  la  persévé- 
rance qu'il  a  déplovés,  dans  un  pajs  où  tout 
restoit  à  créer,  et  dans  lequel  il  lui  a  fallu 
Taincre  les  obstacles  les  plus  multipliés.  Ce 
bel  ouvrage  a  réussi  dès  la  première  fonte. 
La  statue  pèse  près  de  vingt-trois  mille  kilo- 
grammes ;  sa  hauteur  excède  de  deux  déci- 
mètres celle  de  la  statue  équestre  de  Louis  XIY, 
qui  étoit  à  la  place  Vendôme,  à  Paris.  On  a 
eu  le  bon  goût  de  ne  pas  dorer  le  cheval;  on 
s'est  contenté  de  l'enduire  d'un  vernis  de  cou- 
leur olivâtre,  qui  tire  sur  le  brun.  Comme 
les  édifices  qui  entourent  la  place  sont  en 
général  peu  élevés  ,  on  voit  la  statue  projetée 
contre  le  ciel;  circonstance  qui,  sur  le  dos 
des  Cordillères ,  où  l'atmosphère  est  d'un 
bleu  très-foncé,  produit  l'effet  le  plus  pitto- 
resque. J'ai  assisté  au  transport  de  cette  masse 


6o  VUE»  DES  CORDILLÈRES, 

énorme,  depuis  l'endroit  de  sa  fonte  jusqu'à 
la  Plaza  major.  Elle  a  traversé  une  distance 
d'environ  seize  cents  mètres,  en  cinq  jours. 
Les  moyens  mécaniques  que  M.  Toisa  a 
employés  pour  l'élever  sur  le  piédestal  d'un 
beau  marbre  mexicain,  sont  très-ingénieux, 
et  mérileroient  une  description  détaillée. 

La  grande  place  de  Mexico  est  aujourd'hui 
d'une  forme  irrégulière,  depuis  que,  contre 
le  plan  de  Cortez,  on  y  a  construit  le  carré 
qui  renferme  les  boutiques  du  Parian.  Pour 
éviter  l'apparence  de  cette  irrégularité,  on  a 
jugé  nécessaire  de  placer  la  statue  équestre, 
que  les  Indiens  ne  connoissent  que  sous  le 
nom  du  grand  cheval j  dans  une  enceinte  par- 
ticulière. Cette  enceinte  est  pavée  en  carreaux 
de  porphyre,  et  élevée  de  plus  de  quinze  dé- 
cimètres au-dessus  du  niveau  des  rues  adja- 
centes. L'ovale ,  dont  le  grand  axe  est  de  cent 
mètres,  est  entouré  de  quatre  fontaines,  et 
fermé,  au  grand  déplaisir  des  indigènes,  par 
quatre  portes,  dont  les  grilles  sont  ornées  en 
bronze. 

La  gravure  que  je  publie  est  la  copie  fidèle 
d'un  dessin  fait ,  dans  des  dimensions  plus 
grandes ,  par  M.  Ximcno ,  artiste  d'un  talent 


ET    MONUMENS    DE    l'aiMÉRTQUE.  6i 

^distingué ,  et  direcleur  de  la  classe  de  pein- 
ture à  l'académie  de  Mexico.  Ce  dessin  offre , 
dans  les  figures  placées  hors  de  l'enceinte, 
le  costume  des  Guachinangos ,  ou  du  bas 
peuple  mexicain  ". 

1  Voyez  mon  Essai  politique  sur  le  royaume  de  la 
Nouvelle-Espagne,  Vol.  il,  p.  12  et  1 36  de  i'éd.  in-S", 


X. 


02  VUES   DES  CORDILLÈRES  , 

PLANCHE   IV.' 

Ponts  naturels  d'Iconon^o, 

Parmi  les  scènes  majestueuses  et  variées 
que  présentent  les  Cordillères  ,  les  vallées 
sont  ce  qui  frappe  le  plus  l'imagination  du 
voyag"eur  européen.  L'énorme  hauteur  des 
montagnes  ne  peut  être  saisie  en  entier  qu'à 
une  distance  considérable  ,  et  lorsqu'on  se 
trouve  placé  dans  ces  plaines  qui  se  pro- 
longent depuis  les  cotes  jusqu'au  pied  de  la 
chaîne  centrale.  Les  plateaux  qui  entourent 
les  cimes  couvertes  de  neiges  perpétuelles, 
sont  la  plupart  élevés  de  deux  mille  cinq 
cents  à  trois  mille  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  l'Océan.  Cette  circonstance  diminue,  jus- 
qu'à un  certain  point ,  l'impression  de  g-ran- 
deur  que  produisent  les  masses  colossales  du 
Chimborazo,  du  Cotopaxi  et  de  l'Antisana, 
vues  des  plateaux  de  fliobamba  et  de  Quito. 
Mais  i!  n'en  est  point  des  vallées  comme  des 
montagnes.  Plus  profondes  et  pi  us  étroites 
que  celles  des  Alpes  et   des  Pyrénées ,    les 

'  PI.  II  Ue  l'édUion  in-S". 


/y,  //, 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉIiIQUE.  G5 

vallées  des  Cordillères  offrent  les  sites  les 
plus  sauvages  et  les  plus  propres  à  remplir 
l'âme  d'admiration  et  d'effroi.  Ce  sont  des 
crevasses  dont  le  fond  et  les  bords  sont  ornés 
d'une  végétation  vigoureuse,  et  dont  souvent 
la  profondeur  est  si  grande ,  que  le  Vésuve 
et  le  Puj-de-Dome  pourroient  y  être  placés 
sans  que  leur  cime  dépassât  le  rideau  des  mon- 
tagnes les  plus  voisines.  Les  voyages  intéres- 
sans  de  M.  Ramond  ont  fait  connoître  la  vallée 
d'Ordesa,  qui  descend  du  Mont-Perdu,  et 
dont  la  profondeur  moyenne  est  de  près  de 
neuf  cents  mètres  (  quatre  cent  cinquante- 
neuf  toises).  En  voyageant  sur  le  dos  des 
Andes,  de  Pasto  à  la  Filla  de  I barra ,  et 
en  descendant  de  Loxa  vers  les  bords  de  la 
rivière  des  Amazones,  nous  avons  traversé, 
M.  Bonpland  et  moi,  les  fameuses  crevasses 
de  Chota  et  de  Cutaco,  dont  l'une  a  plus  de 
quinze  cents,  et  l'autre  plus  de  treize  cents 
mètres  de  profondeur  perpendiculaire.  Pour 
donner  une  idée  plus  complète  de  la  gran- 
deur de  ces  phénomènes  géologiques,  il  est 
utile  de  faire  observer  que  le  fond  de  ces 
crevasses  n'est  que  d'un  quart  moins  élevé 
au-dessus  du  niveau  des  eaux  de  la  mer. 


64  VUES  DES  COUDILLliRlZS, 

que  les   passages  du  Saint -Golhard   et  du 
Mont-Genis. 

La  vallée  d'Icononzo  ou  de  Pandi ,  dont 
une  partie  est  représentée  dans  la  quatrième 
Planche ,  est  moins  remarquable  par  ses  di- 
mensions que  par  la  forme  extraordinaire  de 
ses  rochers,  qui  paroissent  taillés  par  la  main 
de  l'homme.  Leurs  sommets  nus  et  arides 
offrent  le  contraste  le  plus  pittoresque  avec 
les  touffes  d'arbres  et  de  plantes  herbacées 
qui  couvrent  les  bords  de  la  crevasse.  Le 
petit  torrent,  qui  s'est  frayé  un  passage  à 
travers  la  vallée  d'Icononzo,  porte  le  nom 
de  Rio  de  la  Siumna  Paz.  Il  descend  de 
la  chaîne  orientale  des  Andes  qui,  dans  le 
royaume  de  la  Nouvelle-Grenade ,  sépare  le 
bassin  de  la  rivière  de  la  Madeleine,  des 
vastes  plaines  du  Meta ,  du  Guaviare  et  de 
rOrénoque.  Ce  torrent,  encaissé  dans  un  lit 
presque  inaccessible^ ne  pourroitêtre  franchi 
qu'avec  beaucoup  de  difficultés,  si  la  nature 
même  n'y  avoit  formé  deux  ponts  de  rochers 
qu'on  regarde  avec  raison ,  dans  le  pays , 
comme  une  des  choses  les  plus  dignes  de  fixer 
l'attention  des  voyageurs.  C'est  au  mois  de 
septembre  de  l'année  1801 ,  que  nous  avons 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  65 

passé  ces  ponls  naturels  d'Icononzo,  en  allant 
de  Santa-Fe  de  Bogota  à  Popajan  et  à  Quito. 

Le  nom  d'Icononzo  est  celui  d'un  ancien 
village  des  Indiens  Mujscas,  situé  sur  le  bord 
méridional  de  la  vallée ,  et  dont  il  n'existe 
plus  que  quelques  cabanes  éparses.  L'endroit 
habité  le  plus  proche  de  ce  site  remarquable, 
est  aujourd'hui  le  petit  village  de  Pandi 
ou  Mercadillo ,  éloigné  d'un  quart  de  lieue 
vers  le  nord-est.  Le  chemin  de  Santa-Fe  à 
Fusagasuga  (  lat.  [\^  10'  1\"  nord  ,  long. 
50  ^/  i4^/)j  et  de  là  à  Pandi,  est  l'un  des 
plus  difficiles  et  des  moins  frayés  que  l'on 
trouve  dans  les  Cordillères.  Il  faut  aimer 
passionnément  les  beautés  de  la  nature,  pour 
ne  pas  préférer  la  route  ordinaire  qui  con- 
duit du  plateau  de  Bogota  par  la  Mesa  de 
Juan  Diaz  aux  rives  de  la  Madeleine,  à  la 
descente  périlleuse  du  Paramo  de  San-Fortu- 
nato  et  des  montagnes  de  Fusagasuga,  vers 
le  pont  naturel  d'Icononzo. 

La  crevasse  profonde  à  travers  laquelle  se 
précipite  le  torrent  de  la  Sunima  Paz  occupe 
le  centre  de  la  vallée  de  Pandi.  Près  du  pont 
elle  conserve ,  sur  plus  de  quatre  mille  mètres 
de  longueur,  la  direction  de  l'est  à  l'ouest. 
I.  5 


66  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

La  rivière  forme  deux  belles  cascades  au 
point  où  elle  entre  dans  la  crevasse  à  l'ouest 
de  Doa,  et  au  point  où  elle  en  sort  en  des- 
cendant vers  Melgar.  Il  est  très-probable  que 
cette  crevasse  a  été  formée  par  un  tremble- 
ment de  terre  :  elle  ressemble  à  un  filon 
énorme ,  dont  la  gang-ue  auroit  été  enlevée 
par  les  travaux  des  mineurs.  Les  montagnes 
environnantes  sont  de  grès  à  ciment  d'argile  : 
celte  formation ,  qui  repose  sur  les  schistes 
primitifs  {thoiischiefer)  de  Villeta,  s'étend 
depuis  la  montagne  de  sel  gemme  de  Zipa- 
quira  jusqu'au  bassin  de  la  rivière  de  la 
Madeleine.  C'est  elle  aussi  qui  renferme  les 
couches  de  charbon  de  terre  de  Canoas  ou 
de  Chipa ,  que  l'on  exploite  près  de  la  grande 
chute  de  Tequendama   (PI.  vi). 

Dans  la  vallée  d'Icononzo ,  le  grès  est  com- 
posé de  deux  roches  distinctes.  Un  grès  très- 
compacte  et  quartzeux,  à  ciment  peu  abon- 
dant, et  ne  présentant  presque  pas  de  fissures 
de  stratification^  repose  sur  un  grès  schisteux 
(  sondsteinschiefer)  à  grain  très-fin ,  et  divisé 
en  une  infinité  de  petit^fs  couches  très-minces 
et  presque  horizontales.  On  peut  croire  que 
le  banc  compacte  et  quartzeux,  lors  de  la 


ET  MOîNUMENS  DE  L*AMÉniQUE.  67 

formation  de  la  crevasse ,  a  résisté  à  la  force 
qui  déchira  ces  montagnes,  et  que  c'est  la 
continuation  non  iiilerrompue  de  ce  banc  qui 
sert  de  jjont  pour  traverser  d'une  partie  de  la 
vallée  à  l'autre.  Celle  arche  naturelle  a  aua- 
torze  mètres  et  demi  de  longueur  sur  .12™, 7 
de  largeur;  son  épaissv^ur  ,  au  centre.,  est  de 
2"",4.  I^es  expériences  faites  avec  beaucoup 
de  soin  sur  la  chute  des  corps ,  et  en  employant 
un  chronomètre  de  Berthoud ,  nous  ontdonné 
97"'  ,7  pour  la  hauteur  du  pont  supérieur  au- 
dessus  du  niveau  des  eaux  du  torrent.  Une 
personne  très-éclairée,  quia  une  campagne 
aorréable  dans  la  belle  vallée  de  Fusag-asu'^a  , 
Don  Jorge  Lozano  ,  a  mesuré  avant  nous 
cette  même  h-imteur,  au  moyen  d'une  sonde: 
il  l'a  trouvée  de  cent  douze  varas  (90  "j^)  : 
la  profondeur  du  torrent  paroît  être,  d^inr 
les  eaux  moj^nnes,  de  six  mètres.  Les  In- 
diens de  Pandi  ont  formé,  pour  la  sûreté  des 
voyageurs  ,  d'ailleurs  très-rares  dans  ce  pajs 
désert,  une  petite  balustrade  de  roseaux  qui 
se  prolonge  vers  le  chemin  par  lequel  on 
parvient  au  pont  supérieur. 

Dix  toises  au-dessous  de  ce  premier  pont 
naturel,  s'en  trouve  un  autre  auquel  nous 

5* 


68  VUES  DES  CORDILLÈKES, 

avons  été  conduits  par  un  sentier  étroit  qui 
descend  sur  le  bord  de  la  crevasse.  Trois 
énormes  masses  de  rochers  sont  tombées  de 
manière  à  se  soutenir  mutuellement  :  celle 
du  milieu  forme  la  clef  de  la  voûte,  accident 
qui  auroit  pu  faire  naître  aux  indigènes  l'idée 
de  la  maçonnerie  en  arc ,  inconnue  aux  peuples 
du  nouveau  monde  comme  aux  anciens  habi- 
tans  de  l'Eg-ypte.  Je  ne  déciderai  pas  la  ques- 
tion de  savoir  si  ces  quartiers  de  rochers  ont  été 
lancés  de  loin,  ou  s'ils  ne  sont  que  les  fragmens 
d'une  arche  détruite  en  place,  mais  originai- 
rement semblable  au  pont  naturel  supérieur. 
Cette  dernière  supposition  est  rendue  pro- 
bable par  un  accident  analogue  qu'offre  le 
Colisée  à  Rome,  oi^i  l'on  voit,  dans  un  mur 
à  demi  écroulé ,  plusieurs  pierres  arrêtées 
dans  leur  chute ,  parce  qu'en  tombant  elles 
ont  formé  accidentellement  une  voûte. 

Au  miheu  du  second  pont  d'Icononzo  se 
trouve  un  trou  de  plus  de  huit  mètres  carrés, 
par  lequel  on  voit  le  fond  de  l'abime  :  c'est  là 
que  nous  avons  fait  les  expériences  sur  la 
chute  des  corps.  Le  torrent  paroît  couler 
dans  une  caverne  obscure  :  le  bruit  lugubre 
que  l'on  entend  est  dû  à  une  infinité  d'oiseaux 


ET  MONUMENS  DE   l'aMÉRIQUE.  69 

nocturnes  qui  habilent  la  crevasse,  et  que 
l'on  est  tenté  d'abord  de  prendre  pour  ces 
chauves-souris  de  taille  gigantesque ,  qui  sont 
si  communes  dans  les  régions  équinoxiales. 
On  en  distingue  des  milliers  qui  planent  au- 
dessus  de  l'eau. 

Les  Indiens  nous  ont  assuré  que  ces  oiseaux 
ont  la  grosseur  d'une  poule,  des  yeux  de 
hibou,  et  le  bec  recourbé.  On  les  appelle 
cacas  y  et  la  couleur  uniforme  de  leur  plu- 
mage ,  qui  est  d'un  gris  brunâtre ,  me  fait 
croire  qu'ils  n'appartiennent  pas  au  genre 
caprimulgus ,  dont  les  espèces  sont  d'ailleurs 
si  variées  dans  les  Cordillères.  Il  est  impos- 
sible de  s'en  procurer  ,  à  cause  de  la  pro- 
fondeur delà  vallée.  On  n'a  pu  les  examiner 
qu'en  jetant  des  fusées  dans  les  crevasses, 
pour  en  éclairer  les  parois. 

L'élévation  du  pont  naturel  d'Icononzo  est 
de  huit  cent  quatre-vingt-treize  mètres  (quatre 
cent  cinquante-huit  toises)  au-dessus  du  ni- 
veau de  l'Océan.  Il  existe  dans  les  montagnes 
de  la  Virginie  ,  dans  le  comté  de  Rock  Bridge , 
un  phénomène  semblable  au  pont  supérieur 
que  nous  venons  de  décrire.  Il  a  été  examiné 
par  M.  Jefferson ,  avec  le  soin  qui  dislingue 


.^O  VTJES  DES  CORDILLÈRES, 

tontes  les  observations  de  cet  excellent  natu- 
raliste ^  Le  pont  naturel  du  Ccdar  Creeh  en 
Virginie ,  est  une  arche  calcaire  de  vingt-sept 
mètres  d'ouverture;  son  élévation  au-dessus 
des  eaux  de  la  rivière  est  de  soixante-dix 
mètres.  Le  pont  de  terre  {Runtichnca)  que 
nous  avons  trouvé  sur  la  pente  des  montagnes 
porpLjritiques  de  Cliuinban  dans  la  province 
de  los  Pastos  j  le  pont  de  la  Mère  de  Dieu , 
appelé  Dantô,  près  de  Totonilco  au  Mexique , 
la  roche  percée  près  de  Grandola  dans  la 
province  de  l'Alentejo  en  Portugal ,  sont  des 
phénomènes  géologiques  qui  ont  tous  quel- 
que ressemblance  avec  le  pont  d'Icononzo. 
Mi.is  je  doute  qu'on  ait  découvert  jusqu'ici, 
quelque  part  sur  le  globe,  un  accident  aussi 
extraordinaire  que  celui  qu'offient  les  trois 
masses  de  rochers  qui  se  soutiennent  mutuel- 
lement en  formant  une  voûte  naturelle. 

J'ai  dessiné  les  ponts  d'Icononzo  dans  la 
partie  septentrionale  de  la  vallée ,  et  dans  un 
point  où  l'arche  se  présente  en  profil.  Les 
premières  épreuves  de  cette  Planche  indiquent 
par  erreur,  comme  graveur,  M.  Gmelin  à 
Rome,  au  lieu  de  M.  Bouquet  à  Paris. 

*   Notes  sur  la  Virginie,  p.  bG. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE. 


PLANCHE  V. 

Passage    du   Qidndiu ,    dans    la 
Cordillère  des  Andes. 

Dans  le  royaume  de  la  Nouvelle-Grenade , 
depuis  les  2"  5o'  jusqu^aux  5"  i5'  de  latitude 
boréale,  la  Cordillère  des  Andes  est  divisée 
en  trois  chaînes  parallèles,  dont  les  deux  laté- 
rales seulement,  à  de  très-grandes  hauteurs, 
sont  couverte*  de  grès  et  d'autres  formations 
secondaires. 

La  chaîne  orientale  sépare  la  vallée  de  la 
rivière  de  la  Madeleine  des  plaines  du  Rio 
Meta.  C'est  sur  sa  pente  occidentale  que  se 
trouvent  les  ponts  naturels  d'Icononzo.  Ses 
plus  hautes  cimes  sont  le  Paramo  de  la  Summa 
Paz  et  celui  de  Chingasa.  Aucune  d'elles  ne 
s'élève  jusqu'à  la  région  des  neiges  éternelles. 

La  chaîne  centrale  partage  les  eaux  entre 
le  bassin  de  la  rivière  de  la  Madeleine  et 
celui  du  Rio  Cauca.  Elle  atteint  souvent  la 
limite  des  neiges  perpétuelles;  elle  la  dépasse 
de   beaucoup  dans  les   cimes  colossales   de 


72  VUES  DES  CORDILLÈRES  ," 

Guanacas  y  de  Baragan  et  de  Quindiu.  Au 
lever  et  au  coucher  du  soleil,  cette  cliaîne 
centrale  présente  un  spectacle  magnifique 
aux  habitons  de  S;inta-Fe;  elle  rappelle, 
avec  des  dimensions  plus  imposantes,  la  vue 
des  Alpes  de  la  Suisse. 

La  chaîne  occidentale  des  Andes  sépare  la 
vallée  de  Cauca  de  la  province  du  Choco  et 
des  côtes  de  la  mer  du  Sud.  Son  élévation 
est  à  peine  de  quinze  cents  mètres  :  elle  s'abaisse 
tellement  entre  les  sources  du  Rio  Atracto  et 
celles  du  Rio  San-Juan ,  qu'on  a  de  la  peine 
à  suivre  son  prolongement  dans  l'isthme  de 
Panama. 

Ces  trois  chaînes  de  montagnes  se  con- 
fondent vers  le  nord ,  par  les  6*^  et  7°  de 
latitude  boréale.  Elles  forment  un  seul  g-roupe, 
au  sud  de  Popajan ,  dans  la  province  de  Pasto. 
D'ailleurs  il  ne  faut  pas  les  confondre  avec  la 
division  des  Cordillères  observée  parBouguer 
et  La  Condamine,  dans  le  royaume  de  Quito, 
depuis  l'équateur  jusqu'aux  2*^  de  latitude 
australe. 

La  ville  de  Santa-Fe  de  Bogota  est  située 
à  l'ouest  du  Paramo  de  Chingasa,  dans  un 
plateau  qui  a  deux  mille  six  cent  cinquante 


ET  MO^JUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  70 

mètres  de  hauteur  absolue,  et  qui  se  pro- 
longe sur  le  dos  de  la  Cordillère  orientale. 
Il  résulte  de  cette  structure  particulière  des 
Andes ,  que ,  pour  parvenir  de  Santa-Fe  à 
Popayan  et  aux  rives  du  Cauca,  il  faut  des- 
cendre la  chaîne  orientale  j  soit  par  la  Mesa 
et  Tocajma  j  soit  par  les  ponts  naturels 
à'Icononzoj  traverser  la  vallée  de  la  rivière 
de  la  Madeleine,  et  passer  la  chaîne  cen- 
trale. Le  passage  le  plus  fréquenté  est  celui 
du  Paramo  de  Guanacas ,  décrit  par  Bou- 
guer,  lors  de  son  retour  de  Quito  à  Cartha- 
gène  des  Indes.  En  suivant  ce  chemin  ,  le 
voyageur  traverse  la  crête  de  la  Cordillère 
centrale  dans  un  seul  jour,  au  milieu  d'un 
pays  habile.  Nous  avons  préféré  au  passage 
de  Guanacas  celui  de  la  montagne  de  Quindiu 
ou  Quindio  y  entre  les  villes  d'Ibague  et  de 
Carthago.  C'est  l'entrée  de  ce  passage  qui  est 
représentée  dans  la  Planche  v.  Il  m'a  paru 
indispensable  de  donner  ces  détails  géogra- 
phiques ,  pour  faire  mieux  connoître  la  posi- 
tion d'un  endroit  qu'on  chercheroit  en  vain 
sur  les  meilleures  cartes  de  l'Amérique  méri- 
dionale, par  exemple  sur  celle  de  La  Criiz. 
La  montagne  de  Quindiu    (  lat.  4*^  o6^ 


^4  VUES    DES  COnOILLÈRES, 

long.  5"  12')  est  regardée  comme  le  passage 
le  plus  pénible  que  présente  la  Cordillère  des 
Andes.  C'est  une  forêt  épaisse  entièrement 
inhabitée,  que,  dans  la  plus  belle  saison, 
on  ne  traverse  qu'en  dix  ou  douze  jours.  On 
n'y  trouve  aucune  cabane,  aucun  moyen  de 
subsistance  :  à  toutes  les  époques  de  l'année 
les  voyageurs  font  leurs  provisions  pour  un 
mois,  parce  qu'il  arrive  souvent  que,  parla 
fonte  des  neiges  et  par  la  crue  subite  des 
torrens ,  ils  se  trouvent  isolés  de  manière  à 
ne  pouvoir  descendre  ni  du  côté  de  Carthago 
ni  du  côté  d'Ibague.  Le  point  le  plus  élevé 
du  chemin  ,  la  Garito  del  Paramo ,  a  trois 
mille  cinq  cents  mètres  de  hauteur  au-dessus 
des  eaux  de  l'Océan.  Comme  le  pied  de  la 
montagne,  vers  les  rives  du  Cauca ,  n'en  a 
que  neuf  cent  soixante ,  on  y  jouit  générale- 
ment d'un  climat  doux  et  tempéré.  Le  sentier 
par  lequel  on  passe  la  Cordillère  est  si  étroit , 
que  sa  largeur  ordinaire  n'est  que  de  quatre 
ou  cinq  décimètres  :  il  ressemble  en  grande 
partie  à  une  galerie  creusée  à  ciel  ouvert. 
Dans  celte  partie  des  Andes,  comme  presque 
partout  ailleurs  ,  le  roc  est  couvert  d'une 
couche  épaisse  d'argile.   Les  filets  d'eau  qui 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  jS 

descendent  de  la  montagne  ont  creusé  des 
ravins  de  six  à  sept  mètres  de  profondeur. 
On  marche  dans  ces  crevasses  qui  sont  rem- 
plies de  boue,  et  dont  l'oî  scurité  est  aug- 
mentée par  la  végétation  épaisse  qui  en  couvre 
l'ouverture.  Le  corps  des  bœufs,  qui  sont  les 
bétes  de  somme  dont  on  se  sert  communé- 
ment dans  ces  contrées,  a  de  la  peine  à 
passer  dans  ces  galeries  qui  ont  jusqu  à  deux 
mille  mètres  de  longueur.  Si  on  a  le  malheur 
d'y  rencontrer  ces  bètes  de  somme,  il  ne 
reste  d'autre  moyen  de  les  éviter,  que  celui 
de  rebrousser  chemin  ou  de  monter  sur  le 
mur  de  terre  qui  borde  la  crevasse ,  et  de 
se  tenir  suspendu  en  s'accrochant  aux  racines 
qui  y  pénètrent  depuis  la  surûice  du  sol. 

En  traversant  la  montagne  de  Quindiu  , 
au  mois  d'octobre  j8oi,  à  pied,  et  suivis 
de  douze  bœufs  qui  portoient  nos  instru- 
mens  et  nos  collections,  nous  avons  beau- 
coup souffert  des  averses  continuelles  aux- 
quelles nous  avons  été  exposés  les  trois  ou 
quatre  derniers  jours ,  en  descendant  la  pente 
occidentale  de  In  Cordillère.  Le  chemin  passe 
par  un  pays  marécageux ,  couvert  de  bam- 
bousiers.  Lespiquans,  dont  sont  armées  les 


76  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

racines  de  ces  graminées  gigantesques,  a  voient 
déchiré  nos  chaussures  ;  de  sorte  que  nous 
étions  forcés,  comme  tous  les  voyageurs  qui 
ne  veulent  pas  se  laisser  porter  à  dos  d'homme, 
d'aller  pieds  nus.  Cette  circonstance,  l'humi- 
dité continuelle,  la  longueur  du  chemin,  la 
force  musculaire  qu'il  faut  employer  pour 
marcher  dans  une  argile  épaisse  et  bourbeuse, 
la  nécessité  de  passer  à  gué  des  torrens  pro- 
fonds et  dont  l'eau  et  très -froide^  rendent 
sans  doute  ce  voyage  excessivement  fatigant; 
mais,  quelque  pénible  qu'd  soit,  il  ne  pré- 
sente aucun  des  dangers  dont  la  crédulité  du 
peuple  alarme  les  voyageurs.  Le  sentier  est 
étroit,  mais  les  endroits  où  il  borde  des  pré- 
cipices sont  très-rares.  Comme  les  bœufs  ont 
la  coutume  de  mettre  les  pieds  toujours  sur  la 
même  trace,  il  en  résulte  qu  il  se  forme  en 
travers,  dans  le  chemin,  une  suite  de  petits 
fossés  séparés  les  uns  des  autres  par  des  proé- 
minences de  terre  très-étroites.  Dans  le  temps 
des  fortes  pluies,  ces  proémidences  restent 
cachées  sous  l'eau,  et  la  marche  du  voya- 
geur est  doublement  incertaine  _,  parce  qu'il 
ignore  s'il  place  le  pied  sur  la  digue  ou  dans 
le  fossé. 


ET  MOWUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  '-^n 

Peu  de  personnes  aisées  ayant,  dans  ces 
climats,  l'habitude  de  marcher  à  pied  et 
dans  des  chemins  aussi  difficiles  pendant 
quinze  ou  vingt  jours  de  suite,  on  se  fait 
porter  par  des  hommes  qui  ont  une  chaise 
liée  sur  le  dos;  car,  dans  l'état  actuel  du 
passage  de  Quindiu  ,  il  seroit  impossible 
d'aller  sur  des  mules.  On  entend  dire  dans 
ce  pays ,  aller  a  dos  d'homme  (  andar  en 
carguero)  ,  comme  on  dit  aller  a  cheval. 
Aucune  idée  humiliante  n'est  attachée  au 
métier  des  cargueros.  Les  hommes  qui  s'y 
livrent  ne  sont  pas  des  Indiens ,  mais  des 
métis,  quelquefois  même  des  blancs.  On  est 
souvent  surpris  d'entendre  des  hommes  nus, 
qui  sont  voués  à  une  profession  aussi  flétris- 
sante à  nos  yeux,  se  disputer,  au  milieu 
d'une  forêt,  parce  que  l'un  d'eux  a  refusé 
à  l'imlre  ,  qui  prétend  avoir  la  peau  plus 
blanche ,  les  titres  pompeux  de  Don  ou  de 
Su  Merced.  Les  cargueros  portent  commu- 
nément six  à  sept  arrobas  (soixante-quinze 
à  quatre-vingt-huit  kilogrammes)  ;  il  y  en  a 
de  très -robustes  qui  portent  jusqu  à  neuf 
arrobas.  Quand  on  réfléchit  sur  l'énorme 
fatigue  à  laquelle  ces  malheureux  sont  exposés 


nS  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

en  marchant  huit  à  neuf  heures  par  jour  dans 
un  ]);iys  nionlueux;  qu;.nd  on  sait  qu'ils  ont 
quelquefois  le  dos  meurtri  comme  des  bêles 
de  somme  ,  et  que  des  vo)  acteurs  ont  souvent 
la  cruauté  de   les  abandonner  dans  la  forêt 
lorsqu'ils  tombent  malades  ;  quand  on  pense 
qu'ils  ne  gagnent,  dans  un  voyage  d'Ibague 
à  Carthago  ,  que  i  2  à  1 4  piastres  (  60  à  70  fr.  ) 
dans  l'espace  de  quinze,  quelquefois  même 
de  vingt-cinq   ou    trente  jours,    on  a  de  la 
peine    à  concevoir   comment   ce   métier  de 
cargueros ,  un  des  plus  pénibles  de  ceux  aux- 
quels l'homme  se  Rvre,  est  embrassé  volon- 
tairement par  tous  les  jeunes  gens  robustes 
qui    vivent  aux  pieds  de  ces  montagnes.  Le 
goût  d'une  vie  errante  et  vagabonde .  l'idée 
d'une   certaine  indépendance  aw  milieu  des 
forêts,   leur  font  préférer  cette   occupation 
pénible  aux  travaux  sédentaires  et  monotones 
des  villes. 

Le  passage  de  la  montagne  de  Quindiii 
n'est  pas  la  seule  partie  de  l'Amérique  méri- 
ridionale  dans  laquelle  on  voyage  à  dos 
d'homme.  Une  province  entière,  celle  d'An- 
tioqiiia,  est  environnée  de  montagnes  si  diîil- 
ciles  à  franchir,   que   les  personnes  qui  ne 


ET  MONUME]SS  DE  L  AMÉlllQUE.  79 

veulent  pas  se  fier  à  l'adresse  d'un  caiguero  j 
et  qui  ne  sont  pas  assez  robustes  pour  faire 
à  pied  le  the'nnn  de  Sanla-Fe  de  Aatioquia 
à  la  Boea  de  Nares ,  ou  au  Rio  Samana , 
doivent  renoncer  à  sortir  de  ce  pays.  J'ai 
connu  un  habitant  de  cette  province  dont 
l'embonpoint  étoit  énorme  :  il  n'avoit  ren- 
contré que  deux  métis  capables  de  le  porter, 
et  il  eût  été  impossible  de  retourner  chez 
lui,  si  ces  deux  cargueros  fussent  morts  pen- 
dant qu'd  se  trouvoit  sur  les  rives  delà  Made- 
leine, à  Mompox  ou  à  Honda.  Le  nombre 
des  jeunes  gens  qui  font  le  métier  de  bêtes 
de  somme  au  Choco ,  à  Ibague  et  à  3Iede]lin , 
est  si  grand,  que  l'on  en  rencontre  quelque- 
fois des  files  de  cinquante  ou  soixante.  Lors- 
qu'on forma,  il  y  a  quelques  années,  le  projet 
de  rendre  praticable,  pour  des  mulets,  le 
chemin  de  montagnes  qui  mène  du  villan-e  de 
Nares  à  Antioquia,  les  cargueros  TécXameTeni 
formellement  contre  l'amélioration  des  routes, 
et  le  gouvernement  eut  la  foiblesse  de  céder 
à  leurs  réclamations.  Il  est  utile  de  rappeler 
ici  que  les  mines  du  Mexique  offrent  aussi 
une  classe  d'hommes  qui  n'ont  d'autre  occu- 
pation que  celle  d'en  porter  d'autres  sur  lem- 


8o  VUES  DES  COIIDTLLÈRES, 

dos.  Dans  ces  climats  la  paresse  des  blanc* 
est  si  grande ,  que  chaque  directeur  des  mines 
a  à  sa  solde  un  ou  deux  Indiens  qu'on  appelle 
ses  chevaux  (^cavallUos)  ,  parce  qu'ils  se  font 
seller  tous  les  matins ,  et  qu'appujés  sur  une 
petite  canne,  et  jetant  le  corps  en  avant,  ils 
portent  leur  maître  d'une  partie  de  la  mine  à 
l'autre.  Parmi  les  caual/itos  elles  cargueros ^ 
on  distingue  et  l'on  recommande  aux  voya- 
geurs ceux  qui  ont  le  pied  sûr  et  le  pas 
doux  et  égal.  On  est  peiné  d'entendre  parler 
des  qualités  de  l'homme  dans  des  termes 
qui  désignent  l'allure  des  chevaux  et  des 
mulets. 

Les  personnes  qui  se  font  porter  dans  la 
chaise  d'un  c argue ro  ^  doivent  rester,  pen- 
dant plusieurs  heures,  immobiles  et  le  corps 
penché  en  arrière.  Le  moindre  mouvement 
suffîroit  pour  faire  tomber  celui  qui  les  porte, 
et  les  chutes  sont  d'autant  plus  dangereuses, 
que  souvent  le  c arguera j  trop  confiant  dans 
son  adresse,  choisit  les  pentes  les  plus  escar- 
pées ,  ou  traverse  un  torrent  sur  un  tronc 
d'arbre  étroit  et  glissant.  Cependant  les  acci- 
dens  sont  très-rares,  et  ceux  qui  ont  eu  lieu 
doivent  être   attribués   à  l'imprudence  des 


ET  MOTÎUMENS  DE  L  AMERIQUE.  »i 

voyageurs   qui ,  effrayés ,  ont  sauté  à  terre 
du  haut  de  leur  chaise. 

La  cinquième  Planche  représente  un  site 
très-pittoresque ,  que  l'on  découvre  à  l'entrée 
de  la  montagne  de  Quindiu  ,  près  d'Ibag-ue, 
à  un  poste  que  l'on  appelle  le  pied  de  la 
Cuesta.  Le  (*one  tronqué  de  Tolima,  couvert 
de  neiges  perpétuelles ,  et  rappelant  par  sa 
forme  le  Cotopaxi  et  le  Cayambe ,  paroît 
au-dessus  d'une  masse  de  rochers  granitiques. 
La  petite  rivière  de  Combeima,  qui  mêle  ses 
eaux  à  celles  du  Rio  Cuello,  serpente  dans 
une  vallée  étroite ,  et  se  fraye  un  chemin  à 
travers  un  bosquet  de  palmiers.  On  dis- 
tingue dans  le  fond  une  partie  de  la  ville 
d'Ibague,  la  grande  vallée  de  la  rivière  de 
la  Madeleine,  et  la  chaîne  orientale  des  Andes. 
Sur  le  devant  on  voit  une  troupe  de  car- 
gueros  qui  entrent  dans  la  montagne.  On  y 
reconnoit  la  manière  particuhère  dont  la 
chaise,  construite  en  bois  de  bambousier, 
est  liée  sur  les  épaules,  et  tenue  en  équi- 
libre par  un  l'ronteau  semblable  à  celui  que 
portent  les  chevaux  et  les  bœufs.  Le  rouleau 
que  l'on  voit  dans  la  main  du  troisième  car- 
guero  est  le  toit,  ou  plutôt  la  maison  mobile 
I.  6 


S2  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

dont  le  voyageur  se  sert  en  traversant  les 
forets  de  Quindiu. 

Lorsqu'on  est  arrivé  à  Ibague ,  et  qu'on  se 
prépare  an  voyage ,  on  fait  couper  dans  les 
montagnes  voisines  plusieurs  centaines  de 
feuilles  de  vijao ,  plante  de  la  famille  des  ba- 
naniers ,  qui  forme  un  nouveau  genre  voisin 
du  Thalia,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  l'Heliconia  bihai.  Ces  feuilles ,  mem- 
braneuses et  lustrées  comme  celles  du  Musa, 
sont  d'une  forme  ovale,  et  ont  cinquante- 
quatre  centimètres  (vingt  pouces)  de  lon- 
gueur, sur  trente-sept  centimètres  (quatorze 
pouces  )  de  largeur.  Leur  surface  inférieure 
est  d'un  blanc  argenté  et  couverte  d'une 
matière  farineuse  qui  se  détache  par  écailles. 
C'est  ce  vernis  particulier  qui  les  rend  propres 
à  résister  long-temps  à  la  pluie.  En  les  ramas- 
sant, on  fait  une  incision  à  la  nervure  prin- 
cipale, qui  est  le  prolongement  du  pétiole  : 
celte  incision  doit  servir  de  crochet  pour  les 
suspendre,  quand  on  voudra  former  le  toit 
mobile;  ensuite  on  les  étend  et  on  les  roule 
avec  soin  en  un  paquet  cylindrique.  Il  faut  un 
poids  de  cinquante  kilogrammes  de  feuilles 
pour    couvrir    une    cabane    dans    laquelle 


ET   MONUMENS  DE  l'aMÉUIQUE.  83 

couchent   six  à  huit   personnes.    Lorsqu'au 
milieu  des  forets  on  arrive  dans  un  endroit 
où  le  sol  est  sec,  et  où  l'on  compte  passer 
la    nuit ,    les    cafgiieros    coupent    quelques 
branches  d'arbre  qu'ils  réunissent  en  forme 
de  tente.  En  quelques  minutes,  cette  char- 
pente légère  est  divisée  en  carreaux  par  des 
lianes  ou  par  des  fils  d'agave  placés  parallèle- 
ment à  une  distance  de  trois  à  quatre  déci- 
mètres les  uns  des  autres.  Pendant  ce  temps, 
le  paquet  de  feuilles  de  vijao  a  été  déroulé, 
et  plusieurs  personnes  s'occupent  à   les  ar- 
ranger sur  le  treillage,  de  manière  qu'elles 
se  recouvent  comme  les  tuiles  des  maisons. 
Ces    cabanes ,    construites  à    la   hâte ,    sont 
très-fraîches  et   tres-commodes.  Si  pendant 
la  nuit  le  voyageur  sent  pénétrer  la  pluie, 
il    indique  l'endroit  où  se  trouve   la  gout- 
tière ;   une  seule  feuille  suffit  pour  obvier  à 
cet  inconvénient.  Nous  avons  passé  plusieurs 
jours  dans  la  vallée  de  Boquia,  sous  une  de 
ces  tentes  de  feuillage ,  sans   être  mouillés , 
quoique  la  pluie  fût  très -forte  et  presque 
continuelle. 

La  montagne  de   Quindiu  est  un  des  en- 
droits les   plus  riches   en    plantes  utiles    et 

6* 


8.4  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

intéressantes.  C'est  là  que  nous  avons  trouvé 
le  palmier  {Ceroxjlon  andicola)  ,  dont  le 
tronc  est  couvert  d'une  cire  végétale  ;  les 
passiflores  en  arbres ,  et  le  superbe  Mutisia 
grandiflora,  dont  les  fleurs,  de  couleur  écar- 
late,  ont  seize  centimètres  (six  pouces)  de 
long". 


Kï   MONUMENS   DE  L  AMERIQUE.  o'.> 

PLANCHE  VI. 

Chute   (lu    Tequendama. 

Le  plateau  sur  lequel  est  située  la  ville  de 
Santa-Fe  de  Bogota  ofFre  plusieurs  traits  de 
ressemblance  avec  celui  qui  renferme  les  lacs 
mexicains.  L'un  et  l'autre  sont  plus  élevés 
que  le  couvent  du  Saint-Bernard  :  le  premier 
a  deux  mille  six  cent  soixante  mètres  ;  le 
second,  deux  mille  deux  cent  soixante-dix- 
sept  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 
La  vallée  de  Mexico,  entourée  d'un  mur  cir- 
culaire de  montagnes  porphyritiques ,  est 
couverte  d'eau  dans  son  centre;  car,  avant 
que  les  Européens  eussent  creusé  le  canal  de 
Huehuetoca  ,  aucun  des  nombreux  torrens 
qui  se  précipitent  dans  la  vallée  ne  trouvoit 
une  ouverture  pour  en  sortir.  Le  plateau  de 
Bogota  est  également  entouré  de  montag-nes 

no  o 

élevées  :  le  niveau  parfait  de  son  sol ,  sa  cons- 
titution géologique,  la  forme  des  rochers  de 
Suba  et  de  Facatativa,  qui  s'élèvent  comme 
des  îlots  au  milieu  des  savanes,  tout  y  semble 


S6  VUES  DES  ronniLLÈRES, 

indiquer  l'existence  d'un  ancien  lac.  La  ri- 
vière de  Funzha ,  comniunénient  appelée 
Rio  de  Bogota ,  après  avoir  réuni  les  eaux 
de  la  vallée,  s'est  frayée  un  chemin  à  travers 
les  nionlag-nes  situées  au  sud-ouest  de  la  ville 
de  Santa-Fe.  C'est  près  de  la  ferme  de  Tequen- 
dama  qu'elle  sort  de  la  vallée  ,  en  se  précipi- 
tant,  par  une  ouverture  étroite,  dans  une 
crevasse  qui  descend  vers  le  bassin  de  la 
rivière  de  la  Madeleine.  Si  l'on  tentoit  de 
fermer  cette  ouverture,  la  seule  que  présente 
la  vallée  de  Bogota,  on  converliroit  peu  à 
peu  ces  plaines  fertiles  en  un  lac  semblable 
aux  lacs  mexicains. 

Il  est  facile  de  reconnoître  l'influence  cjue 
ces  faits  géologiques  ont  exercée  sur  les  tra- 
ditions des  anciens  habitans  de  ces  contrées. 
Nous  ne  déciderons  pas  si ,  chez  des  peuples 
qui  n'étoient  pas  très- éloignés  de  la  civili- 
sation ,  l'aspect  des  lieux  a  fait  imaginer  des 
hypothèses  sur  les  prejnières  révolutions  du 
f'iobe ,  ou  si  les  grandes  inondations  de  la 
vallée  de  Bogota  sont  assez  récentes  pour 
que  la  mémoire  ait  pu  s'en  conserver  parmi 
les  hommes.  Partout  des  traditions  historiques 
sont  mêlées  à  des  opinions  religieuses,  et  il 


ET  MOKUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  87 

est  intéressant  de  rappeler  ici  celles  que  le 
conquérant  de  ces  pays,  Conzalo  Ximenez 
de  Quesada,  trouva  répandues  parmi  les 
Indiens  Mu  jscas ,  Panchas  et  Natagaynias, 
lorsqu'il  pénétra  le  premier  dans  les  mon- 
tagnes de  Cundinamarca  '. 

Dans  les  temps  les  plus  reculés,  avant  que 
la  lune  accompagnât  la  terre,  dit  la  njylho- 
logie  des  Indiens  3Iuyscas  ou  Mozcas ,  les 
habitans  du  plateau  de  Bogota  vivoient  comme 
des  barbares,  nus,  sans  agriculture,  sans  lois 
et  sans  culte.  Tout-à-coup  parut  chez  eux  un 
vieillard  qui  venoil  des  plaines  situées  à  l'est 
de  la  Cordillère  de  Chingasa  :  il  paroissoit 
d'une  race  différente  de  celles  des  indigènes, 
car  il  avoit  la  barbe  longue  et  touffue.  Il 
étoit  connu  sous  trois  noms  différens  :  sous 
ceux  de  Bochica ,  Neinquethcba  et  Zuhè. 
Ce  vieillard,  semblable  à  Manco -  Capac  , 
apprit  aux  homnîes  à  se  vêtir,  à  construire 
des  cabanes ,  à  labourer  la  terre  et  à  se 
réunir   en   société.    Il  amena    avec   lui    une 

*  Voyez  Llcas  Fernandez  Pii-.draiiita,  Obispo  de 
Panama,  Historia  gênerai  del  Nuevo  Revno  de  Gre- 
nada,  p.  17  j  ouvratje  composé  d'après  les  manuscrits 
de  Quesada. 


8$  TUES  DF,S  CORDILLÈRES, 

femme  à  laquelle  la  tradilion  (.loniie  encore 
trois  noms;  savoir^  ceux  de  Chiaj  Yiibe- 
caj  giiaya  et  Hiiylhaca.  Celte  femme ,  d'une 
rare  beauté,  mais  d'une  méchanceté  exces- 
sive ,  contraria  son  époux  dans  loul  ce  qu'il 
entreprenoit  pour  le  bonlieur  des  hommes. 
Par  son  art  magique ,  elle  fît  enfler  la  rivière 
de  Funzha,  dont  les  eaux  inondèrent  toute 
la  vallée  de  Bogota.  Ce  déluge  fit  périr  la 
plupart  des  habitans ,  et  quelques-uns  seule- 
ment s'échappèrent  sur  la  cime  des  montagnes 
voisines.  Le  vieillard  irrité  chassa  la  belle 
Hujthaca  loin  de  la  terre;  elle  devint  la 
lune,  qui,  depuis  celle  époque,  connnenca 
à  éclairer  noire  planète  pendant  la  nuit. 
Ensuite  Bochica,  ajant  pitié  deshouniies  dis- 
persés sur  les  montagnes,  brisa  d'une  main 
puissante  les  rochers  qui  ferment  la  vallée 
du  côté  de  Canaos  et  de  Tequendama,  Il 
fît  écouler  par  cette  ouverture  les  eaux  du 
lac  de  Funzha  ,  réunit  de  nouveau  les  peuples 
dans  la  vallée  de  Bogota  ,  construisit  des 
villes,  introduisit  le  culte  du  soleil,  nomma 
deux  chefs ,  entre  lesquels  il  partagea  les  pou- 
voirs ecclésiastique  et  séculier ,  et  se  retira , 
sous  le  nom  à'Idacanzas ^  dans  la  sainte  vallée 


ET  MONUMETÎS  DE  l'aMÉRIQUE.  89 

dlraoa,  près  de  Tunja,  où  il  vécut  dans  les 
exercices  de  la  pénitence  la  plus  austère, 
pendant  l'espace  de  deux  mille  ans. 

Cette  fable  indienne  .  qui  altribue  au  fon- 
dateur de  l'empire  du  Zacjue  la  chute  d'eau 
du  Tequendama,  réunit  un  grand  nombre 
de  traits  que  l'on  trouve  épars  dans  les  tra- 
ditions religieuses  de  plusieurs  peuples  de 
l'ancien  continent.  On  croit  reconnoître  le 
bon  et  le  mauvais  principe  personnifiés  dans 
le  vieillard  Bocliica,  et  dans  sa  femme  Huy- 
tliaca.  Le  temps  reculé  où  la  lune  n'existoit 
point  encore  ,  rappelle  la  prétention  des 
Arcadiens  sur  l'antiquité  de  leur  origine, 
li'astre  de  la  nuit  est  peint  comme  un  être 
malfaisant  qui  augmente  l'hunùdité  sur  la 
terre,  tandis  que  Bochica ,  fils  du  Soleil, 
sèche  le  sol,  protège  l'agriculture,  et  devient 
le  bienfaiteur  des  Muyscas,  comme  le  pre- 
mier Inca  fut  celui  des  Péruviens. 

Les  voyageurs  qui  ont  vu  de  près  le  site 
imposant  de  la  grande  cascade  du  Tequen- 
dama, ne  seront  pas  surpris  que  des  peuples 
grossiers  aient  attribué  une  origine  miracu- 
leuse à  ces  rochers  qui  paroisscnt  avoir  été 
taillés  par  la  main  de  l'homme  ;  à  ce  gouffre 


QO  VUES  DES   CORDILLÈRES, 

étroit  dans  lequel  se  précipite  une  rivière  qui 
réunit  toutes  les  eaux  de  la  vallée  de  Bogota  ; 
à  ces  iris  qui  brillent  des  plus  belles  couleurs, 
et  qui  changent  de  forme  à  chaque  instant;  à 
cette  colonne  de  vapeurs  qui  s'élève  comme 
un  nua^e  épais,  et  que  l'on  reconnoît  à  cinq 
lieues  de  distance,  en  se  promenant  autour 
de  la  ville  de  Santa-Fe.  La  sixième  Planche 
ne  peut  donner  qu'une  foible  idée  de  ce 
spectacle  majestueux.  S'il  est  difficile  de  dé- 
crire les  beautés  des  cascades,  il  l'est  encore 
plus  de  les  faire  sentir  par  le  secours  du 
dessin.  L'impression  qu'elles  laissent  dans 
l'ame  de  l'observateur  dépend  du  concours 
de  plusieurs  circonstances  :  il  faut  que  le 
volume  d'eau  qui  se  précipite  soit  propor- 
tionné à  la  hauteur  de  la  chute,  et  que  le 
paysage  environnant  ait  un  caractère  roman- 
tique et  sauvage.  La  Pissevache  et  le  Staub- 
bach,  en  Suisse,  ont  une  très-grande  élé- 
vation ,  mais  leur  masse  d'eau  n'est  pas 
très-considérable.  Le  Niagara  et  la  chute 
du  Rhin,  au  contraire,  offrent  un  énorme 
volume  d'eau,  mais  leur  hauteur  ne  surpasse 
pas  cinquante  mètres.  Une  cascadeenvironnée 
de  collines  peu  élevées  produit  moins  d'effet 


ET  MONUMENS    DE    L  AMÉRIQUE.  Ql 

que  les  cliutes  d'eau  que  l'on  voit  dans  les 
vallées  profondes  et  étroites  des  Alpes ,  des 
Pyrénées  ,  et  surtout  de  la  Cordillère  des 
Andes.  Outre  la  hauteur  et  le  volume  de  la 
colonne  d'eau  ,  outre  la  confifruration  du  sol 
et  l'aspect  des  rochers ,  c'est  la  vigueur  et  la 
forme  des  arbres  et  des  plantes  herbacées; 
c'est  leur  distribution  en  groupes  ou  bou- 
quets épars  ;  c'est  le  contraste  entre  les  masses 
pierreuses  et  la  fraîcheur  de  la  végétation , 
qui  donnent  un  caractère  particulier  à  ces 
grandes  scènes  de  la  nature.  La  chute  du 
Niagara  seroit  plus  belle  encore  si ,  au  lieu 
de  se  trouver  sous  une  zone  boréale ,  dans 
la  région  des  pins  et  des  chênes  ,  ses  environs 
éfoient  ornés  d'héhconia,  de  palmiers,  et  de 
fougères  arborescentes. 

La  chute  (  saho  )  de  Tequendama  réunit 
tout  ce  qui  peut  rendre  un  site  éminemment 
pittoresque.  Elle  n'est  point  j  comme  on  le 
croit  dans  le  pays  '  et  comme  des  physiciens 
l'ont  répété  en  Europe  ,  la  cascade  la  plus 
haute  du  globe  :  la  rivière  ne  se  précipite 

PiEDRAiiiTA,  p.  19;  JuLiAN,  la  Pcila  delà  Aiuc- 
rica,  provincia  de  Santa  Mavtlia ,   1787,  p.  9. 


92  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

pas,  comme  le  dit  Boiigner,  dans  un  çoufFre 
de  cinq  à  six  cents  mètres  de  profondeur 
perpendiculaire  ;  mais  il  existe  à  peine  une 
cascade  qui ,  à   une  hauteur  aussi  considé- 
rable ,  réunisse  une  si  grande  masse  d'eau. 
Le  Rio  de  Bogota,  après  avoir  abreuvé  les 
marais  qui  se  trouvent  entre  les  villages  de 
Fûcatativa  et  de  Fontibon,  conserve  encore, 
près  de  Canoas  ,  un  peu  au-dessus  du  s  alto  y 
une  largeur  de  quarante-quatre  mètres,  lar- 
geur qui  est  la  moitié  de  celle  de  la  Seine  ,  à 
Paris  ,  entre  le  Louvre  et  le  Palais  des  arts. 
La  rivière  se  rétrécit  beaucoup  près  de  la 
cascade  même ,   où  la   crevasse ,  qui  paroît 
Ibrmée  par   un  tremblement  de  terre  ,   n'a 
que  dix  à  douze  mètres  d'ouverture.  A  l'é- 
poque des  grandes  sécheresses ,  le  volume 
d'eau  qui  ,   en   deux  bonds ,  se   précipite  à 
une    profondeur  de    cent  soixante  -  quinze 
mètres,  présente  encore  un  profil  de  quatre- 
vingt-dix  mètres  carrés.  On  a  ajouté  au  des- 
sin de  la  cascade  la  figure  de  deux  hommes 
pour  servir  d'échelle  à  la  hauteur  totale  du 
salto.  Le  point  où  ces  hommes  sont  placés  y 
au  bord  supérieur  ,  a  deux  mille  quatre  cent 
soixante-sept  mètres  d'élévation  au-dessus  du 


ET  MOWUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  ^O 

niveau  de  l'Océan.  Depuis  ce  point  jusqu'à 
la  rivière  de  la  Madeleine  ,  la  petite  rivière 
de  Bogota  a  encore  plus  de  deux  mille  cent 
mètres  de  chute ,  ce  qui  fait  plus  de  cent 
quarante  mètres  par  lieue  conmiune. 

Le  chemin  qui  conduit  de  la  ville  de  Santa- 
Fe  au  salto  de  Tequendama ,  passe  par  le 
villasre  de  Suacha  et  la  grande  ferme  de 
Canoas ,  renommée  pour  ses  belles  récoltes 
en  froment.  On  croit  que  l'énorme  masse 
de  vapeurs  qui  s'élèvent  journellement  de  la 
cascade,  et  qui  sont  précipitées  par  le  contact 
de  l'air  froid ,  contribue  beaucoup  à  la  grande 
fertilité  de  cette  partie  du  plateau  de  Bogota. 
A  une  petite  distance  de  Canoas,  sur  la  hau- 
teur de  Chipa ,  on  jouit  d'une  vue  magni- 
fique ,  et  qui  étonne  le  vojagenr  par  les 
contrastes  qu'elle  présente.  On  vient  de  quit- 
ter des  champs  cultivés  en  froment  et  en  orge: 
outre  les  aralia ,  l'alstonia  theaeformis ,  les 
bégonia  et  le  quinquina  jaune  (  Cinchona 
cordifolia ,  Mut.  ),  on  voit  autour  de  soi  des 
chênes  ,  des  aunes  ,  et  d'autres  plantes  dont 
le  port  rappelle  la  végétation  de  l'Europe; 
et  tout-à-coup  on  découvre ,  comme  du  haut 
d'une  terrasse,  et  pour  ainsi  dire  à  ses  pieds, 


()4  TLES    DES   COIlOILLKlil--»  , 

un  })ays  où  croissent  les  palmiers,  les  bana- 
niers et  la  canne  à  sucre.  Gomme  la  crevasse 
dans  laquelle  se  jette  le  Piio  de  Bogota  com- 
munique aux  plaines  de  la  rég^ion  chaude 
(  tierra  caliente  ) ,  quelques  palmiers  se  sont 
avancés  jusqu'au  pied  de  la  cascade.  Cette 
circonstance  particulière  fait  dire  aux  habi- 
tans  de  Santa-Fe ,  que  la  chute  du  Tequen- 
mada  est  si  haute  ,  que  l'eau  tombe  d'un  saut 
du  pays  froid  (  tieirajria)  dans  le  pays  chaud. 
On  sent  qu'une  diffcrence  de  hauteur  de  cent 
soixante-quinze  mètres  n'esî  pas  assez  consi- 
dérable pour  influer  sensiblement  sur  la  tem- 
pérature de  l'air.  Ce  n'est  point  à  cause  de 
la  hauteur  du  sol  que  la  végétation  du  pla- 
teau de  Canoas  contraste  avec  celle  du  ravin  : 
car  si  le  rocher  du  Tequendama,  qui  est  un 
o-rès  à  base  argileuse ,  n'éloit  pas  taillé  à  pic  , 
et  si  le  plateau  de  Canoas  étoit  aussi  habité 
que  la  crevasse  ,  les  palniiers  qui  végètent 
au  pied  de  la  cascade  auroient  sans  doute 
poussé  leur  migration  jusqu'au  niveau  supé- 
rieur de  la  rivière.  L'aspect  de  cette  végé- 
tation est  d'autant  plus  intéressant  pour  les 
habitans  de  la  vallée  de  Bogota  ,  qu'ils  vivent 
dans  un  climat  où  le  thermomètre  descend 


ET   MONUMENS   DE   L  AMÉRIQUE.  Ç)rt 

très -souvent  jusqu'au   point  de   la    congé- 
lation. 

Je  suis  parvenu  à  porter  des  instrumens 
dans  la  crevasse  même,  au  pied  de  la  cascade. 
On  met  trois  heures  à  y  descendre  par  un 
sentier  étroit  (  camino  de  la  Culehra  )  ,  qui 
mène  au  ravin  delà  Povasa.  Quoique  la  rivière 
perde,  en  tombant,  une  grande  partie  de  son 
eau ,  qui  se  réduit  en  vapeurs ,  la  rapidité  du 
courant  inférieur  force  l'observateur  de  rester 
dans  un  éloig-nement  de  près  de  cent  quarante 
mètres  du  bassin  creusé  par  le  choc  de  l'eau. 
Le  fond  de  cette  crevasse  n'est  que  foiblement 
éclairé  par  la  lumière  du  jour.  La  solitude 
du  lieu,  la  richesse  de  la  végétation  et  le  bruit 
épouvantable  qui  s'y  fait  entendre ,  rendent 
le  pied  de  la  cascade  du  Tequendama  un  des 
sites  les  plus  sauvages  des  Cordillères. 


96  \i;es  dj:s  coudillèhi  s, 

PLANCHE    VII. 

Pjraniide  de  Cholida\ 

Parmi  ces  essaims  de  peuples  qui ,  depuis 
le  septième  jusqu'au  douzième  siècle  de  notre 
ère  ,  parurent  successivement  sur  le  sol  mexi- 
cain ,  on  en  compte  cinq,  les  Toltèques  ,  les 
Cicimèques,  les  Acolhues,  les  Tlascaltèques 
et  les  Aztèques  ,  qui ,  malgré  leurs  divisions 
politiques  ,  parloient  la  même  langue  ,  sui- 
voient  le  même  culte  ,  et  construisoient  des 
édifices pyraniidaux qu'ils  regardoient  comme 
des  téocallis ,  c'est-a-dire,  comme  les  maisons 
de  leurs  dieux.  Ces  édifices,  quoique  de 
dimensions  très-dilTérentes ,  avoient  tous  la 
même  forme  :  c'étoient  des  pyramides  à  plu- 
sieurs assises  ,  et  dont  les  cotés  suivoienî 
exactement  la  direction  du  méridien  et  du 
parallèle  du  lieu.  Le  téocallis'élevoit  au  milieu 
d'une  vaste  enceinte  carrée  et  entourée  d'un 
mur.  Cette  enceinte,  que  l'on  peut  comparer 

'  PI.  m  de  l'étlitlon  iu-8^. 


iiiiiVi        .  r'Émî'f 


\ 


V 
>^«. 


I 


N 


ET   MONUMENS    DE   L  AMÉRIQUE,  C)J 

au  7r£/j//5ooAoç  des  Grecs,  renfermoit  des  jardins, 
des   fontaines ,   les   habitations   des  prêtres , 
quelquefois  même  des  magasins  d'armes;  car 
chaque  maison  d'un  dieu  mexicain,  comme 
l'ancien  temple   de  Baal  Berilh ,  brûlé  par 
Abimelech ,  étoit  une  place  forte.  Un  grand 
escalier  conduisoit  à  la  cime  de  la  pyramide 
tronquée.   Au  sommet  de  cette  plate-forme 
se  trouvoient  une  ou  deux  chapelles  en  forme 
de  tour,  qui  renfermoient  les  idoles  colos- 
sales de  la  divinité  à  laquelle  le  téocalli  étoit 
dédié.  Cette  partie  de  l'édifice  doit  être  re- 
gardée comme   la   plus   essentielle  ;  c'est  le 
vcco'ç  y  ou  plutôt  le  ix£y.o\  des   temples  grecs. 
C'est  là  aussi  que  les  prêtres  entretenoient 
le  feu  sacré.  Par  l'ordounance  particulière  de 
l'édifice  que  nous  venons  d'indiquer,  le  sacri- 
ficateur pouvoit  être  vu  d'une  grande  masse 
de  peuple  à  la  fois.  On  distinguoit  de  loia 
la   procession    des    tcopixqui ,    qui  montoit 
ou    descendoit    l'escaher    de    la    pyramide. 
L'intérieur  de  l'édifice  servoit  à  la  sépulture 
des  rois  et  des  principaux  personnages  mexi- 
cains. Il  est  impossible  de  Ure  les  descriptions 
qu'Hérodote  et  Diodore  de  Sicile  nous  ont 
laissées  du  temple  de  Jupiter  Bélus ,  sans  être 

I.  7 


r)8  VUES  DES  CORDILLi-RES, 

lïappc  (les  traits  de  ressemblance  qn'oITroil 
ce  monument  babylonien  avec  les  Icocallis 
d'Anahuac. 

Lorsque  les  Mexicains  ou  Aztèques  ,  une 
des  sept  tribus  des  Ânahuatlacs  (  peuple 
rivcj'aiu)  ,  arrivèrent,  l'an  iigo,  dans  la  ré- 
gion équinoxiale  de  la  Nouvelle-Espag^ne  , 
ils  y  trouvèrent  déjà  les  monumens  pyra- 
midaux de  TéoiiJiuacfiîi ,  de  Cholula  ou 
Cholollan ,  et  de  Papanlla.  Ils  attribuèrent 
ces  grandes  constructions  aux  Tollèques  , 
nation  puissante  et  civilisée  ,  qui  habitoit  le 
Mexique  cinq  cents  ans  plus  tôt ,  qui  se  servoit 
de  l'écriture  biérogljpliique,  et  qui  avoit  une 
année  et  une  chronologie  plus  exactes  que 
celles  de  la  plupart  des  peuples  de  l'ancien 
continent.  Les  Aztèques  ne  savoient  pas  avec 
certitude  si  d'autres  tribus  avoient  habile  le 
pavs  d  Anahuac  avant  les  Toltèques.  En  re- 
gardant ces  maisons  de  Dieu  de  Téotihuacan 
et  de  Cholollan  comme  l'ouvrage  de  ce  der- 
nier peuple ,  ils  leur  assignoient  la  plus  haute 
antiquité  dont  ils  eussent  l'idée  :  il  seroit 
cependant  possible  qu'elles  eussent  été  cons- 
truiles  avant  l'invasion  des  Tollèques,  c  est- 
à-dire  ,  avant  l'année  648  de  l'ère  vulgaire. 


ET  MONUME^^S   DE  L  AMERIQUE.  QQ 

Ne  nous  étonnons  pas  que  l'histoire  d'aucun 
peuple  américain  ne  commence  avant  le  sep- 
tième siècle,  et  que  celle  des  Toltèques  soit 
aussi  incertaine  que  l'histoire  des  Pelasges  et 
des  Ausoniens.  Un  savant  profond,  M.  Schlœ- 
zer,  a  prouvé  jusqu'à  1  évidence  que  Ihistoire 
du  nord  de  l'Europe  ne  remonte  pasaudelàdu 
dixième  siècle  ,  époque  à  laquelle  le  plateau 
mexicain  oiFroit  déjà  une  civilisation  bien 
plus  avancée  que  le  Danemarck ,  la  Suède 
et  la  Russie. 

Le  téocallide  Mexico  étoit  dédié  à  Tezcat- 
lipoca  ,  la  première  des  divinités  atzèques 
après  Téotl,  qui  est  l'Etre  suprême  et  invi- 
sible, et  à  Huitzilopochtli ,  le  dieu  de  la 
guerre  :il  fut  construit  par  les  Atzèques,  sur 
le  modèle  des  pyramides  de  Téoti'iuacan  , 
seulement  six  ans  avant  la  découverte  de 
l'Amérique  par  Christophe  Colomb.  Cette 
pyramide  tronquée ,  appelée  par  Gortez  le 
Temple  principal ,  avoit  à  sa  base  quatre- 
vingt-dix-sept  mètres  de  largeur,  et  à  peu 
près  cinquante-quatre  mètres  de  hauteur.  Il 
n'est  pas  surprenant  qu'un  édifice  de  ces  di- 
mensions ait  pu  être  détruit  peu  d'années 
après  le  siège  de  Mexico  :  en  Egypte,  il  reste 

7* 


lOO  VUl'S  DES  CORDILLÈRES, 

à  peine  quelques  vesliges  des  énormes  pyra- 
mides qui  s'élevoient  an  milieu  des  eaux  du 
lac  Mœris ,  et  qu'Hérodote  dit  avoir  été  or- 
nées de  statues  colossales  :  les  pyramides  de 
Porsenna ,  dont  la  description  paroîl  un  peu 
fabuleuse,  et  dont  quatre  ,  d'après  Varron  , 
avoient  plus  de  quatre-vingts  mètres  de  hau- 
teur _,  ont  également  disparu  en  Etrurie  '. 

Mais  si  les  conquérans  européens  ont  ren- 
versé les  téocallis  des  Atzèques,  ils  n'ont  pas 
réussi  également  à  détruire  des  monumens 
plus  anciens,  ceux  que  l'on  attribue  à  la 
nation  toltèque.  Nous  allons  donner  une  des- 
cription succincte  de  ces  monumens ,  remar- 
quables par  leur  forme  et  leur  grandeur. 

Le  groupe  des  pyramides  de  Téotihuacan 
se  trouve  dans  la  vallée  de  Mexico ,  à  huit 
lieues  de  distance  au  nord^est  de  la  capitale, 
dans  une  plaine  qui  porte  le  nom  de  Micoatl, 
ou  de  Chemin  des  morts.  On  y  observe  en- 
core deux  grandes  pyramides  ^  dédiées  au 
.soleil  (  Tonatiiih  )  et  à  la  lune  (  Meztli) ,  et 

'    PlIN.  ,   XXXVI ,    1 9. 

^  Eclaircissemens  de  M.  Langlès  au  Voyage  de 
Norden,  Tom.  III.  p.  32/ ,  n°.  2. 


ET   MONUMENS  DE   l'aMÉRIQUE.  ÎOI 

entourées  de  plusieurs  centaines  de  petites 
pyramides,  qui  forment  des  rues  dirigées 
exactement  du  nord  au  sud  et  de  l'est  àl'ouet. 
Des  deux  grands  téocallis ,  l'un  a  cinquante- 
cinq  ,  l'autre  quarante-quatre  mètres  d'éléva- 
tit)n  perpendiculaire.  La  base  du  premier  a 
deux  cent  huit  mètres  de  long  ;  d'où  il  résulte 
que  le  Ton^itiuli  Yztaqual,  d'après  les  me- 
sures de  M.  Otevza,  faites  en  i8o3,  est  plus 
élevé  que  le  Mycerinus,  ou  la  troisième  des 
trois  grandes  pyramides  de  Djyzeli  en  Egypte^ 
et  que  la  longueur  de  sa  base  est  à  peu  près 
celle  du  Céphren.  Les  petites  pyramides  qui 
entourent  les  grandes  maisons  de  la  lune  et 
du  soleil  ont  à  peine  neuf  à  dix  mètres  d'élé- 
vation :  d'après  la  tradition  des  indigènes,  elles 
servoient  à  la  sépulture  des  chefs  des  tribus. 
Autour  du  Chéops  et  du  Blycerinus  en 
Egypte,  on  distingue  aussi  huit  petites  pyra- 
mides placées  avec  beaucoup  de  symétrie,  et 
parallèlement  aux  faces  des  grandes.  Les 
deux  téocallis  de  Téotihuacan  avoient  quatre 
assises  principales  :  chacune  d'elles  étoit  sub- 
divisée en  petits  gradins,  dont  on  distingue 
encore  les  arêtes.  Leur  noyau  est  d'argile 
mêlée  de  petites  pierres  :  il  est  revêtu  d'un 


102  TUES    DES    COUniLl.ERES 

mur  épiis  de  iezontli.  oii  ainj^j'claloïcle  po- 
reuse. Cette  constniclion  rappelle  une  des 
pjramides  ég^yptiennes  de  Sakharah,  qui  a 
six  assises,  et  qui,  d'après  le  récit  de  Po- 
cocke  ' ,  est  un  arnas  de  cailloux  et  de  moitier 
jaune,  revêtu  par  dehors  de  pierres  brutes. 
A  la  citne  des  grands  téocallis  mexicains  se 
trouvoient  deux  statues  colossales  du  soleil  et 
de  la  lune  :  elles  étoient  de  pierre ,  et  enduites 
de  lames  d'or  ;  ces  lames  furent  enlevées  par 
les  soldats  de  Cortez.  Lorsque  l'évêque  Zu- 
maraga  ,  religieux  franciscain  ,  entreprit  de 
détruire  tout  ce  qui  avoit  rapport  au  culte  ,  à 
l'histoire  et  aux  antiquités  des  peuples  indi- 
gènes de  l'Amérique  ,  il  fit  aussi  briser  les 
idoles  de  la  plaine  de  Micoatl.  On  y  découvre 
encore  les  restes  d'un  escalier  construit  en 
grandes  pierres  de  taille  ,  et  qui  conduisoit 
anciennement  à  la  plate-forme  du  téocalU. 

A  l'est  du  groupe  des  pyramides  de  Téoti' 
huacan ,  en  descendant  la  Cordillère  vers  le 
golfe  du  Mexique  ,  dans  une  forél  épaisse  ap- 
pelée Tajin^  s'élève  la  pyramide  de  Papantla: 

'  Voyage  de  Pococke,  édit.  de  Neuchâtel,  1/52, 
Tom.  ],  p.  \\'j. 


ET   MO]VUME"S\S   DE   l'aMÉRIQUE.  1o3 

c'est  le   hasard  qui  l'a  fait   découvrir  à  des 
chasseurs  espagnols,  il  n'y  a  pas  trente  ans; 
car  les  Indiens  se  plaisent  à  cacher  aux  blancs 
tout  ce  qui  est  l'objet  d'une  antique  vénéra- 
tion. La  lornie  de  ce  téocaW ,  qui  a  eu  six, 
peut-être  même  sept  étages ,  est  plus  élancée 
que  celle  de  tous  les  autres  mon u mens  de  ce 
genre  :  sa  hauteur  est  à  peu  près  de  dix-huit 
mètres,  tandis  que  la  longueur   de  sa   base 
n'est  que  de  vingt-cinq  ;  il  est  par  conséquent 
presque  de  moitié  plus  bas  que  la  pyramide 
de  Gaïus  Cestius  ,  à  Rome ,  qui  a  trente-trois 
mètres  de  hauteur.  Ce  petit  édifice  est  tout 
construit  en  pierres  de  taille  d'une  grandeur 
extraordinaire  ,  et  d'une  coupe  très-belle  et 
très-régulière  :  trois  escaliers   mènent  à   sa 
cime  ;  le  revêtement  de  ses  assises  est  orné 
de  sculptures  hiéroglyphiques  ;  et  de  petites 
niches  qui  sont  disposées  avec  beaucoup  de 
symétrie:  le  nombre  de  ces  niches  paroît  faire 
allusion  aux  trois  cent  dix-huit  signes  simples 
et  composés  des  jours  du  Cempohualilhuitl , 
ou  calendrier  civil  des  Toltèques, 

Le  plus  grand,  le  plus  ancien  et  le  plus 
célèbre  de  tous  les  monumens  pyramidaux 
d'Anahuac,  est  le  iéocalU  de   Cholula.    On 


104  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

l'appelle  aujourd'hui  la  montagne  faite  à 
mains  d'homme  {monte hecho  a  mano).  A  le 
voir  de  loin ,  on  seroit  en  eflct  tenté  de  le 
prendre  pour  une  colline  naturelle  couverte 
de  végétation.  C'est  dans  son  état  de  dégra- 
dation actuelle  que  cette  pyramide  est  repré- 
sentée sur  la  septième  Planche. 

Une  vaste  plaine,  celle  de  la  Puebla,  est 
séparée  de  la  vallée  de  Mexico  par  la  chaîne 
de  montagnes  volcaniques  qui  se  prolongent 
depuis  le  Popocatepetl ,  vers  Rio  Frio  et  le 
pic  du  Telapon  '.  Cette  plaine  fertile,  mais 
dénuée  d'arbres,  est  riche  en  souvenirs  qui 
inléressent  l'histoire  mexicaine  :  elle  renferme 
ies  chefs-lieux  des  trois  républiques  de  Tlas^ 
calla,  de  Huexocing-o  et  de  Cholula,  qui, 
malg'ré  leurs  dissensions  continuelles  ,  n'en 
résistoient  pas  moins  au  despotisme  et  à 
l'esprit  d'usurpation  des  rois  atzcques. 

La  petite  ville  de  Cholula,  que  Corlez,  dans 
ses  lettres  à  l'empereur  Charles-Quin  t, compare 
aux  villes  les  plus  populeuses  de  l'Espagne, 
compte  aujourd'hui  à  peine  seize  mille  habi- 
tans.  La  pyramide  se  trouve  à  l'est  de  la  ville  ^ 

'  Voyez  mon  Allas  mexicain ,  PI.  m  et  ix;. 


ET  MONUMENS    DE   L  AMÉRIQUE.  lo5 

sur  le  chemin  qui  mène  de  Cholula  à  la 
Puebla.  Elle  est  très-bien  conservée  du  côte 
de  l'ouest,  et  c'est  la  face  occidentale  que 
présente  la  gravure  que  nous  publions.  La 
plaine  de  Cholula  offre  ce  caractère  de  nu- 
dité qui  est  propre  à  des  plateaux  élevés  de 
deux  nulle  deux  cents  mètres  au-dessus  du 
niveau  de  l'Océan  :  on  distingue  sur  le  pre- 
mier plan  quelques  pieds  d'agave  et  des  dra- 
goniers  ;  dans  le  lointain ,  on  découvre  la 
cime  couverte  de  nei^-e  du  volcan  d'Orizaba  , 
montagne  colossale  de  cinq  mille  deux  cent 
quatre-vingt-quinze  mètres  d'élévation  ab- 
solue ,  et  dont  j'ai  publié  le  dessin  dans  Y  Atlas 
Mexicain  y  PL  xvii. 

Le  téocalli  de  Cholula  a  quatre  assises, 
toutes  d'une  hauteur  égale.  Il  paroît  avoir 
été  exactement  orienté  d'après  les  quatre 
points  cardinaux  ;  mais  comme  les  arêtes  des 
assises  ne  sont  pas  très-distinctes ,  il  est  difficile 
de  reconnoître  leur  direction  primitive.  Ce 
monument  pyramidal  aune  base  plus  étendue 
que  celle  de  tous  les  édifices  du  même  genre 
trouvés  dans  l'ancien  continent.  Je  l'ai  mesuré 
avec  soin ,  et  je  me  suis  assuré  que  sa  hauteur 
perpendiculaii^e  n'est  que  de  cinquante-quatre 


106  VUES  DES  CORDILLÈRES  , 

mèlres,mais  que  cliaque  côlé  de  sa  base  a  quatre 
cent  Irenle-neufiiiëtres de  longueur  :  Torque- 
madalui  donne soixanle-dix-sepl;  Bctan court, 
Soixanle-einq  ;  Claxif^ero,  soixanle-un  mèlres 
de  hauteur.  Bernai  Diaz  del  Castillo^  simple 
soldat  dans  Texpédition  de  Cortez  ,  s'amusa  à 
conjpter  les  gradins  des  escaliers  qui  condui- 
se ient  à  la  plate-forme  des  téocalUs  ;  il  en  trouva 
Cent  quatorze  au  g-rand  temple  deTénochlillan, 
cent  dix-sept  à  celuidu  Tezcuco,  et  cent  vingt 
à  celui  de  Cholula.  La  bixse  de  la  pyramide 
deCholula  est  deux  fois  plus  grande  que  celle 
du  Cliéops,  mais  sa  hauteur  excède  de  très- 
peu  celle  du  Mjcerinus.  En  comparant  les 
dimensions  de  la  maison  du  soleil,  à  Téoti- 
huacan ,  avec  celles  de  la  pyramide  de  Cho- 
lula ,  on  voit  que  le  peuple  qui  construisit  ces 
monumens  remarquables  a  voit  l'intention  de 
leur  donner  la  même  hauteur,  mais  des  bases 
dont  la  longueur  seroit  dans  le  rapport  d'un  à 
deux.  Quant  à  la  proportion  entre  la  base  et 
la  hauteur,  on  la  trouve  très-différente  dans 
les  divers  monumens.  Dans  les  trois  grandes 
pyramides  de  Djyzeh  ,  les  hauteurs  sont  aux 
bases  comme  i  à  i  -;— ;  dans  la  pyramide  de 
Papantla,  chargée  d'hiéroglyphes,  ce  rapport 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  IO7 

est  comme  i  à  i  -  ;  dans  la  grande  pyramide 
de  Téotlliuacan  ,  comme  i  à  5  ---  ;  el  dans 
celle  de  Cholula ,  comme  i  à  7  -^5.  Ce  dernier 
monument  est  construit  en  briques  non  cuites 
(  xamilU  ) ,  qui  alternent  avec  des  couches 
d'argile.  Des  Indiens  de  Cholnla  m'ont  assuré 
que  l'intérieur  de  la  pyramide  est  creux,  et 
que,  lors  du  séjour  de  Cortez  dans  leur  ville  , 
leurs  ancêtres  y  avoient  caché  un  grand  nom- 
bre de  guerriers  pour  (ondre  inopinément 
sur  les  Espagnols  ;  les  matériaux  dont  ce  téo- 
6'«/// est  construit ,  et  le  silence  des  historiens 
de  ce  temps  ',  rendent  cette  assertion  très-peu 
probable. 

On  ne  peut  cependant  pas  révoquer  en 
doute  qu'il  n'y  eût,  dans  l'intérieur  de  cette 
pyramide ,  comme  dans  d'autres  téocallis ,  des 
cavités  considérables  qui  servoient  à  la  sépul- 
ture des  indigènes  :  une  circonstance  particu- 
lière les  a  fait  découvrir.  Il  y  a  sept  à  huit  ans 
qu'on  a  changé  la  route  de  Puebla  à  Mexico, 
qui  passoit  jadis  au  nord  de  la  pyramide  ; 
pour  aligner  cette  route  ,  on  a  percé  la  pre- 
mière assise  ,   de  sorte  qu'un  huitième  en  est 

'  Cartas  de  Hehnan  Coûtez  ;  Mexico,  1770,  p.  69» 


108  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

resté  isolé  comme  un  monceau  de  briques. 
C'est  en  faisant  cette  percée  qu'on  a  trouvé 
dans  l'intérieur  de  la  pyramide  une  maison 
carrée,  construite  en  pierres  ,  et  soutenue  par 
des  poutres  de  cyprès  chauve  {cupressus  dis- 
ticha)  :  elle  renfermoit  deux  cadavres,  des 
idoles  en  basalte ,  et  un  g^rand  nombre  de 
vases  vernissés  et  peints  avec  art.  On  ne  se 
donna  pas  la  peine  de  conserver  ces  objets; 
mais  on  assure  avoir  vérifié  avec  soin  que 
celte  maison ,  couverte  de  briques  et  de  cou- 
ches d'argile ,  n'avoit  aucune  issue.  En  sup- 
posant que  la  pyramide  fût  construite  ,  non 
par  les  Toltèques ,  premiers  habitans  de  Gho- 
lula,  mais  par  des  prisonniers  que  les  Gho- 
lulains  avoient  faits  sur  les  peuples  voisins,, 
on  pourroit  croire  que  ces  caduvres  éloient 
ceux  de  quelques  malheureux  esclaves  que 
l'on  avoit  fait  périr  à  dessein  dans  l'intérieur 
du  téocalli.  Nous  avons  reconnu  les  restes 
de  celte  maison  souterraine ,  et  nous  avons 
observé  une  disposition  particulière  des  bri- 
ques,  tendant  à  diminuer  la  pression  que  le 
toit  devoit  éprouver.  Comnte  les  indit>ènes 
ne  savoient  pas  faire  de  voûtes,  ils  phiçoient 
des  briques  très-larges  horizonlaleuieut,  de 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  l  OQ 

manière  que  relies  de  dessus  dépassassent  les 
iulérieures  :  il  en  résultoit  un  assemblage  par 
gr.  (lins  ,  qni  suppléoit  en  quelque  sorte  au 
cintre  gulhiqne  ,  et  dont  on  a  aussi  trouvé 
des  vestiges  dans  plusieurs  édifices  égyptiens. 
Il  seroil  intéressant  de  creuser  une  galerie  à 
travers  le  téocalli  de  Gholula,  pour  en  exa- 
miner la  construction  intérieure  ,  et  il  est 
étonnant  que  le  désir  de  trouver  des  trésors 
cachés  n'ait  pas  déjà  fait  tenter  cette  entre- 
prise. Pendant  mon  voyage  au  Pérou ,  en 
visitant  les  vastes  ruines  de  la  ville  de  Chimù , 
près  de  Mansiche ,  je  suis  entré  dans  l'inté- 
rieur de  la  fameuse  Hiiaca  de  Toledo ,  tom- 
beau d'un  prince  péruvien  ,  dans  lequel  Garci 
Gutierez  de  Toledo  découvrit,  en  perçant 
une  galerie ,  en  1 076 ,  pour  plus  de  cinq 
millions  de  francs  en  or  massif,  comme  cela 
est  prouvé  par  les  livres  de  compte  conservés 
à  la  mairie  de  Truxillo. 

Le  grand  téocalli  de  Gholula,  appelé  aussi 
la  montagne  de  briques  non  cuites  (  Tlal- 
chihualtepec  ) ,  avoit  à  sa  cime  un  autel  dédié 
à  Quelzalcoall ,  le  dieu  de  l'air.  Ge  Quetzal- 
coatl  (  dont  le  nom  signifie  serpent  revêtu 
de  plumes  vertes ,  de  coati ^  serpent ,  et  quel- 


IIO  VUES  DES  CORDILLERES, 

zalli )  plume  verte)  est  sans  doute  l'être  le 
plus  mystérieux  de  toute  la  mythologie  mexi- 
caine :  c'étoit  un  homme  blanc  et  barbu 
comme  le  Bocliica  des  Muyscas,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut  en  décrivant  la  cascade 
du  Tequendama  :  il  étoit  grand-prêtre  à  Tula 
(  ToUaii),  législateur,  chel'  d'une  secte  re- 
ligieuse qui  ,  conmie  les  Sonyasis  el  les 
Bouddhistes  de  l'Indostan  ,  s'imposuit  les 
pénitences  les  plus  cruelles  :  il  introduisit  la 
coutume  de  se  percer  les  lèvres  et  les  oreilles , 
et  de  se  meurtrir  le  reste  du  corps  avec  les 
piquans  des  feuilles  d'agave ,  ou  avec  les 
épines  du  cactus,  en  introduisant  des  roseaux 
dans  les  plaies  pour  qu'on  vît  ruisseler  le  sang 
plus  abondamment.  Dans  un  dessin  mexicain, 
conservé  à  la  bibliothèque  du  Vatican  '_,  j'ai 
vu  une  figure  qui  représente  Quetzalcoatl 
apaisant,  par  sa  pénitence,  le  courroux  des 
dieux  ,  lorsque ,  treize  mille  soixante  ans 
après  la  création  du  monde  (je  suis  la  chro- 
nologie très -vague  rapportée  par  le  père 
Rios)^  il  y  eut  une  grande  famine  dans  la 
province  de  Culan  :  le  saint  s'étoit  retiré  près 

*   Codex  anonymus j  n".  S/SS;  fol.  8. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  111 

deTlaxapuchicalco  ,  sur  le  volcan  Catcitepetl 
(^ninntaone  qui  parle),  où  il  marcha  pieds 
nus  sur  des  feuilles  d'agave  armées  de  piqnans. 
On  croit  voir  un  de  ces  Rishi ,  hermiles  du 
Gange,  dont  les  Pourânas  célèbrent  la  pieuse 
austérité  '. 

Le  règne  de  Quetzalcoall  étoit  l'âge  d'or 
des  peuples  d'Anahuac  :  alors  tous  les  ani- 
maux, les  hommes  même  vivoient  en  paix, 
la  terre  produisoit  sans  culture  les  plus  riches 
moissons,  l'air  étoit  rempli  d'une  multitude 
d'oiseaux  que  l'on  admiroit  à  cause  de  leur 
chant  et  de  la  beauté  de  leur  plumage  ;  mais 
ce  règne,  semblable  à  celui  de  Saturne,  et 
le  bonheur  du  monde  ne  furent  pas  de  longue 
durée  :  le  Grand  Esprit  Tezcallipoca  ,  le 
Brahmâ  des  peuples  d'Anahuac ,  offrit  à 
Quetzalcoatl  une  boisson  qui ,  en  le  rendant 
immortel,  lui  inspira  le  goût  des  voyages  ,  et 
surtout  un  désir  irrésistible  de  visiter  un  pays 
éloigné  que  la  tradition  appelle  Tlapallan  ^. 
L'analogie  de  ce  nom  avec  celui  de  Huehuet- 
lapallan ,  la  patrie  des  Tollèques,  ne  paroît 

ScHLEGEL  aber  Sprache  und  JVeisheit  der  Indier, 
p.  l32. 

*  CLA•\^GEBO  ,  Storia  di  Messico ,  Tom.  II,  p.  12." 


112  VUES  DES  COUDILLERES  , 

pas  cire  accidentelle  :  mais  comment  conce- 
voir que  cet  homme  blanc,  prêtre  deTula, 
se  soit  dirige,  comme  nous  le  verrons  bien- 
tôt, au  sud-est  y  vers  les  plaines  de  Cliolula, 
et  de  là  aux  côtes  orientales  du  Mexique, 
pour  parvenir  à  ce  pajs  septentrional  d'où 
ses  ancêtres  étoient  sortis,  l'an  696  de  notre 
ère? 

Qnetzalcoatl,  en  traversant  le  territoire 
de  Cholula  ,  céda  aux  instances  des  habitans, 
qui  lui  offrirent  les  rênes  du  gouvernement  : 
il  demeura  pendant  vingt  ans  parmi  eux ,  leur 
apprit  à  fondre  des  métaux ,  ordonna  les 
grands  jeûnes  de  quatre-vingts  jours,  et 
régla  les  intercalalions  de  l'année  toltèque;  il 
exhorta  les  hommes  à  la  paix;  il  ne  voulut 
pas  que  l'on  fît  d'autres  offrandes  à  la  divi- 
nité que  les  prémices  des  moissons.  De  Cho- 
lula, Quetzalcoatl  passa  à  l'embouchure  de 
la  rivière  de  Goasacoalco,  où  il  disparut 
après  avoir  fait  annoncer  aux  Cholulains 
(  Chololtecatles)  qu'il  reviendroit  dans  quel- 
que temps  pour  les  gouverner  de  nouveau 
et  pour  renouveler  leur  bonheur. 

C'étoient  les  descendans  de  ce  saint  que 
le  malheureux  Montezuma  crut  reconaoître 


ET  MONUMENS  DE   L  AMÉRIQUE.  Il3 

dans  les  compasrnons  d'armes  de  Gorlez. 
«  Nous  savons  par  nos  livres,  dit-il  dans  son 
«  premier  entretien  avec  le  général  espa- 
«  gnol,  que  moi  et  tous  ceux  qui  habitent  ce 
«  pays,  ne  somnjes  pas  indigènes,  mais  que 
«  nous  sommes  des  étrangers  venus  de  très- 
«  loin.  Nous  savons  aussi  que  le  chef  qui 
«  conduisit  nos  ancêtres  retourna  pour 
«  quelque  temps  dans  sa  première  patrie  , 
«  et  qu'il  revint  ici  pour  chercher  ceux  qui 
«  s'y  étoient  établis  :  il  les  trouva  mariés 
«  avec  les  femmes  de  cette  terre,  ayant  une 
«  postérité  nombreuse  et  vivant  dans  des 
«  villes  qu'ils  avoient  construites  :  les  nôtres 
«  ne  voulurent  pas  obéir  à  leur  ancien 
«  maître ,  et  il  s'en  retourna  seul.  Nous 
«  avons  toujours  cru  que  ses  descendans 
«  viendroient  un  jour  prendre  possession 
«  de  ce  pays.  Considérant  que  vous  venez 
«  de  cette  partie  où  naît  le  soleil,  et  que, 
«(  comme  vous  me  l'assurez,  vous  nous  con- 
te noissez  depuis  long-temps,  je  ne  puis 
«  douter  que  le  roi  qui  vous  envoie  ne  soit 
«  notre  maître  naturel  '.  » 

*  Première  lettre  de  CorteZ;  §.  xxi  et  xxix. 

I.  8 


ll/j.  VUES    DES   COr.DlLLÈr.ES, 

Ilexisleencoreaujourd'hui,  parmi  les  Indiens 
de  Cholula  ,  une  autre  tradition  Irès-reniar- 
quable,  d'après  laquelle  la  grande  pyramide 
n'auroit  pas  été  destinée  priniilivement  à  servir 
au  culte  de  Quetzalcoatl,  Apres  mon  retour  en 
Europe,  en  examinant  à  Rome  les  manuscrits 
mexicains  de  la  bibliothèque  du  Vatican  ,  j'ai 
Vu  que  cette  même  tradition  se  trouve  consi- 
gnée dans  un  manuscrit  de  Pedro  de  losRios, 
religieux  dominicain  ,  qui,  en  i5G6,  copia  sur 
îes  lieux  toutes  les  peintures  hiéroglyphiques 
c[u'il  put  se  procurer.  "  Avant  la  grande  inon- 
«  dation  {^apachihuilizlli)  qui  eut  lieu  quatre 
«  mille  huit  ans  après  la  création  du  monde  , 
«  le  pays  d'Anahuac  étoit  habité  par  des 
((  géans  (  TzociLillixeciue)  :  tous  ceux  qui  ne 
«  périrent  pas  furent  transformés  en  poissons, 
«  à  l'exception  de  sept  qui  se  réfugièrent  dans 
«  des  cavernes.  Lorsque  les  eaux  se  furent 
«  écoulées  ,  un  de  ces  géans  ,  Xeihua ,  sur- 
«  nommé  l'architecte,  alla  à  Cholollan,  où, 
«  en  mémoire  de  la  montagne  Tlaloc ,  qui 
te  avoit  servi  d'asile  à  lui  et  à  six  de  ses  frères, 
fc  il  construisit  une  colline  artificielle  en  forme 
«  de  pyramide  :  il  fit  fabriquer  les  briques 
«  dans  la  province  de  Tlumanalco,  au  pied 


ET  MONUMEKS  T>£   L  AMÉRIQUE.  1 1  b 

K  de  la  Sierra  de  Cocotl ,  et,  pour  les  trans- 
«  porter  à  Cholula ,  il  plaça  une  file  d'hommes 
«  qui  se  les  passoient  de  main  en  main.  Les 
«  dieux  virent  avec  courroux  cet  édifice , 
«  dont  la  cime  devoit  atteindre  les  nues  : 
«  irrités  contre  l'audace  de  Xelhua  ,  ils  lan- 
«  cèrent  du  feu  sur  la  pyramide;  beaucoup 
«  d'ouvriers  périrent,  l'ouvrage  ne  fut  point 
«  continué,  et  on  le  consacra  dans  la  suite  au 
«  dieu  de  l'air,  Quetzalcoall.  » 

Cette  histoire  rappelle  d'anciennes  tradi- 
tions de  l'Orient,  que  les  Hébreux  ont  consi- 
gnées dans  leurs  livres  saints.  Du  temps  de 
Cortez,lesCholulains  conservoient  une  pierre 
qui,  enveloppée  dans  un  globe  de  feu ,  éloit 
tombée  des  nues  sur  la  cime  de  la  pyramide  : 
cet  aérolilhe  a  voit  la  forme  d'un  crapaud.  Le 
père  Rios ,  pour  prouver  la  haute  antiquité  de 
celte  fable  de  Xelhua,  observe  qu'elle  éloit 
contenue  dans  un  cantique  que  les  Cholulains 
chantoient  dans  leurs  fêtes  en  dansant  autour 
du  téocaUi ,  et  que  ce  cantique  commencoit 
par  les  mois  Tulanian  hululaez ,  qui  ne  sont 
d'aucune  langue  actuelle  du  Mexique.  Dans 
toutes  les  parties  du  globe ,  sur  le  dos  des 
Cordillères,  comme  à  l'île  de  Samothrace, 


1  iG  VUES  EES  CORDTLI.KIîES, 

dans  la  mer  Egée,  des  frag-niens  de  langues 
pritnilives  se  sont  conservés  dans  les  rites 
religieux. 

La  plate-forme  de  la  pyramide  de  Cholula, 
sur  laquelle  j'ai  fait  un  grand  nombre  d'obser- 
vations astronomiques,  a  quatre  mille  deux 
cents  mètres  carrés.  On  y  jouit  d'une  vue 
magnifique  sur  le  Popoeatepell ,  l'Iztaccihuall, 
I"C  pic  d'Orizaba,  et  la  Sierra  de  Tlascalla, 
célèbre  par  les  orages  qui  se  forment  autour 
de  sa  cime  :  on  voit  à  la  fois  trois  montagnes 
plus  élevées  que  le  Mont-Blanc ,  et  dont  deux 
sont  des  volcans  encore  enflammés.  Une  petite 
chapelle  entourée  de  cyprès ,  et  dédiée  à 
Notre-Dame  de  los  Remedios  ,  a  remplacé  le 
temple  du  dieu  de  l'air,  ou  de  l'Indra  mexi- 
cain :  un  ecclésiastique  de  race  indienne 
célèbre  journellement  la  messe  sur  la  cime  de 
ce  monument  antique. 

Du  temps  de  Cortez,  Clioluîa  étoit  regardé 
conmie  une  ville  sainte  :  nulle  part  on  ne 
trouvoit  un  plus  grand  nombre  de  téocailis, 
plus  de  prêtres  et  d'ordres  religieux  (i/âr/««- 
cazque)  y  plus  de  magnificence  dans  le  culte, 
plus  d'austérité  dans  les  jeûnes  et  les  péni- 
tences.   Depuis    l'introduction  du   cLuistiu- 


ET  MONUMENS  DE   L  AMÉRiQUr.  II7 

nisme  parmi  les  Indiens,  les  symboles  d'un 
Domeau  culte  n'ont  pas  entièrement  eiïlicé 
le  souvenir  du  culte  ancien  :  le  peuple  se 
porte  en  foule  et  de  très-loin  à  la  cime  de  la 
pyramide,  pour  y  célébrer  la  fête  de  la 
Vierge  :  une  crainte  secrète,  un  respect  reli- 
gieux saisissent  l'indigène  à  la  vue  de  cet  im- 
mense monceau  de  briques ,  couvert  d'ar- 
bustes et  d'un  gazon  toujours  frais. 

Nous  avons  indiqué  plus  haut  la  grande 
analogie  de  construction  que  l'on  observe 
entre  les  téocallis  mexicains  et  le  temple  de 
Bel  ou  Bélus,  à  Babylone  :  celte  analogie 
avoit  déjà  frappé  BI.  Zoega  ,  quoiqu'il  n'eût 
pu  se  procurer  que  des  descriptions  très- 
incomplètes  du  groupe  des  pyramides  de 
Téolihuacan  '.  Selon  Hérodote ,  qui  visita 
Babylone  et  vit  le  temple  de  Belus ,  ce  monu- 
ment pyramidal  avoit  huit  assises  :  sa  hauteup 
étoit  d'un  stade  ;  la  larg-eur  de  sa  base  é^-a- 
loit  sa  hauteur  ;  le  mur  qui  formoit  l'enceinte 
extérieure ,  le  Titfi^iohoç ,  avoit  deux  stades 
en  carré  (  un  stade  commun  olympique  avoit 
cent  quatre-vingt-trois    mètres,   le   stade 

Zoega  ,  de  origine  Obilincoru/n ,  p.  080, 


il8  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

émypiien  n'en  a  que  qualie-vinj^l-dix-luiit '  ): 
la  pyramide  étoit  coiKstruile  de  briques  et 
d'asphalle  ;  elle  avoit  un  temple  (  vaoV  )  à  sa 
cime  ,  et  un  autre  près  de  sa  base  :  le  pre- 
mier ,  d'après  Hérodote ,  était  sans  statues  ; 
il  n'y  avoit  qu'une  table  d'or  et  un  lit  sur 
lequel  couchoit  une  femme  choisie  par  le 
dieu  Bélus  ^  Diodore  de  Sicile  ,  au  contraire  > 
assure  que  ce  temple  supérieur  renfermoit 
un  autel  et  trois  statues,  auxquelles  il  donne ,^ 
d'après  des  idées  tirées  du  culte  grec  ,  les 
noms  de  Jupiter ,  de  Junon  et  de  Rhéa  ^  : 
mais  ces  statues  et  le  monument  entier  n'exis- 
toient  plus  du  temps  de  Diodore  et  de  Stra- 
bon.  Dans  les  téocallis  mexicains  on  distin- 
guoit,  comme  dans  le  temple  de  Bel,  le  naos 
inférieur  de  celui  qui  se  trouvoit  sur  la  plate- 
forme de  la  pyramide  :  celte  même  distinc- 
tion est  clairement  indiquée  dans  les  Lettres 
de  Cortez  et  dans  l'Histoire  de  la  conquête, 
écrite  par  Bernai  Diaz ,  qui  demeura  plu- 
sieurs mois  dans  le  palais  du  roi  Axajacalt, 

'  Vincent,  Voyage  de  Néarque  ,  p.  56. 

^    HÉRODOT.  ,    Lib.  I  ,    C.  CLXXXl-CLXXXIII. 

^  DioDon.   Sicuiius,    éd.    W'esseliuj^io ,   Tom.   I, 
Lib.  Il,  p.  123. 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.     1  IQ 

et    par   conséquent    vis-à-vis    du  téocalli 
d'Hnitzilopochtli. 

Aucun  des  auteurs  anciens  ,  ni  Hérodote, 
ni  Strabon',  ni  Diodore  ,  ni  Pausanias  % 
ni  Arrien  %  ni  Ouinle-Curce  ^,  n'indiquent 
que  le  temple  de  Bélus  fût  orienté  d'après 
les  quatre  points  cardinaux  ,  comme  le  sont 
les  pyramides  égyptiennes  et  mexicaines. 
Pline  observe  seulement  que  Bélus  étoit  re- 
gardé comme  l'inventeur  de  l'astronomie  : 
Inveutor  hic  fuit  sidemlis  scicîitiœ  "".  Diodore 
rapporte  que  le  temple  babylonien  servoit 
d  observatoire  aux  Ghaldéens:  «  On  convient, 
«  dit-il,  que  cette  construction  étoit  d'une 
«  élévation  extraordinaire,  et  que  les  Chal- 
«  déens  y  faisoient  leurs  observations  des 
*c  astres ,  dont  le  lever  et  le  coucher  pou- 
«  voient  être  très  -  exactement  aperçus  à 
«  cause  de  l'élévation  du  bâtiment.  »  Les 
prêtres  mexicains   (  teopixqiii  )  observoient 

*  Strabo,  Lib.  XVI,  211. 

^  Pacsanias,  Lib.  "VIII,  ed,  Xylamlri,  p.  Sog, 
II.  3i. 

^  Arbian'us,  Lib.  VII,  17. 

*  Quint.  Curt. ,  Lib.  V,   1  et  .?7^ 
^  Pi-i». ,  Hit.  nat.  ^  Lib.  VI  ,^  3o. 


120  VUES  DES  COnDILLÈRES, 

aussi  la  position  des  astres  du  haut  des  téo-^ 
callis ,  et  annoncoient  au  peuple ,  au  fou  du 
cor,  les  heures  de  la  nuit  '.  Ces  téocallis  ont 
été  construits  dans  l'intervalle  qui  s'est  écoulé 
entre  l'épcqile  de  Mahomet  et  celle  du  règne 
de  Ferdinand  et  Isabelle,  et  l'on  ne  voit  pas 
sans  étonnemerit  que  des  édifices  américains 
dont  la  forme  est  presque  identique  avec  celle 
d'un  des  plus  anciens  monumens  des  rives 
de  l'Euphrate ,  appartiennent  à  des  temps  si 
voisins  de  nous. 

En  considérant  sous  un  même  point  de 
vue  les  monumens  pyramidaux  de  l'Egvpte, 
de  l'Asie  et  du  nouveau  contment,  on  voit 
que ,  malgré  l'analogie  de  leur  forme ,  ils 
avoient  une  destination  très-différente.  Les 
pyramides  réunies  en  groupe  à  Djyzeh  et  à 
Sakharah,  en  Egypte;  la  pyramide  trian- 
gulaire de  la  reine  des  Scythes^  Zarina,  dont 
la  hauteur  étoit  d'un  stade  et  la  largeur  de 
trois,  et  qui  étoit  ornée  d'une  figure  colos- 
sale ^  ;  les  quatorze  pyramides  étrusques  que 

'  Gama,  Descripcion  cronologica  de  la  piedra 
çalenderia;  Mexico,  1792^  p.  i5. 

^  DfODORUS  SlCULUS,  Llb.  II,  C.  XXXIV. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.     l2l 

l'on  dit  avoir  été  renfermées  dans  le  laby- 
rinthe du  roi  Porsenna,  à  Clusium  ,  avoient 
été  construites  pour  servir  de  sépulture  à  des 
personnages  illustres.  Rien  n'est  plus  naturel 
aux  hommes  que  de  marquer  la  place  où 
reposent  les  restes  de  ceux  dont  ils  chérissent 
la  mémoire.  Ce  sont  d'abord  de  simples 
monceaux  de  terre ,  et  par  la  suite  des  tumu- 
lus  d'une  hauteur  surprenante  :  ceux  des 
Chinois  et  des  Tibétains  n'ont  que  quelques 
mètres  d'élévation  '  ;  plus  à  l'ouest ,  les  dimen- 
sions vont  en  augmentant  :  le  tumulus  du  roi 
Aljattes ,  père  de  Crésus ,  en  Lydie ,  avoit 
six  stades;  celui  de  Ninus,  plus  de  dix  stades 
en  dianjèlre  ^  :  le  nord  de  l'Europe  offre  les 
sépultures  du  roi  Scandinave  Gormus  et  de  la 
reine  Daneboda ,  couvertes  de  monceaux  de 
terre  qui  ont  trois  cents  mètres  de  largeur 
et  plus  de  trente  mètres  de  hauteur.  Ces 
tumulus  se  retrouvent  dans  les  deux  hémis- 
phères, en  Virginie  et  en  Canada,  comme 

^  DuuALDE,  Description  tle  la  Ciiine,   Toîii.  II  ^ 
p.    126.  Asiatick  Researches ,  Vol.  II,  p.  3i4. 

^  Hérodot.  ,  Lik  I,  C.  xciH.    Ctésias  chez  Diod. 
SicvL.,  Lib.  II,  C.  VII. 


123  VUES  DrS  CORDILLÈRES, 

au  Pérou ,  où  de  nombreuses  galeries ,  cons- 
truites en  pierres  et  communiquant  entre  elles 
par  des  puits ,  remplissent  l'intérieur  des 
huacas  ou  collines  artificielles.  Le  luxe  de 
l'Asie  a  su  orner  ces  monuniens  rustiques,  ea 
leur  conservant  leur  forme  primitive  :  les 
tombeaux  de  Pergame  sont  des  cônes  de 
terre  élevés  sur  un  mur  circulaire  qui  paroît 
avoir  été  revêtu  de  marbre  '. 

Les  téocallis  ou  pyramides  mexicaines 
étoient  à  la  fois  des  temples  et  des  tombeaux. 
Nous  avons  observé  plus  haut  que  la  plaine 
dans  laquelle  s'élèvent  les  maisons  du  soleil 
et  de  la  lune  de  Téotihuacan  ,  s'appelle  le 
Chemin  des  morts;  mais  la  partie  essentielle  et 
principale  d'un  téocalli  étoit  la  chapelle,  le 
naos ,  à  la  cime  de  l'édifice.  Au  commence- 
ment de  la  civilisation ,  les  peuples  choisissent 
des  lieux  élevés  pour  sacrifier  aux  dieux.  Les 
premiers  autels ,  les  premiers  temples  furent 
érigés  sur  des  montagnes  :  si  ces  montagnes 
sont  isolées  ,  on  se  plaît  à  leur  donner  des 
formes  régulières,  en  les  coupant  par  assises 

'  CnoisEUL  GouFFiEB,  Voyage  pittoresque  de  la 
Grèce,  Tom.  II,  p.  27-31. 


ET  MO^UMENS  DE  L  AMERIQUE.  120 

et  en  pratiquant  des  gradins  pour  monter 
plus  facilement  au  sommet.  Les  deux  conti- 
nens  offrent  de  nombreux  exemples  de  ces 
collines  divisées  en  terrasses  et  revêtues  de 
murs  en  briques  ou  en  pierres.  Les  téocallis 
ne  me  paroissent  autre  chose  que  des  collines 
artificielles  élevées  au  milieu  d'une  plaine , 
et  destinées  à  servir  de  base  aux  autels  :  rien 
en  effet  de  plus  imposant  qu'un  sacrifice  qui 
peut  être  vu  par  tout  un  peuple  à  la  fois  !  Les 
pagodes  de  l'Indostan  n'ont  rien  de  commun 
avec  les  temples  mexicains  :  celle  de  Taujore 
dont  nous  devons  de  superbes  dessins  à 
M.  Daniell  ' ,  est  une  tour  à  plusieurs  assises; 
mais  l'autel  ne  se  trouve  pas  à  la  cime  du 
monument. 

La  pyramide  de  Bel  étoit  en  même  temps 
le  temple  et  le  tombeau  de  ce  dieu  :  Strabon 
ne  parle  pas  même  de  ce  monument  comme 
d'un  temple ,  il  le  nomme  simplement  le 
tombeau  de  Bêlas.  En  Arcadie ,  le  tiimidiis 
(  yj2ij.ûc  )  qui  renfermoit  les  cendres  de  Calisto 
porloit  à  sa  cime  un  temple  de  Diane  :  Pansa- 
nias  '  le  décrit  comme  un  cône  fiiit  de  main 

'    Oriental  Scenery,  PI.  xvir. 

^  Tausa.nxas,  Lib.  ^11I,  C.  XXXV. 


124  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

d  homme,  et  couvert  d'une  antique  vc^éta- 
lion.  Voilà  un  monument  très-retnarquable, 
dans  lequel  le  temple  n'est  plus  qu'un  orne- 
ment accidentel  :  il  sert  pour  ainsi  dire  de 
passage  entre  les  pyramides  de  Sakliarah  et 
les  téocallis  mexicains.  ' 

'  Voyez  mon  Essai  politique  sur  le  royaume  tie 
la  Nouvelle-Espagne,  Vol.  II,  p.  ii6,  l5ti,  269  et 
345  de  l'édilion  in-8". 


ET  MONUMEINS  DE  l'aMÉRIQUE.  125 


PLANCHE   VIII. 

Masse  détachée  de   la  pyramide  de 
Cholula. 

Le  monument  de  Cholula  est  tellement  cou- 
vert de  végétation,  qu'il  est  très-difficile  d'exa- 
miner la  structure  des  grandes  assises.  Les 
historiens  espagnols  du  seizième  siècle,  dont 
plusieurs  ont  lisitc  le  Mexique  du  temps  de 
Monlezuma ,  ou  peu  d'années  après  sa  mort, 
rapportent  que  tout  l'édifice  est  construit  en 
briques.  En  parcourant ,  à  la  bibliothèque 
du  Vatican ,  à  Rome ,  le  manuscrit  du  père 
Pedro  de  los  Rios  \  j'ai  trouvé,  comme  je 
l'ai  indiqué  plus  haut,  que  les  habitans  de 
Cholula  crojoient  _,  d'après  une  ancienne 
tradition  ;  que  les  briques  qui  ont  servi  pour  le 
téocalli  avoient  été  faites  dans  la  province  de 
Tlalmanalco,  au  pied  de  la  montagne  Cocotl, 
et  que  des  prisonniers  avoient  été  rangés  en 
file  de  manière  à  se   passer  les  briques  de 

'    Cod.   Vat.  anonym.,  n.  5j3S,  fol.  lo. 


126  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

main  en  main  ,  sur  une  distance  de  plusieuis 
lieues,  de  Cocoll  à  Cholulu.  Cette  tradition, 
qui  rappelle  ce  que  les  contes  arabes  ont  de 
plus  fabuleux ,  se  retrouve  chez  les  Péruviens  : 
ceux  du  plateau  de  Cuzco  ,  qui  se  regardent 
comme  les  habitans  d'un  lieu  saint,  assurent 
que,  lorsque  l'incaTupac  Yupanqui  s'empara 
du  royaume  de  Quito  (  Quilu) ,  il  y  fit  trans- 
porter d'immenses  pierres  de  taille  tirées  des 
carrières  voisines  de  Cuzco,  pour  construire 
des  temples  du  soleil  dans  les  pays  récem- 
ment conquis. 

J'ai  pu  reconnoître  la  structure  intérieure 
de  la  pyramide  de  Cliolula  ,  en  deux  endroits 
différens;  savoir,  près  du  sommet,  à  la  face 
opposée  au  volcan  Popocatepetl ,  et  du  côté 
du  nord,  où  la  première  assise  est  traversée 
par  le  nouveau  chemin  qui  conduit  de  Pue- 
bla  à  Mexico.  C'est  en  creusant  ce  chemin 
que  l'extrémité  de  l'assise  a  été  détachée  du 
reste  de  la  masse.  La  huitième  Planche  re- 
présente cetle  partie  détachée  :  on  y  recon- 
noît  des  couches  de  briques  qui  alternent  avec 
des  couches  d'arg'ile.  Les  briques  ont  géné- 
ralement huit  centimètres  de  hauteur  sur 
quarante  de  longueur  :  il  m'a  paru  qu'elles 


ET  MONUMEKS  DE  L  AMÉKIQLE.  127 

n  étoienl  pas  cuites,  mais  seulement  sechées  au 
soleil;  il  se  peut  cependant  aussi  qu'elles  aient 
subi  une  légère  cuisson  ,  et  que  l'humidité  de 
l'air  les  ait  rendues  friables.  Peut-être  que 
les  couches  d'argile  qui  séparent  celles  des 
briques  ne  se  trouvent  pas,  dans  l'intérieur 
de  la  pyramide ,  dans  les  parties  qui  soutien- 
nent le  poids  énorme  de  la  masse  entière. 
M.  Zoega  '  avoit  supposé ,  mais  à  tort ,  que 
le  téocalli  de  Cholula  étoit  un  vrai  (  x'^^i-^^  )> 
un  monceau  de  terre  enduit  extérieurement 
d'une  couche  de  briques  :  déjàGemelli,  que 
Robertson  et  d'autres  historiens  du  premier 
ordre  accusent  d'inexactitude  bien  plus  qu'il 
ne  le  mérite  ,  désii^nent  cet  édifice  sous  le 
nom  d'une  pyramide  de  terre  % 

La  construction  du  téocalli,  comme  nous 
l'avons  observé  plus  haut,  rappelle  les  mo- 
numens  les  plus  anciens  auxquels  remonte 
l'histoire  de  la  civilisation  de  notre  espèce. 
Le  temple  de  Jupiter  Bélus,  que  la  mytho- 
logie des  Hindoux  paroît   désigner   par   le 

'  De  Obeliscis ,  p.  38o, 

*   Giro  del  Mondo ,  Tom.  YI,  p.  i35. 


JSS  \UES  DES  CORDILLÈRES, 

nom  de  Bali  ',  les  pyramides  de  Méïdoùm 
et  Dalichoùr,  et  plusieurs  du  groupe  de 
Sakluirah  en  Ég-ypte,  n'étoient  aussi  que 
d'immenses  monceaux  de  briques ,  dont  les 
restes  se  sont  conservés  jusqu'à  nos  jours 
pendant  un  espace   de  trente  siècles. 

'   Fra  Paolino  di  s.  Bartholomeo,    Viaggio  alU 
Indie  Orientait,   p.  2'ii. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  129 

PLANCHE  IX. 

Moniunens   de    XocJiicalco. 

>  Le  monument  remarquable  dont  cette 
Planche  ofFie  un  fragment  chargé  de  sculp- 
tures ,  est  regardé  dans  le  pa js  comme  un 
monument  militaire.  Au  sud-est  de  la  ville 
de  Cuernavaca  (  l'ancien  Quauhnahuac) ,  sur 
la  pente  occidentale  de  la  Cordillère  d'Ana- 
huac,  dans  cette  région  heureuse  que  les 
habitans  désifrnent  sous  le  nom  de  tierra 
templada  (région  tempérée),  parce  qu'il  y 
règne  un  printemps  perpétuel ,  s'élève  une 
colline  isolée  ,  qui ,  d'après  les  mesures  baro- 
métriques de  M.  Alzate ,  a  cent  dix -sept 
mètres  au-dessus  de  sa  base.  Cette  colline 
se  trouve  à  l'ouest  du  chemin  qui  conduit 
de  Cuernavaca  au  village  de  Miacallan.  Les 
Indiens  l'appellent,  en  langne  mexicaine  ou 
aztèque ,  Xochicalco  ^  ou  la  Maison  des  fleurs. 
Nous  verrons,  dans  la  suite  de  cette  notice, 
que  l'étjmologie  de  ce  nom  est  aussi  incer- 
taine  que  l'époque  de  la  construction   du 

9 


lOO  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

monument,  que  l'on  attribue  aux  Toltcques. 
Cette  nation  est,  pour  les  antiquaires  mexi- 
cains, ce  que  les  colons  Pélasges  ont  été 
long- temps  pour  les  antiquaires  de  l'Italie. 
Tout  ce  qui  se  perd  dans  la  nuit  des  temps 
est  regardé  comme  l'ouvrage  d'un  peuple 
chez  lequel  on  croit  trouver  les  premiers 
termes  de  la  civilisation. 

o 

La  colline  de  Xochicalco  est  une  masse 
de  rocs,  à  laquelle  la  main  de  l'Iiomme  a 
donné  une  forme  conique  assez  régulière, 
et  qui  est  divisée  en  cinq  assises  ou  terrasses , 
dont  chacune  est  revêtue  de  maçonnerie.  Les 
assises  ont  à  peu  près  vingt  mètres  d'éléva- 
tion perpendiculaire.  Elles  se  rétrécissent 
vers  la  cime,  comme  dans  les  téocallis  ou  les 
pyramides  aztèques,  dont  le  sommet  étoit 
orné  d'un  autel.  Toutes  les  terrasses  sont 
inclinées  vers  le  sud-ouest^  peut-être  pour 
faciliter  l'écoulement  de  Teau  des  pluies, 
très-abondantes  dans  cette  région.  La  colline 
est  entourée  d'un  fossé  assez  profond  et 
très-large,  de  sorte  que  tout  le  retranche- 
ment a  près  de  quatre  mille  mètres  de 
circonférence.  La  grandeur  de  ces  dimen- 
sions ne  doit  pas  nous  étonner  :  sur  le  dos 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  i3i 

des  Cordillères  du  Pérou,  et  à  des  élévations 
qui  égalent  presque  celle  du  pic  de  Téné- 
riffe,  nous  avons  vu,  M.  Bonpland  et  moi, 
des  monumens    plus  considérables   encore. 

Les  plaines  du  Canada  offrent  des  lignes 
de  défense,  et  des  retranchemens  d'une  lon- 
gueur extraoïdinaire.  Tous  ces  ouvrages 
américaii.'s  ressembîent  à  ceux  que  l'on  dé- 
couvf  e  journellement  dans  la  partie  orientale 
de  l'Asie,  où  des  peuples  de  race  mongole, 
surtout  ceux  qui  sont  le  plus  avancés  en 
civilisation  ,  ont  construit  des  murailles  qui 
séparent   des  provinces   entières. 

Le  sonunet  de  la  colline  de  Xochicalco 
présente  une  plate- forme  oblongue ,  qui, 
du  nord  au  sud,  a  soixante-douze  mètres, 
et,  de  l'est  à  l'ouest,  quatre-vingt-six  mètres 
de  longueur.  Cette  plate-forme  est  entourée 
d'un  mur  de  pierre  de  taille^  dont  la  hau- 
teur excède  deux  mètres  et  qui  servoit  à 
la  défense  des  combalians.  C'est  au  centre 
de  celte  place  d'armes  spacieuse  que  l'on 
trouve  les  restes  d'un  inonument  pyramidal 
qui  avoit  cinq  assises  ,  et  dont  la  forme 
ressemble  à  celle  des  téocallis  que  nous 
venons  de  décrire  plus  haut.   La  première 

9* 


102  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

assise  seule  en  a  élé  conservée;  c'est  celle 
dont  le  dessin  se  trouve  sur  la  neuvième 
Planche.  Les  propriétaires  d'une  sucrerie 
voisine  ont  élé  assez  barbares  pour  détruire 
la  pyramide,  en  arrachant  des  pierres  qu'ils 
ont  employées  dans  la  construction  de  leurs 
fours.  Les  Indiens  de  Tetlama  assurent  que 
les  cinq  assises  exisloient  encore  en  ijSo; 
et,  d'après  les  dimensions  du  premier  gra- 
din ,  on  peut  supposer  que  tout  l'édifice 
avoit  vinj^t  mètres  d'élévation.  Ses  faces  sont 
exactement  orientées  d'après  les  quatre  points 
cardinaux.  La  base  de  l'édifice  a  2o"',7  de 
long,  sur  17™, 4  de  large.  On  ne  découvre, 
et  cette  circonstance  est  très-frappante_,  aucun 
vestige  d'escalier  qui  conduise  vers  la  cime 
de  la  pyramide,  où  l'on  assure  avoir  trouvé 
jadis  un  siège  de  pierre  [ximotlalll) ,  orné 
d'hiéroglyphes. 

Les  voyageurs  qui  ont  examiné  de  près 
cet  ouvrage  des  peuples  indigènes  de  l'Amé- 
rique, ne  peuvent  assez  admirer  le  poli  et 
la  coupe  des  pierres  qui  ont  toutes  la  forme 
de  parallélipipèdes  ;  le  soin  avec  lequel  elles 
ont  été  unies  les  unes  aux  autres,  sans  que 
les  joints  aient  été  remplis  de  cimenl ,   et 


ET   MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  l33 

l'exécution  des  reliefs  dont  les  assises  sont 
ornées  :  chaque  figure  occupe  plusieurs 
pierres  à  la  fois  ;  et  les  contours  n'étant 
pas  interrompus  par  les  joints  des  pierres, 
on  peut  supposer  que  les  reliefs  ont  été 
sculptés  après  que  la  construction  de  l'édi- 
fice étoit  achevée.  On  distingue,  parmi  les 
ornemens  hiéroglyphiques  de  la  pyramide 
de  Xochicalco ,  des  tètes  de  crocodiles  qui 
jettent  de  l'eau ,  et  des  figures  d'hommes 
qui  sont  assis  les  jambes  croisées,  à  la  ma- 
nière des  peuples  de  l'Asie.  En  considérant 
que  l'édifice  se  trouve  sur  un  plateau  élevé 
de  plus  de  treize  cents  mètres  au-dessus  du 
niveau  de  l'Océan ,  et  que  les  crocodiles 
n'habitent  que  les  rivières  voisines  des  côtes, 
on  est  étonné  de  voir  que  l'architecte ,  au 
lieu  d'imiter  des  plantes  et  des  animaux 
connus  aux  peuples  montagnards,  ait  em- 
ployé, dans  ces  reliefs,  avec  une  recherche 
particulière ,  les  productions  gigantesques 
de  la  zone  torride. 

Le  fossé  dont  la  colline  est  entourée , 
le  revêtement  des  assises,  le  grand  nombre 
d'appartemens  souterrains  creusés  dans  le 
roc  du   côté  du   nord  ,   le   mur   qui   défend 


134  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

l'approche  de  la  plate -forme,  tout  con- 
court à  donner  au  monument  de  Xoclii- 
calco  le  caractère  d'un  monument  mili- 
taire. Les  naturels  désignent  même  encore 
aujourd'hui  les  ruines  de  la  pyramide  qui 
s'élevoit  au  milieu  de  la  plaie-forme ,  par 
im  nom  qui  équivaut  à  celui  de  château 
fort  ou  de  citadelle.  La  grande  analogie 
de  forme  que  l'on  remarque  entre  cette 
prétendue  citadelle  et  les  maisons  des  dieux 
aztèques  (  téocallis  ) ,  me  fait  soupçonner  que 
la  colline  de  Xochicalco  n'étoit  autre  chose 
qu'un  temple  fortifié.  La  pyramide  de  Mexitli, 
ou  le  grand  temple  de  Ténochlitlan ,  renfer- 
moit  aussi  un  arsenal  dans  son  enceinte,  et 
servoit,  pendant  le  siège,  de  place  forte, 
tantôt  aux  Mexicains ,  tantôt  aux  Espagnols. 
Les  livres  saints  des  Hébreux  nous  apprennent 
que,  dans  la  plus  haute  antiquité  ,  les  temples 
de  l'Asie ,  par  exemple  celui  de  Baal  Berith 
à  Sichem  en  Canaan,  étoientà  la  fois  des  édi- 
fices consacrés  au  culte ,  et  des  retranchemens 
dans  lesquels  les  habitans  d'une  ville  se  met- 
toient  à  couvert  contre  les  attaques  de  l'en- 
nemi. En  effet,  rien  de  plus  naturel  aux 
hommes  que  de  fortifier  les  lieux  dans  lesquels 


ET   MONUMENS   DE  l'aMÉRIQUE.  i35 

ils  conservent  les  dieux  tutélaires  de  la  patrie  ; 
rien  de  plus  rassurant,  lorsque  la  chose  pu- 
blique est  en  danger,  que  de  se  réfugier  au 
pied  de  leurs  autels,  et  de  combattre  sous 
leur  protection  immédiate  !  Chez  les  peuples 
dont  les  temples  avoient  conservé  une  des 
formes  les  plus  antiques ,  celle  de  la  pyra- 
mide de  Bélus ,  la  construction  de  l'édifice 
pouvoit  répondre  au  double  usage  du  culte 
et  de  la  défense.  Dans  les  temples  grecs, 
le  mur  seul  qui  formoit  le  TrspljSoÀoç  offroit 
un   asile  aux  assiégées. 

Les  naturels  du  village  voisin  de  Tetlama 
possèdent  une  carte  géographique  construite 
avant  l'arrivée  des  Espagnols  ,  et  à  laquelle 
on  a  ajouté  quelques  noms  depuis  la  con- 
quête :  sur  cette  carte  ,  à  l'endroit  où  est 
situé  le  monument  de  Xochicalco,  on  trouve 
la  figure  de  deux  guerriers  qui  combattent 
avec  des  massues,  et  dont  l'un  est  nommé 
Xochicatli,  et  l'autre  Xicatelli.  Nous  ne  sui- 
vrons pas  ici  les  antiquaires  mexicains  dans 
leurs  discussions  étymologiques  ,  pour  ap- 
prendre si  l'un  de  ces  guerriers  a  donné  le 
nom  à  la  colhne  de  Xochicalco  ,  ou  si  l'image 
des  deux  combattans  désigne  simplement  une 


l36  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

bataille  entre  deux  nations  voisines ,  ou 
enfin  si  la  dénomination  de  Maison  des 
Jleurs  a  été  donnée  au  monument  pyramidal, 
parce  que  les  Toltèques,  comme  les  Péru- 
viens, n'offroient  à  la  divinité  que  des  fruits, 
des  fleurs  et  de  l'encens.  C'est  aussi  près 
de  Xochicalco  qu'on  a  trouvé,  il  J  a  trente 
ans  ,  une  pierre  isolée  sur  laquelle  étoit 
représenté  en  relief  un  aigle  déchirant 
un  captif,  image  qui  faisoit  allusion  sans 
doute  à  une  victoire  remportée  par  les 
Aztèques  sur   quelque   nation   limitrophe. 

Le  dessin  du  relief  de  la  première  assise 
est  copié  d'après  la  gi'avure  qui  en  a  été 
publiée  à  Mexico,  en  1791.  Je  n'ai  pas  eu 
occasion  de  visiter  moi-même  ce  monument 
remarquable.  Lorsqu'en  arrivant  à  la  Nou- 
velle-Espagne par  la  mer  du  Sud  ,  je  passai, 
au  mois  d'avril  1800  ,  d'Acapulco  à  Cuerna- 
vacca ,  j'ignorois  l'existence  de  la  colline  de 
Xochicalco,  et  je  regrette  de  n'avoir  pas  pu 
vérifier    par  mes   jeux  la  description  '   qui 

'  De:  cripcioii  de  las  antiquidades  de  Xochicalco , 
por  Don  Joseph  Antonio  Ai>zate  y  Rajurez  ;  Mexico  , 
1791.  Due  anticJii  Momimenli  di  architeltura  messi- 
sana  illustvati  du  Pietro  ]VL4,rqt'ez  ;  Roma,  i8oî-. 


ET  MONUMEJNS   DE   L  AMÉRIQUE.  lOJ 

en  a  été  faite  par  M.  Alzate ,  membre  cor- 
respondant de  l'Académie  des  sciences  de 
Paris.  Comme  on  a  omis  d'ajouter  une  échelle 
à  la  Planche  ix,  je  dois  faire  observer  que  la 
hauteur  des  figures  qui  sont  assises  les  jambes 
croisées^  est  de  i^^oo. 


\ 


l38  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

PLANCHE    X. 

T^olcân  de  Cotopaxi. 

En  donnant  plus  haut  la  description  de  la 
vallée  d'Icononzo,  j'ai  observé  que  l'énorme 
élévation  des  plateaux  qui  entourent  les  hautes 
cimes  des  Cordillères  diminue ,  jusqu'à  un 
certain  point,  Timpression  que  ces  grandes 
masses  laissent  dans  l'ame  d'un  vojageur  ac- 
coutumé aux  scènes  majestueuses  des  Alpes 
et  des  Pyrénées.  Dans  tous  les  climats,  ce 
n'est  pas  tant  la  hauteur  absolue  des  monta- 
gnes ,  que  leur  aspect ,  leur  forme  et  leur 
agroupement ,  qui  donnent  au  paysage  un 
caractère  particulier. 

C'est  cette  physionomie  des  montagnes  que 
j'ai  taché  de  représenter  dans  une  série  de 
dessins ,  dont  quelques  -  uns  ont  déjà  paru 
dans  l'Atlas  géographique  et  physique  qui 
accompagne  mon  Essai  sur  le  royaume  de 
la  Nouvelle-Espagne.  Il  m'a  paru  d'un  grand 
intérêt  pour  la  géologie  de  pouvoir  com- 
parer les  formes  des   montagnes  ,  dans  les 


KT   MONUMENS    DE  l'aMÉRIQUE.  1 5g 

parties  les  pins  reculées  du  globe ,  comme 
on  compare  les  formes  des  végétaux  sous  des 
climats  divers.  Très  -  peu  de  matériaux  ont 
encore  été  réunis  pour  ce  travail  important. 
Sans  le  secours  d'inslrutnens  géodésiques  , 
])ar  lesquels  on  mesure  de  très-petits  angles  , 
il  est  presque  impossible  de  déterminer  les 
contours  avec  une  grande  précision.  En  même 
temps  que  je  m'occupois  de  ces  mesures  dans 
l'hémisphère  austral ,  sur  le  dos  de  la  Cor- 
dillère des  Andes,  M.  Osterwald  ,  aidé  par 
mi  géomètre  distingué  ,  M.  Tralles,  dessinoit, 
d'après  une  méthode  analogue  ,  la  chaîne  des 
Alpes  de  la  Suisse  ,  telle  cpi'elle  se  présente 
vue  des  bords  du  lac  de  Neuchatel.  Cette 
vue,  qu'on  vient  de  publier,  est  d'une  telle 
exactitude  que  ,  la  distance  de  chaque  cime 
étant  connue ,  on  trouveroit  leur  hauteur 
relative,  en  n'employant  dans  le  calcul  que 
la  simple  mesure  des  contours  du  dessin. 
M.  Tralles  s'est  servi  d'un  cercle  répétiteur. 
Les  angles  par  lesquels  j'ai  déterminé  la 
grandeur  des  différentes  parties  d'une  mon- 
tagne ,  ont  été  pris  avec  un  sextant  de  Rams- 
den ,  dont  le  limbe  indiquoit  avec  certitude 
six  à  huit  secondes.  En  répétant  ce  travail  de 


lé^O  WES   DES  COnDlLLLriES  , 

siècle  en  siècle,  on  parviendroit  à  connoître 
les  changeniens  accidcnlels  qu'éprouve  la 
surface  du  globe.  Dans  un  pays  exposé  aux 
treniblemens  de  terre ,  cl  bouleversé  par  des 
volcans  ,  il  est  très-difiîcile  de  résoudre  la 
queslion  si  les  monlagnes  s'affaissent,  ou  si , 
par  des  éjections  de  cendres  et  de  scories, 
elles  augmentent  insensiblement.  De  simples 
angles  de  hauteur ,  pris  dans  des  stations 
déterminées  ,  éclairciroicnt-  cette  question 
bien  mieux  qu'une  mesure  trigonométrique 
complète,  dont  le  résultat  est  affecté  à  la 
fois  des  erreurs  que  l'on  peut  commettre 
dans  la  mesure  de  la  base  et  dans  celle  des 
angles  obliques. 

En  comparant  l'aspect  des  montagnes  dans 
les  deux  continens,  on  découvre  une  analogie 
de  forme  à  laquelle  on  croiroit  ne  pas  devoir 
s'attendre ,  lorsqu'on  réfléchit  sur  le  concours 
des  forces  qui,  dans  le  monde  primitif^  ont 
agi  tumultueusement  sur  la  surface  ramollie 
de  notre  planète.  Le  feu  des  volcans  élevé 
des  cônes  de  cendre  et  de  pierre  ponce ,  où 
il  parvient  à  se  faire  jour  à  travers  un  cra- 
tère ;  des  boursouflures  seni!)lables  à  des 
doraes   d'une  grandeur  extraordinaire ,  pa- 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  J^i 

roissent  dues  à  la  seule  force  expansive  des 
vapeurs  élastiques  ;  des  tremblemens  de  terre 
ont  soulevé  ou  redressé  des  couches  remplies 
de  coquilles  marines;  des  courons  pélagiques 
ont  sillonné  le  fond  des  bassins  qui  forment 
aujourd'hui  des  vallées  circulaires  ou  des 
plateaux  entourés  de  montagnes.  Chaqne 
contrée  du  globe  a  sa  physionomie  particu- 
lière ;  mais,  au  milieu  de  ces  traits  caracté- 
risliques  cpii  rendent  J'aspect  de  la  nature 
si  riche  et  si  varié,  on  est  frappé  d'une  res- 
semblance de  forme  qui  se  fonde  sur  une 
identité  de  causes  et  de  circonstances  locales. 
En  naviguant  entre  les  îles  Canaries,  en 
observant  les  cônes  basaltiques  de  Lancerote, 
de  l'Alegranza  et  de  la  Graciosa,  on  croit 
voir  le  groupe  des  monis  Euganéens  ou  les 
collines  trappéennes  de  la  Bohême.  Les  gra- 
nités, les  schistes  micacés  ,  les  grès  anciens, 
les  formations  calcaires  que  les  minéralogistes 
désignent  sous  les  noms  de  formation  du 
Jura,  àes  hautes  Alpes,  ou  de  calcaire  de 
transition  j  donnent  un  caractère  particulier 
au  contour  des  grandes  masses ,  aux  déchi- 
remens  de  la  crête  des  Andes,  des  Pyrénées 
et  de  rUral.    Partout    la   uL'tuie  des  roches 


1^2  VUES  DES  CORniLLÈRES, 

a    modifié    la    forme    exlciicure    des    mon- 


tagnes. 


Le  Golopaxi ,  dont  la  cime  est  repiésenloe 
dans  la  dixième  Planche  ,  est  le  plus  élevé 
de  ces  volcans  des  Andes,  qui ,  à  des  époques 
récentes,  ont  en  des  éruptions.  Sa  hauteur 
absolue  est  de  cinq  mille  sept  cent  cinquante- 
quatre  mètres  (  deux  mille  neuf  cent  cin- 
quante-deux toises  )  :  elle  est  double  de  celle 
du  Canigou  ;  elle  surpasse  par  conséquent 
de  huit  cents  mètres  hi  hauteur  qu'auroit  le 
Vésuve,  s'il  étoit  placé  sur  le  sommet  du  pic 
de  Ténérifi'e.  Le  Gotopaxi  est  aussi  le  plus 
redouté  de  tous^  les  volcans  du  royaume  de 
Quito  :  c'est  celui  dont  les  explosions  ont  été 
les  plus  fréquentes  et  les  plus  dévastatrices. 
En  considérant  la  masse  de  scories  et  les 
quartiers  de  rochers  lancés  par  ce  volcan  , 
et  dont  les  vallées  environnantes  sont  cou- 
vertes,  sur  une  étendue  de  plusieurs  lieues 
carrées ,  on  doit  croire  que  leur  i  éunion 
formeroit  une  montagne  colossale.  En  ijSS, 
les  flammes  du  Gotopaxi  s'élevèrent ,  au- 
dessus  du  bord  du  cratère,  à  la  hauteur  de 
neuf  cents  mètres.  En  \']l\l\,  le  mut^issement 
du  volcan  fut  entendu  jusqu  à  Honda,  ville 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  ll\^ 

située  sur  les  bords  de  la  rivière  de  la  Ma- 
deleine, à  une  distance  de  deux  cents  lieues 
communes.  Le  4  avril  1768,  la  quantité  de 
cendres  vomies  par  la  bouche  du  Cotopaxi 
fut  si  grande  que,  dans  les  villes  d'Hambato 
et  deTacunça,  la  nuit  se  prolongea  jusqu'à 
trois  heures  du  soir,  et  que  les  habitans 
furent  obligés  d'yller  avec  des  lanternes  dans 
les  rues.  L'explosion  qui  arriva  au  mois  de 
janvier  1 8o5  fut  précédée  d'un  phénomène 
effrfijant,  celui  de  la  fonte  subite  des  neiges 
qui  couvrent  la  montagne.  Depuis  plus  de 
■vingt  ans  ,  aucune  fumée  ,  aucune  vapeur  vi- 
sible n'étoit  sortie  du  cratère;  et,  dans  une 
geule  nuit,  le  feu  souterrain  devint  si  actif , 
qu'au  soleil  levant,  les  parois  extérieures  du 
cône ,  élevées  sans  doute  à  une  température 
très-considérable,  se  montrèrent  à  nu ,  et  sous 
la  couleurnoire  qui  est  propre  aux  scories  vitri- 
fiées. Au  port  de  Guayaquil ,  dans  un  éloigne- 
ment  de  cinquante-deux  lieues  en  ligne  droite 
du  bord  du  cratère,  nous  entendîmes  nuit  et 
jour  les  mus^issemens  du  volcan,  comme  des 
déchar^ges  répétées  d'une  batterie  ;  nous  dis- 
tinguâmes même  ce  bruit  épouvantable  dans  la 
mer  du  Sud ,  au  sud-ouest  de  l'ile  de  la  Punà. 


144  VUES  DES   COUDILLÈRES, 

Le  Colopaxi  est  situé  au  sud-sncl-est  de  la 
ville  de  Quito  ,  à  une  dislance  de  douze  lieues, 
entre  la  montagne  de  Runiinavi,  dont  la  crête,* 
hérissée  de  petit  rochers  isolés ,  se  prolonge 
comme  un  mur  d'une  hauteur  énorme  ,  et  le 
Quelendana ,  qui  entre  dans  la  limite  des 
neiges  éternelles.  C'est  dans  cette  partie  des 
Andes  ,  qu'une  vallée  longitudinale  sépare 
les  Cordillères  en  deux  chaînons  parallèles. 
Le  fond  de  cette  vallée  a  encore  trois  mille 
mètres  d'élévation  au  -  dessus  du  niveau  de 
l'Océan  ',  de  sorte  que  le  Chimborazo  et  le 
Cotopaxi,  vus  des  plateaux  de  Lican  et  de 
Mulalo  ,  ne  paroissent  avoir  que  la  hauteur 
du  Col  de  Géant  et  du  Cramont,  mesurés 
par  Saussure.  Comme  il  y  a  lieu  d'admettre 
que  la  proximité  de  l'Océan  contribue  à  en- 
tretenir le  feu  volcanique ,  le  géologue  est 
surpris  de  voir  que  les  volcans  les  plus  actifs 
du  royaume  de  Quito  ,  le  Cotopaxi ,  le  Tun- 
gurahua  etleSangay,  appartiennent  au  chaî- 
non oriental  des  Andes  ,  et  par  conséquent 
à  celui  qui  est  le  plus  éloigné  des  côtes.  Les 
pics  qui  couronnent  la  Cordillère  occidentale, 
paroissent  tous,  à  l'exception  de  Rucu-Pi- 
chincha,  des  volcans  éteints  depuis  une  longue 


ET  MOriUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  i45 

série  de  siècles  ;  mais  la  montagne  dont  nous 
présentons  le  dessin ,  et  qui  est  éloignée  de 
2"  2'  des  côtes  les  plus  voisines,  de  celles  de 
l'Esmeralda  et  de  la  baie  de  San-Mateo,  lance 
périodiquement  des  gerbes  de  feu ,  et  désole 
les  plaines  environnantes. 

La  forme  du  Gotopaxi  est  la  plus  belle  et 
la  plus  régulière  de  toutes  celles  que  pré- 
sentent les  cimes  colossales  des  hautes  Andes. 
C'est  un  cône  parfait  qui,  revêtu  d'une  énorme 
couche  de  neio-e ,  brille  d'un  éclat  éblouissant 
au  coucher  du  soleil,  et  se  détache  d'une  ma- 
nière pittoresque  de  la  voûte  azurée  du  ciel. 
Cette  enveloppe  de  neige  dérobe  à  la  vue  de 
l'observateur  jusqu'aux  plus  petites  inégalités 
du  sol  :  aucune  pointe  de  rocher ,  aucune 
masse  pierreuse  ne  perce  à  travers  ces  glaces 
éternelles,  et  n'interrompt  la  régularité  de 
la  figure  du  cône.  Le  sommet  du  Gotopaxi 
ressemble  au  pain  de  sucre  i^pan  de  azucar^ 
qui  termine  le  pic  deTevde  ,  mais  la  hauteur 
de  son  cône  est  sextuple  de  celle  du  grand 
volcan  de  l'ile  de  TénérifFe. 

Ce  n'est  que  près  du  bord  du  cratère  que 
l'on  aperçoit  des  bancs  de  rochers  qui  ne  se 
couvrent  jamais  de  neige,  et  qui  se  présentent 

I.  lO 


l46  VUES  DES  COUDILLÈRES, 

de  loin  comme  des  traits  d'un  noir  foncé  :  la 
pente  rapide  de  cette  partie  du  coiie,  et  les 
crevasses  par  lesquelles  sortent  des  courans 
d'air  chaud,  sont  probablement  les  causes  de 
ce  phénomène.  Le  cratère  ,  semblable  à  celui 
du  pic  de  Ténérifie,  est  environné  d'un  petit 
mur  circulaire ,  qui ,  examiné  avec  de  bonnes 
lunettes ,  se  présente  sous  la  forme  d'un  pa- 
rapet :  orl  le  distingue  surtout  à  la  pente  mé- 
ridionale ,  lorsqu'on  est  placé  soit  sur  la 
Montagne  des  Lions  (  Puma-Urcu  ) ,  soit  au 
bord  du  petit  lac  d'Yuracoche.  C'est  pour 
faire  connoître  celte  structure  particulière 
du  volcan ,  que  j'ai  ajouté  au  bas  de  la  Planche 
la  vue  du  bord  méridional  du  cratère  ,  telle 
que  je  l'ai  dessinée  près  de  la  limite  des  neiges 
perpétuelles  (à  une  hauteur  absolue  de  quatre 
mille  quatre  cent  onze  mètres  ;  à  Suniguaicu, 
sur  l'arête  de  montagnes  porphjritiques  qui 
unit  le  Cotopaxi  au  iNevado  de  Quelendarïa. 
La  partie  conique  du  pic  de  TénérifFe  est 
très-accessible  ;  elle  s'élève  au  milieu  d'une 
plaine  couverte  de  pierre  ponce,  et  dans  la- 
quelle végètent  quelques  touiTes  de  Spartium 
supranubium.  En  gravissant  le  volcan  de 
Cotopaxi,   il  est  très  -  difficile  de  parvenir 


ET  MOINUMENS  DE  l' AMÉRIQUE.  \[^'J 

jusqu'à  la  liinile  inférieure  des  oeiges  per- 
pétuelles. Nous  avons  éprouvé  celte  difficulté 
dans  une  excursion  que  nous  avons  faite  au 
mois  de  mai  de  l'année  1802.  Le  cône  est 
entouré  de  profondes  crevasses,  qui ,  au  mo- 
ment des  éruptions,  conduisent  au  Rio  Napo 
et  au  Rio  de  los  Alaques ,  des  scories ,  de  la 
pierre  ponce,  de  l'eau  et  des  g-lacons.  Quand 
on  a  examiné  de  près  le  sommet  du  Cotopaxi , 
on  peut  presque  assurer  qu'il  seroit  impossible 
de  parvenir  jusqu'au  bord  du  cratère. 

Plus  le  cône  de  ce  volcan  est  d'une  forme 
régulière ,  et  plus  on  est  frappé  de  trouver  du 
côté  du  sud-ouest  une  petite  masse  de  rocher 
à  demi -cachée  sous  la  neige,  hérissée  de 
pointés,  et  que  les  naturels  appellent  la  Tête 
de  rinca.  L'origine  de  celte  dénomination 
bizarre  est  très-incertaine.  Il  existe  dans  le 
pays  une  tradition  populaire  ,  d'après  laquelle 
ce  rocher  isolé  faisoit  jadis  partie  de  la  cime 
du  Cotopaxi.  Les  Indiens  assurent  que  le 
■volcan ,  lors  de  sa  première  éruption ,  lança 
loin  de  lui  une  masse  pierreuse  qui,  semblable 
à  la  calotte  d'un  dôme,  couvroit  l'énorme 
cavité  qui  renferme  le  feu  souterrain.  Les  uns 
prétendent  que  cette  catastrophe  extraordi- 

10 


l48  VUE»  DES  CORDILLÈRES, 

naire  eut  lieu  peu  de  temps  après  l'invasion 
de  l'inca  Tupac  Yupanqui  dans  le  royaume 
de  Quito ,  et  que  le  quartier  de  rocher  que 
l'on  distingue  dans  la  dixième  Planche,  à  la 
gauche  du  volcan  ,  s'appelle  la  Télé  de  l'inca, 
parce  que  sa  chute  fut  le  présage  sinistre  de 
la  mort  du  conquérant.  D'autres ,  plus  cré- 
dules encore ,  affirment  que  cette  masse  de 
porphjre  à  base  de  pechsteirij  fut  déplacée 
dans  une  explosion  qui  arriva  au  même  ins- 
tant où  l'inca  Atahualpa  fut  étranglé  par  les 
Espagnols  à  Gaxamarca.  Il  paroit  en  effet  assez 
certain  que  ,  lorsque  le  corps  d'armée  de 
Pedro  Alvarado  passa  de  Puerto  Viejo  au 
plateau  de  Quito ,  il  y  eut  une  éruption  du 
Cotopaxi ,  quoique  Piedro  de  Cieca  '  et  Gar- 
cilasso  de  la  Vega '^  ne  désignent  que  très- 
vaguement  la  montagne  qui  lança  les  cendres 
dont  la  chute  subite  effraya  les  Espagnols. 
Mais  ,  pour  adopter  l'opinion  que  première- 
ment à  cette  époque  le  rocher  appelé  la  Caheza 
del  Inca  avoit  pris  sa  place  actuelle,  il  fau- 
droit  supposer  que  le  Cotopaxi  n'avoit  pas  eu 

'  Chronica  del  Perii,   i554,  Cap.  XLi,fol.  log. 
'  Comentarios  Reaies j  liib.  II,  Tom.  IJ ,  C.  ii,  p.  5<ji 


ET  MONUT^tENS  DE  l'aMÉRIQUE.  1 49 

d'éruptions  antérieures;  supposition  d'autant 
plus  fausse,  que  les  murs  du  palais  de  l'Inca 
au  Callo ,  construit  par  Huayna  Capac ,  ren- 
ferment des  pierres  d'une  origine  volcanique, 
et  lancées  par  la  bouche  du  Gotopaxi.  Nous 
discuterons  dans  un  autre  endroit  la  question 
importante  de  savoir  s'il  est  probable  que 
ce  volcan  avoit  déjà  atteint  sa  hauteur  ac- 
tuelle, lorsque  le  feu  souterrain  se  fit  jour  à 
travers  sa  cime,  ou  si  plusieurs  faits  géolo- 
giques ne  concourent  pas  plutôt  à  prouver 
que  le  cône  ,  comme  le  Somma  du  Vésuve , 
est  composé  d'un  grand  nombre  de  couches 
de  laves  superposées  les  unes  aux  autres. 

J'ai  dessiné  le  Cotapaxiet  la  Tête  de  Vlnca  j 
à  l'ouest  du  volcan,  à  la  métairie  de  la  Sie- 
nega ,  sur  la  terrasse  d'une  belle  maison  de 
campagne  appartenant  à  notre  ami,  le  jeune 
marquis  de  Maenza,  qui  vient  d'hériter  de  la 
grandesse  et  du  titre  de  comte  de  Punelrostro. 
Pour  distinguer,  dans  ces  vues  des  sommets 
des  Andes ,  les  montagnes  qui  sont  des  vol- 
cans encore  actifs  ,  de  celles  qui  ne  donnent 
pas  d'éruption,  je  me  suis  permis  d'indiquer 
une  fumée  légère  au-dessus  du  cratère  du 
Gotopaxi,  quoique  je  n'en  aie  pas  vu  sortir  à 


ibo  VUES    DES    CORDILLÈRES, 

l'époque  où  je  faisois  cette  esquisse.  La  maison 
de  la  Sienega ,  construite  par  une  personne 
qui  étoit  intimement  liée  avec  M.  de  La  Gon^ 
damine,  est  placée  dans  la  vaste  plaine  qui 
s'étend  entre  les  deux  branches  des  Cordil- 
lères ,  depuis  les  collines  de  Cliisinche  et  Tio- 
pullo  jusqu'à  Hambato.  On  y  découvre  à  la 
fois ,  et  dans  une  proximité  effrayante ,  le 
volcan  colossal  de  Cotopaxi ,  les  pics  élancés 
d'Ilinisa ,  et  le  Nevado  de  Quelendana.  C'est 
un  des  sites  les  plus  majestueux  et  les  plus 
imposans  que  j'aie  vus  dans  les  deux  hémis- 
phères '. 

^  Géographie  des  Plantes,  p.  147;  Nivellement  ba- 
rométrique, p.  29-,  Tableaux  de  la  Nature,  Tom.  IT, 
p.  24  ;  Essai  politiqiie  sur  la  Nouvelle  -  Espagne  ^ 
Tom.  I ,  p.  168-17 i  de  Icdition  in-S". 


ET    MONUMENS   DE   L  AMERIQUE.  lOl 

PLANCHE    XI. 

Relief  mexicain  trouvé  à  Oaxaca. 

Ce  relief,  un  des  restes  les  plus  curieux  de 
la  sculpture  mexicaine,  a  été  trouvé,  il  y  a 
peu  d'années ,  près  de  la  ville  d'Oaxaca.  Le 
dessin  m'en  a  été  communiqué  par  un  natu- 
raliste distingué ,  M.  Cervantes,  professeur  de 
botanique  à  Mexico ,  auquel  nous  devons  la 
connoissance  des  nouveaux  g'enres  Cheiros- 
temon,  Guardiola,  et  de  beaucoup  d'autres 
plantes  qui  seront  publiées  dans  la  Flore  de  la 
Nouvelle-Espagne  ,  de  31iM.  Sessé  et  Mocino. 
Les  personnes  qui  ont  envoyé  ce  dessin  à 
M.  Cervantes,  lui  ont  assuré  qu'il  étoit  copié 
avec  le  plus  grand  soin  ,  et  que  le  relief, 
sculpté  dans  une  roche  noirâtre  et  très-dure  , 
avoit  plus  d'un  mètre  de  hauteur. 

Ceux  qui  ont  fait  une  étude  particulière  des 
monumens  toltèques  et  aztèques,  doivent  être 
frappés  à  la  fois  de  l'analogie  et  des  contrastes 
qu'offre  le  relief  d'Oaxaca ,  avec  les  iîgures 
que  l'on  trouve  répétées  dans  les  manuscrits 


l52  VUES    DES    CORDri,LÈRES, 

hiéroglyphiques,  dans  les  idoles  et  sur  le  re- 
vêtement de  plusieurs  téociillis.  Au  lieu  de  ces 
hommes  trapus  qui  ont  à  peine  cinq  tèles  de 
haut,  et  qui  rappellent  le  plus  ancien  sljle 
étrusque,  on  disling-ue,  sur  le  relief  repré- 
senté dans  la  onzième  Planche,  un  groupe  de 
trois  figures  dont  les  formes  sont  élancées,  et 
dont  le  dessin  ,  assez  correct  ;  n'annonce  plus 
la  première  enfance  de  l'art.  On  doit  craindre 
sans  doute  que  le  peintre  esppo-nol  qui  a  copié 
cette  sculpture  d'Oaxaca,  n'ait  re  lifié  par-ci 
par-là  les  contours,  peut-être  même  sans  le 
vouloir,  surtout  dans  le  dessin  des  mains  et 
des  doigts  des  pieds;  mais  est -il  permis  de 
supposer  qu'il  ait  changé  la  proportion  des 
figîUTs  entières  ?  Celte  supposition  ne  perd- 
eile  pas  toute  probabilité ,  si  l'on  examine  le 
soin  miiHitieux  avec  lequel  sont  rendus  la 
forme  des  têtes^  les  yeux,  et  surtout  les  orne- 
mens  du  casque?  Ces  ornemens  ,  paimi  les- 
quels on  reconnoît  des  plunics  ,  des  rubans  et 
des  fleurs  ;  ces  nez ,  d'une  grandeur  extraordi- 
naire ,  se  retrouvent  dans  les  peintures  mexi- 
caines conservées  à  Rome,  à  Velelri  et  à 
Berlin.  Ce  n'est  qu'en  rapprochant  tout  ce 
qui  a  été  produit  à  la  même  époque,  et  par 


ET  MONUMENS  T)E  L  AMERIQUE.  li")0 

des  peuples  d'une  origine  commune,  que  l'on 
parvient  à  se  former  une  idée  exacte  du  style 
qui  caractérise  les  différens  monumens ,  si 
toutefois  il  est  permis  d'éippeler  style  les  rap- 
ports que  l'on  découvre  entre  une  multitude 
de  formes  fantasques  et  bizarres. 

On  pourroit  demander  encore  si  le  relief 
d'Oaxaca  ne  date  pas  d'un  temps  où ,  après  le 
premier  débarquement  des  Espagnols ,  les 
sculpteurs  indiens  avoient  déjà  connoissance 
de  quelques  ouvrages  d'art  des  Européens. 
Pour  discuter  cette  quesîion,  il  faut  se  rap- 
peler que ,  trois  ou  quatre  ans  avant  que 
Cortez  se  rendît  maître  du  pays  d'Anahuac , 
et  que  des  religieux  missionnaires  empê- 
chassent les  naturels  de  sculpter  autre  chose 
que  des  figures  de  saints,  Hernandez  de  Cor- 
do  va  ,  Antonio  Alaminos  et  Grixalva ,  avoient 
visité  les  côtes  mexicaines  depuis  l'île  de  Co- 
zumel  et  le  cap  Catoche,  situé  sur  la  pénin- 
sule de  Yucatan  ,  jusqu'à  rembouchure  delà 
rivière  de  Panuco.  Ces  conqnérans  commu- 
niquèrent partout  avec  les  habitans ,  qu'ils 
trouvèrent  bien  vêtus,  réunis  dans  des  villes 
populeuses,  et  infiniment  plus  avancés  dans 


j54.  vues  des  cordillères, 

la  civilisation  que  tous  les  autres  peuples  du 
nouveau  continent.  Il  est  probable  que  ces 
expéditions  militaires  laissèrent  entre  les  mains 
des  habitans  ,  des  croix  ,  des  rosaires  et  quel- 
ques images  révérées  par  les  chrétiens  :  il  se 
pourroit  aussi  que  ces  images  eussent  passé  de 
main  en  main,  depuis  les  cotes  jusque  dans 
l'intérieur  des  terres  dans  les  montagnes 
d'Oaxaca  ;  mais  est-  il  permis  de  supposer 
que  la  vue  de  quelques  ligures  correctement 
dessinées  ait  lait  abandonner  des  formes  con- 
sacrées par  l'usage  de  plusieurs  siècles  ?  Un 
sculpteur  mexicain  auroit  sans  doute  copié 
fidèlement  l'image  d'un  apôtre;  mais,  dans  un 
pajs  où ,  comme  dans  l'Indostan  et  en  Chine, 
les  naturels  tiennent  avec  la  plus  grande  opi- 
niâtreté aux  moeurs^  aux  habitudes  et  aux  arts 
de  leurs  ancêtres ,  auroient-ils  osé  représenter 
un  héros  ou  une  divinité  aztèque  sous  des 
formes  étrangères  et  nouvelles?  D'ailleurs,  les 
tableaux  historiques  que  des  peintres  mexi- 
cains ont  faits  après  l'arrivée  des  Espagnols, 
et  dont  plusieurs  se  trouvent  dans  les  débris 
de  la  collection  de  Boturini,  à  Mexico,  font 
voir  évidemment  que  cette  influence  des  arts 


ET  MOIVUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  lOCX 

européens  sur  le  goût  des  peuples  de  l'Amé- 
rique et  sur  la  correelion  de  leurs  dessins,  n'a 
été  que  très-lente. 

Il  m'a  paru  indispensable  d'indiquer  les 
doutes  que  l'on  peut  élever  sur  l'origine  du 
relief  d'Oaxaca.  Je  l'ai  fait  graver  à  Rome  , 
d'après  le  dessin  qui  m'en  a  été  communi- 
qué; mais  je  suis  bien  éloigné  de  prononcer 
sur  un  monument  aussi  extraordinaire,  et 
que  je  n'ai  pas  eu  occasion  d'examiner  moi- 
même.  L'architecture  du  palais  de  Mitla^ 
l'élégance  des  grecques  et  des  labyrinthes 
dont  ses  murs  sont  ornés,  prouvent  que  la 
civilisation  des  peuples  Zapotèques  étoit  supé- 
rieure à  celle  des  habitans  de  la  vallée  de 
Mexico.  D'après  cette  considération ,  nous 
devons  être  moins  surpris  que  le  relief  qui 
fixe  notre  attention  ail  été  trouvé  à  Oaxaca, 
l'ancien  Huaxyacac ,  qui  étoit  le  chef-lieu 
du  pays  des  Zapotèques.  Si  j'osois  énoncer 
mon  opinion  particulière ,  je  dirois  qu'il  me 
paroît  plus  facile  d'attribuer  ce  monument  à 
des  Américains  qui  n'a  voient  point  encore 
eu  de  communication  avec  les  blancs,  que 
de  supposer  que  quelque  sculpteur  espagnol , 
qui   avoit  suivi  l'armée    de  Gortez ,  se  soit 


l56  VUES   DES  CORDILLÈRES, 

amusé  à  faire  cet  ouvmg'e  ,  en  l'honneur  du 
peuple  vaincu,  dans  le  slyle  mexicain.  Les 
naturels  de  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique 
n'ont  jamais  été  comptés  parmi  les  peuples 
très-civilisés,  et  cependant  ils  sont  parvenus 
à  exécuter  des  dessins  dans  lesquels  des  voya- 
geurs anglois  ont  admiré  la  justesse  des  pro- 
portions '. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  paroît  certain  que 
le  relief  d'Oaxaca  représente  un  guerrier 
sorti  du  combat,  et  paré  des  dépouilles  de 
ses  ennemis.  Deux  esclaves  sont  placés  aux 
pieds  du  vainqueur.  Ce  qui  frappe  le  plus 
dans  cette  composition ,  ce  sont  les  nez ,  d'une 
grandeur  énorme,  qui  se  trouvent  répétés 
dans  les  six  tètes  vues  de  profil.  Ces  nez 
caractérisent  essentiellement  les  monumens 
de  sculpture  mexicaine.  Dans  les  tableaux 
hiéroglyphiques  conservés  à  Vienne,  à  Rome, 
à  Velelri,  ou  au  palais  du  vice-roi,  à  Mexico, 
toutes  les  divinités,  les  héros,  les  prêtres 
même,  sont  figurés  avec  de  grands  nez  aqui- 
lins,  souvent  percés  vers  la  pointe,  et  ornés 
de  l'amphisbène ,  ou  du  serpent  mystérieux 

*  Dixom's  Voyage,  p.  272. 


IT  MONUMENS  DE    l'aMÉUIQUE.  l^J 

à  deux  têtes.  Il  se  poiirroit  que  cette  pliy- 
sionomie  extraordinaire  indiquât  quelque 
race  d'hommes  très-différente  de  celle  qui 
habite  aujourd'hui  ces  contrées ,  et  dont  le 
nez  est  gros ,  aplati ,  et  d'une  grandeur 
médiocre  :  mais  il  se  pourroit  aussi  que  les 
peuples  aztèques  eussent  cru ,  comme  le 
prince  des  philosophes  ' ,  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  majestueux  et  de  royal  {^SocnXiy.oy) 
dans  un  grand  nez,  et  qu'ils  l'eussent  consi- 
déré, dans  leurs  reliefs  et  dans  leurs  tableaux, 
comme  le  symbole  de  la  puissance  et  de  la 
grandeur  morale. 

La  forme  pointue  des  têtes  n'est  pas  moins 
frappante  dans  les  dessins  mexicains  que  la 
grandeur  des  nez.  En  examinant  ostéologi- 
quement  le  crâne  des  naturels  de  l'Amérique, 
on  voit,  comme  je  l'ai  déjà  observé  ailleurs, 
qu'il  n'y  a  pas  de  race  sur  le  globe  dans  la- 
quelle l'os  frontal  soit  plus  déprimé  en  arrière, 
ou  qui  ait  moins  de  front  \  Cet  aplatissement 
extraordinaire  se  trouve  chez  des  peuples  de 

'  Platon,  de  Republica ,  Lib.  V. 

*  Blumenbach,    Decas  quinta  craniorum,   1808^ 
p.  i4,  Tab.  46. 


i5S  Vues  des  cokdillères^ 

la  race  cuivrée,  qui  n'onl  jamais  connu  Id 
coutume  de  produire  des  difFormilcs  arlifi- 
ciclles,  comme  le  prouvent  les  crânes  d'In- 
diens mexicains,  péruviens  et  aturès,  que 
nous  avons  rapportés,  M.  Bonpland  et  moi, 
et  dont  plusieurs  ont  été  déposés  au  Muséum 
d'histoire  naturelle  à  Paris.  Les  Nègres 
donnent  la  préférence  aux  lèvres  les  plus 
grosses  et  les  plus  proéminentes  ;  les  Cal- 
iiiouques  l'accordent  aux  nez  retroussés.  Un 
savant  illustre,  M.  Cuvier  ',  observe  que  les 
artistes  grecs,  dans  les  statues  des  héros, 
ont  relevé  la  ligne  faciale  outre  nature,  de 
quatre-vingt-cinq  à  cent  degrés.  J'incline  à 
croire  que  l'usage  barbare  introduit  parmi 
quelques  hordes  sauvages  de  l'Amérique,  de 
comprimer  la  tête  des  enfans  entre  deux 
planches ,  naît  de  l'idée  que  la  beauté  consiste 
dans  cet  aplatissement  extraordinaire  de  l'os 
frontal,  par  lequel  la  nature  a  caractérisé 
la  race  américaine.  C'est  sans  doute  en  sui- 
vant ce  même  principe  de  beauté  que  même 
les  peuples  aztèques,  qui  n'ont  jamais  défi- 
guré la  tête  des  enfans  ,  ont  représenté  leurs 

'  Leçons  d'Anatomie  comparée,  Tom.  ÎI,  p.  6. 


ET   MONUMEîfS   DE   L  AMÉRIQUE.  ibg 

héros  et  leurs  principales  divinités  avec  une 
tête  beaucoup  plus  aplatie  que  ne  l'est  celle 
d'aucun  des  Caribes  que  j'ai  vus  au  Bas- 
Orénoque. 

Le  guerrier  figuré  sur  le  relief  d'Oaxaca , 
offre  un  mélange  de  costumes  très-extraor- 
dinaire. Les  ornemens  de  sa  coiffe,  qui  a 
la  forme  d'un  casque  ,  ceux  de  l'étendard 
(  signum  )  qu'il  a  dans  la  main  gauche ,  et 
sur  lequel  on  reconnoît  un  oiseau,  comme 
sur  l'étendard  d'Ocotelolco  ,  se  retrouvent 
dans  toutes  les  peintures  aztèques.  Le  pour- 
point ,  dont  les  manches  sont  longues  et 
étroites,  rappelle  le  vêtement  que  les  Mexi- 
cains désignoient  par  le  nom  A' ichcahuepilli  j 
mais  le  filet  qui  couvre  les  épaules  est  un 
ornement  que  l'on  ne  retrouve  plus  parmi 
les  Indiens.  Au-dessous  de  la  ceinture  paroît 
la  peau  tigrée  d'un  jaguar,  dont  la  queue  n'a 
pas  été  coupée.  Les  historiens  espagnols  rap- 
portent que  les  guerriers  mexicains,  pour 
paroître  plus  terribles  dans  le  combat,  por- 
toient  d'énormes  casques  de  bois  qui  repré- 
sentoient  des  têtes  de  tigre,  dont  la  gueule 
étoit  armée  des  dents  de  cet  animal.  Deux 
crânes,  sans  doute  ceux  d'ennemis  vaincus, 


iGo  VUES   DnS   COUDILLLRES, 

sont  attachés  à  la  ceinture  du  triomphateur. 
Ses  pieds  sont  couverts  d'une  espèce  de  bro- 
dequins, qui  rappellent  les  (TKt  AtVi)  ow  caligœ 
des  Grecs  et  des  Romains. 

Les  esclaves  représentés  assis  et  les  jambes 
croisées,  aux  pieds  du  vainqueur,  sont  très- 
remarquables  à  cause  de  leurs  attitudes  et  de 
leur  nudité.  Celui  qui  est  placé  à  gauche 
ressemble  à  la  figure  de  ces  saints  que  l'on 
voit  fréquemment  dans  des  tableaux  liindoux, 
et  que  le  navigateur  Roblet  a  trouvés  sur  la 
côte  nord-ouest  de  l'Amérique  ,  parmi  les 
peintures  hiéroglyphiques  des  naturels  du 
canal  de  Cox  '.  Il  seroit  facile  de  reconnoître , 
dans  ce  relief,  le  bonnet  phrygien  etle  tablier 
{7ispi'((C(Mx)  des  statues  égyptiennes,  si  l'on 
vouloit  suivre  les  traces  d'un  savant^,  qui, 
emporté  par  une  imagination  ardente,  a  cru 
trouver,  dans  le  nouveau  continent,  des  in- 
scriptions carthaginoises  et  des  monumens 
phéniciens^. 

'  Voyage  de  Marchand,  Tom.  I,  p.  3 12. 

'^  Court  de  Gibelin. 

^  Voyez  Archœologia ,  or  miscellaneous  Tracts 
relating  to  Antiquity  ;  published  by  the  Society  of 
Antiqitarians  of  London.   Vol.  Vlll,  p.  ago. 


/y  // 


/ 


''////YK 


ET    MOiSUME:XS    DE   L  AMJjIRIQUC,  iGl 

PLANCHE    XII.' 

Généalogie  des  Princes  cVAzcapozalco, 

On  a  réuni  sur  celle  Plaocbe  deux  frao- 
mens  de  tableaux  hiérog-ljphiques ,  tous  deux 
postérieurs  à  l'arrivée  des  Espagnols  sur  les 
côtes  d'Anahuac.  Les  originaux  d'après  les- 
quels ces  dessins  sont  faits,  apparliennent 
aux  manuscrits  aztèques  que  j'ai  rapportés 
de  la  Nouvelle-Espagne,  et  qui  ont  élé  dé- 
posés à  la  bibliothèque  royale  de  Berlin. 
La  gravure  imprimée  au  moyen  de  plusieurs 
planches  de  rechange,  imite  parfaitement, 
outre  le  dessin,  la  couleur  du  papier  mexi- 
cain. Elle  rappelle  la  fameuse  enveloppe  de 
mouiie  qui  a  été  conservée  pendant  quelque 
temps  à  Strasbourg-,  dans  le  cabinet  d'un 
particulier,  et  dont  l'institut  d'Egypte  vient 
d'enrichir  ses  grandes  et  précieuses  collec- 
tions. 

Le  papier  qui  a  servi  aux  peintures  hiéro- 

*   PI.  IV  et  V  de  l'éclillon  la  8". 

I.  11 


l62  VUES  DUS  CORDILLÈRES, 

gljphiqiies  des  peuples  aztèques  a  beaucoup 
d'analogie  avec  l'ancien  papier  égyptien  fait 
avec  les  fibres  du  roseau  {Cjpenis papyrus). 
La  planle  qui  fut  employée  au  Mexique  à 
la  fabrication  du  papier,  est  celle  que  dans 
nos  jardins  on  désigne  communément  sous 
le  nom  d'alocs.  C'est  la  pite  (agave  ameri- 
cana  ),  appelée  metl  ou  maguej  par  les  peu- 
ples de  la  race  aztèque.  Les  procédés  employés 
pour  la  fabrication  de  ce  papier  éloient  à  peu 
près  semblables  à  ceux  qu'on  emploie  dans 
les  îles  de  la  mer  du  Sud,  pour  en  faire  avec 
l'écorce  du  mûrier  à  papier  {Broussonctia 
papjrifera).  J'en  ai  vu  des  morceaux  de  trois 
mètres  de  long  sur  deux  de  large.  Aujour- 
d'hui on  cultive  l'agave ,  non  pour  en  faire 
du  papier,  mais  pour  en  préparer  avec  son 
suc^  au  moment  du  développement  de  la 
hampe  et  des  fleurs,  la  boisson  enivrante 
connue  sous  le  nom  à'octlioxi  àepuhjue  :  car 
la  pite  ou  le  metl  peut  remplacer  à  la  fois 
le  chanvre  de  l'Asie,  le  roseau  à  papier  de 
l'Egypte,  et  la  vigne  de  l'Europe. 

Le  tableau  dont  la  copie  se  trouve  au  bas  de 
la  PI.  XII  (IVde  l'édit.  in-S»),  a  cinq  décimètres 
de  long  sur  trois  décimètres  de  large.  Il  paroît 


Et  monumens  de  l'amêrique;       iG3 

<jue  ce  fragment  de  l'écriture  hiéroglyphique, 
que  j'ai  acheté  à  Mexico ,  dans  la  vente  des 
collections  de  M.  Gama ,  faisoit  jadis  partie 
du  musée  du  chevalier  Boturini  Benaducci. 
Ce  voyageur  milanois  avoit  traversé  les  mers 
sans  autre  but  que  celui  d'étudier  sur  les  lieux 
1  histoire  des  peuples  indigènes  de  l'Amé- 
rique. En  parcourant  le  pays  pour  examiner 
des  monumens,  et  pour  faire  des  recherches 
sur  les  antiquités  du  pays  ,  il  eut  le  malheur 
d'exciter  la  méfiance  du  gouvernement  espa- 
gnol. Après  l'avoir  dépouillé  de  tous  les  fruits 
de  ses  travaux,  on  l'envoya  ,  en  175G ,  connue 
prisonnier  d'état,  à  Madrid.  Le  roi  d'Espagne 
le  déclara  innocent ,  mais  celte  déclaration 
ne  le  fil  pas  rentrer  dans  sa  propriété.  Ces 
collections,  dont  Boturini  a  publié  le  cata- 
lo"'ue  à  la  suite  de  son  Essai  sur  l'Histoire 

Cl 

ancienne  de  la  JSoiwelle-Espa^iic ,  imprimé  à 
Madrid,  restèrent  ensevelies  dans  les  archives 
de  la  vice-royauté  de  Mexico.  On  a  conservé 
avec  si  peu  de  soin  ces  restes  précieux  de  la 
culture  des  Aztèques,  qull  existe  aujourd'hui 
à  peine  la  huitième  partie  des  manuscrits 
hiéroglyphiques  enlevés  au  voyageur  italien. 
Ceux  qui,   avant  Boturini,    ont  possédé 

»      11^ 


l64  YUES  DES  CORDILLir.ES  , 

le  tablciui  généalogique  que  nous  publions, 
y  ont  ajouté,  tanlot  en  mexicain,  lantot 
en  espagnol,  des  noies  explicatives.  On  voit, 
par  ces  notes,  que  la  famille  dont  le  dessin 
représente  la  généalogie,  est  celle  des  sei- 
gneurs (  tlatoanis  )  d'Azcapozalco.  Le  petit 
territoire  de  ces  princes ,  auxquels  les  Te- 
panèques  donnoient  le  nom  pompeux  de 
royaume,  étoit  situé  dans  la  vallée  de 
Mexico,  près  de  la  rive  occidentale  du  lac 
de  Tezcuco  ,  au  nord  de  la  rivière  d  Esca- 
puzalco.  Torqueniada  dit  que  ces  princes, 
jaloux  de  l'antiquité  de  leur  noblesse,  lai- 
soient  remonter  leur  origine  jusqu'au  pre- 
mier siècle  de  notre  ère.  Ils  n'étoient  pas  de 
race  mexicaine  ou  aztèque;  ils  se  considé- 
roient  comme  descendans  des  rois  Acolhues, 
qui  avoient  gouverné  le  pays  d'Anahuac  avant 
l'arrivée  des  Aztèques.  Ces  derniers  rendirent 
tributaires  lès  princes  d'Azcapozalco ,  le 
onzième  calli  de  Tère  mexicaine,  qui  cor- 
respond à  l'année  1420  de  l'ère  chrétienne. 
Le  tableau  généalogique  paroît  renfermer 
\ingt-quatre  générations,  indiquées  par  au- 
tant de  têtes  placées  les  unes  au-dessous 
des  autres.   Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  ce 


KT  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  iG5 

qu'on  n'y  voit  jamais  qu'un  seul  fils;  car, 
parmi  les  Indiens  les  plus  pauvres  et  qui 
sont  tributaires ,  tout  héritage  se  fait  par 
majorai  '.  La  généalogie  commence  par  un 
prince  nommé  Tixlpitzin  ,  que  l'on  ne  doit 
pas  confondre  avec  Tecpaltzin,  le  chef  des 
Aztèques  lors  de  leur  première  émigration 
d'Azllan,  ni  avec  Topiltzin,  le  dernier  roi 
des  Toltèques  :  mais  on  sera  peut-être  sur- 
pris de  ne  pas  trouver,  au  lieu  du  nom  de- 
Tixlpitzin,  celui  d'Acolhuatzin  ,  premier  roi 
d'Azcapozalco,  issu  de  la  famille  des  Citiriy 
qui,  d'après  la  tradition  des  naturels,  ré- 
gnojenl  dans  un  pays  très-éloigné,  situé  au 
nord  du  ^Mexique.  Près  de  la  quatorzième 
tête,  ou  voit  écrit  le  nom  de  Vitznahuatl. 
Si  ce  prince  étoit  identique  avec  un  roi 
de  Huexotla,.  que  les  historiens  mexicains 
nomment  aussi  Vitznahuatl ,  et  qui  vécut  vers 
l'année  i43o,  la  généalogie  de  la  famille 
d'Azcapozalco  remonteroit  jusqu'à  l'année 
loio  de  notre  ère,  en  ne  comptant  que 
Irente   ans   par  génération.    Mais   comment 


'   GoMARA,  Hiit.de  la  Conquista  de  Mexico;  \53o , 
fol.  cxxi. 


t66  vues  des  C0RDILLÈRE3, 

expliquer ,  en  ce  cas ,  les  dix  générations 
suivaules^  le  dessin  paroissant  avoir  été  fait 
vei  s  la  fin  du  seizième  siècle  ?  Je  ne  déciderai 
pas  non  plus  pourquoi  on  trouve  indixjuée 
l'année  i5G5  entre  les  noms  des  deux  princes 
Anahuacalzin  et  Quauhtemotzin.  On  sait  que 
le  dernier  de  ces  noms  est  celui  du  malheu- 
reux roi  aztèque  que  Gomara  nomme  l'aus- 
sement  Qualiutimoc,  et  qui  ^  d'après  les 
ordres  de  Gortèz ,  fut  pendu  par  les  pieds, 
en  i52i,  comme  cela  est  prouvé  par  une 
histoire  hiéroglyphique  très-précieuse  ,  con- 
servée au  couvent  de  San  Felipe  Neri  à 
Mexico".  Mais  comment  ce  roi,  neveu  de 
Montezuma,  figureroit-il  dans  la  famille  des 
seigneurs  ou  tlaloanis  d'Azcapozalco  ? 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  lorsque  le 
dernier  de  ces  princes  fit  composer  le  ta- 
bleau généalogique  de  ses  ancêtres  ,  son  père 
et  son  grand-père  vivoient  encore.  Cette  cir- 
constance est  clairement  indiquée  par  les 
petites  langues  placées  à  quelque  distance 
de  la  bouche.  Un  homme  mort ,  disent  les 

'  Voyez  mon  Essai  politique  sur  la  Nouvelle- 
Espagne.  Vol.  11,  p.  i52  de  l'éditiou  iii-8". 


ET  MONUMENS  DE  L*AMÉR1QUE.  1G7 

naturels ,  est  réduit  au  silence  éternel  :  d'après 
eux,   vivre   c'est   parler;    et,  comme  nous 
le  verrons  bientôt,  parler  beaucoup  est  une 
marque   de   pouvoir   et    de    noblesse.    Ces 
figures  de  lang^ues  se  retrouvent  aussi  dans 
le  tableau  mexicain  du   déluge  ,    que  Ge- 
melli  a  publié  d'après  le  manuscrit  de  Si- 
guenza.   On  y  voit  les  hommes,   nés  muets ,^ 
qui  se  dispersent  pour  repeupler  la  terre, 
et  un  oiseau  qui  leur  distribue  trente-trois 
langues    diiFéreiites.   De  môme    un  volcan , 
à  cause  du  bruit  souterrain  que  l'on  entend 
quelquefois  dans  son  voisinage,   est  figuré, 
par  les  Mexicains ,  comme  un  cône  au-dessus 
duquel  flottent  plusieurs  langues  :  un  volcan 
est  appelé  la  îiiontagno  qui  parle^ 

Il  est  assez  remarquable  que  le  peintre 
mexicain  n'a  donné  qu'aux  trois  personnes 
qui  étoient  vivantes  de  son  temps  le  diadème 
{copilli) ,  qui  est  un  signe  de  souveraineté. 
On  retrouve  celte  même  coiffe,  mais  dé- 
pourvue du  nœud  qui  se  prolonge  vers  le 
dos,  dans  les  figures  des  rois  de  la  dynastie 
aztèque  publiées  par  l'abbé  Clavigero.  Le 
dernier  rejeton  des  seigneurs  d'Azcapozalco 
est  représenté  assis  sur  une  chaise  indienne 


j68  vues  des  cordillères, 

et  ayant  les  pieils  libres  :  tics  rois  morls,  au 
coniraire,  sont  figur  s  non  seulement  sans 
langue ,  mais  aussi  les  pieds  envelopjies  clans 
le  manteau  royal  [xiuhlilmalli) ,  ce  qui 
donne  à  ces  images  une  grande  ressemblance 
avec  les  momies  égyptiennes.  Il  est  presque 
superflu  de  rappeler  ici  l'observation  géné- 
rale que,  dans  toutes  les  peintures  mexi- 
caines, les  objets  réunis  à  une  tète,  au  moyea 
d'un  fîl ,  indiquent  à  ceux  qui  savent  la 
langue  des  naturels  les  noms  des  personnes 
que  l'artiste  a  voulu  désigner.  Les  naturels 
prononcent  ces  noms  dès  qu^ils  voient  l'hié-^ 
roglyphe.  Chimalpopoca  signifie  un  bouclier 
qui  fume;  Acamapitzin,  une  main  qui  tient 
des  roseaux:  aussi,  pour  indiquer  les  noms 
de  ces  deux  rois,  prédécesseurs  de  Monte- 
zuma,  les  Mexicains  peignoienl-ils  un  bou- 
clier et  une  main  fermée  ,  liés  par  un  fîl 
à  deux  têtes  ornées  du  bandeau  royal.  J'ai 
\u  que  ,  dans  des  tableaux  fails  après  la 
conquête,  le  valeureux  Pedro  Alvarado  éloit 
figuré  avec  deux  clefs  placées  derrière  la 
nuque,  sans  doute  pour  faire  allusion  aux 
clefs  de  saint  Pierre ,  dont  le  peuple  voyoit 
parlout  les  images  dans  les  églises  des  Chré- 


P/.K 


'//^yvu/n/////u//^(' . 


JSûii/pu'f  <i 


ET  MONUlNTC^fS    DE    t/amÉRIQUE.  169 

tiens.  J'ignore  ce  que  signifient  les  traces 
de  pieds  que  l'on  remarque  dans  le  tableau 
généalogique ,  derrière  les  têtes.  Dans  d'au- 
tres peintures  aztèques,  cet  hiéroglyphe  in- 
dique des  chemins,  des  migrations ,  et  quel- 
quefois la  direction  d'un  mouvement. 

Pièces    de    Procès    en    écriture 
h  iéroglrph  ique. 

Parmi  l'énorme  quantité  de  peintures 
trouvées,  par  les  premiers  conquérans,  chez 
les  peuples  mexicains  ,  un  nombre  trés- 
considérable  étoit  destiné  à  servir  de  pièces 
justificatives  dans  des  causes  litigieuses.  Le 
fragment  qui  est  joint  à  la  généalogie  des 
seigneurs  d'Azcapozalco  offre  un  exemple 
de  ce  genre.  C'est  une  pièce  d'un  procès 
intenté  sur  la  possession  d'une  métairie 
indienne. 

Sous  la  dynastie  des  rois  aztèques,  la  pro- 
fession d'avocat  étoit  inconnue  au  Mexique» 
Les  parties  adverses  se  présentoient  en  per- 
sonne pour  plaider  leur  cause ,  soit  devant 
le  juge  du  lieu,  appelé  Tcuctli ,  soit  devant 
les  hautes  cours  de  justice,    désignées  par 


lyO  VUES   DES    COr.DTLLÈRES 

les  noms  do  Tiacalecati j  ou  Cihuacohuatl. 
Coiiiiiic  la  sentence  n'étoit  pas  prononcée 
inimediatcnicnt  après  qu'on  avoit  entendu 
\es  parties,  celles-ci  avoient  intérêt  à  laisser 
entre  les  mains  des  juives  une  peinture  hié- 
roglyphique qui  leur  rappelât  l'objet  prin- 
cipal de  la  contestation.  Lorsque  le  roi 
présidoit  l'assemblée  des  juges,  ce  qui  avoit 
lieu  tous  les  vingt,  et,  dans  certains  cas, 
tous  les  quatre-vingts  jours ,  ces  pièces  de 
procès  étoient  mises  sous  les  jeux  du  mo- 
narque. Dans  les  affaires  criminelles ,  le 
tableau  reprcsentoit  l'accusé,  non  seulement 
au  mojnent  oi^i  le  crime  avoit  été  commis, 
mais  aussi  dans  les  différentes  circonstances 
de  sa  vie  qui  avoient  précédé  cette  action. 
Le  roi  ,  en  prononçant  l'arrêt  de  mort  , 
faisoit,  avec  la  pointe  d'un  dard,  une  raie 
qui  passoit  par  la  tète  de  l'accusé  figuré 
dans  le  tableau. 

L'usage  de  ces  peintures  ,  servant  de  pièces 
de  procès,  s'est  conservé  dans  les  tribunaux 
espagnols  long-temps  après  la  conquête.  Les 
naturels  ne  pouvant  parler  aux  juges  que 
par  l'organe  d'un  interprète  ,  regardoient 
l'emploi  des  hiéroglyphes  comme    double- 


ET  MONUMEîfS  DE    L  AMÉRIQUE.  I71 

ment  nécessaire.  On  en  présentoit  aux  tliffé- 
Tcntes  cours  de  justice  résidant  dans  la 
Nouvelle-Espagne  (  à  la  Real  Aiidicncia ^ 
à  la  Sala  dol  Crinien  ,  et  au  Juzgado  de 
Indios),  jusqu'au  commencement  du  dix- 
septième  siècle.  Lorsque  l'empereur  Charles- 
Quint,  ayant  conçu  le  projet  de  faire  fleurir 
les  sciences  et  les  arts  dans  ces  régions 
lointaines,  fonda,  en  i553,  l'université  de 
Mexico ,  trois  chaires  furent  établies  pour 
l'enseignement  de  la  langue  aztèque,  pour 
celui  de  la  langue  otomie,  et  pour  l'expli- 
cation des  peintures  hiéroglyphiques.  On 
regarda  pendant  long-temps  comme  indis- 
pensable qu'il  y  eût  des  avocats,  des  pro- 
cureurs et  des  juges  qui  fussent  en  état  de 
lire  les  pièces  de  procès,  les  peintures  gé- 
néalogiques ,  l'ancien  code  des  lois ,  et  la 
liste  des  impots  [trihutos)  que  chaque  lief 
devoil  payer  à  son  suzerain.  Il  existe  encore 
à  Mexico  deux  professeurs  de  langues  in- 
diennes; mais  la  chaire  destinée  à  l'étude  des 
antiquités  aztèques  a  été  supprimée.  L'usage 
des  peintures  s'est  perdu  entièrement,  non 
parce  que  la  langue  espagnole  a  fait  des 
progrès   parmi   les  indigènes ,    mais  parce 


172  VUES  DES  CORDILLÈRES  , 

que  ces  derniers  savent  combien,  tî'après 
l'organisalion  acluelle  des  Iribiinaux  ,  il  leur 
est  plus  utile  de  s'adresser  aux  avocats  pour 
défendre  leurs  causes  devant  les  juges. 

Le  tableau  que  présente  la  douzième 
Planche  paroît  indiquer  un  procès  entre 
des  naturels  et  des  Espagnols.  L'objet  en 
litige  est  une  métairie,  dont  on  voit  le  dessin 
en  projection  orthographique.  On  y  recon- 
nojt  le  grand  chemin  marqué  par  les  traces 
des  pieds;  des  maisons  dessinées  en  profil; 
un  Indien  dont  le  nom  indique  un  arc , 
et  des  juges  espagnols  assis  sur  des  chaises 
et  ayant  les  lois  devant  leurs  yeux.  L'Es- 
pagnol, placé  immédiatement  au-dessus  de 
l'Indien,  s'appelle  probablement  Aquaverde ^ 
car  l'hiéroglyphe  de  l'eau,  peint  en  vert, 
se  trouve  figuré  derrière  sa  tête.  Les  langues 
sont  très-inégalement  réparties  dans  ce  ta- 
bleau. Tout  y  annonce  l'état  d'un  pays  con- 
quis :  l'indigène  ose  à  peine  défendre  sa  cause, 
tandis  que  les  étrangers  à  longues  barbes 
y  parlent  beaucoup  et  à  haute  voix ,  comme 
descendant  d'un  peuple  conquérant. 


yy.  FI. 


'M, 


Jinufiief  <!•<•. 


ET  MOXUMENS  DE  L  AMERIQUE.  I70 


PLANCHE    XIII.' 

Manuscrit  hiéroglyphique  aztèque 
conservé  à  la  bibliothèque  du 
J^atican. 

Les  peintures  mexicaines ,  dont  un  très- 
petit  nombre  est  parvenu  jusqu'à  nous,  ins- 
pirent un  double  intérêt ,  et  par  le  jour 
qu'elles  répandent  sur  la  mjtholo"'ie  et 
l'histoire  des  premiers  babitans  de  l'Amé- 
rique ,  et  par  les  rapports  que  l'on  a  cru 
y  reconnoître  avec  l'écriture  hiéroglyphique 
de  quelques  peuples  de  l'ancien  continent. 
Pour  réunir  dans  cet  ouvrage  tout  ce  qui 
peut  nous  instruire  sur  les  communications 
qui,  dans  les  temps  les  plus  reculés,  pa- 
roissent  avoir  eu  lieu  entre  des  groupes  de 
peuples  séparés  par  des  steps  ,  par  des 
montagnes  ou  par  des  mers ,  nous  consi- 
gnerons ici  les  résultats  de  nos  recherches 

'  PI.  VI  (le  l'édillon  in-8^. 


174  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

sur  les  peinlurcs  hjcroglypliiques  des  Amé- 
ricains. 

On  ironve  en  Ethiopie  des  caractères  qui 
ont  une  étonnante  ressemblance  avec  ceux  de 
l'ancien  sanskrit,  surtout  avec  les  inscriptions 
des  caves  de  Canarab ,  dont  la  construclioii 
remonle  au-delà  de  toutes  les  périodes  con- 
nues de  rinsîoire  indienne".  Les  arts  parois- 
sent  avoir  lleuri  à  Méroé,  et  à  Axoum  ,  une 
des  plus  anciennes  villes  d  Ethiopie,  avant  que 
l'Eg  vpte  fût  sortie  de  la  barbarie.  Un  écrivain 
célèbre,  profondément  instruit  dans  l'histoire 
de  l'Inde,  Sir  William  Jones^ ,  a  cru  recon- 
noître  une  seule  nation  dans  les  Ethiopiens 
de  Méroé,  dans  les  premiers  Egyptiens  et 
dans  lesHindoux.  D'un  autre  côté,  il  est  pres- 
que certain  que  les  Abyssins,  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  avec  les  Ethiopiens  nutochthones , 
étoient  une  tribu  arabe;  et,  d'après  l'obser- 
tion  de  M.  Langlès ,  les  mêmes  caractères 
liemyarites  que  l'on  découvre  dans  l'Afrique 
orientale  ornoient  encore,   dans  le  quator- 

^  Notes  de  M.  Langlès  pour  le  Voyage  de  Norden , 
Tom.  III ,  p.  299-349. 

""  Asiat.  Researclies,  Vol.  lïl,  p.  5. 


ET  MONUME^S  DE  L  AMÉi.IQUE.  lyS 

zième  siècle  de  l'ère  vulgaire,  les  porles  de 
la  ville  de  Samarkand.  Voilà  des  rapporls 
qui  ont  existé  indubitablement  entre  le 
Habesch,  ou  l'ancienne  Ethiopie,  et  le  pla- 
teau de  l'Asie  centrale. 

Une  lutte  prolong'ée  entre  deux  sectes 
relio-ieuses ,  celle  des  Brahmanes  et  celle  des 
Bouddhistes,  a  fini  par  rémigration  des  Cha- 
mans  au  Tibet,  dans  la  Mongolie,  en  Chine 
et  au  Japon.  Si  des  tribus  de  race  tartare  ont 
passé  sur  la  cote  nord-ouest  de  l'Amérique, 
et  de  là  au  sud  et  à  l'est ,  vers  les  rives  de  Gila 
et  vers  celles  duMissoury,  comme  des  recher- 
ches étymologiques  ^  paroissent  l'indiquer , 
il  faut  être  moins  surpris  de  trouver,  parmi 
les  peuples  à  demi  barbares  du  nouveau  con- 
tinent, des  idoles  et  des  monumens  d'archi- 
tecture, une  écriture  hiéroglyphique,  une 
connoissance  exacte  de  la  durée  de  l'année  , 
des  traditions  sur  le  premier  état  du  monde, 
qui  toutes  rappellent  les  connoissances,  les 
arts  et  les  opinions  religieuses  des  peuples 
asiatiques. 

Il  en  est  de  l'étude  de  l'histoire  du  genre 

'  VATEBjuberAmenka'sBevolkerung,  p.  i55-i6g. 


176  \'UES   DES  CORDILLÈRES, 

humain  comme  de  l'élude  de  celle  immcnsilé 
de  langues  que  nous  trouvons  répandues  sur 
la  surface  du  globe.  Ce  seroil  se  perdre  dans 
un  dédale  de  conjeclures  ,  que  de  vouloir 
assisrner  une  oriiJ:ine  commune  à  lant  de  races 
elde  langues  diverses.  Les  racines  du  sanskrit 
trouvées  dans  la  langue  persane  ,  le  grand 
î3om])re  de  racines  du  persan,  et  même  du 
pehlvi ,  que  l'on  découvre  dans  les  langues 
d'origine  g-ermanique' ,  ne  nous  donnent  pas 
le  droit  de  regarder  le  sanskrit,  le  pehlvi, 
ou  la  langue  ancienne  des  Mèdes,  le  persan 
et  l'allemand,  comme  dérivant  d'une  seule  et 
même  source.  Il  seroil  absurde  sans  doute 
de  supposer  des  colonies  égyptiennes  partout 
où  l'on  observe  des  monumens  pyramidaux 
et  des  peintures  symboliques  ;  mais  comment 
ne  pas  être  frappé  des  traits  de  ressemblance 
qu'offre  le  vaste  tableau  des  mœurs,  des  arls, 
des  langues  et  des  traditions  qui  se  trouvent 
aujourd'hui  chez  les  peuples  les  plus  éloigniés 
les  uns  des  autres?  Gomment  ne  pas  indiquer  , 
partout  où  elles  se  présentent,  les  analogies 
de  structure  dans  les  langues,  de  style  dans 

'   âdelung's  Mitlirldates ,  Th.  I,  s.  277,  Schlegel, 
iïber  Sprache  uud  Weisheit  dcr  Inder,  s.  7. 


r.T   MONUMENS  DE   L  AMERIQUE.  1"^ 

les  monumens,  de  fictions  dans  les  cosmog-o- 
nies,  lors  même  que  l'on  ne  peut  prononcer 
sur  les  causes  secrètes  de  ces  ressemblances, 
et  qu'aucun  fait  historique  ne  remonte  à 
l'époque  des  communications  qui  ont  existé 
entre  les  habitans  des  divers  climats  ? 

En  fixant  les  jeux  sur  les  moyens  graphiques 
que  les  peuples  ont  employés  pour  exprimer 
leurs  idées,  nous  trouvons  de  vrais  hiérogly- 
phes, tantôt  cyriologiques,  tantôt  tropiques, 
comme  ceux  dont  l'usage  paroît  avoir  passé 
de  l'Etliiopie  en  Egypte  ;  des  chiffres  symbo- 
liques, composés  de  plusieurs  clefs,  destinés 
à  parler  plutôt  aux  yeux  qu'à  l'oreille,  et 
exprimant  des  mots  entiers,  comme  les  carac- 
tères chinois;  des  syllabaires,  comme  ceux 
des  Tartares-Mantchoux,  dans  lesquels  les 
voyelles  font  corps  avec  les  consonnes,  mais 
qui  sont  propres  à  être  résolus  en  lettres 
simples;  enfin,  de  vrais  alphabets,  qui  offrent 
le  plus  haut  degré  de  perfection  dans  l'analyse 
des  sons,  et  dont  quelques-uns,  par  exemple 
le  coréen^  d'après  l'observation  ingénieuse 
de  M.  Langlès",  paroissent  encore  indiquer 

*  Voyage  de  Nortlen,  édition  de  LANGLis^Tom.  ITT, 
p.  296. 

I.  12 


I7S  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

le  passage  des  hiéroglyphes  à  l'écriture  alpha- 
bétique. 

Le  nouveau  continent ,  cinns  son  immense 
étendue,  présente  des  nations  arrivées  à  un 
certain  degré  de  civilisation:  on  yreconnoît 
des  formes  de  gouvernement  et  des  institu- 
tions qui  ne  pouvoient  être  que  l'efiet  d'une 
lutte  prolongée  entre  le  prince  et  les  peu- 
ples, entre  le  sacerdoce  et  la  magistrature  : 
on  y  trouve  des  langues  ,  dont  quelques- 
unes  ,  comme  le  grônlandois ,  le  cora ,  le 
tamanaque  ,  le  totonaque  et  le  quichua  '  , 
offrent  une  richesse  de  formes  grammaticales 
que,  dans  l'ancien  continent_,  on  n'observe 
nulle  part,  sinon  au  Congo  et  chez  les  Bas- 
ques, qui  sont  les  restes  des  anciens  Canta- 
bresjmais,  au  milieu  de  ces  traces  de  culture 
et  de  ce  perfectionnement  des  langues,  il  est 
remarquable  qu'aucun  peuple  indigène  de 
l'Amérique  ne  s'étoit  élevé  à  cette  analyse  des 
sons  qui  conduit  à  l'invention  la  plus  admi- 
rable, on  pourroit  dire  la  plus  merveilleuse 
de  toutes,  celle  d'un  alphabet. 

'  Archiv  fiir  Ethnographie,  15.  I^  s.  345.  Vatlk, 
s.  206. 


ET  MONUMEÎ<S  DE    L  AMÉRIQUE.  17g 

Nous  voyons  que  l'usage  des  peintures 
hiéroglyphiques  étoit  commun  aux  Toltè- 
ques,  aux  Tlascaltèques,  aux  Aztèques,  et  à 
plusieurs  autres  tribus  qui,  depuis  le  septième 
siècle  de  notre  ère,  paroissent  successive- 
ment sur  le  plateau  d  Anahuac  ;  nulle  part 
nous  ue  trouvons  des  caractères  alphabéti- 
ques :  on  pourroit  croire  que  le  perfection- 
nement des  signes  symbohques,  et  la  facilité 
avec  laquelle  on  peignoit  les  objets ,  avoient 
empêché  l'introduction  des  lettres.  On  pour- 
roit citer,  à  l'appui  de  cette  opinion  , 
l'exemple  des  Chinois  qui ,  depuis  des  milliers 
d'années,  se  contentent  de  quatre- vingt  mille 
chifFies,  composés  de  deux  cent  quatorze 
clefs  ou  hiéroglyphes  radicaux  :  mais  ne 
voyons- nous  pas  chez  les  Egvptiens  l'usage 
simultané  d'un  alphabet  et  de  l'écriture  hiéro- 
glyphique, comme  le  prouvent  indubitable- 
ment les  précieux  rouleaux  de  papyrus  trouvés 
dans  les  enveloppes  de  plusieurs  momies, 
et  représentés  dans  l'Atlas  pittoresque  ""  de 
M.  Denon  ? 

Kalm  rapporte,  dans  son  Voyage  en  Amé- 

'  Kalms  Relse^  B.  III;  s.  4 16. 

12* 


ft8o  VriïS  DÉS  COUDILLLRES, 

rique^  que  M.  de  Verandrier  avoit découvert, 
en  17/16,  dans  les  savanes  du  Canada,  à  neuf 
cents  lieues  à  l'ouest  de  Montréal,  une  tablette 
de  pierre  fixée  dans  un  pilier  sculpté  ,  et  sur 
laquelle  se  trouvoient  des  traits  que  l'on  prit 
pour  une  inscription  tartare.  Plusieurs  jésuites 
à  Québec  fissurèrent  au  voyageur  suédois 
avoir  eu  en  main  cette  tablette  que  le  che- 
valier de  Beauharnois,  alors  gouverneur  du 
Canada,  avoit  fait  passer  à  M.  de  Maurepas, 
en  France'.  On  ne  sauroit  assez  regetter  de 
n'avoir  eu  a'icune  notion  ultérieure  sur  un 
monument  si  intéressant  pour  l'histoire  de 
l'homme.  3Iais  exisloit-il  à  Québec  des  per- 
sonnes capables  de  juger  du  caractère  d'un 
alphabet?  et  si  cette  prétendue  inscription 
eût  été  véritablement  reconnue  en  France 
pour  une  inscription  tartare,  comment  un 
ministre  éclairé  et  ami  des  arts  ne  l'auroit-il 
pas  fait  publier? 

Les  antiquaires  anglo-américains  ont  fait 
connoître  une  inscription  qu'on  a  supposé 
phénicienne ,  et  qui  est  gravée  sur  les  rochers 
de  Dighton  ,   dans  la  baie  de  Narangaset , 

'*  DïNoN,  Voyage  €11  Egypte ,  PL  i3G  et  i3ji 


ET  MONUME^S  DE  l'aMÉRIQIE.  iSi 

près  des  bords  de  la  rivière  de  Taunton,  à 
douze  lieues  au  sud  de  Boston.  Depuis  la 
fin  du  dix-septième  siècle  jusqu'à  nos  jours, 
Danlbrth^,  Mather,  Greenwood  et  Sewells 
en  ont  donné  successivement  des  dessins, 
dans  lesquels  on  a  de  la  peine  à  reconnoître 
des  copies  du  même  original.  Les  indigènes 
quihabitoient  ces  contrées,  lors  des  premiers 
établissemens  européens,  conservoient  une 
ancienne  tradition ,  d'après  laquelle  des  étran- 
gers ,  naviguant  dans  des  maisons  de  bois, 
avoient  remonté  la  rivière  de  Taunton,  ap- 
pelée jadis  Assoortet.  Ces  étrangers ,  après 
avoir  vaincu  les  hommes  ronges  ,  avoient 
gravé  des  traits  dans  le  roc,  qui  est  aujour- 
d'hui couvert  des  eaux  de  la  rivière.  Court  de 
Gebelin  n'hésite  pas,  avec  le  savant  docteur 
Stiles,  de  regrarder  ces  traits  comme  une 
inscription  carthaginoise.  Il  dit,  avec  cet  en- 
thousiasme qui  lui  est  naturel ,  et  qui  est  très- 
nuisible  dans  des  discussions  de  ce  genre  , 
«  que  cette  inscription  vient  d'arriver  toat 
«  exprès  du  nouveau  monde,  pour  confir- 
«  mer  ses  idées  sur  Torigine  des  peuples,  et 
tf  que  l'on  y  voit,  d'une  manière  évidente ^ 
«  un  monument  phénicien ,  un  tableau  qui, 


l82  VUES    DES   CORDILLrRES, 

«  sur  le  devant,  désig-nc  une  alliance  enlre 
«  des  peuples  américains  et  la  nation  ctran- 
t<  gère ,  arrivant ,  par  des  vrjits  du  nnrâ ^  d'un 
<f  pavs  riche  et  industrieux.    » 

J'ai  examiné  avec  soin  les  (juotre  dessins 
de  la  fameuse  pierre  de  Taunlon  River,  que 
M.  Lort  '  a  publiés  à  Londres  dans  les  Mé- 
moires de  la  Société  des  Antiquaires.  Loin  d'j 
reconnoître  un  arrangement  symétrique  de 
lettres  simples  ou  de  caractères  syllabiques , 
je  n'y  vois  qu'un  dessin  à  peine  ébauché,  et 
analogue  à  ceux  que  l'on  a  trouvés  sur  les 
rochers  de  la  Norwège  ' ,  et  dans  presque  tous 
les  pays  habités  par  des  peuples  Scandi- 
naves. On  distingue ,  à  la  forme  des  têtes,  cinq 
figures  humaines  ,  entourant  un  animal  qui  a 
des  cornes,  et  dont  le  devant  est  beaucoup 
plus  haut  que  l'extrémité  postérieure. 

Dans  la  navigation  que  nous  avons  faite  , 
M.  Bonpland  et  moi,  pour  constater  la  com- 
municuliou  entre  rOrénoqne  et  la  rivière  des 
Amazones,  nous  avons  aussi  eu  connoissance 

'  Account  of  an  ancient  Inscription  by  Mr.  Lort, 
Ârcboeîogia,  Vol.  VIÏÎ ,  p.  290. 

""  SuiiM,  Samlinger  lil  ten  Danske  Historié,  B.  lî, 
p.  21.'>. 


ET  MONUMENS   DE   l'amÉRIQUE.  iS5 

d'une  inscription  que  l'on  nous  assuroit  avoir 
été  trouvée  dans  la  chaîne  de  montagnes  gra- 
nitiques qui,  sous  les  sept  degrés  de  lalitude , 
s'étend  depuis  le  village  indien  d'Uruana  ou 
Urbana  jusqu'aux  rives  occidentales  du  Caura. 
Un  missionnaire,  Ranion  Bueno ,  religieux: 
franciscain,  s'étant  réfugié  par  hasard  dans 
une  caverne  formée  par  la  séparation  de  quel- 
ques bancs  de  rocher ,  vit  au  milieu  de  celte 
caverne  un  gros  bloc  de  granit,  sur  lequel 
il  crut  reconnoître  des  caractères  réunis  en 
plusieurs  groupes  et  rangés  sur  une  même 
ligne.  Les  circonstances  pénibles  dans  les- 
quelles nous  nous  trouvions  au  retour  du  Rio 
Negro  à  Saint -Thomas  de  la  Guajane,  ne 
nous  ont  malheureusement  pas  permis  de 
vérifier  nous-mêmes  celte  observation.  Le 
missionnaire  m'a  communiqué  la  copie  d'une 
parlie  de  ces  caractères,  dont  je  donne  ici  la 
gravure. 


T?P.Ô^) 


,-^ 


On  pourroit  reconnoître,  dans  ces  carac- 
tères y  quelque  ressemblance  avec  l'alphabet 
phénicien  j   mais   je  doule   fort  que  le  bon 


lR4  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

religieux  ,  qui  paroissoit  mettre  peu  d'inlérct 
à  cette  prétendue  inscription ,  l'ait  copiée 
avec  beaucoup  de  soin.  II  est  assez  remar- 
quable que ,  sur  sept  caractères,  aucun  ne 
s'j  trouve  répété  plusieurs  fois  :  je  ne  les 
ai  fait  g-raver  que  pour  iixer ,  sur  un  objet 
aussi  digne  d'examen ,  l'attention  des  savans 
qui  pourront  un  jour  visiter  les  forêts  de  la 
Guayane. 

Il  est  d'ailleurs  assez  remarquable  que  cette 
même  contrée  sauvage  et  déserte^  dans  la- 
quelle le  père  Bueno  a  cru  voir  des  lettres 
gravées  sur  le  granit ,  présente  un  grand 
nombre  de  rochers  qui,  à  des  hauteurs  ex- 
traordinaires, sont  couverts  de  figures  d'ani- 
maux ,  de  représentations  du  soleil ,  de  la 
lune  et  des  astres  ,  et  d'autres  signes  peut-être 
hiérogljpiiiques.  Les  indigènes  racontent  que 
leurs  ancêtres,  du  temps  des  grandes  eaux, 
sont  parvenus  en  canot  jusqu'à  la  cime  de  ces, 
montagnes ,  et  qu'alors  les  pierres  se  trou- 
voient  encore  dans  un  état  tellement  ramolli, 
que  les  hommes  ont  pu  y  tracer  des  traits 
avec  leurs  doigts.  Celle  tradition  annonce 
une  horde  dont  la  culture  est  bien  différente 
de  celle  du  peuple  qui  l'a  précédée  :  elle  dé- 


ET  MONUMENS  DE    l'amÉRIQUE.  i85 

cèle  une  ig-norance   absolue   de   l'iisao;'e  du 
ciseau  et  de  tout  autre  outil  métallique. 

Il  résulte  de  l'ensemble  de  ces  faits ,  qu'il 
n'existe  aucune  preuve  certaine  de  la  con- 
noissance  d'un  alphabet  parmi  les  Américains. 
Dans  des  recherches  de  ce  genre,  on  ne 
sauroit  être  assez  sur  ses  gardes  pour  ne  pas 
confondre  ce  qui  est  dû  au  hasard  et  aux  jeux 
de  l'oisiveté ,  avec  des  lettres  ou  des  carac- 
tères syllabiques.  M.  Truler  »  rapporte  qu'à 
l'extrémité  méridionale  de  l'Afrique,  chez 
les  Betjuanas,  il  a  vu  des  enfans  occupés  à 
tracer  sur  un  rocher,  au  moyen  d'un  instru- 
ment tranchant,  des  caractères  qui  avoient 
la  plus  parfaite  ressemblance  avec  le  P  et  le  M 
de  l'alphabet  romain  ,  et  cependant  ces  peu- 
ples grossiers  sont  bien  éloignés  de  connoîtrc 
l'écriture. 

Ce  manque  de  lettres  observé  dans  le  nou- 
veau continent ,  lors  de  sa  seconde  découverte 
par  Christophe  Colomb,  conduit  à  l'idée  que 
les  tribus  de  race  tartare  ou  mongole ,  que 
l'on  peut  supposer  être  venues  de  l'Asie 
orientale  en  Amérique,   ne  possédoient  pas 

'  BrRTucn,  Geogr.  Eplicm.,  B.  XII,  s.  6y. 


l86  VUES    DES    CORDILLÈRES, 

elles-mêmes  l'écriture  alpha])élique  ,  ou  ,  ce 
qui  est  moins  probable  ,  qu'étant  retombées 
dans  la  barbarie  ,  sous  rinfluence  d'un  climat 
peu  fiivorable  au  développement  de  l'esprit, 
elles  avoient  perdu  cet  art  merveilleux,  connu 
seulement  d'un  très-petit  nombre  d'individus. 
Nous  n'agiterons  point  ici  la  question  si  l'al- 
phabet dèvanagari  est  d'une  haute  antiquité 
sur  les  bords  de  l'Indus  et  du  Gange  _,  ou  si, 
comme  le  ditStrabon  ',  d'après  Megasthènes, 
les  Hindoux  ignoroient  l'écriture  avant  les 
conquêtes  d'Alexandre.  Plus  à  l'est  et  plus  au 
nord,  dans  la  région  des  langues  monosylla- 
biques, de  même  que  dans  celle  des  langues 
tartares,  samojèdes,  ostiaques  et  kamtscha- 
dales ,  l'usage  des  lettres ,  partout  où  on  le 
trouve  aujourd'hui,  n'a  été  introduit  que 
très-tard.  Il  paroît  même  assez  probable  que 
c'est  le  christianisme  nestorien  '  qui  a  donné 
l'alphabet  stranghelo  aux  Oighours  et  aux 
Tartares-Mantchoux  ;  alphabet  qui,  dans  les 
régions  septentrionales  de  l'Asie,  est  encore 

'  Straeo,  IJb.  XV,  p.  1035-1044. 

^  Langlès,  Dictionnaire  tartarc-mantchou ,  p.  18. 
Reclicrclies  asiatiques,  Tom.  II,  p.  62,  n.  d. 


ET  M0^'UME1M5   DE    l'aMÉRIQUE.  187 

plus  récent  que  ne  le  sont  les  caractères  ru- 
niqiies  dans  le  nord  de  l'Europe.  On  n'a  donc 
pas  besoin  de  supposer  que  les  communi- 
cations entre  l'Asie  orientale  et  l'Amérique 
remontent  à  une  antiquité  très-reculée,  pour 
comprendre  comment  cette  dernière  partie 
du  monde  n'a  pu  recevoir  un  art  qui ,  pendant 
une  lonsrue  série  de  siècles,  n'a  été  connu  ' 
qu'en  Eg-jpte,  dans  les  colonies  phéniciennes 
et  grecques  _,  et  dans  le  petit  espace  de  terrain 
contenu  entre  la  Méditerranée,  l'Oxus  et  le 
Golfe  persique. 

En  parcourant  l'histoire  des  peuples  qui 
ignorent  l'usage  des  lettres  ,  on  voit  que , 
presque  partout,  dans  les  deux  hémisphères^ 
les  hommes  ont  essavé  de  peindre  les  objets 
qui  frappent  leur  imagination ,  de  représenter 
les  choses  en  indiquant  une  partie  pour  le 
tout,  de  composer  des  tableaux  en  réunissant 
des  figures  ou  les  parties  qui  les  rappellent, 
et  de  perpétuer  ainsi  la  mémoire  de  quelques 
faits  remarquables.  L'indien  Delavvare ,  en 
parcourant  les  bois  ,  trace  des  traits  dans 
l'écorce  des  arbres,  pour  annoncer  le  nombre 

'    ZotGA,  de  origine  Oheliacorian ,  p.  55 1; 


iSS  TUES   DES   COnniLLf'RES, 

d'hommes  et  de  femmes  qu'il  a  tues  à  l'en- 
nemi:  le  signe  convenlionnel  qui  indique  la 
peau  arrachée  de  la  tête  d'une  femme,  ne 
diffère  que  par  un  simple  trait  de  celui  qui 
caractérise  la  chevelure  de  l'homme.  Si  l'on 
veut  nommer  hiéroglyphe  toute  peinture  des 
idées  par  les  choses,  il  n'y  a,  comme  l'observe 
très-bien  M.  Zoega,  pas  un  coin  de  la  terre 
dans  lequel  on  ne  trouve  l'écriture  hiérogly- 
phique: mais  ce  même  savant,  quia  fait  une 
étude  approfondie  des  peintures  mexicaines' , 
observe  aussi  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
l'écriture  hiéroglyphique  avec  la  représen- 
tation d'un  événement ,  avec  des  tableaux 
dans  lesquels  les  objets  sont  en  rapport  d'ac- 
tion les  uns  avec  les  autres. 

Les  premiers  religieux  qui  ont  visité  l'Amé- 
rique, Valadès  et  Acosta  %  ont  déjà  nommé 
les  peintures  aztèques  «  Une  écriture  sem- 
"  blable  à  celle  des  Egyptiens.  »  Si  depuis , 
Kircher,  Warburton  et  d'autres  savans,  ont 
contesté  la  justesse  de  cette  expression,  c'est 

'  Zoega  ,  p.  525-534. 

^  Rlietorica  Chrlstlana,  auctore  Didaco  Valadès; 
Romae,  lô/g,  P.  II,  C.  xx.vii,  p  9^-  Acosta,  Lib.  Yl, 
C.  VII. 


ET   MONUMENS    DE   l'aMÉRIQUE.  189 

parce  qu'ils  n'ont  pas  distingué  les  peintiues 
d'un  genre  mixte  ,  dans  lesquelles  de  vrais 
hiéroglyphes  ,  tantôt  cjriologiques  ,  tantôt 
tropiques  ,  sont  ajoutés  à  la  représentation 
naturelle  d'une  action,  et  X écriture  hiérogly- 
phique simple ,  telle  qu'on  la  trouve,  non  sur 
le  pj  ramiclioUy  mais  sur  les  grandes  faces  des 
obélisques.  La  fameuse  inscription  de  Thëbes, 
citée  par  Plutarque  et  par  Clément  d'Alexan- 
drie ' ,  la  seule  dont  l'explication  soit  parvenue 
jusqu'à  nous,  exprimoit,  dans  les  hiéroglyphes 
d'un  enfant,  d'un  vieillard,  d'un  vautour,  d'un 
poisson  et  d'un  hippopotame  ,  la  sentence 
suivante  :  «  Vous  qui  naissez  et  qui  devez 
«  mourir,  sachez  que  l'Eternel  déteste  l'impu- 
«  dence.  »  Pour  exprimer  la  même  idée^  un 
Mexicain  auroit  représenté  le  grand  esprit 
Teotl,  châtiant  un  criminel  :  certains  caractères 
placés  au-dessus  de  deux  têtes  auroient  suffi 
pour  indiquer  l'âge  de  l'enfant  et  celui  du  vieil- 
lard: il  auroit  indii'idualisé  ï action;  mais  le 
style  de  ses  peintures  hiéroglyphiques  ne  lui  '"^ 

'  Plut,  de  Iside^  éd.  Par. ,  i6i4,  Tom.  II,  p.  3G3 , 
F.  Clem.  âlexandr.  Slromat. ,  Lib.  V ,  C.  viij  cd. 
Potier,  Oson,  17 15,  ïom.  II,  p.  670,  lia.  3o. 


JQO  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

iuiroit  pas  fourni  de  moyen  pour  exprimer  en 
g-cnértil  lesenlimentdehaineetde  veng-eance. 
D'après  les  idées  que  les  anciens  nous  ont 
transmises  des   inscrij)tions   hiéroglyphiques 
des  Egyptiens  ,  il  est  très-probable  qu'elles 
pouvoient  être  lues  comme  on  lit  des  livres 
chinois.  Les  recueils  que  nous  appelons  assez 
improprement    des    inanuscrits    mexicains  , 
renferment  un  grand  nombre  de  peintures 
qui  peuvent  être  interprétées  ou  expliquées 
comme   les  reliefs   de  la   colonne   trajane; 
mais  on   n'y   voit  qu'un    très-petit   nombre 
de    caractères    susceptibles    d'être    lus.    Les 
peuples  aztèques  avoient  de  vrais  hiéroglyphes 
simples  pour  l'eau  ,  la  terre,  l'air,  le  vent,  le 
jour ,  la  nuit ,  le  milieu  de  la  nuit ,  la  parole,  le 
mouvement;  ils  en  avoient  pour  les  nombres, 
pour  les  jours  et  les  mois  de  l'année  solaire: 
ces  signes,  ajoutés  à  la  peinture  d'un  événe- 
ment, marquoient  d'une  manière  assez  ingé- 
nieuse si  l'action  s'étoit  faite  le  jour  ou  la  nuit,- 
quel  étoit  l'âge  des  personnes  cpi'on  vouloit 
désigner;  si  elles  avoient  parlé  ,   et  laquelle 
entre  elles   avoit  parlé   le  plus.  On    trouve 
même  chez  les  Mexicains  des  vestiges  de  ce 
genre  d'hiéioglyphes  que  l'on  appelle  phoné- 


ET    MONUMENS  DE    L  AMERIQUE.  I9I 

tiques f  et  qui  annoncent  des  nijiporls,  non 
avec  la  chose,  mais  avec  la  langue  parlée. 
Chez  clés  peuples  à  demi  barbares  les  i^.oms 
des  individus  ,  ceux  des  villes  et  des  mon- 
tagnes ,  font  généralement  illusion  à  des 
objets  qui  frappent  les  sens,  tels  que  la  forme 
des  plantes  et  des  animaux ,  le  feu ,  l'air  ou 
la  terre.  Cette  circonstance  a  fourni  des 
moyens  aux  peuples  aztèques  de  pouvoir 
écrire  les  noms  des  villes  et  ceux  de  leurs 
souverains.  La  traduction  verbale  à^ Ajcajacatl 
est  visage  d'eau  ^  celle  ^ lUiuicamina  y  flèche 
nui  perce  le  ciel:  or,  pour  représenter  les 
rois  Motcuczoma  Ilhuicamina  et  Axajacatl, 
le  peintre  réunissoit  les  hiéroglyphes  de  l'eau 
et  du  ciel  à  la  figure  d'une  tête  et  d'une  flèche. 
Les  noms  des  villes  de  Macuilxochitl,  Quauh- 
tinchan  et  Tehuilojoccan  signifient  cinq 
fleurs j  maison  de  V aigle  j  et  lieu  des  miroirs: 
pour  indiquer  ces  trois  villes,  on  peignoit  une 
fleur  placée  sur  cinq  points,  une  maison  de 
laquelle  sortoit  la  tète  d'un  aigle  ,  et  un  miroir 
d'obsidienne.  De  cette  manière ,  la  réunion 
de  plusieurs  hiéroglyphes  simples  indiquoit 
les  noms  composés  ;  elle  le  faisoit  par  des 
signes  qui  parloient  à  la  fois  aux  yeux  et  à 


]C)2  VUES  DES   CORDILLÈRES, 

l'oreille  :  '  souvent  aussi  les  caraclères  qui 
désignoient  les  villes  et  les  provinces  éloient 
tirés  des  productions  du  sol  ou  de  l'industrie 
des  liabilans. 

Il  résulte  de  l'ensemble  de  ces  recherches, 
que  les  peintures  mexicaines  qui  se  sont  con- 
servées jusqu'à  nos  jours  offrent  une  grande 
ressemblance ,  non  avec  l'écriture  hiérogly- 
phique des  Egyptiens ,  mais  bien  avec  les 
rouleaux  de  papyrus  trouvés  dans  l'enveloppe 
des  momies,  et  que  l'on  doit  aussi  considérer 
comme  des  peintures  d'un  genre  mixte  ^  parce 
que  des  caractères  symboliques  et  isolés  y 
sont  ajoutés  à  la  représentation  d'une  action  : 
on  reconnoît,  dans  ces  papyrus,  des  initia- 
tions ,  des  sacrifices ,  des  allusions  à  l'état  de 
l'ame  après  la  mort,  des  tributs  payés  aux 
vainqueurs ,  les  effets  bienl'aisans  de  l'inon- 
dation du  Nil  et  les  travaux  de  l'agriculture  : 
parmi  un  grand  nombre  de  figures  repré- 
sentées en  action  ,  ou  en  rapport  les  unes  avec 
les  autres,  on  observe  de  vrais  hiéroglyphes, 
de  ces  caractères  isolés  qui  apparlenoient  à 
l'écriture.  Miiis  ce  n'est  pas  seulement  sur  les 
papyrus  et  sur  les  enveloppes  de  momies,  c'est 
sur  les  obélisques  mcme  que  l'on  trouve  des 


ET    MONUMENS   DE   L  AMÉRIQUE.  IQO 

traces  de  ce  genre  mixte,  qui  réunit  la  pein- 
ture à  l'écriture  hiéroglyphique  :  la  partie 
inférieure  etla  pointe  des  obélisques  égyptiens 
présentent  généralement  un  groupe  de  deux 
figures  qui  sont  en  rapport  l'une  avec  l'autre  , 
et  que  l'on  ne  doit  pas  confondre  '  avec  les 
caractères  isolés  de  l'écriture  symbolique. 

En  comparant  les  peintures  mexicaines  avec 
les  hiéroglyphes  qui  ornoient  les  temples  ,  les 
obélisques,  et  peut-être  même  les  pyramides 
de  l'Egypte  ;  en  réfléchissant  sur  la  marche 
progressive  que  l'esprit  humain  paroît  avoir 
suivie  dans  l'invention  des  moyens  graphiques 
propres  à  exprimer  des  idées,  on  voit  que  les 
peuples  de  l'Amérique  étoient  bien  éloignés 
de  cette  perfection  qu'avoient  atteinte  les 
Egyptiens  :  en  effet,  les  Aztèques  ne  connois- 
soient  encore  que  très-peu  d'hiéroglyphes 
simples  ;  ils  en  avoient  pour  les  élémens  comme 
pour  les  rapports  du  temps  et  des  lieux  :  or , 
ce  n'est  que  par  le  grand  nombre  de  ces 
caractères,  susceptibles  d'être  employés  iso- 
lément ,  que  la  peintwe  des  idées  devient 
d'un  usage  facile,  et  qu'elle  se  rapproche  de 

'  ZoEOA,  p.  438. 

I.  i3 


Ï94-  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

Xécriture.  Nous  trouvons  chez  les  Aztèques  le 
germe  des  caractères  phonétiques:  ils  savoient 
écrire  des  noms  en  réunissant  quelques  signes 
qui  rappeloient  des  sons  :  cet  artifice  auroit 
pu  les  conduire  à  la  belle  découverte  d'un 
s^yllabaire  ;  il  auroit  pu  les  porter  à  alphabé- 
tiser leurs  hiéroglyphes  simples;  mais  que  de 
siècles  se  seroient  écoulés  avant  que  ces  peu- 
ples montagnards ,  qui  tenoient  à  leurs  habi- 
tudes avec  celle  opiniâtreté  qui  caractérise  les 
Chinois ,  les  Japonois  et  les  Hindoux ,  se 
fussent  élevés  à  la  décomposition  des  mots^  à 
l'anal  jse  des  sons,  à  l'invention  d'un  alphabet  ! 
Malgré  l'imperfection  extrême  de  l'écriture 
hiéroglyphique  des  Mexicains ,  l'usage  de 
leurs  peintures  remplaçoit  assez  bien  le  défaut 
de  livres,  de  manuscrits  et  de  caractères  alpha- 
bétiques. Du  temps  de  Montezuma,  des  mil- 
liers de  personnes  étoient  occupées  à  peindre, 
soit  en  composant  à  neuf,  soit  en  copiant  des 
peintures  qui  existoient  déjà.  La  facilité  avec 
laquelle  on  fabriquoit  le  papier,  en  se  servant 
des  feuilles  de  maguej  ou  pite  (agai>e) ,  con- 
tribuoit  sans  doute  beaucoup  à  rendre  si 
fréquent  l'emploi  de  la  peinture.  Le  roseau 
à  papier  [Cjperus  papyrus)  ne  vient,  dans 


ET  MOINUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  IQlj 

l'ancien  continent,  que  dans  des  endroits  hu- 
mides et  tempérés  :  la  pile ,  au  contraire,  croît 
également  dans  les  plaines  et  sur  les  mon- 
tagnes les  plus  élevées  ;  elle  végète  dans  les 
régions  les  plus  chaudes  de  la  terre  comme 
sur  des  plateaux  où  le  thermomètre  descend 
jusqu'au  point  de  la  congélation.  Les  manus- 
crits mexicains  [codices  mexicani)  qui  ont 
été  conservés,  sont  peints,  les  uns  sur  des 
peaux  de  cerfs,  les  autres  sur  des  toiles  de 
coton  ,  ou  sur  du  papier  de  maguej.  Il  est 
très -probable  que,  parmi  les  Américains, 
comme  chez  les  Grecs  et  chez  d'autres  peuples 
de  l'ancien  continent,  l'usage  des  peaux  tan- 
nées et  préparées  a  précédé  celui  du  papier  : 
du  moins  les  Toltèques  paroissent  déjà  avoir 
employé  la  peinture  hiéroglyphique  à  cette 
époque  reculée  à  laquelle  ils  habitoient  des 
provinces  septentrionales  ,  dont  le  climat  est 
contraire  à  la  culture  de  l'agave. 

Chez  les  peuples  du  Mexique  ,  les  figures 
et  les  caractères  symboliques  n'étoient  pas 
tracés  sur  des  feuillets  séparés.  Quelle  que 
fût  la  matière  employée  pour  les  manuscrits, 
il  est  très-rare  qu'ils  fussent  destinés  à  former 
des  rouleaux  ;  presque  toujours  on  les  plioit 

i3* 


196  -VURS  DES  CORDILLÈRES, 

en  zigz.'ig",  d'une  manière  particulière,  à  pea 
près  comme  le  papier  ou  l'eloffe  de  nos  éven- 
tails :  deux  tablettes  d'un  bois  léger  étoient 
collées  aux  extrémités ,  l'une  par  dessus , 
l'autre  par  dessous  ;  de  sorte  qu'avant  de  dé- 
velopper la  peinture  ,  l'ensemble  ofFre  la  plus 
parfaite  ressemblance  avec  nos  livres  reliés. 
11  résulte  de  cet  arrangement,  qu'en  ouvrant 
un  manuscrit  mexicain  comme  on  ouvre  nos 
livres,  on  ne  parvient  à  voir  à  la  fois  que 
la  moitié  des  caractères  ,  ceux  qui  sont  peints 
d'un  même  côté  de  la  peau  ou  du  papier 
de  mag-uey  :  pour  examiner  toutes  les  pages 
(si  toutefois  on  peut  appeler  pages  les  diffé- 
rens  replis  d'une  bande  qui  a  souvent  douze 
à  quinze  mètres  de  longueur)  ,  il  faut  étendre 
le  manuscrit  entier  une  fois  de  gauche  à 
droite ,  et  une  autre  fois  de  droite  à  gauche  : 
sous  ce  rapport,  les  peintures  mexicaines 
offrent  la  plus  grande  conformité  avec  les 
manuscrits  siamois  que  l'on  conserve  à  la  bi- 
bliothèque impériale  de  Paris ,  et  qui  sont 
aussi  plies  en  zigzag. 

Les  volumes  que  les  premiers  missionnaires 
de  la  Nouvelle- Fspagne  appeloient  assez 
improprement  des  livres  mexicains ,  renfer- 


l'T  MONUMENS  DK  L  AMÉRIQUE.  I97 

înoient  des  notions  sur  un  grand  nomlire 
d'objets  très-différens  :  c'étoient  des  annales 
historiques  de  l'empire  mexicain,  des  rituels 
indiquant  le  mois  et  le  jour  auxquels  on  doit 
sacrifier  à  telle  ou  telle  div  inité ,  des  repré- 
sentations cosmogoniques  et  astrologiques  , 
des  pièces  de  procès ,  des  documens  relatifs 
au  cadastre  ou  à  la  division  des  propriétés 
dans  une  commune,  des  listes  de  tributs 
payables  à  telle  ou  telle  époque  de  l'année, 
des  tableaux  généalogiques  d'après  lesquels 
on  régloit  les  héritages  ou  l'ordre  de  suc- 
cession dans  les  familles  ,  des  calendriers 
manifestant  les  intercalations  de  l'année  civile 
et  de  l'année  religieuse  ;  enfin  des  peintures 
qui  rappeloient  les  peines  par  lesquelles  les 
juges  dévoient  punir  les  délits.  Mes  voyages 
dans  différentes  parties  de  l'Amérique  et  de 
l'Europe  m'ont  procuré  l'avantage  d'examiner 
un  plus  grand  nombre  de  manuscrits  mexi- 
cains que  n'ont  pu  le  faire  Zoega ,  Clavigero, 
Gama ,  l'abbé  Hervas ,  l'auteur  ingénieux  des 
Lcttere  americane  j\e  comte  Rinaldo  Carli, 
et  d'autres  savans ,  qui,  après  Boturini,  ont 
écrit  sur  ces  monumens  de  l'ancienne  civi- 
lisation de  l'Amérique.   Dans  la  précieuse 


igS  TUES  DES   CORDILLÈRES, 

collection  conservée  an  palais  dn  vice-roi,  à 
Mexico,  j'ai  vu  des  fragmens  de  peintures 
relatives  à  chacun  des  objets  dont  nous  venons 
de  faire  l'énumération. 

On  doit  être  frappe  de  l'extrême  ressem- 
blance que  l'on  observe  entre  les  manuscrits 
mexicains  conservés  à   Veletri ,  à  Rome  ,  à 
Bologne,  à  Vienne  et  au  Mexique;  au  pre- 
mier abord  on   les   croiroit  copiés   les  uns 
des  autres  :  tous  offrent  une  extrême  incor- 
rection  dans   les  contours  y  un  soin  minu- 
tieux dans  les  détails ,  et  une  grande  vivacité 
dans  les  couleurs  qui  sont  placées  de  manière 
à  produire  les  contrastes  les  plus  tranchans  : 
les  figures  ont  généralement  le  corps  trapu 
comme  celles  des  reliefs  étrusques;  quanta 
la  justesse  du  dessin  ,   elles  sont  au-dessous 
de  tout  ce  que  les  peintures  des  liindoux , 
des  Tibétains,  des  Chinois  et  des  Japonois 
offrent  de  plus  imparfait.  On  distingue  dans 
les  peintures  mexicaines  des  têtes  d'une  gran- 
deur énorme,  un  corps  excessivement  court, 
et  des  pieds  qui ,  par  la  longueur  des  doigts  , 
ressemblent  à  des  griffes  d'oiseau  :  les  têtes 
sont  constamment  dessinées  de  profil ,  quoique 
l'œil  soit  placé  comme  si  la  figure  étoit  vue 


KT   MONUMENS   DE  L  AMÉRIQUE.  199 

de  face.  Tout  ceci  indique  l'enfance  de  l'art; 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  des  peuples 
qui  expriment  leurs  idées  par  des  peintures, 
et  qui  sont  forcés,  par  leur  état  social  _,  de 
faire  un  usage  fréquent  de  l'écriture  liiéro- 
gljpbique  mixte,  attachent  aussi  peu  d'im- 
portance à  peindre  correctement  que  les 
savans  d'Europe  à  employer  une  belle  écri- 
ture dans  leurs  manuscrits. 

On  ne  sauroit  nier  que  les  peuples  mon- 
tagnards du  Mexique  appartiennent  à  une 
race  d  hommes  qui ,  semblable  à  plusieurs 
hordes  tartares  et  mongoles ,  se  plaît  à  imiter 
la  forme  des  objets.  Partout  à  la  Nouvelle- 
Espagne  ,  comme  à  Quito  et  au  Pérou  ,  on 
voit  des  Indiens  qui  savent  peindre  et  sculpter; 
ils  parviennent  à  copier  servilement  tout  ce 
qui  s'offre  à  leur  vue  :  ils  ont  appris,  depuis 
l'arrivée  des  Européens ,  à  donner  de  la  cor- 
rection à  leurs  contours;  mais  rien  n'annonce 
qu'ils  soient  pénétrés  de  ce  sentiment  du 
beau  _,  sans  lequel  la  peinture  et  la  sculpture 
ne  peuvent  s'élever  au-dessus  des  arts  méca- 
niques. Sous  ce  rapport,  et  sous  bien  d'autres 
encore  ,  les  habitans  du  nouveau  monde  res- 
semblent à  tous  les  peuples  de  l'Asie  orientale. 


aOO  \'UES  DES  COr.DII.LÈRliS, 

On  conçoit  d'ailleurs  comment  l'usage  fré-' 
qiient  de  la  peinture  hiéroj^ljphique  mixte 
devoit  contribuer  à  gâter  le  goût  d'une  na- 
tion ,  eii  l'accoutumant  à  l'aspect  des  figures 
les  plus  hideuses,  des  formes  les  plus  éloi- 
gnées de  la  justesse  des  proportions.  Pour 
indicpier  un  roi  qui ,  telle  ou  telle  année , 
a  vaincu  une  nation  voisine,  lEgyptien  ,  dans 
la  perfection  de  son  écriture,  rangeoit  sur  la 
même  ligne  un  petit  nombre  d'iiiérogljphes 
isolés ,  qui  exprimoient  toute  la  série  des 
idées  qu'on  vouloit  rappeler,  et  ces  caractères 
consistoient  en  grande  partie  en  figures  d'ob- 
jets inanimés  :  le  Mexicain ,  au  contraire  ,  pour 
résoudre  le  même  problème ,  étoit  obligé  de 
peindre  un  groupe  de  deux  personnes ,  un 
roi  armé  terrassant  un  guerrier  qui  porte 
les  armes  de  la  ville  conquise.  Or  ,  pour  faci- 
liter l'emploi  de  ces  peintures  historiques , 
on  commença  bientôt  à  ne  peindre  que  ce 
qui  étoit  absolument  indispensable  pour  re- 
connoître  les  objets.  Pourquoi  donner  des 
bras  à  une  figure  représentée  dans  une  alti-. 
tude  dans  laquelle  elle  n'en  fait  aucun  usage? 
De  plus,  les  formes  principales,  celles  par 
lesquelles    on    indiquoit    une    divinité  ,    un 


ET   MONUMEISS   DE  L  AMÉRIQUE.  201 

temple,  un  sacrifice,  dévoient  être  fixées  de 
bonne  heure.  L'intelligence  des  peintures  se- 
roit  devenue  extrêmement  difficile,  si  chaque 
artiste  avoit  pu  varier  à  son  gré  la  représen-. 
tation  des  objets  que  l'on  étoit  obligé  de 
désigner  fréquemment.  Il  suit  de  là  que  la 
civilisation  des  Mexicains  auroit  pu  augmen- 
ter beaucoup,  sans  qu'ils  eussent  été  tentés 
d'abandonner  les  formes  incorrectes  dont  on 
étoit  convenu  depuis  des  siècles.  Un  peuple 
montagnard  et  guerrier  ,  robuste,  mais  d'une 
laideur  extrême ,  d'après  les  principes  de 
beauté  des  Européens,  abruti  par  le  despo- 
tisme, accoutumé  aux  cérémonies  d'un  culte 
sanguinaire,  est  déjà  par  lui-même  peu  dis- 
posé à  s'élever  à  la  culture  des  beaux  arts  : 
l'habitude  de  peindre  au  heu  d'écrire, l'aspect 
journalier  de  tant  de  figures  hideuses  et  dis- 
proportionnées ,  l'obligation  de  conserver  les 
mêmes  formes  sans  jamais  les  altérer;  toutes 
ces  circonstances  dévoient  contribuer  à 
perpétuer  le  mauvais  goût  parmi  les  Mexi- 
cains. 

C'est  en  vain  que  nous  cherchons,  sur  le 
plateau  de  l'Asie  centrale ,  ou  plus  au  nord  et  à 
l'est,  des  peuples  qui  aient  fait  usage  de  celte 


202  VUES  DES  COllDILLÈRCS, 

peinture  hiéroglyphique  que  l'on  observe 
dans  le  pays  d'Anahuac  depuis  la  fin  du  sep- 
tième siècle  :  les  Kamtschadales,  les  Ton- 
gouses,  et  d'autres  tribus  de  la  Sibérie,  décrites 
par  Slrahlenberg,  peignent  des  figures  qui 
rappellent  des  laits  historiques  :  sous  toutes 
les  zones,  comme  nous  l'avons  observé  plus 
haut,  l'on  trouve  des  nations  plus  ou  moins 
adonnées  à  ce  genre  de  peinture;  mais  il  y  a 
bien  loin  d'une  planche  chargée  de  quelques 
caractères,  à  ces  manuscrits  mexicains  qui 
sont  tous  composés  d'après  un  système  uni- 
forme, et  que  l'on  peut  considérer  comme 
les  annales  de  l'empire.  Nous  ignorons  si  ce 
système  de  peinture  hiéroglyphique  a  été 
inventé  dans  le  nouveau  continent,  ou  s'il  est 
dû  à  l'émigration  de  quelque  tribu  tartare  qui 
connoissoit  la  durée  exacte  de  l'année,  et 
dont  la  civilisation  étoit  aussi  ancienne  que 
chez  les  Oighours  du  plateau  de  Turfan.  Si 
l'ancien  continent  ne  nous  présente  aucun 
peuple  qui  ait  fait  de  la  peinture  un  usage 
aussi  étendu  que  les  Mexicains ,  c'est  qu'en 
Europe  et  en  Asie  nous  ne  trouvons  pas  une 
civilisation  également  avancée  sans  la  connois- 
sance  d'un  alphabet  ou  de  certains  caractères 


ET  MONUMEKS   DE    L  AMÉRIQUE.  203 

qui  le  remplacent,  comme  les  chiffres  des 
Chinois  et  des  Coréens. 

Avant  l'introduction  delà  peinture  hiéro- 
glyphique ,  les  peuples  d'Anahuac  se  servoient 
de  ces  namds  et  de  ces  fils  à  plusieurs  couleurs, 
que  les  Péruviens  a])pelient  cjuippus,  et  que 
l'on  retrouve'  non  seulement  chez  les  Cana- 
diens, mais  très-anciennement  aussi  chez  les  ***" 
Chinois.  Le  chevalier  Boturini  a  été  encore 
assez  heureux  pour  se  procurer  de  vrais  quip- 
pus  mexicains  on  ncpohualtzitzin,  trouvés  dans 
le  pays  des  Tlascallèques.  Dans  les  grandes  - 
migrations  des  peuples,  ceux  de  l'Aniériquc 
se  sont  portés  du  nord  au  sud,  comme  les 
Ibériens,  les  Celtes  ellesPelasges  ont  reflué  do 
l'est  à  l'ouest.  Peut-être  que  les  anciens  habi- 
tans  du  Pérou  avoient  jadis  passé  par  le 
plateau  du  Mexique  :  en  effet,  Ulloa  %  fami- 
liarisé avec  le  style  de  l'architecture  péru- 
vienne, avoit  été  frappé  de  la  grande  ressem- 

'  Lafitau,  Mœurs  f]ps  Sauvages,  Tom.I.p.  235, 
5o3.  Histoire  générale  des  Voyages,  Tom.  I,  Liv.  X, 
C.  VIII.  Mahtim,  Histoire  de  la  Chine,  p.  21.  Botu- 
BiKi,  jNueva  Hisloria  de  la  America  septentrional, 
p.  85. 

*  Ulloa,  Noticias  Aniericanas,  p.  4."?, 


2o4  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

Llance  qu'offroient,  dans  la  distribution  des 
portes  et  des  niches,  quelques  anciens  édifices 
de  la  Louisiane  occidentale,  avec  les  tanibos 
construits  par  les  Incas  ;  et  il  ne  paroît  pas 
moins  remarquable  que ,  d'après  les  traditions 
recueillies  à  Lican  ,  l'ancienne  capitale  du 
royaume  de  Quito,  les  quippusétoient  connus 
aux  Puruays  long-temps  avant  que  les  descen- 
dans  de  Manco-Capac  les  eussent  subjugués. 
L'usage  de  l'écriture  et  celui  des  hiéro- 
glyphes ont  fait  oublier  au  Mexique ,  comme 
à  la  Q\\inQ,\es\\œuàs  onXes  nepohualtzitzin. 
Ce  changement  s'est  opéré  vers  l'année  648 
de  notre  ère.  Un  peuple  septentrional,  mais 
très-policé,  les  Toltèques ,  paroît  dans  les  mon- 
tagnes d'Anahuac,  àl'est  du  goHé  deCalifornie  : 
il  se  dit  chassé  d'un  pays  situé  au  nord-ouest  du 
Rio  Gila,  et  appelé  Huehuetlapallan  ;  il  porte 
avec  lui  des  peintures  qui  indiquent,  année 
par  année,  les  événemens  de  sa  migration  ;  il 
prétend  avoir  quitté  celte  patrie,  dont  la 
position  nous  est  totalement  inconnue,  Tan- 
née 544>  ''^  hi  même  époque  à  laquelle  la  ruine 
totale  de  la  dynastie  des  Tsin  avoit  occasionné 
de  grands  mouvemens  parmi  les  peuples  de 
l'Asie  orientale  j  celte  circonstance  est  très- 


ET  MONUMEWS  DE  l'aMÉRIQUE.  2o5 

remarquable  :  de  plus ,  les  noms  que  les  Tol- 
tèques  imposoient  aux  villes  qu'ils  avoient 
fondées,  étoient  ceux  des  villes  du  pays  boréal 
qu'ils  avoient  été  forcés  d'abandonner;  ainsi 
l'on  saura  l'origine  '  des  Toltèques,  des  Ciri- 
mèques,  des  Acolhues  et  des  Aztèques,  de  ces 
quatre  nations  qui  parloient  toutes  la  même 
langue,  et  qui  entrèrent  successivement,  et 
par  le  même  chemin^  ap  Mexique  ,  si  jamais 
on  découvre  dans  le  nord  de  l'Amérique  ou 
de  l'Asie  im  peuple  qui  connoisse  les  noms 
de  Huehuetlapallan ,  d'Aztlan ,  de  Teocol- 
huacan,  d'Amaquemecan,  de  Tehuajo  et  de 
Copalla. 

Jusqu'au  parallèle  de  55  degrés, la  tempé- 
rature de  la  côte  nord -ouest  de  l'Amérique 
est  plus  douce  que  celle  des  côtes  orientales; 
on  pourroit  croire  que  la  civilisation  avoit  fait 
anciennement  des  progrès  sous  ce  climat ,  et 
même  à  des  latitudes  plus  élevées  :  encore 
aujourd'hui  on  observe  que,  sous  les  dj  degrés, 
dans  le  canal  de  Cox  et  dans  la  baie  de 
Norfolk ,  appelée  par  Marchand  le  golfe  de 

'  Clavigero,  Storla  di  Messico,  Tom.  I,  p.  laCj 
Tom.  IV,  p.  29  et  46. 


2oG  VUES  DES  COliUlLLÈRES, 

Tchinkilané;  les  indigènes  ont  un  goût  tlécidé 
pour  les  peintures  liiérogljphicjUes  sur  bois. 
J'ai  examiné    ,  dans  un  autre  endroit,  s'il  est 
probable  que  ces  peuples  industrieux  etd'ua 
caraclëre  généralement  doux  et  affable  sont 
des  colons  mexicains  rérugiés  vers  le  nord, 
après  l'arrivée    des  Espagnols  _,    ou  s'ils    ne 
descendent  pas   plutôt  des    tribus  toltècfues 
ou   aztèques,  qui,    Jors   de    l'irruption    des 
peuples  d'Aztlan  ,  sont  restées  dans  ces  régions 
boréales.  Par  la  réunion  heureuse  de  plusieurs 
circonstances,  l'homme  s'élève  à  une  certaine 
culture,    même   dans  les  climats   les  moins 
favorables  au  développement  des  êtres  orga- 
nisés :  près  du   cercle  polaire ,   en  Islande , 
nous  avons  vu ,  depuis  le  douzième  siècle , 
les  peuples  Scandinaves  cultiver  les  lettres  et 
les  arts  avec  plus  de  succès  que  les  habitans 
du  Danemarck  et  de  la  Prusse. 

Quelques  tribus  toltèques  paroissent  s'être 
mêlées  aux  nations  qui  habitoient  jadis  le  pays 
contenu  entre  la  rive  orientale  du  Mississipi 
et  l'Océan  Atlantique.   Les    Iroquois    et  les 

'  Voyez  mon  Essai  politique,  Vol.  I,  p.  3/2 } 
Vol.  II,  p.  ôoj.  Makchand,  Tom.  ï,  p.  269,  261, 
299,  375. 


ET    MONUMEKS  DE  L  AMÉRIQUE.  207 

Hurons  iliisoient  sur  bois  des  peintures  hiéro- 
glyphiques qui  offrent  des  rapports  frappans  ' 
avec  celles  des  Mexicains  :  ils  indiquoient  le 
nom  des  personnes  qu'ils  vouloient  désig-ner, 
en  employant  le  même  artifice  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut  dans  la  description  d'un 
tableau  généalogique.  Les  indigènes  de  la 
Virginie  avoient  des  peintures  appelées  sag- 
kokok ,  qui  représentoient ,  par  des  caractères 
symboliques,  les  événemens  qui  avoient  eu 
lieu  dans  l'espace  de  soixante  ans  :  c'éloient 
de  grandes  roues  divisées  en  soixante  rayons 
ou  en  autant  de  parties  égales.  Lederer  ^  rap- 
porte avoir  vu,  dans  le  village  indien  de 
Pommacomek,  un  de  ces  cycles  hiérogly- 
phiques, dans  lequel  l'époque  de  l'arrivée 
des  blancs  sur  les  côtes  de  la  V  irginie  étoit 
marquée  par  la  figure  d'un  cygne  vomissant 
du  feu,  pour  indiquer  à  la  lois  la  couleur 
des  Européens ,  leur  arrivée  par  eau ,  et  le  mal 
que  leurs  armes  à  feu  avoient  fait  aux  hommes 
rouges. 

*  Lafitau,  Tom.  II,  p.  43,  225,  4 16.  LaHontan, 
Voyage  clans  l'Amérique  septentrionale,  Toni,  II  , 
p.  193. 

^  Journal  des  Savans^  1681 ,  p.  ^5. 


2o8  VUES    DES   CORDILLÈRES, 

Au  Mexique,  l'usage  des  peintures  et  celui 
du  papier  de  muguey  s'ëtendoient  bien  au 
delà  des  limites  de  l'empire  de  Montezuma, 
jusqu'aux  bords  du  lac  de  Nicaragua  ,  où  les 
Toltèques ,  dans  leurs  migrations  ,  avoient 
porté  leur  langue  et  leurs  arts.  Dans  le 
royaume  de  Guatimala .,  les  habitans  de  Teo- 
cliiapan  conservoient  des  traditions  qui  re- 
montoient  jusqu'à  l'époque  d'un  grand  déluge, 
après  lequel  leurs  ancêtres,  sous  la  conduite 
d'un  chef  appelé  Votait^  étoient  venus  d'un 
pays  situé  vers  le  nord.  Dans  le  village  de 
Teopixca,  il  existoit  encore  au  seizième  siècle 
des  descendans  de  la  famille  de  Votan  ou 
Yodan  (  ces  deux  noms  sont  les  mêmes,  les 
Toltèques  et  les  Aztèques  n'ayant  pas  dans 
leur  langue  les  quatre  consonnes  d,  by  r  et  s). 
Ceux  qui  ont  étudié  l'histoire  des  peuples 
Scandinaves  dans  les  temps  héroïques,  doivent 
être  frappés  de  trouver  au  Mexique  un  nom 
qui  rappelle  celui  de  Vodan  ou  Odin,  qui 
régna  parmi  les  Scythes,  et  dont  la  racC;, 
d'après  l'assertion  très-remarquable  deBeda', 

'  Beda,  Hist,  eccles.,   I.iL.  I^  C.  xv.    Framcisco 
îjuiJfiz  D£  LA  Vega,  Constitutlones synodales,  p.  74. 


ET  M0NUMEK5  DL  L  AMÉRIQUE.  200 

tï  a  donné  des  rois  à  un  grand  nombre  de 
peuples.  « 

S'd  étoit  vrai,  comme  plusieurs savans l'ont 
supposé,  que  ces  mêmes  Tolteques ,  qu'une 
peste,  jointe  à  une  grande  sécheresse,  avoit 
chassés  du  plateau  d'Anahuac  vers  le  milieu 
du  onzième  siècle  de  notre  ère,  ont  reparu 
dans  l'Amérique  méridionale  comme  fonda- 
teurs de  l'empire  des  Incas,  comment  les 
Péruviens  n'auroient-ils  pas  abandonné  leurs 
cjuippus  pour  adopter  l'écriture  hiéroglj- 
phique  des  Tolteques?  Presque  à  la  même 
époque,  au  commencement  du  douzième 
siècle,  un  évêque  grœnlandois  avoit  porté, 
non  sur  le  continent  de  l'Amérique,  mais 
à  la  Terre-Neuve  (Vinland  ) ,  des  livres  latins , 
les  mêmes  peut-être  que  les  frères  Zeni  '  y 
trouvèrent  en  1080. 

Nous  ignorons  si  des  tribus  de  race  tol- 
tèque  ont  pénétré  jusque  dans  l'hémisphère 
austral,  non  par  les  Cordillères  de  Quito  et 
du  Pérou  ,  mais  en  suivant  les  plaines  qui  se 
prolongent  à  l'est  des  Andes ,  vers  les  rives 
du  Maranon  :  un  fait  extrêmement  curieux, 

'  Viagglo  de'  fratelli  Zeni  (Veuczia,  1808),  p.  fij. 

14 


210  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

et  dont  j'ai  eu  connoissance  pendant  mon 
séjour  à  Lima,  porteroit  aie  supposer.  Le 
père  Narcisse  Gilbar ,  religieux  franciscain  , 
avantageusement  connu  par  son  courage  et 
par  son  esprit  de  recherche ,  trouva ,  parmi 
les  Indiens  indépendans  Panos,  sur  les  rives 
de  rUcajale ,  un  peu  au  i^ord  de  l'embou- 
chure du  Sarayacu,  des  cahiers  de  peintures 
qui ,  parleur  forme  extérieure,  ressembloient 
parfaitement  à  nos  livres  in-quarto  :  chaque 
feuillet  avoit  trois  décimètres  de  long  sur 
deux  de  large;  la  couverture  de  ces  cahiers 
étoit  formée  de  plusieurs  feuilles  de  palmiers 
collées  ensemble,  et  d'un  parenchyme  très- 
épais  :  des  morceaux  de  toile  de  coton,  d'un 
tissu  assez  fin ,  représentoient  autant  de 
feuillets ,  qui  étoient  réunis  par  des  fils  de 
pite.  Lorsque  le  père  Gilbar  arriva  parmi 
les  Panos,  il  trouva  un  vieillard  assis  au  pied 
d'un  palmier ,  et  entouré  de  plusieurs  jeunes 
gens  auxquels  il  expliquoit  le  contenu  de  ces 
livres.  Les  sauvages  ne  voulurent  d'abord  pas 
souffrir  qu'un  homme  blanc  s'approchât  du 
vieillard  :  ils  firent  savoir  au  missionnaire , 
par  l'intermède  des  Indiens  de  Manoa  ,  les 
seuls  qui  entendoient  la  langue  des  Panos ^ 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  211 

«  que  ces  peintures  contenoient  des  choses 
«  cachées  qu'aucun  étranger  ne  devoit  ap- 
«  prendre.  »  Ce  ne  fut  qu'avec  beaucoup  de 
peine  que  le  père  Gilbar  parvint  à  se  pro- 
curer un  de  ces  cahiers  qu'il  envoya  à  Lima 
pour  le  ùàre  voir  au  père  Cisneros,  savant 
rédacteur  d'un  journal  '  qui  a  été  traduit  en 
Europe.  Plusieurs  pei^onnes  de  ma  connois- 
sance  ont  eu  en  main  ce  Uvre  del'Ucajale, 
dont  toutes  les  pages  étoient  couvertes  de 
peintures  :  on  j  distingua  des  figures  d'hommes 
et  d'animaux,  et  un  grand  nombre  de  carac- 
tères isolés,  que  l'on  crut  hiéroglyphiques ,  et 
qui  étoient  rangés  par  lignes ,  avec  un  ordre 
et  une  symétrie  admirables  :  on  fut  frappé 
surtout  de  la  vivacité  des  couleurs;  mais 
comme  pei^onne  à  Lima  n'avoit  eu  occasion 
de  voir  un  fragment  de  manuscrits  aztèques, 
on  ne  put  juger  de  l'identité  du  style  entre 
des  peintures  trouvées  à  une  distance  de 
huit  cents  lieues  les  unes  des  autres. 

Le  père  Cisneros  voulut  faire  déposer  ce 
livre  au  couvent  des  missions  d'Ocopa  ;  mais, 
soit  que  la  personne  à  laquelle  il  le  confia  le 

'  El  Mercurio  peruano. 

i4* 


212  TUES    DKS   CORDILLÈRES, 

perdit  au  passaj^c  de  la  Cordillère  ,  soit  fju'il 
fût  soustrait  et  envoyé  furtiveineul  en  Europe, 
il  est  certain  qu'il  n'arriva  point  au  lieu  de  sa 
première  deslimition  :  toutes  les  recherches 
faites  pour  retrouver  un  objet  aussi  curieux 
ont  été  inutiles,  et  on  regretta  trop  tard  de 
n'avoir  pas  fait  copier  ces  caractères.  Le  mis- 
sionnaire Narcisse  Gilbar,  avec  lequel  j'ai  été 
lié  d'amitié  pendant  mon  séjour  à  Lima,  m'a 
promis  de  tenter  tous  les  moyens  pour  se  pro- 
curer un  autre  cahier  de  ces  peintures  des 
Panos  :  il  sait  qu'il  en  existe  plusieurs  parmi 
eux ,  et  qu'ils  disent  eux-mêmes  que  ces  livres 
leur  ont  été  transmis  par  leurs  pères.  L'expli- 
cation qu'ils  donnent  de  ces  peintures  paroît 
fondée  sur  une  tradition  antique  qui  se  per- 
pétue dans  quelques  familles.  Les  Indiens  de 
Manoa  que  le  père  Gilbar  chargea  de  faire 
des  recherches  sur  le  sens  de  ces  caractères  , 
crurent  deviner  qu'ils  indiquoient  des  voyages 
et  d'anciennes  guerres  avec  des  hordes  voi- 
sines. 

Les  Panos  différent  aujourd'hui  très  -  peu 
du  reste  des  sauvages  qui  habitent  ces  forets 
humides  et  excessivement  chaudes  :  nus,  vi- 
vant de  bananes  et  du  produit  de  la  pèche , 


ET  M01\'UMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  2i3 

ils  sont  bien  ëloig-nës  de  connoître  la  peinlure> 
et  de  sentir  le  besoin  de  se  communiquer 
leurs  idées  par  des  signes  graphiques.  Comme 
la  plupart  des  tribus  fixées  sur  les  rives  des 
grands  fleuves  de  l'Amérique  méridionale , 
ils  ne  paroissent  pas  très-anciens  dans  le  lieu 
cil  on  les  trouve  maintenant  :  sont-ils  les  foi* 
bles  restes  de  quelque  peuple  civilisé  retombé 
dans  l'abrutissement,  ou  descendent- ils  de 
ces  mêmes  Toltèques  qui  ont  porté  l'usage 
des  peintures  hiéroglyphiques  à  hi  Nouvelle- 
Espagne  ,  et  que,  poussés  par  d'autres  peuples, 
nous  voyons  disparoître  aux  rives  du  lac  de 
Nicaragua  ?  Voilù  des  questions  d'un  grand 
intérêt  pour  l'histoire  de  l'homme;  elles  se 
lient  à  d'autres  dont  l'importance  n'a  pas  été 
suffisamment  sentie  jusqu'ici. 

Des  rochers  granitiques  qui  s'élèvent  dans 
les  savanes  de  la  Guayane,  entre  le  Cassi- 
quiare  et  le  Conorichite  ,  sont  couverts  de 
figures  de  tigres,  de  crocodiles  ,  et  d'autres 
caractères  que  l'on  pourroit  croire  symbo- 
liques. Des  dessins  analogues  se  trouvent 
tracés  cinq  cents  lieues  au  nord  et  à  l'ouest , 
sur  les  rives  de  l'Orénoque  ,  près  de  l'Enca- 
raniada  et  de  Gaicaraj  sur  les  bords  du  Rio 


2l4  VUES  DES  COUDILLÈMES, 

Cauca ,  près  de  Timba ,  entre  Cali  et  Jelima  ; 
enfin,  sur  le  plateau  même  des  Cordillères, 
dans  le  Paramo  de  Guanacas.  Les  peuples 
indig-ènes  de  ces  régions  ne  ronnoissenl  pas 
l'usage  des  outils  métalliques  :  tous  convien- 
nent que  ces  caractères  existoient  déjà  lors- 
que leurs  ancêtres  arrivèrent  dans  ces  contrées. 
Est-ce  à  une  seule  nation  industrieuse,  adonnée 
à  la  sculpture  .  comme  l'éloientles  Toltèques, 
]es  Aztèques  ,  et  tout  le  groupe  de  peuples 
sorti  d'Aztlan  ,  que  sont  dues  ces  traces  d'une 
ancienne  civilisation  ?  En  quelle  région  doit- 
on  placer  le  foyer  de  cette  culture?  Est-ce 
au  nord  du  Rio  Gila  ,  sur  le  plateau  du  Mexi- 
que ,  ou  bien  dans  l'hémisphère  du  sud  ,  dans 
ces  plaines  élevées  de  Tiahuanacu  ,  que  les 
Incas  même  trouvèrent  déjà  couvertes  de 
ruines  d'une  grandeur  imposante,  et  que  l'on 
peut  considérer  comme  le  Himala  et  le  Tibet 
de  l'Amérique  méridionale?  Ces  problèmes 
ne  peuvent  être  résolus  dans  l'état  actuel  de 
nos  connoissatices. 

Nous  venons  d'examiner  les  rapports  qu'of- 
frent les  peintures  mexicaines  avec  les  hiéro- 
glyphes de  l'ancien  monde  ;  nous  avons  tâché 
de  répandre  quelques  lumières  sur  l'origine 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  2i5 

et  les  migrations  des  peuples  qui  ont  introduit 
à  la  Nouvelle -Espagne  l'usage  de  l'écrilure 
symbolique  et  la  fabrication  du  papier  :  il 
nous  reste  à  indiquer  les  manuscrits  (  Codices 
mexicani)  qui,  depuis  le  seizième  siècle  ,  ont 
passé  en  Europe  ,  et  qui  sont  conservés  dans 
les  bibliothèques  publiques  et  particulières. 
On  sera  étonné  de  remarquer  combien  sont 
devenus  rares  ces  monumens  précieux  d'un 
peuple  qui ,  dans  sa  marche  vers  la  civilisa- 
tion ,  paroît  avoir  lutté  contre  les  mêmes 
obstacles  qui  s'opposent  à  l'avancement  des 
arts  chez  toutes  les  nations  du  nord  et  même 
de  l'est  de  l'Asie. 

D'après  les  recherches  que  j'ai  faites,  il 
paroît  qu'il  n'existe  aujourd'hui  en  Europe 
que  six  collections  de  peintures  mexicaines  r 
celles  de  l'Escurial,  de  Bologne,  de  Ve- 
letri,  de  Rome,  de  Vienne  et  de  Berlin.  Le 
savant  jésuite  Fabrega  ,  qui  est  souvent  cité 
dans  les  ouvrages  de  M.  Zoega ,  et  dont  le 
chevalier  Borgia,  neveu  du  cardinal  de  ce 
nom,  a  bien  voulu  me  communiquer  quel- 
ques manuscrits  relatifs  aux  antiquités  az- 
tèques ,  suppose  que  les  archives  de  Simancas 
en  Espagne  renferment  aussi  quelques-unes 


2l6  TUES  DES  CORDILLÈRES, 

de  ces  peintures  hiérog-lypliiques  que  Robert- 
son   (Icsig-ne  si  bien  par  le  niot  de  picture^ 


^vritiiigs. 


Le  recueil  conservé  à  \ E scurlal  a  été 
examiné  par  M.  Waddilove  ',  aumônier  de 
l'ambassade  angloise  à  Madrid  du  temps  de 
la  mission  de  lord  Grantliam  :  il  a  la  forme 
d'un  livre  in-folio ,  ce  qui  pourroit  faire 
soupçonner  qu'il  n'est  qu'une  copie  d'un 
manuscrit  mexicain ,  car  les  orig^inaux  que 
j'ai  examinés  ressemblent  tous  à  des  volumes 
in-quarto.  Les  objets  représentés  paroissent 
prouver  que  le  recueil  de  l'Escurial ,  comme 
ceux  d'Italie  et  de  Vienne,  sont  oji  des 
livres  astrologiques  ou  de  vrais  rituels  ^  qui 
indiquoient  les  cérémonies  religieuses  pres- 
crites pour  tel  ou  tel  jour  du  mois.  Au  bas 
de  chaque  page  se  trouve  une  explication 
en  espagnol ,  qui  a  été  ajoutée  lors  de  la 
conquête. 

Le  recueil  de  Bologne  est  déposé  à  la 
bibliothèque  de  l'Institut  des  sciences  de 
cette  ville  :  on  ioi'nore  son  origine,  mais  on 


o 


'  ^onTuKTZOïii'^HistoryofAmencaj  1802,  Vol.  HT, 

p.  4o3. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  217 

lit,  sur  la  première  page,  que  cette  peinture, 
qui  il  026  centimètres  (  onze  palmi  romani) 
de  longueur,  a  été  cédée,  le  26  décembre 
i665,  par  le  comte  Valerio  Zani  au  mar- 
quis de  Gaspi.  Les  caractères ,  qui  sont  tra- 
cés sur  une  peau  épaisse  et  mal  préparée, 
paroissent  en  grande  partie  avoir  rapport 
à  la  forme  des  constellations  et  à  des  idées 
astrologiques.  Il  existe  une  copie  au  simple 
Irait  de  ce  Codex  Mexicanus  de  Bologne, 
dans  le  musée  du  cardinal  Borgia,  à  Veletri. 

Le  recueil  de  Vienne  ^  c[ui  a  soixante-cinq 
pages  j  est  devenu  célèbre  ,  parce  qu'il  a 
fixé  l'attention  du  docteur  Robertson ,  qui, 
dans  son  ouvrage  classique  sur  l'histoire 
du  nouveau  continent,  en  a  publié  quelques 
pages,  mais  sans  couleurs  et  en  simples  con- 
tours. On  lit,  sur  la  première  page  de  ce 
manuscrit  mexicain ,  »  qu'il  a  été  envoyé 
«  par  le  roi  Emmanuel  de  Portugal  au  pa[)e 
«  Clément  VII,  et  que  depuis  il  a  été  entre 
«  les  mains  des  cardinaux  Hippoljte  de 
u  Médicis  et  Capuanus.  *>  Lambeccius  ' ,  qui 

'  Lambeccii  Commentar.  de  Bibliotheca  Caesar- 
Tindobonensi  ;  éd.  177^;  p.  <>6"6. 


2l8  VUES  DES   CORDILLÈRES, 

a  fait  graver  assez  incorrectement  quelques 
figures  du  Codex  T'indobonensis ,  observe 
que,  le  roi  Emmanuel  étant  mort  deux  ans 
avant  l'élection  du  pape  Clément  YII ,  le  don 
de  ce  manuscrit  n'a  pu  être  fait  à  ce  dernier 
pontife,  mais  bien  à  Léon  X,  auquel  le  roi 
de  Portugal  envoya  une  ambassade  en  i5i5  : 
mais  je  demande  comment  on  pouvoit  avoir 
en  Europe  de  peintures  mexicaines  en  i5i5, 
puisque  Hernandez  de  Gordova  ne  découvrit 
lés  côtes  de  Yucatan  qu'en  i5i7,  et  que  Cortez 
ne  débarqua  à  la  Vera-Cruz  qu'en  1619? 
Est-il  probable  que  les  Espagnols  aient  trouvé 
des  peintures  mexicaines  à  l'île  de  Cuba  , 
quand  les  habitans  de  cette  île,  malgré  la 
proximité  du  cap  Catoche  au  cap  Saint- 
Antoine,  ne  paroissent  pas  avoir  eu  de  com- 
munication avec  les  Mexicains  ?  Il  est  vrai 
que,  dans lanote ajoutée  au  recued  de  Vienne, 
celui-ci  n'est  pas  nommé  Codex  Mexicanus  , 
mais  Codex  Indlœ  Meridionalis  :  cependant 
l'analogie  parfaite  qu'offre  ce  manuscrit  avec 
ceux  conservés  à  A'^eletri  et  à  Rome,  ne  laisse 
aucun  doute  sur  une  origine  commune.  Le 
roi  Emmanuel  est  mort  en  i52i  ;  le  pape  Clé- 
ment VII,  en  i534  :  Urne  paroît  peu  croyable 


ET   MONUMENS  DE   L  AMÉRIQUE.  2ig 

qu'avant  la  première  entrée  des  Espagnols  à 
Ténochtitlan  (le  S  novembre  iSig)^  il  puisse 
y  avoir  eu  un  manuscrit  mexicain  à  Rome. 
Quelle  que  soit  l'époque  à  laquelle  il  est  par- 
venu en  Italie,  il  est  certain  qu'après  avoir 
passé  de  main  en  main  ,  il  fut  offert^  en  1677, 
à  l'empereur  Léopold,  par  le  duc  de  Saxe- 
Eisenacli. 

On  ignore  absolument  ce  qu'est  devenu  le 
recueil  de  peintures  mexicaines  qui  existoit 
encore  à  la  fin  du  dix-septième  siècle  à  Lon- 
dres, et  que  Purchas  a  publié.  Ce  manuscrit 
avoit  été  envoyé  à  l'empereur  Charles-Quint, 
par  le  premier  vice-roi  du  Mexique,  Antonio 
de  Mendoza,  marquis  de  Mondejar  :  le  bâti- 
ment qui  porta  cet  objet  précieux  fut  pris 
par  un  vaisseau  francois,  et  le  recueil  tomba 
entre  les  mains  d'André  Thevet,  géographe 
du  roi  de  France ,  et  qui  avoit  visité  lui-même 
le  nouveau  continent.  Après  la  mort  de  ce 
voyageur,  Hakluyt,  qui  étoit  aumônier  de 
l'ambassade  angloise  à  Paris,  acheta  le  ma- 
nuscrit pour  vingt  couronnes  y  et  de  Paris  il 
passa  à  Londres  ,  où  sir  Walter  Raleigh 
voulut  le  faire  publier.  Les  frais  que  devoit 
causer  la  gravure  des  dessins  retardèrent  cette 


2  20  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

p'.iblicaliou  jusqu'en  162 5  ,  où  Purclias  , 
cédant  aux  vœux  tlu  savant  antiquaire  Spel- 
man  ,  inséra  tout  le  recueil  de  Mendoza  d^ans 
sa  collection  de  voyages".  Ces  mêmes  figures 
ont  été  copiées  par  Thevenot",  dans  sa  Rela- 
tion de  diçers  voyages;  mais  cette  copie, 
comme  l'a  très -bien  observé  l'abbé  Glavi- 
gero^,  fourmille  de  fautes  :  par  exemple,  les 
faits  arrivés  sous  le  règne  du  roi  Ahuizotl  y 
sont  indiqués  sous  le  règne  de  Montezuma. 

Quelques  auteurs  ont  ^  annoncé  que  l'ori- 
ginal du  fameux  recueil  de  Mendoza  étoit 
conservé  à  la  bibliothèque  impériale  de  Paris; 
mais  il  paroît  certain  que,  depuis  un  siècle, 
il  n'y  a  existé  aucun  manuscrit  mexicain. 
Comment  le  recueil  acheté  par  Haklujt,  et 
transporté  en  Angleterre ,  seroit-il  revenu  en 
France  ?  On  ne  connoît  aujourd'hui  point 
d'autres  peintures  mexicaines  à  Paris,  que 
des    copies    contenues    dans   un    manuscrit 

*   Pup.cfiAs,  Pilgrimes,   Tom.  111,  p.  io65. 

=  TarvENoT  (1696),  Tom.  Il,  PI.  iv,  p.  i-85. 

^  Clavigero,   Tom.  I,  p.  23. 

4  WARBtJRTONjEssaissur  les  hiéroglyphes,  Tom.  I, 
p.  i8.  Papillon,  Histoire  de  la  gravure  eu  bois, 
Tom.  I,  p.  364. 


ET    MONUMENS  DE  l'aMÉRTQUE.  221 

'espagnol  qui  provient  de  la  bibliothèque  de 
Sellier,  et  dont  nous  aurons  occasion  de 
parler  dans  la  suite.  Ce  livre,  très  -intéressant 
d'ailleurs ,  est  conservé  dans  la  superbe  collec- 
tion des  manuscrits  de  la  bibliothèque  impé- 
riale :  il  ressemble  au  Codex  aiwnjmus  du 
Vatican,  n.  oySS,  qui  est  l'ouvrage  du  moine 
Pedro  de  los  Rios  '.  Le  père  Kircher  a  fait 
copier  une  partie  des  gravures  de  Purchas  \ 
Le  recueil  de  Mendoza  jette  du  jour  sur 
1  histoire ,  l'état  politique  et  la  vie  privée  des 
Mexicains.  Il  est  divisé  en  trois  sections,  qui, 
comme  les  Skandhas  des  Pouraiias  indiens, 
traitent  d  objets  tout-à-fait  différens  :  la  pre- 
mière section  présente  l'histoire  de  ladvnastie 
aztèque,  depuis  la  fondation  de  Ténochtitlan, 
l'an  i325  de  notre  ère,  jusqu'à  la  mort  de 
Montezuraa  ii ,  proprement  appelé  Monteuc- 
zoma  Xocojotzln ,  en  1620  ;  la  ■  econde  section 
■est  une  liste  des  tributs  que  chaque  province 
et  chaque  bourgade  paient  aux  souverains 
aztèques  ;  la  troisième  et  dernière  section 
peint  la   vie  domestique  et  les  mœurs  des 

'  Yoyez  plus  haut   la  description  de  la  PL  vir, 
*  KiRcuEBi  Œdipus,  Tom  IIIj  p-  32. 


22  2  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

peuples  aztèques.  Le  vire-roi  Mendoza  avoit 
lait  ajouter  à  chaque  page  du  leeueil  une 
explication  en  mexicain  et  en  espagnol,  de 
sorte  que  IVnsenible  forme  un  ouvrage  très- 
intéressant  pour  1  histoire.  Les  figures,  malgré 
l'incorrection  des  contours ,  offrent  plusieurs 
traits  de  mœurs  extrêmement  piquans:  on 
y  voit  l'éducation  des  enfans  depuis  leur 
naissance  jusqu'à  ce  qu'ils  deviennent  mem- 
bres de  la  société ,  soit  comme  agriculteurs 
ou  artisans  ,  soit  comme  guerriers  ,  soit 
comme  prêtres.  La  quantité  de  nourriture 
qui  convient  à  chaque  âge,  le  châtiment  qui 
doit  être  infligé  aux  enfans  des  deux  sexes; 
tout  chez  les  Mexicains  étoit  prescrit  dans  le 
détail  le  plus  minutieux,  non  par  la  loi,  mais 
par  des  usages  antiques  dont  il  n'étoit  pas 
permis  de  s'éloigner.  Enchaînée  par  le  des- 
potisme et  la  barbarie  des  institutions  sociales, 
sans  liberté  dans  les  actions  les  plus  indiffé- 
rentes de  la  vie  domestique,  la  nation  entière 
étoit  élevée  dans  une  triste  uniformité  d'habi- 
tudes et  de  superstitions.  Les  mêmes  causes 
ont  produit  les  mêmes  effets  dans  l'ancienne 
Egypte,  dans  l'Inde,  en  Chine,  au  Mexique 
et  au  Pérou ,  partout  où  les  hommes  ne  pré- 


ET  MOSUMENS   DE   l'aMÉRIQUE.  2  23 

sentoient  que  des  masses  animées  d'une  même 
volonté,  partout  où  les  lois,  la  religion  et  les 
usages  ont  contrarié  le  perfeclionnement  et 
le  bonheur  individuel. 

On  reconnoît  ,  parmi  les  peintures  du 
recueil  de  Mendoza  y  les  cérémonies  qui  se 
faisoient  à  la  naissance  d'un  enfant.  La  sage- 
femme,  en  invoquant  le  dieu  Onieteucdi  et 
la  déesse  Omecihualt  ,  qui  vivent  dans  le 
séjour  des  bienheureux ,  jetoit  de  l'eau  sur 
le  front  et  la  poitrine  du  nouveau-né  :  après 
avoir  prononcé  différentes  prières  ' ,  dans 
lesquelles  l'eau  étoit  considérée  conmie  le 
symbole  de  la  purification  de  Tame ,  la  sage- 
femme  faisoit  approcher  des  eni'ans  qui 
avoient  été  invités  pour  donner  un  nom  au 
nouveau-né.  Dans  quelques  provinces  on 
allumoit  en  même  temps  du  feu,  et  on  faisoit 
semblant  de  passer  l'enfant  par  la  flamme, 
comme  pour  le  purifier  à  la  fois  par  l'eau  et 
le  feu.  Cette  cérémonie  rappelle  des  usages 
dont  l'origine ,  en  Asie,  paroit  se  perdre  dans 
une  haute  antiquité. 

D'autres  planches  du  recueil  de  Mendoza 

'  Clavigero,  Tom.  II,  p.  86. 


224-  VUES   DES    CORDILLERES, 

représenlent  les  châlimens  souvent  barbares 
que  les  parens  doivent  infliger  à  leurs  enians, 
selon  la  gravité  du  délit,  et  selon  l'âge  et  le 
sexe  de  celui  qui  Ta  commis  :  une  mère  expose 
sa  fille  à  la  fumée  du  piment  (  Capsicum 
lacatum)  :  un  père  pique  son  fils  de  huit  ans, 
avec  des  feuilles  de  pite  qui  sont  terminées 
par  de  fortes  épines;  la  peinture  indique  en 
quels  cas  l'enfant  ne  peut  être  piqué  qu'aux 
mains  seules,  et  en  quels  autres  cas  il  est 
permis  aux  parens  d'étendre  cette  opération 
douloureuse  sur  le  corps  entier  :  un  prêtre, 
teopixqui,  châtie  un  novice,  en  lui  jetant  des 
tisons  ardens  sur  la  tête^  parce  qu'il  a  passé 
la  nuit  hors  de  l'enceinte  du  temple  :  un 
autre  prêtre  est  peint  assis,  dans  l'altitude 
d'observer  les  étoiles  pour  indiquer  l'heure 
de  minuit;  on  dislingue,  dans  la  peinture 
mexicaine  ,  riiiérogljphe  de  minuit  placé 
au-dessus  de  la  tête  du  prêtre,  et  une  ligne 
ponctuée  qui  se  dirige  de  l'œil  de  l'obser- 
vateur vers  une  étoile  '  :  on  voit  aussi  avec 
intérêt  les  figures  qui  représentent  des  femmes 
filant  au  fuseau  ou  tissant  en  haute-lice;  un 

'  Tnr.vENOT,  Tom.  Il,  PL  iV;  fig.  49,  5\,55,Qi, 


ET    MOKUMEAS   DE    L  AMERIQUE.  22.) 

orfèvre  qui  souffle  dans  le  charbon  à  travers 
lin  chalumeau;  un  vieillard  de  soixanle-dix 
ans,  auquel  la  loi  permet  de  s'enivrer,  de 
même  qu'à  une  femme  lorsqu'elle  est 
grand'mère;  une  entremetteuse  de  mariage, 
appelée  ciliuatlanqae ,  qui  porte  la  jeune 
vierge  sur  son  dos  à  la  maison  du  fiancé; 
enfin  la  bénédiction  nuptiale,  dont  la  céré- 
monie consistoit  en  ce  que  le  prêtre  ou  teo- 
pixqui  nouoit  ensemble  le  pan  du  manteau 
(tîlmatli)  du  garçon,  avec  le  pan  du  vêtement 
(huepiili)  de  la  jeune  fille.  Le  recueil  de 
Mendoza  ofFre  en  outre  plusieurs  figures  de 
temples  mexicains  (  téocallis  ) ,  dans  lesquelles 
on  distingue  très-bien  le  monument  pyra- 
midal divisé  par  assises,  et  la  petite  chapelle, 
le  viâç ,  à  la  cime:  mais  la  peinture  la  plus 
compliquée  et  la  plus  ingénieuse  de  ce  Codex 
Mexicanus  ,  est  celle  qui  représente  un 
ilatoani  ou  gouverneur  de  province ,  étranglé 
parce  qu'il  s'est  révolté  contre  son  souverain; 
car  le  même  tableau  rappelle  les  délits  du 
gouverneur,  le  châtiment  de  toute  sa  famille, 
et    la  vengeance  exercée  par  ses  vassaux  '. 

'  Thevknot,  fig.  52;  53,  58,  62. 

I.  i5 


226  VUES  DES  COUDILLÈRES  , 

contre   les    messagers    d'état    porteurs    des 
ordres  du  roi  de  Ténochlillan. 

Malgré  l'énorriie  quanlilé  de  pcialiires  qui^ 
rcijardées  comme  des  moriumens  de  l'ido- 
latrie  mexicaine,  ont  été  bridées  au  commen- 
cement de  la  conquête,  par  ordre  desévêques 
et  des  premiers  missionnaires ,  le  chevalier 
Boturini  ^ ,  dont  nous  avons  rappelé  plus  haut 
les  malheurs,  réussit  encore,  vers  le  milieu 
du  dernier  siècle,  à  réunir  près  de  cinq 
cents  de  ces  peintures  hiéroglyphiques.  Cette 
collection ,  la  plus  belle  et  la  plus  riche  de 
toutes  ,  a  été  dispersée  comme  celle  de 
Siguenza ,  dont  quelques  foibles  restes  se 
sont  conservés  ,  jusqu'à  l'expulsion  des 
jésuites,  à  la  bibliothèque  de  Saint-Pierre 
et  de  Saint-Paul,  à  Mexico.  Une  partie  des 
peintures  recueillies  par  Boturini  a  été 
envoyée  en  Europe,  sur  un  vaisseau  espagnol 
qui  fut  pris  par  un  corsaire  anglois.  On  n'a 
jamais  su  si  ces  peintures  sont  parvenues  en 
Angleterre,  ou  si  on  les  a  jetées  à  la  mer 
comme  des  toiles  d'un  tissu  grossier  et  mal 
peintes  :  un  voyageur  très-instruit  m'a  assuré^ 

'  BoTURiwi,  Tableau  général,  p.  1-96. 


ET  MÔNÛMENS  DE   L  AMÉfllQUE.  227 

îi  est  vrai,  que  l'on  montre  à  la  bibliothèque 
d'Oxford  un  Codex  Mexicanus  qui ,  pour  la 
vivacité  des  couleurs,  ressemble  à  celui  de 
Vienne;  mais  le  docteur  Robertson,  dans  la 
dernière  édition  de  son  Histoire  de  l'Amé- 
tique ,  dit  expressément  qu'il  n'existe  en 
Angleterre  aucun  autre  monument  de  l'in- 
dustrie et  de  la  civilisation  mexicaine,  qu'une 
coupe  d'or  de  Montezuma,  appartenant  à 
lord  Archer.  Gomment  ce  recueil  d'Oxford 
seroit-il  resté  inconnu  à  l'illustre  historien 
écossois  ? 

La  majeure  partie  des  manuscrits  de 
Boturini,  celle  qui  lui  fut  confisquée  à  la 
Nouvelle -Espagne,  a  été  déchirée,  pillée, 
dispersée  par  des  personnes  qui  ignoroient 
l'importance  de  ces  objets  :  ce  qui  en  existe 
aujourd'hui,  dans  le  palais  du  vice-roi,  ne 
compose  que  trois  liasses,  chacune  de  sept 
décimètres  en  carré  et  de  cinq  de  hauteur. 
Elles  sont  restées  dans  un  de  ces  apparte- 
mens  humides  du  rez-de-chaussée,  desquels 
le  vice-roi  comte  de  Revillag-iofedo  a  fait 
sortir  les  archives  du  gouvernement,  parce 
que  le  papier  s'y  altéroit  avec  une  rapidité 
effrayante.  On  est  saisi  d'un  sentiment  d'in- 


2  2$  VUES   DES    COUDILLÈIlES  , 

dignalion,  lorsqu'on  voit  l'abandon  exlrcnie 
dans  lequel  on  laisse  ces  restes  précieux  d'une 
collection  qui  a  coulé  tant  de  travail  et  de 
soin,  et  que  l'infortuné  Bolurini,  doué  de 
cet  enthousiasme  qui  est  propre  à  tous  les 
hommes  entreprenans  ,  nonnne  ,  dans  la 
préface  de  son  Essai  historique ,  «  Le  seul 
«  bien  qu'il  possède  aux  Indes,  et  qu'il  ne 
«  voudroit  pas  échanger  contre  tout  l'or  et 
"  l'argent  du  nouveau  monde.  »  Je  n'entre- 
prendrai pas  ici  de  décrire  en  détail  les  pein- 
tures conservées  au  palais  de  la  vice-rojauté; 
j'observerai  seulement  qu'il  en  existe  qui  ont 
plus  de  six  mètres  de  long  sur  deux  de 
large,  et  qui  représentent  les  migrations  des 
Aztèques  depuis  le  Rio  Gila  jusqu'à  la  vallée 
de  Ténochtitlan,  la  fondation  de  plusieurs 
villes,  et  les  guerres  avec  les  nations  voisines. 
La  bibliothèque  de  l'université  de  Mexico 
n'offre  plus  de  peintures  hiéroglyphiques 
originales  :  je  n'j  ai  trouvé  que  quelques 
copies  linéaires,  sans  couleurs,  et  faites  avec 
peu  de  soin.  La  collection  la  plus  riche  et  la 
plus  belle  de  la  capitale  est  aujourd'hui  celle 
de  Don  José  Antonio  Pichardo ,  membre 
de  la  congrégation  de  San  Felipe  Neri.  La 


ET  MO-NUMEXS  DP.  L  AMÉRIQUE.  229 

maison  de  cet  homme  instruit  et  laborieux 
a  été  pour  moi  ce  que  la  maison  de  Siguenza 
étoit  pour  le  voyageur  Gemelli.  Le  père 
Pichardo  a  sacrifié  sa  petite  fortune  à  réunir 
des  peintures  aztèques,  à  faire  copier  toutes 
celles  qu'il  ne  pou  voit  pas  acquérir  lui-même  : 
son  ami  Gama,  auteur  de  plusieurs  mémoires 
astronomiques,  lui  a  légué  tout  ce  qu'il  pos- 
scdoit  de  plus  précieux  en  manuscrits  hiéro- 
glyphiques '.  C'est  ainsi  qu'au  nouveau 
continent,  comme  presque  partout  ailleurs, 
de  simples  particuliers,  et  les  moins  riches, 
savent  réunir  et  conserver  les  objets  qui 
devroient  fixer  l'attention  des  gouvernemens. 
J'ignore  si,  dans  le  royaume  de  Guatimala 
ou  dans  l'intérieur  du  Mexique,  il  y  a  des 
personnes  animées  du  même  zèle  que  l'ont 
été  le  père  Alzate,  Velasquez  et  Gama.  Les 
peintures  hiéroglyphiques  sont  aujourd'hui 
si  rares  à  la  Nouvelle-Espagne ,  que  la  plu- 
part des  personnes  instruites  qui  y  résideut 
n'en  ont  jamais  vu;  et,  parmi  les  restes  de  la 
collection  de  Boturini,  il  n'y  a  pas  un  seul 

*  Voyez    mon  Essai    politique  sur    la    Nouvelle- 
Espagne,  Vol.  II,  p.  26  de  l'édiliou  in-S.* 


25o  VUES  DBS    CORDILLÈRES, 

manuscrit  qui  soit  anssi  beau  que  les  Codices 
Mexicani  de  Yt  Ictii  et  de  Rome.  Je  ne  doute 
cependant  pas  que  beaucoup  d'objets  Irës- 
importans  pour  l'élude  de  l'histoire  ne  se 
trouvent  encore  entre  les  mains  des  Indiens 
qui  habitent  la  province  de  Mechuacan  , 
les  intendances  de  Mexico,  de  Pucbla  et 
d'Oaxaca  ,  la  péninsule  de  Yucatan  et  le 
royaume  de  Guatimala.  Ce  sont  là  les  contrées 
où  les  peuples  sortis  d'Azllan  étoient  parve- 
nus à  une  certaine  civilisation;  et  un  voya- 
geur c[ui  ,  sachant  les  langues  aztèque , 
tarasque  et  maya ,  sauroit  gagner  la  con- 
fiance des  indigènes ,  réuniroit  encore  au- 
jourd'hui, trois  siècles  après  la  conquête, 
et  cent  ans  ?près  le  voyage  du  chevalier  Botu- 
rini,  un  nombre  considérable  de  peintures 
historiques  mexicaines. 

Le  Codex  Mexicanus  du  musée  Borgia  , 
à  Velelri,  est  le  plus  beau  de  tous  les  manus- 
crits aztèques  que  j'ai  examinés.  Nous  aurons 
occasion  d'en  parler  dans  un  autre  endroit, 
en  donnant  l'explication  de  la  quinzième 
Planche. 

Le  recueil  conservé  à hi  bibliothèque  royale 
de    Berlin,    renferme    différentes   peintures, 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRTQUE.  23i 

aztèques  dont  j'ai  fait  l'acquisition  pondant 
mon  séjour  à  la  Nouvelle-Espagne.  La  dou- 
zième Planche  offre  deux  fragmens  de  ce 
recueil  :  il  contient  des  listes  de  tributs,  des 
généalogies,  l'histoire  des  migratfons  des 
Mexicains,  et  un  calendrier  fait  au  commen- 
cement de  la  conquête  ,  dans  lequel  les  hié- 
roglyphes simples  des  jours  se  trouvent 
réunis  à  des  figures  de  saints,  peintes  en  style 
aztèque. 

La  bibliothèque  du  Vatican  à /?07?ie  possède, 
dans  la  coUeclion  précieuse  de  ses  manus- 
crits, deux  Codices  Mexicani ,  sous  les  numé- 
ros ojoS  et  3776  du  catalogue.  Ces  recueils, 
de  même  que  le  manuscrit  de  Veletri,  sont 
restés  inconnus  au  docteur  Robertson,  lors- 
qu'il a  fait  l'énumération  des  peintures 
mexicaines  conservées  dans  les  différentes 
bibliothèques  de  l'Europe.  Mercatus  ' ,  dans 
sa  description  des  obélisques  de  Rome ,  rap- 
porte que,  vers  la  fin  du  seizième  siècle,  il 
existoit  au  Vatican  deux  recueils  de  peintures 
originales  :  on  peut  croire  qu'un  de  ces 
recueils  est  entièrement  perdu  ,  à  moins  que 

'  Mercatus,  degli  Obelischi  di  Roma,  C  u,  p.  gS. 


2J2  VUES   DES    COriDILLÈ RKS  ," 

ce  ne  soit  celui  que  l'on  montre  à  la  biblio- 
thcque  de  l'institut  de  Bologne  ;  l'autre  a 
été  retrouvé  en  1785  parle  jésuite  Fabrega, 
après  quinze  années  de  recherches. 

Le  Codex  J^aticanus  i\.^ô'jjÇ> ,  dont  Acosta 
et  Kircher  ont  déjà  fait  mention  '  ^  a  7*", 87 
ou  trente-un  palmes  et  demi  de  long ,  et  o™,  19 
ou  7  pouces  en  carré  :  ses  quarante-huit 
replis  forment  quatre-vingt-seize  pages  ou 
autant  de  divisions  tracées  des  deux  côtés  de 
plusieurs  peaux  de  cerfs  collées  ensemble  1 
chaque  page  est  subdivisée  en  deux  cases  ; 
mais  tout  le  manuscrit  ne  renferme  que  cent 
soixante-seize  de  ces  cases ,  parce  que  les 
premières  huit  pages  contiennent  les  hiéro- 
glyphes simples  des  jours ,  rangés  en  séries 
parallèles  et  rapprochées  les  unes  des  autres» 
La  treizième  Planche  de  l'Atlas  pittoresque 
présente  la  copie  exacte  d'un  de  ces  replis 
ou  d'une  page  du  Codex  Vaticanus  :  cojnme 
toutes  les  pages  se  ressemblent,  cpiant  à  l'ar- 
rangement général ,  cette  copie  suffit  pour 
faire  connaître  le  Livre  entier. 

Le  bord  de  chaque  repli  est  divisé  en  vingt- 

'  ZoEGA,  De  orig.  Obeliscor. ,  p.  5.3 1. 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉKIQUE.  233 

six  petites  cases  qui  contiennent  les  hiéro- 
glyphes simples  des  jours  :  ces  hiéroglyphes 
sont  au  nombre  de  vingt,  qui  forment  des 
séries  périodiques.  Comme  les  petits  cycles 
sont  de  treize  jours ,  il  en  résulte  que  la  série 
des  hiéroglyphes  passe  d'un  cycle  à  l'autre. 
Tout  le  Codex  Valicanus  contient  cent 
soixante-seize  de  ces  petits  cycles,  ou  deux 
mille  deux  cent  quatre-vingt-dix  jours.  Nous 
n'entrerons  ici  dans  aucun  détail  sur  ces  sub- 
divisions du  temps,  nous  proposant  de  donner 
plus  bas  l'explication  du  calendrier  mexicain  , 
l'un  des  plus  compliqués  ,  mais  aussi  l'un  des 
plus  ingénieux  que  présente  l'histoire  de  l'as- 
tronomie. Chaque  page  offre,  dans  les  deux 
subdivisions  dont  nous  avons  déjà  parlé,  deux 
grou])es  de  figures  mythologiques.  On  se  per- 
droit  dans  de  vaines  conjectures,  si  l'on  vou- 
loit  interpréter  ces  allégories,  les  manuscrits 
de  Rome,  de  Veletri,  deBologne  et  de  Vienne 
étant  dépourvus  de  ces  notes  explicatives  que 
le  vice-roi  Mendoza  avoit  fait  ajouter  au 
manuscrit  publié  par  Purchas.  Il  seroit  à  dé- 
sirer que  quelque  gouvernement  voulût  faire 
publier  à  ses  frais  ces  restes  de  l'ancienne 
civilisation  américaine  :  c'est  par  la  compa- 


2.14  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

raison  de  plusieurs  monumens,  qu'on  par- 
viendroil  à  deviner  le  sens  de  ces  allég-ories , 
en  partie  astronomiques ,  en  partie  mystiques. 
Si  de  toutes  les  antiquités  g-recques  et  ro- 
maines il  ne  nous  étoit  resté  que  quelques 
pierres  gravées  ou  des  monnoies  isolées,  les 
allusions  les  plus  simples  auroient  échappé  à 
la  sagacité  des  antiquaires.  Que  de  jour  Tétude 
des  bas  reliefs  n'a-t-clle  pas  répandu  sur  celle 
des  monnoies  ! 

Zoega,  Fabrega,  et  d'autres  savans  qui  se 
sont  occupés  en  Italie  des  manuscrits  mexi- 
cains, regardent  le  Codex  F aticaiiiis ^  de 
même  que  celui  de  Veletri,  comme  des  tona- 
lamatls  ou  almanachs  riluels  j  c'est-à-dire  , 
comme  des  livres  qui  indiquoient  au  peuple, 
pour  un  espace  de  plusieurs  années ,  les  divi- 
nités qui  présidoient  aux  petits  cycles  de 
treize  jours,  et  qui  gouvernoient  pendant  ce 
temps  la  destinée  des  hommes ,  les  céré- 
monies religieuses  qu'on  devoit  pratiquer,  et 
surtout  les  offrandes  qui  dévoient  être  portées 
aux  idoles. 

La  treizième  Planche  de  mon  Atlas,  qui 
est  la  copie  de  la  quatre-vingt-seizième  page 
du  Codex  VaticaniLS  j  représente  à  gauche 


ET   MONUMENS  DE  l'amÉRTQUE.  20.1 

une  adoration  :  la  divinilc  a  un  casque  dont 
les  ornemens  sonl  très-reniarcpables;  elle  est 
assise  sur  un  petit  banc  appelé  îcpalli,  devant 
un  temple  dont  on  n'a  figuré  que  la  cime  ou 
la  petite  chapelle  placée  au  haut  de  la  pyra- 
mide. L'adoration  consisloit ,  au  Mexique 
comme  en  Orient,  dans  la  cérémonie  de 
toucher  le  sol  de  sa  main  droite,  et  de  porter 
cette  main  à  la  bouche.  Dans  le  dessin  n.*^  i, 
l'hommage  est  rendu  par  une  génuflexion  :  la 
pose  de  la  figure  qui  se  prosterne  devant  le 
temple  se  retrouve  dans  plusieurs  peintures 
des  Hindoux. 

Le   groupe  n.*^   ii   représente   la  célèbre 

femme  au  serpent  y   Cihuacoliuall j  appelée 

aussi   Quilazlli  ou   Tonacacihua,  femme  de 

noire  chair  :  elle  est  la  campagne  de  Tona- 

cateuctli.  Les  Mexicains  la  regardoient  comme 

la  mère  du  genre  humain  ;  et, après  le  dieu  du 

paradis  céleste  y  Ometeuclli,  elle  occupoit  le 

premier  rang  parmi  les  divinités  d'Anahuac  : 

on  la  voit  toujours  représentée  en  rapport 

avec  un  grand  serpent.    D'autres  peintures 

nous  offrent  une  couleuvre  panachée,  mise 

en  pièces  par  le  Grand  Esprit  Tezcadipoca , 

ou  parle  Soleil  personnifié,  le  dieu  Tonatiuh. 


2ÔG  VUES  DES  CORDILLÈUES, 

Ces  allégories  rnppellent  d'antiques  Iradilions 
de  l'Asie.  On  croil  voir,  dans  la  femme  au 
serpent  des  Aztèques ,  l'Eve  des  peuples  sémi- 
tiques; dans  la  couleuvre  mise  en  pièces,  le 
ffimeux  serpent  Kalija  ou  Kalinaga ,  vaincu 
par  Vishnu  ,  lorsqu'il  a  pris  la  l'orme  de 
Krisclma.  Le  Tonaliuh  des  Mexicains  paroît 
aussi  être  identique  avec  le  Krischna  des 
Hindoux,  chanté  dans  le  Bhagavata  Pourâna , 
et  avec  le  Milliras  des  Perses.  Les  plus  an- 
ciennes traditions  des  peuples  remontent  à 
un  état  de  choses  où  la  terre,  couverte  de 
marais ,  étoit  habitée  par  des  couleuvres  et 
d'autres  animaux  à  taille  gigantesque  :  l'astre 
bienfaisant,  en  desséchant  le  sol,  délivra  la 
terre  de  ces  monstres  aquatiques. 

Derrière  le  serpent,  qui  paroît  parler  à  la 
déesse  Cihuacohuatl ,  se  trouvent  deux  figures 
nues  ;  elles  sont  de  couleur  dilFérente  ,  et 
paroissent  dans  l'attitude  de  se  battre.  On 
pourroit  croire  que  les  deux  vases  que  l'on 
observe  au  bas  de  la  peinture  ,  et  dont  l'un 
est  renversé,  font  allusion  à  la  cause  de  cette 
rixe.  La  femme  au  serpent  étoit  regardée  au 
Mexique  comme  mère  de  deux  en  fan  s  ju- 
meaux :  ces  figures  nues  sont  peut-être  les 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  20J 

enfans  de  Cihuacohuatl  ;  elles  rappellent  le 
Caïn  et  l'Abel  des  traditions  hébraïques.  Je 
doute  d'ailleurs  que  la  diflérence  de  couleur 
que  l'on  remarque  entre  les  deux  figures 
indique  une  différence  de  race  ,  comme  dans 
les  peintures  égyptiennes  trouvées  dans  les 
tombeaux  des  rois  à  Thèbes ,  et  dans  les  or- 
nemens  moulés  en  terre  et  appliqués  sur  les 
caisses  des  momies  de  Sakharali  '.  En  étu- 
diant avec  soin  les  hiéroglyphes  historiques 
des  Mexicains,  on  croit  reconnoître  que  les 
têtes  et  les  mains  des  figures  sont  peintes 
comme  au  hasard,  tantôt  en  jaune  ,  tantôt  en 
bleu  ,  tantôt  en  rouge. 

La  cosmogonie  des  Mexicains,  leurs  tra- 
ditions  sur  la  mère  des  hommes ,  déchue  de 
son  premier  état  de  bonheur  et  d'inno- 
cence; l'idée  d'une  grande  inondation,  dans 
laquelle  une  seule  famille  s'est  échappée  sur 
un  radeau  ;  l'histoire  d'un  édifice  pyramidal 
élevé  par  l'orgueil  des  hommes  et  détruit  par 
la  colère  des  dieux;  les  cérémonies  d'ablu- 
tion pratiquées  à  la  naissance  des  enfans  ;  ces 
idoles  faites  avec  la  farine  de  maïs  pétrie ,  et 

'  DïKONj  Voyage  ea  Egypte^  p.  agS-SiJ. 


25s  VUKS  DES  CORDILLÈHES, 

distribuées  en  parcelles  au  peuple  rassemblé 
dans  i'cneciiife  des  temples  ;  ces  déclarations 
dépêchés  laites  par  les  pénilens;  ces  asso- 
ciations religieuses  ressemblant  à  nos  convens 
d'iiommes  et  de  femmes;  cette  croyance  uni- 
versellement répandue  que  des  hommes  blancs 
à  longue  barbe,  et  d'une  grande  sainteté  de 
mœurs,  avoient  chan<(é  le  système  religieux 
et  politique  des  peuples  :  toutes  ces  circons- 
tances avoient  lait  croire  aux  religieux  qui 
accompagnoient  l'armée  des  Epagnols  ,  lors 
de  la  conquête  ,  qu'a  une  époque  très-reculée 
le  christianisme  avoit  été  prêché  dans  le  nou- 
veau continent. Des savans mexicains'  crurent 
reconnoître  l'apûtre  saint  Thomas  dans  ce 
personnage  mystérieux,  j]^rand  -  prêtre  de 
Tula  ,  que  les  Cholulains  connoissoient 
sous  le  nom  de  QiœtznlcoatL  II  n'est  pas 
douteux  que  le  nestorianisme  ,  mêlé  aux 
doomes  des  Bouddhistes  et  des  Chamans', 
ne  se  soit  répandu,  par  la  Tartarie  des  Mant- 
choux,  dans  le  nord-est  de  l'Asie  :  on  pourroit 

'  SiGUENZA,  Opéra  ined.  Eguiara,  Bibl.  mexi- 
cana ,  p.  78. 

"  Langlès,  Rituel  des  Tartares-Mantclious,  p.  9 
et  \\.   Çiv.o^Qi  Alphah,  tibetanum ,  p.  298. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMERIQUE.        .    2ÔC) 

donc  supposer,  avec  quelque  apparence  de 
raison  ,  que  des  idées  chrétiennes  ont  été  com- 
muniquées ,  par  la  même  voie  ,  aux  peuples 
mexicains,  surtout  aux  habitans  de  cette  ré- 
gion boréale  de  laquelle  sortirent  les  Tol- 
tèques,  et  que  nous  devons  considérer  comme 
Yof/icina  viroi^um  du  nouveau  monde. 

Cette  supposition  seroit  même  plus  admis- 
sible que  l'hypothèse  d'après  laquelle  les  tradi- 
tions antiques  des  Hébreux  et  des  Chrétiens 
auroient  passé  en  Amérique  par  les  colonies 
Scandinaves^  formées  depuis  le  onzième  siècle 
sur  les  côtes  de  Grœnland ,  au  Labrador , 
et  peut-être  même  dans  l'île  de  Terre-Neuve. 
Ces  colons  européens  visitèrent  sans  doute 
une  partie  du  continent,  qu'ils  appelèrent 
Drogeoj  ils  connurent  des  pays  qui  étoient 
situés  au  sud-ouest,  et  habités  par  des  peuples 
anthropophages  réunis  dans  des  villes  popu- 
leuses :  mais,  sans  examiner  ici  si  ces  villes 
étoient  celles  des  provinces  d'Ichiaca  et  de 
Confachiqui,  visitées  par  Hernando  de  Soto, 
le  conquérant  de  la  Floride ,  il  suffît  d'ob- 
server que  les  cérémonies  reHgieuses  ,  les 
dogmes  et  les  traditions  qui  ont  frappé  l'ima- 


2 /,0  VUES  DES  COnniLLEUES, 

ginalion  des  premiers  missionnaires  espagnols, 
se  tronvoient  indubilablement  au  Mexique 
depuis  l'arrivée  des  Tollèques ,  et  par  con- 
séquent trois  ou  quatre  siècles  avant  les 
navigations  des  Scandinaves  aux  côtes  orien- 
tales du  nouveau  continent. 

Les  religieux  qui,  à  la  suile  de  l'armée  de 
Gortez  et  de  Pizarro,  ont  pénétré  au  Mexique 
et  au  Pérou,  ont  été  naturellement  enclins  à 
exagérer  les  analogies  qu'ils  croyoïentrecon- 
noître  entre  la  cosmogonie  des  Aztèques  et 
les  dogmes  de  la  religion  chrétienne.  Imbus 
des  traditions  hébraïques,  entendant  impar- 
faitement les  langues  du  pays  et  le  sens  des 
peintures  hiéroglyphiques,  ils  rapportèrent 
tout  au  système  qu'ils  s'étoient  formé  ;  sem- 
blables aux  Romains,  qui  ne  voyoient  chez 
les  Germains  et  les  Gaulois  que  leur  culte  et 
leurs  divinités.  En  employant  une  saine  cri- 
tique, on  ne  trouve  chez  les  Américains  rien 
qui  rende  nécessaire  la  supposition  que  les 
peuples  asiatiques  ont  reflué  dans  ce  nouveau 
continent  après  l'établissement  de  la  religion 
chrétienne.  Je  suis  bien  éloigné  de  nier  la 
possibihté   de    ces    communications  *■  posté- 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  2^1 

rieures  :  je  n'ignore  pas  '  que  les  Tchoutskis 
traversent  annuellement  le  détroit  de  Bering- 
pour  faire  la  guerre  aux  babitans  de  la  côte 
nord-ouest  de  l'Aniérique  ;  mais  je  crois  pou- 
voir affirmer,  d'après  les  connoissances  que 
nous  avons  acquises ,  depuis  la  fin  du  dernier 
siècle,  sur  les  livres  sacrés  des  Hindoux^ 
que,  pour  expliquer  ces  analogies  de  tradi- 
tions dont  parlent  tous  les  premiers  mission- 
naires, ou  n'a  pas  besoin  de  recourir  à  l'Asie 
occidentale,  babitée  par  des  peuples  de  race 
sémitique,  ces  mêmes  traditions,  d'une  baute 
et  vénérable  antiquité,  se  retrouvant  el  parmi 
les  sectateurs  de  Bralima  et  parmi  les  Chamans 
du  plateau  oriental  de  la  Tartarie. 

Nous  reviendrons  sur  cet  objet  intéressant, 
soit  en  parlant  des  Pastoux/,  peuple  améri- 
cain qui  ne  se  nourrissoit  que  de  végétaux, 
et  qui  avoit  en  borreur  ceux  qui  mangeoient 
de  la  viande;  soit  en  exposant  le  dogme  de 
la  métempsycose  répandu  parmi  les  Tlas- 
caltèques.    Nous    examinerons  la    tradition 

'  Voyez  mon  Essai  politique  sur  la  Nouvelle- 
Espagne,    V"ol.  II ,  p.  5o2  de  fédition  in-S". 

^  Garcilasso,  Comentarios  reaies,  Tom.  I,  p.  274. 
I.  16 


24.2  TUES  DES  CORDILLÈRES  , 

mexicaine  des  quatre  soleils  ou  des  quatre 
deslruclions  du  monde,  ainsi  que  les  traces 
du  trimurti  ou  de  la  trinitc  des  Hindoux, 
trouvées  dans  le  cul  le  des  Péruviens.  Malgré 
ces  rapports  frappans  entre  les  peuples  du 
nouveau  continent  et  les  tribus  tartares  qui 
ont  adopté  la  religion  de  Bouddah ,  je  crois 
reconnoître ,  dans  la  mythologie  des  Améri- 
cains, dans  le  style  de  leurs  peintures,  dans 
leurs  lang-ues,  et  surtout  dans  leur  confor- 
mation  extérieure ,  les  descendans  d'une  race 
d'hommes  qui,  séparée  de  bonne  heure  du 
reste  de  l'espèce  humaine,  a  suivi,  pendant 
une  longue  série  de  siècles,  une  roule  parti- 
culière dans  le  développement  de  ses  facultés 
intellectuelles  et  dans  sa  tendance  vers  la  civi- 
lisation. 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  2Ùfi 


PLANCHE    XIV. 

Costumes  dessinés  par  des  peintres 
mexicains  du  temps  de  Montezuma. 

Ces  neuf  fis-ures  sont  tirées  du  Codex  ano- 
nyinus  n/'  ojSS,  qui  est  conservé  parmi  les 
manuscrits  du  Vatican  ,  et  que  nous  avons  eu 
occasion  de  citer  plusieurs  fois  :  ce  sont  de 
copies  de  peintures  faites  par  des  peintres 
mexicains  lors  du  premier  séjour  de  Cortez 
à  Ténochtitlan.  Le  père  Rios,  en  copiant  les 
dessins,  paroît  avoir  été  plusattenlif  au  détail 
des  costumes  qu'à  l'imitation  fidèle  des  con- 
tours des  figures.  En  comparant  les  peintures 
de  la  Planche  xiv  avec  celles  que  renferment 
les  manuscrits  originaux  qui  sont  parvenus 
jusqu'à  nous,  on  voit  que  les  figures  copiées 
par  le  moine  espagnol  sont  un  peu  trop  allon- 
gées :  ces  altérations  de  forme  se  retrouvent 
partout  où  les  artistes  n'ont  pas  suffisamment 
senti  combien  il  est  inqoortant  de  conserver 
le  style  qui  caractérise  les  productions  de  l'art 
chez  des  peuples  plus  ou  moins  éloignés  de 

i6* 


244  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

la  civilisation.  Quelle  différence  dans  la  jus- 
tesse des  contours ,  entre  les  hicrogljphes 
publiés  par  Norden  et  ceux  qu'on  trouve  dans 
l'ouvrage  de  Zoega  sur  les  obélisques ,  ou  dans 
la  description  des  nionumens  de  l'Eg-jpte, 
dont  l'institut  du  Caire  vient  d'enrichir  les 
sciences  î 

N."  i-v.  Quatre  guerriers  mexicains^:  les 
trois  premiers  portent  le  vêtement  appelé  ich- 
caUucyilU,  sorte  de  cuirasse  de  coton  quiavoit 
plus  de  trois  centimètres  d'épaisseur,  et  qui 
couvroil  le  corps  depuis  le  col  jusqu'à  la  cein- 
ture. Les  soldats  de  Cortez  adoptèrent  celte 
armure,  qu'ils  désignèrent  sous  le  nom  dW- 
caupll,  dans  lequel  on  reconnoît  à  peine  un 
mot  de  la  langue  aztèque.  \J u  hcalmepilli 
résistoit  parfaitement  aux  flèches  :  il  ne  laut 
cependant  pas  le  confondre  avec  les  coites  de 
mailles  d'or  et  de  cuivre  que  portoient  les 
généraux  ,  appelés  seii^ueurs  des  tiigles  et  des 
tiqres ,  Qnaiiliîin  et  Oocelo,  à  cause  de  leurs 
armures  en  forme  de  masques.  Les  boucliers, 
chinudli ,  n^ietii,  sont  d'une  forme  très- 
différente  de  ceux  figurés  par  Purchas  et 
Lorenzana'.  L'écusson  n."  ii  a  un  appendice 

'  PuKCHAS,  Filgrimes,  Tom.  III,  p.  1080  ,  Cg.  LM^ 


ET    MONUMENS    DE   l'amÉRIOUE.  245 

r.n  toile  et  en  plume,   qui  servoit  à  amortir 
le  coup  des  dards  :  sa  forme  rappelle  les  bou- 
cliers que  l'on  trouve  représentés  sur  plusieurs 
vases  de  la  Grande -Grèce.    La  massue  que 
porte  le  guerrier  n."  m  étoit  creuse,  et  con- 
tenoit  des  pierres  qui  étoient  lancées  avec 
beaucoup  de  force,  comme  si  elles  partoient 
d'une  fronde.  La  figure  n.*"  iv  représente  un 
de  ces  soldats  intrépides  qui  alloient  presque 
nus  au  combat ,  le  corps  enveloppé  dans  un 
filet  à  grandes  mailles ,  qu'ils  jetoient  sur  la 
tète  de  l'ennemi,  comme  les  retiarii  romsâns 
dans  la  lutte  avec  les  gladiateurs  mirmillons. 
Le  n.o  V  est  un  simple  soldat  qui  ne  porte  qu'un 
manteau  de  toile  et  une  bandelette  de  peau 
très-étroite,  maoctlatl,  autour  de  la  ceinture. 
La  figure  n.^  vi  représente,  comme  l'in- 
dique expressément  le  Codex  Katicanus  ^  le 
malheureux  Montezuma  ii,  en  habit  de  cour, 
tel  qu'il  se  présentoit  dans  l'intérieur  de  son 
palais.  Sa  robe,   tlachqiiaulijo,  est  garnie  de 
perles  ;  il  a  les  cheveux  réunis  au  sommet  de  la 
télé,  et  liés  avec  un  ruban  rouge,  distinction 

p.  1099,  fig.  G;  PI.  IV,  fig.  F.  LoREKZANA  ,  Historia 
<le  Nueva  Espaïui ,  p.  177,  lam.  2,  8  et  9.  Adornos 
juilitares. 


2^6  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

militaire  des  princes  et  des  capitaines  les  plus 
vaillans  :  son  col  est  orné  d'un  collier  de 
pierres  fines  (  cozcapetlatl)  ;  mais  il  ne  porte 
ni  les  bracelets  {malemccntl) ,  ni  les  bottines 
(cozehuatl) ,  ni  les  boucles  d'oreille  (jia- 
cochtli)  y  ni  l'anneau  garni  d'émeraudes  ,  sus- 
pendu à  la  lèvre  inférieure,  qui  apparlenoient 
au  grand  costume  de  l'empereur.  L'auteur  du 
Codex  anonjmus  dit  c[ue  «  le  souverain  est 
«  figuré  ayant  dans  une  main  des  fleurs,  et 
«  dans  l'autre  un  jonc  au  bout  duquel  est  fixé 
«  un  cylindre  de  résine  odoriférante.  »  Le 
vase  que  tient  l'empereur  dans  sa  main  gauche, 
a  quelque  ressemblance  avec  celui  que  l'on 
voit  dans  la  main  de  l'Indien  ivre  figuré  dans 
le  Recueil  de  Mendoza  '.  Les  peintres  mexi- 
cains représentoient  généralement  les  rois  et 
les  grands  seigneurs  pieds  nus,  pour  indiquer 
qu'ils  n'étoient  pas  faits  pour  se  servir  de  leurs 
jambes,  et  qu'ils  dévoient  constamment  être 
portés  dans  un  palanquin  ,  sur  les  épaules  de 
leurs  domestiques  ^ 

N.°  VII.  Un  habitant  de  la  Tzapoteca ,  pro- 

'    PUBCIIAS,    p.   1117,    fig.  F. 

^   Codex  anon.,   \\.  ô']'5?> ,    fol.  ^o. 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  2^7 

vince   qui  comprenoit  la  partie  sud -est  de 
l'intendance  d'Oaxaca. 

N.°  Aiii  et  IX.  Deux  femmes  de  la  Fluas- 
teca  :  le  costume  de  la  dernière  figure  est 
indubitablement  indien  ;  mais  celui  du  n."  viii 
ressemble  beaucoup  au  vêtement  européen. 
Est-ce  une  femme  du  pays  à  laquelle  les 
soldats  de  Gortez  ont  donné  un  fichu  et  un 
rosaire?  Je  ne  déciderai  pas  cette  question; 
mais  j'observe  que  le  mouchoir  Iriangalaire  se 
retrouve  dans  plusieurs  peintures  mexicaines 
faites  avant  l'arrivée  des  Espagnols,  et  que  le 
prétendu  rosaire,  qui  n'est  pas  terminé  par 
une  croix,  pourroit  bien  être  un  de  ces  cha- 
pelets qui  ont  existé,  depuis  la  plus  haute 
antiquité  ,  dans  toute  l'Asie  orientale ,  au 
Canada,  au  Mexique  et  au  Pérou. 

Quoique  le  père  Rios,  comme  nous  l'avons 
observé  plus  haut ,  paroisse  avoir  allongé 
un  peu  les  figures,  les  extrémités,  la  forme 
des  yeux,  et  celle  des  lèvres,  dont  la  supérieure 
dépasse  constamment  la  lèvre  inférieure, 
prouvent  qu'il  a  copié  fidèlement. 


248  VUES   DES    CORDILLÈRES, 


PLANCHE   XV. 

Hiéroglyphes   aztèques  du  manuscrit 
de  Feletri. 

De  tous  les  manuscrits  mexicains  conservés 
en  Italie  ,  le  Codex  Borgianus  de  Veletri  est 
le  plus  grand  et  le  plus  remarquable  à  cause 
de  l'éclat  et  de  l'extrême  variété  des  couleurs  : 
il  a  quarante-quatre  à  quarante-cinq  palmi 
(près  de  onze  mètres)  de  long",  et  trente- 
huit  replis  ou  soixante-seize  pages.  C'est  un 
almanach  rituel  et  astrologique  ,  qui ,  par  la 
distribution  des  hiéroglyphes  sim])les  des 
jours  ,  et  par  celle  des  groupes  de  figures 
mythologiques ,  ressemble  entièrement  au 
Codex  Vaticanus ,  dont  une  page  a  été  re- 
présentée sur  la  treizième  Planche. 

Le  manuscrit  de  Veletri  paroît  avoir  ap- 
partenu à  la  famille  Giustiniani:  on  ignore  par 
quel  malheureux  hasard  il  étoit  tombé  entre 
les  mains  des  domestiques  de  cette  maison , 
cpii,  ignorant  le  prix  que  pouvoit  avoir  un 
recueil  de  fi^çures  monstrueuses ,  l'abandon- 


ET  MONUMEINS    DE    t/aMÉRIQUE.  2/19 

nèrent  à  leurs  enfans.  C'est  à  ces  derniers  que 
l'arracha  un  amateur  éclairé  des  antiquités , 
le  cardinal  Borgia,  lorsqu'on  avoit  déjà  tenté 
de  brûler  quelques  pages  ou  replis  de  la  peau 
de  cerf  sur  laquelle  les  peintures  sont  tracées. 
Rien  n'indique  l'antiquité  de  ce  manuscrit, 
qui  peut-être  n'est  qu'une  copie  aztèque  d'un 
livre  plus  ancien  :  la  grande  fraîcheur  des  cou- 
leurs pourroit  faire  soupçonner  que  le  Codex 
Borgianus ,  de  même  que  celui  du  Vatican  , 
ne  remonte  pas  au  delà  du  quatorze  ou  du 
quinzième  siècle. 

On  ne  peut  fixer  les  yeux  sur  ces  pein- 
tures ,  sans  ciu'il  se  présente  à  l'esprit  une 
foule  de  questions  intéressantes.  Existoit-il  à 
Mexico,  du  vivant  de  Cortez,  des  peintures 
hiéroglyphiques  faites  du  temps  de  la  dynastie 
toltèque  ,  et  par  conséquent  au  septième 
siècle  de  notre  ère  ?  N'avoit-on  plus  à  cette 
époque  que  des  copies  du  fameux  lù're  divin, 
appelé  leoamoxtU,  rédigé  à  Tula,  l'an  6Go, 
par  l'astrologue  Huematzin  y  et  dans  lequel 
on  trouvoit  1  histoire  du  ciel  et  de  la  terre, 
la  cosmogonie ,  la  description  des  constel- 
lations, la  division  du  temps,  les  migrations 
des  peuples,  la  mythologie  et  la  morale  ?  Ce 


35o  TUES   DES    CORDILLÈRES, 

Pourâna  mexicain  ,  le  tcoanioxlll ,  dont  le 
souvenir  s'est  conservé,  à  travers  tant  de 
siècles,  dans  les  traditions  aztèques,  fut-il  un 
de  ceux  que  le  fanatisme  des  moines  fit  brûler 
dans  le  Yucatan,  et  dont  le  père  Acosta,  plus 
instruit  et  plus  éclairé  que  ses  contemporains, 
déplora  la  perte  ?  Est-il  certain  que  les  Tol- 
tèques  ,  ce  peuple  laborieux  et  entrepre- 
nant qui  offre  plusieurs  traits  de  ressemblance 
avec  les  TcLouds  '  ou  anciens  habitans  de  la 
Sibérie,  ont  les  premiers  introduit  la  peinture? 
ou  bien  les  Cnitlaltèques  et  les  Olmèques,  qui 
habitoient  le  plateau  d'Analiuac  avant  l'irrup- 
tion des  peuples  d'Azllan ,  et  auxquels  le 
savant  Siguenza  attribue  la  construction  des 
pyramides  de  Téotiliuacan  ,  auroient-ils  déjà 
consigné  leurs  annales  et  leur  mythologie 
dans  des  recueils  de  peintures  hiérogly- 
phiques ?  Nous  n'avons  pas  assez  de  données 
pour  répondre  à  ces  questions  importantes  ; 
car  les  ténèbres  qui  enveloppent  l'origine 
des  peuples  mongols  et  tartares  paroissent 
s'étendre  sur  toute  l'histoire  du  nouveau 
continent. 

'    Voyages    de    Pallas    (  tiadiiction  de   Paris  ) , 
Tom.  IV,  p.  282. 


ET  M0NITME>'S   DE    L  AMÉRIQUE.  201 

Le  Codex  Borgianiis;  a  élé  commenté  par 
le  jésuite  Fabrega ,  originaire  du  Mexique. 
Pendant  mon  dernier  séjour  en  Italie , 
en  i8o5,  le  chevalier  Borgia,  neveu  du  car- 
dinal de  ce  nom ,  eut  la  bonté  de  faire  venir 
le  manuscrit  mexicain  avec  son  commentaire, 
de  Veletri  à  Rome,  .le  les  ai  examinés  soi- 
gneusement: les  explications  du  père  Fabrega 
m'ont  paru  souvent  arbitraires  et  trës-liasar- 
dées.  J'ai  fait  graver  une  partie  des  figures 
qui  ont  le  pins  fixé  ma  curiosité  ;  j'ai  ajouté 
à  chaque  groupe,  représenté  sur  la  quinzième 
Planche,  la  citation  du  Codex  Borgianus  et 
celle  du  manuscrit  italien  qui  doit  lui  servir 
de  commentaire. 

N."  1.  Un  animal  inconnu  ,  orné  d'un  col- 
lier et  d'une  espèce  de  harnois ,  mais  percé 
de  dards  :  Fabrega  le  nomme  lapin  couronné ^ 
lapin  sacré.  On  trouve  cette  figure  dans  plu- 
sieurs rituels  des  anciens  Mexicains.  D'après 
les  traditions  qui  se  sont  conservées  jusqu'à 
nos  jours,  c'est  un  symbole  de  l'innocence 
souffrante  :  sous  ce  rapport,  cette  représen- 
tation allégorique  rappelle  l'agneau  des  Hé- 
breux ,  ou  l'idée  mystique  d'un  sacrifice 
expiatoire  destiné  à  calmer  la  colère  de  la 


252  VUES  DKS  CORDILLÈnKS, 

divinité.  Les  dénis  incisives,  la  forme  de  la 
tt'le  et  de  la  queue,  paroissent  indiquer  que 
le  peintre  a  voulu  représenter  un  animal  de 
la  famille  des  rongeurs  :  quoique  les  pieds  à 
deux  sabots,  munis  d'un  ergot  qui  ne  touche 
pas  la  terre,  le  rapprochent  des  ruminans,  je 
doute  que  ce  soit  un  cavia  ou  lièvre  mexicain  : 
seroit-ce  quelque  mammifère  inconnu  qui 
habite  au  nord  du  Rio  Gila  ,  dans  l'intérieur 
des  terres  ,  vers  la  partie  nord-ouest  de 
l'Amérique  ? 

Ce  même  animal ,  mais  avec  une  queue 
beaucoup  plus  longue,  me  paroît  figurer  une 
seconde  fois  dans  le  Codex  Borgianus,  à  la  cin- 
quante-troisième feuille  :  le  n*^  ii  de  ma  Planche 
XV  en  offre  la  copie.  M.  Fabrega  prend  cette 
figure,  qui  est  chargée  des  vingt  hiéroglyphes 
des  jours ,  pour  un  cerf  (  mazatl);  le  père  Rios 
affirme  que  c'est  un  jeu  astrologique  des  mé- 
decins, une  peinture  qui  enseigne  que  celui 
qui  est  né  tel  ou  tel  jour  aura  mal  aux  yeux,  à 
l'estomac  ou  aux  oreilles  :  on  voit  en  effet  que 
les  vingt  hiéroglyphes  simples  des  jours  sont 
distribués  aux  différentes  parties  du  corps. 

Le  signe  du  jour  qui  commencoit  la  petite 
période  de  treize  jours,  ou  la  denii-lunaisoo. 


ET  MONUMEiVS  DE  l'aMÉRIQUE.  253 

ctoit  regardé  comme  dominant  pour  toute 
cette  époque;  de  sorte  qu'un  homme,  né  le 
jour  dont  l'hiéroglyphe  étoit  un  aigle  ,  avoit 
tout  à  craindre  ou  tout  à  espérer  chaque  fois 
que  l'aigle  présidoit  la  semaine  de  treize  jours. 
M.  Zoeg-a  ^  paroît  adopter  l'explication  de 
Rios  ;  il  trouve  un  rapport  frappant  entre 
cette  fiction  et  les  idées  ïdtroniatliéniatiaues 
des  Egyptiens.  Eu  jetant  les  jeux  sur  nos  al- 
manachs,  on  voit  que  ces  idées  absurdes  se 
sont  conservées  jusqu'à  nos  jours,  parce  qu'il 
est  souvent  moins  profitable  d'instruire  le 
peuple  i:\ue  d'abuser  de  sa  crédulité.  J'ai 
trouvé  cette  même  (Igure  alh'gorique  ,  qui 
appartient  à  la  médecine  astrologique  ,  dans 
le  C.>dex  Borgianus ,  fol.  17  (  Mss.  n.»  Ç>Q) , 
et  dans  le  Codex  anonjmus  du  Vatican , 
fol.  54. 

N.°iii,v,  VT,  VIT.  Un  enfant  nouveau-né 
est  représenté  quatre  fois  :  les  cheveux  qui 
s'élèvent  comme  deux  cornes,  au  sommet  de 
la  tète,  indiquent  que  c'e^t  une  fille.  L'enfant 
est  allaité  ;  on  lui  coupe  le  cordon  ombilical; 
on  le  présente  à  la  divinité .;  on  lui  touche  les 

*  ZoEGA,  p.  523  et  53 1. 


25/|.  TUFS   DES   CORDTLLÈKES, 

yeux  connue  signe  de  bénédiction.  Fabrcga 
préleud  (jue  les  figures  assises,  n."  v  cl  vir , 
lepiésenlent  deux  prêtres;  il  croît  recon- 
noîlre  ,  au  casque  de  la  figure  n."  vu  ,  le 
grand-prèlre  du  dieu  Tonacaleuctli. 

N.*^  IV.  La  représen talion  d'un  sacrifice 
humain  :  un  prêtre,  dont  la  figure  est  presque 
jiiéconnoissable  sous  un  travestissement  mons- 
trueux, arrache  le  cœur  à  la  victime;  sa  main 
gauche  est  armée  d'une  massue;  le  corps  nu 
de  la  victime  est  peint  ;  on  y  remarque  des 
taches,  par  lesquelles  on  a  voulu  imiter  celles 
de  la  robe  du  jaguar  ou  du  tigre  américain  : 
à  gauche  se  trouve  un  autre  prêtre  (  topiltzin  ) , 
qui  verse,  sur  l'image  du  soleil  placée  dans 
la  niche  d'un  temple,  le  sang  du  cœur  arra- 
ché. Je  n'aurois  point  fait  graver  celte  scène 
hideuse,  si  le  travestissement  du  sacrilîcateur 
ne  présentoit,  avec  le  Ganesa  des  Hindoux, 
certains  rapports  remarquables  et  qui  ne 
paroissent  point  accidentels.  Les  Mexicains 
se  servoient  de  casques  qui  imitoient  la  forme 
de  la  tête  d'un  serpent  _,  d'un  crocodile  ou 
d\m  jaguar.  On  croit  reconnoître,  dans  le 
masque  du  sacrificateur,  la  trompe  d'un  élé- 
phant ou   de  quelque  pachyderme  qui  s'en 


I.T  MOWUMEWS  DE  l'amÉRIQUE.  2^5 

rapproche  par  la  configuration  de  la  lète, 
mais  dont  la  mâchoire  supérieure  est  garnie 
de  dents  incisives.  Le  groin  du  tapir  se  pro- 
longe sans  doute  un  peu  plus  que  le  museau 
de  nos  cochons  ;  mais  il  y  a  bien  loin  de  ce 
groin  du  tapir  à  la  trompe  figurée  dans  le 
Codex  Borgianus.  Les  peuples  d'Aztlan  , 
originaires  d'Asie,  avoient-ils  conservé  quel- 
ques notions  vagues  sur  les  éléphans^  ou  ,  ce 
C]ui  me  paroît  bien  moins  probable,  leurs 
traditions  remontoient-elles  jusqu'à  l'époque 
où  l'Amérique  étoit  encore  peuplée  de  ces 
animaux  gigantesques  ,  dont  les  squelettes 
pétrifiés  se  trouvent  enfouis  dans  des  terrains 
marneux ,  sur  le  dos  même  des  Cordillères 
mexicaines  ?  Peut-être  aussi  exisle-t-il ,  dans 
la  partie  nord-ouest  du  nouveau  continent , 
dans  des  contrées  qui  n'ont  été  visitées  ni  par 
Hearne ,  ni  par  Mackensie  ,  ni  par  Lew  is , 
un  pachyderme  inconnu,  qui ,  par  la  confi- 
guration de  sa  trompe  ,  tient  le  milieu  entre 
l'éléphant  et  le  tapir. 

Les  hiéroglyphes  des  jours  ,  qui  entourent 
le  groupe  figuré  sur  la  quarante-neuvième 
page  du  Recueil  de  Veletri ,  indiquent  clai- 
rement que  ce  sacrifice  se  faisoit  à  la  fin  de 


256  VUES    DES   CORDILLÈRES, 

l'année,  après  les  nemontemi  ou  jours  coni- 
plénienlaires.  Le  lemple  du  soleil  rappelle  le 
culte  d'un  peuple  doux  et  humain,  celui  des 
Péruviens.  Ce  cuUe,  dans  lequel  on  ne  porle 
d'autres  offrandes  à  la  divinité  que  des  fleurs, 
de  l'encens  et  les  prémices  des  moissons ,  a 
existé  indubitablement  au  Mexique  jusqu'au 
commencement  du  qualorzième  siècle.  Un 
savant  '  ,  qui  a  fait  des  rapprochemens  heu- 
reux entre  les  idées  mythologiques  des  dif- 
férens  peuples,  a  hasardé  l'hypothèse  que  les 
A^wis.  sectes  de  l'Inde  ,  les  adorateurs  de 
Vichnou  et  ceux  de  Sîva,  se  sont  répandues 
en  Amérique,,  et  que  le  culte  péruvien  est 
celui  de  Vichnou ,  lorsqu'il  paroît  sous  la 
figure  de  Krichna  ou  du  soleil ,  tandis  que  le 
culte  sanguinaire  des  Mexicains  est  analogue 
à  celui  de  Sîva,  lorsqu'il  prend  le  caractère 
de  Jupiter  Stygien.  L'épouse  de  Siva  ,  la 
noire  déesse  Câli  ou  Bliavàni  ^  ,  symbole 
de  la  mort  et  de  la  destruction  ,  porte  ,  dans 
les  statues  et  les  peintures   indiennes,    uo 

'  Frédébic  Léopold  Comte  de  Stolberg  ,  Geschiclite 
«,'er  Religion  Jcsu  Christi,  B.  I  ,  p.  426, 

-  Recherches  asiatiques,  Tom.  I,  p.  2o3  et2g3. 


ET  :^ONUMENS  DE  l'aMÉRIOUE.  2^)J 

K;ollier  de  crânes  d'hommes  :  les  Vedas  ordon- 
nent qu'on  lui  fasse  des  sacrifices  humains. 
L'ancien  culte  de  Gàli ,  donl  l'horrible  cruauté 
a  été  mitigée  par  la  reforme  de  Bouddha , 
ofFre  sans  doute  de  grandes  ressemblances 
avec  le  culte  de  Micllancihuatl,  la  déesse  de 
i'enfer  ,  et  avec  celui  de  plusieuis  autres  divi- 
nités mexicaines  :  mais,  en  étudiant  l'histoire 
<les  peuples  d'Anahuac ,  on  est  tenté  de  regar- 
tler  ces  ressemblances  comme  purement  ac- 
cidentelles. On  n'est  pas  en  droit  de  supposer 
<les  communications  partout  où  l'on  trouve, 
chez  des  peuples  à  demi  barbares,  le  culte 
du  soleil ,  ou  l'usaire  de  sacrifier  des  victimes 
humaines;  et  cet  usage,  loin  d'avoir  été  ap- 
porté de  l'Asie  orientale,  pourroit  bien  avoir 
pris  naissance  dans  la  vallée  même  du  Mexique. 
L'histoire  nous  apprend  en  effet  que,  lorsque 
les  Espagnols  arrivèrent  à  Ténochtitlan ,  ce 
culte  sanguinaire,  qui  rappelle  ceux  de  Câli, 
de  Moloch  et  de  l'Esus  des  Gaulois,  n'existoit 
que  depuis  deux  cents  ans. 

Les  nations  qui,  depuis  le  septième  jus- 
qu'au douzième  siècle,  Ont  inondé  successi- 
vement le  Mexique  (  les  Toltèques ,  les  Chi- 
chimèques,  les  Nahuatlaques ,  les  Acolhues, 
ï.  17 


2^8  VUES  DES    CORDILLÈRES, 

les  Thiscaltèques   et   les   Aztèques  )  ,    for- 
moient   un  seul  groupe,  uni  par  l'anylooie 
des  langues  et  des  mœurs,  à  peu  près  comme 
les  Allemands,  les  Norwégiens ,  les  Gollis  et 
les  Danois,  qui  se  confondent  tous  dans  une 
seule  race  ,  celle  des  peuples  germaniques.  11 
est  probable ,   comme  nous  l'avons  indiqué 
plus  haut ,  que  d'autres  nations ,  les  Otomiles , 
les  Olmèques ,  les  Guitlatèques ,  les  Zacalèques 
et  les  Tarasques,   aient  paru  avant  les  ïol- 
tèques  dans  la  région  équinoxiale  de  la  Nou- 
velle-Espagne. Partout  où  les  peuples  se  sont 
avancés  dans  une  jnême  direction  ,   la  posi- 
tion du  site  dans  lequel  on  les  trouve  désigne 
en  quelque  sorte  l'ordre  chronologique  de 
leurs  migrations.  Peut-on  douter  qu'en  Eu- 
rope les  peuples   les  plus   occidentaux,  les 
Ibériens  et  les  Cantabres ,  ne  fussent  arrivés 
avant  les  nations  les   plus  rapprochées   de 
l'Asie  ,  avant  les  Thraces,  les  Illjriens  et  les 
Pelasu'es  ? 

Or  ,  quelle  que  soit  l'ancienneté  relative 
des  différentes  races  d'hommes  fixés  dans  les 
montagnes  du  Mexique  ,  qui  sont  le  Caucase 
américain,  il  paroît  certain  qu'aucun  de  ces 
peuples  ,    depuis    les    Olmèques    jusqu'aux 


ET  MONUMENS  DE    L  AMÉRIQUE.  2^9 

Aztèques  ,  ne  connoissoit  depuis  long-  temps 
l'usage  barbare  de  sacrifier  des  victimes  hu- 
maines. La  divinité  principale  des  Tollèques 
s'appelolt  TlaloctcuctU  :  c'éloit  à  la  fois  le  dieu 
de  l'eau  ,  des  nionlacrnes  et  des  orag-es.  Aux 
jeux  de  ce  peuple  montagnard ,  c'est  Sur  les 
hautes  cimes ,  toujours  enveloppées  de  nuages, 
que  se  prépare  mystérieusement  le  tonnerre: 
c'est  là  qu'il  place  le  séjour  du  Grand  Esprit 
Téotl,  de  cet  être  invisible  appelé  Ipalne- 
moani  et  Tloque-Nahuaqiie ,  parce  qu'il 
vHexislc  que  par  lui-même,  et  parce  qu'il 
renferme  tout  en  lui  :  c'est  de  celte  région 
presque  inaccessible  que  vient  la  tempête  qui 
détruit  les  cabanes,  et  la  pluie  bienfaisiinle 
qui  vivifie  les  champs.  Les  Toltèques  aA  oient 
érigé,  sur  la  cime  d'une  haute  montagne, 
l'image  de  Tlalocteuctli  :  cette  image  ,  gros- 
sièrement sculptée,  etoit  faite  avec  une  pierre 
blanche  ,  regardée  comme  pierre  divine 
(  teoteti  )  ;  car  ce  peuple  ,  semblable  aux 
Orientaux  ' ,  attachoit  des  idées  su  perstitieuses 
à  la  couleur  de  certaines  pierres.  Tlalocteuctli 
étoit  représenté  la  foudre  en  main,  assis  sur 

'  MiLni  Disserlatioues  selectae,  p.  3og. 

17* 


l6o  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

une  pierre  en  forme  de  cube,  ayant  devant 
lui  un  vase  dans  lequel  on  lui  offroit  du 
caoutchouc  et  des  semailles.  Les  Aztèques 
«uivirent  ce  niènie  culte  jusqu'à  l'année  1017  , 
où  la  o-uerrc  avec  les  luibitans  de  la  ville 
Xochiuulco  leur  fournit  la  yjremière  idée 
d'un  sacrifice  humain.  Les  historiens  mexi- 
cains qui,  immédiatement  après  la  prise  de 
Ténochtillan  ,  ont  écrit  dans  leur  propre  lan- 
gue ,  mais  en  se  servant  de  l'alphabet  espa- 
gnol ,  nous  ont  transmis  les  détails  de  cet 
événement  alfreux. 

Depuis  le  commencement  du  quatorzième 
siècle,  les  Aztèques  vivoient  sous  la  dorai- 
nation  du  roi  de  Golliuacan  :  c'étoient  eux 
qui  avoient  contribué  le  plus  à  la  victoire  que 
ce  roi  avoil  remportée  sur  les  Xochimilques. 
La  guerre  finie,  ils  voulurent  offrir  un  sacri- 
fice à  leur  dieu  principal ,  Huitzilopochlli  ou 
Mexitli,  dont  l'image  en  bois,  placée  dans 
une  chaise  de  roseaux  appelée  siège  de  Dieu  ^ 
Teoicpalli,  et  portée  sur  les  épaules  de  quatre 
prêtres,  les  avoit  précédés  dans  leur  migra- 
tion. Ils  demandèrent  à  leur  maître,  le  roi  de 
Colhuacan ,  de  leur  donner  quelques  objets 
de  prix  pour  rendre  ce  sacrifice  plus  solennel  : 


liT    MONUMENS  DE   l'aMÉUIQUE.  26 1 

le  roi,  si  l'on  ose  nommer  ainsi  le  chef  d'une 
horde  peu  nombreuse,  leur  envoya  un  oiseau 
mort,  enveloppé  dans  une  toile  d'un  tissu  gros- 
sier; pour  ajouter  la  dérision  à  l'insulte,  il 
leur  proposa  d'assister  lui-même  à  la  fête  : 
les  Aztèques  feignirent  d'être  contens  de  cette 
offre  ;  mais  ils  résolurent  en  même  temps  de 
faire  un  sacrifice  qui  inspirât  de  la  terreur  à 
leurs  maîtres.  Après  une  longue  danse  autour 
de  l'idole,  ils  amenèrent  quatre  prisonniers 
xochimilques  ,  qu'ils  avoient  tenus  cachés 
depuis  long-temps  :  ces  malheureux  furent  im- 
molés, avec  les  cérémonies  observées  encore 
lors  de  la  conquête  des  Espagnols,  sur  la 
plate -forme  de  la  grande  pyramide  de  Té- 
nochtitlan,  qui  étoit  dédiée  à  ce  même  dieu 
de  la  guerre ,  Huifzilopochtli.  Les  Golhues 
marquèrent  une  juste  horreur  pour  ce  sacri- 
fice humain ,  le  premier  qui  eût  été  fiiit  dans 
leur  pays  :  craignant  la  férocité  de  leurs 
esclaves,  les  voyant  enorgueillis  du  succès 
obtenu  dans  la  guerre  contre  les  Xochimil- 
ques ,  ils  rendirent  la  liberté  aux  Aztèques , 
en  leur  enjoignant  de  quitter  le  territoire  de 
Golhuacan. 

Le  premier  sacrifice  avoit  eu   des  suites 


262  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

heureuses  pour  le  peuple  opprimé;  bientôt 
la  veugeance  donna  lieu  au  second.  Apres 
la  fondation  de  Ténoclititlan  ,  un  Aztèque 
parcourt  le  rivage  du  lac,  pour  tuer  quelque 
animal  qu'il  puisse  offrir  au  dieu  Mcxilli;  il 
rencontre  un  habitant  de  CoUiuacan  ,  appelé 
Xomimill.  Irrité  contre  ses  anciens  maîtres, 
l'Aztèque  attaque  le  Golhuc  corps  à  corps  : 
Xomimitl  j  vaincu,  est  conduit  à  la  nouvelle 
ville  ;  il  expire  sur  la  pierre  fatale  placée  au 
pied  de  l'idole. 

Les  circonstances   du    troisième   sacrifice 
sont  plus  tragiques  encore.  La  p;iix  s'est  réta- 
blie en  apparence  entre  les  Aztèques  et  les 
habitans  de  Colhuacan;  cependant  les  prêtres 
de  Mexitli  ne    peuvent  contenir  leur  haine 
contre  un  peuple  voisin,  qui  les  a  fait  gémir 
dans  l'esclavao-e  :  ils  méditent  une  veno-eance 
atroce  ;  ils  engagent  le   roi  de  Colhuacan  à 
leur  confier  sa  fille  unique  pour  être  élevée 
dans  le  temple  de  MexilH,  et  pour  j  être, 
après  sa  mort ,  adorée  comme  la  mère  de  ce 
dieu  protecteur  des  Aztèques  ;   ils  ajoutent 
que  c'est  l'idole  même  qui  déclare  sa  volonté 
par  leur  bouche.  Le  roi  crédule  accompagne 
sa  fille;  il  l'introduit  dans  l'enceinte  téné- 


ET  MONUMENS   DE    l'aMÉHIQUE.  263 

Lreuse  du  temple  :  là  ,  les  prêtres  séparent  la 
fille  et  le  père  ;  un  tumulle  se  fait  entendre 
dans   le    sancluaire  ;  le  malheureux    roi  ne 
dislingue  pas  les  géraissemens  de  sa  fille  expi- 
rante ;  on  met  un  encensoir  dans  sa  main  ; 
et,  quelques  momens  après,  on  lui  ordonne 
d'allumer    le   copal.    A  la  pâle  lueur  de  la 
flamme  qui  s'élève,  il  reconnoît  son  enfant 
attaché  à  un  poteau ,  la  poitrine  ensanglantée, 
sans  mouvement  et  sans  vie  :  le  désespoir  le 
prive  de  l'usage  de  ses  sens  pour  le  reste  de 
ses  jours;  il  ne  peut  se  venger,  et  le  Colhues 
n'osent  pas  se  mesurer  avec  un  peuple  qui  se 
fait  craindre  par  de  tels  excès  de  barbarie. 
La  fille  immolée  est  placée  parmi  les  divinités 
aztèques,  sous  le  nom  de  Teteionan^,  mère 
des  dieux  ,  ou  Tocitzin ,  notre  graîuVmère  , 
déesse  qu'il  ne  faut  pas  confondre  ave  Eve , 
ou  \'A  femme  au  serpent  y  appelée  Tonantzin. 
Dans  l'ancien  continent,  partout  où  nous 
trouvons  les  traces  de  sacrifices  humains  , 
leur  origine  se  perd  dans  la  nuit  des  temps. 
L'histoire  des  Mexicains,  au  contraire^  nous 

'  Clavigi:ro,  Tom.  ï,  p.  iGG,  1 68,  172;  Tom.  II, 
p.  22. 


264  VUES   DES   CORDILLÈRES^ 

a  conservé  le  récit  des  événemens  qui  ont 
donné  un  caractère  féroce  et  sanguinaire  au 
culte  d'un  peuple  chez  lequel  on  n'ofFroil 
primitivement  à  la  divinité  que  des  animaux 
ou  les  prémices  des  fruits.  J'ai  cru  devoir 
rapporter  ces  traditions;,  qui  ont  sans  doute 
un  fond  de  vérité  historique:  liées  nilimement 
à  l'élude  des  mœurs  et  du  développement 
moral  de  notre  espèce,  elles  me  paroissent 
plus  intéressantes  que  les  contes  puérils  des 
Hindoux  sur  les  nombreuses  incarnations 
de  leurs  divinités.  Je  ne  déciderai  cependant 
pas  la  question  de  savoir  si  le  sacrifice  des 
quatre  Xochimilques  a  été  elTeclivement  le 
premier  qu'on  ait  offert  au  dieu  Mexitli,  ou  si 
les  Aztèques  n'avoient  pas  conservé  quelque 
ancienne  tradition ,  d'après  laquelle  ils  ima- 
ginoient  que  le  dieu  de  la  guerre  se  plaisoit 
au  sang  des  victimes  humaines.  Mexitli  étoit 
venu  au  monde  un  dard  dans  la  main  droite, 
un  bouclier  dans  la  main  gauche,  et  la  tète 
couverte  d'un  casque  orné  de  plumes  vertes: 
en  naissant,  sa  première  action  avoit  été  de 
luer  ses  sœurs  et  ses  frères.  Peut-être  sous 
d'autres  climats  avoit-on  déjà  rendu  un 
culte  sanguinaire  à  ce  dieu  terrible,  appelé 


ET  MONUMENS   DE  l'amÉRIQUC.  2G5 

aussi  Tetzahuitl,  ou  Vépouvanle j  peut-être 
ce  culte  n'uvoit-il  été  interrompu  que  parce 
que  l'on  manquoit  de  prisonniers,  et  par 
conséquent  de  victimes,  pendant  que  la 
nation  ,  marchant  sous  les  auspices  de 
Mexitli,  avancoit  paisiblement  des  monta- 
gnes de  la  Taraliumara  au  plateau  central 
du  Mexique. 

Les  guerres  continuelles  des  Aztèques , 
depuis  qu'ils  s'étoient  fixés  sur  les  îlots  du 
lac  salé  de  Tezcuco ,  leur  fournissoient  un 
si  grand  nombre  de  victimes  ,  que  des 
sacrifices  humains  furent  offerts  sans  excep- 
tion à  toutes  leurs  divinités^  même  à  Quet- 
zalcoalt'  ,  qui  ,  comme  le  Bouddha  des 
Hindoux,  avoit  prêché  contre  cette  exécrable 
coutume,  et  à  la  déesse  des  moissons,  la 
Cérès  mexicaine,  appelée  Centeotl  ou  Tona- 
cajohua,  celle  qui  nourrit  les  hommes.  Les 
Totonaques  ,  qui  avoient  adopté  toute  la 
mythologie  toltèque  et  aztèque  ,  distin- 
guoient  ,  comme  de  race  différente ,  les 
divinités   qui  exigent  un    culte  sanguinaire, 

'  GoMAKA,  Chronica  gênerai  de  las  latlias  (édition 
de  i553),  Tom.  II,  fol.  \M. 


266  VUi:S  DES  CORDILLÈRES, 

et  la  déesse  tics  cham|is,  (jul  ne  demande 
que  des  ofrrandes  de  ileurs  et  de  fruits,  des 
gerbes  de  maïs  ou  des  oiseaux  qui  se  nour- 
rissent des  grains  de  cette  plante  utile  aux 
hommes.  Une  prophétie  ancienne  finsoit 
espérer  à  ce  peuple  une  réforme  bienfaisante 
dans  les  cérémonies  religieuses:  cette  pro- 
phétie portoit  que  Cenleoll,  qui  est  iden- 
tique avec  la  belle  Cliri  ou  Lakchmi  des 
Hindoux  ,  et  cpie  les  Aztèques,  de  même 
que  les  Areadiens,  désignoient  sous  le  nom 
de  la  Grande  Déesse ,  ou  Déesse  primitive 
(Tzinteoll)  ,  triompheroit  à  la  fin  de  la 
férocité  des  autres  dieux,  et  que  les  sacri- 
fices humains  feroient  place  aux  offrandes 
innocentes  des  prémices  des  moissons.  On 
croit  reconnoitre,  dans  cette  tradition  des 
Totonaques,  une  lu  lie  entre  deux  religions, 
un  conflit  entre  l'ancienne  divinité  toltèque  , 
douce  et  humaine  comme  le  peuple  qui  en 
avoit  introduit  le  culte,  et  les  dieux  féroces 
de  cette  horde  guerrière,  les  Aztècpies,  qui 
ensanglantèrent  les  champs,  les  temples  et 
les  autels. 

En  lisant  les  lettres  de  Gortez  à  l'empe- 
reur Charîes-Quint,  les  mémoires  de  Bernai 


ET  MONUMENS    DE   i/aMÉRTQUE»         2G7 

Diaz,  de  Motolinia  et  d'autres  auleius  espa- 
gnols qui  ont  observé  les  Mexicains  avant 
les  cliangemens  qu'ils  ont  éprouvés  par  leurs 
communications  avec  l'Europe  ,  on  est  étonné 
qu'une  férocité  extrême  dans  les  cérémonies 
reli^^neuses  puisse  se  trouver  chez  un  peuple 
dont  l'état  social  et  politique  rappelle,  sous 
d'autres  rapports,  la  civilisation  des  Chinois 
et  des  Japonois.  Les  Aztèques  ne  se  conten- 
toient  pas  de  teindre  de  sang  leurs  idoles, 
comme  Ibnt  encore  les  Chamans  tartares, 
qui  cependant  ne  sacrifient  aux  Nogats  que 
des  bœufs  et  des  moutons;  ils  dévoroient 
même  une  parlie  du  cadavre  que  les  prêtres 
jetoient  au  bas  de  l'escalier  du  téocalli  après 
en  avoir  arraché  le  cœur.  On  ne  peut  s'oc- 
cuper de  ces  objets  sans  se  demander  si  ces 
coutumes  barbares,  que  l'on  retrouve  aussi 
dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud^  chez  des 
peuples  dont  la  douceur  des  mœurs  nous  a 
été  trop  vantée,  auroient  cessé  d'elles-mêmes; 
si  les  Mexicains  ' ,  sans  avoir  aucune  commu- 
nication avec  les  Espagnols ,  avoient  continué 
à  faire  des  progrès  vers  la  civilisation.  Il  est 

Lanclès,  Rituel  des  Talars-Maiitcboux,  p.  i'8. 


sGS  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

probable  que  celle  réforme  bienfaisanle 
dans  leur  ciille,  ce  Irioniplie  de  la  déesse 
des  moissons  sur  les  dieux  du  carnac^e, 
n'auroit  eu  lieu  que  très-lard. 

Dans  l'Amérique  méridionale,  le  peuple 
le  plus   puissant,  les   Péruviens,   suivoit  le 
cuite  du  soleil.  Les  guerres  les  plus  cruelles 
furent  entreprises  par  les  Incas  pour  intro- 
duire une   religion    douce   et    paisible  ;  les 
sacrifices   humains   cessèrent  partout  où  les 
descendans    de   Manco  -  Capac   apportèrent 
leurs  lois  ,  leurs  divisions  en   castes  ,  leurs 
langues  et  leur  despotisme  monastique.  Dans 
le   pays   d'Anahuac  ,    le    culte    sanguinaire 
d'Huitzilopochtli  devint  dominant  à  mesure 
que  l'empire  mexicain  engloutissoit  tous  les 
états   voisins.  La   grandeur    de    cet  empire 
étoit  fondée  sur  une  coalition  intime  de  la 
classe  des  prêtres  avec  la  noblesse  destinée 
au  métier  des  armes.  Le  grand-prêtre  Teo- 
teuctli  [Seigneur  dwin)  étoit  généralement 
un  prince  du  sang  royal;  aucune  guerre  ne 
pouvoit   être  entreprise  sans  son  aveu.  Les 
prêtres  même  alloient  au  combat",  etétoient 

*  Peintures   hiéi'ogljpliiques  du  recueil  de  Men- 
doza.  Thevi^.not,  Tom.  IV,  fol.  5/. 


ET   MOiNUMEIsS   DE    l'aMÉRIQUE.  2G9 

élevés  aux  premières  dignités  dans  l'armée  : 
leur  influence  devint  par  là  aussi  puissante 
que  celle  des  patriciens  romains,  qui  avoient 
le  droit  exclusii"  des  augures,  et  dans  lesquels 
un  auteur  célèbre  '  a  cru  reconnoître  les 
traces  d'une  institution  politique  des  Hindoux. 
Au  Mexique,  où  le  nombre  et  le  pouvoir 
des  prêtres  [teopixc/uis)  et  des  moines  (t/a- 
7nacazcjucs)  étoit  presque  aussi  grand  qu'il 
l'est  aujourd'hui  au  Tibet  et  au  Japon,  tout 
ce  qui  étoit  l'effet  du  fanatisme  religieux  ne 
pouvoit  éprouver  que  des  cliangemens  infi- 
niment lents.  L'histoire  nous  prouve  que 
l'usa^^e  barbare  des  sacrifices  humains  s'est 
même  conservé  long-temps  parmi  les  peuples 
les  plus  avancés  en  civilisation.  Les  peintures 
trouvées  dans  les  tombeaux  des  rois  à  Thèbes , 
ne  laissent  aucun  doute  que  ces  sacrifices  ne 
fussent  en  usage  parmi  les  Egyptiens^.  Nous 
avons  déjà  observé  plus  haut,  qu'ancienne- 
ment dans  l'Inde ,  la  déesse  Câli  demandoit 
des  victimes  humaines,  comme  Saturne  en 

'  ScHLEGEL,  Weisheit  der  Indier,   s.  190. 

*  Voyage    de   Deno:*,  p.  298,  PI.  cxxiv,   n.°   3. 
Décade  Égyptienne,  Tora.  lU,  p.  xio 


270  VUES    DES    CORDILLÈr.ES 

exigeoil  à  Cnrtliage.  A  liome,  après  la  ba- 
taille de  Cannes  ,  un  (jaulois  el,  une  Gau- 
loise Fnrcni  cnlerrôs  vivans  ,  et  l'empereur 
ChauK-  se  vit  obligé  de  détendre,  par  une 
loi  expresse,  de  sacriHer  des  hommes  dans 
l'empire  romain  '.  Mais  il  J  a  plus  encore: 
ne  voyons-nous  pas ,  dans  les  lenips  moins 
reculés  ,  les  eifets  barbares  de  l'intolérance 
reli<rieuse,  au  milieu  d'une  ««rande  civilisation 
de  l'espèce  humaine,  à  l'époque  d'un  adou- 
cissement g-énéral  de  caractèie  et  de  mœurs? 
Quelle  que  soit  la  différence  que  présentent 
les  peuples  dans  les  progrès  de  leur  culture, 
le  fanatisme  et  l'intérêt  conservent  leur  pou- 
voir funeste.  La  postérité  aura  de  la  peine  à 
concevoir  que  ,  dans  l'Europe  policée,  sous 
l'inllence  d'une  religion  qui ,  par  la  nature 
de  ses  principes ,  favorise  la  liberté  et  pro- 
clame les  droits  sacrés  de  l'humanité,  il 
existe  des  lois  qui  sanctionnent  l'esclavag-e 
des  noirs  ,  qui  permettent  au  colon  d'arra- 

'  SuETON.  C.  XXV  (etl  Wolf.,  Vol.  I,  p.  48). 
Plin.  Hisl.  Nat.,  Lib.  XXXI,  C.  i;  Lib.  VIII, 
C.  XXII.  Tertuixian.  A])ologet.  adversus  fientes , 
C.  IX  (éd.  Palmer,  i684;,  p.  4i).  Lactant.  Div. 
lus  Ut.,    Lib.  I,  C.  XXI. 


KT  MONUME.NS  DE  L  AMÉRIQUE.  27  l 

cher  l'enfant  des  bras  de  sa  mère  pour  le 
vendre  dans  une  terre  lointaine.  Ces  considé- 
rations nous  prouvent,  et  ce  résultat  n'est  pas 
consolant,  que  des  nations  entières  peu^ent 
avancer  rapidement  vers  la  civilisation,  sans 
que  les  institutions  politiques  et  les  iormes 
de  leur  culte  perdent  entièrement  leur  an- 
cienne barbarie. 

Le  n.o  VIII  indique  la  cérémonie  d'allumer 
le  nouveau  feu ,  lors  de  la  procession  qui 
se  faisoit  tous  les  cinquante -deux  ans  au 
sommet  d'une  montagne  ,  près  Iztapalapan. 

C'est  à  la  fin  de  chaque  cycle  que  se  fai- 
soit l'intercalalion,  tantôt  de  douze,  tantôt 
de  treize  jours.  Le  peuple  s'attendant  en 
même  temps  à  la  quatrième  destruction  du 
soleil  et  de  la  terre,  éteignoit  tous  les  feux, 
jusqu'à  ce  qu'au  commencement  du  nouveau 
cjcie,  les  prêtres  en  allumassent  de  nou- 
veaux. La  peinture  indique  une  victime  éten- 
due sur  la  pierre  de  sacrifice ,  ayant  un 
disque  de  bois  sur  la  poitrine  ,  que  le  teo- 
pixqui  enflamme  par  frottement.  L'hiéro- 
glyphe du  ciel  étoile ,  que  l'on  distingue 
sur  la  page  pécédente  du  recueil  borgien  , 
paroît   faire   allusion  à  la   cuhiiinatioii  des 


l'J'-l  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

pléi.ides.  Nous  reviendrons  plus  bas ,  en 
donn^mt  l'explication  de  hi  viu^t-lifiisième 
Planche  ,  sur  le  rapport  c\\xii  l'on  assure 
avoir  existé  entre  celte  culniination  et  le 
commencement  du  cycle. 

L'art  de  faiie  du  feu  ,  en  frottant  deux 
espèces  de  bois  d'une  dureté  différente  .  est 
d'une  haute  antiquité.  On  le  trouve  chez  les 
peuples  des  Ae.wy.  ctuitinens  :  dans  les  temps 
homériques,  selon  M.  ViscMjuti  ,  on  en  attri- 
bua rin\ention  à  Mercure  ',  Le  disque  qui 
•  repose  sur  le  cor})S  tle  la  victime  ,  et  dans 
lequel  le  prêtre  tourne  le  bois  cylindrique, 
est  le  ç--çiùç  des  Grecs  '.  PIme  alïîrme  que> 
de  toutes  les  substances  li^^^neuses ,  le  lierre 
est  celle  qui  s'enfl.imme  le  mieux  lorsqu'on 
la  frotte  avec  le  bois  de  laurier  ^  Nous  avons 
trouvé  ces  'rt-oçiia.  chez  les  Indiens  de  l'Oré- 
noque.  Il  faut  une  g-rande  rapidité  de  mou- 
vement pour  élever  la  température  jusqu'au 
de^ré  de  l'incandescence. 

o 

'   HoMER.  Hymn.  inMercur.,  v  iio. 

'^  Apollon.  Riiod.  Argouaut. ,  Lib.  1,  v.  ii84,  et 
Sclwl.  ad  eum. 

'"  Plin.  Hist.  natur.  ,  xvi  ,  77.  Seneca  Nat.  , 
Quaest.  II,  22.  Theophr.  ,  v.  10. 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉUIQUE.  SjS 

N.°  IX.  Fio'ure  d'un  roi  mort,  entouré  de 
quatre  drapeaux,  l'œil  fermé,  pas  de  mains^ 
les  pieds  enveloppés.  La  chaise  est  le  siège 
royal,  appelé  tlatocaîcpalli ,  sur  lequel  on 
représente ,  dans  le  Codex  Borgianus  (fol.  g) , 
Adam  ou  Tonacateuctli  ,  le  Seigneur  de  notœ 
chair  j  et  Ev€  ou  Tonacaeihua.  Ce  caractère 
hiéroglyphique  se  trouve  figuré  dans  l'al- 
manacli  rituel ,  à  la  page  qui  indique  le  cjcle 
de  treize  jours,  pendant  lequel  le  soleil  passe 
au  zénith  de  Mexico. 

N.*'  X.  Une  allégorie  qui  rappelle  les  puri- 
fications de  l'Inde.  Une  divinité ,  dont  l'énorme 
nez  est  orné  de  la  figure  de  la  couleuvre  à 
deux  têtes  ou  de  l'amphisbène  mystérieux , 
porte  en  sa  main  un  xiquipilli  ou  une  bourse 
d'encens;  on  voit  sur  son  dos  un  vase  cassé, 
d'où  sort  un  serpent  :  un  autre  serpent, 
saignant  et  mis  en  pièces ,  se  trouve  devant 
lui;  un  troisième  serpent,  également  coupé 
en  morceaux  ,  est  renfermé  dans  une  caisse 
remplie  d'eau  ,  de  laquelle  s'élève  une  plante. 
On  découvre,  à  droite,  un  homme  placé 
dans  un  pot  ;  à  gauche ,  une  femme  ornée 
de  fleurs  ,  vraisemblablement  la  voluptueuse 
Tlamezquiuiilli,  que  l'on  représente  aussi  les 
I.  18 


374  VUES  DES  COItOfLLÙRES, 

yeux  bandés.  Sur  la  même  page  on  trouve 
des  agaves  qui  rendent  du  sang  lorsqu'on 
les  coupe.  Celle  allégorie  fait -elle  allusion 
au  serpent  qui  empoisonne  l'eau,  la  source 
de  toute  vie  organique  '  ,  à  la  victoire  de 
Krichna  sur  le  dragon  Kaliya ,  à  la  séduction 
et  à  la  purification  par  le  feu  ?  Il  est  évi- 
dent que  la  figure  du  serpent ,  dans  les  pein- 
tures mexicaines  ,  indique  deux  idées  très- 
différentes.  Dans  les  reliefs  qui  indiquent  la 
division  de  l'année  et  des  cycles,  celte  fi- 
gure n'exprime  que  le  temps ,  œvuni.  Le 
serpent ,  représenté  en  rapport  avec  la  mère 
des  hommes  (  Cdiuacoliuatl  )  ,  ou  terrassé 
par  le  Grand  Esprit  Teoll ,  lorsqu'il  prend 
la  forme  d'une  des  divinités  subalternes  ,  est 
le  génie  du  mal,  un  véritable  KOixo^ (/.[{Mm .  Chez 
les  Égyptiens  ,  ce  n'etoit  pas  l'hiéroglyphe 
du  serpent^,  mais  celui  de  l'hippopotame 
qui  exprimoit  cette  dernière  idée. 

Les   fio-ures  sans  vêtemens ,  comme   celle 
du  groupe  n.*'  x,  et  la  déesse  de  la  volupté, 

'  pAULLiNUs  DE  S.  Bartholom^o,  Cocliccs  Avcnscs, 
p.  235. 

*  ZoEGA,  p.  445;  n.  35. 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  2"]^ 

appelée  I.KCiiina  ou  Tlazolteucihua^ y  sont 
extrêmement  rares  dans  les  peintures  mexi- 
caines. En  général  ,  les  peuples  barbares 
donnent  des  vélemens  à  leurs  statues  :  c'est 
un  raffinement  de  l'art  ,  de  présenter  le 
corps  nu  dans  la  beauté  naturelle  de  ses 
formes.  Il  est  très-remarquable  aussi  que 
parmi  les  liiéroglyphes  mexicains  on  ne  dé- 
couvre absolument  rien  qui  annonce  le  sym- 
bole de  la  force  génératrice,  ou  le  culte 
du  Ungam ,  qui  est  répandu  dans  l'Inde  et 
parmi  toutes  les  nations  qui  ont  eu  des  rap- 
ports avec  les  Hindoux.  M.  Zoega  a  observé 
que  remblème  du  pliallus  ne  se  trouve  pas 
non  plu^  dans  les  ouvrages  égyptiens  d'une 
haute  antiquité  ;  il  a  cru  pouvoir  en  conclure 
que  ce  culte  est  moins  ancien  qu'on  ne 
le  suppose.  Celte  assertion  est  cependant 
contraire  aux  notions  que  Hamilton ,  sir 
William  Jones,  et  M.  Schlegel,  ont  puisées 
dans  le  Siva  Pouràua  %  dans  le  Kâsi  Khanda, 
et  dans  plusieurs  autres  ouvrages  écrits  en 
langue  sanskrit.  On  ne  sauroit  douter  que 

'    ('odex  Borg.,  Mss.  fol.  7^. 

'  Cr.t;iloc;uc  tics  manuscrits  sanskrits  de  la  Biblio- 
ihét^ue  impénale ,  p.  36  et  5o. 

i8* 


276  VUES  DES   CORDILLÈnES, 

l'adoration  des  douze  lingams  ,  venus  du 
sommet  de  l'Imaiis  (Himâvala),  ne  remonte 
jusqu'à  l'époque  des  premières  traditions  des 
Hindoux.  Au  milieu  de  tant  d'autres  rapports 
qui  annoncent  d'anciennes  communications 
entre  l'Asie  orientale  et  le  nouveau  conti- 
nent ,  on  doit  être  surpris  de  ne  pas  trouver 
dans  ce  dernier  quelques  traces  du  culte  du 
phallus.  M.  Langlès  '  observe  expressément 
que,  dans  l'Inde,  les  F^aichnava  j  ou  sec- 
tateurs de  Vichnou ,  ont  horreur  de  cet 
emblème  de  la  force  productrice,  que  l'on 
adore  dans  les  temples  de  Sîva  et  de  son 
épouse ,  la  déesse  de  l'abondance ,  Bhavânî. 
Ne  pourroit-on  pas  supposer  quM  existe 
également  parmi  les  Bouddhistes  exilés  dans 
le  nord -est  de  l'Asie  une  secte  qui  rejette 
le  culte  du  Un  gain ,  et  que  c'est  de  ce  Boud- 
dhisme épuré  qu'on  retrouve  quelques  foi- 
bles   traces  parmi  les  peuples  américains? 

'  Recherches  asiatiques,  Tom.  I,  p.  ai 5. 


I 


.^ 


V 

V 


V 


illlllllllilliiJillLIiLUillill. 


^ 


ET  MONUMEJNS   DE    l'aMÉRIQUE.  277 

PLANCHE    XVI.' 

T^ue  du  Chimhorazo  et  du  Carguairazo. 

La  Cordillère  des  Andes  tantôt  se  divise  en 
plusieurs  branches,  séparées  les  nnes  des  autres 
par  des  vallées  longitudinales,  tantôt  elle  ne 
forme  qu'une  seule  masse ,  hérissée  de  cimes 
volcaniques.  En  décrivant  plus  haut  le  passage 
de  la  montagne  de  Quindiu  (PI.  v),  nous 
avons  essayé  de  donner  un  aperçu  géologique 
de  la  ramification  des  Cordillères  dans  le 
royaume  de  la  Nouvelle-Grenade,  entre  les 
2°  3o'  et  50  i5'  de  latitude  boréale.  Nous 
avons  observé  en  même  temps  que  les  grandes 
vallées  placées  entre  les  deux  branches  laté- 
rales et  la  chaîne  du  centre ,  sont  les  bassins 
de  deux  rivières  considérables,  dont  le  fond 
est  encore  moins  élevé  au-dessus  du  niveau 
de  l'Océan  que  le  lit  du  Rhône,  dont  les  eaux 
ont  creusé  la  vallée  de  Sion  ,  dans  les  hautes 
Alpes.  En  avançant  de  Popajan  vers  le  Sud,  on 
voit ,  sur  le  plateau  aride  de  la  province  de  loi 

i  PI.  Tii  de  réditlon  in-8°. 


278  VUES  DKS   COUDILLKRES, 

Pastûs  j  les  trois  chaînons  des  Andes  se  con- 
fondre dans  lin  même  oroupe  qui  se  pro- 
long'e  bien  au-delà   de  l'équateur. 

Ce  groupe,  dans  le  royaume  de  Ouilo , 
offre  un  aspect  particulier  depuis  la  rivière 
de  Chola,  qui  serpente  dans  des  montagnes 
de  roche  basaltique,  jusqu'au  Paramo  del'As- 
suay,  sur  lequel  s'élèvent  de  mémorables  restes 
de  l'architecture  péruvienne.  Les  sommets 
les  plus  élevés  sont  rangés  en  deux  files 
qui  forment  comme  une  double  crête  de  la 
Cordillère  :  ces  cimes  colossales  et  couvertes 
de  firl-ces  éternelles  ont  servi  de  signuaux 
dans  les  opérations  des  académiciens  fran- 
cois ,  lors  de  la  mesure  du  degré  équatorial. 
Leur  disposition  symétrique ,  sur  deux  lignes 
dirigées  du  nord  au  sud ,  les  a  fait  consi- 
dérer par  Bouguer  comme  deux  chaînons 
de  montagnes  séparées  par  une  vallée  lon- 
gitudinale :  mais  ce  que  cet  astronome  cé- 
lèbre nomme  le  fond  d'une  vallée  ,  est  le 
dos  même  des  Andes:  c'est  un  plateau  dont 
la  hauteur  absolue  est  de  deux  mille  sept 
cents  à  deux  mille  neuf  cents  mètres.  Il  ne 
faut  pas  confondre  une  double  crête  avec 
mie  véritable  ramification  des  Cordillères. 


ET    MONUMENS   DE    L  AWÉUTQUE.  2y^ 

La  plaine  couverte  de  pierre  ponce ,  qui 
forme  le  premier  plan  du  dessin  dont  nous 
donnons  ici  la  description  ,  fait  partie  de 
ce  plateau  qui  sépare  la  crête  occidentale 
de  la  crèle  orientale  des  Andes  de  Quito. 
C'est  dans  ces  plaines  que  se  trouve  con- 
centrée la  population  de  ce  pays  merveil- 
leux; c'est  là  que  sont  placées  des  villes  qui 
comptent  trente  à  cinquante  mille  habitans. 
Lorsqu'on  a  vécu  pendant  quelques  mois 
sur  ce  plateau  élevé ,  où  le  baromètre  se 
soutient  à  o"  ,54  ou  à  vingt  pouces  de  hau- 
teur, on  éprouve  irrésistiblement  une  illusion 
extraordinaire  :  on  oublie  peu  à  peu  que 
tout  ce  qui  environne  l'observateur  ,  ces 
villages  annonçant  l'industrie  d'un  peuple 
montagnard,  ces  pâturages  couverts  à  la  fois 
de  troupeaux  de  lamas  et  de  brebis  d'Europe, 
ces  vergers  bordés  de  haies  vives  de  Duranta 
et  de  Barnadesia ,  ces  champs  labourés  avec 
soin  et  promettant  de  riches  moissons  de 
céréales,  se  trouvent  comme  suspendus  dans 
les  hautes  régions  de  l'atmosphère  ;  on  se 
rappelle  à  peine  que  le  sol  que  l'on  habite 
est  plus  élevé  au-dessus  des  côtes  voisines 
de  l'Océan  Pacifique ,  que  ne  l'est  le  sommet 


2So  VUES    DES   CORDILLÈRES, 

du    Canig-ou    au  -  dessus    du    bassin    de    la 
Méditerranée. 

En  regardantle  dos  des  Cordillères  comme 
une  vaste  plaine  bornée  par  des  rideaux  de 
montagnes  éloignées,  on  s'accoutume  à  con- 
sidérer les  inégalités  de  la  crête  des  Andes 
comme  autant  de  cimes  isolées.  Le  Pichincha, 
le  Cajambe ,  le  Cotopnxi,  tous  ces  pics  vol- 
caniques que  l'on  désigne  par  des  noms  par- 
ticuliers ,  quoiqu'à  plus  de  la  moitié  de  leur 
hauteur  totale  ils  ne  constituent  qu'une  seule 
masse,  paroissent,  aux  jeux  de  l'habitant  de 
Quito,  autant  de  montagnes  distinctes  qui 
s'élèvent  au  milieu  d'une  plaine  dénuée  de 
forets  :  cette  illusion  est  d'autant  plus  com- 
plète ,  que  les  dentelures  de  la  double  crête 
des  Cordillères  vont  jusqu'au  niveau  des 
hautes  plaines  habitées  -,  aussi  les  Andes  ne 
présentent -elles  l'aspect  d'une  chaîne -que 
lorsqu'on  les  voit  de  loin,  des  côtes  du  Grand- 
Océan  ou  des  savanes  qui  s'étendent  jusqu'au 
pied  de  leur  pente  orientale.  Placé  sur  le 
dosdesCordillèresmême,  soitdansle royaume 
de  Quito,  ou  dans  la  province  de  los  Pastos; 
soit  plus  au  nord  encore^  dans  l'intérieur  de 
la  Nouvelle-Espagne,  on  ne  voit  qu'un  amas 


ET   MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  28 1 

de  cimes  éparses ,  des  groupes  de  montagnes 
isolées  qui  se  détachent  du  plateau  central: 
plus  grande  est  la  masse  des  Cordillères ,  et 
plus  il  est  difficile  de  saisir  l'ensemble  de  leur 
structure  et  de  leur  forme. 

Cependant  l'étude  de  cette  forme ,  j'ose- 
rois  dire  de  cette  physionomie  des  mon- 
tagnes ,  est  facilitée  singulièrement  par  la 
direction  des  hautes  plaines  qui  constituent  le 
dos  des  Andes.  Lorsqu'on  voyage  depuis  la 
Tille  de  Quito  jusqu'au  Paramo  de  l'Assuay, 
on  voit  paroître  successivement,  et  sur  une 
longueur  de  trente-sept  lieues,  à  l'ouest, 
les  cimes  de  Casilagua  ,  Pichincha ,  Atacazo 
Corazon  ,  Iliniza  ,  Carguairazo ,  Chimborazo 
et  Cunambay;  à  l'est,  les  cimes  de  Guamani, 
Antisana,  Passuchoa,  Ruminavi ,  Cotopaxi^ 
Quelendana ,  Tungurahua  et  Capa-Urcu  , 
qui ,  à  l'exception  de  trois  ou  quatre ,  sont 
toutes  plus  élevées  que  le  Mont-Blanc.  Ces 
montagnes  sont  rangées  de  manière  que , 
vues  du  plateau  central ,  loin  de  se  couvrir 
mutuellement,  elles  se  présentent  au  con- 
traire dans  leur  véritable  forme,  comme  pro- 
jetées sur  la  voûte  azurée  du  ciel  :  on  croit 
voir  dans  un  même  plan  vertical  leur  sommet 


282  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

et  leur  pic;  elles  rappellent  le  spectacle  im- 
posant des  côtes  du  Nouveau-Norfolk  et  de 
la  rivière  de  Cook;  elles  paroissent  comme 
un  rivage  escarpé  qui,  s'clevant  du  sein  des 
e:uix,  semble  d'autant  moins  éloigné  qu'au- 
cun objet  n'est  placé  entre  le  rivage  et  l'œil 
de  l'observateur. 

Mais  si  la  structure  des  Cordillères  et  la 
forme  du  plateau  central  favorisent  les  ob- 
servations géologiques  ;  si  elles  fournissent 
aux  voyageurs  la  facilité  d'examiner  de  très- 
près  les  contours  de  la  double  crête  des 
Andes,  l'énorme  élévation  de  ce  même  pla- 
teau fait  aussi  paroi tre  plus  petites  des  cimes 
qui  ,  placées  sur  des  îlots,  éparses  dans  l'im- 
mensité des  mers,  comme  le  Mowna-Roa  et  le 
Pic  de  Ténérilfe,  en  imposeroient  davantage 
par  leur  eifrayante  hauteur.  La  plaine  de 
Tapia  ,  que  l'on  découvre  sur  le  premier 
plan  de  la  seizième  Planche ,  et  dans  laquelle 
j'ai  destiné  ,  près  de  Riobamba-Nuevo ,  le 
groupe  du  Ghimborazo  et  du  Carguairazo  , 
a  une  hauteur  absolue  de  deux  mille  huit 
cent  quatre-vingt-onze  mètres  (  quatorze 
cent  quatre-vingt-trois  toises);  elle  n'est  que 
d'un  sixième    moins  élevée  que  la  cime  de 


KT  MOKUMEIVS   DE  L'AMÉPaQUE.  283 

l'Etna.  Le  sommet  du  Chimborazo  n'excède 
par  conséquent  la  hauteur  de  ce  plateau  que 
de  trois  mille  six  cent  quarante  mètres,  ce 
qui  fait  quatre-vingt-quatre  mètres  de  moins 
que  la  hauteur  de  la  cime  du  Mont-Blanc 
au-dessus  du  prieuré  de  Chamonix  ;  car  la 
différence  entre  le  Chimborazo  et  le  Mont- 
Blanc  est  à  peu  près  égale  à  celle  qu'on  ob- 
serve entre  l'élévation  du  plateau  de  Tapia 
et  le  fond  de  la  vallée  de  Chamoiiix.  La  cime 
du  pic  de  Ténériffe  ,  comparée  au  niveau  de 
la  ville  del'Orotava,  est  encore  plus  élevée 
que  le  Chimborazo  et  le  Mont-Blanc  ne  le 
sont  au-dessus  de  Riobamba  et  de  Chamonix. 
Des  montagnes  qui  nous  étonneroient  par 
leur  hauteur,  si  elles  étoient  placées  au  bord 
de  la  mer,  ne  paroissent  que  des  collines  si 
elles  s'élèvent  du  dos  des  Cordillères  :  Quito , 
par  exemple,  est  adossé  à  un  petit  cône  ap- 
pelé Javirac  ,  et  qui  ne  paroît  pas  plus  élevé 
aux  habitans  de  cette  ville ,  que  Montmartre 
ou  les  hauteurs  de  Meudon  ne  le  paroissent 
aux  habitans  de 'Paris  :  ce  cône  du  Javirac, 
d'après  ma  mesure,  a  cependant  trois  mille 
cent  vingt-un  mètres  (  seize  cenis  toises  )  de 
hauteur  absolue  ;  il  est  presque  aussi  élevé 


284  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

que  le  sommet  du  Mnrboré  y  une  des  plus 
hautes  cimes  de  la  chaîne  des  Pyrénées. 

Malgré  les  efîels  de  cette  illusion  ,  pro- 
duite par  lii  hauteur  des  ])lateaux  de  Quito, 
de  Mulalo  et  de  Riobamba,  on  chercheroit 
en  vain ,  près  des  côtes  ou  sur  la  pente 
orientale  du  Chimborazo,  un  endroit  qui 
offrît  une  vue  aussi  magnifique  de  la  Cor- 
dillère ,  que  celle  dont  j'ai  joui ,  pendant 
plusieurs  semaines,  dans  la  plaine  de  Tapia. 
Lorsqu'on  est  placé  sur  le  dos  des  Andes , 
entre  la  double  crête  que  forment  les  cimes 
colossales  du  Chimborazo ,  du  Tungurahua 
et  du  Cotopaxi ,  on  est  encore  assez  rap- 
proché de  leurs  sommets  pour  les  voir  sous 
des  angles  de  hauteur  très  -  considérables  : 
mais ,  en  descendant  vers  les  forêts  qui  en- 
tourent le  pied  des  Cordillères,  ces  angles 
deviennent  très- petits;  car,  à  cause  de 
l'énorme  masse  des  montagnes,  on  s'éloigne 
rapidement  des  sommets  à  mesure  que  l'on 
s'approche  du  niveau  de  l'Océan. 

J'ai  dessiné  les  contours  du  Chimborazo  et 
du  Carguairazo,  en  employant  les  mêmes 
moyens  graphiques  que  j'ai  indiqués  plus 
haut,  lorsque  j'ai  parlé  du  dessin  de  Coto- 


ET  MOIfUMENS   DE  l'aMÉRIQUJÎ.  285 

paxi.  La  ligne  qui  marque  la  limite  inférieure 
des  neiges  perpëUielles  se  trouve  à  une  hau- 
teur qui  excède  un  peu  celle  du  Mont-Blanc; 
car  cette  dernière  montagne ,  placée  sous 
l'équateur,  ne  se  couvriroitde  neiges  qu'acci- 
dentellement. La  température  constante  qui 
règne  sous  cette  zone  fait  que  h  limite  des 
glaces  éternelles  n'offre  pas  ces  irrégularités 
que  l'on  observe  dans  les  Alpes  et  dans  les 
Pyrénées.  C'est  à  la  pente  septentrionale  du 
Chimborazo ,  entre  cette  montagne  et  le 
Carguairazo,  que  passe  le  chemin  qui  con- 
duit de  Quito  à  Guayaquil,  vers  les  côtes  de 
l'Océan  Pacifique.  Les  mamelons  couverts  de 
neiges  qui  s'élèvent  de  ce  côté,  rappellent, 
par  leur  forme,  celle  du  dôme  de  Goûté,  vu 
de  la  vallée  de  Chamonix.  C'est  sur  une  arête 
étroite  qui  sort  du  milieu  des  neiges ,  sur  la 
pente  méridionale,  que  nous  avons  tenté  de 
parvenir,  non  sans  danger,  MM.  Bonpland, 
Montufar  et  moi ,  à  la  cime  du  Chimborazo. 
Nous  avons  porté  des  instrumens  à  une  hau- 
teur considérable ,  quoique  nous  fussions 
entourés  d'une  brume  épaisse,  et  fort  in- 
commodés par  la  grande  rareté  de  l'air.  Le 
point  où  nous  nous  sommes   arrêtés  pour 


286  VUES  DES  COr.DILLÈnES, 

observer  l'inclinaison  de  l'iiiguille  aimantée  , 
paroîl  plus  élevé  que  toiis  ceux  auxquels  des 
hommes  éloient  parvenus  sur  le  dos  des  mon- 
tcjgnes  :  il  excède  de  onze  cenls  mètres  la 
cime  du  Mont-Blanc,  où  le  plus  savant  et  le 
plus  intrépide  des  voyageurs,  M.  de  Saussure, 
a  eu  le  bonheur  d'arriver,  en  lulUmt  contre 
des  difficultés  encore  plus  grandes  que  celles 
que  nous  avions  à  vaincre  près  de  la  cime 
du  Ghimborazo.  Ces  excursions  pénibles , 
dont  les  récits  excitent  g-énéralement  l'intérêt 
du  public,  n'offrent  qu  un  très-petit  nombre 
de  résultats  utiles  au  progrès  des  sciences, 
le  voyageur  se  trouvant  sur  un  sol  couvert 
de  neiges,  dans  une  couche  d'air  dont  le 
mélange  chimique  est  le  même  que  celui  des 
basses  régions,  et  dans  une  situation  où  des 
expériences  délicates  ne  peuvent  se  faire  avec 
toute  la  précision  requise. 

En  comparant  les  Planches  v,  x  et  xvi  de 
cet  ouvrage  avec  celles  de  l'Atlas  géogra- 
phique et  physique  qui  accompagne  mon 
Essai  sur  le  royaume  de  la  Nouvelle-Espagne, 
on  distingue  trois  espèces  de  formes  princi- 
pales qu'affectent  les  hautes  cimes  des  Andes. 
Les  volcans  encore    actifs,  ceux  qui  n'ont 


KT  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  287 

qu'un  seul  cratère  d'une  largeur  extraordi- 
naire, sont  des  monta;i^nes  coniques  à  som- 
mets  plus  ou  moins  tronqués  :  telle  est   la 
figure  du  Gotopaxi,  du  Popocatepec  et  du  pic 
d'Orizaba.  Des  volcans,  dont  le  sommet  s'est 
affaissé  après  une  longue  suite  d'éruptions, 
présentent  des  crêtes  hérissées    de  pointes, 
des  aiguilles  inclinées,  des  rochers  brisés  et 
qui  menacent  ruine.   Cette  forme  est  celle  de 
l'Altar  ou  Capac-Urcu,  montagne  jadis  plus 
élevée  que  le  Ghind^orazo ,  et  dont  la  des- 
truction désigne  une  époque  mémorable  dans 
l'histoire  physique    du    nouveau   continent  : 
c'est  aussi  la  forme  du  Carguairazo ,  écroulé 
en  grande  partie  dans  la  nuit  du  19  juillet  1698. 
Des  torrens  d'eau  et  des  éjections  boueuses 
sont  sortis  alors  des  flancs  entr'ouverts  de  la 
montag-ne ,    et    ont   rendu  stériles  les  cam- 
pagnes  environnantes.  Cette  catastrophe  hor- 
rible a  été  accompagnée  d'un   tremblement 
de  terre  qui,  dans  les  villes  voisines  d'Hambato 
et  de  Llactacung-a ,  a  enjjlouti  des  milliers 
d'habitans. 

Une  troisième  forme  des  hautes  cimes  des 
Andes,  et  la  plus  majestueuse  de  toutes,  est 
celle  du  Chimborazo,    dont  le  sommet  est 


288  VUES   DES  CORDILLÈRES  , 

arrondi  :  elle  nippelle  ces  niainclons  dé- 
pourvus de  cratères  ,  que  la  force  élastique 
des  vapeurs  soulève  dans  des  régions  où  la 
croûte  caverneuse  du  «^lobe  est  minée  par 
des  feux  souterrains.  L'aspect  ues  montagnes 
de  granité  n'offre  qu'une  foibje  analogie  avec 
celui  du  Chimborazo.  Les  sommets  grani- 
tiques sont  des  hémisphères  aplatis;  les  por- 
phyres trapéens  forment  des  coupoles  élan- 
cées. C'est  ainsi  qu'au  bord  de  la  mer  du  Sud, 
après  les  longues  pluies  de  l'hiver ,  lorsque 
la  transparence  de  l'air  a  augmenté  subite- 
ment, on  voit  paroître  le  Chimborazo  comme 
un  nuage  à  l'horizon  :  il  se  détache  des  cimes 
voisines;  il  s'élève  sur  toute  la  chaîne  des 
Andes,  comnje  ce  dôme  majestueux,  ouvrage 
du  génie  de  Michel-Ange ,  sur  les  monumens 
antiques  qui  environnent  le  Capitole. 


ET  MOKUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  28c) 

PLANCHE   XVir. 

Monwnent  périwien   du  Ccùiar, 

Les  hantes  plaines  qui  se  prolongent  sur  le 
dos  des  Cordillères,  depuis  l'équateur  jusque 
vers  les  3»  de  latitude  australe,  aboutissent  à 
une  masse  de  montag^nes  élevées  de  quatre 
mille  cinq  cents   à  quatre  mille  huit   cents 
mètres,  et  qui,   comme  une  digue  énorme  , 
réunissent  la  créle  orientale  à  la  crête  occi- 
dentale des  Andes  de  Quito.   Ce  groupe  de 
montagnes,  dans  lequel  le  porphyre  couvre 
le  schiste  micacé  et  d'autres  roches  de  for- 
mation primitive,  est  connu  sous  le  nom  du 
Paramo  del  Assuaj.  Nous  avons  été  forcés 
de  le  traverser  pour  parvenir  de  Riobamba 
à  Cuenca ,  et  à  ces  belles  forêts  de  Loxa,  qui 
sont  si  célèbres  par  leur  abondance  en  quin- 
quina. Le  passage  de  l'Assuaj  est  redoutable , 
surtout  dans  les  mois  de  juin  ,  de  juillet  et 
d'août,  où  tombe  une  immense  quantité  de 
neige,  et  où  soufflent,  dans  ces  contrées,  les 
vents  glacés  du  Sud.  Comme  la  grande  route , 
I.  19 


ago  VUES  des  cordillères, 

d'oprès  les  mesures  que  j'ai  faites  en  1802, 
passe  presque  à  la  hauteur  du  Mont-Blanc, 
les  voyageurs  y  sont  exposés  à  un  froid  ex- 
cessif, et  il  n'y  a  pas  d'année  qu'il  n'en  périsse 
quelques-uns  par  l'effet  de  la  tourmente.  C'est 
au  milieu  de  ce  passage,  à  la  hauteur  absolue 
de  quatre  mille  mètres,  qu'on  traverse  une 
plaine  dont  l'étendue  est  de  plus  de  six  lieues 
carrées.  Cette  plaine  (  et  ce  fait  remarquable 
jette  quelque  jour  sur  la  formation  des  pla- 
teaux élevés  )  se  trouve  presque  au  niveau 
des  savanes  dont  est  entourée  la  partie  du 
volcan  d'Antisana,  qui  est  couverte  de  neiges 
éternelles.  Les  plateaux  de  l'Assuay  et  de 
l'Antisana ,  dont  la  constitution  géologique 
offre  des  rapports  si  frappans ,  sont  cepen- 
dant éloignés  de  plus  de  cinquante  lieues  les 
uns  des  autres  :  ils  renferment  des  lacs  d'eau 
douce  d'une  grande  profondeur,  et  bordés 
d'un  gazon  touffu  de  graminées  alpines, 
mais  dont  aucun  poisson  et  presque  aucun 
insecte    aquatique  ne  vivifient  la  solitude. 

Le  Llano  del  Pullal  (c'est  le  nom  que 
l'on  donne  aux  hautes  plaines  de  l'Assuay)  a 
un  sol  excessivement  marécageux.  Nous  avons 
été  surpris  d'y  trouver,  et  à  des  hauteui's  qui 


ET  MONUMEINS   DE   L  AMÉIITQUE.  2f)l 

surpassent  de  beaucoup  celle  de  la  cime  du 
pic  de  Ténériffe ,  les  restes  mag^niliques  d'un 
chemin  construit  par  les  Incas  du  Pérou.  Celte 
chaussée ,  bordée  de  grandes  pierres  de  taille, 
peut  être  comparée  aux  plus  belles  toutes  des 
Romains  que  j'aie  vues  en  Italie ,  en  France 
et  en  Espagne  :  elle  est  parfaitement  allignée , 
et  conserve  la  même  direction  à  six  ou  huit 
mille  mètres  de  longueur.  Nous  en  avons 
observé  la  continuation  près  de  Caxamarca , 
à  cent  vingt  lieues  au  sud  del'Assuaj,  et  l'on 
croit,  dans  le  pays,  qu'elle  conduisoit  jusqu'à 
la  ville  de  Cuzco.  Près  de  ce  chenùn  de 
l'Assuay,  à  la  hauteur  absolue  de  quatre  mille 
quarante-deux  mètres  (deux  mille  soixante- 
quatorze  toises  ) ,  se  trouvent  les  ruines  du 
palais  de  l'inca  Tupajnpangi,  dont  les  ma- 
sures, appelées  vulguivement  los  paredones  , 
n'ont  que  peu  d'élévation. 

En  descendant  du  Paramo  de  l'Assuay  vers 
le  sud,  on  découvre,  entre  les  fermes  de 
Turclie  et  de  Burgay,  un  autre  monument 
de  l'ancienne  architecture  péruvienne ,  connu 
sous  le  nom  à'Ingapilca ,  ou  de  la  forteresse 
du  Caîiar.  Cette  forteresse  -  si  l'on  peut 
nommer  ainsi  une  colline  terminée  par  une 

'9' 


292  Vues  df.S  cordillères, 

plate-forme ,  est  })icii  moins  remarquable 
par  sa  grandeur  que  par  sa  parfaite  conser- 
vation. Un  mur  construit  de  grosses  pierres 
de  taille  s'élève  à  la  liaulenr  de  cinq  à  six 
mètres;  il  forme  un  ovale  très-régulier,  dont 
le  grand  axe  a  près  de  trente-liuit  mètres  de 
longueur  :  l'intérieur  de  cet  ovale  est  un  terre- 
plein  couvert  d'une  belle  végétation ,  qui  aug- 
mente l'effet  pittoresque  du  paysage.  Au 
centre  de  l'enceinte  s'élève  une  maison  qui 
ne  renferme  que  deux  appartemens,  et  qui 
a  près  de  sept  mètres  de  hauteur  :  celte 
maison  et  l'enceinte  représentées  sur  la  sei- 
zième Planche  appartiennent  à  un  système 
de  murs  et  de  fortifications  dont  nous  par- 
lerons plus  bas,  et  qui  ont  plus  de  cent 
cinquante  mètres  de  long.  La  coupure  des 
pierres,  la  disposition  des  portes  et  des 
niches ,  l'analogie  parfaite  qui  règne  entre 
cet  édifice  et  ceux  du  Cuzco,  ne  laissent 
aucun  doute  sur  l'origine  de  ce  monunient 
militaire  ,  qui  servoit  au  logement  des  Ineas 
lorsque  ces  princes  passoient  de  temps  en 
temps  du  Pérou  au  royaume  de  Quito.  Les 
fondations  d'un  grand  nombre  d'édifices  que 
l'on  trouve  autour  de  l'enceinte,  annoncent 


ET  MONUMEIVS  DE  l'amÉRIQUE.  TqS 

qu'il  y  avoit  jadis  au  Canar  assez  de  place 
pour  loger  le  petit  corps  d'armée  dont  les 
Incas  étoient  généralement  suivis  dans  leurs 
voyages.  C'est  dans  ces  fondations  que  j'ai 
trouvé  une  pierre  taillée  avec  beaucoup  d'art, 
et  représentée  sur  le  devant  du  tableau  à 
gauche  :  je  n'ai  pu  deviner  l'usage  de  cette 
coupe  particulière. 

Ce  qui  frappe  le  plus  dans  ce  petit  monu- 
ment, entouré  de  quelques  troncs  de  schinus 
molle,  c'est  la  forme  de  son  toit ,  qui  lui  donne 
une  ressemblance  parfaite  avec  les  maisons 
européennes.  Un  des  premiers  historiens  de 
l'Amérique,  Pedro  de  Cieça  de  Léon,  qui 
commença  à  décrire  ses  voyages  en  1 5^  i ,  parle 
en  détail  de  plusieurs  maisons  de  i'Inca,  dans 
la  provmce  de  los  Canares.  Il  dit  expres- 
sément' «  que  les  édifices  de  Tliomebamba 
«  ont  une  couverture  de  joncs  si  bien  faite, 
«  que  si  le  feu  ne  la  consume  pas ,  elle  peut  se 
«  conserver,  sans  altération,  pendant  des 
K  siècles.  »  D'après  cette  observation  ,  on 
doit  être  porté  à  croire  que  le  pignon  d&  la 

*  Pedro  de  Cir.çA  de  Léon,  CliroDiIca  del  PeruL 
(AnverS;  i554),  Tom.  \,  G.  xur.  p.  120. 


2g4  VUES  DES    CORDILLÈRES, 

maison  de  Canar  a  élc  ajoute  après  la  con- 
quèle  :  ce  qui  semble  surtout  fjivoriser  celle 
hjpolbèse ,  c'est  l'existence  des  fenêtres  ou- 
vertes pratiquées  dans  cette  partie  du  bâti- 
ment; car  il  est  certain  que,  dans  les  édifices 
d'ancienne  fabrique  péruvienne,  on  ne  trouve 
jamais  de  fenêtres  ,  non  plus  que  dans  les 
restes  des  maisons  de  Pompeia  et  d'Hercu- 
lanum. 

M.  de  La  Condamine,  dans  un  mémoire 
très-intéressant  sur  quelques  anciens  monu- 
mens  du  Pérou  ' ,  incline  aussi  à  croire  que 
le  pignon  que  l'on  observe  sur  le  petit  monu- 
ment du  Caijar,  n'est  pas  du  temps  des  Incas. 
Il  dit  «  qu'il  est  peut-être  de  fabrique  mo- 
«  derne,  et  qu'il  n'est  pas  de  pierre  de  taille 
t(  comme  le  reste  des  murs ,  mais  d'une  espèce 
«  de  briques  séchées  à  l'air  et  pétries  de 
«  paille.  »  Le  même  savant  ajoute,  dans  un 
autre  endroit,  cpie  l'usage  de  ces  briques, 
auxquelles  les  Indiens  donnent  le  nom  de 
tica,  étoit  connu  aux  Péruviens  long- temps 
avant  l'arrivée  des  Espagnols ,  et  que  par  celle 
raison  le  haut   du  pignon   pourroit  être  de 

'  Mémoires  de  l'acacîcraic  tle  Berlin,  17^16,  p.  4'i4. 


ET  MONUMENS   DE  l'amÉRIQUE.  SqS 

construction   ancienne  ,   quoique   formé  de 
briques. 

Je  regrette  beaucoup  de  n'avoir  pas  connu 
le  mémoire  de  M.  de  Lu  Condamine  avant 
mon  vojage  en  Amérique  :  je  suis  bien  éloigné 
de  jeter  des  doutes  sur  les  observations  de  ce 
voyageur  célèbre,  que  ses  travaux  ont  forcé 
de  séjourner  long-temps  dans  les  environs  du 
Canar,  et  qui  a  eu  bien  plus  de  loisir  que  moi 
pour  examiner  ce  monument.  Je  suis  surpris 
cependant  qu'en  agitant  sur  les  lieux  mêmes 
la  question  si  le  toit  de  cet  édifice  a  été  ajouté 
du  temps  des  Espagnols,  ni  M.  Bonpland  ni 
moi  n'ayons  été  frappés  de  la  différence  de 
construction  que  l'on  prétend  exister  entre 
le  mur  et  le  haut  du  pignon.  Je  n'y  ai  pas 
reconnu  de  briques  (tiens  ou  adobes);  j'ai 
cru  simplement  y  reconnoître  des  pierres  de 
taille  enduites  d'une  espèce  de  stuc  jaunâtre, 
facile  à  détacher,  et  enchâssant  de  Vichu  ou 
de  la  paille  coupée.  Le  maître  d'une  ferme 
voisine  ,  dont  nous  fumes  accompagnés  dans 
notre  excursion  aux  ruines  du  Canar  ,  se 
vanta  que  ses  ancêtres  avoient  beaucoup  con- 
tribué à  la  destruction  de  ces  édifices  :  il  nous 
raconta  que  le  toit  incliné  avoit  été  couvert 


296  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

non  à  l'européenne,  c'est-à-dire  de  tniles, 
mais  de  dalles  de  pierre  Irès-nûnces  et  très- 
bien  polies.  C'est  cette  circonstance  surtout 
qui  nie  fit  pencher  alors  pour  l'o})inion  ,  pro- 
balement  erronée,  qu'à  l'exception  des  quatre 
fenêtres ,  le  reste  de  l'édifice  étoit  tel  qu'il 
avoit  été  construit  du  temps  des  Incas.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  faut  convenir  que  l'usage  des 
toits  à  angles  aigus  auroit  été  bien  utile  dans 
un  pays  de  montagnes  dans  lequel  les  pluies, 
sont  très-abondantes.  Ces  toits  inclinés  sont 
connus  aux  indigènes  de  la  côte  nord-ouest 
de  l'Amérique  ;  ils  l'étoient  même  dans  l'Eu- 
rope australe  ,  dans  les  temps  les  plus  reculés  > 
conune  l'indiquent  plusieurs  monumens  grecs, 
et  romains ,  surtout  les  reliefs  de  la  colonne 
trajane,  et  les  peintures  de  paysages  trouvées, 
à  Pompeia,  et  conservées  jadis  dans  la  superbe 
collection  de  Portici.  L'angle  au  faîte  du  toit 
est  obtus  chez  les  Grecs  ;  il  devient  un  angle 
droit  chez  les  Romains ,  qui  vivoient  sous  un 
ciel  moins  beau  que  celui  de  la  Grèce  :  plus, 
on  avance  vers  le  nord,  çt  plus  les  toits  sont 
inclinés. 

Le  dessin  dont  la  gravure  se  trouve  sur  la 
dix-scplièuie  Planche,  a  été  fiiit  à  Rome^ 


ET  MONUMKNS  DE  L  AMÉRIQUE.  297 

d'après  mon  esquisse ,  par  M.  Gmelin  ,  artiste 
justement  célèbre  par  son  talent  et  par  la 
variété  de  ses  connoissances  :  pendant  mon 
dernier  séjour  en  Italie  ,  il  m'a  honoré  d'une 
amitié  particulière,  et  je  dois  en  grande  partie 
à  ses  soins  ce  qui,  dans  cet  ouvrage,  pourroit 
ne  pas  paroître  tout-à-fait  indigne  de  fixer 
Vintçrét  du  public. 


sqS  vues  des  cordillères, 

PLANCHE    XVIII. 

Rocher  cVInti-Quaicu, 

En  descendant  de  la  colline  dont  le  sommet 
est  couronné  par  la  forteresse  diiCanar,  dans 
une  vallée  creusée  par  la  rivière  de  Gulan  ,  on 
trouve  de  petits  sentiers  taillés  dans  le  roc  :  ces 
sentiers  conduisent  à  une  crevasse  qui,  dans 
la  langue  qquichua,  est  appelée  InU-Giiaicii 
ou  le  raiHii  du  soleil.  Dans  ce  lieu  solitaire , 
ombragé  par  une  belle  et  vigoureuse  végé- 
tation ,  s'élève  une  masse  isolée  de  grès ,  qui 
n'a  que  quatre  à  cinq  mètres  de  hauteur.  Une 
des  faces  de  ce  petit  rocher  est  remarquable 
par  sa  blancheur  :  il  est  taillé  à  pic,  comme 
s'il  eût  été  travaillé  par  la  main  de  l'homme. 
C'est    sur    ce    fond    uni  et  blanc   que   l'on 
distingue  des  cercles  concentriques  qui  repré- 
sentent l'image  du  soleil,  telle  qu'au  commen- 
cement de  la  civilisation  on   la  voit  figurée 
chez  tous  les  peuples  de  la  terre  -,  les  cercles 
sont  d'un  brun  noirâtre  :  dans  l'espace  qu'ils 
renferment,  on  reconnoît  des  traits  à  demi 


ET   MONUMENS   DE    L  AMÉRIQUE.  209 

elFacés quiindiquent  deux  yeux  elune  bouche. 
Le  pied  du  rocher  est  taillé  en  gradins  qui 
conduisent  à  un  siège  pratiqué  dans  la  même 
pierre,  et  placé  de  sorte  que,  du  fond  d'un 
creux,  on  peut  contempler  l'image  du  soleil. 
Les  indigènes  racontent  que,  lorsque  l'inca 
Tupajuparigi  s'avança  avec  son  armée  pour 
faire  la  conquête  du  royaume  de  Quito ,  gou- 
verné alors  par  le  Conchocando  de  Lican  , 
les  prêtres  découvrirent  sur  la  pierre  l'image 
de  la  divinité  dont  le  culte  devoit  être  intro- 
duit chez  les  peuples  conquis.  Les  habitans 
du  Cuzco  crurent  voir  partout  la  figufe  du 
soleil,  comme  les  Chrétiens,  sous  toutes  les 
zones,  ont  vu  peintes  sur  des  rochers,  soit 
des  croix ,  soit  la  trace  du  pied  de  l'apôtre 
saint  Thomas.  Le  prince  et  les  soldats  péru- 
viens regardèrent  la  découverte  de  la  pierre 
d'Inti-Guaicu  comme  un  très- heureux  pré- 
sag-e  :  elle  a  contribué  sans  doute  à  eng-agrer 
les  Incas  à  se  construire  une  habitation   au 
Caîîar;  car  il  est  connu  que  les  descendans 
de  Manco-Capac  se  regardoienl  eux-mêmes 
comme  les  enfans  de  l'astre  du  jour  :  opinion 
qui   offre    un   rapprochement   remarquable 
entre  le  premier  législateur  du  Pérou  et  celui 


.->00  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

de  l'Inde  ' ,  qui  se  nommoit  aussi  Vawasaouta 
ou  fils  du  soleil. 

En  examinant  de  près  le  rocher  d'Inli- 
Guaicu ,  on  découvre  que  les  cercles  concen- 
triques sont  de  petits  filons  de  mine  de  fer 
brune,  très-communs  dans  toutes  les  forma- 
tions de  grès.  Les  traits  qui  indiquent  les 
yeux  et  la  bouche  sont  évidemment  tracés 
au  moyen  d'un  outil  métallique  :  on  doit  sup- 
poser qu'ils  ont  été  ajoutés  par  les  prêtres 
péruviens,  pour  en  imposer  plus  facilement 
au  peuple.  A  l'arrivée  des  Espagnols,  les  mis- 
sionnaires ont  eu  un  grand  intérêt  de  sous- 
traire aux  yeux  des  indigènes  tout  ce  qui  étoit 
l'objet  d'une  antique  vénération  :  aussi  recon- 
noît-on  encore  les  traces  du  ciseau  employé 
pour  elFacer  l'image  du  soleil. 

D'après  les  recherches  intéressantes  de 
M.  Vater,  le  mot  intiy  soleil,  n'offre  de  l'ana- 
logie avec  aucun  idiome  connu  de  l'ancien 
continent.  En  général,  sur  quatre-vingt-trois 
langues  américaines  examinées  par  ce  savant 
estimable  et  par  M.  Barton,  de  Philadelphie, 

'  Menou  II  ou  Satyavrata.  Recherches  asiatiques , 
Tom.  I ,  p.  170;  Tom.  II,  p.  172.  Paolin.  Svstema 
Bracbmau.,  p.  i4i. 


rT  MONUMENS  DR  L  AMÉRIQUE.  ,30l 

"on  n'a  reconnu  jusqu'à  ce  jour  que  cent  trenle- 
sept  racines  quise  retrouvent  clans  les  lang'ues 
de  l'Asie  et  de  l'Europe;  savoir,  dans  celles 
des  Tartares-Manlchoux,  des  Mongols,  des 
Celtes,  des  Basques  et  des  Eslhoniens.  Ce  ré- 
sultat curieux  paroît  prouver  ce  que  nous 
avons  avancé  plus  haut,  en  parlant  delà  iny- 
tlioloûfie  des  Mexicains.  On  ne  sauroit  douter 
que  la  majeure  partie  des  indigènes  de  l'Amé- 
rique n'ajjpartienne  à  une  race  d'hommes 
qui,  séparée,  dès  le  berceau  du  monde,  du 
reste  de  l'espèce  humaine,  offre,  dans  la  nature 
et  la  diversité  de  ses  langues ,  comme  dans 
ses  traits  et  dans  la  conformation  de  son 
crâne ,  des  preuves  incontestables  d'un  long 
el  parfait  isolement. 


002  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

PLANCHE   XIX. 

Ynga-Chungana  y   près  du  Caliar. 

Au  nord  des  ruines  du  Canar  s'élève  un 
coteau  dont  la  pente  est  très-douce  vers  la 
maison  de  l'Inca ,  tandis  qu'il  est  presque 
taillé  à  pic  du  côté  de  la  vallée  de  Gulan. 
D'après  des  traditions  conservées  parmi  les 
indigènes,  cette  colline  faisoit  partie  des  jar- 
dins qui  entouroient  l'ancienne  forteresse 
péruvienne.  Nous  reconnûmes  ici,  comme 
près  du  rcwin  du  soleU,  un  grand  nombre  de 
petits  sentiers  creusés  par  la  main  de  l'homme 
sur  la  pente  d'un  rocher  qui  est  à  peine  cou- 
vert de  terre  végétale. 

Près  de  Mexico  ,  dans  les  jardins  de  Cha- 
poltepec ,  le  voyageur  européen  contemple 
avec  intérêt  des  cyprès  '  dont  les  troncs  ont 
plus  de  seize  mètres  de  circonférence  ,  et 
que  l'on  croit ,  avec  quelque  probabilité , 
avoir  été  plantés  par  les  rois  de  la  dynastie 

*  Cupressus  disticha,  L. 


ET   MONUMENS  DE   l'aMÉRIQUE.  3o5 

aztèque.  Dans  les  jardins  de  l'Inca,  près 
du  Canar ,  nous  avons  cherché  vainement 
quelque  arbre  dont  l'âge  parût  remonter  à  un 
demi-siècle  :  rien  n'annonce  le  séjour  des 
Incas  dans  ces  contrées ,  sinon  un  petit  monu- 
ment de  pierre  placé  au  bord  d'un  précipice, 
et  sur  la  destination  duquel  les  habitans  du 
pays  ne  sont  pas  d'accord. 

Ce  petit  monument,  que  l'on  appelle  le 
jeu  de  V Inca,  consiste  en  une  seule  masse  de 
pierres.  Les  Péruviens  ont  employé ,  pour 
le  construire  ,  le  même  artifice  que  les  Egyp- 
tiens pour  sculpter  le  Sphinx  deDjyzeh,  dont 
Pline  dit  expressément  :  «  e  saxo  naturaU 
«  elahorata,  >)  Le  rocher  de  grès  quartzeux 
qui  lui  sert  de  base  a  été  diminué,  de  manière 
qu'après  avoir  enlevé  les  couches  qui  en 
formoient  le  sommet,  il  n'en  est  resté  qu'un 
siège  entouré  d'une  enceinte,  que  l'on  trouve 
représenté  sur  celle  Planche.  On  doit  être 
surpris  qu'un  peuple  qui  entassoit  un  nombre 
prodigieux  de  pierres  taillées  dans  la  belle 
chaussée  de  l'Assuay ,  ait  eu  recours  à  un 
moyen  aussi  bizarre  pour  élever  un  mur  d'un 
mètre  de  hauteur.  Tous  les  ouvrages  péruviens 
portent  le  caractère  d'un  peuple  laborieux 


oo/|  Vues  des  cordillères  ," 

qui  aime  à  creuser  le  roc,  qui  cherclie  les 
difficultés  pour  montrer  son  adresse  à  les 
vaincre,  et  qui  imprime  aux  édifices  les  plus 
cliétifs  un  caractère  de  solidité  d'après  lequel 
on  pourroit  croire  qu'à  une  autre  époque 
il  eût  élevé  des  monumens  plus  considé- 
rables. 

JJInga-Chungatia ,  vu  de  loin ,  ressemble 
à  un  canapé  dont  le  dos  est  orné  d'une  sorte 
d'arabesque  en  forme  de  chaîne.  En  entrant 
dans  l'enceinte  ovale  >  on  voit  qu'il  n'y  a  de 
siège  que  pour  une  seule  personne ,  mais 
que  cette  personne  est  placée  d'une  manière 
très-commode ,  et  qu'elle  jouit  de  la  vue  la 
plus  délicieuse  sur  le  fond  de  la  vallée  de 
Gulan.  Une  petile  rivière  serpente  dans  cette 
vallée  ,  et  forme  plusieurs  cascades  dont  on 
aperçoit  l'écume  à  travers  des  touffes  de  gun- 
nera  et  de  melaslomes.  Ce  siège  rustique 
orneroit  les  jardins  d'Ermenonville  et  de 
Pvichmond  ;  et  le  prince  qui  avoit  choisi 
ce  site  n'étoit  pas  insensible  aux  beautés 
de  la  nature ,  il  appartenoit  à  un  peuple 
que  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nommer 
barbare. 

Je  n'ai  vu  dans  cette  construction  qu'un 


feT   MONUMÏÏKS  DE    l'aMÉRIQUE.  Zo'S 

Siège  à  dossier  placé  dans  un  lieu  charmant, 
au  bord  d'un  précipice  ^  sur  la  pente  rapide 
d'un  coteau  qui  domine  une  vallée  :  de  vieux 
Indiens,  cjui  sont  les  antiquaires  du  pays, 
trouvent  cette  explication  trop  simple;  ils 
assurent  que  la  chaîne  sculptée  en  creux  sur 
ie  bord  de  l'enceinte  servoit  à  recevoir  de 
petites  boules  qu'on  j  faisoit  courir  pour 
amuser  le  prince.  On  ne  peut  nier  que  le 
bord  sur  lequel  se  trou\e  l'arabesque  a  une 
certaine  pente,  et  que  la  boule,  là  où  le  mur 
est  sensiblement  plus  bas ,  auroit  pu  remonter 
autant  qu'elle  étoit  descendue,  si  on  l'avoit 
lancée  avec  force  ;  mais  au  cas  que  cette  hypo- 
thèse fût  juste,  ne  trouveroit-on  pas  au  bout 
de  la  chaîne  quelque  trou  dans  lequel  les 
boules  auroient  été  reçues  à  la  fin  de  leur 
course  ?  L'endroit  où  le  mur  de  l'enceinte 
est  le  plus  bas  ^  le  point  opposé  au  siège ,  cor- 
respond à  une  ouverture  que  l'on  voit  dans 
le  rocher  au  bord  du  précipice.  Un  sentier 
étroit,  taillé  dans  le  grès,  conduit  à  cette 
grotte ,  dans  laquelle  ,  d'après  la  tradition 
des  indigènes ,  il  y  a  des  trésors  cachés  par 
Atahualpa  :  on  assure  qu'un  filet  d'eau  cou- 
loit  jadis  sur  ce  sentier.  Est-ce  là  qu'il  faut 

I.  20 


3oG  VUES  DES  COP.DILLKRF-S, 

chercher  \c  jeu  de  l'Inca,  el  l'enceinte  ctoit- 
elle  placée  de  manière  que  le  prince  pûl,  voir 
commodément  ce  qui  se  passoit  sur  la  pente 
rapide  du  rocher  ?  Nous  nous  réservons  de 
pailer  de  celte  g-roltedansla  relation  de  noire 
voyage  au  Pérou. 


xiT  mo:\ume:îs  de  l'am£kiqu£,        5o7 

PLANCHE    XX. 

Intérieur  de   la  maison   de  Vlnca , 
au   Caîiar. 

Cette  Planche  représente  le  plan  et  l'inté- 
rieur du  petit  bâtiment  qui  occupe  le  centre 
de  l'esplanade  dans  la  citadelle  du  Ganar,  et 
ijue  M.  de  La  Condamine  a  cru  destiné  à  un 
corps-de-garde  :  j'ai  mis  d'autant  plus  de 
soin  à  donner  de  l'exactitude  à  ce  dessin  , 
que  les  restes  de  l'architecture  péruvienne , 
épars  sur  le  dos  de  la  Cordillère,  depuis  le 
Cuzco  jusqu'à  Cayanibe  ,  ou  depuis  les  lo*^  de 
latitude  australe  jusqu'à  l'équateur,  portent 
tous  le  même  caractère  dans  la  coupe  des 
pierres,  la  forme  des  portes,  la  distribution 
symétrique  des  niches ,  et  l'absence  totale 
des  ornemens  extérieurs.  Cette  uniformité 
de  construction  est  si  grande  ,  que  toutes 
les  hôtelleries  [tambos)  placées  le  long  des 
grandes  routes,  et  appelées  dans  le  pajs  des 
maisons  ou  palais  de  l'Inca,  paroissent  avoir 
été  copiées  les  unes  des  autres.  L'architecture 

20"*" 


Ou8  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

péruvienne  ne  s'élevoil  pas  au  delà  des  besoins 
d'un  peuple  montag^nard  ;  elle  ne  connoissoit 
ni  pilaslres ,  ni  colonnes,  ni  arcs  en  plein 
cintre  :  née  dans  un  pajs  hérissé  de  rochers, 
sur  des  plateaux  presque  dénués  d'arbres  , 
elle  n'imitoit  pas ,  comme  l'architecture  des 
Grecs  et  des  Pvomains  ,  l'assemblage  d'une 
charpente  en  bois  :  simplicité  ,  symétrie  et 
solidité,  voilà  les  trois  caractères  par  les- 
quels se  distinguent  avantageusement  tous 
les  édifices  péruviens. 

La  citadelle  du  Ganar  et  les  bâtimens  carrés 
qui  l'entourent,  ne  sont  pas  construits  de  ce 
même  grès  quartzeux  qui  recouvre  le  schiste 
argileux  et  les  porphyres  de  l'Assuay,  et  qui 
paroît  au  jour  dans  le  jardin  de  l'Inca ,  en 
descendant  vers  la  vallée  de  Gulan.  Les  pierres 
qui  ont  servi  aux  édifices  du  Gaiiar,  ne  sont 
pas  non  plus  du  granité,  comme  M.  de  La 
Gondamine  l'a  cru,  mais  un  porphyre  tra- 
péen  d'une  grande  dureté ,  enchâssant  du 
feldspath  vitreux  et  de  l'amphibole.  Peut-être 
ce  porphyre  a-t-il  été  arraché  des  grandes 
carrières  que  l'on  trouve  à  quatre  mille  mètres 
de  hauteur,  près  du  lac  de  la  Gulebrilla ,  à 
wne  distance  de  plus  de  trois  lieues  du  Ganar  : 


ET    MONUME^-S   DE   L  AMÉRIQUE.  OOQ 

il  esl  certain  du  moins  que  ces  carrières  ont 
fourni  la  belle  pierre  employée  dans  la  maison 
de  rinca ,  située  dans  la  plaine  de  PuUal , 
à  une  élévation  qui  égale  presque  celle  qu'au- 
roit  le  Puj-de-Dôme  placé  sur  le  sommet 
du  Caniofou. 

On  ne  trouve  point  dans  les  ruines  du 
Caîiar  de  ces  pierres  d'une  énorme  grandeur 
qu'offrent  les  édifices  péruviens  du  Cuzco  et 
des  pays  voisins.  Acosta  en  a  mesuré  à  Tra- 
quanaco  qui  avoient  douze  mètres  (trente-huit 
pieds)  de  long-,  sur  5"'  8  (dix-huit  pieds)  de 
large  ,  et  i^g  (six  pieds)  d'épaisseur.  Pedro 
Cicça  de  Léon  en  vit  des  mêmes  dimensions 
dans  les  ruines  de  Tiahuanaco  '.  Dans  la  ci- 
tadelle du  Canar ,  je  n'ai  pas  observé  de 
pierres  qui  eussent  au  delà  de  vingt-six  dé- 
cimètres (huit  pieds)  de  longueur.  Elles  sont  > 
en  général,  bien  moins  remarquables  par  leur 
masse  que  par  l'extrême  beauté  de  leur  coupe: 
la  plupart  sont  jointes  sans  aucune  apparence 
de  ciment  ;  cependant  on  reconnoît  ce  der- 
nier dans  quelques-uns  des  bàtimens  qui  en- 
tourent la  citadelle,  et  dans  les  trois  maisons 

'  CiEÇA^  Chronica  delPeru  (Amers,  i554),  p.  20  k 


3lO  VUEâ  DES  CORDILLÈRES, 

de  rinca ,  au  Piillal ,  dont  chacune  a  plus 
de  cinquante -huit  mëlies  de  long  :  il  c^t 
formé  d'un  mélange  de  peliles  pierres  et  de 
marne  argileuse .,  qui  fait  efFervescence  avec 
les  acides;  c'est  un  vrai  mortier,  dont  j'ai 
retiré  ,  au  mojen  d'un  couteau  ,  des  por- 
tions coiisidérahles  ^  en  creusant  dans  les  in- 
terstices que  laissent  les  assises  parallèles  des 
pierres.  Ce  fait  mérite  quelque  atteniion  , 
parce  que  les  voyageurs  qui  m'ont  préc^^dé 
ont  tous  assuré  que  les  Péruviens  ne  con- 
noissoient  point  l'usage  du  ciment  ;  mais  on 
a  eu  tort  de  supposer  celte  ignorance  chez 
eux  ,  de  même  que  chez  les  anciens  habi- 
tans  de  l'Egjpte  :  les  Péruviens  n'emplojoient 
pas  seulement  un  moitier  marneux;  dans  les 
grands  édifices  de  Pacaritambo  ' ,  ils  ont  fait 
usage  d'un  ciment  d'asphalte  (  hetim  )  ,  mode 
de  construction  qui ,  sur  les  bords  de  l'Eu- 
phrate  et  du  Tigre,  remonte  à  la  plus  haute 
antiquité. 

Le  porphyre  qui  a  servi  aux  édifices  du 
Caftar  est  taillé  en  parallélipipëdes  ,  avec  une 
telle   perfection  que    les  joints  des  pierres 

'  CiEÇA,  Chronica  del  Peru  (Anvers,  i55i) ,  p.  234^ 


ET  MONUMEtXS  DE   L  AMÉRIQUE.  Ôll 

seroient  imperceptibles,  comme  le  remarque 
très-bien  M.  de  La  Condamine  ',  si  leur 
surface  extérieure  étoit  plane  :  mais  la  face 
extérieure  de  chaque  pierre  est  légèrement 
convexe  et  coupée  en  biseau  vers  les  bords; 
en  sorte  que  les  joints  forment  de  petites 
cannelures  qui  servent  d'ornemens,  comme 
les  séparations  des  pierres  dans  les  ouvrages 
rustiques.  Cette  coupe  de  pierres,  que  les 
architectes  italiens  appellent  ^'z/^/z^^o  ^  se  re- 
trouve dans  les  ruines  du  Callo ,  près  de 
Mulalo  ,  où  je  l'ai  dessinée  en  détail  '  ; 
elle  donne  aux  murs  des  édifices  péruviens 
une  o-rande  ressemblance  avec  de  certaines 

o 

constructions  romaines ,  par  exemple,  avec 
le  muro  di  IServa  à  Rome. 

Ce  qui  caractérise  surtout  les  monumens  de 
l'architecture  péruvienne,  c'est  la  forme  des 
portes,  qui  avoient  généralement  dix-neuf 
à  vingt  décimètres  (six  à  huit  pieds)  d'élé- 
vation ,  afin  que  l'inca  ou  d'autres  grands  sei- 
gneurs pussent  y  passer,  quoique  portés  dans 
un  brancard  sur  les  épaules  de  leurs  vassaux. 

'  Mémoires  de  l'académie  de  Berlin,  17  iô,  p.  443. 
'^  "Voyez  PI.  xxiv.  (ix  de  l'éditioii  iu-8^} 


3i2  VUES    DES  CORDILLÈRES, 

Les  jambages  de  ces  portes  n'éloient  pas  pa- 
rallèles,  mais  inclinés,  sans  doute  pour  que 
l'on  pût  employer  des  linteaux  de  picire  d'une 
moindre  largeur.  Les  niches  (  hoco  )  prati- 
quées dans  les  murs  ,  et  servant  d'armoirçs  , 
imitent  la  forme  de  ces  porte  rasl remate  : 
c'est  l'inclinaison  de  leurs  jambages  qui  donne 
aux  édifices  péruviens  une  certaine  ressem- 
blance avec  ceux  de  l'Egjpte  ,  di;ns  lesquels 
les  linteaux  sont  constamment  plus  courts  que 
l'ouverture  inférieure  des  pertes.  Entre  les 
Jiocos  se  trouvent  des  pierres  cylindriques > 
à  surface  polie,  qui  saillent  hors  du  mur  ^ 
à  cinq  décimètres  de  long:;eur  :  les  indi' 
gènes  nous  ont  assuré  qu'elles  servoient  à 
suspendre  des  armes  ou  des  vêtemens.  On 
observe  en  outre,  dans  les  encoignures  des 
murs,  des  traverses  de  porphyre  d'une  forme 
bizarre.  M.  de  La  Condamine  croit  qu'elles 
étoient  destinées  à  lier  les  deux  murs  :  j'in- 
cline plutôt  à  croire  que  les  cordages  des 
hamacs  étoient  attachés  autour  de  ces  tra- 
verses ;  du  moins  les  trouve-t-on  en  bois  ,, 
et  servant  au  même  usage,  dans  toutes  les 
cabanes  des  Indiens  de  l'Orénoque. 

Les  Péruviens  ont  montré  une  habileté 


ET   MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  5i3 

étonnante  à  tailler  les  pierres  les  plus  dures. 
Au  Canar ,  on  trouve  des  canaux  courbes 
creusés  dans  le  porphyre  pour  suppléer  aux 
gonds  des  portes.  La  Condamine  et  J>ougucr 
ont  vu,  dans  d'anciens  édifices  construits  du 
temps  des  Incas,  des  ornemens  de  porphyre 
représentant  des  mufles  d'animaux,  dont  les 
narines  percées  portoient  des  anneaux 
mobiles  de  la  même  pierre'.  Lorsque  je 
traversai  la  Cordillère  par  le  Paramo  de 
l'Assuay,  et  que  je  vis  ces  énormes  masses 
de  pierres  de  taille  tirées  des  carrières  de 
porphyre  du  Pullal ,  et  employées  à  cons- 
truire les  grandes  routes  de  l'Inca ,  je  com- 
mençai déjà  à  douter  que  les  Péruviens 
n'eussent  connu  d'autres  outils  que  des  haches 
de  caillou;  je  soupçonnai  que  le  frottement 
n'étoit  pas  le  seul  moyen  qu'ils  avoient 
employé  pour  aplanir  les  pierres  ou  pour 
leur  donner  une  convexité  régulière  et 
uniforme  :  j'embrassai  dès-lors  une  opinion 
contraire  aux  idées  généralement  reçues,  je 
supposai  que  les  Péruviens  avoient  eu   des 

'  Mémoires  de  l'académie  de  Berlin,  1746,  p.  452^ 
Tab.  7,f.  4. 


01  l  VUrS  DES  CORDILLÈRES, 

oulilsde  cuivre,  qui,  mèlc  clans  une  certaine 
proportion  à  l'étain ,  acquiert  une  grande 
dureté.  Celle  supposition  s'est  trouvée  justi- 
liée  par  la  découverlc  d'un  ancien  ciseau 
péruvien  trouvé  à  Vilcabamba  ,  près  du 
Cuzco,  dans  une  mine  d'argent  travaillée 
du  temps  des  Incas.  Cet  instrument  précieux, 
que  je  dois  à  l'amitié  du  père  Narcisse 
Gilbar,  et  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  rap- 
porter en  Europe ,  a  douze  centimètres  de 
lono'  et  deux  de  larofe  :  la  matière  dont  il 
est  composé  a  été  analysée  par  M.  Vauquelin, 
qui  y  a  trouvé  0,94  de  cuivre  et  0,06  d'étain. 
Ce  cuivre  tranchant  des  Péruviens  est  presque 
identique  avec  celui  des  haches  gauloises, 
qui  coupent  le  bois  comme  le  leroit  de 
l'acier'.  Partout  dans  l'ancien  continent,  au 
commencement  de  la  civilisation  des  peuples, 
l'usage  du  cuivre  mêlé  d'étain  {ces ^  x^-'^'^'-^'^) 
a  prévalu  sur  celui  du  fer,  même  là  où  ce 
ce  dernier  étoit  connu  depuis  long-temps. 

'  Voyez   mon    Essai   pohtique   sur    la   Nouvelle- 
Espagne;  Vol.  m,  p.  3o6  de  l'écUlIou  ia-8°. 


ET  MONUMENS    DE   L  AMÉHIQUC.  010 


PLANCHE    XXI. 

Bit  S -relief  aztèque  trouvé  à  la  grande 
place  de  Mexico. 

La  cathédrale  de  Mexico,  représentée  sur 
la  troisième  Planche  ,  est  fondée  sur  les 
ruines  du  téocalli  ou  de  la  maison  du  dieit 
Mexilli.  Ce  monument  pyramidal ,  construit 
par  le  roi  Ahuizoll,  en  i486,  avoit  trente- 
sept  mètres  de  hauteur  depuis  sa  base 
jusqu'à  la  plate-forme  supérieure,  d'où  l'on 
jouissoit  d'une  vue  magnifique  sur  les  lacs, 
sur  la  campagne  environnante,  parsemée  de 
villages,  et  sur  le  rideau  de  montagnes  qui 
entoure  la  vallée.  Cette  plate-forme  ,  qui 
servoit  d'asile  aux  combattans,  étoit  cou- 
ronnée par  deux  chapelles  en  forme  de 
tours,  dont  chacune  avoit  dix-sept  à  dix-huit 
mètres  de  haut,  de  sorte  que  tout  le  téocalli 
avoit  cinquante-quatre  mètres  d'élévation. 
Le  monceau  de  pierres  qui  formoit  la  pyra- 
mide de  Mexilli  a  servi  après  le  siège  de 
Ténochlitlan  pour  exhausser  la  Pluza  Maroi\ 


OlG  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

C'est  en  faisant  des  fouilles  à  huit  ou  dix 
mètres  de  profondeur,  que  l'on  dccouvri- 
roit  un  grand  nombre  d'idoles  colossales  et 
d'autres  restes  de  la  sculpture  aztèque:  en 
effet,  trois  monumens  curieux  ,  dont  nous 
donnerons  la  description  dans  cet  ouvrage, 
la  pierre  dite  des  sacrifices ,  la  statue  colos- 
sale de  la  déesse  Teoyaomiqui ,  et  la  pierre 
du  calendrier  mexicain  ,  ont  été  trouves 
lorsque  le  vice-roi,  comte  de  Revillagigedo, 
a  fait  aplanir  la  grande  place  de  Mexico  en 
abaissant  le  terrain.  Une  personne  très-digne 
de  foi  ,  qui  avoit  été  chargée  de  diriger 
ces  travaux  ,  m'a  assuré  que  les  fondations 
de  la  cathédrale  sont  entourées  d'une 
innombrable  quantité  d'idoles  et  de  reliefs, 
et  que  les  trois  masses  de  porphyre  que 
nous  venons  de  nommer  sont  les  plus  petites 
de  celles  qu'on  découvrit  alors  en  fouillant 
jusqu'à  la  profondeur  de  douze  mètres. 
Près  de  la  capilla  ciel  sagrario ,  on  découvrit 
une  roche  sculptée  qui  avoit  sept  mètres  de 
long,  six  de  large  et  trois  de  haut:  les 
ouvriers^  voyant  qu'on  ne  pouvoit  parvenir 
à  la  retirer,  voulurent  !:!  i. mettre  en  picces; 
mais  heureusement  ils  en  furent   détournés 


ET  MO>(UMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  O17 

par  un  chanoine  de  la  cathédrale,  M.  Gam- 
boa,  homme  inslruit  et  ami  des  arts. 

La  pierre  que  l'on  désigne  vulgairement 
Sous  le  nom  de  la  pierre  des  sacrifices  {piedra 
de  los  sncrijîcios  ) ,  est  de  forme  cylindrique  : 
elle  a  trois  mètres  de  largeur  et  onze  déci- 
mètres de  hauteur  ;  elle  est  entourée  d'un 
relief  dans  lequel  on  reconnoît  vingt  groupes 
de  deux  figures,  qui  sont  toutes  représentées 
dans  la  même  attitude.  Une  de  ces  figures 
est  constamment  la  même  :  c'est  un  guerrier , 
peut-être  un  roi,  qui  a  la  main  gauche 
appuyée  sur  le  casque  d'un  homme  qui  lui 
oflFre  des  fleurs  comme  un  gage  de  son 
obéissance.  M.  Dupé,  que  j'ai  eu  occasion 
de  citer  au  commencement  <le  cet  ouvrage, 
a  copié  tout  le  relief;  je  me  suis  assuré,  sur 
les  lieux  ^  de  l'exactitude  de  son  dessin ,  dont 
une  partie  a  été  gravée  sur  cette  Planche: 
j'ai  choisi  le  groupe  remarquable  qui  repré- 
sente un  homme  barbu.  On  observe  qu'en 
général  les  Indiens  mexicains  ont  un  peu 
plus  de  barbe  que  le  reste  des  indigènes  de 
l'Amérique  ;  il  n'est  même  pas  rare  d'en  voir 
iivec  des  moustaches.   Y  auroit-il  eu  jadis 


5iS  Vies  dîzs  conDiLLÈr;!-.^, 

ime  province  dont  les  liabitans  portoicnt 
une  longue  barbe  ?  ou  celle  qu'on  remarque 
dans  le  relief  est-elle  postiche?  fait -elle 
partie  de  ces  ornemens  fantastiques  par  les- 
quels les  guerriers  cherchoient  à  inspirer 
de  la  terreur  à  l'ennemi? 

M.  Dupé  croit ,  ce  me  semble ,  avec  raison  , 
que  cette  sculpture  représenfe  les  conquêtes 
d'un  roi  aztèque.  Le  vainqueur  est  toujours 
le  même.  Le  guerrier  vaincu  porte  le  cos- 
tume du  peuple  auquel  il  appartient,  et  dont 
il  est  pour  ainsi  dire  le  reprcsenlant  :  derrière 
le  vaincu  est  placé  rhiérogljphe  qui  désigne 
la  province  conquise.  Dans  le  Recueil  de 
Mendoza  y  les  conquêtes  d'un  roi  sont  de 
même  indiquées  par  un  bouclier  ou  un 
faisceau  de  flèches,  placé  entre  le  roi  et  les 
caractères  symbolicpies  ou  armoiries  des  pays 
sidîjugués.  Comme  les  prisonniers  mexicains 
étoient  immolés  dans  les  temples,  il  paroîtroît 
assez  naturel  que  les  triomphes  d'un  roi  guer- 
rier fussent  figurés  autour  de  la  pierre  fatale 
sur  laquelle  le  topiltzin  (prêtre  sacrificateur) 
arrachoitlecœur  à  la  malheureuse  victime.  Ce 
qui  a  fait  surtout  adopter  cette  hypothèse,  c'est 


î:t  mops'UMENS  de  L  AMKP.IOUE.  ÔIC) 

que  la  surface  supérieure  de  la  pierre  offre 
une  rainure  assez  profonde  ,  qui  paroît  avoir 
servi  pour  faire  écouler  le  sang. 

Malgré  ces  apparences  de  preuves ,  j'in- 
cline à  croire  que  la  pierre  dite  des  sacri- 
fices n'a  jamais  été  placée  à  la  cime  d'un 
téocalli j  mais  qu'elle  étoit  une  de  ces  pierres 
appelées  tétnalacatl,  sur  lesquelles  se  livroit 
le  combat  de  gladiateurs  entre  le  prisonnier 
destiné  à  être  immolé  à  un  guerrier  mexicain. 
La  vraie  pierre  des  sacrifices ,  celle  qui  cou- 
ronnoit  la  plate-forme  des  téocallis ,  étoit 
verte,  soit  de  jaspe,  soit  peut-être  de  jade 
axinien  :  sa  forme  étoit  celle  d'un  paralîéli- 
pipède  de  quinze  à  seize  décimètres  de  lon- 
gueur, et  d'un  mètre  de  largeur;  sa  surface 
étoit  convexe,  afin  que  la  victime  étendue 
sur  la  pierre  eût  la  poitrine  plus  élevée  que 
le  reste  du  corps.  Aucun  historien  ne  rap- 
porte que  cette  masse  de  pierre  verte  ait 
été  sculptée  :  la  grande  dureté  des  roches 
de  jaspe  et  de  jade  s'opposoit  sans  doute  à 
l'exécution  d'un  bas-relief.  En  comparant 
le  bloc  cylindrique  de  porphyre  trouvé  sur 
la  grande  place  de  Mexico ,  à  ces  'pierres 
oblongues  sur  lesquelles  la  victime  étoit  jetée 


O20  VUES   DÉS    COUDILLÈRES,' 

lorque  le  topiltzin  s'en  approchoit,  armé 
d'un  couteau  d'obsidienne,  on  conçoit  aisé- 
ment que  ces  deux  objets  n'offrent  aucune 
ressendilance  ni  de  iiialicre  ni  de  forme. 

Il  est  facile,  au  contraire,  de  reconnoître> 
dans  la  description  que  des  témoins  ocu- 
laires nous  ont  donnée  du  témalacatl  ou  de 
la  pierre  sur  laquelle  combattoit  le  prison- 
nier destiné  au  sacrifice^  celle  dont  M.  Dupé 
a  dessiné  le  relief.  L'auteur  inconnu  de  l'ou^ 
vrage  publié  par  Ranmsio  ,  sous  le  titre  de 
Pielazione  d'un  gentiluomo  di  Fernando  Cor^ 
tez  ,  dit  expressément  que  le  témalacatl  avoit 
la  forme  d'une  meule  de  trois  pieds  de  hau- 
teur, ornée  tout  autour  de  figures  sculptées, 
et  qu'il  étoit  assez  grand  pour  servir  au  com- 
bat de  deux  personnes.  Cette  pierre  cylin- 
drique couronnoit  un  tertre  de  trois  mètres 
d'élévation.  Les  prisonniers  les  plus  distin- 
gués par  leur  courage  ou  par  leur  rang 
étoient  réservés  pour  le  sacrifice  des  gadia- 
tcurs.  Placés  sur  le  témalacatl ,  entourés 
d'une  foule  immense  de  spectateurs,  ils  dé- 
voient combattre  successivement  avec  six 
guerriers  mexicains  :  étoient-ils  assez  heureux 
pour  les  vaincre ,  on  leur  accordoit  la  liberté, 


ET  MONUMENS  de  l'amÉUIQUE.  521 

<en  leur  permettant  de  retourner  dans  leur 
pairie;  si,  au  contraire,  le  prisonnier  gla- 
diateur succomboit  sous  les  coups  d'un  de 
ses  adversaires ,  alors  un  prêtre  ,  appelcî 
Chalchiuhlepehua  j  le  traînoit  mort  ou  \ivant 
à  Fautel  pour  lui  arracher  le  cœur. 

Il  se  pourroit  très-bien  que  la  pierre  qui 
a  été  trouvée  dans  les  fouilles  faites  autour 
de  la  cathédrale,  fût  ce  même  témaiacatl  que 
le  gcjitiluomo  de  Cortez  assure  avoir  vu  près 
de  l'enceinte  du  grand  téocalli  de  Mexiili. 
Les  figures  du  relief  ont  près  de  soixante 
décimètres  de  hauteur.  Leur  chaussure  est 
très  -  remarquable  :  le  vainqueur  a  le  pied 
gauche  terminé  par  une  espèce  de  bec  qui 
paroît  destiné  à  sa  défense.  On  peut  être 
surpris  de  trouver  cette  arme  à  laquelle 
je  ne  connois  rien  d'analogue  chez  d'autres 
nations ,  seulement  au  pied  gauche.  Cette 
même  figure  dont  le  corps  trapu  rappelle 
le  premier  stjle  étrusque,  tient  le  vaincu 
par  le  casque  en  le  serrant  de  la  main  gauche. 
Dans  un  grand  nombre  de  peintures  mexi- 
caines qui  représentent  des  batailles,  on 
voit  des  guerriers  tenant  aussi  des  armes 
dans  la  main  gauche  :   ils   sont  représentés 

I.  21 


522  VUES   DES    COKUILLÈRES, 

agissant  plutôt  de  cette  inain  que  de  la  main 
droite. 

On  pourroit  croire,  au  premier  coup  d'œil, 
que  cette  bizarrerie  lient  à  des  habitudes 
particulières;  mais,  en  examinant  un  grand 
nombre  d'hiéroglyphes  historiques  des  Mexi- 
cains, on  reconnoît  que  leurs  peintres  plaçoien  t 
les  armes  tantôt  dans  la  main  droite,  tantôt 
dans  la  main  gauche ,  selon  qu'il  en  résulte 
une  disposition  plus  symétrique  dans  les 
groupes  :  j'en  ai  trouvé  des  exemples  frappans 
en  feuilletant  le  Codex  anonymus  du  Vati- 
can ,  dans  lequel  on  trouve  des  Espagnols 
qui  portent  l'épée  dans  la  gauche  '.  Cette 
bizarrerie  de  confondre  la  droite  avec  la 
gauche,  caractérise  d'ailleurs  le  commen- 
cement de  l'art  :  on  l'observe  aussi  dans  quel- 
ques reliefs  égyptiens;  on  trouve  même  dans 
ces  derniers  des  mains  droites  attachées  à  des 
bras  gauches,  d'où  résulte  que  les  pouces 
paroissent  placés  à  l'extérieur  des  mains. 
De  savans  antiquaires  ont  cru  recounoître 
quelque  chose  de  mystérieux  dans  cet 
arrangement  extraordinaire ,  que  M.  Zoega 

*   Cod.   Vat.  anon.,   fol.  86. 


ET  MONUMENS  DE  L'AAréRIQUE.  325 

il'altribiie  qu'au  simple  caprice  ou  à  la  négli- 
gence de  l'arliste.  Je  doule  fort  que  ce  bas- 
relief  qui  entoure  le  témalacatl  ,  et  tant 
d'autres  sculptures  en  porphyre  basaltique , 
aient  été  exécutés  en  n'employant  que  des 
outils  de  jade  ou  d'autres  pierres  très- 
dures  :  il  est  vrai  que  j'ai  cherché  en  vain  à  me 
procurer  quelque  ciseau  métallique  des  an- 
ciens Mexicains  ,  semblable  à  celui  que  j'ai 
rapporté  du  Pérou  ;  mais  Antonio  de  Herera, 
dans  le  dixième  livre  de  son  Histoire  des  Indes 
Occidentales  ,  dit  expressément  que  les  habi- 
tons de  la  province  maritime  de  ZacatoUan, 
située  entre  Acapulco  et  Colima  ,  préparoient 
deux  sortes  de  cuivre,  dont  l'un  étoit  dur 
ou  tranchant,  et  l'autre  malléable  :  le  cuivie 
dur  servoit  pour  fabriquer  des  haches ,  des 
armes  et  des  instrumens  d'aii-riculiure  ;  le 
cuivre  malléable  étoit  employé  pour  des  vases, 
des  chaudières  et  d'autres  ustensiles  néces- 
saires dans  l'économie  domestique.  Or,  la 
côte  de  Zacatollan  ayant  été  sujette  aux  rois 
d'Anahuac ,  il  ne  paroit  pas  probable  que., 
dans  les  environs  de  la  capitale  du  royaume  , 
on  ait  continué  à  sculpter  les  pierres  par  frot- 
tement ,    si   l'on    pou  voit    se    procurer    des 

2  1  * 


324  '^UES  DES  CORDILLÈRES, 

ciseaux  métalliques.  Ce  cuivre  tranchant 
mexicain  étoit  sans  doute  mêlé  d'étain ,  de 
même  que  l'outil  trouvée  Vilcabamba  et  cette 
hache  péruvienne  que  Godin  avoit  envoyée  à 
M.  de  Maurepas,  et  que  le  comte  de  Gaylus 
crut  être  du  cuivre  trempe. 


ET   MOWUMENS  DE   L  AMERIQUE. 


32  5 


PLANCHE   XXII. 

Roches  basaltiques  et  Cascade  de 
Régla. 

En  changeant  de  latitude  et  de  climat,  on 
Yoit  changer  l'aspect  de  la  nature  organisée , 
la  forme  des  animaux  et  des  plantes,  qui  im- 
priment à  chaque  zone  un  caractère  parti- 
culier :  à  l'exception  de  quelques  végétaux 
aquatiques  et  cryptogames  ,  dans  chaque 
région  le  sol  est  couvert  de  plantes  diverses. 
Il  n'en  est  point  ainsi  de  la  nature  brute,  de 
cette  agrégation  de  substances  terreuses  qui 
couvre  la  surface  de  notre  planète  :  le  même 
granité  décomposé,  sur  lequel,  dans  les 
frimas  de  la  Laponie,  végètent  des  vaccinium, 
des  andromèdes  et  le  lichen  qui  nourrit  le 
renne,  se  retrouve  encore  dans  ces  bosquets 
de  fougères  arborescentes ,  de  palmiers  et 
d'héliconia  ,  dont  le  feuillage  lustré  se  déve- 
loppe sous  l'influence  des  chaleurs  équato- 
riales.  Lorsqu'à  la  fin  d'une  longue  navigation, 
après  avoir  passé  d'un  hémisphère  à  l'autre , 


Ty2S  TUES   I>ES  CORDILLERES, 

l'habitant  du  nord  aborde  à  une  cote  lointaine, 
il  est  surpris  de  trouver,  au  milieu  d  une  foule 
de  productions  inconnues,  ces  strates  d'ar- 
doise, de  schiste  micacé  et  de  porphyre  tra- 
péen  ,  qui  forme  les  cotes  arides  de  l'ancien 
continent  baignées  par  l'Océan  glacial.  Sous 
tous  les  climats,  la  croûte  pierreuse  du  globe 
présente  le  même  aspect  au  voyageur;  paiv 
tont  il  reconnoît,  et  non  sans  une  certaine 
ëmolion ,  au  milieu  d'un  nouveau  monde, 
les  roches  de  son  pays  natal. 

Celte  analogie  que  présente  la  nature  non 
organique  s'étend  jusqu'à  ces  petits  phéno- 
mènes que  l'on  seroit  tenté  d'attribuer  à  des 
causes  purement  locales.  Dans  les  Cordillères 
comme  dans  les  montagnes  de  l'Europe,  le 
granité  offre  quelquefois  des  agrégations  en 
forme    de  sphéroïdes   aplatis    et   divisés   en 
couches  conceïi!ric|ues   :   sous  les  tropiques 
comme  dans  la  zone  tempérée,  on  trouve 
dans  le  granité  de  ces  masses  abondantes  en 
mica  et  en  amphibole,  qui  ressemblent  à  des 
boules  noirâtres  enchâssées  dans  un  mélange 
de  feldspath  et  de  quartz  laiteux  :  le  diallage 
métalloïde  se  trouve  dans  les  serpentines  de 
1  île  de  Cuba  comme  dans  celles  de  l'Aile- 


ET  MONUMENS  DE  l'aMÉRIQUE.  527 

magne:  les  amygclaloïdes  et  les  pierres  perlées 
•  du  plateau  du  Mexique  paroissent  identiques 
avec  celles  que  l'on,  observe  au  pied  des 
monts  Carpathes.  La  superposition  des  roches 
secondaires  suit  les  mêmes  lois  dans  les  ré- 
gions les  plus  éloignées  les  unes  des  autres. 
Partout  les  mêmes  monumens  attestent  la 
même  suite  dans  les  révolutions  qui  ont 
changé  progressivement  la  surface  du  globe. 
En  remontant  aux  causes  physiques,  on 
doit  être  moins  surpris  de  voir  que  les  voya- 
geurs n'aient  pas  découvert  de  nouvelles 
roches  dans  les  régions  lointaines.  Le  climat 
influe  sur  la  forme  des  animaux  et  des  plantes, 
parce  que  le  jeu  des  affinités  qui  préside  au 
développement  des  organes  est  modifié  à  la 
fois  par  la  température  de  l'atmosphère  et  par 
celle  qui  résulte  des  diverses  combinaisons 
formées  par  l'action  chimique  :  mais  la  distri- 
bution inégale  de  la  chaleur ,  qui  est  l'efFet 
de  l'obliquité  de  Téchplique^  ne  peut  avoir 
eu  aucune  influence  sensible  sur  la  formation 
des  roches;  cette  formation  ,  au  contraire, 
doit  elle-même  avoir  influé  puissamment  sur 
la  température  du  globe  et  de  l'air  environ- 
nant. Lorsque  de  grandes  masses  de  matière 


52S  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

passent  de  l'état  liquide  à  l'état  solide,  ce 
phénomène  ne  peut  avoir  lieu  sans  être  ac- 
compag-né  d'un  énorme  dégagement  de  calo- 
rique. Ces  considérations  semblent  jeter 
quelque  jour  sur  les  premières  migrations  des 
animaux  et  des  plantes.  Je  pourrois  être  tenté 
d'expliquer  ,  par  celte  élévation  progressive 
de  température  ,  plusieurs  problèmes  impor- 
tans,  particulièrement  celui  qu'offre  l'exis- 
tence des  productions  dt  s  Indes  enfouies  dans 
les  pays  du  Nord  ,  si  je  ne  craignois  d'aug- 
menter le  nombre  des  rêves  géologiques. 

Les  basaltes  de  Régla,  figurés  sur  cette 
Planche ,  présentent  une  preuve  incontestable 
de  cette  identité  de  forme  que  l'on  observe 
parmi  les  roches  des  divers  climats.  En  jetant 
les  jeux  sur  ce  dessin  ,  le  minéralogiste  voya- 
geur reconnoît  la  forme  des  basaltes  du 
Yivarais ,  ceux  des  monts  Euganéens  ou  du 
promontoire  d'Antrin) ,  en  Irlande.  Les  plus 
petits  accidens  observés  dans  les  roches  colon- 
naires  de  l'Europe ,  se  retrouvent  dans  ce 
groupe  de  basaltes  du  Mexique.  Une  si 
grande  analogie  de  structure  fait  supposer 
que  les  mêmes  causes  ont  agi  sous  tous  les 
climats,   et  à  des  époques  très- différen tes  ; 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE*  Ù2C) 

car  les  basaltes  recouverts  de  schistes  argileux 
et  de  calcaire  compacte,  doivent  être  d'un 
.    âge  bien  différent  de  ceux  qui  reposent  sur 
des  couches  de  houille  et  sur  des  galets. 

La  petite  cascade  de  Régla  se  trouve  au 
nord-est  de  Mexico ,  à  une  distance  de  vingt- 
cinq  lieues,  entre  les  mines  célèbres  de  Real 
del  Monte  et  les  eaux  thermales  de  ïotonilco. 
Une  petite  rivière ,  qui  sert  à  mouvoir  les 
bocards  de  l'usine  d'amalframation  de  Régla  , 
dont  la  construction  a  coûté  plus  de  dix  mil- 
lions de  livres  tournois,  se  fraie  un  chemin 
à  travers  des  groupes  de  colonnes  basaltiques  : 
la  nappe  d'eau  qui  se  précipite  est  assez  con- 
sidérable ,  mais  la  chute  n'a  que  sept  ou  huit 
mètres  de  hauteur.  Les  rochers  environnans, 
qui,  par  leur  réunion,  rappellent  la  grotte 
de  Staffa ,  dans  les  îles  Hébrides  ,  les  con- 
trastes de  la  végétation ,  l'aspect  sauvage  et  la 
solitude  du  lieu,  rendent  cette  petite  cascade 
extrêmement  pittoresque.  Des  deux  côtés  du 
ravin  s'élèvent  des  basaltes  colonnaires  qui 
ont  plus  de  trente  mètres  de  hauteur,  et  sur 
lesquels  se  présentent  des  touiTcs  de  cactus  et 
de  vucca  filamentosa.  Les  prismes  ont  géné- 
lement  cinq  àsb:  pans ,  et  quelquefois  jusqu'à 


OOO  VUIÎS  DES  CORDILLÈRES  , 

douze  décimètres  de  largeur  :  plusieurs 
prcsentenl  des  arliculalions  très-rcguliëres. 
Chaque  colonne  a  un  noyau  cylindrique  d'une 
masse  plus  dense  que  les  parties  environ- 
nantes :  ces  noyaux  sont  comme  enchâssés 
dans  les  prismes,  qui,  dans  leur  cassure 
horizontale ,  offrent  des  convexités  très- 
remarquables.  J'ai  indiqué  cette  structure, 
que  l'on  retrouve  dans  les  basaltes  du  cap 
Fairhead ,  sur  le  premier  plan  du  dessin ,  vers 
la  jn-auclie. 

La  plupart  des  colonnes  de  Régla  sont  per- 
pendiculaires ;  on  en  observe  cependant 
aussi,  très-près  de  la  cascade,  dont  l'incli- 
naison est  de  l\!o^  vers  l'est  ;  plus  loin ,  il  y 
en  a  d'horizontales.  Chaque  groupe ,  lors  de 
sa  formation  ,  paroît  avoir  suivi  des  attrac- 
tions particulières.  La  masse  de  ces  basaltes 
est  très-homogène  :  M.  Bonpland  y  a  observé 
des  noyaux  d'oHvine  ou  de  péridot  granili- 
forme,  entourés  de  mésotype  cristallisée;  les 
prismes,  et  ce  fait  mérite  l'attention  des  géo- 
logues ,  reposent  sur  une  couche  d'argile  , 
sous  laquelle  on  trouve  encore  du  basalte  : 
en  général,  celui  de  Régla  est  superposé  au 
porphyre  de  Real  del  Monte  ,  tandis  qu'une 


ET  MONUMENTS  DE  l'aMÉRIQUE.  35 1 

roche  calcaire  compacte  sert  de  base  au 
basalte  de  Totonilco.  Toute  cette  réi^ion 
basaltique  est  élevée,  de  deux  mille  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  l'Océan. 


Où2  VUES   DES  CORDILLÈHES, 


PLANCHE    XXIII." 

Relief  en  basalte,   représ eiitant  le 
Calendrier  mexicain. 

Parmi  les  monumens  qui  semblent  prouver 
que,  lors  de  l'arrivée  des  Espagnols,  les 
peuples  du  Mexique  étoient  parvenus  à  un 
certain  degré  de  civilisation,  on  peut  assigner 
le  premier  rang  aux  calendriers,  ou  aux  diffé- 
rentes divisions  du  temps  adoptées  par  les 
Toltëques  et  les  Aztèques ,  soit  pour  l'usage 
de  la  société  en  général ,  soit  pour  régler 
Tordre  des  sacrifices,  soit  pour  faciliter  les 
calculs  de  l'astrologie.  Ce  genre  de  monu- 
mens est  d'autant  plus  digne  de  fixer  notre 
attention  ,  quil  atteste  des  connoissances  que 
nous  avons  de  la  peine  à  regarder  comme 
le  résultat  d'observations  faites  par  des  peuples 
montag-nards  dans  les  réfjions  incultes  du 
nouveau  continent.  On  pourroit  être  tenté 
de  croire  qu'il  en  est  du  calendrier  aztèque 

*  PI.  VIII  de  l'édition  in-8'. 


Ff.  Fin. 


Bi'utpiet  je 


ET  MONUMENS  DE    L  AMÉRIQUE.  0D5 

comme  de  ces  langues  riches  en  mots  et  en 
formes  grammaticales  ,  que  l'on  trouve  chez 
des  nations  dont  la  masse  actuelle  des  idées 
ne  répond  pas  à  la  multiplicité  des  signes 
propres  à  les  revêtir.  Ces  langues  si  riches  et 
si  flexibles ,  ces  modes  d'intercalation  qui  sup- 
posent une  connoissance  assez  exacte  de  la 
durée  de  l'année  astronomique ,  ne  sont  peut- 
être  que  les  restes  d'un  héritage  qui  leur  a  été 
transmis  par  des  peuples  jadis  civilisés,  mais 
depuis  replongés  dans  la  barbarie. 

Les  moines  et  d'autres  écrivains  espagnols 
qui  ont  visité  le  Mexique ,  peu  de  temps  après 
la  conquête,  n'ont  donné  que  des  notions 
vagues  et  souvent  contradictoires  des  difFé- 
rens  calendriers  usités  parmi  les  peuples  de 
race  toltëque  et  aztèque.  On  trouve  ces  no- 
tions dans  les  ouvrages  de  Gomara ,  Valadès  , 
Acosta  et  Torquemada.  Ce  dernier  ,  malgré 
sa  superstitieuse  crédulité,  nous  a  transmis, 
dans  sa  Monarqiiia  indiana  y  un  recueil  de 
faits  précieux  qui  prouve  une  connoissance 
exacte  des  localités  :  il  vécut  pendant  cin- 
quante ans  parmi  les  Mexicains  ;  il  arriva  à  la 
ville  de  Ténochtitlan  à  une  époque  où  les  in- 
digènes conservoient  encore  un  grand  nombre 


534  VUES   DES    CORDILLÈRES, 

de  peintures  historiques,   et  où,  devant  la 
maison  du  marquis  del  Valle  ",  sur  la  Plaza 
Major,  on  vojoit  encore  des  restes  du  g^rand 
téocalli  *  dédié  au  dieu  Huitzilopochlli.  Tor- 
quemada  se  servit  des  manuscrits  de  trois  re- 
lig-ieux  Iranciscains ,  Bernardino  de  Sahagun, 
Andrès  de  Olmos  et  Toribio  de  Benavente, 
qui  tous  étoient  profondément  instruits  dans 
les  langues  américaines,  et  qui  étoient  allés  à 
la  Nouvelle-Espagne  du  temps  de  Gorlez  , 
avant  l'année  i5iî8.  Malgré   ces  avantages  , 
l'historien  du  Mexique  ne  nous  a  pas  fourni , 
sur  la  chronologie  et  le  calendrier  mexicains, 
tous  les  éclaircissemens  que  l'on  auroit  pu 
attendre  de  son  zèle  et  de  son  instruction.  Il 
s'exprime  même   avec  si  peu   d'exactitude, 
qu'on  lit  dans  son  ouvrage  que  l'année  de 
Aztèques  finissoit  au  mois  de  décembre,  et 
qu'elle  commencoit  au  mois  de  février  ^ 

Il  existoit  depuis  long- temps  à  Mexico, 
dans  les  couvens  et  dans  les  bibliothèques 
publiques,  des  matériaux  plus  instructifs  que 

'  Voyez  plus  haut,   p.   7,  PI.  m. 
"   L'année  1577.   Tobquemada,  Lib.  VIII,  Cap.  n 
(Tom.  II,   p.  1.^7). 

^  Ilnd.^lÀh.X,  Cap.  x,  xxxiii,  xxxiv  et  xxxvi. 


KT  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  555 

les  relations  des  premiers  historiens  espao-nols. 
Des  auteurs  indiens,  Ghristoval  del  Cislillo, 
natit  de  Tezcuco ,  et  mort  en  1606  à  l'à^-e 
de  quatre-vingts  ans,  Fernando  de  Alvariido 
Tezozomoc,  et  Domingo  Chim;ilpain  ,  ont 
laissé  des  manuscrits  composés  en  langue 
aztèque  sur  l'histoire  et  la  chronologie  de 
leurs  ancêtres.  Ces  manuscrits  qui  renferment 
un  grand  nombre  de  dates  indiquées  à  la  fois 
selon  l'ère  chrétieniie  et  selon  le  calendrier 
civil  et  rituel  des  indigènes,  ont  été  étudiés 
avec  fruit  par  le  savant  Carlos  de  Siguenza, 
professeur  de  mathématiques  à  l'Université 
de  Mexico,  par  le  voyageur  milanois  Boturini 
Benaducci,  par  l'abbé  Glavigero,  et,  dans  ces 
derniers  temps,  par  M.  Gama ,  dont  j'ai  eu 
souvent  occasion,  dans  un  autre  ouvrage', 
de  citer  avec  éloge  les  travaux  astrono- 
miques. Enfin,  en  1790,  une  pierre  d'un  vo- 
lume énorme  et  chargée  de  caractères  évi- 
demment relatifs  au  calendrier  mexicain,  aux 
fêtes  religieuses  et  aux  jours  dans  lesquels  le 
soleil  passe  par  le  zénith  de  la  ville  de  Mexico , 

'  Essai  polit,  snr  le  Mexique,  Vol.  II ,  p.  24  de 
l'édition  in-S". 


556  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

a  Ole  décoiiverle  clans  les  fondemens  de  l'an- 
cien téocalli  :  elle  a  servi  à  ht  fois  à  éclaircir 
des  points  douteux  ,  et  à  r-ppelcr  l'attention 
de  quelques  indij^ènes  instruits  sur  le  calen- 
drier mexicain. 

J'ai  taché,  tant  pendant  mon  séjour  en 
Amérique  que  depuis  mon  r  etour  en  Europe, 
de  faire  une  étude  exacte  de  tout  ce  qui  a 
été  publié  sur  la  division  du  temps ,  et  sur 
le  mode  d'intercalation  des  Aztèques  :  j'ai 
examiné ,  sur  les  lieux ,  la  fameuse  pierre 
trouvée  à  la  Plaza  Major,  et  représentée  sur 
la  vingt-troisième  Planche  :  j  ai  puisé  quelques 
notions  intéressantes  dans  les  peintures  hiéro- 
glyphiques conservées  au  couvent  de  San 
Felipe  Neri,  à  Mexico  :  j'ai  parcouru  à  Rome 
le  Commentaire  manuscrit  que  le  père  Fa- 
brega  a  composé  sur  le  Codex  Mexicanus 
de  Veletri  ;  je  regrette  cependant  de  ne  pas 
connoître  assez  le  mexicain  pour  lire  les  ou- 
vrages que  les  indigènes  ont  écrits  dans  leur 
propre  langue ,  immédiatement  après  la  prise 
de  Ténochlillan ,  et  en  se  servant  de  l'alphabet 
romain.  Je  n'ai  par  conséquent  pu  vérifier 
par  moi-même  toutes  les  assertions  de  Si- 
guenza,  de  Boturini,   de   Clavigero  et  de 


ET  MOINUMENS  DE  L*AMÉRIQtJE.  55y 

Gama,  sur  l'intcrcalation  mexicaine,  en  les 
comparant  aux  manuscrits  de  Cbimalpain  et 
de  Tezozomoc ,  dans  lesquels  ces  auteurs  as- 
surent avoir  puisé  les  notions  qu'ils  nous  ont 
données.  Quels  que  soient  les  doutes  qui 
puissent  rester  sur  plusieurs  points  dans  l'es- 
prit des  savans,  accoutumés  à  soumettre  les 
faits  à  une  critique  sévère,  et  à  n'adopter 
que  ce  qui  est  rigoureusement  prouvé,  je 
me  félicite  d'avoir  rappelé  l'attention  sur  un 
monument  curieux  de  la  sculpture  mexicaine  , 
et  d'avoir  donné  de  nouveaux  détails  sur  un 
calendrier  que  Roberlson  et  l'illustre  auteur 
de  VHistoire  de  V Astronomie  ne  paroissent 
pas  avoir  traité  avec  tout  l'intérêt  qu'il  mé- 
rite. Cet  intérêt  sera  augmenté  encore  par 
les  notions  que  nous  donnerons  plus  bas  sur 
la  tradition  mexicaine  des  quatre  dgf^s ,  ou 
quatre  soleils  ,  qui  offre  des  rapports  frap- 
pans  avec  les  yoi/os  et  les  calpns  des Hindoux , 
et  sur  la  méthode  ingénieuse  qu'emplojoient 
les  Indiens  Muyscas,  peuple  montagnard  de 
la  Nouvelle- Grenade,  pour  corriger  leurs 
années  lunaires  par  rintercalition  d'une  trente- 
septième  lune  ,  appelée  sourde  ou  cuhupqua. 
C'est  en   rapprochant   et  en  comparant  les 

I.  22 


o58  VUES    DES    CORDILLÈRES, 

différens  systèmes  de  chronologie  améri- 
caine, que  l'on  pourra  juger  des  commu- 
nications qui  paroissent  avoir  existé  ,  dans 
des  temps  très-reculés  ,  entre  les  peuples  de 
rindc  et  de  la  Tartarie  et  ceux  du  nouveau 
continent. 

L'année  civile  des  Aztèques  étoit  une  année 
solaire  de  trois  cent  soixante-cinq  jours;  elle 
étoit  divisée  en  dix- huit  mois,  dont  chacun 
avoit  vingt  jours  :  après  ces  dix -huit  mois, 
ou  trois  cent  soixante  jours  ,  on  ajoutoit 
cinq  jours  complémentaires,  et  l'on  com- 
mencoit  une  nouvelle  année.  Les  noms  de 
TonalpohualU  ou  Cewpohualilhuitl j  qui  dis- 

tinrcuent    ce    calendrier   civil   du    calendrier 

o 

rituel,  indiquent  très-bien  ses  caractères  prin- 
cipaux. Le  premier  de  ces  noms  signifie 
compte  du  sohnl ,  par  opposition  au  calen- 
drier rituel  appelé  compte  de  la  lune  ,  ou 
Metzlapohualli  ;  la  seconde  dénomination 
dérive  de  cempohualli,  vingt,  et  de  ilJiuitl , 
fête  ;  elle  fait  allusion,  soit  aux  vingt  jours 
contenus  dans  chaque  mois,  soit  aux  vingt 
fêtes  solennelles  célébrées ,  pendant  le  cours 
d'une  année  civile  ,  dans  les  réocallis  ou  mai- 
sons des  Dieux. 


ET  M0?ÎUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  OOÇ) 

Le  commencement  du  jour  civil  des  Az- 
tèques étoit  compté  comme  celui  des  Persans, 
des  Egyptiens  ' ,  des  Babyloniens  et  de  la 
plupart  des  peuples  de  l'Asie,  à  l'exception 
des  Chinois,  depuis  le  lever  du  soleil.  11  étoit 
divisé  en  huit  intervalles,  division  que  l'on 
retrouve  ^  chez  les  Hindoux  et  les  Romains. 
De  ces  huit  intervalles,  quatre  étoient  déter- 
minés par  le  lever,  le  coucher,  et  les  deux 
passages  du  soleil  par  le  méridien.  Le  lever 
s'appeloit  Vquiza  Tonatiuli  j  le  midi ,  JMe- 
pantla  Tonatiuli  s  le  coucher ,  Onaqui  To- 
natiuli ;  et  minuit ,  Yohuahiepanlla.  L'hié- 
roglyphe du  jour  étoit  un  cercle  divisé  en 
quatre  parties.  Quoique  ,  sous  le  parallèle  de 
la  ville  de  Mexico,  la  longueur  du  jour  ne 
varie  pas  de  plus  de  deux  heures  vingt-une 
minutes,  il  est  cependant  certain  que  les 
heures  mexicaines  dévoient  être  originaire- 
ment inégales  ,  comme  le  sont  les  heures  pla- 
nétaires des  Juifs ,  et  toutes  celles  que  les  astro- 
nomes grecs    désignoieut    sous   le   nom  de 

'  Idelfr,  Hist.  Unters.  ùbei'  die  astr.  Beob.  der 
Alten. ,   p.  26. 

^  Bailly,  Hist.  de  l'Astr.  anc,  p.  296. 

22^^ 


34o  VUES  DES    CORDILLÈRES, 

y.ûcfpiz(xi  par  opposition  aux  lr^ij,epuûit  j  heures 
écj'inoxiales. 

Les  époques  du  jour  et  de  la  nuit,  qui 
correspondent  à  peu  près  à  nt)S  lie  lires  5  y 
g,  i5  et  21  ,  temps  astronomiques,  n'avoient 
pas  de  noms  particuliers.  Pour  les  désigner, 
le  Mexicain  montroit ,  comme  le  font  nos 
laboureurs,  le  point  du  ciel  auquel  seroit 
placé  le  soleil,  en  suivant  sa  course  de 
l'orient  à  l'occident;  ce  iresle  éloit  accom- 
pagné de  ces  mots  remarquables:  iz  Teotl y 
la  sera  Z?/e;/^' locution  qui  rappelle  l'époque 
heureuse  où  les  peuples  sortis  d'Aztlan  ne 
connoissoient  encore  d'autre  divinité  que  le 
soleil ,  et  n'avoient  point  un  culte  sanguinaire  '. 

Chaque  mois  mexicain  de  vingt  jours  étoit 
subdivisé  en  quatre  petites  périodes  de  cinq 
jours.  C'est  au  commencement  de  ces  petites 
périodes  que  chaque  commune  célébroit  su 
foire,  ou  TianguiztU.  Les  Mujscas,  nation  de 
l'Amérique  méridionale ,  avoient  des  semaines 
de  trois  jours.  Il  paroît  qu'aucun  peuple  du 
nouveau  continent  n'a  connu  la  semaine,  ou 
le  cycle  de  sept  jours ,  qui  se  trouve  chez  les 

'  Voyez  plus  haut,  p.  g'f. 


ET  MONUMENS  DE    l'aMÉRIQUE.  54-1 

Hindoux,  les  Cliinois,  les  Assyriens  et  les 
Eg-ypliens ,  et  qui ,  comme  l'a  très-bien  observé 
Le  Gentil  ' ,  est  usité  chez  la  plupart  des 
peuples  de  l'ancien  monde. 

Un  passage  de  l'histoire  desincas,  par  Gar- 
cilasso ,  a  fait  penser  à  MM.  Bailly  et  Lalande  ^ 
que  les  Péruviens  coniptoient  par  cycles  de 
sept  jours.  «  Les  Péruviens,   dit  Garcilasso, 
«   comptent  les  mois  par  la  lune  ;  ils  comptent 
«  les  demi-mois  d'après  la  lune  croissante  et 
tt  décroissante;  ils  comptent  les  semaines  par 
M  les  quartiers,  sans  avoir  de  noms  particuliers 
«  pour  les  jours  de  la  semaine.  »  Mais  le  père 
Acosta,  plus  instruit  que  Garcilasso,  et  qui, 
vers  la  fin  du  seizième  siècle,  composa,  au 
Pérou  même ,  les  premiers  livres  de  sa  géo- 
graphie   physique    du    nouveau    continent , 
dit  clairement    que   ni  les  Mexicains   ni  les 
Péruviens  ne  connoissoient  la  petite  période 
de  sept  jours:  «   car  celle  période,  ajoute- 
«   t-il,  ne  lient  pas  plus  au  cours  de  la  lune 

^  Le  Gentil,  Hist.  de  l'Acacî.  ,  l'^'-s,  Tom.  II, 
p.  207,  209.  La  Place,  Expos,  du  Système  du  Monde, 
p.  272. 

'  Bailly,  Hist.  de  PAstron.,  Liv.  V,  §.  17,  p.  4oS. 
Lalande,  Astron. ,  §.  i534. 


542  VITS    }WS    COIîDILLKr.RS, 

«   qu'à  cclni  du  st)Ieil.  Elle  doit  son  origine 
"  nu  nombre  des  planètes'. 

En  réfléchissant  un  moment  sur  le  système 
du  calendrier  péruvien  ,  on  conçoit  que  , 
quoique  les  phases  de  la  lune  changent  à 
peu  près  tous  les  sept  jours  ,  cette  corres- 
pondance n'est  cependant  pas  assez  exacte 
])0ur  que,  dans  plusieurs  mois  lunaires  con- 
sécutifs, les  cycles  de  sept  jours  puissent 
correspondre  aux  phases  de  la  lune.  Les 
Péruviens,  d'après  Polo  et  tous  les  écrivains 
du  temps,  avoient  des  années  (hitata)  de 
trois  cent  soixante  -  cinq  jours  ,  réglées  , 
comme  nous  le  verrons  plus  bas ,  sur  des 
observations  solaires  faites  mois  par  mois  à 
la  ville  de  Guzco.  L'année  péruvienne  éloit 
divisée,  comme  presque  toutes  les  années 
dont  se  servent  les  peuples  de  l'Asie  orien- 
tale ,  en  douze  In/ies  ^  quilla ,  dont  les 
révolutions  synodiques  s'achèvent  en  trois 
cent  cinquante  -  quatre  jours  huit  heures 
quarante-huit  minutes.  Pour  corriger  l'année 
lunaire  ,   et  la   faire  coïncider  avec  l'année 

'    AcosTA,  Historia  natiiral  y  moral  de  las  Indias , 
Lib.  Yl ,  G.  III ,  éd.  de  Barcelone,  lôyî  ;  p  260. 


KT   MONUMENS    DE    i/aMÉRIOUE.  345 

solaire,  on  ajouta,  selon  une  coutume  an- 
tique ,  onze  jours  qui,  d'après  l'édit  de  l'Inca , 
furent  répartis  parmi  les  douze  lunes.  D'après 
cet  arrangement,  il  n'est  guère  possible  que 
quatre  périodes  égales  ,  dans  lesquelles  on 
auroit  divisé  les  mois  lunaires,  pussent  être 
de  sept  jours  et  correspondre  aux  phases 
de  la  lune.  Le  même  historien  ,  dont  le 
témoignage  est  cité  par  M.  Bailly  en  faveur 
de  l'opinion  que  la  semaine  des  Hindoux 
étoit  connue  aux  Américains,  affirme  que, 
d'après  une  ancienne  loi  de  Finca  Pachaeutec, 
il  devoit  j  avoir,  dans  chaque  mois  lunaire, 
trois  jours  de  fêtes  et  de  marché  [catu) ,  et 
que  le  peuple  devoit  travailler,  non  sept, 
mais  huit  jours  consécutifs  pour  se  reposer  le 
neuvième  '.  Voilà  indubitablement  une  divi- 
sion d'un  mois  lunaire,  ou  d'une  révolution 
sidérale  de  la  lune,  eu  trois  petites  périodes 
de  neuf  jours. 

Nous  observerons ,  à  celte  occasion  ,  que 
les  Japonnois%  peuple  de  race  larlare ,  ne 
connoissoient  pas  non  plus  la  petite  période 

'   GarcilassOj  Llb.  VI,  G.  xxxv,  Tom.  I,  p.  21C 
^   Voyage  de  ïiiUNBtRO  au  Japon ,  p.  017. 


344-  VUliS  DES  CORniT.LÈRRS, 

de  sept  jours,  tandis  (|ti'ellc  est  usitée  chez 
les  Chinois/qui  paroissent  aussi  ori^j^inaires  du 
plateau  de  la  Tarlarie,  mais  qui  ont  eu  long- 
teuîps  des  communications  iulinies  avec  l'In- 
dostan  '  et  le  Tibet. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  l'année  mexi- 
caine offroil  ,  comme  celle  des  Egyptiens 
et  comme  le  nomeau  calendrier  François , 
l'avantaofe  d'une  division  en  mois  d'éi^-ale 
durée.  Les  cinq  jours  complémentaires,  les 
épagomènes  {t7ia.yofj.%ycii)  des  E^f-yptiens  ^ 
étoient  désignés  chez  les  Mexicains  par  le 
nom  de  nemontemi  ou  vides.  Nous  verrons 
bientôt  rori^-ine  de  cette  dénomination  :  il 
suffît  d'observer  ici  que  les  enfans  nés  pen- 
dant les  cinq  jours  complémentaires,  étoient 
regardés  comme  malheureux,  et  qu'on  les 
appeloit  nemoquichlli  on  nencihuatl,  homme 
ou  femme  infortuné  s  y  afin  que,  comme  disent 
les  écrivains  mexicains,  ces  noms  mêmes  leur 
rappelassent,  dans  tous  les  événemens  de  la 
vie,  combien  peu  ils  dévoient  se  fier  à  leur 
étoile. 

Treize   années   mexicaines   formoient   un 

'  Sir  William  Jones  ,  dans  les  Recli.  asiat^j, 
Toni.  I;  p.  420. 


ET  Moivu:\rENS  DE  l'amérique.  34.5 
cjcle,  appelé  tlalpilli,  analogue  à  riiidiclion 
des  Romains.  Quatre  tlalpilli  fonnoieiil  une 
période  de  cinquante -deux  ans,  ou  x'iuh- 
molpilli,  ligature  des  années  :  enfin  ,  deux  de 
ces  périodt  s  de  cinquante-deux  ans  formoient 
wut  vieillesse ,  ce.ueliiietilizlli.  Pour  m'é- 
noncer  avec  plus  de  clarté,  je  nommerai, 
avec  plusieurs  auteurs  espagnols,  la  ligature 
un  demi -siècle,  et  la  vieillesse  un  siècle. 
L'hiéroglyphe  du  demi-siècle  est  conforme 
à  la  iiiinification  figurée  du  mot;  c'est  un 
paquet  de  roseaux  liés  par  un  ruban.  Un  demi- 
siècle  (  xiuhmolpilli)  étoit  regardé  par  les 
Mexicains  comme  uue  grande  année,  et  cette 
dénomination  a  sans  doute  engagé  Gomara' 
à  appeler  les  indictions,  ou  les  quatre  cjcles 
de  treize  ans,  àc  grandes  semaines j  las  se- 
manas  del  ano. 

L'idée  de  désigner  une  période  par  un  mot 
qui  rappelle  un  faisceau  d'années  ou  de 
lunes,  se  retrouve  chez  les  Péruviens.  Dans 
la  langue  qquichua ,  lingua  del  Inga ,  une 
année  de  trois  cent  soixante-cinq  jours  s'ap- 
pelle huatay  mot  qui  dérive  évidemment  de 

*  Go.MARA,   Conmiîsta  de  Mex'co ,  1055,  fol.   118. 


546  VUES   DES   CORDILLÈRES, 

huiilaiïi  ^  lier,  ou  hualanan ,  f^rosse  corde  de 
jonc.  D'yilleuis,  les  Aztèques  li'avoient  pas 
d'hiérogljphes  pour  la  vieillesse,  ou  siècle  de 
cent  quatre  ans,  dont  le  nom  indique,  pour 
ainsi  dire,  le  terme  de  la  vie  des  vieillards. 

En  résumant  ce  que  nous  venons  de  dire 
sur  la  division  du  temps,  nous  trouvons  que 
les  Mexicains  avoient  de  petites  périodes  de 
cinq  jours  (demi-décades)  ,  des  mois  de  vingt 
jours,  des  années  civiles  de  dix- huit  mois, 
des  indictions  de  treize  ans ,  des  demi-siècles 
de  cinquante -deux  ans,  et  des  siècles,  ou 
vieillesses ,  de  cent  quatre  ans. 

D'après  les  recherches  curieuses  de  M.  Gama, 
il  paroit  certain  qu'à  la  clôture  d'un  cycle  de 
cinquante-deux  ans,  l'année  civile  des  Tol- 
tèques  et  des  Aztèques,  comme  celle  des 
Chinois  et  des  Hindoux,  finissoit  au  solstice 
d'hiver,  «lorsque»,  comme  disent  naïve- 
ment les  premiers  moines  missionnaires  en- 
voyés à  Mexico,  «  le  soleil,  dans  sa  course 
«  annuelle,  recommence  son  ouvrage,  quando 
«c  desanda  lo  andado.  »  Ce  même  commen- 
cement de  l'année  se  trouve  chez  les  Péruviens, 
dont  le  calendrier  seul  indique  d'ailleurs  qu'ils 
îie  descendent  pas  des  Toltèqnes,  comme  plu- 


ET  MONUMENS   DE   l'aMÉIUQUE.  5'|7 

sieurs  écrivains  l'ont  supposé  gratuitement  '. 
Les  habitans  de  Cuzco  conservoient  une  tra- 
dition ,  d'après  laquelle  le  premier  jour  de 
l'année  correspondoit  jadis  à  notre  i.^""  jan- 
vier, jusqu'à  ce  que  l'incaTitu-Manco-Capac, 
qui  prit  le  surnom  de  Pachacutec  (  réforma- 
leur  du  temps)  y  ordonna  que  l'année  com- 
mençât, (f  lorsque  le  soleil  revient  sur  ses 
pas  ",  c'est-à-dire,  au  solstice  d'hiver. 

Il  existe,  parmi  les  auteurs  espagnols,  une 
grande  confusion  dans  la  dénomination  et  la 
suite  des  dix-huit  mois  mexicains.  Plusieurs 
de  ces  mois  portoient  trois  à  quatre  noms  à 
la  fois  ;  et  quelques  auteurs  oubliant  que  les 
Mexicains,  chaque  fois  qu'il  s'agit  d'une  série 
périodique  de  signes  ou  d'hiéroglyphes  ,  écri- 
vent de  droite  à  gauche j  et,  en  commençant 
par  l'extrémité  inférieure  de  la  page,  ont 
pris  le  dernier  mois  pour  le  premier.  Les 
Aztèques  réunissoient ,  dans  ce  qu'ils  ap- 
peloient  des  roues  du  demi-siècle,  xiuhuiol- 
pdli,  la  série  des  hiéroglyphes  qui  indiquent 

'  Voyez  plus  haut,  p.  72  ^  et  mon  Essai  sur  la  popu- 
lation primltiTC  tie  rAmcrique.  Berlin,  Monatithrifty 
i8ofi.  Merz.,  p.  177,  208. 

-  AcosTA  ,  p.  260. 


3/'|(S  YllTÎS  DES  riORDILLÈRFS, 

le  cycle  de  cincfiianlc-deiix  ans.  Un  serpent 
roulé,  qui  se  mord  la  queue  ,  entoure  la  roue , 
et  désif:;"ne,  par  quatre  nœuds,  les  quatre  in- 
dictions, ou  tlalpiliî.  Gel  emblème  rappelle  le 
serpent  ou  le  dragon  qui,  chez  les  Eo-yptiens 
et  les  Perses  '  ,  représente  le  siècle,  une  révo- 
lution, œviuii.  Dans  cette  roue  de  cinquante- 
deux  ans,  la  tète  du  serpent  désigne  le  com- 
mencement du  cycle.  Il  n'en  est  point  ainsi 
dans  la  roue  de  l' année  :  le  serpent  n'j  en- 
toure pas  les  dix-huit  hiéroglyphes  des  mois  , 
et  rien  n'y  caractérise  le  premier  mois  de 
l'année. 

Le  mémoire  que  M.  Gama  a  publié  à  Mexico 
sur  l'almanach  aztèque  étant  très -rare  en 
Europe,  je  consignerai  ici  la  série  des  mois, 
d'après  les  recherches  laborieuses  de  ce  savant. 
J'ajouterai  l'étymologie  des  dénominations 
qui  ont  toutes  rapport  aux  fêtes,  aux  travaux 
publics  et  au  climat  du  Mexique.  On  ne  sau- 
roit  douter  que  Tititl  ne  soit  le  premier  mois , 
l'indien  Ghristoval  del  Castillo  disant  expres- 
sément, dans  son  histoire  manuscrite,  que 
les  ncniontemi,   ou  jours  complémentaires, 

*  Bailly,  p.  5i5. 


ET    MONUMENS  DE   l'amÉRTQUE.  5/,() 

furent   ajoutés  à  la   fin  tlii  mois   Atemozlli. 
Vuici  lus  noms  des  dix-huit  mois  : 


1.  Titill ,  peut-être  de  titixia,  glaner  après 
la  récolle;  Ilzcnlli,  mois  destiné  à  re- 
nouveler et  à  blanchir  l'inlérienr  des 
maisons  et  des  temples.  Du  c)  au  28  jan- 
vier ,  dans  la  première  année  de  la  pre- 
mière indiclion  du  cycle  AinJinioIpUlL 

2.  Xochilliiiitl.Du  29j;!nvieBau  17  février. 

3.  Xilomaiiaiiztli  j    Âtlcahualco  y      qui 

manque  d'eau  ou  de  pluie  ;  Quahuit- 
lekua  ,  mois  clans  lequel  les  arbres 
commencent  à  pousser;  QHiuailhuitl , 
fête  des  femmes.  Du  18  février  an  9 
mars. 

4.  Tiacaxipehiializtli  j  le  nom  de  ce  mois 
rappelle  l'épouvantable  cérémonie 
dans  laquelle  on  écorchoit  les  victimes 
humaines  pour  en  tanner  les  peaux 
qui  servoient  aux  vêtemens  des  prê- 
tres, comme  on  le  voit  dans  la  pein- 
ture hiéroglyphique  représentée  sur 
la  Planche  xxvii;  Cohuailhuitl j  fête 
de  la  couleuvre.  Du  9  au  29  mars. 

5.  Tozoztontli J  mois  des  veilles,  parce 


55o  VUES   DES    COIVDILLÛRES, 

que  les  ministres  des  temples  étoient 
obligés  de  veiller  pendant  les  grandes 
fêtes  célébrées  dans  ce  mois.  Du  5o 
mars  au  18  avril. 

6.  Hiiej  Tozoztll.  j  la  grande  veille,  la 
grande  pénitence.  Du  19  avril  au 
8  mai. 

7.  Toxcatl,  mois  dans  lequel  on  attaclioit 
des  cordes  et  des  guirlandes  de  mais 
au  col  des  idoles;  Tepopochuilizlli , 
encensoir.  Du  9  au  28  mai.  C'est  dans 
ce  mois  Toxcatl  que  le  compagnon 
d'armes  de  Cortez,  Pedro  de  Alva- 
rado ,  ce  guerrier  sauvage  que  les 
Mexicains  appeîoient  le  Soleil,  To- 
natiiih ,  à  cause  de  ses  cheveux  blonds, 
fît  un  horrible  carnage  de  la  noblesse 
mexicaine  rassemblée  dans  l'enceinte 
du  téocalli.  Cette  attaque  lut  le  signal 
des  dissensions  civiles  qui  causèrent 
la  mort  du  malheureux  roi  Monte- 
zuma. 

8.  Etzalqualiztliy  nom  qui  paroît  dériver 

à'etzallif  qui  est  un  mets  particulier 
préparé  avec  la  farine  de  mais.  Du 
29  mai  au   17  juin. 


ET   MONUMENS   DE    L  AMÉRIQUE.  55l 

g.  Tecuilhuilzintll ,  mois  ou  fête  des 
jeunes  guerriers.  Du  18  juin  au  7 
juillet. 

10.  Huertcciiilhuitl ,  fête  de  la  noblesse 
et  des  guerriers  déjà  avancés  en  âge. 
Du  8  au   ?7  juillet. 

11.  Miccailhuitzintli j  la  petite  fête  des 
morts;  Tlaxochiniaco y  répartition  des 
fleurs.  Du  28  juillet  au   16  août. 

12.  Huejmiccailhuill y  la  grande  fête  célé- 

brée en  mémoire  des  morts  ;  Xo- 
cotlhuetzi ,  chute  des  fruits ,  mois  dans 
lequel  les  fruits  mûrissent,  correspon- 
dant à  la  fin  de  l'été.  Du  17  août 
au   5  septembre. 

i3.  Ochpaniztli j  balai  ,  mois  destiné  à 
nettoyer  les  canaux,  et  à  renouveler 
les  digues  et  les  chemins;  Tenahui^ 
tUiztli.  Du  6  au  20  septembre. 

14.  PacluU ,  du  nom  d'une  plante  para- 
site qui  commence  à  pousser  à  cette 
époque  sur  le  tronc  des  vieux  chênes; 
Ezoztlij  Teotlcco  y  arrivée  des  dieux. 
Du  26  septembre  au  i5  octobre. 

i5.  Huejpaclitli ,  mois  dans  lequel  la 
plante  pachtlt  est  déjà  grande;   Te- 


352  VUES  DÈS  COUDILLÈKES, 

peilhiiill j  fètc  des  montagnes,  ou 
plutol  des  divinités  agrestes  qui  pré- 
sident aux  montagnes.  Du  16  octobre 
an  4  novembre. 

16.  Quecholli j  mois  dans  lequel  arrive, 
sur  les  bords  du  lac  de  Tezcuco,  le 
flamant  (phœnicnpferi/s),  oiseau,  qu'à 
cause  delà  belle  couleur  de  ses  plumes, 
les  Mexicains  appeloient  Teoc/uechol^ 
le  héron  divin.  Du  5  au  «iZf  novembre. 

17.  Paîiquetzaliztli ,  du  nom  de  Télendard 

du  dieu  Hnitzilojxnhlli ,  porté  dans 
les  processions ,  lors  de  la  fameuse 
fête  de  Teocuah ,  ou  du  dieu  mangé 
par  les  fidèles  ,  sous  la  forme  de 
farine  de  mais  pétrie  avec  du  sang. 
Du  25  novembre  au  i4  décembre. 
18.  Jtemoztli ,  descente  des  eaux  et  des 
iieiires  ;  ces  dernières  commencent, 
vers  la  fin  de  décembre,  à  couvrir 
les  montagnes  qui  entourent  la  vallée 
de  Mexico.  Du  i5  décembre  au  3 
janvier. 

Dans  la  première   année    du    cycle ,    les 
cinq  jours  complémentaires   correspondent 


ET  MONUMEiNS  DE  l'aMÉRIQUE.  555 

aux  ^,  6,  6  ,  y  et  s  janvier.  Un  peuple  qui 
ne  fait  d'intercalation  que  tous  les  cinquante- 
deux  ans,   voit   rétrograder  le   conimence- 
ment   de  son  année   à    peu    près    tous    les 
quatre  ans  d'un  jour,   et^  par  conséquent, 
de  douze  à  treize  jours  à  la  fin  du  cycle, 
XiuJwiolpilli.  Il  en  résulte,  comme  nous  le 
verrons  plus  bas,  que  le  dernier  jour  com- 
plémentaire, ou  nemontemi ,   de  la  dernière 
année   du  cjcle   mexicain,    correspond    au. 
26  décembre.  Or,  les  cinq  nemontemi  étant 
regardés    comme   jours  vagues  et    malheu- 
reux j  on  avoit  considéré  le  jour  du  solstice 
d'hiver ,  ou  le  21  décembre ,  comme  la  fia 
du  Xiuhmolpilli.    Les   nemontemi   ou   épa- 
gomènes,  de  même  que  les  douze  ou  treize 
jours   intercalaires,    n'appartiennent    à    au- 
cune des  deux  années  entre  lesquelles  elles 
tombent,  et   c'est   pour   cette    raison   que, 
plus   haut,    nous    avons   nommé   le  solstice 
d'hiver   la    fin ,   et    non   le    commencement 
d'un  cycle  de  cinquante- deux  ans. 

Dans  les  troisième ,  quatrième  et  cinquième 
mois,  quicerrespondentànosmoisde  février, 
de  mars  et  d'avril,  il  y  avoit  des  fêtes  solen- 
nelles instituées  en  l'honneur  de  Tlalocteutli j 

I.  23 


554  ^'L'ES    DES   CORDILLÈRES, 

le  dieu  de  l'eau,  ce  leutps  étant  celui  des 
grandes  sécheresses,  qui  durent,  dans  la 
partie  montagneuse,  jusqu'aux  mois  de  juin 
et  de  juillet.  Si  les  prêtres  avoient  négligé  l'in- 
lercalation ,  les  fêtes  dans  lesquelles  on  prioit 
les  dieux  d'accorder  une  année  abondante 
en  pluies,  se  seroient  rapprochées  peu  à  peu 
du  temps  des  moissons  :  le  peuple  se  seroit 
aperçu  que  l'ordre  des  sacrifices  étoit  inter- 
verti; et,  n'ayant  pas  de  mois  lunaires,  il 
ii'auroit  pas  même  pu ,  comme  les  dieux 
d'Aristophane  ',  accuser  la  lune  d'avoir  porté 
le  désordre  dans  le  calendrier  et  dans  le  culte. 
Quant  aux  dénominations-et  aux  hiéroglyphes 
des  mois  mexicains  ,  rieii  n'annonce  qu'ils 
aient  pris  naissance  dans  un  climat  plus  sep- 
tentrional. J^e  mol  de  quahuitlehua  rappelle^ 
il  est  vrai,  que  Içs  arbres  se  couvrent  de  jeunes 
feuilles  vers  la  fin  de  février  ;  mais  ce  phéno- 
mène, que  l'on  n'observe  pas  dans  les  basses 
régions  delà  zone  torride,  est  propre  à  la  région 
montagneuse  située  sous  les  19  et  26  degr:  s 
de  latitude,  où  les  chênes,  sans  se  dépouiller 
entièrement  des  anciennes  feuilles  ,  commen- 
cent à  en  développer  de  nouvelles. 
'■  Aristoph.  Nubes.  y.  Gi5. 


r,T  MONUMENS  DE  l'aMÉIIIQUE.  355 

Nous  avons  parlé  jusqu'ici  du  calendrier 
civil  appelé  le  compte  du  soleil ,    Tonalpo- 
hiialli  :  il  nous  reste  à  examiner  le  calendrier 
rituel ,  désigné  par  les  noms  de  compta-  de  la 
lune,  Metztlapohualli ,    et    de    compte    des 
fêtes,  Cemilhuitlapohualiztli j  de    tîapohua- 
liztU,  compte,  et  ilhuitl ,  fête.   Ce  dernier 
calendrier ,  le  seul  qui  fût  employé  par  les 
prêtres,    et  dont  nous  trouvons   des  traces 
dans  presque  toutes  les  peintures  hiérogly- 
phiques conservées  jusqu'à  nos  jours,  présente 
une  série  uniforme  de  petites   périodes  de 
treize  jours.  Ces  petites  périodes  peuvent  être 
considérées  comme  des  demi-lunaisons;  elles 
dévoient  probablement  leur  origine  aux  deux 
états  de  veille,  ixtozoliztli ,  et  de  sommeil, 
cochiiiztli,  que  les  Mexicains  altribuoient  à 
la  lune,  selon  que  cet  astre  éclaire  la  majeure 
partie  de  la  nuit,  ou  que  paroissant  seule- 
ment le  jour  sur  l'horizon ,  il  semble ,  d'après 
les  idées  du  peuple,  se  reposer  la  nuit.  Ce 
rapport  que  l'on  observe  entre  les  périodes 
de  treize  jours  et  la  moitié  du  temps  que  la 
lune  est  visible,  avant  et  après  l'opposition, 
a  sans  doute  fait  donner  au  calendrier  rituel 
le  nom  de  compte  de  la  lune  j  mais  cette 

23* 


356  VUES  DES  CORDILLÈRES  , 

dénomination  ne  doit  pas  nous  induire  à  cher- 
cher une  annéo  lunaire  dans  la  série  des  petits 
cjcles  qui  se  suivent  uniformément,  et  qui 
n'ont  rien  de  commun  ,  ni  avec  les  phases,  ni 
avec  les  révolutions  de  la  lune. 

Le  nombre  lo  offre,  dans  ses  multiples,  des 
propriétés  dont  les  Mexicains  se  sont  servis 
pour  conserver  la  concordance  entre  lesalma- 
nachs  rituel  et  civil.  Une  année  civile  de  trois 
cent  soixante -cinq  jours  renferme  un  jour 
de  plus  que  vingt-huit  petites  périodes  de 
treize  jours:  or,  le  cjcle  de  cinquante-deux' 
ans  étant  divisé  en  quatre  tlalpilli  de  treize 
ans,  ce  jour  surnuméraire  forme  ,  à  la  fin  de 
chaque  indiction,  une  petite  période  entière, 
et  un  tlalpilli  renferme  trois  cent  soixante- 
cinq  de  ces  périodes  ;  c'est-à-dire  ,  qu'il  a 
autant  de  semaines  de  treize  jours  que  l'an- 
née a  de  jours  civils.  Une  année  de  l'almanach 
rituel  a  vingt  demi-lunaisons ,  ou  deux  cent 
soixante  jours,  et  ce  même  nombre  de  jours 
renferme  cinquante-deux  demi-décades,  ou 
petites  périodes  de  cinq  jours  :  les  Mexicains 
retrouvoient  donc ,  dans  la  concordance  de 
ces  deux  comptes  de  la  lune  et  du  soleil, 
leurs  nombres  favoris  de  5,  i3,  20  et  52.  Ua 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  SSj 

cycle  de  cinquante-deux  ans  renfermoit  qua- 
torze cent  soixante  petites  périodes  de  treize 
jours;  et  si  l'on  y  ajoute  treize  jours  inter- 
calaires,  on  a  quatorze  cent  soixante-une 
petites  périodes  ,  nombre  qui  coïncide  acci- 
dentellement avec  celui  des  années  qui  cons- 
tituent la  période  sothiaque. 

Le  cycle  de  dix-neuf  années  solaires,  qui 
correspond  à  deux  cent  trente-cinq  lunai- 
sons, et  que  les  Chinois  connoissoient  plus 
de  seize  siècles  avant  Meton  ' ,  ne  trouve  son 
multiple  ni  dans  le  cycle  de  soixante  ans  , 
qui  est  en  usage  chez  la  plupart  des  peuples 
de  l'Asie  orientale  et  chez  les  Muyscas  du 
plateau  de  Bogota ,  ni  dans  le  cycle  de  cin- 
quante-deux ans  adopté  par  toutes  les  nations 
de  races  tollèque,  acolhue,  aztèque  et  tlascal- 
tèque.  11  est  vrai  que  cinq  vieillesses  de  cent 
quatre  ans  chacune  forment ,  à  une  année 
près,  la  période  julienne,  et  que  le  double 
de  la  période  de  Meton  est  presque  égal  à 
trois  indictions  (tlalpilli)  de  l'année  mexi- 
caine; mais  aucun  multiple  de  treize  n'égale 
exactement  le  nombre  des  jours  renfermés 
dans  une  période  de  deux  cent  trente-cinq 

*  La  Place,  Expos.,  Tom.  II,  p.  267. 


Ô'SS  VÙIiS  DES   COr.niLLÈRKS, 

lunaisons.  La  période  de  Meton  contient  cinq 
cent  trente-trois  et  demi  petits  cycles  de-lreize 
jours,  tandis  que  celle  de  Ctlippe  en  ren- 
lernie  deux  mille  cent  trente-quatre  et  un 
treizième.  La  connoissiince  de  ces  périodes 
ctoil  utile  aux  peuples  de  l'Asie ,  qui ,  de 
même  que  les  Péruviens ,  les  IVlujscas  et 
d'autres  tribus  de  l'Amérique  méridionale  , 
avoient  des  années  lunaires  :  mais  elle  devoit 
être  absolument  intlilFérente  aux  Mexicains, 
le  prétendu  compte  de  la  lune  {Metzlapohualli) 
n'étant  qu'une  division  arbitraire  d'une  grande 
période  de  treize  années  astronomiques  en 
trois  cent  soixante-cinq  petites  périodes  de 
treize  jours ,  dont  chacune  a  sensiblement 
la  même  durée  que  le  sommeil  ou  hi  veille  de 
la  lune. 

Les  Mexicains  conservoient  des  annales 
qui  remontoient  à  huit  siècles  et  demi  au- 
delà  de  l'époque  de  l'arrivée  de  Cortez  au 
pays  d'Anahuac.  Nous  avons  expliqué  plus 
haut  comment  ces  annales  présentoient,  dans 
leurs  subdivisions,  tantôt  un  cycle  de  cin- 
quante-deux ans ,  tantôt  un  tialpilli  de  treize 
ans,  tantôt  une  seule  année  de  deux  cent 
soixante   jours  renfermés  dans  vingt  petites 


KT  MO?îUMENS    DE   t/aMLKIQUE.  359 

périodes  de  treize  jours,  selon  que  l'histoire 
étoit  plus  ou  moins  délaillée.  vVuprès  de  la 
série  périodique  des  hiéroglyphes  des  années 
ou  des  jours,  étoient  représentées,  dans  des 
peintures  brillantes  de  couleurs,  hideuses 
par  les  formes  et  par  l'extrême  imperfection 
du  dessin,  mais  souvent  naïves  et  ingénieuses 
parla  composition,  les  migrations  des  peuples, 
leurs  combats,  et  les  événemens  qui  avoient 
illustré  le  règne  de  chaque  roi.  On  ne  sauroit 
nier  que  Valadès^  Acosta  ,  Torquemada  ,  et , 
dans  ces  derniers  temps  ,  Siguenza  ,  Boturini 
etGama,  n'aient  tiré  des  lumières  de  peintures 
qui  rem.ontoient  jusqu'au  septième  siècle.  J'ai 
eu  moi  -même  entre  les  mains  des  peintures 
dans  lesquelles  on  reconnoissoit  les  migra- 
tions des  Toltèques  :  mais  je  doute  que  les 
premiers  conquérans  espagnols  aient  trouvé, 
comme  l'affirme  Gomara  '^  des  annales  qui, 
année  par  année  y  tracoient  les  événemens 
pendant  huit  siècles.  Les  Toltèques  avoient 
disparu  ^  quatre  cent  soixanle-huit  ans  avant 
l'arrivée  de  Cortez  ;  le  peuple  que  les  Espa- 
gnols trouvèrent    établi   dans    la   vallée   de 

*  Gomara,    Conqaisfa  de  Mexico ,   Fol.  cxix. 
^  Voyez  plus  liant,  p.  gg. 


36o  TUES   DES   CORDILLÈRES, 

Mexico ,  éloil  de  race  aztèque  :  ce  qu'il  savoit 
des  Tollèques  ,  il  ne  pouvoit  l'avoir  appris 
que  des  peintures  que  ceux-ci  avoient  laissées 
dans  le  pajs  d'Anahuac ,  ou  de  quelques 
familles  éparses ,  qui,  retenues  par  l'amour  du 
sol  natal ,  n'avoient  pas  voulu  partager  les 
chances  de  rémiufralion. 

Les  annales  des  Aztèques  commencent, 
d'après  Gama,  à  une  époque  qui  correspond 
à  l'année  1091  de  notre  ère,  époque  à  la- 
quelle, par  ordre  de  leur  chef  Chalchiuht- 
latonac ,  ils  célébrèrent  la  fête  du  renouvel- 
lement du  feu  à  Tlalixco  ,  appelé  aussi 
Acahualtzinco  ,  situé  probablement  sous  le 
parallèle  de  33°  ou  35°  de  latitude  septen- 
trionale. C'est  seulement  depuis  l'année  1091? 
dans  laquelle ,  comme  dit  expressément  l'his- 
torien indien  Ghimalpain ,  ils  lièrent  pour  là 
première  fois  les  années  depuis  leur  sortie 
d'Aztlan ,  que  ^histoire  mexicaine  olfre  le 
plus  grand  ordre  et  un  détail  surprenant  dans 
le  récit  des  événemens. 

D'après  ce  que  nous  avons  exposé  jusqu'ici 
du  compte  du  soleil  et  de  la  division  uniforme 
de  l'année  en  dix-huit  mois  d'égale  durée,  il 
auroit  été  facile  aux  Mexicains  de  désigner 


ET    MOIVUMEKS    DE   l'amÉRIQUE.  oGï 

l'époque  des  événemens  historiques ,  cd  rap- 
portant le  jour  du  mois  et  en  comptant  le 
nombre  des  années  écoulées  depuis  le  i'ameux 
sacrifice  de  Tlalixco.  Cette  méthode  simple 
et  naturelle  auroit  sans  doute  été  suivie ,  si  les 
annales  de  l'empire  n'a  voient  pas  été  tenues  par 
les  prêtres  Teopiocqui.  On  trouve  quelquefois, 
il  est  vrai ,  l'hiérogl}  plie  d'un  mois  auquel 
sont  ajoutés  des  points  ronds,  qui,  placés 
dans  deux  rangées  inégales,  prouvent,  par 
leur  disposition ,  que  les  prêtres  aztèques , 
comme  nous  l'avons  observé  plus  haut ,  fai- 
soient  suivre  les  difFérens  termes  d'une  série 
de  droite  à  gauche  y  et  non  de  gauche  à  droite, 
comme  les  Ilindoux  et  presque  tous  les 
peuples  qui  habitent  aujourd  hui  l'Europe. 
On  voit  encore ,  à  Mexico,  la  copie  d'une 
peinture  conservée  jadis  au  musée  du  chevalier 
Boturini  ,  dans  laquelle  le  signe  du  mois 
(juecholli ,  suivi  de  treize  points,  est  placé 
près  d'un  lancier  espagnol ,  dont  le  cheval 
a  sous  ses  pieds  l'hiéroglyphe  de  la  ville  de 
Ténochlitlan.  Cette  peinture  représente  indu- 
bitablement la  première  entrée  des  Espagnols 
à  3Iexico,  le  i5  du  mois  quecholii  ,  qui, 
d'après  Gama ,  correspond  au  jj  novembre 


562  VUES  DES  CORDILLÈriES, 

1619;  mais  il  faut  convenir  (jne  cle  simples 
dates  de  mois ,  exj^rimées  par  le  nombre  des 
jours  écoulés  ,  ne  se  trouvent  que  très-rare- 
ment dans  les  annales  mexicaines. 

Quant  aux  années ,  on  ne  dislinguoit  jamais 
par  des  nombres  celles  d'un  même  cycle  de 
cinquante-deux  ans;  on  se  servoit,  au  con- 
traire ,  pour  ne  pas  les  confondre,  d'un  arti- 
fice particulier  que  nous  décrirons  plus  bas , 
et  qui  est  d'autant  plus  curieux ,  qu'il  offre 
des  traits  de  resseniblance  entre  le  système 
chronologique  des  Mexicains  et  celui  des 
peuples  de  l'Asie.  Les  ronds  ou  signes  de 
nombres  ne  se  trouvent  ajoutés  qu'aux  liga- 
tures qui  indiquent  des  cycles  de  cinquante- 
deux  ans.  C'est  ainsi  que  l'hiéroglyphe  du 
XiiihmolpilU ,  suivi  de  quatre  ronds  placés 
près  des  îlots  sur  lesquels  fut  construit  le 
temple  de  Mexitli ,  rappeloit  au  Mexicain  que 
ses  ancêtres  avoient  //e  quatre  fois  les  années, 
ou  que,  depuis  le  sacrifice  de  ïlalixco,  quatre 
fois  cinquante -deux  ans  s'étoient  écoulés, 
lorsque  la  ville  de  Ténochtitlan  fut  fondée 
dans  le  lac  de  Tezcuco.Ces  ronds  indiquoient, 
par  conséquent,  que  cet  événement  remar- 
quable avoit  eu  lieu  après  l'année  1299,  et 


ET  MOÎfUMENS  DE  l'aMÉP.IQUE.  565 

avant  l'année  i35i.  Examinons  maintenant 
les  moyens  ingénieux ,  mais  assez  compliqués  , 
dont  se  servoient  ces  peuples  pour  désigner 
Je  jour  et  l'année  d'un  cycle  de  52  ans. 

Ce  moyen ,  comme  nous  l'exposerons  dans 
la  suite  ,  est  identique  avec  celui  dont  se 
servent  les  Hindoux,  les  Tibétains,  les  Chinois, 
les  Japonnois  et  d'autres  peuples  asiatiques  de 
race  tartare,  qui  distinguent  aussi  les  mois  et 
les  années  par  la  correspondance  de  plusieurs 
séries  périodiques  dont  le  nombre  des  termes 
n'est  pas  le  même.  Les  Mexicains  emploient, 
pour  le  cycle  des  années ,  les  quatre  signes 
suivans,  qui  portent  les  noms  de 

Tochlli ,  lapin  ou  lièvre, 
Acatl ,  cannes. 

Tecpatl j  silex,  ou  pierre  à  fusil. 
Calli ,  maison. 

On  trouve  ces  quatre  hiéroglyphes  dans 
plusieurs  des  planches  précédentes.  Pour  la 
figure  du  lapin  (  tochlli  ) ,  voyez ,  Planche  xiii, 
l'animal  à  grandes  oreilles  figuré  dans  la  hui- 
tième case,  en  comptant  d'en  bas  à  droile; 
Planche  xxiri ,  la  troisième  case  au  bas  à 
gauche,  et  surtout  Planche  xxvii,  n.°  i  ,  la 
huitième    case.  Pour  cannes    {  acaf  1  ) ,  silo 


564  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

(tecpatl),  et  maison  (calli),  voyez,  snr  la 
])ierre  circulaire  reprrsonlce  Planche  xxiii, 
la  cinquième,  la  dixième  et  la  quinzième  case 
qui  suivent  celle  du  lapin  ,  de  gauche  à  droite. 
On  reconnoîlra  facilementces  mêmes  formes, 
Planche  xxvii,  n."  i,  dans  les  cases  treize, 
dix-huit  et  trois,  en  comptant  dans  la  même 
rangée  de  droite  à  gauche ,  et  en  commen- 
çant par  la  rangée  inférieure.  Le  signe  silex 
se  voit  aussi ,  Planche  xiii ,  derrière  la  figure 
qui  est  en  adoration.  Sur  cette  même  planche, 
le  calli  est  représenté  par  la  figure  entière 
d'une  maison ,  dans  laquelle  on  reconuoît  la 
porte  et  un  toit  très-élevé. 

Qn'on  imagine  à  présent  le  'cycle,  ou  la 
demi  -  vieillesse ,  divisé  en  quatre  tlalpilli, 
chacun  de  treize  ans ,  et  les  quatre  signes 
lapin  y  cannes ,  silex  et  maison ^  ajoutés  dans 
une  série  périodique  aux  cinquante-deux  ans 
renfermés  dans  un  cycle,  on  trouvera  que 
deux  indiclions  ne  peuvent  pas  commencer 
par  le  même  signe  ;  que  le  signe  placé  à  la 
tête  d'une  indiclion  doit  nécessairement  la 
terminer  ,  el  que  le  même  signe  ne  peut  pas 
appartenir  au  même  nombre.  Voici  le  tableau 
du  cycle  mexicain,  appelé  ligature  ou  xiiih- 
molpilli  : 


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365 


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366  VUES  DES  COllDILLriRl'S, 

Les  mots  ce  ,  orne,  j'ai,  pluccs  avant  les 
noms  de  quatre  liiéroglyplies  des  années  , 
indiquent  les  nombres  dont  la  série  ne  va  pas 
au-delà  de  treize,  et  qui  se  trouvent  par  con- 
séquent répétés  quatre  fois  dans  une  ligature. 
La  table  suivante  offre  les  nombres  de  un  à 
treize,  en  mexicain  ou  aztèque,  dans  la  langue 
de  Noutka,  en  mujsca,  ou  mosca,  en  péru- 
vien ou  qquichua,  en  mantchou",  ou  oigour 
et  en  mongol. 


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568  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

On  peut  être  frappé  de  l'extrême  dissem- 
blance qni  se  trouve  entre  les  sept  langues 
dans  lesquelles  nous  venons  d'indiquer   les 
nombres  cardinaux.  Les  lan;>-ues  américaines 
sont  aussi  éloignées  les  unes  des  autres  qu'elles 
le  sont  des  langues  tartares.  Ce  manque  d'ana- 
logie   ne    doit  cependant  pas    être   allégué 
coniuie  une    preuve   contre    l'opinion    que 
les  peuples   américains    ont   eu   d'anciennes 
conununicalioMS  avec  l'Asie  orientale.  Les  dif- 
férens  groupes  de  peuples  tartares,  les  Man- 
tclioux  et  les  Oïgours,   dont    les   derniers, 
deux  siècles  avant  notre  ère,  ont  émigré  des 
bords  du  Selinga  vers  le  plateau  de  Turfan, 
situé  sous  les  43*'  5o'  de  latitude,  parlent  des 
langues  qui  différent  plus  entre  elles  que  l'alle- 
mand et  lelalin.    Lorsque    des   tribus   d'une 
même   origine  sont  séparées,  pend-mt    une 
longue  suite  des  siècles,  par  des  mers  et  de 
vastes  déserts  ,  leurs  i;liomes  ne  conservent 
qu'un   très -petit  nombre  de  racines  et  de 
formes   communes. 

De  même  que  les  Mexicains,  en  parlant 
de  l'année  d'un  c^cle,  plaçoient  les  nombres 
cardinaux  ce ,  orne ,  jei,  devant  le  nom  de 
quatre  hiéroglyphes  lapin ^  canne  ^  silex  et 


ET   MONUMENS  DE   l'aMÉRIQUE.  669 

maison j  ils  joignoient ,  dans  leurs  peintures, 
les  sigrnes  de  ces  nombres  aux  sig'nes  des  an- 
nées.  La  méthode  étoit  identique  avec  celle 
employée  pour  distinguer  les  cycles  ou  liga- 
tures.Comme  la  série  périodique  des  nombres 
n'avoit  que  treize  termes,  il  su ffisoit  d'ajouter 
aux  hiéroglyphes  les  ronds  qui  figurent  les 
imités. 

L'écrilure  symbolique  des  peuples  mexi- 
cains offroit  des  signes  simples  tant  pour 
vingt  que  pour  la  seconde  et  la  troisième 
puissance  du  même  nombre  qui  rappelle  celui 
des  doigts  de  la  main  et  du  pied.  Un  petit 
étendard ,  ou  pavillon  ,  représentoit  vingt 
unités  :  le  carré  de  vingt ,  ou  quatre  cents  , 
étoit  figuré  par  une  plume  ^  parce  que  des 
grains  d'or  renfermés  dans  le  tuyau  d'une 
plume  servoient  ,  dans  quelques  endroits , 
de  monnoie  ou  de  si^jne  d'échanofe.  La  figrure 
d'un  sac  indiquoit  le  cube  de  vingt,  ou  huit 
mille,  etportoit  le  nom  de  xiquipilli,  donné  de 
même  à  une  sorte  de  bourse  qui  renfermoit 
huit  raille  grains  de  cacao.  Un  étendard jàixy'x^Q 
par  deux  lignes  croisées  et  colorié  à  moitié , 
indiquoit  un  demi-vingt,  ou  dix.  Si  l'éten- 
dard étoit  colorié  à  trois  quarts,  il  désignoit 
I.  24 


.JJO  VUES  DES    COnillLLIiKES  , 

quinze  unités  ,  ou  trois  quarts  de  A'ingt. 
En  comptant ,  le  Mexicain  ne  nommoit  pas 
les  multiples  de  dix  que  les  Arabes  appellent 
Xiœudsj  mais  les  multiples  de  vingt.  Il  disoit  : 
un-vingt ,  cem-pohualli j  deux- vingls  ,  om- 
pohaalUj  trois-yingls  ,jeî-pohu a llij  et  quatre- 
vingts,  nahui-pohualli.  Cette  dernière  expres- 
sion est  identique  avec  celle  employée  en 
francois.  Il  est  presque  superflu  d'observer 
ici  que  les  Mexicains  ne  connoissoient  pas 
la  méthode  de  donner  aux  sig'nes  des  nombres 
des  valeurs  de  position  ^ ,  méthode  admirable , 
inventée  soit  par  les  Hindoux,  soit  par  les 
Tibétains  ""  ,  mais  également  ignorée  des 
Grecs  %  des  Romains,  et  des  peuples  civi- 
lisés de  l'Asie  occidentale.  Les  Mexicains  acco- 
loient  leurs  hiéroglyphes  des  nombres  à  peu 
près  comme  les  Romains  répétoient  les  lettres 
de  leur  alphabet ,  qui  leur  servoient  de  chiffres. 
On  ne  sauroit  être  surpris  de  voir  que  l'arilh- 
métique  mexicaine  ne  présente  pas  d'hiéro- 
glyphe simple  pour  des  centaines  au-dessus 

'   La  Place,  Expos..,   Tom.  II,  p.  276. 
'^  Georgii  Alpli.  Tibet.   G.  xxiii,  p.  657. 
'^  Delambise,   sur  les  fonds  et  les   analogues  des 
Grecs.  {^(Euvres  d'Anhimède ,  par  Peyrard.  p.  576.^ 


ET  MOXUMENS  DE  LAMÉfilQUE.  Sjj 

àe  quatre  cents,  lorsqu'on  se  rappelle  '  q„e 
les  Arabes,  jusqu'au  cinquième  siècle  de  l'hé- 
gire ,  connoissoient  tout  aussi  peu  des  signes 
pour  les  nombres  centenaires  au-dessus  de 
quatre  cenls,  et  que,  pour  écrire  neufcents 
ce  peuple,  justement  célèbre  dans  les  annales 
des  sciences,  étoit  obbo-e  de  placer  deux  fois 
ie  signe  de  quatre  cents  à  côté  du  signe  de  cent. 
Il  resuite  de  ce  que  nous  avons  exposé  sur 
la  manière  de  distinguer  entre  elles  les  h'^^a- 
turcs,  et  les  années  renfermées  dans  une  /L- 
ture,   qu'une    époque   étoit   déterminée   en 
nommant  à  la  fois  le  nombre  des  à'^atures  ou 
cjcles    et  deux  termes  qm  se  correspondent 
dans  les  deux   séries  périodiques  de  treize 
nombres  et  de  quatre  signes.  La  table  sui- 
vante offre  plusieurs  époques  remarquables  de 
1  histoire  mexicaine,  indiquées  d'après  l'ère 
des  Aztèques.  Il  faut  se  rappeler  que  ces 
peuples  ne  comptoient  le  nombre  de  leurs 
cjcles,  xuihmolpillis,  que  de  l'année  looi 
parce   q„e,   dans   leurs    annales,  ils  avoient 
etabh  un  nouvel  ordre  chronologique  depuis 

leur  sortie  d'Aztlan,  ou  depuis  le  commen- 
cement de  leurs  migrations  vers  le  sud. 

'  S VI.VESTKX  D£  Sac V,  Graium.  arab.,  iSio,  P.  ^,  p.  74. 

24*    ' 


072 


VUES    DES   CORDILLÈRES, 


Nahul  Xiulimolpilli ,  orne 
Calli(4.*Cycle,  2.  Mal- 
son.  ) 

Macuilli  Xiuhmolpilli ,  ce 
CallI(5."Cycle,  1.  Mai- 
son. ) 

Cbicuace  Xiuhmolp.,  cbi- 
cuaceTochtli(6.''Cycle, 
6.  Lapin.  ) 

Cliicome  Xiuhmolpilli , 
matlactli  omey  Toclitli 
(  y.^Cycle,  i3.  Lapin.) 

Chicuei  Xiiihmolpilli ,  ce 
Acatl  (8."  Cycle,  1.  Can- 
ne.)  

Chicuei  Xiuhmolpilli ,  ome 
Tecpatl  (8."  Cycle,  2.  Si- 
lex.)  

Chicuei  Xiuhmolpilli ,  jei 
Calli  (8.* Cycle,  3.  Mai- 
son.)  


i325.  Fondation  de 
Ténochlillati. 

iSSg.  Avènement  au 
trône  du  roi  Huit- 
zilihuitl. 

i44n.  Grande  inon- 
dation de  la  ville 
de  Mexico. 

1492.  Arrivée  de  Colon 
aux  Isles  Antilles. 

1619.  Entrée  de  Cor- 
tez  à  Ténochtitlan. 

i520.  Mort  de  Mon- 
tezuma. 

i52i.  Prise  et  des- 
truction de  Ténoch- 
titlan. 


ET   MONUMENS   DE   l'aMÉRIQUE.  ^y5 

Le  même  artifice  de  la  concordance  de 
deux  séries  périodiques  étoit  employé  pour 
distinguer  les  jours  d'une  même  année.  Il 
paroît  qu'originairement ,  chez  les  peuples 
mexicains  comme  chez  les  Persans,  chaque 
jour  du  mois  avoit  un  nom  et  un  signe  parti- 
culier :  ces  vingt  signes  rappellent  les  jogas 
que  ,  dans  l'almanach  astrologique  des  Hin- 
doux ,  l'on  trouve  ajoutés  aux  vingt-huit  jours 
des  mois  lunaires.  Dans  le  Metztlapohualli , 
ou  compte  de  la  lime  des  Aztèques,  on  les 
distribua  parmi  les  petits  cycles  des  demi- 
lunaisons;  de  sorte  qu'une  série  périodique 
de  treize  termes,  qui  tous  étoient  des  chiffres, 
correspondoit  à  une  série  périodique  de  vingt 
termes ,  qui  ne  renfermoit  que  des  signes 
hiéroglyphiques.  C'est  dans  cette  série  des 
jours  que  l'on  retrouve  les  quatre  grands 
signes,  lapin  j  canne  j  silex  et  maison  j  par 
lesquels,  comme  nous  venons  de  le  voir  plus 
haut ,  on  désig-noit  les  années  d'un  même 
cycle  ;  seize  autres  signes  d'un  ordre  inférieur 
étoient  répartis  de  manière  qu'en  nombre  égal 
de  quatre  ils  séparoient  les  grands  signes  les 
uns  des  autres. 

En  se  rappelant  que  chaque  mois  mexicain 


0-4  VL'ES  DES  co:;nrLLf:nES  , 

étoit  divisé  en  quatre  petites  périodes  de  cinq 
jours ,  on  conçoit  qu'originairement  les  hiéro- 
glyphes lapin  y  canne  j  silex  et  maison,  indi- 
quoient  le  commencement  de  ces  petites 
périodes  dans  les  années  dont  le  premier  jour 
portoit  un  des  quatre  signes  nommés.  En 
effet,  lorsque  le  premier  du  mois  Titill  a  le 
signe  calliy  le  six  de  tous  les  mois  suivans  sera 
tochtU ,  le  onze  sera  acatl ,  et  le  seize  tecpatl  : 
chaque  mois  commencera  pour  ainsi  dire  par 
un  dimanche,  et  ces  dimanches  tomberont 
pendant  toute  l'année  sur  les  mêmes  jours  des 
mois.  Les  Mexicains  mettoient  un  intérêt 
particulier  aux  événemens  arrivés  un  des 
quatre  jours  qui  avoient  les  hiéroglyphes 
du  cycle  des  années.  Nous  retrouvons  les 
traces  de  cette  superstition  chez  les  Persans' 
qui,  pour  donner  un  signe  [harlainan)  à 
chaque  jour  du  mois,  ajoutoient  aux  douze 
esprits  célestes  préposés  aux  mois  dix- huit 
ministres  d'un  ordre  inférieur.  Les  Mexicains 
regardoient  comme  heureux  le  jour  qui  por- 
toit le  sienne  de  l'année  :  les  Persans  '  dislin- 

'  L  ANGLES,  sur  le  Calendrier  persan,  daasCuABDiN, 
Voyage  à  Ispahan ,  Tom.  II,  p.  265. 


ET   MONUMENS  Dt  L  AMÉRIQUE.  O'D 

guoient  les  jours  présidés  par  le  même  ange 
qui  gouverne  le  mois  entier. 

Gomme  la  plupart  de^  peintures  hiérogly- 
phiques représentées  sur  les  Planches  qui 
accompagnent  cet  ouvrage ,  ont  rapport  aux 
sacrifices  qui  doivent  être  faits  dans  chaque 
période  de  treize  jours,  on  y  trouve  répétées 
plusieurs  fois  les  figures  des  vingt  signes  des 
jours.  Je  ne  citerai  ici  que  les  Planches  xm  , 
XXIII  et  XXVII.  Voici  les  noms  de  ces  signes  : 

Calli,  maison. 

Cuetzpalin  j  lézard. 

Cohuatl  j  couleuvre.  Ce  mot  se  retrouve 
dans  Cihuacohuatl  '  femme  au  ser- 
pent, l'Eve  des  Mexicains. 

Miquiztli J  mort ,  tête  de  mort, 

Mazatl ,  chevreuil  ou  cerf. 

TocHTLi ,  lapin. 

Atlj  eau. 

Itzcuintli y  chien. 

OzomatU ,  sing-e. 

Malinalli J  herbe. 

AcATL  ,  canne. 

Ocelotl y  tigre,  jaguar. 

'  Voyez  plus  haut,  p.  235. 


576  VUIZS  DES  CORDILLÈRES, 

QuauhtU ,  aigle. 

Cozcaquaululi ,  roi  des  vautours. 

Ollin ,  mouvement  annuel  du  soleil. 

Tecpatl  ,  silex. 

Qiiialiuitl ,  pluie. 

Xochitl  y  fleur. 

CipactU y  animal  marin  :  Teocipaclli , 
dieu-poisson ,  est  un  des  noms  que  les 
Mexicains  donnoient  à  Coxcox ,  qui  est 
le  Noé  des  peuples  de  race  sémitique. 

Ehecatl  j  Yent. 

Les  nombres  treize  et  vingt  n'ajant  pas 
de  facteurs  communs  dans  l'almanach  des 
demi- lunaisons,  les  deux  séries  périodiques 
ne  peuvent  correspondre  deux  fois  aux  mêmes 
termes  qu'après  i5  x  20,  ou  deux  cent 
soixante  jours.  Dans  une  année  dont  le  pre- 
mier jour  a  le  signe  cipactli ,  aucune  demi' 
lunaison  ne  commence  avec  le  signe  cipactli ^ 
dans  les  treize  premiers  mois  ;  mais  ,  depuis 
le  raoïspachtli,  les  mêmes  signes  reviennent 
avec  les  mêmes  chiffres.  Pour  éviter  cette  cause 
d'erreur,  les  Mexicains,  fidèles  à  leur  prin- 
cipe de  ne  pas  nommer  le  nombre  des  petites 
périodes  de  treize  jours,  ont  eu  de  nouveau 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  O77 

recours  à  l'artifice  des  séries  périodiques.  Ils 
ont  formé  une  troisième  série  de  neuf  signes, 
appelés  les  seigneurs  ou  maîtres  de  la  nuits 
savoir  : 

Xiuhteucli    Tletl,  feu,    ou    maître   de 

l'année. 
Tecpatl y  silex. 
Xochitl j  Heur. 
Cmtcotly  déesse  du  maïs. 
Miquiztli y  mort. 
Atl  j  eau. 

Tlazolteotl y  déesse  de  l'amour. 
Tepejollotli,  esprit  qui  habite  l'intérieur 

des  montagnes. 
Quiahuitt  j  pluie. 

On  peut  être  étonné  de  trouver  une  série 
de  neuf  termes  dans  un  calendrier  qui  ne  fait 
usage  que  des  nombres  cinq,  treize,  dix- 
huit,  vingt  et  cinquante-deux  j  on  pourroit 
même  être  tenté  de  chercher  quelque  ana- 
logie entre  les  neuf  seigneurs  de  la  nuit  des 
Mexicains,  et  les  neufs  signes  astrologiques 
de  plusieurs  peuples  de  l'Asie,  qui  joignent 
aux  sept  planètes  visibles  deux  dragons  invi- 
sibles auxquels  ils  attribuent  les  échpses  :  mais 


OyO  TUnS  DES  COllDILLKRES, 

ce  n'est  sans  doute  que  la  facilite  avec  laquelle 
les  neuf  seigneurs  de  la  nuit  se  répartissent 
quarante  fois  en  trois  cent  soixante  jours, 
qui  a  fait  donner  la  préférence  au  nombre 
neuf. 

Les  cinq  jours  complémentaires,  appelés 
par  les  Persans  \o\\vs  furlifs  j  ou  pendjéhi- 
doazdideh ,  portent,  chez  les  Mexicains,  le 
nom  de  nemontemi  ou  vides ,  parce  qu'on  ne 
leur  ajoute  pas  de  ces  termes  de  la  troisième 
série  que  les  auteurs  indiens  regardent  comme 
les  compagnons  des  signes  des  jours.  11  faut 
observer,  et  cette  circonstance  peut  devenir 
embarrassante  dans  la  chronologie  aztèque, 
que  cinq  de  ces  cowyf7â'^'«o«5  portent  le  même 
nom  que  les  hiéroglyphes  du  jour  :  mais, 
d'après  les  rêveries  des  astrologues  améri- 
cains,  les  esprits  qui  appartiennent  à  la  série 
des  neufs  signes,  gouvernent  la  nuit,  tandis 
que  les  vingt  autres  signes  gouvernent  le  jour. 
Les  Hindoux  connoissent  aussi  des  génies 
(  caranas)  _,  préposés  à  un  demi-jour  (ti'thi) 
lunaire. 

Gomme  il  y  a  vingt  signes  du  jour,  et  neuf 
compagnons  ou  seigueurs  de  la  nuit  y  le  même 
compagnon  doit  correspondre,  tous  les  9x20 


ET    AlOiSCMEJNS    D£    L  AMÉRIQUK.  O79 

OU  cent  quatre-vingts  jours,  aux  mêmes  hic- 
rogljphcs;  mais  il  est  impossible  que,  clans 
la  même  année  de  trois  cent  soixante -ciiiq 
jours,  le  même  terme  des  trois  séries,  savoir 
le  nombre  j  le  si^ne  du  jour,  et  le  compagnon 
ou  esprit  nocturne,  puissent  coïncider  plus 
d'une  fois.  Dans  une  année  qui  commence  par 
Cipuctli  , 

Le  11  Janvier  sera    3  Galli,  xochitl. 
Le  lo  Juillet  i  Calli ,  xochitl. 

Le    2  Février         12  Cohualt,  tlazolleolt. 
Le    i."Août  loCobuatl,  tlazolteotl. 

Le    8  Mai  5  Xochitl ,  xochitl. 

Le    4  Novembre      1  Xochitl ,  xochitl. 

L'emploi  de  la  troisième  série  périodique  , 
au  moyen  de  laquelle  on  distingue  deux  jours 
qui  ont  le  même  nombre  et  le  même  hiéro- 
glyphe, par  exemple  1  CipactU,  correspon- 
dant au  9  janvier  et  au  :6  septembre,  a  été 
ignoré  de  la  plupart  des  historiens  espagnols  : 
c'est  M.  Gama  qui  l'a  fait  connoître  le  pre- 
mier, d'après  les  manuscrits  mexicains  de 
l'indien  Christoval  del  Gastillo.  Pour  désigner 
un  jour,   selon  la  méthode  compliquée  deâ 


5So  VUES    DES    CORDILLERES, 

Mexicains,  nous  dirions  un  quatre  d'un  mois, 
qui  est  à  la  fois  un  mercredi  du  calendrier 
grëg-orien  et  un  qidntidi  du  calendrier  répu- 
blicain. Cette  expression  indiquer  oit  la  coïn- 
cidence de  certains  ternies  de  trois  séries 
périodiques;  savoir,  des  trente  ou  trente-un 
jours  du  mois,  des  sept  jours  de  la  semaine, 
et  des  dix  jours  de  la  décade.  Pour  lever 
entièrement  les  doutes  qui  pourroient  rester 
sur  le  sjstème  chronologique  des  Mexicains , 
nous  ajouterons  ici  un  tableau  qui  réunit  les 
divisions  des  calendriers  rituel  et  civil,  et 
leur  correspondance  avec  le  calendrier  gré- 
gorien. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE. 


58i 


METZLAPOHUALLI, 

CALENDRIER  RITUEL  ET  ASTROLOGIQUE. 


SERIES  PERIODIQUES 


SERIE 

DES    JO     SIGNES 
DES    JOURS. 


SERIE 

DES  g  SEIGNECRS 
DE  LA  NUIT. 


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Itzcuintli  .... 
Ozomalli  .  . .. 

Maliiialli 

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Ocelotl 

Quauhtii  . . . . 
Cozcaquauhtli 

Ullin 

Tecpalt 

Quiahaitl. . . . 

Xochitl 

Cipaclli 

Ehecall 

Calli 

Quetzpalin. . . 

Cohaatl 

Miquiztli . . . . 

Mazatl 

Tuchtli 

Atl 

Ftzcuinili  .  . . . 
Ozomatli  .  .  .  . 


Tletl 

Tecpatl.  . . 
Xochitl.  .  . 
(Jiiiteoll.  .  . 
Miquizili.  . 

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Tlazolteotl 
Tepeyoîlolli 
Quiahuitl.. 

Tletl 

Tecpull  .  . . 
Xochitl. . . 
Ciiileoil.  .  . 


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Tlazolteotl 
Tepeyollotl 
Quiahuitl  . 

Tletl 

Tecpall. . . 
Xochitl . .  . 
Cinteotl.  . . 
Miquiztli.. 

Ail 

Tlazolteotl 
Tepejollotli 


Quiahuitl 
Tletl.... 
Tecpatl.  . 
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3i. 


532  VUJZS    DES    C()UUlLLi;riJiS, 

Il  seroil  inulilc  d'étendre  ce  tableau  au- 
delà  des  premiers  trente-un  jours  de  l'année 
mexicaine;  mais  nous  rappellerons  ici  que  les 
Indiens  de  Chiapa ,  rpii  emplo voient  les 
moines  divisions  du  temps  cl  le  niènie  artifice 
des  séries  périodiques ,  donnoient,  "aux  hiéro- 
glyphes des  jours  renfermés  dans  un  mois, 
les  noms  de  vingt  guerriers  illustres  qui,  dans 
les  temps  les  plus  reculés,  avoient  conduit 
les  premiers  colons  dans  les  montagnes  de 
Teoclilapan.  Parmi  ces  signes  des  \oMx%{kâr- 
kunâii  des  Persans),  les  Chiapanois  distin- 
guoient,  de  même  que  les  Aztèques,  quatre 
grands  et  seize  petits  signes.  Les  premiers 
commençoient  les  périodes  de  cinq  jours  ; 
mais  aux  noms  de  maison,  lapin ,  canne  et 
silex  (calli,  tochtli,  acall  ettecpatl),  les  Chia- 
panois avoient  substitué  ceux  de  Votan ,  Lam- 
bat  y  Been  et  China  x ,  quatre  chefs  célèbres 
dans  leurs  annales  historiques. 

Nous  avons  déjà  fixé  plus  haut  l'attention 
de  nos  lecteurs  sur  ce  Votan  ou  Wodan, 
Américain  qui  paroît  de  la  même  famille  avec 
les  Wods  ou  Odins  des  Golhs  et  des  peuples 
d'origine  celtique.  Comme  d'après  les  savantes 
recherches  de  sir  William  Jones,  Odin   et 


ET  MONUMENS  DE   t/amÉRTOUE.  385 

Boudha  sont  probablement  une  môme  per- 
sonne '  j  il  est  curieux  de  voir  les  noms  de 
Boud-var j  TVodans-dag  (Wednes-daj)  et 
/^o^rt/z^ désigner,  dans  l'Inde,  en  Scandinavie 
et  au  Mexique,  le  jour  d'une  petite  période. 
Selon  les  traditions  antiques  recueillies  par 
levéque  François  NuFiez  de  la  Vega  ,  «  le 
Wodan  des  Chiapanois  étoit  petit-fils  de  cet 
illustre  vieillard  qui,  lors  de  la  grande  inon- 
dation dans  laquelle  périt  la  majeure  partie 
du  genre  humain  ,  fut  sauvé  dans  un  radeau, 
lui  et  sa  famille.  »  Wodan  coopéra  à  la  con- 
struction du  grand  édifice  que  les  hommes 
entreprirent  pour  atteindre  les  cieux  :  l'exé- 
cution de  ce  projet  téméraire  fut  interrompue  ; 
chaque  famille  reçut  dès-lors  une  langue  dif- 
férente, et  le  grand  esprit  Tl^o// ordonna  à 
Wodan  d'aller  peupler  le  pays  d'Anahuac. 
Cette  tradition  américaine  rappelle  le  Menou 
des  Hindoux  ,  le  Noé  des  Hébreux,  et  la 
dispersion  des  Couschites  de  Singar.  En  la 
comparant  soit  aux  traditions  hébraïques  et 
indiennes  conservées  dans  la  Genèse  et  dans 
deux  pouranas  sacrés  %   soit   à  la  fable  de 

'  Kech.  Asiat.,  Vol.  I,  p.  5ii  j  Vol.  II,  p.  343. 
'-  L.  c.  Vol.  \\l,  p..48(i. 


084  VUES  DKS   COr.DlLLHAlîS, 

Xelhua  le  Gholulnin  %  et  à  d'autres  faits  cités 
dans  le  cours  de  cet  ouvrage ,  il  est  impossible 
de  ne  pas  être  frappé  de  l'analogie  cpii  existe 
entre  les  souvenirs  antiques  des  peuples  de 
l'Asie  et  de  ceux  du  nouveau  continent. 

Nous  prouverons  ici,  comme  nous  l'avons 
avancé  plus  haut,  que  cette  analogie  se  ma- 
nifeste surtout  dans  la   division  du    temps, 
dans  l'emploi  des  séries  périodiques,  et  dans 
la  méthode    ingénieuse,  quoique  embarras- 
sante et  compliquée,  de  désigner  un  jour  ou 
une  année,   non   par  des  chiffres,  mais  par 
des  signes  astrologiques.  Les  Toltèqnes,  les 
Aztèques,  les  Chiapanois  et  d'autres  peuples 
de  race  mexicaine,  comptoient  d'après  des 
cycles  de  cinquante -deux  ans,   divisés  en. 
quatre  périodes  de  treize  ans;  les  Chinois  ,  les 
Japon nois,  les  Calmouks,  les  Moghols,  les 
Mantchoux  et  d'autres  hordes  tarlares,  ont 
des  cycles   de  soixante  ans  divisés  en  cinq 
petites  périodes  de  douze  ans.  Les  peuples 
de  l'Asie,  comme  ceux  de  l'Amérique,  ont  des 
noms  particuliers  pour  les  années  renfermées 
dans  un  cycle  :  on  dit  encore  à  Lassa  et  à 

*  Voyez  plus  haut,  p.  ii5. 


ET  MONUMENS  DE  l'amÉRIQUE.  oS;'^ 

Nangasacki,  comme  jadis  à  Mexico,  que  tel 
ou  tel  événement  a  eu  lieu  l'année  du  lapin  ^ 
du  tigre  ou  du  chien.  Aucun  de  ces  peuples 
n'a  autant  de  noms  qu'il  j  a  d'années  dans 
le  cycle  :  tous  doivent ,  par  conséquent  , 
recourir  à  l'artifice  de  la  correspondance  des 
séries  périodiques.  Chez  les  Mexicains ,  ces 
séries  sont  de  treize  nombres  et  de  quatre 
signes  hiéroglyphiques;  chez  les  peuples  de 
l'Asie ,  que  nous  venons  de  nommer,  les  séries 
ne  renferment  pas  de  chiffres;  elles  sont  for- 
mées tant  par  des  signes  qui  correspondent 
aux  douze  constellations  du  zodiaque ,  cjue 
par  les  noms  des  élémens  qui  présentent  dix 
termes,  parce  que  chaque  élément  est  con- 
sidéré comme  mâle  ou  femelle.  L'esprit  de 
ces  méthodes  est  le  mêtne  dans  la  chrono- 
logie des  peuples  américains  et  dans  celle 
des  peuples  asiatiques  :  en  jetant  les  yeux  sur 
le  tableau  des  années  que  nous  avons  tracé 
plus  haut  ' ,  on  voit  que  l'avantage  de  la  sim- 
plicité est  même  du  coté  des  Mexicains.  Le 
Japonnois,  pour  désigner  l'époque  à  laquelle 
un  Daïri  est  monté  sur  le  trône,  ne  dit  pas 

'  Voyez  p.  372. 

I.  2  5 


586  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

que  c'étoit  dans  Tannée  ouma  (  cheval  )  ,  de 
la  seconde  période  de  douze  ans;  il  appelle 
la  dix-neuvième  année  du  cycle  l'année  eau 
mâle  j  cheval j  placée  entre  les  années  eau 
femelle  j  brebis  ^  et  métal  femelle ,  serpent. 
Pour  se  faire  une  idée  nette  de  ces  séries 
périodiques  du  calendrier  japonnois,  il  faut 
se  rappeler  que  ce  peuple ,  comme  les  Tibé- 
tains, compte  cinq  élén.ens;  savoir:  le  bois 
(Iceno),  le  feu  {Jino) ,  la  terre  (isiils/to), 
le  métal  ou  plomb  i^kawio),  et  l'eau  (niàlsno). 
Chaque  élément  est  mâle  ou  femelle,  selon 
que  Ton  ajoute  les  sjUabesye  ou  tOj  distinction 
c[ui  étoit  aussi  en  usage  chez  les  Egyptiens'. 
Pour  distinguer  les  soixante  années  du  cycle, 
les  Japonnois  combinent  les  dix  élémens  ou 
principes  terrestres  avec  les  douze  signes  du 
zodiaque,  appelés  les  principes  célestes.  Nous 
ne  rapporterons  ici  que  les  deux  premières 
indictions  que  renferme  le  cycle  ""  japonnois. 

'   Seneca,  Qiia-st.  nat. ,  Lib.  III,  C.  xiv. 
^  K^MPFER,  Hist.  du  Japon,  1729,  Tom.  I,  p.  iSj, 
Tab.  XV. 


ET  MONUMENS    DE   l'aMÉRIQUE.  SSj 


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588  VUES  DES  CORDILLÈRES, 

Dans  le  calendrier  mexicain,  chacune  des 
quatre  indictions  de  treize  ans  commence 
avec  un  si^ne  diiTérent  ;  dans  le  calendrier 
japonnois,  chaque  période  de  douze  ans  est 
présidée  par  un  des  cinq  élémcns  mâles.  De 
même  que  chez  les  Mexicains,  le  qualriëme 
terme  de  la  série  des  nombres,  nahiii ,  ne 
peut  correspondre,  en  cinquante -deux  ans, 
qu'une  seule  fois  au  second  terme  de  la  série 
des  signes  ,  acnll j  chez  les  Japonnois  ,  dans 
un  cycle  de  soixante  ans,  un  des  cinq  éiémens 
mâles  ne  peut  se  trouver  placé  qu'une  seule 
fois  auprès  d'un  des  douze  signes  du  zodiaque. 
Le  tableau  suivant,  qui  renferme  quatorze 
années  mexicaines  et  japonnoises ,  servira  à 
mettre  dans  le  plus  grand  jour  l'analogie 
qu'offrent  les  calendriers  des  peuples  du  Me- 
xique et  de  l'Asie  orientale. 


ET  MONUMENS  DE    L  AMERTOUE. 


589 


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Ogo  TUES    DES    CORDILLÈRES, 

L'usage  des  séries  périodiques  se  retrouve 
aussi  en  Chine,  oîi  dix  cnn  combinés  avec 
douze  tcJii  scvxeiïi  à  désig'ner  les  jours  ou  les 
années  des  périodes  de  soixante  jours  ou  de 
soixante  années'.  Chez  les  Japonfiois,  les 
Chinois  et  les  peuples  du  Mexique ,  les  séries 
périodiques  ne  peuvent  servir  qu'à  caracté- 
riser cinquante -deux  ou  soixante  ans.  Les 
Tibétains,  au  contraire,  ont  tellement  com- 
pliqué l'artifice  des  séries  ,  qu'ils  ont  des 
noms  pour  cent  quatre-vingt-douze  et  même 
pour  deux  cent  cinquante-deux  ans.  En  dé- 
signant, par  exemple,  i'époque  mémorable 
à  laquelle  le  grand  lliama  Kan-ka-gnimbo 
réunit,  avec  le  consentement  de  l'empereur 
de  la  Chine,  les  pouvoirs  ecclésiastique  et 
séculier  %  Ihabitant  de  Lhassa  cite  Tannée 
feu  mâle,  oiseau  [we  pn  ci'rt)  ,  du  quator- 
zième cycle  écoulé  depuis  le  déluge.  Il  compte 
quinze  élémens;  savoir  :  cinq  du  genre  mas- 
culin, cinq  du  genre  féminin  ,  et  cinq  neutres. 
En  condjinant  ces  quinze  élémens  avec  les 
douze  signes  du  zodiaque,  et  en  ne  nommant 

'   Observ.   astr.   du   P.  Souciet  ,    puLliées  par    le 
P.  Gaubii,,  Tom.  l,  }p.  'j6;  ïom.  II,  f.  lyS. 
'■"  GroRGi,  Jlph.  Tibet.,  p.  5 16. 


ET  MONUMENS  DE  L  AMÉRIQUE.  Ogi 

les  premières  douze  années  du  cycle  que 
d'après  les  signes  célestes,  sans  ajouter  aucun 
élément,  il  obtient  des  dénominations  pour 
i2Xi5  +  i2=  cent  quatre-vingt-douze 
années.  En  ajoutant  enfin  soixante  années  dési- 
gnées par  la  combinaison  de  dix  élémens  mâles 
et  femelles  avec  douze  signes  du  zodiaque,  il 
trouvesongrandcyclededeuxcentcinquanle- 

deuxans.  Soient  a^  ù,  c les  signes  du 

zodiaque,  x,  (3,  "y...  les  élémens  neutres, 
0c\  I3',y' . . .  les  élémens  mâles,  etx^%  ^^,  -y'^  . . 
les  élémens  femelles,  ou  aura  :  i.°  pour  les 
premiers  douze  ans,  a  ,h ,  c  ,d.  ,  .j  i.'^  pour 
les  années  1 3 — j2  ,  x  a^x  l?,  x  c....-,  [3  ce,  ^b, 
(S  c.  .  .j  y  a,  -y  ùy  y  c. . .  .j  3.^  pour  Ics  an- 
nées jo —  iù2  ,  x  a  y  ce'  b  y  ce  C...J  ^  a  j  (3'  if...J 
4.*^  pour  les  années  i32  —  192  ,  «/'  a,  u"  b , 
a"  c.  .  .;  5^"  a,  ^''  b,  ^''  c.  .  .j  5.°  pour  les 
années  igS —  202,  oc'  a,  cc'^  b,  /S'  c,  ^"  d, 
y  e,  y"  fj  S^'  g,  S''  h,  î  i,  t"  h  j  cl  l,  oc"  m, 
(3'  a  y  (3"  a,  y  b' ,  9.'^  b.  .  .  .  Les  Tzihi-chen , 
ou  calculateurs  publics  de  Lhassa' ,  allèguent, 
en  faveur  de  la  chronologie  tibétaine,  que, 
les  années  de  même  nom  ne  revenant  à  peu 

'  Georgi,  Alph,  Tibet.,  p.  469. 


092      VUES   DES  CORD.  ET  MON.   DE   L  AMÉfl. 

près  que  tous  les  deux  siècles,  la  dale  d'un 
événement  liistoiiquc  est  fixée,  lors  même 
que  le  cjcle  n'est  pas  indiqué.  L'incertitude 
est  plus  grande  chez  les  Japonnois  et. chez  les 
Mexicains ,  où  les  mêmes  noms  se  retrouvent 
tous  les  soixante  ou  cinquante-deux  ans.  On 
peut  être  surpris  que  les  Tibétains,  qui,  de- 
puis la  plus  haute  antiquité,  se  servent  des 
mêmes  chiflres  et  du  même  système  de  numé- 
ration que  lesHindoux,  n'aient  pas  abandonné 
la  méthode  compliquée  des  séries  périodiques. 
Cette  méthode  tire  son  origine  des  rêveries 
astrologiques  :  elle  n'auroit  dû  être  employée 
que  par  des  peuples  qui ,  comme  les  Aztèques 
et  les  Toltèques,  trouvoient  de  la  difficulté 
à  exprimer  des  nombres  très-considérables, 
et  dont  les  annales  éloient  écrites  en  carac- 
tères hiéroglyphiques. 

FIN    DU    PREMIER    VOLUME. 


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